Camper - The Walking Society - Numéro 15 - Eivissa (FR)

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Eivissa

F/W 2023 ––Numéro 15
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Eivissa

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MARCHER signifie voyager : aller d’un endroit à un autre. Avancer, explorer et innover. The Walking Society est une communauté virtuelle ouverte à tous, toutes origines sociales, culturelles, économiques et géographiques confondues. Tant individuellement que collectivement, TWS défend l’imagination et l’énergie, et propose des idées et des solutions utiles pour améliorer le monde. Simplement et en toute honnêteté.

CAMPER signifie « paysan » en majorquin. La simplicité du monde rural se mêle à l’histoire, à la culture et aux paysages de la Méditerranée, et influence notre esthétique et nos valeurs. Notre respect des arts, de la tradition et du savoirfaire ancre notre promesse d’apporter des produits originaux, fonctionnels et de haute qualité, empreints d’une esthétique séduisante et d’un esprit innovant. Nous aspirons à adopter une approche plus humaine de notre activité, avec l’ambition de promouvoir la diversité culturelle, en plus de préserver l’héritage local.

EIVISSA est l’une des îles les plus célèbres de la Méditerranée, et à plus d’un titre : d’abord en tant que port de commerce pour les civilisations de la mer à l’ère préromaine, puis ces cinquante dernières années, en tant que destination touristique prisée de tous.

THE WALKING SOCIETY Pour le quinzième numéro de The Walking Society , nous sommes partis faire le tour de La Isla Blanca , où nous avons rencontré ces esprits en quête d’un équilibre entre tradition et modernité.

WALK, DON’T RUN.

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SERGIO SANCHO

Entretien avec le fondateur du salon d’art contemporain qui ambitionne de faire une plus grande place à la culture sur l’île.

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DANSER JUSQU’AU

PETIT MATIN

La culture des clubs est l’un des ingrédients clés de la vie à Eivissa : elle commence tard le soir et se termine (au plus tôt) aux premières lueurs du matin.

P.41

L’ÎLE DE L’UTOPIE

Nous sommes en 1971 et Eivissa a été choisie pour accueillir un grand congrès sur l’architecture. Un moment d’imagination et d’expérimentation.

P.48

BALL PAGÈS

La danse traditionnelle d’Eivissa, qui implique le port de costumes magnifiquement ouvragés et une chorégraphie à la fois sensuelle et acrobatique, perdure aujourd’hui grâce aux passionnés de l’île.

P.57

VICENTE GANESHA

Une journée en compagnie de l’icône et roi du vintage à Eivissa, propriétaire de l’une des plus célèbres boutiques à Dalt Vila.

P.70

EL BUEN REFUGIO

La légende raconte que Nostradamus aurait désigné Eivissa comme le seul endroit capable de survivre à l’apocalypse.

P.85

THEATRE OF THE ANCIENTS

Des masques en papier mâché, des cabezudos et d’autres rituels traditionnels des îles Baléares : à la rencontre de Joanna Ruby et de sa compagnie de théâtre.

P.96

SOUVENIRS

Eivissa est l’une des destinations touristiques les plus tendance de la Méditerranée. Photos-souvenirs de t-shirts de l’île, d’hier et d’aujourd’hui.

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UNE ÎLE SACRÉE

Depuis toujours, Eivissa est entourée de mystère et de spiritualité, notamment en raison de la petite île d’Es Vedrà qui baigne dans la légende.

P.112

PLOUF !

Un après-midi à Sa Figuera Borda, où les adolescents de l’île plongent de hauteurs vertigineuses dans les eaux cristallines.

P.125

GAIA REPOSSI

Eivissa a toujours été un refuge, ou buen retiro, pour la créatrice de bijoux et directrice de la création de la marque internationale Repossi.

P.132

DESIGN NOCTURNE

La vie nocturne à Eivissa se distingue également par ses flyers et ses affiches iconiques, créés par des artistes depuis les années 1970. Une promenade esthétique à travers l’histoire du clubbing.

P.21

Eivissa est un monde à part entière, qui s’étend sur moins de 600 kilomètres carrés. L’île est un kaléidoscope de couleurs, de senteurs et d’émotions. Elle regorge de personnages, de modes de vie, de langues et d’expressions poétiques. Dans un sens, elle constitue un microcosme réunissant toutes les facettes de la Méditerranée, diverses et variées.

À commencer par sa géographie. Dans l’arrière-pays, les oliviers poussent en lignes bien espacées sur la terre rouge, riche en fer et autres minéraux, typiques de l’île. Les maisons blanches, qui viennent se nicher entre les lauriers-roses en fleur et portent le nom de casas payesas, ont donné à Eivissa son surnom de Isla Blanca. Elles sont dotées de murs en pierre sèche qui les séparent de la route, de citernes pour récolter l’eau de pluie et de toitsterrasses faciles d’accès pour tous. La côte accidentée est ponctuée de baies et de criques cachées aux eaux turquoise propices à la baignade. Au-dessus, des forêts de pins surplombent la mer. Le chant des cigales accompagne le soleil du matin et l’agréable brise permanente, qui permet de conserver un climat doux même pendant les mois les plus chauds.

La nuit, si vous conduisez le long des routes qui relient un village à un autre, vous pourrez apercevoir des faisceaux de lumière dans le ciel. Ce ne sont pas des apparitions, mais des signes de la vie nocturne qui anime l’île. À la saison des boîtes de nuit, Eivissa se transforme : les amateurs de musique du monde entier affluent sur l’île entre mai et octobre, puis repartent après les soirées de clôture, telle la marée qui va et vient. Une grande partie de l’économie repose sur cet afflux, mais lorsque les touristes se retirent, Eivissa se montre sous son meilleur jour. Pendant cette période, où le climat est souvent plus frais que dans la péninsule, vous pouvez profiter de ce que l’île a de plus précieux : son espace.

À cette saison, il est plus facile de rencontrer les autres communautés qui habitent Eivissa. Les hippies, jeunes et moins

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jeunes, se retrouvent le samedi au marché de Sant Jordi, près de l’aéroport, au milieu de babioles, de souvenirs et de curiosités diverses et variées, ou au Bar Anita, lieu de rencontre historique depuis plus de cinquante ans. Dans des maisons communales bien cachées dans la végétation, vous pourrez être invité, par hasard, par un ami d’un ami et recevoir un accueil chaleureux. Les amateurs de yoga et les organisateurs de retraites promettent de vous accompagner vers la guérison et de vous aider à restaurer l’équilibre de votre corps et de votre esprit. Les saisonniers, dont un grand nombre sont italiens ou argentins, travaillent dans les bars, les clubs et les restaurants du printemps à l’automne.

Quant aux habitants d’Eivissa, qui se rendent à l’église le dimanche à Santa Gertrudis, ils conduisent les taxis de l’aéroport aux hôtels, sont aux commandes des productions étrangères et connaissent chacune des plages, des clairières et des forêts de l’île. Lors des festivités officielles, ils veillent à préserver l’âme de leur île complexe et, grâce à eux, depuis près d’un siècle, de nouveaux éléments viennent enrichir le paysage traditionnel sans jamais lui faire perdre son essence.

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Niki F/W 2023
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Ramona est originaire de Sondrio en Italie, non loin de la frontière suisse, mais elle habite à Eivissa depuis plus de 20 ans. Elle vit dans un van garé dans le centre de l’île et vend des bijoux, des pierres et des objets en macramé sur différents marchés.
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Italo-marocaine, Nadia vit à Eivissa depuis près de 10 ans. Elle possède sa propre ligne de vêtements, qu’elle vend sur les marchés de l’île.
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Quand Lorenzo est arrivé à Eivissa en 2016, à l’âge de 24 ans, il faisait des massages sur la plage. Aujourd’hui, il vit sur l’île à l’année et travaille comme instructeur personnel, professeur de yoga et assistant de Vicente Ganesha.
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2023
Il y a 10 mois, Susan, alors âgée de 20 ans, a quitté sa vie d’étudiante à Cuba pour venir s’installer à Eivissa, où elle travaille dans un hôtel. Elle aime la plage, les gens et leur bonne humeur.
Taylor F/W
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Eric et Céline sont un couple de Français en vacances à Eivissa.
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Il y a six
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Peter
a voyagé partout dans le monde, des Dolomites au Sud-Tyrol, et il allait toujours en vacances à Eivissa une fois par an. ans, il a emménagé sur l’île, où son fils de 12 ans, Jonathan, va à l’école.
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Né à Phoenix, aux États-Unis, Ellis a vécu en Thaïlande, en Inde et au Japon. Aujourd’hui âgé de 20 ans, il vit à Eivissa avec sa mère depuis quelques semaines et, cet été, il partagera son temps entre l’île et Formentera pour le travail. Terreno F/W 2023
Peu
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Marco, âgé de 41 ans, a grandi à Palerme et vit à Eivissa depuis 10 ans. Il a travaillé comme clown, acrobate et jongleur au cirque. Il a d’ailleurs fondé son propre cirque sur l’île, auquel il a mis fin depuis. Il a une fille prénommée Ada.
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Carlota, âgée de 26 ans, est née à Eivissa, où elle a toujours vécu. Ses parents sont également nés ici. Elle aime toutes les facettes de son île, mais elle s’inquiète de l’embourgeoisement auquel elle assiste ces dernières années.

