De purs désastres,édition aggravée de François Salvaing

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FRANÇOIS SALVAING De purs désastres, édition aggravée Illustration de Boll Voici des soldats. Hétéroclites, innombrables. Armés de frondes, de fusées. Conquérant, traversant des continents, des siècles, s’enlisant inlassablement. Se raccrochant à fantasmes et femmes. Dont, récurrente, à peinte rejointe que perdue, Deborah. On croit reconnaître l’époque, la bataille, le général… Et puis, d’une touche, le paysage qui paraissait familier (hiérarchies, casernes, bivouacs, bordels) se décale et ouvre sur de féroces vertiges ou sur des folies douces. En quelques lignes ou en quelques pages, soixante-quatre histoires qui peuvent aussi se lire comme une seule. Fantaisies, fantasias au grand galop d’une écriture à la fois limpide et énigmatique, assassine et joyeuse. François Salvaing, né en 1943 à Casablanca, Maroc, vit aujourd’hui à Paris. Homme de théâtre puis journaliste, il s’est fait connaître du grand public avec Misayre ! Misayre ! (Prix du Livre Inter, 1988) et Parti (finaliste pour le Goncourt, 2000). Romancier à l’écoute du monde (Une vie de rechange, 1991, La Boîte, 1998, Casa, 2003), chroniqueur (Vendredi treizième chambre, 1996, La Phrase, 2006, et dans les colonnes du Matricule des anges), il livre avec De purs désastres, édition aggravée le fruit d’un travail romanesque mené sur plusieurs années.

18 € 9 782913 388727

ISBN 978-2-913388-72-7

FRANÇOIS SALVAING

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F R A N Ç O I S S A LVA I N G De purs désastres, édition aggravée

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Roman(s)

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www.cadex-editions.net © Cadex Éditions, 2010 ISBN 978-2-913388-72-7 Ouvrage publié avec le soutien de la Région Languedoc-Roussillon


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Illustration de Boll

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Venait le soir. Entre la ventaille et la mentonnière, on ne distinguait plus très bien les visages. Chaque mot, chaque geste étaient désormais prévisibles, comme aussi tous les épisodes de cette guerre qui durait depuis tant d’années. Italo Calvino Le Chevalier inexistant


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À Joshua Key, 43e compagnie d’ingénieurs de combat, GI porté déserteur en novembre 2003


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DES MAINS SURGISSAIENT, s’agrippaient aux rebords de nos embarcations. Pour plus de sûreté nous les tranchions aux coudes. Cela dura des heures. Quand nos haches se lassaient, nous donnions de la serpe et nos barques fendaient l’écarlate du lac. Tout cela sans un cri, ou nous aurions effarouché les flamants, les grues. Une fois sur la rive, le colonel Lapeyre réclama son Leica. Nous fîmes groupe sous les daturas et nous arborâmes nos dentitions. Les moments heureux n’étaient pas si nombreux.

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De notoriété publique, la province d’Osterthun était difficile d’accès. Mais en ce temps-là les obstacles ne rebutaient pas notre prince, le stimulaient plutôt. Nous prendrions par où personne n’avait jamais risqué le moindre escadron : par le désert. Les membres de l’état-major, pour réponse, tapotaient du bout du stick leurs bottes, et regardaient par les fenêtres dans le parc du Palais d’été les Centaures de bronze et d’or bâiller des fontaines irisées dont les jets cascadaient vers les dos et les cous marbrés des Nymphes, vers le bassin, le canal, vers l’océan et l’horizon. Personne, cependant, n’avait de plan à opposer à la folie du monarque. On se taisait, guettant une idée dans la trace au loin des mouettes, tandis qu’appuyé au chambranle de la cheminée notre prince souriait aux marmousets et tisonnait dans l’âtre l’absence de feu, l’attente des bûches et l’embarras de ses officiers. — Je vous remercie de partager mon point de vue, finit-il par dire, de manière si dolente, si humble, que je

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crus m’être trompé et que quelqu’un avait parlé sans que ses phrases m’atteignent. Puis il reposa le ringard, frotta l’une à l’autre ses paumes roses, et demanda ce qu’on attendait pour se mettre en route. Le maréchal Brachalka s’ébroua, enjoignit aux sentinelles d’aller faire battre la diane, et nous courûmes dans le bleu froid de l’air, les jambes gaies sur le gravier, les cœurs serrés.

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Peu avant la sortie d’Engoulevent, l’un des hommes de la première colonne prit une rue de traverse, filait. On l’ajusta, il tomba. On le releva, on le soutint quelques mètres, mais sa cheville enflait. C’est le médecin-chef Litmanen en personne qui procéda à l’amputation pendant que le conseil de guerre se réunissait. Ce chirurgien se montra comme à l’ordinaire intransigeant sur le respect dû à son art, et refusa dans les termes les plus nets qu’on emmène l’opéré sur le lieu d’exécution qu’il n’ait bandé le moignon. Puis nous reprîmes notre marche, avec une vigilance accrue.

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— Rassemblement ! Cause toujours. Quand nous arrivions dans un village, les gens se terraient et il fallait les extirper de leurs yourtes, une à une, un par un. Ensuite, quand nous voulions les trier, ils traînaient des pieds, mâles et femelles, jeunes comme vieux. Mais ces inutiles pertes de temps ne venaient pas à bout de l’indulgence du capitaine Kissemba. Il attendait, bienveillant et massif, à l’arrière du camion, près de la balance à bascule, que nous lui amenions, pour pesée, les spécimens indigènes à vue de nez les plus lourds. À Gabatell, par exception, ce fut une femme, que nous avions dû nous mettre à six pour hisser sur le camion. Verdict de la balance : trois cent quinze livres, huit onces. Le capitaine retint également une dizaine d’hommes dont les poids s’étageaient entre deux cent soixante et deux cent vingt livres. Ensuite, nous connaissions la musique, nous avons mis cette troupe improvisée en rangs par deux, et nous l’avons fait marcher devant nous jusqu’à la sortie de Gabatell. Les gens nous suivaient à distance, quelle sorte d’armée étions-nous donc ? Le saccage, les viols, la décimation ne semblaient

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pas figurer à notre ordre du jour. Quoi de pire pouvions-nous avoir en tête ? Pour quitter ce village comme tant d’autres de cette région montagneuse, il n’y avait le choix qu’entre un champ ou une prairie, au milieu desquels sinuait un chemin bien trop étroit pour notre convoi. Nous avons réparti nos corpulentes recrues en largeur sur deux rangs, et nous leur avons enjoint de se tenir et de ne plus se lâcher la main. Puis le capitaine Kissemba a donné d’une salve négligente le signal du départ, mais comme souvent, il a été mal compris et la panique a disloqué nos guirlandes d’obèses et de poussahs, certains ont tenté de s’enfuir. Sans brutalité, nous avons reformé leur alignement, renoué les mains droites des uns aux mains gauches des autres. Et le capitaine est passé derrière chacun, lentement, pour poser ses mots à même les conques. Nous ne leur ferions aucun mal. Si du mal leur advenait, c’est celui qu’ils auraient préparé eux-mêmes. Ou d’autres pour nous. Ils avancèrent sur le chemin et des deux côtés, les uns avec de l’herbe jusqu’à mi-mollet, les autres dans le maïs jusqu’au sternum ou au cou. La femme et l’homme, au second rang, qui occupait la même position centrale, marchaient seuls sur le mélange de terre et d’herbe rase qui tenait lieu de chemin. Tout bruit s’éteignit sauf celui

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de leurs pesantes foulées dans le froissement des végétaux. Nous ne bougions plus, ni derrière nous, le reste du village. Les montagnes avaient leurs dents plantées dans le tendre du ciel.

À Gabatell, rien à signaler. Ni piège à loup, ni mines. Ni hurlements, ni explosions. Quand la femme et les hommes (de loin, une douzaine de barriques cahotant dans une pente) furent parvenus au bout du champ et de la prairie, presque hors de nos vues, le capitaine Kissemba jugea que nous pouvions nous risquer à avancer avec nos camions et nos canons. Bientôt nous rejoignîmes et dépassâmes l’obèse et les poussahs, et quand ils furent minuscules dans nos rétroviseurs nous les vîmes enfin oser, main par main, dénouer leurs guirlandes. À Bourdill, en revanche, village suivant, la même procédure aboutit à un sombre bilan, dix corps pulvérisés par-dessus les conifères parmi l’effroi des migrateurs, et le capitaine se résigna à nous offrir, en représailles, saccage, viols et décimation.

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J’eus une permission. J’achetai, d’occasion, une Chapparal et roulai, trois cents miles, en direction de Jacaranda. Les orangers croulaient sous leurs fruits. Égrenés accroupis au bord de la route, des ouvriers agricoles en poncho semblaient attendre une hausse des salaires. Plus loin je me souvins d’un cousin, obliquai vers John’s Town. Le cousin était chez lui et sa bière était fraîche. Il me présenta à une fille passablement printanière que berçaient un walkman et un hamac. Au retour je ressassai un prénom, Deborah, et lissai le souvenir de cheveux sépia. Les orangers croulaient toujours, les ouvriers n’étaient plus là. Des gendarmes égrenés debout semblaient attendre un arrivage de jaunes.

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Un croissant blanc sabrait la nuit, répétait – ou inspirait – l’impétuosité de nos cimeterres déchirant la plaine vers Khaznadar où nos chevaux surgiraient dans les sommeils que nos poignards perpétueraient. Et notre course hérissait d’arbres l’ombre, enflait le feulement de la rivière Shwa, volait aux pierres de la piste le clair argent des étincelles qu’aussitôt elle prodiguait à l’avidité des ténèbres. Cette nuit-là, parmi nous, presque tous se virent comme le feu même de Dieu. Quelques-uns se persuadèrent qu’en personne ils étaient Dieu. Moi seul savais que Dieu n’était que le nom de ma monture.

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Nous n’avions eu besoin que de montrer nos fusils pour que Gombora, joyeuse et nègre, se livrât. Le gros de l’armée poursuivit, nous laissant, vingtième compagnie, aux ordres de l’Administrateur Boussargues, un civil avec famille. La population nous céda des cases, des hamacs ; les hommes se disputaient l’honneur de nous initier aux essences de la forêt ; les femmes, à l’aube, déposaient à nos portes pieds de cochon et mangues, de quoi tenir jusqu’à midi. Ainsi de suite. Le 18, à l’heure de la sieste, eut lieu un incident. Nous étions, Lafranceschina et moi, de faction à l’entrée de la case de l’Administrateur. Nous suçotions nos bâtons de réglisse à l’ombre d’un araucaria, les yeux clos au soleil incendiaire. Le bruit nous força à les rouvrir : une nuée de négrillons investissait devant nous le terrain vague, et football. Lafranceschina paria six canettes de bière sur ceux de droite, moi quatre sur ceux de gauche. Quand le fils de l’Administrateur sortit de la case, il n’y avait encore rien de marqué. — On dort ici ! Foutez le camp ! criait-il, et il courut vers le match sans s’occuper de nous.

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C’était un garçon de douze-treize ans, solide et roux. Il avait une bizarre façon de courir, le bras droit dans le dos, le bras gauche ballant. Lafranceschina et moi, nous nous sommes regardés, puis levés et lentement rapprochés, avec l’indigène on ne sait jamais. Mais déjà la partie s’était arrêtée. Le fils de l’Administrateur ne criait plus, et les négrillons s’éloignaient, muets, vers la brousse. Un seul traîna, petiot, à regarder sous le nez l’enfant blanc. Et il faillit ne rien se passer d’autre. L’instant d’après un œil sautait dans la poussière. — Tu veux ma photo ? avait demandé Junior. Nous, on était presque rassis sous l’araucaria. — Tu la veux ? Tiens ! Son bras droit avait giclé de son dos, avec un reflet métallique, et j’avais compris : une antenne-radio ! Mais Lafranceschina : un rayon de bicyclette, à deux contre un. Quand on est arrivés, les deux gosses étaient figés, comme reliés par la terreur à la chose à terre entre eux, ronde et visqueuse. Et nous aussi, ça nous a saisis. Le premier à réagir fut le négrillon. Il détala, la tête rejetée en arrière, s’étreignant le front d’une main immense. Lafranceschina et moi, on a hésité. Lui courir après, on lui aurait fait un pansement, l’impossible. Mais cette

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chaleur, et en pleine digestion : nous étions sans jambes, le gamin bientôt hors d’atteinte. J’aurais préféré qu’il hurle. Junior avait toujours sa tige à la main, un rayon t’avais raison. Nous l’avons ramené vers la case, nous évitions de le toucher.

À peine écouté notre rapport : « File dans ta chambre ! » tonna l’Administrateur depuis son lit de camp. Sanglots du fils, giron de la mère, qui disparurent derrière le drap dont se divisait la case. L’Administrateur, gluant sous sa moustiquaire, énumérait : réveiller la compagnie, premièrement état d’alerte, d’ici un quart d’heure on allait avoir le village sur le dos ; deuxièmement l’intendant, qu’il évalue « l’indemnité compensatoire », et pas de chipotage ; troisièmement télégraphier, du renfort, un toubib… L’après-midi s’éternisa, brûlante, sans qu’un seul Noir se manifeste, adulte ou enfant. Une nuit brusque dégringola comme un rideau de fer, et les oiseaux s’emparèrent du silence, commencèrent de le déchiqueter. Nous nous déployâmes à travers le village déserté.

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Lafranceschina et moi, nous fûmes affectés à servir une batterie installée au milieu du terrain vague. À genoux, j’ai cherché l’œil, parce qu’il ne pouvait qu’être là, près de nous, et que je ne voulais pas le toucher par inadvertance. Je l’ai trouvé, encore légèrement humide. L’ombre et le sang dessinaient de vagues continents sur ce globe miniature. J’ai pensé : « La Terre ! » et que nous n’étions pas dessus, mais perdus, Lafranceschina, moi, la compagnie, dans le vide, loin des hommes.

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Au beau milieu de son sept cent soixante-dix-septième jour de détention sur notre base de Monataguan, l’un des prisonniers du secteur H appela le soldat de faction devant sa cage et réclama la visite d’un officier supérieur des Renseignements. Il estimait venue, déclara-t-il, l’heure de passer aux aveux. Le soldat de faction, Elijah Kempes Ardiles, ne s’emballa pas pour si peu, ayant comme nous tous suivi le cycle de conférences sur ce dont étaient capables les ennemis de la civilisation à travers les siècles, de quels mensonges, de quelles ruses. Quant au prisonnier en question, matricule H48, qu’est-ce qu’il lui prenait, au beau milieu de son sept cent soixante-dix-septième jour de détention, de promettre une confession ? Aussi souvent que n’importe quel autre pensionnaire de notre base de Monataguan, on l’avait porté en salle d’interrogatoire, soumis aux tests, aux appareils, aux injections, et, à la différence de bien d’autres, jamais il ne s’était départi de sa grossière ligne de défense et de la même demi-douzaine de mots, il ne savait rien de rien, sans avancer à l’appui de son assertion d’autre argument que son âge, onze ans, puis douze, maintenant treize.

