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Livres
David Bissonnet – Professeur de Lettres
Quizz litt’
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Réponds aux questions et viens vérifier auprès de moi si tu as bon. Il y a une petite récompense à la clé pour les trois premiers… a. Dans l’histoire d’Internet b. Dans l’océan Indien c. Dans le champ de seigle
4) Où est Lol ?
©Folio
1) Divine et Notre-Dame sont… a. Place Jean-Paul II b. Place du Marché aux Fleurs c. Place Pigalle
2) Dans la serre, Renée pense à son… a. Silvère b. Hippolyte c. Lazare a. Elle écrit b. Elle mange c. Elle dort
3) Qu’est-ce que fait la Marquise à table ?
Avril 2023
©Folio a. Une aiguille b. Un ruban c. Un fil a. Car il n’y avait plus rien b. Car il n’y a plus rien c. Car il n’y aura plus rien a. TASSEE b. SERREE c. LASSEE
5) Qu’est-ce que tient dans sa main la Princesse avant de regarder le tableau ?
6) Pourquoi le poète ne doit-il pas regarder derrière ?

7) Quel est l’adjectif formé à partir de la dernière lettre du nom des auteurs dans l’ordre du questionnaire ?
Lou Vonnet – 2de4
Une phrase, un ouvrage

Top 10 non exhaustif des livres à bouquiner, au gré des envies
Nil, Lynne Matson : 365 jourspour s’échapper d’une île… Le compte à rebours a déjà commencé.
Chagrin d’école, Daniel Pennac : « Ce sera noté, m’sieur ? (Et comment !) »
La passeuse de mot, Jennifer & Alric Twice : Et si les mots avaient des pouvoirs ?
Tout le bleu du ciel, Mélissa Da Costa : Émile n’a plus beaucoup de temps à vivre. Il décide de finir sa vie avec une inconnue à bord d’un camping-car.
De pierres et d’os, Bérangère Cournut : Comment s’en sortir seule sur la banquise avec des chiens affamés ?
Nous les menteurs, E.Lockhart : « Je crois que c’est pour ça qu’ils sont revenus. J’avais besoin d’eux ».
La promesse de l’Aube, Romain Gary : C’est l’histoire d’un fils et de sa mère... En fait, c’est plus l’histoire d’une mère et de son fils.
Il est grand temps de rallumer les étoiles, Virginie Grimaldi : Et si un road trip entre filles résolvait tous les problèmes ?
La Montagne magique, Thomas Mann : Lorsque « le monde d’en haut » envoûte « la vie d’en bas ». Gone, Michael Grant : Des enfants de moins de 15 ans livrés à eux-mêmes… Que se passera-t-il quand leur anniversaire arrivera ?
©Folio
Chloé Guyennon-Farris – 2de1
La musique… des maths et rien de plus !

Pour les savants, une partition n’est pas seulement un langage dont l’interprète doit se saisir.
Elle s'oppose à la musique populaire. La « musique savante » ou « grande musique » est associée aux mathématiques dès l’Antiquité. Au Vie siècle avant notre ère, elle est même considérée par Pythagore, père de la théorie musicale, comme étant une science mathématique au même titre que l'arithmétique, l'astronomie et la géométrie. C'est à lui que l’on doit la compréhension des fréquences, c'est-à-dire des différentes hauteurs qui sont symbolisées par les notes de musique.
Contrairement à la littérature ou à la peinture, la musique peut se traduire en équations et en graphiques. En 480, Boèce, philosophe, politicien et musicien romain, écrit De Institutione Musica, un traité de musique dans lequel il compare la« musiquesavante »auxmathématiques,enappliquantdesgénéralitésarithméti- ques aux diverses parties de la gamme, en passant par des calculs de demi-tons. Un ouvrage parmi tant d’autres sur le sujet.
Parmi les théories les plus connues sur la musique, on trouve l’harmonie des sphères, d’origine pythagoricienne. Pline l’Ancien l’a utilisé dans son Histoire naturelle, Cicéron aussi dans son fameux Songe de Scipion
En bref, elle repose sur l’idée que les distances entre les planètes sont réparties selon des proportions musicales, les distances entre les planètes correspondant à des intervalles musicaux. Chez Boèce, par exemple, la Lune est représentée par la note Ré, Mercure Do, Saturne Mi… Aujourd’hui, la recherche a prouvé que les planètes émettent des vibrations, des sons Les Anciens avaient donc bien l’oreille musicale.