SERGIO SANCHO

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Parlons art avec

Depuis trois générations, les racines de Sergio Sancho sont profondément ancrées dans le sol aride du centre de l’Espagne, dans la Meseta de Madrid. Mais lorsque nous nous rencontrons à Eivissa, il semble parfaitement à l’aise sur cette île magnétique réputée pour son atmosphère créative. Vêtu d’une veste colorée, il a une barbe en bataille et des cheveux bouclés qui encadrent son visage. En 2022, Sergio a fondé Contemporary Art Now, un nouveau salon à Eivissa qui aspire à fusionner la scène artistique avec l’attitude décontractée et sans prétention de la Méditerranée.

Il partage son temps entre l’île et la péninsule où, il y a presque dix ans, il a ouvert une galerie d’art de rue à Madrid : l’UVNT Art Fair. Mais Sergio n’est pas un directeur de salon inaccessible. Affable et chaleureux, il peut parler pendant des heures des projets sur lesquels il travaille et de ceux dont il rêve encore. Son objectif est de créer un réseau capable de communiquer efficacement et de promouvoir les petites galeries d’Eivissa. Nous nous retrouvons à l’Estudi Tur Costa, l’un de ces espaces. Conçue par l’architecte germano-américain Erwin Broner, l’un des fondateurs du groupe Ibiza 59, la galerie était également le studio de l’artiste Rafael Tur Costa jusqu’en 2020.

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23 CAN signifie Contemporary Art Now, mais aussi « maison de » en catalan, la langue locale. Peu Roda F/W 2023
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Sergio Sancho a fondé le salon d’art UVNT Art Fair à Madrid en 2017. Dès le début, l’art contemporain a été l’objet principal du salon, attirant plus de trente galeries nationales et internationales.

Vous aviez une tout autre vie avant Eivissa. Pouvez-vous nous en parler et nous expliquer ce que vous faisiez ?

J’ai commencé par travailler dans la publicité à Madrid, où j’ai passé quinze ans dans différentes agences. Mon travail était purement administratif, rien de créatif. C’est assez étrange à dire, car tout le monde pense que je suis un créatif, mais je ne l’étais pas. Je n’ai pas étudié la publicité, mais l’administration des entreprises, en me concentrant sur des aspects comme le marketing. À un moment donné, je me suis retrouvé dans une petite agence, qui partageait l’espace avec une galerie d’art, où l’artiste Julio Falagán exposait. J’avais 25 ans à l’époque et j’ai tout de suite senti une connexion avec lui, et j’ai acheté l’une de ses œuvres. C’est la toute première œuvre d’art que j’ai achetée. Puis au fil de ma carrière dans la publicité, je me suis intéressé à la scène artistique. J’ai commencé à découvrir d’autres artistes et à acquérir d’autres œuvres.

Comment avez-vous trouvé vos marques dans le vaste monde de l’art ?

Facebook et Instagram ont joué un rôle clé. En Espagne, le genre d’art qui m’intéressait le plus, le street art, n’avait pas beaucoup de visibilité dans les galeries. Certains artistes de rue espagnols étaient certes connus, mais beaucoup d’entre eux travaillaient à l’étranger. J’ai commencé à me renseigner sur Facebook et Instagram, et je me suis servi de ces plateformes pour me tenir informé. Je me suis aussi rendu à des expositions et des salons. J’ai remarqué que cela se faisait ailleurs et je me suis rendu compte que personne ne le faisait ici. J’ai fini par identifier la nécessité de créer un salon en Espagne, où exposer ce mouvement artistique, et j’ai décidé de l’établir à Madrid. Je l’ai baptisé UVNT Art Fair. La première année, je partageais mon temps entre l’agence de publicité et le salon, puis j’ai décidé de me consacrer exclusivement à l’art. Le salon en est maintenant à sa septième édition.

Vous êtes autodidacte, mais un projet d’une telle envergure nécessite des collaborateurs. Comment avez-vous trouvé les bonnes personnes ?

Un an plus tôt, je m’étais rendu à l’Urban Art Fair à Paris, où un grand nombre de galeries d’art de rue étaient présentes. Grâce au réseautage, aux échanges et aux discussions autour de l’art, j’avais déjà établi des liens avec beaucoup de gens. J’ai commencé par rassembler et documenter des œuvres afinde découvrir des galeries du monde entier. Une de mes découvertes s’est révélée cruciale. Je suis tombé sur une galerie néerlandaise à l’Urban Art Fair de Paris, et ensemble, nous avons accueilli la première exposition solo de Banksy en Espagne, dans le cadre de mon nouveau salon à Madrid. Nous avons inauguré avec dix-sept galeries et une exposition solo de Banksy avec huit de ses œuvres. Tout le monde était présent lors de notre ouverture : la presse, la télévision… Tout le monde parlait de l’arrivée de Banksy en Espagne et je crois que cela a contribué à faire connaître le salon cette année-là.

Quelle était la taille de votre équipe au début ?

Nous étions trois ou quatre pour cette première édition. Tout le monde travaillait en free-lance : une personne était en charge de la production, avec laquelle j’avais déjà collaboré,

une autre des relations avec les galeries et une autre des relations publiques. À mesure que le salon évoluait et grandissait, j’ai réalisé que nous risquions de trop nous spécialiser. En fin de compte, on passe à côté de beaucoup de choses si l’on se concentre uniquement sur « l’art urbain ». Nous avons donc commencé à introduire d’autres styles et galeries, et à inviter de nouveaux artistes. Et j’ai découvert de nouveaux mouvements intéressants, qui n’avaient pas nécessairement de lien avec l’art urbain.

Comment avez-vous atterri à Eivissa ?

En 2020, je me suis rendu sur l’île pour l’inauguration d’une exposition de Rafa Macarrón, à la fondation La Nave Salinas. Tous les clubs étaient fermés à cause de la pandémie et j’ai remarqué une forte présence de collectionneurs, d’amateurs de culture et de gens qui voulaient tout simplement savoir ce qui se passait sur l’île. J’ai réalisé qu’il y avait très peu de projets culturels sur place, la musique occupant toute la place. De nombreuses personnes se sont installées sur l’île après la pandémie, et les attractions touristiques manquaient. Je me suis dit que ce serait une bonne idée d’organiser un salon à Eivissa et, avec l’aide d’un entrepreneur local, j’ai découvert que le conseil municipal était à la recherche de projets culturels pour l’île. Mon salon de Madrid a été proposé, mais j’avais envie d’élaborer un nouveau projet, car la marque UVNT était déjà bien établie, que je le veuille ou non. J’ai donc fondé CAN, Contemporary Art Now. Chez CAN, nous mettons à l’honneur l’actualité, les dernières tendances, tout ce qui anime les jeunes générations.

Comment fonctionne CAN ?

Uniquement sur invitation. Nous avons lancé le salon en 2022 et nous avons rencontré un succès incroyable. Il est devenu évident que les gens avaient besoin d’un projet comme celui-ci. Et maintenant, nous cherchons à créer un réseau capable de faire le lien entre tous les événements culturels sur l’île et de donner de la visibilité aux petites galeries indépendantes.

Avez-vous choisi des galeries dans toute l’Europe ?

Dans le monde entier. Lors de la première édition, nous avons accueilli des galeries de Tokyo, de New York, de Séoul et de Los Angeles… Et aussi d’Europe, bien sûr, à hauteur de 60 %. Au total, 37 galeries étaient présentes, dont seulement 6 d’Espagne. Je pense qu’il est plus intéressant de donner une dimension internationale au salon.

Comment aimeriez-vous voir évoluer le salon au cours des prochaines années ?

J’aimerais surtout que le projet devienne durable ; le faire grandir ne m’intéresse pas. Je préférerais que ça reste un petit salon, dont les participants sont soigneusement choisis et qui se développe petit à petit. J’aimerais aussi que d’autres projets nous rejoignent. Le salon est une attraction, bien sûr, mais il doit également stimuler le développement du tissu culturel sur l’île. J’adorerais qu’Eivissa devienne une destination importante sur le circuit de l’art international, qui connaît une période de calme pendant l’été, et j’aimerais proposer quelque chose de plus amusant. J’ai toujours trouvé que le

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monde de l’art était trop sérieux, alors qu’à mon sens, l’art tourne autour des plaisirs de la vie. Je pense que le succès de CAN est dû au fait que les gens se sentent à l’aise, car notre formule est très décontractée : nous ouvrons uniquement le soir, de 17h à 21h, et nous voulons continuer à gérer ce salon comme s’il s’agissait d’un festival d’art. J’aimerais vraiment réussir à diffuser l’art sur l’ensemble de l’île, jusque dans les rues. Et je pense que la culture musicale et du clubbing à Eivissa présente un grand potentiel.