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Le soldat de faction Elijah Kempes Ardiles reprit la partie interrompue sur sa station de jeux, en mena à bien encore quelques-unes. Il était en assez bonne forme et ses scores se situèrent au-dessus de ses moyennes habituelles. Le rai de soleil qui s’infiltrait à travers les planches du secteur H eut le temps de passer de son épaule droite à son épaule gauche avant qu’il ne se décide à transmettre à sa hiérarchie la demande et la promesse du prisonnier. Ce retard enregistré par la caméra de surveillance des surveillants lui vaudrait par la suite et pour l’exemple la révocation, assortie d’une amende correspondant aux deux tiers des soldes à lui versées pendant ses années de service. Quoique tiré au sort pour être commis à sa défense, je ne serais pas de ceux qui le plaindraient. Depuis le bâtiment central on envoya prendre livraison du détenu H48 le capitaine Vladimir Per Johansen et le lieutenant Harrison Hakan Scott. Ceux-là, estimerait à l’unanimité le Comité d’Évaluation, se conformèrent scrupuleusement au règlement. Le capitaine tendit au lieutenant qui les présenta au chef de secteur Hiroshi Glowacki-Tedeschi les documents et décharges nécessaires et, une fois que le soldat de faction l’eut désenchaînée de ses voisines, ils poussèrent la cage jusqu’au portail du secteur H. Là, pour protéger le prisonnier de la lumière du jour à laquelle il n’avait pas été confronté

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depuis sept cent soixante-dix-sept jours, ils lui passèrent une cagoule et ne la lui retirèrent qu’entrés dans le bâtiment central. Comme nombre de leurs prédécesseurs dans la tâche, ils ne manqueraient pas de signaler – le capitaine dictant au lieutenant leur rapport – qu’aux Fournitures on avait mis à leur disposition une cagoule inadéquate, beaucoup trop grande, soit par erreur, soit qu’il n’eût pas été prévu par l’Intendance Fédérale d’avoir à couvrir des crânes de dimension aussi réduite, auquel cas ne conviendrait-il pas – s’interrogeraient-ils avec doigté – d’élargir la gamme des tailles, un profil comme celui du détenu H48 étant, chacun pouvait le constater, de moins en moins rare ? Ils introduisirent la cage et le détenu dans le sas d’accès au bâtiment central, reçurent à leur tour documents et décharges et s’éloignèrent, impeccablement parallèles, imperceptiblement décalés, le capitaine précédant le lieutenant, vers une douche réparatrice.

Je faisais alors partie des stagiaires régulièrement affectés à la fonction de sentinelles lors des interrogatoires sur notre base de Monataguan. Je connaissais donc par cœur les procédures, notamment la cinquantaine de questions préliminaires. Nationalité(s). Identité. Alias éventuels.

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Parentés complètes (ascendante, descendante et collatérale). Adresses successives (principales, secondaires). Appartenances (clanique, confessionnelle, sociale). Pratiques sexuelles, préférences culinaires (évolutions éventuelles). Convictions politiques (idem). Cette première batterie avait pour objectifs 1) de réaccoutumer le prisonnier à l’échange verbal avec un semblable, comme à la discipline de fournir des réponses, et naturellement 2) de vérifier la conformité de celles-ci à celles fournies lors de ses précédents interrogatoires. (Étant donné la date de son incarcération, le détenu H48 avait dû déjà répondre une cinquantaine de fois à la cinquantaine de questions). Tous les manuels tenaient ce préambule pour indispensable, je n’avais jamais vu un seul officier des Renseignements s’en permettre l’économie, et je fus donc surpris par l’abrupte entame du major Osvaldo Mutu Carolescu : — Alors, crache : qu’est-ce que tu sais sur les ADM ? La salle d’interrogatoires était de dimensions moyennes, cent vingt-cinq mètres cubes. Nous étions dix là-dedans, le prisonnier, quatre sentinelles, l’officier, ses adjoints, un interprète et le médecin de garde. Tout ce que nous verrions et entendrions là (qu’enregistraient par surcroît, il va de soi, des yeux et des oreilles numériques) était par avance classé Secret Défense. En cas de violation, fût-elle anecdotique (divulgation des dimen-

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sions de la salle, par exemple), le Code ne prévoyait qu’une peine : la capitale 1. Selon certaines rumeurs dont je n’ai pu vérifier le bien-fondé, non seulement les murs, mais le plafond et le sol de la salle étaient constitués de glaces sans tain, de sorte que d’autres officiers, vraisemblablement de grades supérieurs à celui des majors préposés aux interrogatoires, fussent en mesure de scruter sous tous les angles les prisonniers et de repérer des indices de leurs mensonges dans le repli d’un orteil comme dans la contraction du grand ou du petit rhomboïde, ou à la formation d’une goutte d’urine sur l’ostium externe de l’urètre. (Je m’aperçois que je n’ai pas suffisamment développé un point important : sur notre base de Monataguan étaient détenus les ennemis de la civilisation et de notre Empire considérés par nos experts comme les plus redoutables. Nous ne devions donc prendre aucun risque dans la tâche qui nous était confiée. En vertu de quoi, les détenus vivaient dans des hangars climatisés, sous camisole chimique et caméras vidéo, chacun dans 1. Je ne la risque pas, malgré l’infraction 2 que je commets : un cancer m’en protège, dont, par cruauté bien comprise, aucun tribunal militaire n’aura garde de m’abréger le supplice. 2. Écrire est, en soi, une infraction – aurait relevé l’un de mes tout premiers instructeurs, le caporal Elmer « Bingo » Lemerre.

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son compartiment transparent, rigoureusement nu à l’exception de bracelets magnétiques aux poignets et aux chevilles qui rendraient vaine et des plus brève une évasion au demeurant inconcevable.) ((Ci-dessus j’ai écrit compartiment et non cage, terme familier dont nous usions entre factionnaires mais dont une note de service venait, avec solennité, de prohiber l’emploi, soulignant sa dommageable inadéquation. Rations alimentaires instillées par perfusion trois fois par jour ; lavage automatique du compartiment, contenant et contenu, toutes les trente minutes ; assistance médicale avant, pendant et après les interrogatoires… Pour ne prendre que ces exemples, les conditions de détention de nos prisonniers ne pouvaient décemment être assimilées à celles en vigueur chez les khans d’Ongolie, les potentats du Wanda, les maharajahs de l’Ajastan ou les rois de Rance et de Ngleterre. Et nous ne devions pas, par le relâchement de notre vocabulaire, encourager à nous chercher des poux dans la crinière les bavards et les baveux, les amnestiques internationaux, les hauts hennegeais droitsdelhommistes et autres professionnels de la compassion.)) — Qu’est-ce que tu sais sur les ADM ? était naturellement la question la plus importante, nous voulions débarrasser la planète de toutes les armes de destruction massive qui n’étaient pas les nôtres. Mais

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depuis que j’étais en poste sur notre base de Monataguan j’avais entendu demander ce qu’ils savaient des ADM à des individus de toutes les couleurs et de tous les âges, et de bien des manières, doucereuse ou hargneuse, incidente ou biaise, sereine ou frénétique, négligente ou cérémonieuse – jamais d’entrée de jeu. — Qu’est-ce que tu sais sur les ADM ? demanda le major Osvaldo Mutu Carolescu et notre seconde surprise fut que, de but en blanc, le détenu H48 répondit : — L’essentiel. Il n’avait pas attendu la traduction et s’était exprimé dans la langue impériale, quasiment sans accent. Le major était un homme longiligne, dépourvu de graisse : au curseur de sa pomme d’Adam se mesura le niveau de son émotion. Aucun examinateur avant lui n’avait obtenu de déclaration aussi prometteuse. Il regarda le mur qui lui faisait face, puis, une à une, les autres parois, latérales, supérieure et inférieure. Son oreillette grésilla longuement. Après quoi il réclama de l’interprète qu’il s’assurât si sa question avait été correctement comprise et si la réponse était bien celle que le détenu avait voulu lui faire. Il reçut confirmation, et les murs avec lui. De nouveau, l’oreillette grésilla et presque aussitôt on frappa à la porte que j’avais derrière moi.

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C’était sans précédent, du moins pour moi. Une fois commencé un interrogatoire et jusqu’à son terme, personne n’entrait ni ne sortait. Le major me fit signe, qu’est-ce que j’attendais ? J’aurais préféré, pour la bonne règle, un ordre écrit, mais je comprenais que nous étions à l’orée d’une séance exceptionnelle et j’enclenchai, sans plus tergiverser, la procédure d’ouverture. Entra une jeune femme aux cheveux blonds bouclés, aux formes molles, dans l’uniforme pervenche de nos auxiliaires linguistiques. Elle avait dû, pour parvenir jusqu’à cette salle, déjà subir trois ou quatre fouilles, elle s’offrit à la mienne avec un impassible savoir-faire. Le major m’interrompit impatiemment, alors que je n’en étais qu’à la phase initiale, superficielle, de la palpation de sécurité. Nouvelle entorse aux principes, qui aurait, elle aussi, indiscutablement mérité notification écrite. La jeune femme, interprète numéro 2, se plaça sur la même ligne que son collègue, un gringalet à rouflaquettes, et le major entre eux face au détenu H48. — Qu’est-ce que tu sais sur les ADM ? Les mêmes phonèmes, me sembla-t-il, furent formés de part et d’autre, et l’interprète numéro 2 confirma comme l’interprète numéro 1 que la réponse du détenu, dans sa langue comme dans l’impériale, était : — L’essentiel.

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Le silence qui suivit fut d’une sorte très particulière. On l’aurait dit constitué d’une vibrionnante multitude de larves émanant de chacun d’entre nous dans cette salle – à l’exception du détenu dont la respiration ne se désaccordait pas, tendue mais régulière, je voyais cela sur ses côtes. Ensuite, grésillement. Le major Osvaldo Mutu Carolescu, soudain, se mit au garde-à-vous, salua les parois, une à une, puis, escorté de ses adjoints vint se poster devant moi, livide comme un qu’on aurait, juste avant l’assaut décisif, dégradé, et il me donna l’ordre, – une fois encore non écrit mais audible c’était déjà ça, les bandes magnétiques porteraient si besoin témoignage –, de leur livrer le passage. Derechef, j’entamai la procédure d’ouverture. Dans le sas, derrière la porte, patientaient trois ombres.

L’affaire, d’évidence, était prise avec le sérieux maximal. À un major et à deux capitaines succédaient un général et deux colonels, leurs noms passeront peut-être à l’histoire, me restent à l’heure où j’écris inconnus, interdits.

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L’un des colonels sortit d’une poche une clé à tube et se dirigea vers l’un des murs dont en un tournemain il tira une chaise, dépliable, transparente. Je remarquai alors, sur les autres parois, de comparables dispositifs dont l’existence m’avait échappé lors des interrogatoires auxquels j’avais assisté. Qu’un examinateur pût officier autrement que debout ne me serait pas venu à l’esprit. Le général prit ses aises, tomba le képi, la veste et le sabre, desserra tant soit peu cravate et ceinture, retroussa ses manches, ôta ses fixe-chaussettes, enfin s’assit. Ses colonels ne se sentirent pas les mêmes besoins ou les mêmes droits, demeurèrent tels qu’ils étaient entrés, en bonnets et dolmans. L’un tendit au général une courte lunette, l’autre une longue cuiller. Le général prit la lunette, la porta à son œil gauche et demanda qu’on rectifiât la position du détenu dans son compartiment. Les colonels actionnèrent les broches et les leviers tant qu’il ne se déclara pas satisfait de la distance et de l’angle. Il désirait, apparemment, que, depuis sa chaise, son regard (et/ou la cuiller) puisse plonger jusqu’au larynx du détenu. J’ai supposé qu’il s’estimait capable de détecter, à cette source des sons, aux remuements des cartilages, impairs et médians autant que pairs et latéraux, si allait être émis une vérité ou un mensonge.

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Je ne vis pas le signal de départ, peut-être n’y en eutil aucun. Les cinquante questions préliminaires passèrent comme une sonate – à trois instruments, les deux colonels, qui se relayaient, et le détenu H48. De celui-ci j’ai enfin entendu le nom : Souleiman Sebastiao Raharimanana. Les deux colonels étaient virtuoses, accéléraient ou ralentissaient de manière imprévisible. À certains moments leurs voix se chevauchèrent, à d’autres elles laissèrent une pause illogique, déroutante. J’ai pensé au mouvement des machines à laver, tel qu’au hublot le raconte le linge. Les colonels firent un pas de côté, on vit mieux le général. Il prit sa respiration, des pieds à la tête s’enflèrent des anneaux et des bourrelets et on comprit qu’il pouvait mettre à rude épreuve – ses vêtements pour commencer. Sa voix gronda des tréfonds de son coffre, lui écarta les mâchoires, bondit, fondit sur l’impubère nudité du prisonnier. — Alors, ces ADM, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? — Nos ADM… murmura l’enfant. — Plus fort ! Foc de fac de fuck ! Plus fort ! À tant meugler le général aurait pu intimider l’enfant, le faire rentrer dans sa coquille. Mais non. Souleiman Sebastiao Raharimanana tenait un auditoire, le plus huppé possible à Monataguan, et n’entendait pas le lâcher.

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— Nos ADM – reprit-il, du même ton – c’est notre ADN. Et son rire fusa comme une souris entre nous, et à la vitesse des souris se reproduisit, pullula, montant et descendant à toute allure le long des parois et de nos colonnes vertébrales. Les traducteurs concédèrent leur incapacité à transposer dans la langue impériale l’infantile jeu de mots, et n’en fournirent que la maigrelette signification : en fait d’armes de destruction massive le matricule H48 riait de n’avoir à déclarer pour lui-même, ses compagnons de captivité et leurs semblables encore non détenus que leurs irréductibles singularités génétiques. Son rire redoubla d’intensité et de vélocité. Impatiemment, tous autant que nous étions dans la salle d’interrogatoires, nous guettâmes l’ordre de le faire cesser. Cet ordre ne vint pas. Le général en personne pénétra dans la cage et arracha au petit prisonnier, d’un claquement de mâchoires, les génitoires, puis les recracha. L’engeance au moins n’aura pas de descendance, conclut-il. Est-ce sur son rapport et son exemple qu’un projet s’élabora, de stérilisation systématique des populations dangereuses ? L’hypothèse n’est pas à écarter. Le projet, quoi qu’il en soit, se heurte encore aujourd’hui à l’op-

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position résolue d’un des clans les plus proches du trône, qui y dénonce une aberration économique, « en termes de marchés comme en termes de maind’œuvre ». Je n’aurai pas l’immodestie d’entrer dans pareil débat.

