ART
MUSIQUE ET CULTURE POP



“ Donnez-nous du bonheur, donnez-nous aussi de l’esprit Ajoutez-y du cœur, et puis un zeste de génie Aussi fort que la joie, aussi beau que la vie, Donnez-nous des chansons, inventez des folies ! “
Michel Legrand, Jacques Demy - De Hambourg à Rochefort (1967)
Il y a cette phrase de Jacques Demy qui tourne souvent dans ma tête : « Je voudrais qu’on accepte cette légèreté mais qu’on ne la prenne pas à la légère. »1
PRENDRE LA LÉGÈRETÉ À LA LÉGÈRE
Les chansons sous leur légèreté apparente cachent un potentiel énorme. Les chansons rassemblent, rapprochent, façonnent une mémoire collective. Les chansons font des ponts entre l’intime et le collectif. Les chansons viennent toucher les émotions, le corps, les corps. Les chansons sont poétiques, politiques. Les chansons impactent nos vies et donc par conséquent l’art si l’on envisage celui-ci comme une prolongation de cette dernière. « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » comme le dit la célèbre phrase de Robert Filliou, mais on pourrait aussi dire pour la détourner : les chansons c’est ce qui rend la vie plus intéressante que les chansons. La vie on la chante, surtout chez Jacques Demy.
J’ai une légère obsession pour les comédies musicales (je dis bien légère ! ). Tout a commencé avec West Side Story2, montré trop tôt je pense par ma maman, traumatisme de mon enfance, Tony, Maria, Un couteau, Souvenir des chaudes larmes sur mes joues encore bien présent. Puis, il y a eu la découverte des films de Demy plus tard. D’autres larmes, beaucoup sous la neige à la station service dans Les Parapluies de Cherbourg3, Les demoiselles de Rochefort 4et ces phrases que je connais par coeur :
« Tiens on a découpé une femme en morceau rue de la bienséance à deux pas du château. » 5
« Évitons les amours aux lentes agonies
Et disons gentiment, toi et moi, c’est fini » 6
1 Archive de Jacques Demy dans l’émission « Cinéma vérité », 1967
2 Robert Wise, Jerome Robbins, West Side Story, 152 min, 1961
3 Jacques Demy, Les parapluies de Cherbourg, 91 min, 1964
4
Jacques Demy, Les Demoiselles de Rochefort, 120 min, 1967
5 Michel Legrand, Jacques Demy, La femme coupée en morceaux (1967) tirée de la bande original du film Les Demoiselles de Rochefort
6 Michel Legrand, Jacques Demy, De Delphine à Lancien, (1967) irée de la bande original du film Les Demoiselles de Rochefort
Parfois je me dis que j’aimerais bien vivre dans un film de Demy, porter des robes colorées dans des appartements au papier peints fleuris, sortir acheter mon pain en chantant (quoique l’on risque de me regarder bizarrement) ; un monde où tout se règle en chanson, on chante sur le meurtre commis à l’angle de la rue, on chante les ruptures amoureuses. La parole devient musique. La vie est une chanson chez Demy. Si je devais performer ce texte je le chanterai sûrement (même si je n’ai pas eu le courage de l’écrire en alexandrins comme dans Les Demoiselles de Rochefort). J’espère que chez-vous aussi la lecture vous donnera une irrépressible envie de chanter.

J’ai choisi comme point de départ les films de Jacques Demy d’un côté, de par mon attachement personnel à ces œuvres, mais aussi car ils peuvent fonctionner comme une sorte de décodeur, regroupant certaines des idées que je vais présenter par la suite. Dans les films de Jacques Demy il y a aussi un certain amour du quotidien, du banal, du populaire : un garage, des marins, une galette des rois, des repas, et Catherine Deneuve qui dit : « Quant à moi aujourd’hui je me sens quotidienne. » 7
En choisissant des personnages de classe moyenne et ouvrière (garagistes, commerçants, forains, marins) et en décentrant son intrigue de la capitale parisienne (Cherbourg pour Les Parapluies de Cherbourg, Nantes pour Lola8, Rochefort pour Les Demoiselles de Rochefort) Jacques Demy renforce la dimension populaire de son oeuvre, qui pouvait parfois être absente de certains autres films de la Nouvelle Vague, qui visait plus un public intellectuel parisien. Ses origines n’y étaient pas pour rien ; fils de garagiste et d’une mère coiffeuse. Ces choix renforcent le phénomène d’identification et cette idée d’accessibilité du rêve, un des fondements du mythe de la pop culture : tout le monde aurait sa chance c’est ce qu’explique Ugreši Dubravka dans son livre Karaoke culture : « sur le marché de la culture populaire chacun est le bienvenu, chacun a le droit à ses minutes de célébrité, et ces cinq minutes de célébrité sont une loterie ». 9 Chez Demy comme dans la pop culture de manière plus générale, se cache derrière le vernis coloré une recherche perpétuelle d’échapper à la pesanteur et à l’ennui du quotidien, qui passe notamment par la musique et la danse. On retrouve aussi dans ses films une certaine opposition entre basse et haute culture, entre une culture plus élitiste et savante et une culture populaire, ce qui vient soulever un certain rapport de classe. Un personnage travaillant au Garage dans Les Parapluies de Cherbourg chante :
«
J’aime pas l’opéra. Le ciné c’est mieux ».
7 Jacques Demy, Les Demoiselles de Rochefort, film, 120 mins, 1967
8 Jacques Demy, Lola, 90 mins, 1961
9 Ugrešić Dubravka. Karaoke culture. Auteur de vue. Paris: Galaade, 2012, page 64


En effet, Les parapluies de Cherbourg est un exemple frappant dans sa volonté de créer une comédie musicale ou plutôt, un opéra populaire. Accompagné par la musique jazzy de Michel Legrand, on chante pour se passer le sel. Dans Les demoiselles de Rochefort, c’est notamment le personnage Guillaume Lancien et sa galerie d’art qui incarne cette opposition, nous apparaissant comme ringard et désuet (jusqu’à dans son nom).
La dimension pop, on la retrouve bien sûr dans l’esthétique des films, une esthétique qu’on pourrait même qualifier de camp (nous reviendrons sur ce rapprochement entre le camp et le pop dans le prochain chapitre). Dans Peau d’âne10 que nous n’avons pas encore cité, on a un florilège de robes toutes plus extravagantes que les autres, des chevaux rouges et bleus, un hélicoptère pour le mariage, un trône orné d’un arc-en-ciel.
« Demy, plus que tout autre cinéaste de la Nouvelle Vague, a repoussé les limites du genre et de la sexualité, en mettant en scène le ‘mélodrame’ – voire la tragédie – de l’hétéronormativité. »11
Les demoiselles de Rochefort n’est pas en reste non plus, venant questionner les normes du genre : les demoiselles surjouent leur féminité, Maxence propose un modèle de masculinité sensible et poétique loin des clichés virilistes, et l’esthétique est toujours aussi Camp.
On peut dire que ses films font aujourd’hui parti de la pop culture comme on peut le voir dans le documentaire d’Agnès Varda Les demoiselles ont eu 25 ans où l’on découvre l’impact du film sur les habitant·e·s de Rochefort.
«
Nous sommes des sœurs jumelles
Nées sous le signe des gémeaux » 12
Qui n’a pas immédiatement l’air en tête lisant cette phrase ?
Les films de Demy continuent d’irriguer la pop culture comme dans le récent La La Land 13où l’influence du cinéma de Demy est clairement visible (je pense à ce plan séquence d’ouverture sur l’autoroute qui n’est pas sans nous rappeler la scène d’ouverture des Demoiselles de Rochefort). Cette idée de la réappropriation, de la reprise fait partie de l’ADN de la pop culture.
Photographies double page précédente : Jacques Demy, Les parapluies de Cherbourg, 91 min, 1964 et Jacques Demy, Les Demoiselles de Rochefort, 120 mins, 1967
Potographies double page suivante : Jacques Demy, Peau d’Ane, 89 mins, 1970 et Jacques Demy, Les Demoiselles de Rochefort, 120 min, 1967
10 Jacques Demy, Peau d’Ane, 89 min, 1970
11 Duggan Anne E. Enchantements désenchantés. Les contes queer de Jacques Demy. Rennes: PU Rennes, 2015.
12 Jacques Demy, Les Demoiselles de Rochefort, 120 min, 1967
13 Damien Chazelle, La La Land, 128 min, 2016
Cela fait plusieurs fois que j’emploie le terme de pop culture et, cela me paraît être le bon moment pour le développer un peu plus, puisque cela va être un élément central des réflexions qui vont suivre. On pourrait prendre pour point de départ cette phrase que l’on trouve lorsque l’on tape pop culture sur Wikipedia : « La culture populaire, parfois abrégée en “ pop culture ”, représente une forme de culture dont la principale caractéristique est d’être produite et appréciée par le plus grand nombre, à l’opposé d’une culture élitiste ou avant-gardiste qui ne toucherait qu’une partie aisée et/ ou instruite de la population »14. Il y aurait donc une volonté de rassembler et de toucher le plus grand nombre avec la pop culture comme l’explique Richard Mèmeteau en introduction de son livre Pop Culture : réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités : « Et c’est là que réside l’intérêt de la pop. Avant d’être un truc de jeune et sexy, un graphisme quadrichromique simplifié à l’extrême ou un genre musical qui présente une quantité anormalement élevée de clavecins, de sitars ou de synthétiseurs, la pop est une stratégie, un calcul alimenté par une seule obsession savoir ce que veulent les masses »15. Si l’on revient à la définition de Wikipedia, la pop vient aussi soulever un certain rapport de classe. Dans son livre Richard Mèmeteau évoque la définition en perpétuelle contradiction que le critique musical Nick Cohn fait de la pop :
« La pop est éternelle et mortelle.
La pop, ce sont des artistes et un système.
La pop, c’est mignon et c’est vulgaire.
C’est bruyant et c’est intello.
C’est superficiel comme des fringues et profond comme la mythologie.
C’est une copie de copie, mais c’est aussi une résurrection perpétuelle Si j’étais pragmatique, je devrais en déduire logiquement que la pop n’est qu’une chose: la possibilité d’embrasser toutes ces paires de contraires dans un discours, bien agiter, faire mousser le tout et s’en badigeonner le corps au moment d’écrire des critiques rock. » 16 14 https://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_populaire
15 Mèmeteau, Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 6