En quoi la vie à Eivissa est-elle différente de la vie dans l’une des plus grandes villes d’Europe ?

Le rythme ici est plus lent. Je me sens bien en ville, mais uniquement pendant de courtes périodes. J’ai envie de passer de plus en plus de temps à Eivissa, car, j’ai beau aimer me trouver dans des villes au rythme intense, j’ai aussi besoin d’espaces comme celui-ci, où je me sens libre de réfléchir.

Quel est votre rapport à la Méditerranée ? Madrid, votre ville natale, est très éloignée de la mer, mais vous voilà sur cette île. Qu’est-ce qui vous a attiré ici ? La mer est-elle désormais un aspect important de votre vie ?

Je suis né à Madrid et je descends de trois générations de madrileños, ce qui est très rare aujourd’hui. Ma femme est originaire de Galice, ce qui me lie un peu à la mer, et mon père voyageait souvent à Majorque pour son travail. Mais la première fois que je suis venu à Eivissa, à l’âge de 25 ans, j’ai tout de suite ressenti sa magie. Naturellement, mon goût pour la détente et les loisirs y ont été pour quelque chose. Je pense que beaucoup de gens viennent sur l’île pour la musique et les fêtes légendaires qui y sont organisées. Mais plus vous y passez du temps, plus vous vous imprégnez de sa beauté et de sa tranquillité. Et c’est là que vous comprenez vraiment ce que l’île a à offrir. Vous apprenez à apprécier l’horizon, que l’on ne voit généralement pas à Madrid ou dans d’autres grandes villes.

Malgré sa renommée mondiale, Eivissa a su conserver une identité forte et un sentiment d’immensité, comme vous l’avez mentionné. Selon vous, comment a-t-elle trouvé cet équilibre ?

Je crois que les habitants sont très résilients. Eivissa possède encore une identité propre, car les habitants se battent pour préserver leurs traditions. Et chaque fois qu’un étranger, par exemple, achète une maison typique d’Eivissa (une casa payesa) et la transforme en construction de verre, cela fait polémique et les habitants se font entendre. Même les jeunes générations conservent et redéveloppent ces traditions pour qu’elles perdurent. C’est cette authenticité qui contribue à préserver l’île.

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Peu Roda F/W 2023
« Je crois que les habitants sont très résilients. Eivissa possède encore une identité propre, car les habitants se battent pour préserver leurs traditions. Même les jeunes générations se battent pour qu’elles perdurent. Car l’authenticité est l’essence même de l’île. »

La population d’Eivissa fluctue entre 100 000 et 200 000 habitants, mais il est difficile de déterminer le nombre précis de résidents permanents. Pendant les mois d’été, l’île voit affluer les visiteurs, accueillant près d’un million de personnes au plus fort. Si la beauté naturelle de l’île constitue une facette indéniable de son charme, c’est la vie nocturne et les clubs qui fascinent de nombreux touristes. Méconnaissables, les anciennes fincas des années 1970 et 1980 sont maintenant des clubs historiques. Aujourd’hui, ils ressemblent davantage à des vaisseaux spatiaux débordant d’effets spéciaux, offrant à eux seuls un véritable spectacle chaque nuit. Ici, impossible de faire les choses à moitié : la fête commence bien après minuit, se poursuit alors que les premiers rayons de lumière viennent percer l’obscurité et ne se termine que parfois tard le lendemain. L’aube éclaire le chemin du retour, alors que la nature environnante s’éveille. Les jeunes enveloppés de lumière et de couleur brillent d’une énergie qui pulse autour d’eux comme une aura. Le tout tandis que le soleil réchauffe doucement les premières vagues du matin.

DANSER JUSQU’AU PETIT MATIN

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Drift Trail & Pelotas Mars F/W 2023

L’île de l’utopie

En 1975, l’Espagne se débarrasse du joug de la dictature militaire fasciste de Francisco Franco, devenant ainsi le dernier pays européen à le faire après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette transition intervient seulement un an après le démantèlement de la junta au Portugal, à la suite de la Révolution des Œillets. Le fait que tout cela se soit produit il y a moins de 50 ans est remarquable. Franco prend le pouvoir dans les années 1930 et reste le seul caudillo jusqu’au milieu des années 1970. Pendant ces décennies, le seul parti politique autorisé est la Falange Española, les libertés civiles sont fortement restreintes, la censure règne et le castillan est imposé comme la seule langue du pays.

Dans les années 1960, la main de fer avec laquelle la dictature réprime les dissidents et les coutumes non orthodoxes s’atténue dans certaines régions de l’Espagne. Eivissa, en particulier, commence à attirer des hippies du monde entier et est à l’origine de tendances culturelles qui traverseront les frontières espagnoles. La septième édition du Conseil international des sociétés de design industriel (ICSID), qui se tient sur l’île en 1971 et explore des formes expérimentales d’art et d’architecture, en est un exemple notable.

L’organisation, qui porte aujourd’hui le nom de World Design Organisation, organise des congrès itinérants dans différents pays, favorisant la création de liens entre les professionnels de différentes nations et promouvant une vision internationaliste du design, empreinte d’un fort esprit humanitaire. L’édition d’Eivissa porte un titre ambitieux : « La utopía es posible » (L’utopie est possible).

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Elle se tient à Port de Sant Miquel, au nord de l’île, non loin de Portinatx, Benirrás et d’autres cales à peine fréquentées à l’époque, des criques profondes, tranquilles et isolées. Cette utopie possible se concrétise dans une structure baptisée « Instant City », imaginée par José Miguel de Prada Poole pour accueillir les étudiants participants au Conseil international qui n’ont pas trouvé de logement dans les hôtels environnants. L’idée originale de l’Instant City n’est pas de l’architecte qui lui donnera son nom plus tard, mais de deux étudiants en architecture de l’Université polytechnique de Madrid, Carlos Ferrater et Fernando Bendito. Luis Racionero les rejoint pour rédiger le manifeste, véritable appel à l’action invitant les designers du monde entier à se joindre à cette Instant City. En voici un extrait : « Les gens, les jeunes de la Nouvelle Culture, se réuniront à Eivissa pour être ensemble, écouter de la musique, danser et construire l’espace dans lequel nous vivrons pendant quelques jours. Nous demandons aux designers du monde entier de nous aider à créer la cité de l’instant que nous imaginerons au cours de ces quelques jours.

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Lors d’un événement portant sur le design environnemental, forme et comportement pourront se mêler pendant une semaine de conception, de construction, de musique, de mime, de foire, de festival et d’improvisation. »

Le manifeste voyage à travers le monde et la réaction qu’il suscite dépasse largement les attentes des étudiants. Ils demandent de l’aide à Prada Poole, qui élabore ensuite le projet, qu’il décrit comme « une cité de la liberté non anarchique, car la plus grande liberté s’inscrit toujours dans un ordre supérieur. » Mais en quoi consiste donc cette Instant City ? Il suffit de regarder les photos pour saisir l’ampleur révolutionnaire de l’expérience de Prada Poole. Vue d’en haut, elle ressemble à une fourmilière de modules gonflables en PVC de différentes couleurs, reliés par des couloirs et pouvant en théorie s’étendre à l’infini. Un labyrinthe d’espaces communs et de chemins répétant deux formes géométriques : la sphère et le cylindre.

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L’utopie architecturale de Prada Poole représente un profond changement pour l’architecture espagnole et au-delà. Elle se compose d’une structure transitoire soigneusement conçue, offrant la possibilité d’une expérimentation novatrice avec des structures pneumatiques et flexibles. Sur un plan plus philosophique, José Miguel de Prada Poole trouve que la configuration urbaine de l’époque est excessivement rigide. Il soutient que les villes étaient devenues statiques et dépassées, incapables de s’adapter aux besoins des années 1970, très différents de ceux de quelques décennies plus tôt. Son Instant City est la parfaite réponse architecturale : elle offre un nouveau modèle de cité de transition, capable de s’étendre ou de se contracter selon les besoins, sans qu’aucun bâtiment solide n’entrave le changement. Son projet est extrêmement bien reçu en Europe.

L’Instant City attire

l’attention de publications clandestines et fait l’objet d’une vaste couverture dans le prestigieux journal AD en décembre 1971 : « L’Instant City ne peut pas être considérée comme un succès ou un échec ; en tant qu’environnement centré sur les personnes, elle est ce que ses habitants en ont fait. La cité s’articulait

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autour de personnes qui se connaissaient et des activités qu’elles faisaient, avec ou sans les autres », peut-on lire dans l’article. La presse finlandaise ajoute en janvier 1972 : « Dans l’Instant City, les gens communiquent les uns avec les autres. Ils se lient d’amitié. L’intention était de créer un environnement qui n’incitait pas aux relations sociales, mais leur offrait une réponse. »

Un grand nombre des participants de l’Instant City, qui finira par accueillir jusqu’à 500 personnes, sont associés au mouvement hippie, qui commence à décliner ces annéeslà. L’expérience joue un rôle considérable dans le développement culturel de l’Espagne. Pour une nation encore en difficulté sous la dictature, le congrès et la réalisation de cette utopie sont des signes vitaux d’espoir pour l’avenir. Le concept de l’Instant City est ensuite transféré, tout en restant sur le territoire espagnol, d’Eivissa à la Navarre. Lors des Encuentros de Arte de Pamplona, à l’été 1972, Prada Poole est de nouveau sollicité

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pour créer une structure pneumatique pour les activités du festival. Cette fois, il conçoit onze dômes de vingt-cinq mètres de diamètre et de douze mètres de hauteur, couvrant une superficie totale de cinq mille mètres carrés. Offrant une version plus élaborée de l’Instant City d’Eivissa, chaque dôme est conçu dans des couleurs différentes pour plonger les habitants dans un univers sensoriel qui diffère d’un espace à l’autre, empreint d’une forte odeur de plastique diluée par différentes fragrances dans chaque pièce.