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Nous progressions depuis quelque temps déjà dans une cité d’habitations à loyer modéré quand nous remarquâmes l’ombre portée d’un vol. Cigogne ou pélican, les avis se partagèrent. Dans notre compagnie c’est Makkinen qui ce jour-là était préposé à la fronde. Il visa l’ombre, fit mouche, la clouant au béton. Nous nous mîmes alors sur un seul rang, et chacun sortit son quart avant de s’agenouiller pour boire à cette tache. Il ne manqua pas d’envieux dans les autres compagnies, ni de mendiants. La vie est une loterie, dit l’adjudant. Lui seul d’ailleurs s’empoisonna du breuvage.

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Sonore et clinquante, toute en bagues, trompes et trophées, la Victoire paradait – surtout de nuit – dans le camp. Elle s’invitait sous nos guitounes de simples soldats, s’asseyait sans façon parmi nos ramis et nos bésigues, renversait ses diadèmes pour boire à nos flacons, et découvrait ses gorges pour rire à nos chansons. Mais défense de toucher. — Demain ! promettait-elle, riant, un bras levé où tournoyaient ses bracelets, l’autre pressant du sein au sexe son péplum contre soi. Nous ne résistions pas longtemps, Farouk ou Vahid, il y en avait toujours un pour être le premier à se jeter sur elle, et nous savions que le matin nous trouverait déjà défaits.

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Le vaguemestre répéta mon nom, je dormais ou quoi ? Lettre de Deborah. « Pourquoi ne m’avez-vous pas touchée ? » Une poussière cendrée ternissait certains passages. Je secouai le papier au-dessus d’un puits, j’aurais voulu voir ces mots partir vers le sombre miroir.

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C’est l’aspirant Gasc, au mess, qui émit l’hypothèse : — Des trompe-l’œil. Il y avait une semaine que nous bombardions Novy Mir. Trois fois déjà, des pilotes avaient cru atteindre la cathédrale Sainte-Maxime, deux fois l’hôpital CorpsSacré-de-Jésus et autant le Centre Administratif Friedrich-Engels. Quant à la caserne Boulgakov et à l’aérodrome Héros-du-25-Septembre, à chaque retour d’escadrille on annonçait leur destruction. La vantardise est naturelle aux aviateurs, mais l’étatmajor ne parvenait plus à expliquer par là seulement qu’on fît aussi souvent mouche pour aussi peu d’effet : nos pilotes continuaient de sortir de leurs cockpits avec des sourires de magazine, et cependant Novy Mir tenait, quoiqu’absolument cernée, sur sa façade maritime par la IIe flotte, sur ses faubourgs continentaux par les VIe et VIIIe armées. Là-dessus : « Des trompe-l’œil ! », l’hypothèse Gasc qu’un lieutenant-colonel entendit, rapporta, et qu’un général s’attribua, proposa. On parachuta des espions pour camoufler les espions qui, à la rame, depuis le

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delta, tâchaient de s’immiscer dans l’écheveau de canaux où grouillait le cœur de cette résistance inepte.

Nous restâmes sans nouvelles quinze jours pendant lesquels la routine perdura, décollages bombardements retours et communiqués de victoire dont chacun infirmait le précédent en le répétant. Le dix-huitième jour après le départ des escouades d’espions, l’une de leurs radios crachota deux mots : « Hypothèse confirmée », et la moitié d’un « Trompe- ». Le lendemain, l’émission fut encore plus brève : « Peintres », et ce fut tout. La semaine finit muette, les suivantes l’imitèrent. Il fallut l’admettre, on n’en saurait pas plus. On rédigea vingt-six citations à l’ordre de la nation, puis l’état-major se tourna vers le général qu’auréolait sa clairvoyance d’emprunt : « Vos conclusions ? » Le général (Blandinières) rougit, demanda à réfléchir encore et, levée la séance, convoqua son lieutenant-colonel d’informateur, qui parla du mess, d’un aspirant. Il ignorait le nom, mais certifiait le grade. Rassemblement des aspirants. Le lieutenant-colonel (Sauge) n’y reconnut pas le sien. Vérification des listes, il y avait un manquant, où était donc ce Gasc ? « En service commandé »,

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fut-il répondu, et le général rougit, se souvint de l’une des vingt-six citations, Gasc Yves-Arthur-Marie. On fit silence, puis on rompit.

Des commandos battirent le brumeux no man’s land qui nous séparait des premières défenses de la ville, en ramenaient, la corde au cou, des maraîchères épaisses, des pêcheurs adolescents, des vieillards sans regard. Aux questions, tous plissaient semblablement des yeux. Aux coups, ils se répartissaient entre le mutisme et le délire, ou, quand on les livrait aux outils usuels, entre la mort et la démence. Nos excavatrices rendaient aux marais leurs restes recroquevillés, dont un jour je remarquai qu’ils formaient, vus d’un certain angle, comme autant de points d’interrogation. Le gras météorologue à moustaches de morse dont s’était entiché le haut commandement l’avait annoncé : dans cette région, nous connaîtrions des périodes au ciel si bas qu’inutile d’y risquer un appareil. Un soir, commença l’une de ces périodes : pendant deux semaines, à peine si l’on distingua le jour de la nuit. Nos batteries pilonnaient l’ouate d’où, sans être précédés d’aucun son, surgissaient des grappes de shrapnells à intervalles imprévisibles. Nous ne pouvions pas davantage pour la

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guerre, les pilotes les plus hardis renoncèrent, même sous le hangar on ne voyait pas sa propre hélice. On ne put reprendre l’air qu’à la mi-mars quand le brouillard se troua de carrés et d’ovales par où se faufilèrent nos bombardiers. Nos as eurent tôt fait de renouer avec le sourire, et la caserne Boulgakov d’être deux fois par jour déclarée détruite.

À peu près simultanément, le 16 avril, on revit l’aspirant Gasc et on eut de ses nouvelles. (Puisse la maladresse de cette phrase suggérer, ne serait-ce que de loin, l’étrangeté de la journée en question…) L’escadrille de neuf heures revint anormalement vite. Tandis qu’au sud les appareils viraient vers la piste, l’habitude les compta, l’anxiété les recompta. Mais : tous rentrants. On se précipita vers l’impeccable V que les six Martin-Kuhn déposèrent à l’orée du bois d’Oundra et qui glissait sur le long ruban de ciment dont le génie avait rayé les emblavures. — Une tête flotte ! cria le premier sorti de son cockpit. — Une tête flotte ! crièrent les deux-, trois- et quatrièmes. — La tête de Gasc ! cria le dernier.

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Ils rapportèrent avoir survolé, à nord-nord-est et tout près du Centre Administratif Friedrich-Engels, ce que tous décrivaient comme le visage d’un homme brun de race blanche et d’environ vingt-cinq ans (ou peut-être moins), front bas, sourcils peu fournis, nez aquilin, lèvres minces, menton péremptoire, cou bref, en quoi le sixième affirmait avoir identifié les traits « d’un camarade de promotion », Gasc qu’on charriait pardi, Gascon, Gasconnerie. — Une tête, admettons. Et le reste ? Pas de reste. Une tête seule, face au ciel, bistre et crème sur fond blanc, une tête isolée parmi les toits les coupoles les flèches, une tête énorme, impossible. Donc : la représentation d’une tête. Mais à s’y méprendre, comme au bord de parler. Ils en avaient oublié de lâcher leurs chapelets de bombes, la caserne Boulgakov en était quitte pour la peur d’avoir – d’ici l’escadrille de quinze heures – à se remettre d’une énième destruction. Un mécano avait eu le réflexe de photographier, on courut au laboratoire, midi n’avait pas sonné que le bataillon où servait l’aspirant Gasc défilait devant le bain, c’était lui craché mon colonel. Au même instant, ou peu s’en faut, l’une des rondes qui parcouraient sans cesse en canot le delta, repéra, harponna, inspecta une barque vide que retenaient vague-

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ment des ajoncs. Rien à signaler, si ce n’était sous une couverture en laine de fabrication locale un tube de verre (deux centimètres de diamètre, vingt-deux de long), bouché, cacheté, et contenant – téléphona aussitôt le gradé – ce qui avait tout l’air d’un message codé. Avant le soir le service du chiffre rendit son verdict : la lettre (vingt mille signes) était datée du 2 mars (soit de plus d’un mois auparavant), et signée D’Artagnan. C’était, on l’apprit, le pseudonyme choisi pour sa mission par l’aspirant disparu, qu’on n’avait pas donc pas sans effet abreuvé de plaisanteries, Gasc-GasconGasconneries. Écriture et signature avaient été authentifiées, naturellement mon général.

« Novy Mir, écrivait Gasc, ne voit pas le jour, pas plus que le jour ne voit Novy Mir. Au-dessus de ses toits, Novy Mir tend un toit de toile, en sorte de montrer au ciel une image sans cesse déplacée d’elle-même. Nos pilotes visent des leurres peints, et nos bombes qui croient plonger vers des points névralgiques, des objectifs stratégiques, des monuments historiques, ne déchirent que du calicot avant, dessous, de n’éventrer que des quartiers depuis longtemps désertés par leurs populations, et déjà vingt fois labourés par vingt de nos escadrilles. »

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« Nous avons dû, écrivait-il, à peine en ville, jeter nos radios au canal : au premier mot d’émis, elles avaient déclenché sirènes et patrouilles. Moitié d’entre nous furent capturés ce jour-là. » « Nous avons essayé, écrivait-il, de savoir de quel dirigeant, de quelle administration, avait émané l’idée de ces trompe-l’œil. Nos questions n’ont réussi à intéresser que les mouchards et un soir, dans la ruine où nous avions nos rendez-vous quotidiens, je n’ai vu arriver, de tous côtés, que des miliciens à brassards. Ils étaient trop nombreux sans doute, les ombres des uns ont alerté les autres, la peur, de tous côtés, a fait hoqueter les mitraillettes, j’ai hérité ainsi d’armes et d’uniformes, mais je n’avais plus de compagnons avec qui en partager l’aubaine. » « Passage des Noctambules, écrivait-il, où le désœuvrement mena un jour mes pas, j’ai remarqué l’enseigne d’une « Académie des Beaux-Arts et des Autres » et j’ai, dans la seconde, su comment je pourrais vous aider à percer le mystère de cette ville qui paraît renaître des bombes mêmes qui l’anéantissent. Comme vous ne manquerez pas de le vérifier dans mon dossier, j’ai fait des études de peinture, avant-guerre, et quoiqu’un siècle semble être passé depuis, on aurait dit que palette et pinceaux m’attendaient et se souvenaient encore mieux de moi que moi d’eux. » — Au fait ! Au fait ! s’impatientait l’état-major. — ‘brégeons ! tambourina le général Blandinières.

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Et les doigts les yeux les lèvres du lieutenant-colonel Sauge hâtèrent leurs mouvements. De regret une veine se mit à lui battre au front. Cet officier n’aurait pas su dire pourquoi mais il lui semblait qu’on lui demandait de fouetter un attelage vers un précipice.

« Gasc, dit-il, l’aspirant Gasc, se reprit-il (et il n’aurait pas su non plus expliquer cette répugnance à donner son grade au disparu), écrit qu’après quelque temps… Et comme il le prévoyait… L’un des professeurs de ladite Académie remarque son habileté… L’invite chez lui… Là, le présente à quelqu’un de paraît-il haut placé… Petit interrogatoire mondain, furtif… Ensuite dans d’autres locaux, officiels… Examen approfondi et cetera, pièges déjoués… Si bien qu’embauché dans la je cite Brigade civique et artistique… Caves fétides, immenses ateliers, lumière artificielle… Travail d’après d’anciennes photographies aériennes, six heures de rang puis relais, repos douze heures, reprise… Quarante types en permanence, répartis en dix équipes, à chaque équipe un quartier… Novy Mir vue du ciel inlassablement repeinte… Va-et-vient de militaires entre les chevalets, à celui-ci il faut d’urgence une caserne Boulgakov, une fontaine des Huit-Soupirs, à celui-là un hôpital Corps-Sacré, un lycée Terzieff… Vacarme des

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magasiniers roulant les bidons de peinture, déroulant les décamètres de toile… » « Gasc, respira le lecteur, l’aspirant Gasc écrit que le dispositif est des plus simples… Des cerfs-volants en somme, rectangulaires, de dix mètres sur trois, lestés de petit plomb dans un ourlet et retenus au sol par des cordes et des gueuses… » — Élémentaire ! s’exclamait l’état-major. — Mais la tête flottante ? Quid de la tête flottante ? Le lieutenant-colonel sauta au dernier paragraphe. « L’autoportrait auquel j’ai secrètement consacré, écrivait Gasc, mes heures de repos, est pratiquement terminé. Demain je le glisserai parmi les toiles représentant la rue des Blancs-Seings, entre le Parlement régional et la bibliothèque Vinokourov, qu’un jour ou l’autre, j’en suis sûr, notre vaillante aviation aura à cœur de bombarder. Et nos as ne manqueront pas, dès le lendemain, de remarquer – et de reconnaître, qui sait ? – cette face gigantesque souriant entre les toits. Alors je ne doute pas que vous saurez tirer les justes conclusions, même si la présente lettre n’a pas su rejoindre nos lignes. Vive… » On n’écoutait plus. L’enthousiasme et les ordres crépitaient, vingt-quatre heures et c’en serait fini de Novy Mir.

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Longue veille à rafistoler tout ce qui pouvait prendre l’air, et gnole au mess à la santé des équipages. Au lever du soleil cent moteurs ronflaient, et bientôt la piste catapulta toutes les dix minutes un double V d’acier vers le nord et le ciel blanc-bleu que le printemps tramait, tandis que par le sud six autres appareils lui revenaient, pour un ravitaillement en carburant et en obus. Les instructions étaient claires, simple inversion des habituelles : cette fois il convenait de viser tout sauf ce qu’on avait pris jusqu’ici pour des points névralgiques, des sites stratégiques, des symboles historiques… Mettrait dans le mille celui qui taperait entre les cibles offertes. Novy Mir n’avait sans doute même plus la force de feindre en avoir : aucune attaque de chasseurs, aucun tir de D.C.A., ne troublèrent la noria de nos bombardiers qui égrenèrent la mort comme à l’exercice. Avant même le début du déclin du jour, on commença de les rappeler. Les pilotes l’un après l’autre déployèrent leurs dentures au sortir des cockpits, mission accomplie et cinq fois plutôt qu’une. Aux rampants de jouer, artillerie, infanterie, cavalerie ! La Novy Mir qu’ils leur laissaient : de longs sillons fumants entre les calicots intacts où la

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caserne Boulgakov et l’aérodrome Héros-du-25Septembre ne tromperaient plus l’œil que des cyclones. Tous feux éteints les chars, sans presque de clapotis les barges. La nuit serra l’étau, l’aube sonna la charge, de tous les points cardinaux nous entrâmes dans Novy Mir. Un vent comme un chat jouant poussait d’une ruine à l’autre de petits paquets de cendres, d’une rive à l’autre chassait d’infimes fumerolles au-dessus des canaux ridés. Mais de chat véritable, aucun, ni de chien, ni d’oiseau, dépouille ou charognard. Aucun cadavre humain non plus. Tant que nous fûmes dans les banlieues, nous crûmes que cette absence présageait amoncellements et pullulements dans les quartiers centraux. Quand nous investîmes les quartiers centraux, rien de tel. Alors certains tâchèrent de se bercer encore d’une illusion, prétendirent que nos bombes avaient tout brûlé et jusqu’aux traces de tout. L’état-major tournait et retournait ses cartes, il devait y avoir autre chose, à votre avis Blandinières ? Le général mendiait le regard du lieutenant-colonel Sauge, et celui-ci finit par ôter d’une main tremblante son lorgnon pour chuchoter qu’il partageait le sentiment de tous, oui nous étions perdus.