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Casse Ton Cliché
Philippe Leclerq – Tale4
« J’y étais » : Hiroshima, 6 août 1945
Les 6 août 1945, les Américains lançaient la première bombe nucléaire sur la ville japonaise d’Hiroshima, faisant entre 68 000 et 140 000 morts, selon les estimations. Des chiffres si connus, tellement entendus, qu’ils peinent à représenter l’horreur vécue par les « hibakusha », les victimes atomisées. En 2020, 136 682 personnes reconnues par ce statut étaient encore en vie. Mon grand-père, Fred Hasewaga, 93 ans, est l’un d’entre eux. Parce que le temps passe et que la mémoire s’efface, il nous raconte son histoire pour l’arracher à l’oubli.

CTC : As-tu compris ce qu’il se passait ?
Fred Hasegawa : Non. Je pensais que la réserve de gaz de la station avait explosé, et j’avais peur que les autresréserves,quiétaientunpeuplusloin,explosent, elles aussi, à cause de l’énorme chaleur.
A ce moment-là, je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une bombe américaine, et encore moins nucléaire rappelle plus son nom.
Pour être franc, je n’avais pas du tout le luxe ni l’intérêt de m’en préoccuper. J’étais complètement sonné. La station était partiellement détruite. A l’intérieur, énormémentdepersonnes étaientblessées, en train de mourir, à cause des débris de verre.
C’était le chaos complet. Les cris fusaient, les gens couraient ou, au contraire, restaient immobiles. Et moi, j’étais là.
CTC : Qu’est-ce qui fait que tu as survécu ?
Fred Hasegawa : Déjà, la station était protégée par une colline assez pentue qui a dévié le souffle de la bombe nucléaire. Si j’avais été plus proche, je serais mort, c’est certain. Je n’avais que 15 ans, j’étais tout seul et j’étais profondément terrifié. Je ne pouvais plusprendrededécisionrationnelle,alorsjesuisresté, sans doute à cause de tous ces cris.
Parpeur,jesuisallédansles toilettesdelastation.J’ai fermé la porte et j’ai ouvert à plein débit le robinet du lavabo. Je me suis mis en dessous, pour avoir un peu moins chaud et j’ai laissé l’eau couler sur moi. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi. Peut-être quatre ou six heures A ce moment-là, j’ai perdu la notion du temps J’avais simplement, profondément peur.
Quand je suis arrivé chez moi, la ville, qui était en périphérie d’Hiroshima, était intacte Ma famille était saine et sauve. Mon père était parti pécher ce matinlà. Les rescapés étaient pour la plupart déjà arrivés. J’ai aidé comme j’ai pu les gens, dont certains étaient intégralement brûlés, même les cheveux. Des respirations difficiles et lentes, des visages gonflés, des amputés C’était comme une vision de l’enfer. Moi, j’ai seulement perdu mes sourcils.
CTC : As-tu eu la haine contre les Américains ?
Fred Hasegawa : Je n’ai jamais pensé en ces termes. Notamment parce que je suis né à Maui, une île d’Hawaï donc je suis de nationalité américaine. Avec ma famille, nous sommes arrivés au Japon quand j’avais trois ans. Et quand la guerre commence, nous sommes des êtres humains, puis des animaux. Nous nous battons les uns contre les autres, puis nous essayions de sauver notre peau. Pas de colère ni de rancœur.
Fred Hasewaga, le jour où il a été reconnu « hibakusha »

CTC : Comment as-tu vécu la guerre ?
Fred Hasegawa : En1945, j’avais 15ans. Je travaillais à Matsuda Factories. C’était une usine de voitures qui avait été transformée en usine de production, pour participer à l’effort de guerre. Je fabriquais des pistons pour les moteurs d’avions. J’assemblais aussi certaines pièces de fusils. Avec mes amis, je travaillais tous les jours pendant neuf heures. En temps normal, j’aurais dû être à l’école. Mais c’était la guerre et nous devions tous travailler à l’usine, à tour de rôle. La moitié de la classe étudiait pendant un temps, puis on échangeait avec l’autre moitié.