47 All images © Prada Poole Archive

Un homme traditionnellement vêtu d’une tenue en coton noir et blanc avec des accessoires rouges tient une paire de castagnettes dans ses mains, qu’il fait retentir au rythme d’une flûte. Il danse en faisant de grands sauts, allant même jusqu’à lancer une jambe au-dessus de sa tête. À ses pieds, il porte des chaussures en corde appelées espardeñas. En face de lui, une femme se déplace par petits pas agiles, qui contrastent avec les siens. Sa trajectoire forme un huit. Leur tenue élaborée s’accompagne de bijoux, notamment chez les femmes. En signe d’opulence, elles portent jusqu’à 24 bagues et un collier typique d’Eivissa, appelé emprendada, confectionné en or, en argent et en corail. C’est le ball pagès, une danse traditionnelle d’Eivissa et des îles Pityuses plus généralement. La danse symbolise un rituel de séduction, mais selon les aînés de l’île, il n’est pas aussi ancien et remonte « seulement » au XIXe siècle.

BALL PAGÈS

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Ball pagès se traduit par « danse paysanne » et rappelle les origines sociales de cette tradition d’Eivissa, qui date d’avant le boom touristique de l’île.
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Les costumes des hommes mêlent trois couleurs : du noir, du blanc et, dans une moindre mesure, du rouge. Ils portent des pantalons, des sandales estivales en corde connues sous le nom d’espadreñas, et une coiffe traditionnelle.
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Les costumes très élaborés des femmes incluent parfois un châle aux couleurs vives par-dessus un corsage et une jupe à plusieurs épaisseurs.
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Les tenues des femmes se caractérisent par la présence d’un éventail et de colliers appelés emprendadas, confectionnés en or, en argent et en corail.

Le danseur masculin exécute une chorégraphie difficile, effectuant des sauts acrobatiques pour amener une jambe jusqu’à sa tête, le tout au rythme d’une paire de castagnettes et d’une flûte.

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Il existe quatre types distincts de ball pagès : sa curta, le plus court ; sa llarga, plus vif avec plus de sauts : sa filera, avec un homme et trois femmes ; et enfin, ses nou rodades, où les danseurs tracent neuf cercles avec leurs mouvements.

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VICENTE GANESHA PARLONS MODE

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SI VOUS ÉVOQUEZ LE NOM DE VICENTE HERNÁNDEZ

ZARAGOZA À UN PASSANT DANS LES RUES DE LA VIEILLE

VILLE D’EIVISSA, CONNUE SOUS SON NOM CATALAN DE DALT

VILA, PEU DE GENS SAURONT DE QUI VOUS PARLEZ. MAIS ESSAYEZ SON PSEUDONYME, VICENTE GANESHA, ET VOUS

VERREZ LE VISAGE DES PERSONNES QUI PEUPLENT CES

ALLÉES BLANCHES S’ÉCLAIRER QUAND ILS RÉALISERONT DE QUI IL S’AGIT : « VICENTE, BIEN SÛR ! C’EST UNE VÉRITABLE INSTITUTION. »

DEPUIS SON OUVERTURE EN 1991, SA BOUTIQUE DE VÊTEMENTS VINTAGE HAUT DE GAMME EST DEVENUE L’UNE DES BOUTIQUES DE MODE LES PLUS RENOMMÉES DE LA VILLE

D’EIVISSA ET DE L’ÎLE. OUTRE DES PIÈCES HAUT DE GAMME, VICENTE VEND ÉGALEMENT SES PROPRES CRÉATIONS, ENTIÈREMENT FABRIQUÉES EN INDE. C’EST EN 1982 QUE

VICENTE SE REND POUR LA PREMIÈRE FOIS EN INDE, ONZE ANS APRÈS AVOIR QUITTÉ UN PETIT VILLAGE DE LA COSTA

BLANCA POUR METTRE LE CAP SUR EIVISSA. IL COLLECTIONNE DES PIÈCES UNIQUES, MAIS IL COLLECTIONNE SURTOUT LES SOUVENIRS ET LES ANECDOTES, AUPRÈS DE CÉLÉBRITÉS

TELLES QUE CLAUDIA SCHIFFER, VALENTINO GARAVANI ET GIORGIO ARMANI. AUJOURD’HUI ÂGÉ D’UNE SOIXANTAINE

D’ANNÉES, VICENTE A TOUJOURS FIÈRE ALLURE ET LA LANGUE BIEN PENDUE. UN BOUGAINVILLIER GRIMPE SUR LES DEUX

ÉTAGES DU BÂTIMENT, QUI ABRITE SA BOUTIQUE AU REZ-DECHAUSSÉE ET SA RÉSIDENCE PRIVÉE AUX ÉTAGES SUPÉRIEURS. TOUT COMME SA BOUTIQUE, SA MAISON EST UN VÉRITABLE

CABINET DE CURIOSITÉS, OU WUNDERKAMMER, QUI REGORGE DE VÊTEMENTS, DE TABLEAUX, DE LIVRES ET D’ESTAMPES DE TOUTES LES ÉPOQUES.

COMMENT CETTE LONGUE AVENTURE DANS LA MODE A-T-ELLE COMMENCÉ ?

Je suis arrivé à Eivissa en 1971 et, cinq ans plus tard, un ami et moi avons ouvert un magasin multimarque. Les affaires étaient bonnes ; nous vendions diverses marques de haute couture, mais nous avons tout perdu et j’ai dû repartir de zéro, sans argent. En 1991, j’ai réussi à ouvrir une boutique de seconde main, ce qui a marqué le début du deuxième chapitre de ma vie, pour ainsi dire. Il y a donc eu mon aventure dans la mode de 1976 à 1991, puis de 1991 à aujourd’hui.

D’OÙ VOUS VIENT CETTE PASSION POUR LA COLLECTION ET LA VENTE DE VÊTEMENTS ?

Je ne me considère pas nécessairement comme un collectionneur ou un fétichiste. J’aime dénicher des choses, les garder pendant un temps avant de les remettre sur le marché. À l’époque, il n’y avait pas Google ou Internet, alors j’ai appris en étudiant. Mais je m’intéressais vraiment à tout : je lisais des livres, je parlais aux gens, et j’écoutais. J’absorbais tout : pas seulement les informations, mais aussi les sensations esthétiques. Je suis autodidacte.

DANS QUELLE MESURE VOTRE VIE A-TELLE CHANGÉ QUAND VOUS ÊTES ARRIVÉ À EIVISSA ?

Elle a considérablement changé. Sous le régime franquiste en Espagne, nous étions peu exposés aux étrangers. Quand ils ont commencé à débarquer dans les années 1970, c’était comme si nous découvrions un tout autre monde. J’étais adolescent et je vivais près d’Alicante, alors j’ai demandé un passeport à mon père. Il m’a donné la permission ; c’est comme ça que les choses fonctionnaient à l’époque, vous aviez besoin de l’autorisation de votre père. Je me suis immédiatement rendu à Paris. Et après Paris, je suis venu ici. J’avais 20 ans. Je n’avais aucune idée de ce qu’était Eivissa ; à mes yeux, il s’agissait juste d’une île. Je n’étais pas au courant de ce qui se passait à l’époque. J’avais vu entendu parler d’Eivissa, cette petite île libre, dans un film. Je me suis dit que je pourrais y emménager et vivre avec pas grand-chose.

COMMENT AVEZ-VOUS COMMENCÉ À VENDRE DES VÊTEMENTS DE SECONDE MAIN ?

Le marché de la seconde main m’a offert davantage d’opportunités et m’a permis de me servir de mes connaissances en matière de mode. Je pouvais remonter dans le temps et créer une chronologie des styles vestimentaires. Je savais que certaines pièces conserveraient leur valeur, même si elles n’étaient pas de marque, de par leur matière, leur forme et leur couleur.

D’OÙ VIENT LE NOM GANESHA ?

J’ai baptisé ma première boutique « The End », en référence à la chanson de The Doors. Pour cette nouvelle boutique, j’ai choisi « Ganesha », car Ganesh est le dieu de la bonne fortune. Et j’avais besoin de chance, puisque j’avais déjà échoué une fois. J’ai travaillé dur pour être indépendant et ne rien avoir à demander aux autres. Je n’avais pas de grandes ambitions, rien qu’une : je voulais ma propre maison, qu’elle soit éloignée ou petite.