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Personne ne gaspilla de temps à chercher par quel(s) souterrain(s) chemin(s) de terre ou d’eau Novy Mir s’était vidée, livrant à notre aveuglement – d’autant plus profond que nous croyions enfin voir clair – ses déserts décombres, qui feraient un cimetière à la mesure de notre IIe flotte et de nos VIe et VIIIe armées, quand (dans une heure ? une minute ? d’ici que je referme cette parenthèse ?), de tous les points cardinaux où ils étaient en train de reparaître au jour, ses défenseurs mettraient à feu les dizaines de milliers de charges qui, sous la cendre et la suie, guettaient nos fuites vaines. De combien d’entre nous la dernière pensée alla à l’aspirant Gasc ? Sans sa lettre et son flottant autoportrait, nous en serions toujours à redouter une proie qui paraissait renaître sans fin de ses blessures. Le succès de la ruse des assiégés n’aurait que retardé leur perte : sans sa tête et sa lettre, la famine à coup sûr aurait pour nous remporté la victoire. Nageant je songeais… (s’il existait une chance de salut, c’était par le canal)… songeais que la plus probable raison de la trahison de l’aspirant Gasc n’était ni la couardise ni la cupidité, mais la reconnaissance : Novy Mir non seulement l’avait hissé jusqu’à former en

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lui-même l’image de toute une ville en trompe-l’œil, mais encore avait osé inscrire dans la réalité l’hypothèse qu’en peintre et moitié par plaisanterie, un midi au mess, il avait hasardée.

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Que signifiait, dans le nom de l’Empereur, W. ? La question venait d’un bleu. McAllister croyait savoir. Walker, dit-il, le Marcheur. Tu l’as dit, bouffi, et tout le monde marchait, lança McQueen. C’était une heure où nous étions las des dominos. Nous l’encourageâmes, il paraissait en verve. W. comme Walker ? ricanait-il. Une blague pure et simple, une invention des hautes sphères pour brouiller les pistes. — Mais alors, W. comme quoi ? insista le bleu. Nous nous emparâmes de la devinette. D’abord, à tâtons, chacun son tour. W. comme Watch, proposa McAdam, ou mieux : comme Weapon et War ? L’Empereur nous envoyait volontiers espionner, puis, armés, guerroyer. W. comme Wade ? Souvent, nous pataugions, remarqua McLoughlin. Ou comme Wail, Weep, Whimper, Whine ? Parce que, secrètement, nous geignions, gémissions et pleurnichions ? Non comme Wage ! lança McLaren, nous venions de toucher la solde. Dans l’ombre, quelqu’un (McArthur ? McBain ? McEnroe ?), grommela : W. comme Waffle… On nous

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baratinait, nous menait en bateau : guerre éclair, dimanche à la maison… Tu parles. Un autre, tout aussi sournois (McCarthy ? McCormack ? McLullan ?), siffla : W. comme Waste, quel gâchis. À partir de là, plus aucune retenue. De toutes les paillasses fusèrent les conjectures. Inévitablement il y eut World, Worth et Worship, le W. identifiait l’Empereur au monde, à la valeur même, le mettait au centre des cultes. Il y eut, naïveté s’il en fut, l’Empereur c’est nous, W. comme We. Et Weenie en écho grivois, W. comme zizi. Il y eut Whack, Wham, Whip, Wow, claque, vlan, fouet, super, les hypothèses sonores, les puériles. Il y eut les plates, Wealth, Warrant, Work, Will, Wish, Worry, Wedding, l’Empereur maître des fortunes, des mandats, des emplois, des soucis, des vouloirs et des vœux – voire des noces. Il y eut Wild et Wolf, les farouches, W. comme sauvage et comme loup. Il y eut Wise et Wonderful, Wide, Winner, les flagorneuses, merveille de sagesse que l’Empereur, vaste vainqueur. Il y eut Weak et Wicked et Wrong et Worse, les méprisantes, W. comme méchant ou minus, injuste ou pire. Il y eut Wonky Worm, Wanderer Weasel, Wanton Waltz, celles aux prétentions poétiques, W. comme valse licencieuse, comme vagabonde belette, comme bancal ver de terre. Il y eut les désabusées, W. comme Who- What- et Whenever, n’importe qui, n’importe quand, n’importe

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quoi, et les consternées, W. comme Woe et comme Wreck, l’Empereur source de malheurs, semeur d’épaves. McMillan n’avait encore rien dit, tirait sur sa bouffarde, exaspérant d’ironie. — Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? lui demanda le bleu. Il prit son temps, trop heureux, gourou de dortoir. — C’est évident : W. comme Well. Well comme Bien ! comprirent les uns. Well comme Puits ! comprirent les autres. Nous disputâmes, jusqu’à ce que McMillan nous donne à tous raison. Dans la langue impériale, en effet deux mots identiquement orthographiés Well ouvraient deux champs sémantiques fort divergents. Mais par son W. l’Empereur visait à concilier, comme sous une couronne, notre goût national pour les leçons de morale et son atavique avidité pour les profits pétroliers.

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La neige nous prit, passé Grenache. Nous perdîmes de vue le 88e de zouaves continentaux qui, conformément à l’ordre du jour, nous précédait. La montagne ellemême disparut, seule subsista la pente, dont nos pieds nous parlaient, et nos mollets, et nos reins bardés. Le brouillard poudré effaçait présences et traces, une à une. L’appel même qu’on lançait, à peine hors des dents s’étouffait et tombait se confondre avec le feulement du sol sous les pas. Chacun était rendu à soi, certains se découvrirent inexistants, le lendemain les porta disparus.

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Soudain, devant nous, notre instructeur fléchit, s’agenouilla et le fracassant silence qu’une balle (Chassepot ? Winchester ?) venait d’inaugurer en lui, résonna jusqu’en queue de notre colonne. Nous sommes restés un moment sans autre mouvement que celui, frénétique, de nos cervelles. Qui ? D’où ? Combien ? Tirer. Ne pas. Courir. Mais non. Un oiseau fusa dans le ciel vide, j’ai eu l’impression de lui compter en un éclair toutes les plumes. Nous nous sommes accroupis, nous avons attendu un peu, et peut-être encore un peu. Le chemin de terre grésillait entre les ficus. Un bras se leva, je n’ai jamais su si c’était celui de Manuel, de Luis, de Julio. Ce n’était pas celui de notre instructeur, tout ce que je peux dire. Au signal, comme un seul nous avons bondi en avant, rampé, grimpé. J’ai pensé : si je nous voyais d’hélicoptère, à quoi je nous comparerais ? À un élastique, clac, qui se replie. À un chewing-gum, flop.

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Tous autour d’el señor Ronnie. Et lui tout autour de son ventre, avec à la place exactement du cœur l’auréole oblongue qui avait bien fleuri déjà. Nous lui avons chuchoté Mister ho Mister ! (Défense de donner un grade aux gringos, circulaire numéro Dieu le sait, ce sont des instructeurs seulement, des conseillers, des civils pour ainsi dire.) Nous l’avons secoué Mister how do you do Mister ? Mais il était comme les mouches espèrent que nous soyons. Manuel, Aureliano, Gabriel, Nicola, Carlos, comme un seul nous avons juré, les fils de pute avaient descendu el señor Ronnie. (Ce n’était pas son nom, bien sûr, qu’il n’avait pas le droit de nous révéler, circulaire la mère de Dieu le sait ; moi je connaissais son vrai, un soir de rhum il m’avait avoué qu’il s’appelait Jimmy call me Jimmy.) Nous avons fait la prière, tous en rond à genoux, une sacrée cible si les fils de pute étaient toujours dans le secteur. Mais ils avaient filé, ou les saints unanimes du paradis nous protégeaient : pas un coup de feu. Ensuite Emiliano et Vicente sortirent de leurs bardas les petites pelles de campagne, et Julio proposa, vu le mort, de faire le trou plus long plus large que réglementaire. J’ai pensé : si on pouvait lui prendre ses muscles. (Jimmy en avait trois ou quatre par centimètre carré,

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avec des filles tatouées par-dessus, à peine dès qu’il bougeait, qui vous faisaient de l’œil, roulaient du cul et toutes sortes de trucs.) Un jour sûrement la science permettra de récupérer les biceps d’un mort, ses pectoraux, ses deltoïdes, ses ischio-jambiers, on verra même des greffes de bite, mais d’ici là les muscles de notre instructeur seront hélas poussière et cendre. À défaut, nous l’avons déplié d’autour de son ventre et nous lui avons enlevé la mitraillette des mains, le ceinturon avec l’automatique, le poignard, les grenades, et puis ses trois chevalières, sa chaîne en or avec le Jésus, son collier de dents-de-fils-de-pute, sa montre dix-huit fonctions, son bracelet de cuir avec RONNIE gravé. (« À la guerre, laisse le moins possible au hasard, ne l’aide pas à creuser ta tombe », m’avait dit Jimmy le fameux soir et le rhum je me souviens c’était du brun à vous arracher les oreilles.) Dès qu’on serait un peu au calme, nous jouerions aux cartes pour savoir qui hériterait de quoi, « Au poker » proposa Miguel, et tous d’accord : « Au poker ! » en hommage au défunt car ça aussi il nous l’avait appris, full, quinte flush et tout le bataclan, patiemment et sans rafler plus de la moitié de nos soldes. Ils sont tombés d’accord que d’ici là je fasse le notaire. J’ai fourré les affaires personnelles d’el señor Ronnie

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dans la poche supérieure gauche de mon sac à dos, j’ai enfilé le ceinturon et j’ai bercé la mitraillette entre mes bras comme si c’était l’enfant Jésus ou Jimmy lui-même, pendant qu’on le descendait dans le trou et qu’Alejo disait les mots latins. Mettre une croix ou non, nous avons pas mal discuté. Finalement, non, pas de croix, à cause des fils de pute, ce qu’ils seraient capables de faire à un cadavre de gringo. J’ai essayé de photographier l’endroit dans ma tête pour si un jour sa famille venait et demandait. Nous avons remis nos casquettes et nous avons attendu encore un peu. Il n’y avait pas de bruit, il y en avait mille. On aurait dit que nous étions au milieu d’une grande poêle à frire et que chacune des pierres, des bestioles, des brindilles qui nous entouraient, produisait en grillant un son bien à elle. Il a quand même fallu partir, adios señor Ronnie. José a pris le commandement, il était le seul avec du galon. Nous avons continué vers le sommet de la colline, les cailloux roulaient sous nos chaussures et j’ai pensé : Ils courent recouvrir Jimmy. Quand nous fûmes sur la crête, en bas c’était le village d’Ixtli, jaune et gras, vautré au milieu de ses emblavures. Aux dernières nouvelles, pendant que nous avions le dos tourné il était passé aux fils de pute. Nos doigts flattèrent doucement nos

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gâchettes, à toutes nous leur avions donné des petits noms. Je me suis rappelé comment Jimmy appelait celle de sa mitraillette : Honey, et j’ai murmuré Honey mía. Le soleil était derrière nous, José a dit Bonnard, ils l’auront dans l’œil, et il a commencé de lever le bras… C’est le moment qu’Ernesto a choisi pour protester qu’il n’était pas d’accord, qu’il fallait faire demi-tour et déterrer el señor Ronnie, circulaire numéro 87XYZ.

Comme un seul nous avons juré : la 87XYZ nous était sortie de la tête ! Un peu plus et on avait tous droit au poteau ! Ernesto récita : « 87XYZ Défense absolue d’abandonner derrière soi un conseiller, mort ou vif. Impérativement et d’urgence, le rapatrier en zone urbaine. » José n’a pas eu le temps de donner l’ordre, nous dégringolions déjà la colline, les cailloux roulaient devant nous et j’ai pensé : Ils courent prévenir Jimmy. Sortie de la tête ! Alors que l’année dernière un colonel s’était spécialement dérangé de la capitale jusqu’à notre fortin de Santa Neña Immaculada pour nous présenter nos instructeurs, les señores Ronnie, Georgie, Charlie and Company, venus de leur pays nous apprendre comment nous battre contre les fils de pute.

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Ils feraient le maximum pour nous aider, les manches retroussées et la main à la pâte. Seulement : à condition que personne ne l’apprenne, des amis hélas qu’il fallait cacher parce que sinon leur gouvernement serait attaqué de partout, le monde entier était peuplé de fils de pute qui soutenaient les fils de pute, et même dans leur pays on en trouvait. Si ces salauds apportaient la preuve qu’un seul (un seul !) de nos instructeurs quittait les salles de classe de l’École militaire et les night-clubs de la capitale pour aller mouiller la chemise avec nous dans la sierra, alors leur gouvernement serait obligé de rappeler les señores Ronnie, Sonny, Johnny and Company, tous (tous !) devraient enlever les mains de la pâte, rembarquer pour leurs foyers, et démerdez-vous avec les fils de pute. Je ne vous fais pas un dessin, avait dit le colonel, voilà pourquoi 87XYZ, « impérativement et d’urgence ». Les mouches n’y tenaient pas encore congrès mais nous avons facilement repéré l’endroit. Emiliano et Vicente ont de nouveau déplié leurs pelles, Juan et Aureliano préparé le brancard, et quand Jimmy a été un peu nettoyé de la terre rouge qui dénonce cette région, comme un seul on s’est aperçu que nous avions oublié de lui fermer les yeux. Manuel a été le plus prompt à poser ses doigts. Ensuite on a bâché Jimmy, on l’a sanglé sur le brancard, et pendant que nous remontions pour la deuxième fois la pente, j’essayais de ne pas le

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perdre de vue, comme si j’avais une chance ainsi de retenir un peu de toute cette force avant qu’elle ne fonde et pourrisse. Est-ce à cause du brancard et du mort ? Brusquement nous nous sentîmes à nouveau nus et fragiles, le danger inondait nos échines. Seul ou non, le fils de pute qui (Chassepot ? Winchester ?) nous avait privés d’instructeur souriait quelque part dans l’assourdissant silence de la colline, et tramait sur sa mire le Christ sait quelles trajectoires. Diego je crois, ou Paco, tira en l’air, et moi aussitôt, Honey mía, une rafale dans la broussaille, et chacun son tour, dans toutes les directions. À droite un sanglier sanglota puis déboucha, fumant son sang. Unanimes nos balles annulèrent sa charge, éteignirent sa douleur. José criait, courait de l’un à l’autre, Para ! Para ! Gardez-en pour l’ennemi ! Nous arrivâmes enfin sur la crête et au point d’où Ixtli bondit vers nos jumelles. Celles-ci glissèrent des terrasses incandescentes aux rues de poussière et de chaux qu’elles descendirent et remontèrent vite puis moins puis centimètre par centimètre. Elles fouillèrent le campanile veuf de cloches, les arcades de la place, et partout les lisières de l’ombre, les seuils, les interstices. Luis fut le premier à dire ce que nous voyions tous, Personne. J’ai pensé : Jimmy. J’étais tout près de Juan, d’Aureliano et du bran-

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card. J’ai couché ma joue droite sur la bâche, qu’est-ce que vous feriez, señor Ronnie ? — Parler aux morts porte malheur ! s’est signé Aureliano, puis d’un murmure : Qu’est-ce qu’il répond ? D’attaquer, j’ai dit, et la consigne a couru jusqu’à José qui l’a proclamée.