J’avaisaussiunautretravailquiétaitd’aiderlesadultes à raser des maisons pour empêcher un potentiel feu de se propager. Nos maisons étaient principalement faites de bois et de papier, qui brûlent très bien. Comme les Américains utilisaient des bombes incendiaires, cela causait beaucoup de dégâts. Finalement, nos efforts auront été vains, face à la bombe atomique.
J’allais aussi parfois récupérer du métal qui traînait çà et là parmi les décombres des maisons brûlées. Nous les fondions ensuite pour faire des munitions. Ça me faisait sortir un peu de l’usine. A l’époque, nous n’avions pas grand-chose à manger. Le Japon était très pauvre.
CTC : Que s’est-il passé lorsque la bombe a explosé ?
Fred Hasegawa : Le matin du 6 août, je suis allé tôt à l’usine, comme d’habitude Là, les dirigeants nous disent de rentrer chez nous car ils leur manquent certaines grosses pièces. Je suis donc retourné à la station de train pour rentrer chez moi. Elle se trouvait en bordure d’Hiroshima, à 2km de là où la bombe a explosé. Tout était tranquille, tout allait bien. Et puis, d’un coup, un sifflement très court, et une lumière très très forte (Il mime le ciel qui s’illumine avec ses mains grandes ouvertes).
La puissance de l’onde de choc était tellement violente qu’elle m’a fait décoller du sol et m’a propulsé contre un mur. J’avais beaucoup de difficulté à respirer, mes oreilles me faisaient excessivement mal. (Les problèmes d’audition sont une de ses séquelles, ndlr).
J’étais éraflé de partout. J’ai ressenti une chaleur immense, intenable.
Aujourd’hui, je pense que le fait de n’avoir subi presqu’aucune radiation est lié à ce lavabo de la station de train. Il y avait aussi beaucoup de vent, ce qui a quasiment dissipé le gaz radioactif. Quand je suis sorti, il n’y avait pas trop de risques. Ceux qui étaient vraiment en danger étaient ceux qui ne s’étaient pas protégés comme moi du gaz radioactif. Moi, je l’ai fait par hasard.
Du stress post-traumatique au traumatisme générationnel
Au cours de cette enquête, j’ai interrogé ma mère pour avoir plus de précisions sur les souvenirs, quelquefois flous, de mon grand-père. Nous en sommes venus à évoquer l’odeur des cadavres calcinés. Ma mère m’a expliqué que l’une des rares fois où elle a vu son père dans une colère noire, c’était lorsque sa mère a brulé du poulet en préparant le repas Mon grand-père a alors commencé à crier sur toute sa famille et est parti en claquant violemment la porte Il est allé voir son frère, qui avait vécu Hiroshima avec lui. Il est revenu un peu plus tard, il s’est excusé mais le poulet a été définitivement banni de la maison.
Par effet de domino, ma mère aussi ne peut pas supporter cette odeur, qu’elle a associé à celle de corps calcinés.
L’odeur, un symptôme d’intrusion de l’état de stress post-traumatique (ESPT)
Dôme de Genbaku, mémorial de la Paix à Hiroshima
CTC : Qu’as-tu fait ensuite ?
Fred Hasegawa : Après m’être un peu calmé, j’ai décidé de rentrer à la maison, située à 22 km, parce que je ne voulais pas inquiéter mes parents encore plus J’ai marché le long des rails du chemin de fer du côté bordé de pierres. C’était le seul endroit où il n’y avait pas de flammes. Je passais devant les maisons soufflées et brûlées par l’explosion. Le néant, voilà ce que je voyais. Une fine pluie noire me tombait dessus. La ville entière était recouverte par cette espèce de douche de cendres humaines. A ce moment-là, j’étais juste… perdu, hébété. L’odeur des cadavres brulés étaient trop pour moi. Je m’arrêtais souvent pour vomir.Encoreaujourd’hui,jenesupporteplusl’odeur du grillé.