EST-CE DIFFICILE DE VIVRE AU-DESSUS DE VOTRE BOUTIQUE ?

Je n’ai jamais pensé que j’aurais un appartement au-dessus de ma boutique. J’ai demandé à la municipalité si je pouvais construire la maison et j’ai obtenu l’autorisation. J’ai planté le bougainvillier en 1993, puis la maison et la boutique ont grandi ensemble. Ce n’est pas quelque chose que j’avais planifié, mais la vie est un peu comme un puzzle, tout est lié. Nous pensons changer notre destin, mais c’est le destin qui nous change en réalité.

QU’EST-CE QUE LA RICHESSE SIGNIFIE POUR VOUS ?

Je préfère prendre un ferry pour Formentera plutôt que de séjourner sur un yacht emprunté en compagnie d’autres personnes, sans pouvoir me déplacer librement. Je n’ai jamais été intéressé par la richesse. À mon sens, l’indépendance est la plus grande forme de richesse. Être libre et ne rien avoir à demander.

VOUS ÊTES UNE INSTITUTION À EIVISSA. VOUS COMPORTEZ-VOUS DIFFÉREMMENT LORSQUE VOUS ÊTES SEUL ET LORSQUE VOUS ÊTES ENTOURÉ ?

Je suis plus authentique et fidèle à moimême quand je suis seul. Je suis plus naturel. Je m’adonne à quelques activités que j’apprécie : la lecture, la marche et la contemplation. Je suis une personne simple, avec tout un tas d’idées. Ma tête est pleine de curiosité et de désir. Je me sens encore très jeune, dansma tête.

DANS QUELLE MESURE LA VILLE D’EIVISSA A-T-ELLE CHANGÉ ?

Elle a subi d’énormes changements. La vie sur l’ensemble de l’île a changé. Mais je ne me plains pas, je ne connais pas meilleur endroit. Je me demande parfois si je choisirais de rester si j’arrivais aujourd’hui sur l’île, sachant ce que je sais maintenant. Eivissa n’est plus celle que j’ai connue quand je suis arrivé ici. À l’époque, les rues étaient pleines de chiens, les gens marchaient pieds nus, ils étaient beaux, ils étaient pauvres, ils n’avaient pas d’argent. Les gens sont plus beaux quand ils n’ont

pas beaucoup d’argent. Tout était accessible, rien n’était interdit. Il n’y avait pas de sida. Pas de stupidité alimentée par l’argent. À la place, il y avait de la beauté, de la musique et de la drogue. Une sorte d’hédonisme. La beauté était présente partout.

ET LES GENS ?

Les gens ne communiquent plus comme avant. Ils me suivent sur Instagram et pensent me connaître. À certains égards, c’est une bonne chose, car je vends plus. Mais ça a aussi ses inconvénients : les gens viennent, achètent, disent merci et repartent. Ils ne vous parlent plus. La vie a moins d’émotion. Vous ne pouvez plus aller en discothèque et danser si vous êtes collé à votre téléphone.

QU’EST-CE QUI CONTINUE DE VOUS PLAIRE À EIVISSA ?

Mon travail, et le mode de vie qui règne encore ici. Le climat, les plages, la mer. La lumière, la nature. Dans un sens, Eivissa est la même. Ce sont les gens et leur philosophie qui ont changé.

QUELS ARTISTES ONT INFLUENCÉ VOTRE VIE ?

Jean Cocteau, surtout. Ses films et ses poèmes ont façonné mon esthétique.

ALLEZ-VOUS TOUJOURS BEAUCOUP EN INDE ?

Oui, au moins un mois par an.

QUEL EST VOTRE RAPPORT À LA MÉDITERRANÉE ?

Il n’y a que la Méditerranée pour moi. Elle représente tout. J’ai toujours vécu ici, je veux continuer à vivre ici et je veux mourir ici. C’est le berceau de toute une civilisation, d’Athènes à Beyrouth.

QU’EST-CE QUI VOUS SÉDUIT LE PLUS DANS LA MER ET LE LITTORAL ?

La nature, la végétation, la nourriture et l’émotion. Vivre au soleil. La philosophie. Le respect. La Méditerranée représente tout. Notre histoire commence ici.

ÊTES-VOUS UN PASSIONNÉ DE COMMERCE, ET DE LA PHILOSOPHIE QUI SE CACHE DERRIÈRE ?

Chaque fois que je me rends dans une nouvelle ville, je visite les marchés. Je ne peux pas dire que j’ai visité une ville si je n’ai pas vu ses marchés. Le commerce est le plus vieux métier du monde, après tout, et il est au fondement de notre identité. Le commerce est le socle de la Méditerranée.

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EL BUEN REFUGIO

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UNE ÎLE CONSACRÉE À LA NATURE, À LA MUSIQUE, AUX TRADITIONS UNE ÎLE OÙ OÙ ÉCHAPPER À

CONSACRÉE

AU PLAISIR, MUSIQUE, AU SILENCE, TRADITIONS ET AUX ARTS. SE CACHER, À L’APOCALYPSE.

NATURE,
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de l’apocalypse. Depuis près de dix ans, des rumeurs circulent selon lesquelles Nostradamus aurait prédit, dans l’une de ses prophéties, que La Isla Blanca ferait partie des rares endroitsqui survivraient à une catastrophe nucléaire. Bien que les écrits du devin et astrologue provençal ne fassent pas spécifiquement référence à Eivissa, la municipalité de Sant Joan de Labritja a décidé d’exploiter cette idée pour promouvoir le tourisme. L’île d’Eivissa pourrait-elle être la destination ultime où vivre la fin du monde ? Peut-être. Et profiter en attendant.

Pour beaucoup, une île comme Eivissa est un sanctuaire face aux contraintes de l’ancien monde patriarcal fondé sur le travail, la consommation et des normes dogmatiques antiques. Le mouvement hippie est né en partie en réaction à tout cela, et Eivissa a chaleureusement accueilli ceux qui cherchaient refuge. Aujourd’hui encore, l’île reste une retraite offrant d’une part musique, psychédélisme et escapades nocturnes, et d’autre part sérénité, nature et beauté. Ces dernières années, certains ont même cherché à transformer Eivissa en refuge face à l’imminence 83

THEATRE OF THE ANCIENTS

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Joanna Hruby n’avait que six ans la première fois qu’elle a visité Eivissa. Il faudra encore quatorze ans avant qu’elle ne revienne sur l’île, et lors de sa deuxième visite, elle ressentira une connexion extraordinaire. Joanna est née et a grandi à Londres, où elle a étudié le théâtre de marionnettes. Aujourd’hui, à Eivissa, elle est la fondatrice de « Theatre of the Ancients », une compagnie de théâtre et de spectacle qui raconte les histoires de l’île à l’aide de marionnettes et de masques géants. Son studio se trouve au centre d’Eivissa, entouré de terre rouge, d’oliveraies et de rues désertes et silencieuses. Le bâtiment blanc s’ouvre sur un terrain parsemé de néfliers, d’autres oliviers et de yuccas, ainsi que de quelques vieilles voitures des années 1970 et 1990. En entrant, nous sommes accueillis par d’énormes têtes de chèvre en papier mâché, soutenues par un cadre en bois. Ce sont les chèvres d’Es Vedrà, explique Joanna, les seuls mammifères à avoir jamais peuplé les falaises de l’île rocheuse. Des museaux plus pointus appartiennent aux podencos, la race de chien indigène, et puis il y a les représentations de la déesse Tanit, considérée comme la protectrice d’Eivissa. Les cabezudos, explique Joanna, sont des représentations à grande échelle, qui ont une longue tradition ici dans les îles Baléares, notamment à Majorque. Avec ces têtes géantes, sa compagnie crée des chorégraphies, des danses et des processions qui célèbrent les mythes et le folklore d’Eivissa.

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Theatre of the Ancients a également organisé des rituels saisonniers, comme l’Ascension le dimanche de Pâques 2021, le Festival du Soleil à la mi-août 2021, le Solstice d’Hiver en 2020 et la Marche de la Lune en 2016, la première dédiée à la déesse Tanit.

Comme la plupart des îles méditerranéennes, Eivissa n’a pas connu une économie prospère avant les années 1960, lorsque le tourisme de masse est arrivé et a tout changé. Cet essor démographique a même suscité des tensions sur l’île, en raison de la rareté des ressources, incitant de nombreux habitants à émigrer à Cuba et en Afrique du Nord. À l’origine, Eivissa attirait surtout les hippies et des jeunes d’autres sous-cultures, avant de commencer à séduire un public européen plus large. Au fil du temps, le tourisme est devenu la principale force économique de l’île, alimentée en partie par sa scène musicale. Après un déclin pendant la pandémie, les chiffres atteignent aujourd’hui un niveau record. Et avec, un marché florissant de souvenirs et de babioles abordables qui reflètent à leur manière l’essence des lieux. Pour cette série de photos, nous avons choisi quelques t-shirts vintage et contemporains.