La musique est la pop culture sont un terrain de jeu pour les artistes et iels n’ont pas hésité à s’en emparer. Depuis Fluxus et la volonté de briser les frontières entre les disciplines, de rapprocher l’art de la vie, la musique entretient un lien étroit avec l’art (j’ai l’image forte en tête de ces pianos coupés lors du premier festival Fluxus en 1962). Ce lien ne cessera d’évoluer atteignant son apogée dans les années 60 avec le Pop Art.
Mais comment les artistes se sont emparés de ce matériau que représentent les chansons pour les transposer dans le champ de l’art ?
Quels sont les liens entre musique, art, et pop culture ? C’est ce à quoi on va tenter de répondre dans ce texte, à partir d’exemples musicaux et d’artistes contemporains qui se sont saisis de ces thématiques.



“ You can dance, you can jive Having the time of your life See that girl, watch that scene Dig in the Dancing Queen ” Dancing Queen - ABBA (1976)
Elton John et ses plumes sur la tête, le maquillage de David Bowie, les platform boots des stars Glam Rock, les pas de danse d’Elvis. Le rapport à la performance, au show, à la mise en scène fait partie intégrante de la musique. Il est toujours question d’image et d’attitude comme l’explique Richard Mèmeteau dans son livre Pop Culture qui va nous servir de base théorique et, dont je citerai plusieurs passages dans ce chapitre : « La pop, comme le rock, plus tard le glam, le punk ou encore le hip-hop, est une musique mais surtout une attitude. Et, une fois que vous avez inséré ce mantra dans le grand juke-box à idées, vous pouvez faire comprendre sans mal aux autres que, désormais, vous pourrez écouter de tout, n’importe quand, et très fort. Vous êtes libre. » 1 .
On joue la musique, mais on joue aussi avec les codes, avec la norme revendiquant une certaine liberté : cette idée que l’on peut être, ou plutôt performer qui l’on veut.
« Comme le rappelle l’oxford dictionnary, l’une des premières occurrences du mot “pop” a servi à qualifier une chanson entrainante et pétillante. Est “pop” ce qui pétille, ce qui surgit (to pop up) L’abréviation ou le parasitage de la culture qu’on reproche à la pop peuvent donc aussi être l’occasion d’une émergence de nouveaux publics, de nouvelles identités » 2
L’un des ingrédients essentiels à l’origine de ce pop-corn qu’est la pop culture, c’est la culture camp. Le camp défini par Susan Sontag3, c’est l’artifice, la mise à distance, l’idée que la vie est une représentation théâtrale, une performance. Le camp c’est l’exagération, l’artificialité et parfois la parodie. Le camp est indissociable de la communauté Queer, de la culture drag et de la scène ballroom qui a émergée dans les années 70 à Harlem. Les Balls étaient l’occasion de rassembler les membres de la communauté LGBTQIA+ afro et latino américaine. Différentes familles (houses) s’affrontent en compétition sur différentes catégories de drag, se travestissant et jouant avec codes sociaux et du genre, les reproduisant, les exagérant parfois, les parodiant. Mais derrière cette extravagance de la fête se cache une réalité beaucoup plus dure pour les membres de la communauté comme on peut le voir dans le film documentaire Paris is Burning4. Les balls sont éminemment politiques, les balls sont un moyen de survie. Richard Mèmeteau écrit dans son livre : « on peut se demander si ce qu’il propose n’est pas justement, une forme d’émancipation. Jouer aussi l’aristocratie du goût cultivé et la spontanéité joyeuse de la frivolité, c’est faire en sorte de s’extirper des déterminismes sociaux et ou de l’hégémonie de la culture bourgeoise. »5. Photographie page de droite : Jennie Livingston, Paris is Burning, 78 mins, 1991
1 Mèmeteau, Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 33
2 Ibid., page 12, Ici l’auteur fait référence à Jacques Barsamian et François Jouffra qui compare la pop à du pop-corn
3 Sontag, Susan. Notes on « Camp ». Penguin Modern 29. London, UK: Penguin Books, 2018.
4 Jennie Livingston, Paris is Burning, 78 mins, 1991
5 Ibid., page 59

Les balls sont une véritable culture à part entière avec son propre langage, sa propre danse le voguing, ses propres codes, son propre système d’organisation par maisons. Tout cela a irrigué et a été réappropriés par la pop culture : du voguing du clip Pose de Madonna (cela pose des questions de moralité, d’appropriation culturelle lorsque des personnes privilégiées s’emparent des codes des minorités pour capitaliser dessus, mais je ne crois pas que la pop se soucie de la morale), à Lady Gaga en passant par RuPaul’s Drag Race. Mais le camp, dès son origine est éminemment pop (dans le sens populaire, qui vient du peuple en tant que milieu social) alors, savoir si c’est le camp qui est pop ou la pop qui est camp est une question plutôt complexe. Richard Mèmeteau explique à partir des écrits de Susan Sontag : « Le pop comme le camp se nourrissent du kitsch, du démodé, et du décalage qu’impose le détachement de l’objet de son époque d’origine. Le camp invente le vintage vingt ans avant son époque d’origine. § 31 “Le temps libère l’œuvre d’art de ses conséquences morales et la livre à la sensibilité “camp”(...) ce qui fut banal peut, avec le temps, devenir fantastique.”. ».6 Le personnage de Maxence, le marin aux cheveux blond peroxydé des Demoiselles de Rochefort que j’ai cité en introduction, serait presque camp aujourd’hui, faisant immédiatement un écho anachronique au marin de la pub de Jean Paul Gaultier ou à ceux mis en scène dans les tableaux/photographies kitsch de Pierre et Gilles. Le lien avec la musique (puisque c’est ce qui nous intéresse) est présent chez Pierre et Gilles par le choix de leurs modèles composé de nombreuses pop stars de la musique (Madonna, Kylie Minogue, Stromae...). Ils font parfois poser leur modèles sous les traits d’icônes religieuses, historiques ou mythologiques (ce qui n’est pas sans nous rappeler les travestissements et la réappropriation des codes dans le drag).
En février dernier j’étais à Saint-Jacques de Compostelle et, en rentrant dans la cathédrale, j’ai été tout de suite frappé par la prolifération de dorure, la surcharge, les anges plus grands que nature un drapé doré laissant dévoiler leur torse. La première chose que je me suis dit c’est « Waouh c’est tellement camp ». La culture camp a réussi brillamment à se réapproprier les codes et à les détourner jusqu’à même nous en faire oublier l’origine première de l’objet, infusant notre imaginaire collectif. Cette surcharge visuelle et cette accumulation, on la retrouve dans les tableaux de Pierre et Gilles qui cultivent un certain goût du kitsch accumulant les couleurs, paillettes et autres artifices jusqu’à presque en faire mal aux yeux. J’ai une passion pour les objets kitsch que j’ai tendance à accumuler. Cela vient peut être de ma grand-mère, je me souviens de ses assiettes accrochées au mur, de ses vases trônant au-dessus du meuble de la cuisine dont celui avec des dauphins en guise d’anses, de sa collection de dés à coudre, de sa vitrine à bibelots, de ses coussins avec des photos de la famille imprimées dessus.
Photographie page de droite : PIERRE ET GILLES – Pierre Commoy (1950) et Gilles Blanchard (1953), Dans le port du Havre (Modèle : Frédéric Lenfant), 1998, photographie peinte – pièce unique, 101 x 124 cm. Collection particulière.
6 Ibid., page 55 citant Susan Sontag, « le style camp », l’Oeuvre parle, Oeuvre complètes V, traduit par Guy Dura,d, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 2010, p.449