Nous dévalâmes, créant le vent. Le plomb du soleil ne nous rejoignit qu’entrés dans Ixtli. José répartit les directions, les rues, nous progressâmes en nous appliquant à honorer la mémoire de notre instructeur, syncopant comme à l’exercice les bonds, les courses, les coups de crosse contre les portes, les irruptions dans les étables, les granges, les montées à l’étage, les arrêts, l’écoute, les bonds. Quand nous nous sommes regroupés sur l’esplanade de l’église, c’est encore Luis qui le premier a dit ce que tous nous avions rencontré, Rien. Ni vivants, ni morts, ni bêtes, ni armes. Aucun désordre : ses habitants avaient fui Ixtli sans hâte ; et ils pensaient y revenir bientôt : oignons, jambons et fûts patientaient dans les celliers. José talkie-walka, nous avions la situation en main, le señor Ronnie pouvait descendre, et nous vîmes sur la nuque rase de la colline remuer lentement, insecte

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précautionneux, l’attelage de Juan, d’Aureliano et du brancard. Je me suis demandé, une fois Jimmy en ville, quelle fin les huiles de l’état-major allaient inventer de lui infliger ? Son cadavre de civil, décideraient-ils de le découvrir en plein jour sur le parking de son ambassade, sur un green du Hacienda Country Club ou dans un terrain vague du petit matin derrière La Rubia ou le Manhattan Chica ? Et la balle de soixante-quinze, à quel assassin allaient-ils l’imputer, à un terroriste, à un jaloux, à un voleur ? — À un fils de pute des villes, si j’étais eux, a dit Jorge et je me suis aperçu que j’avais réfléchi à voix haute. Ou peut-être était-ce lui. Ou nous deux si ça se trouve. Depuis quand n’avions-nous pas mangé ? Et depuis l’avant-veille nous n’avions plus de radio, tombée au ravin avec Augusto. Felipe dégota un téléphone dans ce qui semblait le seul magasin d’Ixtli, Ernesto un second au même moment, dans la sacristie. Mais la ligne devait être coupée quelque part dans la montagne. José eut beau secouer ces appareils, aucune voix n’en tombait. Nous n’étions plus qu’une miette oubliée sur le manteau du temps, dit Gabriel et il fit claquer sa langue avec gourmandise, celui-là adorait les phrases.

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Premièrement, reprendre des forces, conclut José, nous repartirions à la nuit. Sauf Diego, de faction dans le clocher, nous courûmes aux celliers, aux jambons, et nous avons appuyé nos épuisements contre la fraîcheur des murs. Nous n’entendions que nos couteaux, nos mâchoires, nos luettes, l’alcool des fûts râpa comme espéré. J’ai pensé que peut-être on n’aurait pas dû laisser le brancard seul dans l’église, est-ce que ce n’était pas manquer de respect au Seigneur Dieu, sans parler du señor Ronnie ? Tout de suite après j’ai pensé à une cousine qui ne venait jamais dans mes pensées ; elle était de dos, en sarrau, levait des bras nus et roux pour ramasser ses cheveux en chignon et ce geste faisait refluer vers son cou deux rigoles de sueur ; le blé derrière elle incendiait l’œil, appelait la faux. Ensuite je me suis coulé dans la torpeur de la pièce et j’ai laissé s’éparpiller cette image d’Elisa dans les marais montants du sommeil.

Je tenais ça de Jimmy : je savais porter, avant même de reprendre conscience, la main au ceinturon, en sorte – si vous voulez – que toujours mon revolver me précédait vers l’état de veille. À Ixtli comme d’habitude. Mais j’eus l’impression qu’ici en quelques heures mon corps avait produit mille racines et que celles-ci approchaient main-

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tenant du centre de la terre, entreprenaient de m’y lier. J’ai dû crier à la fois et appuyer sur la détente. Pourtant je n’ai entendu aucun bruit et quand j’ai soulevé les paupières, j’ai découvert, au-dessus, juste au-dessus de moi, une pelote de rides édentées. (Pour raconter, on met un mot derrière l’autre, comment faire autrement ? Mais pour raconter ce moment d’Ixtli, il faudrait pouvoir les mettre l’un sur l’autre, et l’un dans l’autre, et l’un à la place de l’autre, un peu comme fait la mer avec ses gouttes d’eau. Parce que, à ce moment d’Ixtli, il n’y a pas eu la pelote puis les enfants puis les machettes le jour puis mes collègues puis. La vérité est que tout m’est entré en même temps, je ne vais pas dire : par les yeux les oreilles ou le crâne, mais : par tous les sens en même temps. Parmi tant de choses difficiles à comprendre, le Conseil de Guerre comprendra-t-il celle-là ? Si du moins j’ai la chance ambiguë d’arriver jusqu’à lui…) Soit que nous n’ayons dormi que quelques minutes, soit qu’au contraire vingt-quatre heures pleines, soit encore que pendant notre sommeil le temps ait posé son sac pour nous attendre, la lumière était celle exactement de l’instant où toute parcelle de pensée s’était dissoute en moi, et découpait aux embrasures d’implacables rectangles, sur la terre battue des canaux brûlants.

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Dans la pénombre muette ce furent simultanément nos uniformes que je vis, aux taches rouges vertes et ocre, comme épinglés dans d’identiques réveils, et les chemises et les pantalons blancs des gosses dans toute la pièce, derrière des vieilles dont les doigts soudés par l’arthrite descendaient dessiner sur nos fronts ce que bien sûr nous avons d’abord cru un maléfice, et qui s’avéra une bénédiction, Patris Filii et Spiritus Sancti. Aux ceintures des gosses luisait le sourire des machettes. Ernesto, Esteban, Felipe ont-ils fait comme moi, ont-ils une deuxième fois appuyé sur leur détente (Conchita, Juana, Paquita) et entendu l’aveu de leur barillet ? Plus de balles. Nous étions à la merci des fils de pute, Jimmy tell me Jimmy, pourquoi nous avoir conseillé d’attaquer ? Mais je savais ce qu’il m’aurait dit : « Je vous ai conseillé d’attaquer, ducon ; pas de mordre aux appâts qu’on vous avait laissés ! » Des restants de ficelles pendaient aux poutres, les fûts débondés finissaient d’exhaler leurs effluves. Le jambon ? L’alcool ? Lequel avait été drogué par les fils de pute ? — Les deux, camarade. Pardon. J’ai donné douze ans, maximum treize, au fils de pute (c’était l’un des plus âgés) qui venait de répondre à la question que je n’avais pas prononcée. Puis je me suis senti soulevé, et j’ai vu qu’Esteban aussi : en l’air, et Luis, et Jorge, et tous, mais il m’a fallu un long moment – en

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fait : jusqu’à ce que nous arrivions au milieu de la place et comme au centre du soleil – pour comprendre qu’on nous portait en triomphe.

C’est alors que nous avons revu notre instructeur. Adossée au portail, sa vaste silhouette semblait soutenir l’église, la retenir de fondre sous tous les degrés de Fahrenheit. J’ai failli agiter la main, Hello mister Ronnie, et d’autres comme moi, peut-être, Manuel, José, Aureliano. Heureusement, à l’instant où j’allais, j’ai remarqué le brancard, droit derrière notre instructeur. Les fils de pute l’avaient débâché, l’exposaient, vous n’étiez toujours qu’un mort hélas, Jimmy, debout par la grâce des sangles. Les gosses, les vieilles grouillaient, piaillaient sous nous, nous palpaient les mollets les cuisses, nous baisaient et rebaisaient les phalanges les paumes, nous extorquaient nos prénoms et les criaient ensuite en canon, Ernesto ! Nesto ! To ! en tatouaient l’air métallique. Nous avions tué le gringo, gloire à nous, et nous leur avions apporté son cadavre, ses armes, gloire gloire gloire. Cinquante mètres à rouler sur cette vague qui nous posa devant le parvis, trois marches à gravir et il fallut

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– sorry Jimmy sorry – multiplier sur vos yeux clos leurs crachats par les nôtres. — Otra vez ! m’encouragèrent une dizaine de vieilles, vingt gosses. La grappe autour de moi était la plus fournie. Dans l’idée des fils de pute, c’est mon fusil qui avait trouvé votre cœur puisque j’avais sur moi votre mitraillette et, dans la poche supérieure gauche de mon sac à dos, vos chevalières, votre chaîne en or, votre collier de dentsde-fils-de-pute, votre montre dix-huit fonctions, votre bracelet de cuir avec RONNIE gravé. J’avais, merci Reine des Cieux, la cervelle bien vissée au front ; autrement j’aurais pu oublier d’où était partie la balle, dear Jimmy. Et dès ce moment j’ai essayé d’apercevoir, dans la fête qui nous emmenait, quel fils de pute avait entre les mains un Chassepot ou alors une Winchester. Assez vite la sarabande quitta Ixtli. Mon prénom surpassa les autres et courut devant le cortège qui s’enfonça dans les gorges du Xarn vers les villages de la vallée, agglomérant sans cesse des gosses et des vieilles derrière nos uniformes qu’ils nous demandaient de ne pas enlever. « Pour le moral de tous, compañeros ! » Nous étions les premiers réguliers à passer dans leurs rangs,

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expliquaient-ils, il y en aurait bientôt des centaines, des milliers d’autres. Ils nous avaient rendu nos chargeurs, nos cartouchières, hardi camarades. Chacun de nous dans une charrette et nos charrettes toujours plus éloignées les unes des autres par le continuel afflux de marcheurs. Quoique armé de nouveau, chacun prisonnier des cent bras de ce fleuve impavide. J’avais les honneurs, bien sûr, de la charrette de tête où ils avaient dressé le brancard tel un Christ de FêteDieu. Sans cesse ils grimpaient jeter sur Jimmy des seaux d’eau pour éloigner de lui les mouches et la putréfaction. Ils lui avaient remis toutes ses affaires, au cou au poignet à la ceinture, et sa mitraillette en bandoulière. Une pancarte lui dansait contre le ventre, « RONNIE GO HOME », et, village après l’autre, des mains se hissaient pour toucher, vérifier sur le mort l’existence de l’espoir. Quand la route eut recommencé de monter, je me suis retourné. S’il n’y avait eu ce hérissement de machettes, on aurait dit une procession et elle prenait déjà trois lacets. J’ai pensé : à ce rythme nous serons dix mille après-demain sous les portes de Guanajoder, cent hommes de garnison. Et je n’avais toujours pas trouvé d’idée pour échapper à la Winchester (en définitive ce

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n’était pas un Chassepot) dont s’augmentait dans la charrette suivant la mienne un fils de pute de je dirais neuf ans, qui depuis Ixtli ne quittait pas de ses yeux d’encre le haut de ma colonne vertébrale.

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Dans la ville d’Oscoff il y avait un bordel pour chaque position ou pratique amoureuse. Dans la province d’Oust, un pour chaque sentiment. Au regret disait, par exemple, l’enseigne du lupanar d’Acanthe, province d’Oust. Et il est vrai que dans les escaliers menant aux chambres, la fille qu’on suivait donnait à regretter celle qui dans le hall vous avait accueilli et demandé vos préférences. Il est vrai que la fille qui vous attendait dans la chambre donnait à regretter celle qui vous avait guidé dans les couloirs. Mais davantage encore la fille qui se déshabillait avec ce mélange de négligence à votre endroit et d’attention pour les plis de son chemisier, donnait à regretter celle qui vous avait conduit au lavabo, défait la ceinture, baissé le slip, lavé le sexe. Et celle à présent qui offrait sur la courtepointe élimée l’indifférence de sa conque, si elle décevait le reste d’élan encore entretenu par celle qui avait adressé un vague sourire à votre reflet dans la glace au moment de découvrir la lassitude de ses seins, vous pressentiez qu’une nuit de caserne suffirait à vous faire regretter l’étreinte dis-

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traite de ses jambes, la mécanique houle de ses reins, et tisserait assez de rêves pour vous ramener à la première occasion sous cette enseigne, devant ce guichet où vous patientez et qu’on vous ouvrira au moment juste où vous commencerez de regretter d’avoir voulu tromper votre solitude.

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Après la bataille de Khargelsk, notre armée ne fut plus qu’épaves éparses. Le résidu dont j’étais se présenta devant la ville de Goix et, surprise, nous la prîmes. Pour apprendre bientôt de ses habitants que depuis sa fondation elle n’avait jamais laissé passer une occasion de s’offrir à la défaite, viendrait-elle de vaincus. Le connétable en fit une insomnie. « Pourquoi ? » plongeait-il sa torche dans les entrailles des suppliciés. « Pourquoi ? » crevait-il au canif l’hymen des vierges. « Pourquoi ? » caressa-t-il au matin la calvitie diaphane d’une ancêtre, dernière survivante. — Un jour, dit-elle en se mangeant les joues, un jour immanquable la ville connaîtra un conquérant de bon sens qui ne voudra pas de cadavres mais des esclaves. Ce jour-là commencera le règne de Goix. « Mais comment cela ? Comment la défaite peut-elle accoucher de son contraire ? » s’agenouillait le connétable et il exigea qu’on le fouette sous la cécité de la vieille. « Entends-moi gémir, gémissait-il, et dis-moi le secret. »

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— S’il t’est donné de le connaître, ce ne sera pas par moi. Peut-être par ceux qui viennent… disparut la vieille entre ses joues. Une sentinelle accourait, la plaine se noyait d’étendards, un quart d’heure au plus et ce serait l’assaut. Les bugles rameutèrent nos maigres forces. Le connétable nous passa en revue, conclut : — Baissez les ponts-levis. Puis il se dénuda la poitrine, ficha la blancheur de sa chemise au bout de son yatagan et monta prendre place sur les remparts. Il ne détestait rien comme ignorer, préparai-je son épitaphe.