SOUVENIRS

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UNE ÎLE SACRÉE

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CEPENDANT, L’AURA DE MYSTÈRE ET DE MYSTICISME

EIVISSA EST PRINCIPALEMENT À L’ÎLOT D’ES VEDRÀ AU OÙ

ELLE SE MANIFESTE SURPRENANTES

Combien de significations le mot « magique » a-t-il ? Des publicités conçues pour attirer les touristes affirment que « Eivissa est magique ». Ces mêmes touristes répètent la phrase en contemplant le coucher du soleil sur Cala Comte. Elle est murmurée par les fêtards qui émergent des discothèques aux premières lueurs de l’aube, par les baigneurs dans les criques isolées au nord de l’île, et par les hippies et les chamanes qui viennent sur l’île depuis le début des années 1960. Mais il existe aussi une magie non métaphorique, plus littérale et mystérieuse, dont l’île d’Eivissa semble imprégnée depuis toujours.

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L’AURA DE MAGIE, MYSTICISME QUI ENTOURE PRINCIPALEMENT ATTRIBUÉE AU SUD-OUEST DE L’ÎLE, MANIFESTE DE MANIÈRES SURPRENANTES ET VARIÉES.

Il ne s’agit pas d’une nouvelle stratégie marketing ou d’un subterfuge New Age à base de potions et de phases lunaires. L’étymologie même du nom « Eivissa » est empreinte de spiritualité. Certaines théories font remonter son origine à la divinité égyptienne Bes, connue pour protéger ses adorateurs des animaux venimeux. À l’époque, avant l’introduction d’espèces étrangères, il n’y avait pas de serpents à Eivissa. Une caractéristique unique, qui a conduit les Carthaginois, qui utilisaient l’île comme port stratégique pour leurs routes commerciales en Méditerranée, à la considérer comme une île bénie. Cependant, l’aura de magie, de mystère et de

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mysticisme qui entoure Eivissa est principalement attribuée à l’îlot d’Es Vedrà au sud-ouest de l’île, où elle se manifeste de manières surprenantes et variées.

L’une des histoires les plus anciennes et les plus intrigantes nous vient de l’Odyssée, d’Homère. Selon le poème épique, Ulysse décide de rentrer à Ithaque, après son séjour au palais de Circé. Avant de partir, Circé le met en garde contre les dangers qu’il rencontrera pendant son voyage en mer. Le premier, et le plus célèbre dans la mythologie populaire, est celui des sirènes, des créatures mi-femmes, mi-oiseaux qui séduisent les marins de leurs voix douces. Ulysse reçoit des instructions précises : il doit se boucher les oreilles avec de la cire d’abeille et s’attacher au mât de son navire pour éviter de succomber à leur chant hypnotique et de sauter dans la mer. Les hommes ensorcelés par les sirènes sont condamnés à ne jamais revenir et, comme le raconte Homère, les rochers habités par ces créatures sont couverts de squelettes et de cadavres. Heureusement, ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais selon la croyance populaire, l’îlot d’Es Vedrà serait le rocher maudit et la demeure des sirènes.

Cette montagne se dresse à plus de 400 mètres au-dessus de la mer. Elle fait partie de la réserve naturelle de Cala d’Hort et, sur le plan géologique, c’est une île calcaire formée au Mésozoïque comme toutes les îles Baléares. L’îlot est inhabité et n’abrite qu’une espèce de lézards et des oiseaux, qui nichent au milieu de ses roches déchiquetées. Par souci de précision historique, une personne s’y est bien installée autrefois. Il s’agit de Francisco Palau y Quer, un frère carme qui fut exilé de Barcelone à Eivissa en 1855 pour

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des raisons politiques. Il rama jusqu’à Es Vedrà et vécut seul dans une grotte pendant un certain temps, se consacrant à la méditation et à la prière. La légende raconte qu’il survécut grâce aux gouttes d’eau de pluie qui s’infiltraient à travers les parois de son abri.

Pendant son séjour sur l’îlot, Francisco eut plusieurs visions mystiques qu’il consigna dans ses écrits, Mes Relations avec l’Église. Ces visions incluaient des rencontres avec d’imposants jeunes célestes répandant l’amour. Curieusement, dans l’un de ses écrits, le frère décrit également avoir été témoin de spectacles lumineux, qui furent plus tard interprétés comme des objets volants non identifiés.

Pour les amateurs d’OVNI, Es Vedrà est l’un des endroits les plus intéressants en Europe. Des dizaines d’observations ont été signalées, dont l’une se distingue particulièrement. Le 11 novembre 1979, un avion en provenance de Majorque et à destination de Tenerife survolait l’îlot lorsque, selon le récit du pilote, il rencontra un objet circulaire et lumineux émettant de puissantes lueurs et se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de n’importe quel instrument connu de l’humanité. L’avion fut contraint d’atterrir à l’aéroport de Manises à Valence, et le phénomène reste inexpliqué à ce jour.

Parmi les pêcheurs, une légende tenace affirme qu’Es Vedrà est un puissant pôle magnétique capable de perturber les boussoles et les instruments de navigation. Une histoire similaire à celle du célèbre Triangle des Bermudes, mais facilement réfutée. Une autre légende prétend que l’îlot est le lieu de naissance de Tanit, la déesse phénicienne de la lune, de la danse et de la fertilité,

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L’UNE DES HISTOIRES LES LES PLUS INTRIGANTES NOUS

D’HOMÈRE : ELLE RACONTE SERAIT LE ROCHER MAUDIT

DES CRÉATURES MI-FEMME, SÉDUIT ULYSSE DE LEURS

et la protectrice d’Eivissa. Aujourd’hui, le visage de la déesse orne des milliers de statuettes vendues en guise de souvenir, mais des centaines d’années avant le christianisme, Tanit avait une grande importance dans le panthéon phénicien. En 1907, le sanctuaire rupestre de Culleram a d’ailleurs été découvert ici, où les fidèles laissaient des statuettes en terre cuite en offrande à Tanit. Sur un plan plus prosaïque, le nom de Tanit est aujourd’hui associé à des établissements de baignade, des restaurants et des hôtels à Eivissa.

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LES PLUS ANCIENNES ET NOUS VIENT DE L’ODYSSÉE, RACONTE QUE L’ÎLOT D’ES VEDRÀ MAUDIT OÙ LES SIRÈNES, MI-FEMME, MI-OISEAU AURAIENT LEURS VOIX DOUCES.

Enfin, d’autres divinités mineures peuplent la mythologie de l’île : c’est le cas des fameliars, d’espiègles lutins censés naître d’une fleur poussant uniquement à la veille de la Saint-Jean, sous le vieux pont de Santa Eulària. Plus malicieux que malveillants, ces fameliars demandent sans cesse « comida o trabajo » (de la nourriture ou du travail). La sagesse populaire conseille de les occuper. Au centre de Santa Eulària, vous pouvez trouver des sculptures de plusieurs fameliars réalisées par Andreu Morenu. Ces sculptures ne vous demanderont rien, mais leur présence rappelle l’Eivissa traditionnelle.

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PLOUF !

Pour arriver à Sa Figuera Borda, passez devant le parking bondé de Cala Comte, où des rangées de voitures prennent la poussière. Continuez jusqu’à ce que les champs commencent à réapparaître, parsemés de bottes de foin et de fenouil sauvage de la taille d’enfants ou des sentinelles qui bordent la route. La mer surgit brusquement alors que l’île se termine, à quinze mètres en dessous. L’horizon s’élargit. Sous la première couche de fine poussière se trouve la roche rouge. Les touristes empruntent un escalier raide pour aller s’asseoir dans la baie en contrebas et se baigner. Les enfants d’Eivissa restent perchés en haut, fixant l’abîme. Ils vacillent sur le bord, suspendus entre la falaise et le vide. Avant de plonger, ils lancent une pierre par sécurité ou superstition, une habitude devenue un rituel. Puis ils annoncent leur saut imminent avec un compte à rebours. Un par un. Tres, dos, uno. Ils s’élancent, d’un bond puissant, puis leurs silhouettes pirouettent dans les airs. Ils se recroquevillent. D’en haut, on ne les voit plus. Deux secondes plus tard, le bruit de leurs corps qui entrent dans l’eau atteint nos oreilles.

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Sa Figuera Borda reste une partie relativement méconnue de l’île, malgré sa proximité avec les Platges de Comte. La région offre des eaux cristallines à l’abri du vent et un petit promontoire avec une grotte au milieu, que les pêcheurs locaux utilisaient autrefois pour entreposer leur matériel.

GAIA REPOSSI

125 À la rencontre de

De la maison où nous rencontrons Gaia Repossi, on n’entend que la mer. Il y a d’autres maisons à proximité, nichées dans la forêt de conifères. Une piscine est installée à l’ombre d’un pin. Bien en dessous, le vent forme de petites vagues, qui viennent lécher le rivage sablonneux de Cala Molí, dans le sud-ouest de l’île. Gaia se déplace avec langueur en cette après-midi paisible. L’isolement serein de la terrasse est tout ce qu’elle recherche à Eivissa.