Photographie page de gauche : Sainte Marie Mac Killop (Kylie Minogue) , Unique Hand-painted photograph 44 2/5 × 38 3/5 in 112.7 × 98 cm, 1995
Photographie page de droite :Pierre et Gilles, For Ever (Stromae), photographie imprimée par jet d’encre sur toile et peinte, avec cadre : 162 x 130 cm, 2014, collection privée

Le kitsch, c’est un certain amour du mauvais goût qui en deviendrait presque beau. Le kitsch c’est une certaine forme de liberté, de “je-m’en-foutisme”. Le kitsch c’est aussi le goût de l’accumulation, du trop, des choses qui débordent (à la manière des dorures de Saint-Jacques de Compostelle, de l’armoire à bibelots de ma grand-mère ou des toiles de Pierre et Gilles où même les cadres sont décorés de paillettes).
« Le pop comme le camp part de l’idée que ce n’est pas grave d’en faire des tonnes. § 26 “”Camp”, c’est un art qui se prend au sérieux, mais qui ne peut-être pris tout à fait au sérieux, car “il en fait trop” 7 »
Steven Cohen fait partie des artistes qui viennent explorer ce débordement empreint de culture camp. Paré de son tutu lustre, de ses talons hauts et de son plus beau maquillage, l’artiste se rend dands un camp de squatters en cours de démolition de Johannesburg. L’extravagance et la lumière de sa tenue vient côtoyer la misère et l’insalubrité de l’espace (cette confrontation n’est pas sans nous rappeler les balls dont j’ai parlé plus haut qui derrière leur flamboyance cachaient la dure réalité d’être queer et racisé dans les années 70/80). Avec cette performance il vient questionner la porosité de l’espace privé et public et ses limites : la performance quitte la scène pour se retrouver au milieu de la rue et des détritus : les choses débordent de l’espace.
Pour finir, dans son livre Pop Culture Richard Mèmeteau utilise un dernier point de rapprochement entre le pop et le camp avec l’idée du personnage : « Le pop comme le camp ne jure que par le personnage, ou maintenant celui des téléréalités. § 32 “Le camp”, c’est une glorification du personnage. 33: “Ce qui intéresse le goût “camp”, c’est la présence du personnage (...) ; en revanche, l’évolution du personnage le touche fort peu.” ». 8
Le (ou les) personnages de Leigh Bowery sont résolument pop et camp. L’artiste fait de l’art de se mettre en scène sa spécialité. Performeur, designer, chanteur, l’artiste inclassable d’origine Australienne, bouleversa la scène artistique londonienne des années 80. Il ne cesse de changer sa silhouette grâce à ses tenues colorées, extravagantes voire burlesques. Ses tenues, jouent avec la forme de son corps, la modifient, la contrarient, et ont un effet contraire presque libérateur, dans l’idée de retourner l’oppression des normes pesant sur les corps, la parodiant à l’extrême. Son corps c’est sa toile ; son apparence son œuvre. Il vient jouer avec les normes du beau, du laid, du bizarre: « Le sublime, à la différence du beau, est cette catégorie de l’esthétique qui supporte la laideur et le monstrueux, à en croire Edmund Burke. Et c’est ce même sublime recherché par la pop qui permet de recycler la bizarrerie et le sens du show de ces freaks. »9.
7 Ibid., page 54
8 Ibid., page 55
9 Ibid., page 34

Le monde de la nuit et les clubs dont le célèbre club Taboo qu’il crée, sont son terrain de jeu. Dans les années 90 il fonde le groupe Minty avec lequel il sortira un album. Leurs concerts sont de véritables performances artistiques. Un article du magazine Numéro cite : « Dans le très cultivé magazine d’art Frieze qui avait été créé quelques années plus tôt, Michael Bracewell écrivit à l’époque qu’avec Minty, Leigh Bowery “opposait un grand éclat de rire à l’art formel”. Il avait raison. En effet, rétrospectivement, difficile de regarder l’œuvre de Leigh Bowery sans y voir un affront suprême à toutes les disciplines qu’elle convoque – la musique, la mode, l’art. Un affront pratiqué en montrant simplement des versions extrêmes de celles-ci, affranchies de toutes convenances, horizon envié mais inaccessible pour ces disciplines travaillant à se transformer en industries. Un horizon fait de liberté totale, de créativité extraordinaire, débarrassée du souci de plaire, et même habitée d’une franche envie de déplaire. »10.
Le camp, le kitsch, le pop c’est peut-être ça, une certaine apparence de liberté décomplexée, de détournement des codes (mais on s’extirpant du canon, n’en recréons nous pas un nouveau ?).
Ce qui compte dans la pop c’est l’explosion, une certaine forme de spontanéité presque adolescente.
« AWOPBOPALOOBOP ALOPBAMBOOM »
hurle le chanteur de rock’n’roll des 50s Little Richard dans sa musique Tutti Frutti11. L’onomatopée donnera le titre à l’ouvrage du critique musical Nick Cohn dans lequel il écrivit cette phrase : « C’est comme le dire “prenez toute la pop music, mettez-la dans une cartouche, vissez le couvercle et tirez ”»12. Il y a une certaine urgence de vivre tant dans le cri de Little Richard, dans balls, que dans les silhouettes de Leigh Bowery
LA VIE EST UN JEU, LA VIE EST PERFORMANCE, LA VIE EST ART.
10 Eric Troncy, « Qui est Leigh Bowery, incarnation de l’extravagance ? », Numéro, 25 avril 2018, consulté le 18/04/2022
11 Little Richard, Tutti Frutti, 1955
12 Nick Cohn, Awopbopaloobop Alopbamboom, Allia, Paris, 1999, cité dans Mèmeteau, Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 23



1 expression empruntée à Pugnet, Natacha, éd. Les doubles je[ux] de l’artiste: identité, fiction et représentation de soi dans les pratiques contemporaines Aix-en-Provence: Publications Universitaires de Provence, 2012.