A un moment, je suis passé à côté de mon école, qui était très proche de l’épicentre, à environ 600 mètres Je n’ai pas pu aller plus loin, il n’y avait que des flammes pures. Je suis allé voir ce qui restait de l’école. Mon meilleur ami était en sang, allongé sur le sol, brûlé sur une grande partie de son corps. Je l’ai mis sur mon dos, en allant le plus vite possible pour lui faire recevoir des soins en urgence, à l’hôpital de la Croix-Rouge, mais il était déjà mort. Je ne me
Selon le dossier consacré aux symptômes du stress posttraumatique(SPT),disponiblesurlesiteduministèredes Armées, les odeurs font partie des symptômes, dits d’intrusion. Les souvenirs olfactifs, auditifs ou encore sensitifs associés à l’événement traumatique peuvent « envahir » la personne qui présente un ESPT. « De manière générale, ces intrusions provoquent une profonde détresse et, parfois, d’autres émotions telles que le chagrin, la culpabilité, la peur ou la colère, peuton lire. Les souvenirs et les rappels de l’événement traumatique sont très désagréables et engendrent généralement une détresse immense. C’est pourquoi les sujets ont tendance à éviter les situations qui éveillent le souvenir du traumatisme ».
Le traumatisme générationnel
Cette notion de psychogénéalogie a été introduite dans les années 1970 par Anne Ancelin Schützenberger, psychologue, psychothérapeute et universitaire française. Elle se fonde sur l’idée que les individus peuvent souffrir de blessures familiales antérieures, souvent passées sous silence Un héritage familial lourd à porter. Il peut s’agir d’une guerre, d’une migration, d’un accident, d’un crime, etc.
Lorsquelatransmissiondestraumasseréaliseentredeux générations qui cohabitent, on parle d’intergénérationnel. On le distingue du transgénérationnel qui fait état d’une transmission entre deux générations éloignées, qui ne se connaissent pas.
Artus Huet – Tale2
Nostalgie, quand tu nous tiens…
Mal du pays, regret mélancolique, désir insatisfait… La nostalgie est véritablement le mal du siècle. Oui, mais lequel ? Pierre Soubiale, professeur de philosophie et Louis Georges, professeur d’histoire-géographie à l’EIB nous éclairent sur la question. Entretien croisé.
Casse Ton Cliché (CTC) : Etymologiquement, la nostalgie signifie la douleur du retour. Comment la considérer sous un jour philosophique et historique ?
Pierre Soubiale : Partons d’une définition simple : la nostalgie appartient au genre du souvenir. Pour autant, tout souvenir n’est pas nostalgique. Ce qui caractérise le souvenir nostalgique, c’est une douleur, un regret et cette idée selon laquelle on ne peutpas revivreun passémais seulementle faire revivre par le biais de la mémoire Cela implique l’idée d’une perte.
Louis Georges : Il est intéressant de voir qu’il y a une vraie évolution conceptuelle du terme, raconté par le psychiatre et psychanalyste André Bolzinger dans son ouvrage Une Histoire de la nostalgie, publié en 2007 Historiquement,leterme« nostalgie »estrécent.Iln’existepasdanslevocabulaire antique et ne fait pas partie des notions hippocratiques de l’antiquité. En effet, ce mot date de l’époque moderne. Il décrit d’abord une notion médicale et classificatoire dans l'organisation des troubles des humeurs et des théories des humeurs. La nostalgie est surtout une sous-section de la mélancolie qui, elle, est une notion antique.
Pierre Soubiale parlait de perte dans un sens temporel. Or, au sens médical du XVIIesiècle,lanostalgieest unepertespatiale.C’estunmaldupaysetdelapatrie, en anglais homesickness. Il sert d’abord à désigner le « mal suisse ». L’expression fait référence aux gardes du Vatican qui venaient de Suisse et devaient vivre toute leur vie à Rome, induisant pour eux une perte de l’origine.
La nostalgie se fonde en effet sur cette vieille idée de l’origo (origine en latin), c'est-à-dire le fait de définir l’identité d’un individu par son lieu d’origine Idée qui a totalement disparu à l’époque contemporaine. Jusqu’au XVIIIe siècle, on est d’abord défini par là d’où l’on vient.
La nostalgie, c’est donc l'aspect identitaire d’être déraciné et l’idée de ne pas pouvoir faire retour vers la patrie d’origine
Pierre Soubiale : Si je peux me permettre une incise, je dirais que l’on ne peut pas revivre le passé mais simplement le faire ressusciter dans la mémoire. Donc, il semble qu’il y ait une différence avec l’espace car ici le retour est possible. Dans l'espace, je peux aller d’un point A à un point B puis du point B revenir au point A, comme le cas typique d’Ulysse revenant à Ithaque.