Gaia est la directrice artistique de Repossi, l’une des marques italiennes de haute joaillerie les plus influentes au monde, depuis l’âge de 21 ans seulement. Cela fait seize ans maintenant. Repossi a été fondée dans les années 1920 par le grand-père de Gaia, Costantino, et développée par son père Alberto. En 2015, LVMH acquiert une partie de l’entreprise. L’année suivante, Repossi ouvre une boutique phare sur la Place Vendôme à Paris. Entre la France et les États-Unis, Eivissa est un sanctuaire précieux pour Gaia.

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Costantino Repossi, le grand-père de Gaia, a fondé la maison de joaillerie à Turin, en Italie, en 1957. En 1986, son père, Alberto Repossi, a déménagé l’entreprise à Paris, où elle est établie depuis.
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Repossi entretient un lien fort avec la mer : la boutique la plus célèbre de la marque est située à Monte-Carlo, où elle a ouvert ses portes en 1978.

La frontière entre la marque de votre famille et vos réseaux sociaux est de plus en plus floue ces derniers temps. Qui est la vraie Gaia Repossi ?

Je m’appelle Gaia Repossi, je fais le même métier que mon père et mon grand-père. Je représente la troisième génération. Je fais ce métier depuis seize ans, mais en réalité, je suis née dedans. Ce n’était pas ma première passion, même si le design, le fait de briser les codes et de proposer de nouvelles choses m’intéressait déjà. La joaillerie est encore un territoire inexploré en ce sens.

Vous êtes née en 1986 et vous venez de fêter vos 37 ans. Quand vous étiez plus jeune, était-ce la voie que vous envisagiez, ou ne vouliez-vous pas faire partie du monde de la joaillerie ?

Je ne voulais rien avoir à faire avec. Je ne considérais pas ça comme un environnement stimulant sur le plan intellectuel ou artistique ; je trouvais ça superficiel. Dans les années 1990 et même au début des années 2000, les gens branchés ne portaient pas de bijoux. Quelques strass et puis voilà. Je voyais les bijoux comme un accessoire de tapis rouge, complètement déconnecté du design ou des bijoux anciens, qui représentaient plutôt une forme d’identité ; un langage perdu. Je m’intéressais surtout à la mode. J’ai grandi sur la Côte d’Azur, loin de la mode. Mais nos bureaux étaient à Paris et j’étais intriguée par ce monde. J’ai étudié la peinture, puis l’archéologie, tout en aidant mon père dans ses bureaux parisiens. Petit à petit, j’ai commencé à réfléchir à la manière dont je ferais les choses si j’étais aux commandes…

Quand avez-vous décidé de vous lancer ?

J’ai commencé à tâter le terrain et à donner des conseils vers l’âge de 18 ou 19 ans, alors que j’étais encore à l’université. Mon père était intelligent et respectueux, il me laissait beaucoup de place pour m’exprimer. J’ai choisi d’étudier l’archéologie à Paris afin de pouvoir aller au bureau et à l’université en même temps. J’ai voyagé en Inde, où j’ai découvert la joaillerie nomade, entre autres choses. Les bijoux ethniques m’ont toujours captivée et c’est à ce moment-là que la joaillerie a commencé à prendre sa propre identité et à me donner des idées.

Comment avez-vous intégré différentes cultures à la joaillerie ?

Prenez le punk, par exemple. J’aime beaucoup la joaillerie punk, qui s’inspire des ornements africains. Je transforme ensuite cette inspiration en un produit extrêmement raffiné tout en conservant une certaine position. J’aime aussi beaucoup l’accumulation, qui est une coutume africaine.

Quelles difficultés rencontrez-vous au moment de transformer votre inspiration en bijoux contemporains ?

Même si je me laisse beaucoup influencer par les designs ethniques, la joaillerie d’aujourd’hui n’est pas comme la sculpture ou la peinture, où vous pouvez vous exprimer librement et créer quelque chose d’abstrait. En joaillerie, un objet impeccable est conçu avec soin sur la base de dessins techniques avec l’aide d’orfèvres. Le but est de créer un nouveau classique,

ce qui est incroyablement difficile à faire : donner une dimension intemporelle à un produit. Mais cela peut être fait en honorant les traditions du passé et en les combinant à une approche plus moderne du design.

Dans quelle mesure un bijou est-il capable d’amplifier ou d’altérer l’identité d’une personne ?

Si l’on regarde en arrière, on s’aperçoit que la joaillerie a servi de langage aux tribus, aux civilisations, aux hommes et aux femmes. Dans un contexte contemporain, on veut surtout avoir l’impression qu’elle nous appartient.

Si l’on s’intéresse au rapport entre la mode, le luxe et la rapidité, la joaillerie semble se mouvoir à un rythme plus lent, notamment en raison de sa longévité. Qu’en pensez-vous ?

L’industrie joaillière en général est très lente, très « slow fashion ». Mais c’est une industrie tellement habituée à être lente qu’elle tombe souvent dans l’excès, presque par principe. La joaillerie joue avec les désirs : les gens cherchent à investir dans ces pièces, ou en tombent amoureux au premier regard. Mais sa lenteur vient parfois entacher son charme. Bien qu’il soit impératif de contrer la « fast fashion » et la surconsommation, il est tout aussi important de maintenir un rythme créatif qui réponde aux exigences de notre époque.

Que signifie le terme « éthique » dans l’univers de la joaillerie ?

La mode est un vrai bazar, bien que l’on tente peu à peu de résoudre le problème. Il faudra du temps aux grands conglomérats pour trouver des solutions, car ils ont réagi trop tard. Les clients, en revanche, ont déjà une compréhension plus avancée de la qualité et de la durabilité. L’avantage, c’est que le secteur de la joaillerie relève de la catégorie de la « slow fashion », un segment de marché moins destructeur pour l’environnement qui permet une production maîtrisée et des volumes plus réduits.

Et la « beauté » dans tout ça ?

Parfois, lorsque vous voyez un bijou seul, non porté, il peut vous sembler dénué d’intérêt. De nombreux bijoux sont conçus pour éblouir et prennent une nouvelle dimension lorsqu’ils sont portés. Ils se meuvent avec le corps.

En 2021, vous avez créé une collection inspirée des bijoux du photographe Robert Mapplethorpe. Comment cela s’estil passé ?

J’ai acheté l’une de ses photographies, celle d’un palmier, lors d’une exposition organisée par Sofia Coppola, et depuis, nous avons intégré ses photos à l’image de la marque, aux invitations et aux campagnes. Nous contactons la Fondation Mapplethorpe une ou deux fois par an pour obtenir les droits sur les photographies. À un moment donné, la fondation m’a proposé une collaboration et j’ai accepté avec plaisir ! Je me suis rendue à New York pour une réunion afin de parcourir leurs archives, puis j’ai visité le Getty Museum à Los Angeles, où des centaines d’objets Mapplethorpe sont exposés.

J’ai rédigé un dossier de 50 pages détaillant tous les concepts, et le responsable de la fondation a souhaité me rencontrer.

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Au final, nous avons créé vingt pièces à partir de ma sélection. J’ai suivi deux grands axes : reproduire des pièces que j’admirais, et les réinterpréter.

La collection a reçu une excellente couverture médiatique.

C’était un projet incroyable, que j’ai immédiatement pris très au sérieux. Ses pièces sont souvent très figuratives, alors que je penche généralement vers des designs plus abstraits. Mais j’ai été réellement attirée par sa photographie, notamment en raison de sa rigidité.

Parlons de communication. Comment avez-vous développé cette approche unique de la communication au sein de la joaillerie traditionnelle ?

Je voulais combler le fossé qui existe entre la joaillerie et la mode à l’aide d’un simple stratagème. Je me suis demandé pourquoi la joaillerie ne faisait pas partie du dress code actuel. Dans les éditos de mode, elle était toujours présentée séparément, associée aux galas et aux robes de soirée. Il n’y avait pas de pièces pour tous les jours.

Vous êtes devenue une marque à part entière. Que ressentez-vous à l’idée d’avoir plus de followers que la marque familiale ?

Repossi n’a pas encore établi de présence dans le monde des influenceurs. C’est quelque chose que j’apprécie. J’étais un peu timide, mais maintenant je le comprends dans une certaine mesure, même si cela m’a pris du temps.

Vous avez grandi sur la Côte d’Azur ; comment la mer a-t-elle influencé votre façon d’être et de vivre ?

Au début, très peu. Après mon adolescence, j’ai immédiatement déménagé à Paris, puis j’ai vécu en Amérique. Je me suis plongée dans le travail : le calme et la tranquillité ne m’intéressaient pas du tout. Mais pendant la pandémie, j’ai eu une prise de conscience. Depuis que Repossi a rejoint LVMH, mon rôle est plus défini et mieux organisé. Quand nous n’étions qu’une petite maison, nous devions tout gérer, mon père et moi.

J’ai 37 ans et je réalise que j’ai tellement donné. Je continue à travailler dur, mais j’ai aussi appris à mieux gérer mon temps. Quand avez-vous découvert Eivissa ?