J’AURAIS VOULU ÊTRE UN ARTISTE : LE JE(UX) DE L’ARTISTE 1 , QUAND LA MISE EN SCÈNE DE SOI DEVIENT OEUVRE
“J’aurais voulu être un chanteur Pour pouvoir crier qui je suis J’aurais voulu être un auteur Pour pouvoir inventer ma vie J’aurais voulu être un acteur Pour tous les jours changer de peau”
Le Blues du businessman - Michel Berger et Luc Plamondon (1978)
VIVRE SA VIE COMME UNE OEUVRE D’ART : « LA LIBERTÉ DE LA MASCARADE »1
Au début du documentaire The legend of Leigh Bowery de Charles Atlas2, le designer Stewart Laing dit à propos de l’artiste : « Il vivait sa vie comme une œuvre d’art ».
RAPPROCHER LA VIE DE L’ART ET L’ART DE LA VIE ...
Un jour en cours d’art plastique au lycée mon prof nous a dit cette phrase de Robert Filliou « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » qui depuis est resté bloqué dans ma tête comme le refrain d’une vieille chanson d’ado qu’on connait par coeur.
Oscar Wilde écrit : « Life imitates Art far more than Art imitates Life »3 Faire de la vie art comme Leigh Bowery, EVA & ADELE l’on fait. Elles se sont rencontrées en 1989 et vivent ensemble depuis. Vêtues de manière identique, performant une hyper féminité trans Crane rasé Rouge à lèvre rouge Robe en vinyle rose bonbon Leur présence est leur œuvre, tant dans leur quotidien, lorsqu’elles vont faire leurs courses, que lorsqu’elles se montrent dans les musées et les galeries. « Where ever we are is museum” (Tout lieu où nous sommes est musée) répondirent EVA & ADELE très naturellement à un directeur de musée »4. Sortir l’art du musée c’est le rapprocher de la vie, le rendre donc plus accessible, plus populaire, ce qui fait partie de la définition même de la pop.
Photographie page de droite : EVA & ADELE, Polaroid Diary, 18.04.1991, Berlin, photographie polaroid, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
1 expression de Marcus Steinweg « Pour EVA & ADELE », dans You Are My Biggest Inspiration: EVA & ADELE, Garimorth Julia, Maike Fries, Marcus Steinweg, Musée d’art moderne de la ville de Paris, München: Hirmer Verlag GmbH, 2016.
2 Charles Atlas , The legend of Leigh Bowery, 1h23, 2002
3 Oscar Wilde, « The Dacay of Lying », in Intentions, 1891
4 Julia Garimorth, « EVA & ADELE sur la scène de la vie » dans You Are My Biggest Inspiration: EVA & ADELE, Garimorth Julia, Maike Fries, Marcus Steinweg, Musée d’art moderne de la ville de Paris, München: Hirmer Verlag GmbH, 2016, page 35

« La surface d’exposition sur laquelle se déploie leur œuvre est alors infinie »5 explique Julia Garimorth dans le catalogue d’exposition du musée d’art moderne de Paris consacré au duo d’artistes. Elles interrogent la question du “je”. Quel est ce “je(ux)” qu’elles performent, mais que nous performons toustes aussi ? Elles soulèvent un certain rapport entre l’intérieur et l’extérieur, l’intime et le public, entre le “je” et le monde : « le corps est le médiateur entre le “je” et le monde, il n’appartient ni à l’intérieur ni à l’extérieur ». 6 , écrit Natacha Pugner dans Les doubles je(ux) de l’artiste.
« Les deux artistes nous tendent un miroir à travers leur propre portrait »7, idée que l’on retrouve dans leur série d’autoportraits au polaroid (selfie avant l’heure, à l’aveugle). Dans son livre Pop Culture Richard Mèmeteau vient aussi utiliser l’objet du miroir pour parler de la pop, faisant référence à la pièce de Goethe, Faust (petit clin d’oeil à Oscar Wilde que j’ai cité plus haut et à son Portrait de Dorian Gray inspiré par le mythe de Faust). Dans le prologue de Faust, un directeur de théâtre commande à un poète, une pièce qui pourrait plaire à un large public. Son spectacle, c’est d’observer la foule : « il faut des moyens massifs pour s’adresser aux masses »8. Le personnage du bouffon lui conseille donc de leur montrer « une glace et non une peinture »9, pour qu’elles « viennent tous les soirs y mirer leur figure »10. Richard Mèmeteau commente: « L’art de masse a pour Goethe une dimension intrinsèquement réflexive, puisqu’il doit établir ce qu’est son public en même temps qu’il se produit. Ces masses inquiètes ne cherchent au fond qu’à découvrir leur propre visage. Et, parce qu’elles ne peuvent trouver aucune tradition commune ou aucun bon goût qui ferait force de loi, les masses ne peuvent que regarder en avant et rechercher constamment la nouveauté. Elles cherchent de nouvelles situations, de nouveaux costumes par lesquels elles pourraient s’apparenter à elles-mêmes. »11. Jouer avec le “ je ”, le costumer, c’est ce que font EVA & ADELE, venant par cela toucher aux questions d’identité(s). Le philosophe Marcus Steinweg vient rapprocher l’œuvre de ces dernières avec la philosophie d’Adorno et de Derida : « 35 Outre Adorno, Derrida également situe le nouveau sujet au-delà d’une identité et d’une substantialité stables.
36. On sait que sa libération de la prison de l’identité a fait naître une subjectivité précaire.
37. Le sujet d’après le sujet est un sujet changeant qui change d’identité, comme d’habits ou de masques.
38. S’il y a quelque chose qui lui appartienne vraiment, c’est bien l’absence d’essence.
39. Il oscille entre différents rôles et exigences.
40. En lieu et place de sujet naturel, c’est un sujet artificiel et même, jusqu’à un certain degré, auto-poiétique (qui s’engendre de lui-même)” (...)
5 Ibid.
6 Pugnet Natacha, Les doubles je[ux] de l’artiste: identité, fiction et représentation de soi dans les pratiques contemporaines. Aix-en-Provence: Publications Universitaires de Provence, 2012.
7 Julia Garimorth, « EVA & ADELE sur la scène de la vie » dans You Are My Biggest Inspiration: EVA & ADELE, Garimorth Julia, Maike Fries, Marcus Steinweg, Musée d’art moderne de la ville de Paris, München: Hirmer Verlag GmbH, 2016, page 35
8 Goethe, Faust, cité par Mèmeteau, Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 6
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Mèmeteau, Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 7
“50. Le sujet n’est jamais totalement en accord avec son moi.
51. C’est la marge de manoeuvre qui lui reste
52. L’espace aussi d’une certaine liberté, qui est la liberté de ne pas être lui-même.
53. C’est la liberté de la mascarade. »12
«
C’EST LA LIBERTÉ DE LA MASCARADE. »
cette phrase sonne résolument pop.
Le “je” est multiple, changeant, mutant, polymorphe, c’est pourquoi les artistes n’ont jamais cessé de jouer avec. Michel Foucault dans Une interview : sexe, pouvoir et la politique de l’identité déclare : « Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être plutôt des rapports de différenciation, de création, d’innovation. C’est très fastidieux d’être toujours le même »13. Dès Marcel Duchamp on retrouve l’idée du “je” multiple ou plutôt du double avec son personnage de Rrose Sélavy. Dans la pop culture et la musique la question est aussi cruciale puisque la figure de l’artiste possède une place centrale, et est indissociable de ces dynamiques. Comment séparer l’image de Freddie Mercury et de sa moustache, de la musique de Queen ? La question du double, du personnage est aussi présente, comme avec David Bowie et Ziggy Stardust14. La frontière entre soi et le personnage est mince, c’est tout le paradoxe du comédien·ne : « Comme le souligne Jacinto Lageira, “ on peut être soi-même tout en ne l’étant pas, se présenter comme un autre en demeurant ce que l’on est »15. On est un peu toustes comédien·ne dans cette histoire, rien qu’en envisageant la performativité du genre (pour reprendre les idées de la philosophe Judith Butler16). La vie est une performance, certain.e.s jouent juste leur rôle de manière plus extravagante comme David Bowie ou EVA & ADELE. La semaine dernière, je devais faire un concert et j’ai décidé de mettre mon pantalon à paillettes. En l’enfilant ma confiance a accru, comme une extension des paillettes d’excitation qui pétillaient dans ma tête, j’étais prête pour monter sur scène. J’ai toujours apporté une importance particulière à mes vêtements, mais les nombreux commentaires que l’on m’a souvent fait sur le côté superficiel de ces derniers m’ont toujours agacés. Moi, je trouve cela fascinant de pouvoir changer, transformer son apparence par quelques bouts de tissus.
Choisir d’être qui je veux. Construire ses tenus comme des personnages que je viens performer. Ma mère me dit souvent “tu te caches derrière tes vêtements”, mais c’est bien le contraire, je me libère. Puisque l’on performe sans cesse son identité, moi j’ai décidé de jouer le jeu jusqu’au bout de cette performance : « C’EST LA LIBERTÉ DE LA MASCARADE »
12 Marcus Steinweg « Pour EVA & ADELE », dans You Are My Biggest Inspiration: EVA & ADELE, Garimorth Julia, Maike Fries, Marcus Steinweg, Musée d’art moderne de la ville de Paris, München: Hirmer Verlag GmbH, 2016.
13 Michel Foucault «Une interview: sexe, pouvoir et la politique de l’identité», 1982-84, in: Dits et Écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994
14 cf. D.A. Pennebaker, Ziggy Stardust & The Spiders from Mars, film, 90min, 1973
15 Pugnet Natacha, Les doubles je[ux] de l’artiste: identité, fiction et représentation de soi dans les pratiques contemporaines. Aix-en-Provence: Publications Universitaires de Provence, 2012, page 5
16 cf Butler Judith Pamela, Éric Fassin, et Cynthia Kraus. Trouble dans le genre: le féminisme et la subversion de l’identité. La Découverte-poche. Paris: la Découverte, 2006.