Dans l’espace, le changement n’est pas définitif De ce point de vue-là, l’espace serait moins ce à travers quoi ont lieu les changements que ce qui nous permet de nous opposer aux changements eux-mêmes
Je rebondis sur ce que disait Louis Georges… En fait, il n'y a jamais vraiment de retour à l’état initial puisque le lieu auquel je reviens n'est plus le même. Moimême, j’ai changé. Ainsi, il n’y a jamais de retour initial car le temps fait que les changements sont tous un peu irréversibles, même dans l'espace
C’est pourquoi le retour peut être vécu comme une déception et donne une impression d’inachevé. En effet, là où le retour neutralise l'aller dans l’espace, il le prolonge dans le temps.

Moi cela me fait penser aux amants qui veulent revivre leur histoire d’amour. On dit souvent que c’est du réchauffé. Or il faut se méfier parce qu’on ne revit jamais la même histoire. Nous ne sommes plus les mêmes, il y a une histoire à réinventer. Il y a toujours quelque chose d’inachevé dans le retour, car le temps fait que les changements deviennent toujours irréversibles.
Louis Georges : L’exemple des deux amants m’évoque le livre de l’écrivain et philosophe danois Søren Kierkegaard, La Reprise, publié en 1843, qui essaie de penserlanostalgiecommeunmoteurdelarelationamoureuse.Est-cequelareprise d’une relation estl’espoir d’un retour vers l’amour premier, idéalisé ou simplement la répétition d’unéchec ?Pour Kierkegaard,lanostalgie amoureuse esttrompeuse : elle applique à l’être aimée un sublime qui relève pour lui de la foi. Au final, c’est une vision assez pessimiste de l’amour terrestre, faillible et fini : l’histoire d’amour est un aller sans retour.
Du point de vue de l’histoire conceptuelle, il est intéressant de voir que, dans la notion historique de nostalgie du XVIIe siècle, le mal est précisément de penser qu’il n’y a pas de retour possible. Le sentiment de fatalité désigne un état psychologique : le fait d’être affligé par l’idée d’un retour impossible vers le pays d’origine.
CTC : Comment la nostalgie évolue-t-elle par rapport au(x) temps ?
Pierre Soubiale : Le sentiment nostalgique, cette idéalisation du passé, allant aussi avec une forme de révolte contre le présent, est très liée à la modernité. Le propre de cette dernière est un peu son auto-détestation.
Typiquement, le romantisme désigne cette nostalgie répandue dans plein de domaines : politique, littéraire, artistique… C’est une révolte contre la modernité mais plus précisément contre la modernité capitaliste. C’est ce que Max Weber appelait « un désenchantement du monde ». La quantification du monde, la mécanisation du monde, le fait d’avoir un autre regard sur la nature qui n’est plus la nature aristotélicienne, animé, vitaliste, est vu et vécu comme un désenchantement
Le romantisme est aussi une réaction contre la dissolution du lien social, l’atomisation de la société que l’on retrouve en 1857 dans le poème de Charles Baudelaire, La Cloche fêlée, dans lequel le poète déplore cette absence de collectivité et de communication.
La modernité engendre une perte qui n’est pas remplacée. C’est la disparition d’un monde et il y a une révolte qui se met très rapidement en place dans ce « siècle du spleen » Par conséquent, le sentiment nostalgique va valoriser un passé idéalisé. Au XIXe siècle, le philosophe allemand Adam Müller, précurseur du romantisme en économie, fait par exemple une apologie de la propriété féodale.
De ce point de vue-là, je pense que notre époque est très romantique et très nostalgique. Ce désir de retour à la nature me paraît être un des avatars les plus contemporains et les plus marquants de la nostalgie.
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Casse Ton Cliché
Louis Georges : La nostalgie rompt le lien des sociétés à leur propre temps. S’il faut parler de l’évolution du terme, au XIXe siècle, siècle des révolutions, il y a un retournement total de la temporalité, auparavant stable et cyclique. Le passé des populations n’inspire plus la compréhension du futur. C’est ce que les sociologues désignent sous le terme d’expérience et d’horizon d’attente.
« Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », célèbre citation d’Alexis de Tocqueville, éclaire également bien ce fait.
Cette notion de régime d’historicité, désignant la relation d’une société particulière avec son temps, a été inventée par l’historien allemand moderniste et contemporanéiste Reinhart Koselleck.