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Midi de toutes ses bottes martelait les terrasses, les places, harcelait les patios, les persiennes. Le silence vibrait de la déroute de l’herbe, des éperviers planaient immobiles, comme cloués aux ombres qu’ils projetaient sur les artères vides de la ville. J’étais nu près de Deborah nue, nos moiteurs s’évitaient à présent, nous souriions vaguement et parallèlement à un ventilateur harassé qui grinçait au plafond. Il y avait une douceur extrême à ne plus se sentir beaux ni désirés. Nous n’avons pas dormi, je pense. Quoique le dos collé au drap, nous avons flotté sous d’invisibles palmes. Une sirène lacéra la chambre, le 2045 à destination de Caldaigues, Rovère, La Tour d’Enlise… entrait en gare, soulevant, poussières assoupies sur les quais bouillants, des appels, des courses, des chariots, des grelots. Deborah fut avant moi hors du lit, décrochait du portemanteau ma chemise, ma veste, me les envoyait, mon slip, mon pantalon, vite, vite. Je regardai le réveil sur la table de chevet, j’étais sûr de l’avoir remonté, pourquoi

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n’avait-il pas sonné ? Je me sentis sans même la force de demander, Deborah, quand l’as-tu déréglé ? Des images crépitaient entre mes gestes, je revoyais le grain de tabac qu’elle avait d’un ongle enlevé sous ma moustache avant le premier baiser au permissionnaire & l’aveugle aux œillets qui psalmodiait mille bonheurs à l’entrée de l’hôtel de passe & tous tes cheveux autour de moi & ce tremblement est-ce que je saurai encore illuminer ta peau & ta tête comme coupée renversée vers la glace de l’armoire avec tes cheveux de ce moment-là coulant au parquet & l’envie de la trancher vraiment, de remporter avec moi sous la vareuse son abandon &. Et sur ces images : les bruits qui escaladaient depuis le quai la façade de l’hôtel et giclaient, obliques, entre les lattes des persiennes. Les bruits, exacerbés par la chaleur, des métaux, des retards, du bitume, des adieux. Leur cadence s’emparait de mes doigts, nouait pour eux, enfilait, boutonnait. Bruits impudiques, oppressants, qui m’empêchèrent moi aussi d’entendre mon revolver, son absence à ma ceinture, sa présence entre tes mains, son feu vers mon épaule. Mais j’ai tout de même distingué avant de m’évanouir les mots avec lesquels aussitôt tu t’es agenouillée contre moi, Deborah toujours nue, Je ne veux pas que tu repartes, mon amour, je ne veux plus.

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On avait touché un général, nul ne sait plus son nom. Quelque temps après son arrivée, en pleine nuit un type s’est mis à brailler ceci : La Soupe et le Bœuf Une deux Une deux Et les fayots Gauche Gauche Ça fait du bien La guerre La guerre Par où ça passe Et la nuit suivante, et celle d’après. Vers les quatre heures la voix, rayée d’alcool et rongée de tabac, tombait des toits de la caserne. Le matin qui suivit la troisième nuit le sergent Van Beverem passa dans les chambrées sa tête d’otarie, fini de rigoler les gars, la générale en avait fait un cauchemar. Pavarotti avait jusqu’à l’appel pour se dénoncer, après ça quand on le coincerait, c’était d’office le bataillon disciplinaire. Et pendant qu’on était aux

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douches, il a remis ça : jusqu’à l’appel, Pavarotti ! jusqu’à l’appel, dernier délai ! Mais ce jour-là, ni avant, ni pendant, ni après l’appel, on n’en apprit davantage sur le braillard. Parfait, dit le sergent, cette nuit corvée de toits pour : Adelboden, Ador, Alkmaar, Auderghem, Bastenaken, Bauwens, Beheyt, Bellinzona… Nous fûmes une cinquantaine de désignés, entre qui furent répartis quarts et lucarnes. Nous étions en bonnets et pelisses, en respirant nous produisions d’éphémères écharpes bleutées qui s’effilochaient le long de nos fusils. Les étoiles, passablement nombreuses, semblaient des cristaux de glace sur une vitre givrée. Un peu de gnole se montra, circula. Pavarotti, on se les gèle, magne-toi, chante ta Soupe et ton Bœuf, qu’on te chope et tous au pieu. Mais il fallut attendre quatre heures, le type était ponctuel. Quatre heures deux, quatre heures trois, et on y eut droit : La Soupe et le Bœuf Une deux Une deux Et les fayots

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Ni une ni deux : les projecteurs, les lampes, les jumelles. N’était pas sur les toits. L’étage du dessous. En bonnet et chemise de nuit, la tête sortant de la fenêtre comme d’un bras une trompette, les moustaches tétanisées, horizontales, la bouche retroussée jusqu’à la luette. Et nous, tous garde-à-vous : le général, dis donc. Il s’est troublé un peu, forcément toute cette lumière… Et les fayots… Les fayots… Mais s’est bientôt repris, sa voix telle qu’au feu : Gauche Gauche Ça fait du bien Et la suite. — N’avez rien vu, rien entendu ! a chuchoté-beuglé le sergent Van Beverem. On a fait passer le mot, on a éteint, remballé, regagné nos chambrées. — Le premier qui jacte, au gnouf ! est venu nous border le sergent.

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Personne n’aurait voulu être à sa place, d’avoir à faire le rapport au capitaine ; encore moins à celle du capitaine, le colonel l’attendait ; et celui-là on pouvait dire qu’il avait tiré le gros lot, qu’est-ce qu’il raconterait au général ?

Serpatte, pitaine ou colon ? Lequel des trois a préféré mettre son mouchoir sur l’histoire ? Toujours est-il que le lendemain au réveil : Adelboden, Ador, Alkmaar, Auderghem… D’ordre supérieur, tous consignés, bande d’incapables ! a passé sa tête le sergent, la générale avait encore cauchemardé, tas de bouseux, et il a donné la liste pour le soir : Damiens, Declercq, Decocq, Deconninck, De Roo, De Vlaemynck, Dillingen, Droysen, Duluth… Une centaine cette fois, et si on loupait encore Pavarotti, c’était intelligence avec l’ennemi, conseil de guerre, tout le toutim. Les yeux du sergent roulaient dans tous les sens, personne n’arrivait à lui attraper le regard. On râlait, consignés merdalors. Les potes ont voulu savoir : comment vous avez fait pour le rater ? — Comme vous ferez… on a répondu. Là-dessus, des paris. Qu’ils l’auraient. Qu’ils le laisseraient filer. Le soir, ceux qui n’étaient pas de toits, se

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mirent aux fenêtres. Mais nous, à taper le carton : pourquoi s’en faire ? Le braillard braille à quatre heures, un homme d’ordre, ricanait-on. Et rebelote. Quatre heures deux. « La Soupe et le Bœuf », projecteurs, lampes, jumelles, bonnet, chemise de nuit, garde-à-vous. Ça fait du bien La guerre La guerre Par où ça passe Puis, tranquillement, le type a ramené sa tête dans sa chambre, refermé ses volets. — N’avez rien vu, rien entendu ! a murmuré-sifflé le capitaine. Et, machinal, le sergent Van Beverem : — Le premier qui jacte, au gnouf. Au matin, pas de surprise. Le sergent, avant même le clairon, est entré nous annoncer, bande d’emplâtres, que la caserne entière était privée de perms, les galonnés pareil, est-ce qu’on allait longtemps laisser ridiculiser le drapeau ? Pour le soir, pas de liste et pour la bonne raison que tous à l’affût les tire-au-cul, le général en personne dirigerait l’opération.

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— Le premier qui rigole en prend quinze ! La journée à marcher, manœuvrer dans la campagne gelée, par un vent qui vous emportait le nez et les oreilles. Le soir, après la soupe, rassemblement, le général voulait s’adresser aux troupes. Dans la cour octogonale, le sergent a vérifié notre alignement, et en passant il nous regardait comme s’il essayait de faire rentrer son front dans ses narines et de hisser son œil gauche jusqu’en haut de ses cheveux en brosse. Le premier qui ! hein !… On avait touché un petit général, un mètre soixantedouze d’après ceux de l’infirmerie. Là, sur l’estrade, que douchaient les projecteurs, il avait l’air plus petit encore : se tenait comme si à cheval, le dos loin derrière les genoux, la cravache sous l’aisselle, éperonnant de temps en temps le vide d’entre ses bottes. On se donnait du coude dans le noir, vise un peu le guignol. En même temps, au moindre de ses gestes on avait un mouvement de recul, il y avait chez ce type quelque chose qui ébouillantait. Le général a parlé doucement dans le micro : dernier avertissement au braillard, il avait dix secondes pour se faire connaître. « Deux. Une. Zéro. » Plus doucement encore : dernier avertissement à la compagnie du

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braillard, elle avait cinq secondes pour le livrer. « Tant pis ». Sans aucune précision. La cravache a giclé de l’aisselle, giflé la nuit. Alors, messieurs, en chasse ! Maertens, Memling Hans, Memling Jacopus, Meckelbeek, Metzys, Moerbeke… n’ont pas eu le bol : la cour à garder, le thermomètre à moins quinze. Sercu, Sweerts et jusqu’à Tierlinck, pire encore : les fossés, debout sur la glace. Debruyne a demandé : — Sergent, le Pavarotti si on le voit, on peut tirer ? — Matricule ? M’en ferez huit ! On a insisté en chœur, blague à part sergent, vos instructions ? Plus que jamais ses yeux roulaient, Faites pas les cons les gars, ici vous êtes à l’armée. Il nous a donné un couloir à surveiller : vernis, on était à l’intérieur. Antwerpen a eu l’idée d’une partie de billes, personne n’en avait, les cartouches ont fait l’affaire, glissaient sur la dalle en tourbillonnant.

Plus tard, on s’est lancés à discuter : à la place du serpatte, du pitaine, du colon, qu’est-ce qu’on ferait ? Concours pour passer le temps.

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— Pardon mon général… Sans vouloir intercéder dans votre vie privée… N’auriez pas un frère ? un cousin ? un sosie ? Ou bien : — Pardon mon général… Au nom de tout le régiment, permettez-nous… de vous exprimer notre fierté… au bas mot… de servir sous un général noctambule… ténor par-dessus le marché… Ou bien : — Pardon mon général… Désirez-vous, la nuit prochaine, qu’un banjo vous accompagne ? un harmonica ? À l’étage un robinet gouttait, on se tut et on l’écouta comme un ami qui en a long à raconter, la fatigue nous griffait aux paupières. Crommelynck entendit sonner quatre heures, réveilla son voisin, et chacun le sien. Quatre heures deux, trois, dix. Rien. Pas de braillard. Au quart, le sergent a rappliqué, rassemblement, colonne par deux, et direction la cour. En courant on renfilait nos capotes, et de tous les étages, de tous les escaliers, de tous les bâtiments, les compagnies surgissaient, gourdes et brinquebalantes. On s’est tous retrouvés dans la cour octogonale, des éternuements fusaient autour de l’estrade, l’infirmerie demain afficherait complet. Une ombre sautillante a traversé l’estrade, tapoté le micro, Un-deux, Un-deux-trois,

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puis tout est venu à la fois, lumière et son, et le général a dit son fait au braillard : — Ainsi on fuit, on se terre et se tait quand je suis là ! Ainsi on joint à l’impudence la lâcheté ! La couardise au sabotage du sommeil pioupiesque et généralissime ! Ainsi je serais le seul à veiller pour rien ! Pas le moindre couplet, la moindre note ! Croyez-vous que je vais laisser venir l’aube sans vous avoir entendu, et cette fameuse chanson dont s’égaient vos camarades ? Non, non ! N’y couperez pas ! Il se mit à faire le tour du micro, agitant sa cravache comme si par elle il ferrait et ramenait de l’obscurité les quatre mitrailleuses qu’à toute allure par quatre rampes poussaient sur l’estrade Overmars, Reybroek, Rooks, Ruysdaël, Sels, vingt artilleurs. Et voilà aux quatre coins de l’estrade quatre bouches à feu de pointées sur nous, on en eut le cœur pas plus gros que le pouce, on avait touché, ni plus ni moins, le roi des timbrés. — Soldats, dit-il, à mon commandement, la foutue chanson ! Qui ne chantera pas, s’accusera. Un-deuxtrois, et un… On a mis toute la gomme, et le sergent lui-même, la gueule comme s’il voulait avaler l’estrade, la caserne, la nuit.

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La Soupe et le Bœuf Une deux Une deux Et les fayots Gauche Gauche Ça fait du bien La guerre La guerre Par où ça passe — Encore une fois ! Et n’ayez pas peur de vous décrocher la mâchoire ! On lui a remis ça, à décrocher la voûte céleste. Il avait l’air satisfait, hochait du képi. Il a laissé retomber le silence, il a encore secoué deux ou trois fois la tête, puis il a soufflé dans le micro « Repos ». Puis : — Toujours pas d’aveux ? On louchait sur les mitrailleuses, pas un mot n’en sortait. — On protège toujours le jean-foutre ? La bise lança au-dessus de la cour un drap glacé de plus. Il nous laissa le temps d’en être enveloppés tout à fait. Alors : — Punitions doublées. Pour les sous-officiers : triplées. Pour les officiers : quadruplées.

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Et il a souri, on aurait dit l’âne quand enfin on se range à son point de vue. Il a fait une nouvelle fois le tour du micro, en pirouettant, que tout le monde s’imprègne de son sourire, une vraie marqueterie, chicots et bridges. Tel était le général dont le nom est perdu, qu’on avait, deux jours durant, surnommé Pavarotti et que dorénavant La Soupelbœuf. Et voici ce qu’il dit encore cette nuit-là par moins quinze, et peut-être moins vingt : — Cette chanson que vous n’aurez pas mis longtemps à apprendre de moi, est d’un poète qu’il ne m’aurait pas déplu, soit dit entre nous, d’avoir à fusiller. Aussi vite, oubliez-la. Mais souvenez-vous que devant moi il faudra désormais appeler un chat un chat, et nu le roi s’il l’est. Je vous souhaite la bonne nuit.

À l’automne nous avons perdu La Soupelbœuf devant Bazerque. Gangrène. Il avait obstinément refusé l’amputation de son bras droit blessé, que depuis l’avantveille pourtant le chirurgien s’était résigné à lui déclarer inévitable mon général. C’est du moins la fin que lui prêtent ceux qui n’aiment les légendes qu’ironiques.