“Il y a ceux qui veulent mourir un jour de pluie Et d’autres en plein soleil, Il y a ceux qui veulent mourir seuls dans un lit Tranquilles dans leur sommeil Moi je veux mourir sur scène devant les projecteurs Oui je veux mourir sur scène” Mourir sur scène - Dalida (1983)
PERFORMER LA SINCÉRITÉ
Une des premières chansons que j’ai chantée lorsque j’ai pris des cours de chant, c’était : Je suis malade17. Cette année, j’ai décidé de choisir comme cours aux beaux-arts celui animé par Antoinette Ohannessian et Benjamin Seror, intitulé : « ce que les chansons font ». Lors d’une après-midi de cours, nous avons passé une heure à regarder sur Youtube toutes les versions que nous pouvions trouver de Dalida performant Je suis malade. Il faut croire que Dalida me suit ! Il y a quelque chose d’extrêmement intéressant dans la manière dont Dalida construit et performe la sincérité. Tout est construit, répété comme une comédienne qui rejouerait sans cesse sa pièce Tous les soirs de concert, elle enfile sa robe à paillettes et répète la même chorégraphie
Photographies pages précédentes : EVA & ADELE, W ings I,II, III , installation de 3 vidéos, 1997-1998, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris EVA & ADELE, Hellas 7 , 1989/2001/2007, installation de 7 vidéos projetées simultanément, Nicole Gnesa Gallery, Munich. Man Ray, Marcel Duchamp en Rrose Sélavy , Négatif au gélatino bromure d’argent sur verre, 12 x 9 cm, 1921, Centre Pompidou Paris Masayoshi Sukita, David Bowie, He’d Blow Our Minds , photographie, (1973)
17 chanson de Serge Lama reprise et enregistrée par Dalida en 1973
Dalida c’est la construction des sentiments, le rapport entre sincérité et construction et, pour reprendre la phrase de mon professeur Benjamin : « chez Dalida la sincérité et une performance ». Ce cri de détresse extrêmement performé prend toute son ampleur quand on le met en lien avec le destin tragique de la chanteuse, qui souffrait de dépression et qui mourut, non pas sur scène (comme la chanson qu’elle chanta quelque années plus tard le professait), mais en mettant fin à ses jours.
Il n’y a pas que les icônes pop avec leur robe à paillettes qui décident de jouer avec la performance de la sincérité.
“J’aurais voulu être un artiste Humm Fa-la-li, fa-la-la Pour pouvoir dire pourquoi j’existe”
Le Blues du businessman - Michel Berger et Luc Plamondon (1978)
De 1995 à 2017, Yan Duyvendak réalise une série de vidéos : Keep it fun for yourself. Dans ses vidéos, comme celle intitulée « T’aurais voulu être un artiste », il reprend a capella des chansons qui parlent d’art/d’artistes venant part cela questionner avec ironie son statut, mais aussi l’idée même de performer. Le cadrage est serré sur son buste nu. Il pousse la performance de l’interprétation à l’extrême surjouant et exagérant ses expressions faciales donnant un rendu qui frôle le malaise ou l’hilarité. Comme Dalida il vient surjouer, surperformer de manière théâtrale une certaine forme de sincérité qui passant par le choix des chansons, vient toucher à son statut d’artiste. La différence c’est l’ironie employée ici,
Keep it fun for yourself
se moquer de soi-même mais le faire de la manière la plus sincère
Photographies doubles pages suivantes : Dalida, Je suis malade , live en Allemagne, 1981 Yan Duyvendak, Keep it fun for yourself , Michel Berger, T’aurais voulu être un artiste, vidéo, 3:50 min 1995


“Like to take the cement fix Be a standing cinema Dress my friends up just for show See them as they really are Put a peephole in my brain Two new pence to have a go Like to be a gallery Put you all inside my show”
Andy Warhol - David Bowie (1971)
ANDY WARHOL, SA PERRUQUE ET LE MIROIR
Le terme Persona est souvent utilisé par les drag queens/kings pour désigner leur personnage : « Le terme vient du latin per-sonare : “parler à travers “ et qualifie au théâtre le masque que l’on emprunte pour prendre la parole. »18. Dans son journal, Andy Warhol écrivit : « Suis allé chez Fiorucci pour signer Interview. (...) Quand je suis arrivé (...), c’était fou parce que c’était la Journée des sosies d’Andy Warhol. Il y avait cinq types dans la boutique avec des perruques et des lunettes à monture rose transparente et c’était amusant... »19. En effet, nombreux sont les sosies d’Andy Warhol et ce dernier n’hésite pas à les utiliser, comme avec Midgette qui, affublé de la célèbre perruque de l’artiste, parti faire des conférences à sa place dans plusieurs universités américaines. La perruque c’est le symbole du faux, du déguisement, du travestissement et, tout cela est extrêmement lié à la pop. Dans son livre Pop Culture Richard Mèmeteau évoque cette idée du faux déjà présent chez les stars du Rock’n roll : « les idoles sont aussi fausses (Bill Haley n’est pas à la hauteur de son public lors des concerts), travesties (Buddy Holly s’est fait refaire les dents), immorales (Chuck Berry et son goût des jeunes filles de seize ans, sans parler de Jerry Lee Lewis) ; tous sont opportunistes ou grotesques. »20. Après avoir gagné le Turner Price en 1996, l’artiste Douglas Gordon transmet une photo de lui affublé d’une perruque blonde, qu’il intitulera Selfportrait as Kurt Cobain, as Andy Warhol, as Myra Hindley, as Marilyn Monroe. Douglas Gordon utilise l’expression “well constructed personna” pour se désigner. Dans le chapitre « L’artiste en représentation, ou l’économie du double », du livre Les doubles je(ux) de l’artiste, Natacha Pugnet écrit à propos de la photo de Douglas Gordon: « Il ne s’agit donc pas seulement de “défaire la notion du moi unitaire” (Nancy Spector), mais de refuser le jeu de l’authenticité ou celui du stéréotype de l’artiste en héros-maudit, bref de décevoir les projections communes suscitées par la célébrité. Si l’identité se confond avec l’apparence, relevant d’une autopoiétique du simulacre, l’autoportrait de Gordon désigne une absence, et s’offre comme un réceptacle vide que seuls nos fantasmes sauraient combler » 21 .
18 Mèmeteau Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 79
19 AW, Journal, 8 décembre 1983, cité dans Warhol spirit, Guilbert Cécile. Paris: Grasset, 2008.
20 Mèmeteau Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 29
21 Pugnet Natacha, « L’artiste en représentation, ou l’économie du double », Les doubles je[ux] de l’artiste: identité, fiction et représentation de soi dans les pratiques contemporaines. Aix-en-Provence: Publications Universitaires de Provence, 2012, page 157