La distinction entre le passé et le futur est, à mon sens, la condition de l’émergence de la nostalgie au sens temporel A partir du moment où le passé est loin, on peut commencer à le regretter Il n’est plus présent du tout, il est devenu inatteignable.
Il me semble que le romantisme, c’est l’expression de ce fantasme d’un passé idéalisé et construit ; un passé imaginé parce que, justement, on ne l’a plus sous les yeux
CTC : Qu’en est-il de l’ailleurs ? La nostalgie se ressent-elle partout pareil ?
Louis Georges : Au Japon, par exemple, la vision du passé et du patrimoine est très différente. On peut même se demander si la notion de nostalgie s’y applique vraiment parce que le passé a toujours une forte présence
Si vous regardez les monuments japonais, les temples en particulier, leur construction en bois fait qu’ils ne sont pas pérennes. Or le fait de les reconstruire n’enlève rien à leur authenticité, à leur historicité. Par exemple, le sanctuaire impérial d’Ise-Jingu est reconstruit tous les 20 ans. Dans le cadre conceptuel, le bâtiment est toujours le même depuis des siècles. Le passé reste ici vivant. Il est actualisé à travers des rituels.
La nostalgie est-elle une notion qui peut être sortie de l'Europe ? Je ne sais pas, car la notion fait référence à une coupure, une distinction du passé et du présent, qui procède d’une histoire et d’un cadre européen.
Pierre Soubiale : Essayons de psychologiser la notion. Si la nostalgie est le sentiment de la perte et de la dépossession, inscrite de manière inconsciente chez tout individu, elle peut être liée à la recherche du bonheur. La nostalgie serait alors un état de plénitude que l’on aurait tous déjà connu dans notre histoire individuelle etqui,finalement,auraitlaisséunemarquequel’onchercheraitàrestaurer,envain C'estun thème propre à la psychanalyse, faisantappelà cesentimentd’unité connu durant l’enfance. On retrouve cette idée-là dans le livre du psychologue et psychanalyste autrichien Otto Rank, disciple de Sigmund Freud, Traumatisme de la naissance (1928). L’auteur défend que le traumatisme de la naissance est celui delaperted’unpremierobjet,lamère, « la maison-mère », quiàsontourfaitnaître l’angoisse.
Y a-t-il une nostalgie structurante chez l’être humain ? Je ne sais pas, car le sentiment nostalgique est conscient. Il y a une aspiration à retrouver un état perdu. De plus, en psychanalyse, guérir, c’est renoncer à la douleur de la perte, l’accepter et avec elle, accepter l’impossibilité du retour
Louis Georges : Cela pose en tout cas une question conceptuelle : la nostalgie estelle un trouble, une anomalie ou est-elle une composante d’un fonctionnement « normal » ?
CTC : La nostalgie est-elle forcément une idéalisation du passé ?
Louis Georges : La nostalgie n’est pas forcément une langueur. Elle peut être un moteur d’action. Pour l’architecte Eugène Viollet-le-Duc, la nostalgie revêt une dimension créatrice. Dans la philosophie du patrimoine, restaurer un bâtiment, ce n’est pas le restaurer comme il était dans le passé mais comme il aurait dû être dans le passé.
De même, pour l’historien Jules Michelet, « aller aux archives, c’est aller au tombeau pour faire renaître les morts ». Avoir mal à son passé permet de le faire revivre mais pour lui redonner une actualité.
Pierre Soubiale : Peut-on faire complètementabstraction de ses intérêts du présent quand on se rapporte au passé ? Cela rejoint une question plus générale : Ne peuton qu’être heureux au passé, là où il est plus dur de l’être au présent ? Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer soutient que l’on prend conscience de la valeur des choses par l’expérience de leur perte. Là, il peut y avoir un risque d’idéalisation du passé
CTC : Peut-on être à la fois nostalgique et ancré dans le présent ?
Louis Georges : Depuis le début du XXe siècle, il est acté pour les historiens que l’intérêt de l'étude du passé se fait en rapport avec le présent. Le passé n’existe que par rapport au présent.
D'autre part, il me semble que, derrière la notion de nostalgie, il y a un aspect mythologique. La nostalgie créée forcément son propre mythe. De l’émotion nostalgique découle la création d’un discours sur le passé qui n’a rien à voir avec le passé lui-même. Nous ne sommes pas nostalgiques du passé mais plutôt de notre idée du passé.