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Le pénible devoir m’échut – selon l’expression du major – d’aller annoncer aux siens le décès de l’hoplite Ballerini. Je me rasai jusqu’au bleu mais ne mis que très peu de gomina. Un tramway sans autre passager me hissa vers l’un de ces quartiers indécis où une ville ne sait si elle s’arrête, se replie ou se prolonge. Toutes sortes d’habitats coexistaient sans se toucher, pavillons, cahutes, cottages et même, précurseur ou caduc, un gratte-ciel inachevé des hublots duquel s’évadaient alternativement des volées de corneilles, la rumeur d’une pompe, les clignotantes fluorescences d’annonces d’électroménager. Dans un virage le wattman me fit signe, j’étais rendu. L’allée Joseph Roth était une sente qui dégringolait entre des haies d’acacias et d’agérates. Je résistai à la tentation de m’y laisser courir. Tout à coup, les haies s’écartèrent et je me trouvai devant ce qu’en moi-même aussitôt j’appelai une maison de poupée, façade jonquille, volets cerise, corniches et balcons pomme. On aurait dit qu’un enfant géant et lointain l’avait laissée tomber à travers la chape de soufre et d’encre qui sur-

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plombait en permanence cette ville, et qu’elle attendait paisiblement d’être par lui reprise et replacée dans le jeu où elle faisait défaut. J’hésitai un moment devant le chemin de mosaïque qui dansait m’accueillir. Je sortis de ma veste le bristol qu’on m’avait donné, vérifiai l’adresse comme si je pouvais m’être trompé, comme si le deuil ne pouvait atteindre les maisons de poupée, leurs couleurs de bonbons. Mais c’était là. Le chemin de mosaïque m’entraîna jusque sous une cloche ruisselante de dorure, d’où pendait une chaîne. Je levai la main, secouai.

Presque à l’instant une servante m’ouvrit, toute en joues, tout enjouée, et, tandis qu’en moi-même je répétais la terrible annonce que j’étais venu faire, me débarrassa avec des gestes dodus et sûrs de ma cape, de mes gants, de mon shako. « Madame, j’ai le pénible devoir… » Si je ressassais les phrases sans âme qu’on m’avait fournies, c’était maintenant moins pour me souvenir d’elles que de ma mission même : plus encore que l’extérieur de la maison, l’intérieur avait une gaieté de pièce montée. Sans rapport avec le jour chiche que connaissait la ville, une inexplicable lumière gazouillait sur les meubles de bois blanc, sur les murs enfaïencés,

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sautillait sur la rampe de l’escalier qui partait à ma droite en espiègle spirale. La servante sans un mot m’invita à la suivre. Nous franchîmes une porte vitrée, derrière quoi régnait une jungle de Douanier Rousseau, verte et tigrée, avec de-ci de-là des bancs de rotin où somnolaient des ventres à gousset, des têtes à capeline. — Chut ! faisait un doigt replet sur les lèvres saumon de la servante. Je fronçai les sourcils : une pensée venait de me traverser sans s’imprimer. Nous glissâmes entre les herbes hautes de ce salon vers une autre porte vitrée et une véranda que deux ou trois perroquets peuplaient d’invectives. La servante s’arrêta, se mit de profil et, roulant des prunelles, m’indiqua dans l’angle droit un sofa. La blondeur mousseuse qui dormait là en boule, je compris que c’était la signora Ballerini. Je restai un instant debout et stupide, troué d’une envie de fuir inversement proportionnelle à mon immobilité. Puis je remarquai sous une table un pouf, le tirai, m’assis. On était, d’après ma montre, en fin de matinée. Dans quelle peuplade, à quelle occasion, était-ce une heure pour dormir ?

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D’autres questions tournoyèrent. J’avais de longues jambes, peu faites pour le siège où j’étais : il me mettait les genoux au menton. Fallait-il serrer les jambes, les écarter ? Les allonger, les croiser ? Où était la décence, sans parler de la délicatesse ? Un bouillonnement suave émanait de la maison, j’avais l’impression d’habiter la respiration des dormeurs, et n’eût été le cri des perroquets, peut-être me serais-je moi-même assoupi. À cette idée je bondis, figurez-vous la scène, le messager réveillé par celle même que va ravager son message… Il me sembla que me retraversait la pensée de tout à l’heure, si volatile, mais qu’elle s’imprimait cette fois dans mon cerveau. Je revins dans le salon, retrouvai les bancs de rotin, les têtes à capeline, les ventres à gousset. Parents, grands-parents sans doute, cousins cousines de l’hoplite Ballerini. Je jouai à parier sur les couples, les filiations. Je me retenais de gifler leurs insouciances noires et… Voilà ! Voilà ce qui, au passage tout à l’heure, m’avait troublé : tous en noir ! Comme la dormeuse du sofa : en veuve ! En deuil, tous, et je n’avais pas encore prononcé le premier mot de mon pénible devoir…

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Je me mis à rôder, véranda-salon-véranda. Je pensai à la servante. Lui tirer les vers du nez, tout de suite. Je cherchai du regard une sonnette parmi les herbes, un cordon. Non, le mieux : la surprendre à sa cuisine, depuis quand Madame sait-elle, et comment, par qui ? — Venez… Un souffle. Et la poussée légère de dix doigts dans mon dos. — Ne les réveillons pas. Elle ne me laissa me retourner qu’en haut de l’escalier en spirale. C’était – toute la lumière se rassembla sur son visage d’opaline, à moins qu’elle n’en provînt – une femme à qui sa minceur donnerait longtemps l’aspect de la jeunesse et toujours celui de la fragilité. — S’il vous plaît… Sans me quitter des yeux, elle s’était engagée dans un couloir parcouru, de gravure en gravure, par le galop d’une chasse à courre légendée en anglais, et m’appelait d’un seuil au capiton bleu roi. Je décidai de partir. Elle était en noir, il n’y avait rien à ajouter. Il n’y avait qu’à redescendre, récupérer cape, shako et gants à la patère, claquer la porte, commencer d’écraser sur le sentier de mosaïque la nostalgie en moi de la veuve Ballerini.

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Je ne partis pas. Non qu’Agnès ait insisté, ne me faites pas dire. Elle disparut par le seuil bleu roi. La lumière baissa, je m’élançai derrière. Déjà elle avait ôté quelques pinces, libéré la mousseuse avalanche de ses cheveux. Dans la glace qui lui faisait face je vis à la fois un lit entrouvert, la fenêtre où des hêtres montaient vers un ciel perle et ses lèvres articuler avec neutralité : — Eh bien, Monsieur, la guerre me doit donc encore un homme ?

Pour le surlendemain me raccompagner jusqu’à l’arrêt du tram, la famille me fit la grâce de mettre un peu de couleur à ses toilettes. Agnès elle-même empourpra ses joues, fleurit de pivoines sa capeline et ses doigts de hyacinthes. Je ne sais quel cousin, quand le tram démarra, me cria pour la publication des bans de ne pas m’en faire, il s’en chargeait, connaissait la musique.

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Vers cette époque, la préoccupation majeure du ViceRoi, pour ne pas dire son obsession, devint que nous nous rapprochions des populations – ses propres termes. Dans cet esprit nous reçûmes des consignes strictes sur le comportement à observer quotidiennement. Comprendre et respecter les croyances, les mœurs locales. Dans les lieux publics, ne regarder des femmes que ce qu’elles sont autorisées à exhiber. Lors des rafles, malgré la circonstance, témoigner aux gourous, aux rabbins, aux prêtres une considération particulière. Lors des perquisitions, empêcher nos molosses d’uriner ou/et de déféquer sur les icônes, les prie-dieu, les tapis de prière. Ainsi de suite. À Dahlat-Binat, comme dans tout le pays appelé Wakanata, la coutume était de crucifier. Quand nos autorités mirent la main sur l’indigène dont les prédications semaient le désordre dans les esprits de cette métropole, le Vice-Roi préféra donc la crucifixion à la sanction capitale prévue par notre code pénal : l’écartèlement. J’ai eu à faire un tour de garde au pied de la croix, ça n’a pas augmenté mon admiration pour la civilisation du Wakanata. Le supplice en question produit d’inter-

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minables agonies, les condamnés s’y muent en loque toujours plus lamentable, sanguinolente et pestilentielle d’eux-mêmes. Tandis que celui en vigueur chez nous, quatre coups de fouet simultanés sur quatre croupes et l’affaire est pliée – à condition, naturellement, que le quatuor de fouetteurs se soit un minimum exercé à synchroniser ses gestes. Le moment de la relève approchait. Pour faire mon rapport au factionnaire qui me remplacerait, j’ai piqué de ma lance la plante des pieds de l’imprécateur ; une deuxième fois ; une troisième. Aucune réaction. Clamsé. Relève sans objet. Quand le factionnaire s’est pointé, il n’avait plus qu’à m’aider à descendre le corps. On a commencé à dénouer les cordes. Quelques femmes se sont approchées, deux ou trois barbus, prétendument de la famille. Ils souhaitaient pouvoir enterrer le gars selon leur rite aromatisé. On s’est regardés, l’autre et moi, typiquement le cas de se rapprocher des populations. On n’a pas fait traîner la discussion. Trop heureux de leur refiler la charogne. Le type de circonstances – on le comprend après coup – où se jouent les notations, les carrières. On aurait suivi le règlement à la lettre, on se serait chargés du cadavre, on l’aurait fourré sur une charrette, vidé à la fosse commune, qu’on n’aurait plus entendu parler de rien. Alors

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que là, passé le week-end, quel boucan ! Les attachés de presse de sa secte téléphonaient partout, soi-disant que leur imprécateur était sorti du tombeau où l’avaient enterré les siens. Preuve qu’il avait ressuscité. Conclusion qu’il était Dieu en personne ou son fils. Demandez le bulletin d’adhésion. On en a pris pour notre grade, surtout moi, au titre de l’ancienneté. Le crucifié, à cause de notre indiscipline, de notre paresse, de notre absence d’imagination, allait devenir cent fois plus encombrant maintenant qu’avant. Toute la hiérarchie s’essuyait les pompes sur nos fessiers. Jusqu’au Vice-Roi qui a voulu de ses yeux voir les ânes bâtés qui. Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Le dos rond ; cette histoire finirait bien par se tasser.

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Nous attendions le long des murs le moment de passer aux seigneurs leurs cuirasses. Cubaynes, duc d’Enzoferrari, repoussa son assiette d’avoine et de lait, Messires par exception il avait fait un rêve. Ses chevaliers ne parurent pas savoir s’il fallait, à la nouvelle, marquer de l’admiration, de la sympathie, de l’étonnement, de l’inquiétude. Du même geste de l’avant-bras, ils s’essuyèrent les lèvres. Cubaynes en déduisit qu’on l’écoutait. « J’avance. À pied, il me semble. Ou parfois porté, je ne saurais dire si c’est par des valets, une mule ou une chimère. Vite, à travers une plaine. Il y a des arbres à plumets, d’autres ramassés à la façon de dogues maigres. Je vais làdedans comme le vent, comme une gifle. L’ennemi m’est promis. Mais invisible. J’arrive sur une place sans ombre, arpentée d’urubus. Je demande (à ces rapaces ?) où m’attend le combat. On (les urubus ?) me prend délicatement des mains l’écu et l’épée. Une table se dresse, cocagne, le raisin semble sortir du naseau des chevreuils ; farcies, des cailles farcissent les entrailles laquées des marcassins et cetera. Et l’ennemi ? Je n’y songe plus, m’en méprise, galope de nouveau, charge

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toute forme tant soit peu humaine. Las ! Tout se dérobe avec une élégance de bal et mes mains sèchent, vides, sur les crinières éteintes de destriers sans destination. » Le duc s’interrompit, pris de longues larmes lentes. Et tous ses chevaliers pleurèrent avec lui. Voilà à quoi devait ressembler l’Enfer : à l’absence d’ennemi. Nous avons respecté leur humeur et laissé à la nostalgie le soin de leur rappeler notre présence serve, leurs cuirasses, l’imminence de la bataille.

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L’impératrice était fillette encore et sujette à pavor nocturnus. Plus que tout nous redoutions ces nuits où, accouru le Régent, il fallait à quatre pattes feindre de traquer dans la chambre l’iguane du cauchemar puis, bredouilles et relevés, nous défaire de nos uniformes, ôter nos sous-vêtements et attendre que Sa Majesté reconnût et désignât au coutelas du bourreau, avant de se rendormir, l’un des lézards que nos nudités livraient à son enfantillage.

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À la mort du calife Olaf, cent dix-septième du nom, Abner Ier, son petit-fils et successeur, soucieux d’éloigner le passé, entrouvrit quelques cages. De l’une, enfouie dans un massif montagneux, sortit l’ancien gouverneur Vinogradov – ou plutôt sa miniature. Il avait perdu, mesura-t-on, trente centimètres, un par année de détention. Mais rien de son prestige, au contraire, plusieurs sondages en témoignèrent à la seconde même de sa libération. Les échantillons représentatifs souhaitaient à quatre-vingt-sept pour cent qu’on confiât à l’ancien gouverneur un rôle éminent, trente points de plus que trente ans auparavant lorsque l’ombre tentaculaire de sa popularité l’avait rendu, aux yeux d’Olaf CXVII, digne d’incarcération. Certains caciques s’inquiétèrent et tentèrent d’inquiéter le nouveau monarque. Il fallait priver les comploteurs et autres révolutionnaires de ce prestigieux concours, secours ou recours. Il fallait définitivement sortir du jeu Vinogradov. Les uns préconisaient l’assassinat, les autres l’exil, une troisième école l’exil puis l’assassinat.