Mais revenons-en à Andy Warhol et à ses sosies où là aussi le “je” est multiple et se déguise comme chez Douglas Gordon. Andy Warhol se copie, se multiplie comme ses boîtes de Brillo. Son soi est lui-même objet de consommation de la société capitaliste.
« Andy Warhol est une pop star, et peut-être la seule star du pop art , parce qu’il a su parfaitement résoudre ce dilemme. Sur cette frontière entre le génie et le trivial. Warhol adopté une stratégie directement inspirée de son rapport à l’identité gay, et puisée aux racines de la culture camp.» 22 . Comme toute pop star en bonne et due forme, l’image d’Andy Warhol lui-même est aussi importante que son œuvre. Le photographe Nat Finkelstein dit à propos de lui :
« la plus grande œuvre d’art d’Andy Warhol fut Andy Warhol lui-même » 23
Mais le “je” chez Warhol est fuyant ; le “je” c’est aussi les autres.
« Warhol ne se sentait jamais davantage lui-même que quand autrui devenait apparemment son double.
Est-ce parce que ce dernier se réduisait à un masque ? à un ensemble codifié de tics et de posture ?
Et si la dépersonnalisation était la condition nécessaire de la démultiplication comme gain de la rançon de la perte ? Et si à se dépouiller de soi-même, on ne récoltait pas la faiblesse mais un surcroît de puissance ? »24 page 98
« Warhol qui ne cessa jamais dans toutes les facettes de son activité de déléguer son “soi” à d’autres - qu’ils aient été mécaniques (caméras, magnétophones) ou organiques (corps, voix) »25
“I’ll be your mirror Reflect what you are, in case you don’t know”26
chante Nico, icône phare de La Factory.
La Factory c’est les murs recouverts de papier argenté et les Velvet Underground qui jouent en fond. La factory c’est : « Un laboratoire de tout ce qui ne s’appelait pas encore le queer ? Un microcosme du chaos de l’Amérique ? une usine à cauchemars au sens anti Hollywood ? une secte “camp” ? une scène ? »27. La Factory c’est la scène, le théâtre ou chacun·e performe son image, Warhol en grand metteur en scène
Photographie page précédente : Douglas Gordon, Selfportrait as Kurt Cobain, as Andy Warhol, as Myra Hindley, as Marilyn Monroe, photographie, 1996
22 Mèmeteau Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 50
23 cité dans Guilbert Cécile, Warhol spirit, Paris: Grasset, 2008, page 164
24 Guilbert Cécile, Warhol spirit, Paris: Grasset, 2008, page 98
25 Ibid. page 97
26 The Velvet Underground and Nico, I’ll be your mirror, 1966
27 Guilbert Cécile, Warhol spirit, Paris: Grasset, 2008, page 109

La factory c’est l’endroit où les frontières entre les disciplines, entre la musique et l’art, entre l’espace de création et de monstration, entre l’intime et le public, se brouillent au milieu de la drogue et la guitare de Lou Reed.
Warhol voulait modifier le dernier sillon du disque de la chanson de Nico pour que tourne dans une boucle infinie la phrase “I’ll be your mirror”.
Andy Warhol nous tend un miroir, peut-être le même que dans Faust que nous évoquions plus tôt. Mais, à l’instar des murs recouverts de papier argenté de la Factory, l’image ne peut se refléter :
« je suis sûr qu’en regardant dans le miroir, je ne verrai rien » 28 déclara Warhol en interview. 28 cité dans Guilbert Cécile, Warhol spirit, Paris: Grasset, 2008, page 111






Photographies pages précédentes : Nico and Andy Warhol as Batman and Robin for Esquire Magazine, 1967 Hervé GLOAGUEN, Andy WARHOL, NY 1966 (With Nico, Gérard MALANGA, Paul MORISSEY on “Tiger Morse”), 1966, Galerie Arcturus Philippe Morillon, Andy Warhol aux trois miroirs , 1977 Billy Name, Andy Warhold Brillo silver Factory , 1964


La Goguette est une pratique festive qui née au XIXe siècle en France et en Belgique. Les gens se réunissaient sous la forme de société (comme des petits clubs) afin d’écouter et chanter des chansons. Dans le chapitre traitant de la Goguette, de son essai Filles du peuple ? Pour une stylistique de la chanson au XIXe siècle , Romain Benini écrit à propos de l’origine de ce terme : « Dans le Thesor de la langue francoyse de Nicot (1906), on lit : “Et en pluriel, Gogues, ou Goguetes, se prend pour gaye et plaisante ou joyeuse humeur”. (...) De là vient probablement le sens de goguetter ou faire goguette pour “ s’amuser “ ou “ se donner du bon temps “. Les goguettes seraient donc des lieux où il s’agit avant tout de se divertir, au moins à l’origine. Si le nom, on l’a vu, vient probablement d’un des multiples avatars des sociétés chantantes et épicuriennes du XVIIIe siècle, et si la tradition du chant est peut-être issue de la même filiation, une autre origine doit être prise en compte, qui est celle des cabarets de faubourg dans lesquels les habitants (pauvres pour l’immense majorité d’entre eux), se réunissaient pour boire et faire la fête » 1 . Richard Mémeteau, dans Pop culture , cite Didier Lestrade à propos de la musique dans les clubs dans les 70s, ce qui n’est pas sans rappeler la volonté première des goguettes (chanter et faire la fête), la danse et les pantalons patte d’eph en plus : « Ces paroles répétitives n’étaient pas supposées être descriptives ou expressives, mais plutôt incitatives et performatives. Dans le contexte d’un club, écrit Didier Lestrade, elles “incitaient le danseur à pénétrer dans cet endroit intimidant qu’était le dancefloor. Une foule de hits étaient des exhortations à oublier le clubbing d’avant, quand les gens dansaient relativement peu dans les clubs, afin d’aller là où ça se passe vraiment, rejoindre les autres, participer, se laisser aller. Ces disques disaient Move on Up (Curtis Mayfield), Let’s Groove ! (EWF), Stomp ! (Brother Johnson) (...). Les années 1970 avaient ce message principal :
ALLEZ-Y, PERDEZ VOUS DANS LA MUSIQUE, C’EST FONDAMENTAL. » 2 .
J’ai l’image qui me vient en tête de ces hordes de fans des Beatles, secouant la tête, hurlant et pleurant dans un stade rendant le concert presque inaudible. Je crois qu’elles avaient bien compris le message de Didier Lestrade et, s’étaient bien « perdues dans la musique » ! Les Beatles, je crois que c’est une des plus grandes incarnations du phénomène pop. Ils ont réussi à rassembler avec une ferveur extrême, partout dans le monde, autour de leur musique, même aujourd’hui : c’est la BEATLEMANIA !
1 Benini Romain. Filles du Filles du peuple ? Pour une stylistique de la chanson au XIXe siècle, Nouvelle édition (en ligne). Lyon : ENS Éditions, 2021
2 Mèmeteau Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 8
“Come together, right now Over me”
Come Together - The Beatles (1969)
La musique rassemble, crée des communautés de fans partageant tout un tas de codes culturels, vestimentaires, et même parfois politiques : des hordes de fans de la Beatlemania montrées dans le documentaire des frères Albert et David Maysles 3 , aux codes vestimentaires Do It Yourself des Punks. Dans son texte puis film Rock my religion , Dan Graham tisse à partir d’archives, des relations entre culture rock et diverses pratiques religieuses américaines. La vidéo commence avec des images de groupes de musique Punk secouant leur tête au rythme de la musique, associées à des gravures représentant les danses purificatoires des Shekers (membres religieux d’une branche du protestantisme né au XVIIIème siècle).