Pierre Soubiale : Cela revient aux différentes définitions du mot histoire.
Louis Georges : Oui. Koselleck construit la distinction entre les sens de l’histoire, il distingue en allemand les mots Historie (récit de l’histoire) et Geschichte (étude de l’histoire). La nostalgie ne se nourrit-elle que de l'aspect récit, en laissant complètement de côté la dimension étude du passé, très formelle et très codifiée ? C’est peut-être en tous cas les restes du besoin de la présence d’un récit historique, social, politique ou individuel.
CTC : La nostalgie peut-elle être instrumentalisée ?
Pierre Soubiale : La nostalgie est par exemple une composante assumée du roman national, narration romancée qu'une nation offre de sa propre histoire et qui participe à l'identité nationale
Louis Georges : Dans le roman national, l’idée est alors supérieure aux faits. La nostalgie revêt ici une dimension très politique.
Pierre Soubiale : Par exemple, dans son manuel pour les écoliers Français, qui a servi pendant plus de 50 ans dans les écoles entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, l’historien Ernest Lavisse commence ainsi : « Tu dois aimer la France car la Nature l’a faite belle et l’Histoire l’a faite grande ».
Cela en dit long sur la volonté d’inculquer le sentiment patriotique aux jeunes Français, au détriment de la véracité historique.
Louis Georges : Pour tenter de comprendre la résurgence du populisme en Occident, des historiens* travaillent aujourd’hui sur ce que l’on appelle « la maladie du récit », à savoir les discours politiques alimentés par une certaine histoire des pays. La nostalgie du passé devient alors une valeur refuge exploitée par certains dirigeants. Ces derniers, comme Donald Trump, vantent la restauration d’un passé révolu, et peu importe s’il était moins glorieux qu’ils veulent bien le dire. Quand la nostalgie est collective, elle peut devenir une arme très efficace pour conquérir le pouvoir ou le conserver.
* Nostalgie, histoire d’une émotion mortelle, Thomas W. Dodman, Editions du Seuil, 2022.
« Saudade » du Portugal, un sentiment intraduisible

Emblème de l’âme portugaise, le mot « saudade » a probablement comme origine le substantif latin solitate, impliquant dès l’origine la notion de ‘seul’.
Intraduisible en français, la « saudade » est une émotion très profonde, complexe où se mêlent mélancolie, nostalgie et espoir. Comme un mot qui vous échappe jusqu’à ce que le sentiment vous trouve.
Une certaine relation au temps est également en jeu. Selon l’écrivain portugais contemporain Eduardo Lourenço, la « saudade » est une manière « d’être présent dans le passé, ou d’être passé dans le présent ».
Dans son article « L’intraduisible en question : l’étude de la saudade » (2006), Adelino Braz parle, quant à lui, d’une « tension entre contraires ». « Enigmatique, elle participe à la fois de la mélancolie en ce qu’elle se réfère à un passé révolu, et de la nostalgie dans la mesure où elle rappelle ce passé, à travers un lieu et un contexte déterminés, prolongeant un moment passé dans le temps jusqu’à le faire advenir présent. La saudade devient alors ce sentiment qui, de façon paradoxale, fait demeurer ce qui n’est plus, pour mieux faire retour vers l’éternité », précise-t-il
Dans son ouvrage Idées reçues sur le Portugal (2007), Pierre Léglise-Costa ajoute à sa définition de la « saudade » « une pulsion créatrice ».
« Bonheur hors du monde » pour le grand poète portugais du XVIe siècle Luís de Camões, la « saudade » est, selon l’écrivain mythique du XXe siècle Fernando Pessoa, « la poésie du fado » Colonne vertébrale de cette musique traditionnelle signifiant « destin », plus spécifiquement du mélancolique fado vadio de Lisbonne - qui diffère du fado, plus joyeux, de Coimbra - la « saudade » est un des thèmes de prédilection des fadistes, ces hommes et femmes chantant leur Moi, accompagnés à la guitare portugaise.
Laissons donc le mot de la fin à la célèbre chanteuse Amália Rodrigues, qui décrivait comme une « épine amère et douce » la délicate complexité de la « saudade », et l’heureuse tristesse d’en être piquer…
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