Il y a longtemps. J’y suis allée pour la première fois quand j’avais 17 ans, 16 peut-être.

Vous étiez là pour la musique et la fête ?

Non, j’étais attirée par la mer. L’île représente une échappatoire. Au-delà de la fête, ce que j’aime vraiment, c’est la liberté qui règne ici. Contrairement à la Côte d’Azur, qui est typiquement française et où l’on s’habille pour aller dîner, Eivissa est bien plus libre. Elle me rappelle des endroits en Jamaïque ou en Thaïlande. Je ne crois pas que beaucoup d’îles de la Méditerranée offrent une telle liberté. J’ai l’impression de pouvoir me cacher ici, entourée d’amis sincères. Je pratique aussi le yoga depuis 16 ans et cette énergie légèrement plus spirituelle se ressent ici, sur l’île.

Quelle est votre relation avec la mer ?

J’ai passé mon enfance à nager, et la mer me procure une sensation instantanée de paix.

Étiez-vous ici pendant la pandémie ?

En partie. Quand il a été de nouveau possible de voyager, je suis retournée dans les endroits qui me manquaient le plus, comme l’Inde et le Japon. Mais Eivissa reste un refuge où je peux m’échapper et me déconnecter, un endroit où je me sens vraiment chez moi.

Continuez-vous à apprendre des choses ?

Bien sûr. Nous avons une collection de livres sur la joaillerie au studio, je les ouvre de temps en temps et je découvre toujours quelque chose de nouveau. Il y a quelques mois, nous avons lancé une boucle d’oreille inspirée d’une pièce africaine que j’ai trouvée chez un antiquaire. Plus tard, en feuilletant les livres, je suis tombée sur un design quasi identique.

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« Eivissa représente une échappatoire. Au-delà de la fête, ce que j’aime vraiment, c’est la liberté qui règne ici. Elle me rappelle des endroits en Jamaïque ou en Thaïlande. Je ne crois pas que beaucoup d’îles de la Méditerranée offrent une telle liberté. »

DESIGN NOCTURNE

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YVES URO CARLOS DÍAZ GENICIO ROM ERO

L’histoire du clubbing à Eivissa va bien au-delà de la musique. Complexe, variée et plurielle, elle se mêle à l’économie et à l’anthropologie. Différentes sous-cultures ont animé les nuits sur l’île, laissant leur empreinte musicale et visuelle à travers leurs créations frappantes.

Un collectionneur a d’ailleurs créé une archive d’affiches, qui s’étend sur plusieurs décennies : son nom est Pep Pilot. Pep a maintenant la soixantaine, mais il connaît intimement l’histoire de la vie nocturne d’Eivissa depuis les années 1970. Autrefois, les fêtes n’étaient pas aussi fréquentes qu’aujourd’hui, où il se passe quelque chose tous les soirs. À l’époque, les affiches avaient donc une durée de vie plus longue et un impact plus important, leur écho résonnant de pueblo en pueblo. Les personnes qui concevaient ces affiches étaient des artistes à part entière. L’âge d’or de la vie nocturne à Eivissa a vu l’émergence de talents, tels que Yves Uro, Rom Ero et Carlos Díaz Genicio. La collection de Pep Pilot va des fêtes hippies légendaires au Pacha, qui portent aujourd’hui le nom de Flower Power, à la légendaire salle KU à San Rafael, désormais connue sous le nom de Privilege. Elle comprend également de petits bijoux perdus comme Es Paradis Terrenal et le célèbre Space. Chaque nuit avait un thème, qu’il s’agisse de costumes amusants ou de quelque chose de plus sérieux, comme le projet du Pacha visant à financer la plantation de 1 000 arbres sur l’île.

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Yves Uro, Acid House, 1988 (dessin)

Yves Uro, Opening Summer, 1984 (dessin)

Yves Uro, Extasis, 1977 (dessin)

Yves Uro, Noche Tanga, 1981 (dessin)

Yves Uro, KU, 1988 (dessin)

Yves Uro, Miss Tanga, 1988 (dessin)

Yves Uro, Luna, 1988 (dessin)

YVES URO

Né en 1954 et décédé prématurément en 1995 à Paris, Yves Uro est peut-être l’artiste le plus légendaire de l’histoire des affiches des soirées à Eivissa. Il a principalement collaboré avec KU, et d’autres clubs et discothèques de temps à autre, concevant près de 400 affiches. Son style se caractérisait par des dessins réalistes et détaillés, manifestement inspirés par la science-fiction. Les allusions au surréalisme et à d’autres mouvements artistiques étaient fréquentes. Son travail a été immortalisé dans le recueil Urovision, édité par sa sœur Catherine Uro et publié par l’éditeur britannique IDEA.

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Rom Ero, Acuarius, 1991 (dessin)

Rom Ero, Erotic Dreams, 1995 (collage)

Rom Ero, 28 Aniversario, 2001 (acrylique)

Rom Ero, Cherrys & Diamond, 1989 (acrylique et collage)

Rom Ero, Caligula, 1993 (collage)

Rom Ero, House Of Madness, 1991 (acrylique et collage)

ROM ERO

Originaire de Grenade, Rom Ero a commencé à concevoir des affiches à Eivissa en 1989. En parallèle de son travail d’illustrateur, il a toujours été actif en tant qu’artiste visuel éclectique. Sa collaboration avec le Pacha a débuté après que l’ancien directeur du club a fait l’acquisition de l’une de ses peintures, lors d’une exposition à Eivissa en 1988. Le célèbre logo Flower Power, représentant un œil stylisé, est l’une de ses créations. Pendant les années dorées du clubbing, il a beaucoup utilisé la technique du collage, qu’il réalisait à la main, ainsi que la peinture, avant l’ère informatique. Il a également participé à la décoration du club, à la tête d’une équipe de collaborateurs.

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CARLOS DÍAZ GENICIO

Carlos Díaz Genicio voulait faire pour l’Es Paradis Terrenal ce que ToulouseLautrec avait fait pour le Moulin Rouge des décennies plus tôt à Paris. Né en Asturies, il s’est installé à Eivissa dans les années 1970. Son succès est survenu dans les années 1980, après la conception d’affiches pour l’Es Paradis Terrenal, alors considéré comme l’un des clubs les plus extraordinaires au monde. Carlos a également travaillé pour l’Es Paradis en tant que directeur artistique pour l’organisation desoirées, s’occupant personnellement de chaque création à la mainjusqu’en 1995. Son style futuriste et révolutionnaire est capable d’associer le dessin aux possibilités émergentes offertes par l’infographie de l’époque.

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Carlos Díaz Genicio, Summer of Love, 1993 (aérographe et collage sur carton)

Carlos Díaz Genicio, Night of Sant Joan, 1987 (acrylique sur papier)

Carlos Díaz Genicio, Pyramids, 1995 (aérographe)

Carlos Díaz Genicio, Mister, 1989 (acrylique sur papier)

Carlos Díaz Genicio, Circus, 1989 (crayons de couleur)

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Peu Roda F/W 2023
Runner K21 F/W 2023
Karst F/W 2023
Karst F/W 2023
Runner K21 F/W 2023
F/W 2023 Karst Niki Drift Trail 1 2 3 Runner K21 Pix Drift Trail 4 5 6 Niki Drift Trail Pelotas Mars 7 8 9 Walk, Don’t Run.
146 Karst Peu Roda Pelotas Mars 10 11 12 Peu Roda Niki Pelotas Mars 13 14 15 16 17 18
Thelma Bonnie BCN
147 Pelotas Mars Bonnie Walden 22 23 24 Karst Pix Drift Trail 19 20 21 25 26 27
Casi Myra Junction Brutus
148 Pelotas Mars Drift Trail Peu Terreno 28 29 30 Karst Drift Trail Junction 31 32 33 Drift Trail Niki Thelma 34 35 36
Niki F/W 2023

Édition et création

Alla Carta Studio

Directeur de la création

Achilles Ion Gabriel

Directrice de la marque

Gloria Rodríguez

Photo Stevie & Mada

Stylisme

Francesca Izzi

Illustrations

Jo Minor

Rédaction

Davide Coppo

Production

Hotel Production

Un grand merci à Antonio Cobo

Guillermo Clavel Marì

Thomas Derville chez L’attitude Productions

Estudi Tur Costa

Ilaria Norsa

Pep Pilot

Asja Piombino

Paulo Vieira

Crédit photo

© Stevie & Mada

© Jo Minor : pp. 71-83

© Prada Poole Archive : pp. 42-47

© The Estate of Yves Uro / Yves Uro / Catherine Uro : pp. 134-135

© Rom Ero : pp. 136-137

© Carlos Díaz Genicio : pp. 138-139

Images fournies par Repossi : pp. 124-131

Impression

Artes Gráficas Palermo, Madrid

ISSN : 2660-8758

Dépôt légal : PM 0911-2021

Imprimé en Espagne

Alcudia Design S.L.U.

Majorque

camper.com

© Camper, 2023

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