En effet, il y a quelque chose de presque religieux, dans la fan culture. Les fans vont aux concerts comme iels iraient à la messe hurler leur foi et communier avec leurs semblables. Au centre, la star, comme un grand gourou, t-shirt à son effigie, auquel on voue un culte.
L’artiste sud-africaine Candice Breitz explore ce rapport à la fan culture et à la culture de masse dans plusieurs de ses œuvres. Son projet Monuments est composé d’une série de photographies au format gigantesque. Elle recrute des fans de stars musicales comme Britney Spears, ABBA, Iron Maiden ..., par des fanzines ou sur internet. Après un entretien elle en sélectionne certain·e·s qu’elle fait poser devant l’objectif d’un photographe. La série s’appelle Monuments en référence à un fan de Iron Maiden qui aurait répondu à son annonce en disant : « Ouais, je veux aller à Berlin et ériger un monument à la gloire d’Iron Maiden! ».
Ici les flashs des photographes ne sont plus braqués sur les stars, mais sur celleux qui sont dans l’ombre, leur vouant un culte et, sans qui tout le phénomène de starification serait inexistant. Dans ces photographies presque semblables à des portraits de famille, elle met en lumière cette idée d’appartenance communautaire. Faire partie d’un groupe, se créer une identité, mais une identité qui s’efface peu à peu dans le collectif, ce qui n’est pas sans rappeler la grande idée communiste comme quoi le « bonheur de la collectivité conduirait au bonheur de l’individu »4.
Ces photos, viennent aussi nous interroger sur notre propre statut de consommateur d’art comme l’explique T.J Demos dans le catalogue de la Fondation Prince Pierre de Monaco, consacré à l’artiste : « Se peut-il que les Monuments nous donnent à voir non seulement le sujet de masse en tant que consommateur de l’art contemporain mondial, un individu qui se présume capable de jugements critiques et auto-réflexifs mais par le biais de processus qui sont des réflexes automatiques dénués de tout sens critique ? »5 . En tant que consommateur·ice·s d’art, ne sommes nous pas dans la même position (certes peut-être dans une moindre mesure) de culte de la supériorité de la star/artiste ? Dans un chapitre de son livre Karaoke Culture, intitulé « Karaoke pour le camarade Tito », Ugrešić Dubravka fait un rapprochement intéressant entre le culte voué au maréchal Tito (et tous les cadeaux que les peuples Yougoslaves lui offrent), le karaoké et, la fan culture : « Et donc, finalement, pourquoi les cadeaux envoyés par des masses anonymes sont-ils du karaoké? Ils sont du karaoké parce que toute la raison d’être du cadeau est le rapprochement symbolique avec son idole. Comme la légion d’imitateurs d’Elvis qui à la fois idolâtrent leur “king” et en font un personnage de carnaval, le chanteur anonyme se rapproche d’Elvis en chantant une version karaoké de “Only You”, mais salit involontairement sa gloire en même temps. Réalisés par des amateurs, les portraits et les statuettes en bois de Tito sont représentatifs de ce “cannibalisme” idolâtre symbolique, où l’idole est transformée en sa propre parodie. Les cadeaux envoyés à Tito sont un karaoké collectif, une chanson muette collective. » 6 .
4 Ugrešić Dubravka. Karaoke culture. Auteur de vue. Paris: Galaade, 2012, page 13
5 Demos T.J, Candice Breitz : monuments : mother + father, Fondation Prince Pierre de Monaco, 2007
6 Ugrešić Dubravka. Karaoke culture. Auteur de vue. Paris: Galaade, 2012, page 33
Les chansons viennent tisser des liens entre l’intime et le collectif. Ce sont des portes d’entrée permettant de pénétrer dans l’intime et les souvenirs de chacun·e d’entre nous. Une autre artiste s’empara de ces questions : Georgina Starr qui réalisa en 2010, au Confort Moderne à Poitier une exposition appelée : I am a record and I am the medium. Au cours de cette exposition, elle met à disposition du public une sonothèque rassemblant plusieurs de ses pièces sonores.
Parmi les enregistrements présentés pour l’exposition, figure Top 40 on Fire7. Sur la pochette du vinyle, Georgina Starr explique l’histoire qui se trouve derrière l’œuvre. Un jour, après être partie faire ses études à Londres, elle apprend que toute sa collection de vinyle a été brûlée par ses parents avec les vieilles affaires. Dévastée, elle décide de racheter quarante de ces vinyles. Lors d’une performance au vernissage de l’exposition au Confort Moderne à Poitier en 2010, tous les vinyles sont joués en même temps, recréant les hurlements de ses vinyles de jeunesse dans les flammes. Cette performance donnera lieu à la création d’un disque ajouté à la discothèque de l’artiste. Les pochettes des quarante 45 tours joués lors de la performance, sont elles aussi exposées, mises bout à bout, créant ainsi une sorte de grand tableau pop. Ici la reprise de ces morceaux est en perpétuel mouvement, se transforme, traverse les médiums, à la fois performance objet, installation. L’objet vinyle renvoie à une certaine forme de nostalgie. Georgina Starr crée à partir d’un matériau musical déjà existant ou plutôt, qui a disparu. La symbolique de l’objet vinyle est d’autant plus forte qu’elle recrée un nouveau disque à partir de ceux disparus. Ce qui est intéressant dans le son, c’est que le matériau sonore original a complètement disparu dans un brouhaha, il reste seulement visible à travers les pochettes affichées. La transposition, la transformation est aussi visible au travers de ces musiques qui proviennent au départ de l’intimité des artistes/musicien·ne·s, chanteur·euses qui les ont créés puis, qui sont reprises et associées à l’intimité, au souvenir de Georgina Starr et qui finalement, dans une dernière étape, viennent faire écho à notre propre intimité, à nos propres souvenirs liés à ces musiques. L’œuvre voyage à travers l’intime. Malgré la dimension autobiographique de l’œuvre, le spectateur·ice n’est pas complètement laissé en dehors. Elle renvoie à nos propres souvenirs avec l’utilisation de références empruntées à la pop culture : une culture commune, une culture qui rassemble. Tout le monde a déjà écouté au moins un des 45 tours de Top 40 on Fire que ce soit The Smiths, Blondie, Olivia Newton John, ou David Bowie. Dans le livre Autobiographie, Barbara Steiner et Jun Yang expliquent que : « l’histoire
individuelle est inséparable de l’histoire collective
» 8 .
L’utilisation de ces morceaux crée un terrain de rencontre entre le public et l’artiste. Elle permet de faire la transition entre cette idée de privé, d’intime qui devient public en créant des références communes.
7 Georgina Starr, Top 40 on fire, pièce sonore, performance, installation, 6 min, 2009-2010
8 Barbara Steiner & Jun Yang, Autobiographie (traduit de l’anglais par Michèle Hechter). Paris : Thames & Hudson 2004
Puisque l’on parle de vinyle, il faut que je vous raconte l’histoire de ma trouvaille du White album 9 des Beatles.
Un vide grenier Par une chaude matinée d’été, Un grand champ perdu dans la campagne. Après avoir farfouillé dans des tas de caisses de disques, je tombe sur un pressage original du White Album des Beatles que je décide d’acheter. Une fois rentrée chez moi, contente de ma trouvaille, j’ouvre l’album et trouve toutes les paroles des chansons retranscrites à la machine à écrire, petit morceau de vie de quelqu’un·e d’autre. J’imagine l’ancien·ne propriétaire du disque dans les années 60 assis·e à son bureau, face à sa machine à écrire, en train d’écouter l’album, essayant de relever méticuleusement les paroles afin de pouvoir par la suite les chanter avec ses ami·e·s. Dans son installation We Buy White Albums 10 Rutherford Chang expose son imposante collection du White Album des Beatles qu’il a pu récolter. La couverture de l’album étant pratiquement vierge, elle fut le support parfait pour les gribouillages, dessins, dédicaces, déclarations d’amour et tout autres petits mots du genre, ou bien juste comme support des marques du passage du temps. Des fragments de vie, Des morceaux d’histoires, Réunis par la musique des Beatles.
Il y a des chansons pour lesquelles il suffit de quelques notes fredonnées pour qu’elles existent dans nos mémoires collectives.
« I said you wanna be startin’ somethin’ You got to be startin’ somethin’ » 11
En 2006 Candice Breitz recrute ses chanteur.euses qui vont former sa chorale futuriste, en publiant une annonce sur des forums de fans de Michael Jackson12. Elle va par la suite rigoureusement sélectionner les plus fanatiques d’entre eux. Chacun et chacune va venir performer avec ferveur et chanter a cappella les chansons de leur idole. Candice Breitz en chef de chœur vient les rassembler en diffusant simultanément leur vidéo dans l’espace d’exposition. Chaque personne existe individuellement séparé par les petites vignettes vidéos mais coexiste de manière collective, rassemblé par leur idole Michael Jackson. Ici la star existe à travers son public, mais aussi à travers nous qui avons au moins une fois je pense déjà dansé, gesticulé, chanté, fredonné, hurlé sur une musique de Michael.
Photographies page de droite et double page suivante: Rutherford Chang, We Buy White Albums, installation, 2013, Photos by Eilon Paz
Photographies page 72, 73 : Candice Breitz, King (A Portrait of Michael Jackson), 2005, 16-Channel Video Installation, color, sound, 42:20 minutes
9 The Beatles, The Beatles aussi appelé White Album, 1968
10 Rutherford Chang, We Buy White Albums, installation, (2013)
11 Michael Jackson, Wanna Be Startin’ Somethin’, 1983
12 Candice Breitz, King (A Portrait of Michael Jackson), 2005, 16-Channel Video Installation, color, sound, 42:20 minutes,





“Who on earth d’you think you are A super star Well, right you are Well we all shine on Like the moon and the stars and the sun Well we all shine on”
Instant Karma! - John Lennon (1970)
En février dernièr j’étais en Espagne chez ma tante et, je me suis retrouvée à passer la soirée à regarder le “concurso”(comme l’appelle ma tante Milagros), une sorte de concours musical local passant à la télé. Des jeunes venant de toute la région reprennent des chansons, principalement traditionnelles, en Gallego13, devant un jury : une sorte de The Voice de la Galice. Ma cousine et mon cousin ont tous deux participé à ce concours il y a quelques années, (iels n’ont malheureusement pas gagné). Ce soir-là, avec ma tante, ma cousine et mon cousin, entre les commentaires et critiques, ça chante, non plus devant les caméras, mais dans la cuisine, face à la petite télé.
La pop culture, c’est le mythe de l’accessibilité du rêve qui nous raconte que c’est facile, qu’on peut toustes être célèbre un jour, que c’est à la portée de toustes, que tout le monde aurait sa chance.
« Depuis le début du XXe siècle au moins, le premier réflexe devant une caméra, noté par Walter Benjamin ou par Edgar Morin, est le même : “Pourquoi pas moi ?” Être pris par l’objectif n’est pas difficile. Même pas besoin de monter sur scène : il suffit presque de ne pas bouger. » 14 explique Richard Mémeteau dans son livre Pop culture.
ON PEUT TOUSTES ÊTRE UNE STAR
Ça c’est les paillettes dorées qui nous sont vendues par Hollywood. La réalité est bien autre. La pop n’est pas si “populaire” que ça et, n’est pas exempte des dynamiques de pouvoir et de dominations. À l’instar du personnage du compositeur Winslow dans le film de Brian De Palma Phantom of the Paradise15, la majorité de ceux qui rêvent, finiront vampirisés par le riche producteur de Death Records, et condamné à hanter le palais du rock qu’est son club Le Paradise. Ma vision vous parait surement un peu pessimiste mais, c’est plutôt le fait de rêver qui compte que la finalité du rêve. La pop l’a bien compris ! Ce rêve de célébrité qui nous anime en est l’un des ingrédients essentiels qui contribue à forger le mythe de la pop culture. Les enfants qui rêvaient de devenir pop star deviendront sûrement stars de karaoké.
Le karaoké, c’est la possibilité pour l’anonyme de devenir quelqu’un l’espace d’un instant : « La
13 Langue parlé en Galice
14 Mèmeteau Richard. Pop culture: réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités. Paris: Zones, 2014. page 64
15 Brian De Palma, Phantom of the Paradise, 92 min, 1974
“Well we all shine on” chante John Lennon
volonté de plaire, d’être reconnu comme une vedette d’un instant, la star d’un soir, est un objectif qui prend ses racines dans l’histoire : “Lorsque des masses de ruraux gagnèrent les villes avant et après la seconde guerre mondiale, ils découvrirent que la vie citadine était bâtie sur le thème de la performance, avec des trottoirs et des magasins où l’excellence et la volonté d’être reconnu étaient mises à l’avant-plan (...) Après la seconde guerre mondiale, l’industrie des loisirs ne pouvait pas satisfaire le désir de performance des gens ordinaires (...). Le développement global du karaoké (...) permit de combler partiellement ce désir, de trouver des espaces pour paraître devant ses pairs »16. « le plus souvent le participant anonyme se donne du plaisir et s’éclate simplement en devenant quelqu’un d’autre, ailleurs »17 écrit Ugrešić Dubravka dans son livre Karaoke culture.
La musique c’est peut-être donc ça, trouver un ailleurs pour devenir quelqu’un d’autre.
MORAL DE L’HISTOIRE CONTINUER DE RÊVER DE DEVENIR UNE STAR ET CONTINUER DE S’ÉCLATER EN KARAOKÉ
Photographies double page suivante : Brian De Palma, Phantom of the Paradise, 92 min, 1974
16 Anciaux, Alain. Ethno-anthropologie du karaoké. Nouvelles études anthropologiques. Paris: l’Harmattan, 2009. page 80
17 Ugrešić Dubravka. Karaoke culture Auteur de vue. Paris: Galaade, 2012 page 10
“Well we all shine on” chante John Lennon


La pop c’est une sorte de disque sans fin (comme le I’ll be your mirror souhaité par Warhol), (se)réappropriant (se)recyclant, racontant sans cesse de nouvelles histoires à partir d’un même matériaux de base. Mais, contrairement à la dynamique circulaire de la pop, ce livre est carré et je dois le finir.
J’aime pas finir. J’accumulle car j’ai peur de la fin (c’est pour ça que j’aime bien le kitsch, en faire trop, c’est ne pas vouloir voir la fin). J’aime pas ce moment où il faut se lever pour retourner le disque terminé. Alors je vais faire une liste de toutes les choses que je pourrais faire après pour (ne pas)finir :
En fond sonore derrière moi, il y a l’émission Repassez-moi l’standard1 sur France Musique qui, aujourd’hui est consacrée à la chanson Killing me softly with this song2.
Je crois que c’est un signe, Il faut que je laisse la chanson me tuer, me terminer, terminer
1 Laurent Valero, « Repassez-moi ... «Killing Me Softly With His Song» composed by Charles Fox & lyrics by Norman Gimbel (1973) », Repassez-moi l’standard, France Musique, 57 min, 17 avril 2022 https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/repassez-moi-l-standard/killing-me-softly-charles-fox-lori-lieberman-normangimbel-1971-6656252
2 Charles Fox & lyrics by Norman Gimbel, Killing Me Softly With His Song , 1973
ART
MUSIQUE ET CULTURE POP
BIBLIOGRAPHIE
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• Ugrešić Dubravka. Karaoke culture. Auteur de vue. Paris: Galaade, 2012
FILMOGRAPHIE
• Atlas Charles , The legend of Leigh Bowery, film, 1h23, 2002
• Chazelle Damien , La La Land, film, 128 min, 2016
• Demy Jacques, Les Demoiselles de Rochefort, film, 120 min, 1967
• Demy Jacques, Les parapluies de Cherbourg, film, 91 min, 1964
• Demy Jacques, Lola, film, 90 min, 1961
• Demy Jacques, Peau d’âne, film, 89 min, 1970
• Graham Dan, Rock my religion, film, 55 min, 1983-1984
• Livingston Jennie, Paris is Burning, film, 78 min, 1991
• Maysles, Albert and David, The Beatles : The First U.S. Visit, film, 81 min, 1964
• Brian De Palma, Phantom of the Paradise, film, 92 min, 1974
• Pennebaker D.A., Ziggy Stardust & The Spiders from Mars, film, 90min, 1973
• Varda Agnès, Les demoiselles ont eu 25 ans, film, 64 min, 1993
SITOGRAPHIE ET PODCASTS
• Confort Moderne, « Georgina Starr I am a record I am the medium » [vidéo en ligne], 2010 https://www.dailymotion.com/ video/xjn7ap
• Creusot Alice, Cinérameuf, “ Les Demoiselles de Rochefort et les «demy-hommes»”, 36:22 min, 04/01/2022, https://www. deezer.com/fr/show/3159892
• Duyvendak Yan, « Keep it Fun for Yourself, videos » , Duyvendak. com https://www.duyvendak.com/works/single/keep-it-funfor- yourself-videos, consulté le 8 avril 2021
• Paz Eilon, « Rutherford Chang – We Buy White Albums », in dustandgrooves.com, 15 Feb 2013, https://dustandgrooves.com/ rutherford-chang-we-buy-white-albums/ , consulté le 15 avril 2022
• Starr Georgina, « Top 40 on fire », Georginastarr.com, https://geor- ginastarr.com/georgina-starr-top-40-on-fire-podcast.htm , consulté le 15 avril 2022
• Starr Georgina, « Top 40 on fire Live performance with 40 vinyl re- cords & 40 record players | 2010 » , Georginastarr.com, https:// georginastarr.com/Top40onFireperformance.htm, consulté le 15 avril 2022
• Troncy Eric , « Qui est Leigh Bowery, incarnation de l’extravagance ? », Numéro, 25 avril 2018 https://www.numero.com/fr/art/ leigh-bowery-michael-clark-nan-goldin-taboo-minty-richard-torry-nicola-bateman-matthew-glammore-nick-knight consulté le 18/04/2022
• Van Reeth Adèle , Philosopher avec Jacques Demy, France Culture, 4 épisodes, 11/04/2018 https://www. franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/philosopher-avec-jacques-demy-44-les-demoisellesde-rochefort