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— Et l’intéressé, qu’en pense-t-il ? voulut savoir Abner Ier. L’homme compressé avait, sitôt libre, filé, semant, caché entre les fagots d’une charrette, la police, la presse, les pancartes défraîchies exhumées par ses vieux partisans clandestins comme celles rutilantes brandies par d’impubères zélateurs en quête de héros. Ses demeures, ses biens, ses femmes et sa descendance ayant été depuis longtemps répartis entre les caciques (qui les avaient, c’était selon, rasés, dilapidés, exterminés ou au contraire adoptés, chéris, accrus, étendus, embellis) on n’avait, en principe, nulle adresse où chercher l’ancien gouverneur. Mais la police retrouva en quelques heures sa trace (parce que minuscule, fluorescente) et le pêcha quand elle voulut, moins d’une semaine après la levée d’écrou, dans le petit port où il avait, sous une fausse identité, élu domicile, et tentait de gagner à soixante ans son pain à se faufiler et ramper pour nettoyer ce que dans les bateaux on ne nettoyait jamais vraiment depuis l’abolition des mousses : derrière et sous les machines les compartiments obscurs, malcommodes, inaccessibles. On le cueillit, le transporta, le baigna, le massa, le rasa, le peigna, l’habilla de neuf, l’encercla de viandes en sauce et de geishas en kimonos comme il convenait à un invité du calife. Et ce faisant on tenta plaisamment, par

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l’intermédiaire du chauffeur, des valets, des maquilleuses, des musiciennes et des kinésithérapeutes, de lui tirer les vers du nez : quand, comment et avec quelles complicités comptait-il s’emparer d’un pouvoir qui lui semblait promis ? Vinogradov ne touchait à rien, ni aux plats ni aux courtisanes, et souriait sans le moindrement desceller les lèvres – jadis il avait subi plus de mille séances de torture avant de mettre au point cet infranchissable rictus. Lorsqu’il fut admis dans la salle d’audience, les caciques respirèrent : l’homme qu’ils avaient tant redouté était, se souvenaient-ils, un athlète dans la force de l’âge, et voilà qu’il revenait en avorton sexagénaire et cubique. Ils le lorgnèrent en roulant des yeux et en pouffant. Ils frissonnèrent dans le même temps, chacun, le calife luimême, révisant les occasions où, sous son prédécesseur, une malveillance, une maladresse, un malentendu auraient pu lui valoir pareille infortune. Cependant ils constataient que l’ancien gouverneur n’avait rien oublié des rites de la cour. Avec le naturel le plus étudié il fit six fois le tour (dans le sens contraire à celui des aiguilles d’une montre) du pouf protocolaire avant de s’y agenouiller, au bas des marches qui menaient au trône. Le calife, colossal obèse, après un moment d’observation, rompit avec l’usage et, au muet

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scandale de l’assistance, descendit ramasser l’homme compressé, remonta le déposer sur son trône puis derechef descendit, cette fois pour prendre place sur le pouf, mais sans pousser la transgression jusqu’à s’agenouiller devant l’un de ses sujets : debout. — Au moins je te vois, maintenant, dit le calife Abner, premier du nom. Alors dis-moi, quel rôle prétends-tu jouer à mon service ? Celui de principal opposant t’irait-il ? — Avec votre permission, répondit Vinogradov… Et puis il se tut car la stupéfaction et le soulagement de l’assistance rompirent de rires les digues de la bienséance. La cour se souvenait de la voix terrible qui de ses tambours et de ses cuivres subjuguait les champs de bataille, et voilà qu’elle s’était muée en aigre chevrotement. Le jeune calife donna libre cours à sa propre hilarité et aux violentes ondulations qu’elle lui déclenchait, du crâne aux orteils. Quand il s’apaisa, il leva les bras, et chacun sut qu’il fallait reprendre son sérieux. — Nous t’écoutons, enjoignit-il avec une nuance d’excuse et une autre d’impatience. L’ancien gouverneur Vinogradov avait eu le temps d’affûter quelques formules : — Avec votre permission, déclara-t-il, je n’aspire à aucun rôle.

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— Tu as la taille d’un enfant, mais tu n’en as ni l’âge ni l’entendement. Tout le monde joue un rôle, le veuille ou non. Toi, en ce moment, celui, transitoire, d’un ermite de docks. — Alors, souffrez que j’y persiste et peut-être progresse. Je n’étais pas là, ne serais que par la suite mêlé à cette histoire et je ne connais donc la scène que par ouï-dire. D’après Skoglund, janissaire de service ce jour-là, entre les répliques le silence s’étirait tel un serpent. — Je ne puis te laisser croupir dans la misère, conclut le nouveau calife. Que dirait-on de moi ? — Et de moi, si je vous laissais me corrompre ? — Certains dans cette salle me recommandent pour toi l’exil, d’autres l’assassinat, encore d’autres les deux remèdes. Si tu étais à ma place… — J’y suis, sourit l’ancien gouverneur, surplombant l’assistance. Le calife sourit aussi, l’une de ses pentes était la bienveillance. — Eh bien, depuis ma place que me conseilles-tu ? — D’aimer les hommes libres, de craindre ceux que tu enchaînes et plus encore ceux qui s’enchaînent à ton char.

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Il s’échangea encore plusieurs aphorismes à tue-tête, puis le calife se rapprocha du trône et s’entamèrent, à voix basse, des négociations d’où il résulta : 1) que seraient libérés tous les prisonniers politiques ; 2) qu’ils seraient rétablis dans leur carrière comme s’ils n’avaient cessé d’être professeurs, substituts, cheminots, femmes de chambre, cardinaux ; 3) qu’en attendant de récupérer les sommes à lui dues (trente ans de solde, primes et bakchichs non compris), l’ancien gouverneur Vinogradov acceptait du calife Abner Ier un logement de fonction, avec la garde et la domesticité congrues.

La première fois que je fus en la présence de l’homme concassé, je ne pus retenir mes larmes. L’ancien gouverneur mesurait bien deux têtes de moins que moi, et c’était l’inverse la seule fois où précédemment je l’avais rencontré, pour un arbre de Noël, au palazzio Calvino, siège alors du gouvernorat de ma province natale. Par roulement annuel, les écoles étaient invitées. Les yeux de l’homme puissant s’étaient posés sur moi, et j’avais résolu d’avoir un jour moi aussi de tels yeux, une étendue où chacun voudrait plonger, une intensité où toutes les énergies s’alimenteraient. Trente ans après, je n’avais toujours pas ce regard-là et lui, l’homme naguère puissant, n’en avait plus que les orbites. Je pleurai sur ma

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faillite, telle qu’elle se reflétait dans son impuissance désormais. Je me souvins de ce que mon père disait de lui et je pleurai. Dragan Maximovitch Vinogradov, disait mon père, comme les autres gouverneurs, pille la province qui lui est allouée, comme tous ceux qui l’ont précédé, comme tous ceux qui rêvent de lui succéder, ni plus ni moins, mais à la différence de ses semblables, il ne prétend pas que cela soit justice et voulu par Dieu pour l’éternité. Le gouverneur Vinogradov, disait mon père, agit de telle sorte qu’il montre à ses sujets la voie : devenir plus forts que lui, que le calife et même que le califat. Je pleurai sur l’inventive naïveté de mon père, sur son goût inextinguible pour un monde sans maîtres. — Pourquoi pleures-tu ? demanda, voix de crécelle, l’ancien gouverneur. Nous étions seul à seul, je le lui dis. Il déclara mes pleurs la preuve de ma bonté, conséquemment s’ouvrit à moi de son désarroi. Il comprenait peu de chose – et peu était encore trop dire – à ce qui l’entourait, êtres et objets, car en trente ans, découvrait-il, étaient apparues d’inimaginables façons de parler, de penser, de sentir, d’inconcevables techniques pour les actes les plus divers. Il souriait à tous et à tout, mais bientôt on s’apercevrait que c’était du sourire de l’idiotie, et non de celui de la

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sagesse. Il me supplia de l’aider, de recevoir avec lui ses visiteurs et de lui traduire leurs propos dans une langue accessible, de m’enseigner l’usage de la foultitude d’engins dont chaque pièce, de la cuisine à la salle de bains, était munie. Or, si certains devaient filtrer ou filer les visiteurs de l’illustre Vinogradov, si d’autres devaient le harceler de tentations hétéro et homosexuelles, pédo et zoophiles, le filmer dès qu’il y céderait et répandre sur la toile les dégradantes images, ma mission particulière, au sein de la garde, consistait à trouver, hors l’armurerie et la chimie, un moyen de le rendre inoffensif. Je constatais qu’il l’était déjà, et qu’il suffirait de le maintenir en l’état. Ma première leçon fut donc pour lui apprendre à allumer la télévision.

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Loin là-haut le palais du Vice-Roi dressait ses ivoires sur un ciel couleur sable. Les centurions nous firent, à peine débarqués, mettre en rangs par trente-deux, de façon à couvrir toute la largeur des marches de porphyre. De là-haut nous apparaîtrions comme la vague même, enflant depuis le port pour monter engloutir jusqu’au dernier janissaire, jusqu’au trône. Il en alla différemment. L’escalier assez vite menait à une plate-forme d’où il repartait en deux volées, aux degrés deux fois plus hauts, deux fois moins larges. Nous nous divisâmes donc, et poursuivîmes sur seize rangs. Entre les deux volées (et nos deux corps d’armée), un vide se creusait, moussu, bonhomme. Environ un quart d’heure plus tard, un second palier se présenta, d’où repartaient quatre volées, entre quoi trois fossés. Nous ne fûmes plus que sur huit rangs, et déjà ceux d’entre nous qui étaient frottés d’arithmétique, expliquaient à leurs voisins l’opération en cours, sa suite probable et son inéluctable issue : après cinq plates-formes, c’est par des marches chacune haute comme un mur d’enceinte, c’est un par un et séparés par des gouffres que nous arri-

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verions au palais. En fait de mer, la garde du Vice-Roi n’aurait à endiguer que des ruisselets. Ces prédictions ne péchaient que par optimisme. Une sixième plate-forme apparut qui laissa le choix entre renoncer à moitié de soi-même ou sauter dans le vide.

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Une lune filait, voleuse, entre de noirs monceaux de nues. Nous franchîmes la frontière par un pacage où paissait un brouillard si dense que le lieutenant Desrosières inventa de tatouer nos cartes d’état-major sur les dos du troupeau de bovins qu’à tâtons nous contournions. Or il advint que le soleil se leva, aspirant écharpes et nappes. Plus rien ne nous résista, la contrée fut à nous pour vingt ans, limpides. Puis quelque chose se dérégla, il fallut déguerpir, nous avions des chiens aux trousses, des faux, des fourches, et la brume. Le général Desrosières se souvint de notre arrivée, du troupeau ; qu’on le retrouve et sauvés, ce serait la frontière. Nous nous mîmes en quête, pardon Madame, pardon jeune homme, est-ce que vous connaîtriez… ? Nous ne finissions pas nos phrases que chiens, faux et fourches. Dans une station-service enfin, le pompiste nous écouta : des vaches, vous dites, avec sur leur robe des cartes d’état-major ? Il éclata de rire, plaisantins ! Des

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vaches avec… ? Mais il n’y en a plus d’autres dans le pays depuis votre arrivée ! Même lui en avait… Il montra, derrière la station, un long bâtiment bas, étable dont il était métayer. Nous cherchions une goutte d’eau dans la mer, se moucha-t-il. Nous lui adressâmes nos dernières cartouches, et puis nous mîmes sac à terre.

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Le canyon se révéla bien plus étroit qu’annoncé par l’éclaireur et nous ne pûmes plus faire avancer les éléphants à deux de front. Certains reculèrent, piétinèrent, trépignèrent, le strict ordonnancement de notre cortège se dérégla et nous ne nous aperçûmes de la disparition du lieutenant Mersenne qu’après l’installation des tentes dans la plaine. Nous partîmes en patrouille à sa recherche, à la torche. Nous comptions procéder avec minutie. Dans ces régions désertiques, la nuit toutes sortes d’animaux, félins, reptiles, rapaces, arachnides sortent d’entre et de sous les pierres. Nous avions appris à les identifier, la plupart, à l’oreille. Les siffleurs, les braillards, les plaintifs, les roucoulants. Cette nuit-là, un bruit inconnu, une sorte de roulement sourd, d’une seule note, nous guida jusqu’au lieutenant Mersenne. Son visage était inscrit, élargi, dans le sol. Nous nous penchâmes sur lui comme sur une mare. Le son qui en sortait était une note unique et le visage lui-même paraissait figé dans une expression dont il était troublant de constater qu’elle n’était pas douloureuse, mais béate. Une lune, contemplant l’autre.

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Nous attendîmes le jour pour dégager le lieutenant Mersenne. Son visage était imprimé dans son crâne, celui-ci enfoncé dans son cou, celui-là dans son torse et ce dernier pour moitié dans son bassin. Les éléphants en avaient fait un tambour à pieds. Personne n’accéda au courage de lui donner le coup de grâce. Nous le replaçâmes avec soin dans le trou d’où nous l’avions tiré. Les uns étaient pour le recouvrir de terre, les autres pour lui laisser le spectacle du ciel. Quelqu’un lança un pfennig. Face, la terre. Pile, le ciel. Ce fut pile. Le roulement sourd à quoi se réduisait le malheureux nous accompagna pratiquement jusqu’au camp où je fis le rapport édulcoré dont la patrouille unanime était convenue : probable crise cardiaque ; mort et enterré. J’ai, depuis, demandé à être affecté dans une région où les bêtes de charge soient plutôt des yacks ou des lamas. Les nuits de lune pleine, je lève la tête et j’espère que le lieutenant Mersenne va prendre la parole et m’annoncer ma mutation.

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Boukhari, Saint-Jean-de-Verges, Tian Pen Minh, Huerca… certaines agglomérations, c’est pour leur nom que nous y mettions le feu. Nous avions alors un commandant (Thulin-Dahlberg) féru d’onomastique et d’astrologie. Quand nous pénétrions dans un village, il n’écoutait que pour la forme ses subordonnés et leurs rapports, ses doigts déjà consultaient au fond de ses poches un pendule, des phylactères, Dieu sait. L’état d’esprit de la population (rebelle, indifférente, favorable), sa capacité de production (en céréales, maraîchages, porcins) ne présentaient à ses yeux aucun intérêt. Mais le nom du bled ! Et la position des astres ! D’une voix de sinusite, il livrait le verdict qu’avaient palpé ses doigts. Munkkiniemi, qui nous avait résisté deux éreintantes semaines, était à épargner, pour l’instant ; Skoblar, qui nous avait dédié drapeaux tonneaux et séguedilles, à brûler, sur-le-champ. Personne ne nous enviait ce chef qui se réglait aussi sur ses superstitions pour distribuer parmi la troupe récompenses et punitions.

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Plusieurs saisons de rang, je fus du régiment qui appartenait au prince Daguenov. L’uniforme en était plaisant, du moins quand nous restions à l’arrière, en garnison. Surtout à la parade ou au bal ; ivoirin à parements d’or, quelle beauté pouvait y résister ? En campagne, qu’il attirât si fort les regards et de si loin, constituait au contraire un handicap, bien entendu. Nous quittions les villes en défilant, impeccables, éblouissants, sous les applaudissements émus et musqués de celles que nous avions eu le temps comme de celles que nous n’avions pas eu le temps de mugueter. Mais à peine atteignionsnous les faubourgs que, pour ternir tant soit peu notre éclat et ne pas aimanter trop obligeamment vers nous les projectiles adverses, nous nous jetions dans les ornières, nous nous roulions dans les flaques. Nos officiers pouvaient toujours aboyer leurs menaces de mise à pied, de cachot, de retenues sur solde, nous savions qu’ils n’attendaient qu’un prétexte décent (traversée de rivière, sondage de souterrain, inspection de cheminée) pour à leur tour souiller leur vareuse et leur pantalon. Le règlement était formel : sous peine de renvoi sans indemnités, nous devions à la première occasion rétablir

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la blancheur de nos uniformes. De sorte que nous sacrifiions à cette tâche l’essentiel de notre repos du guerrier, avec pour les plus mariolles d’entre nous les concours experts, successifs ou simultanés, d’une lavandière, d’une blanchisseuse et d’une repasseuse. Cette obsession de la blancheur trahissait – impossible de ne pas en former le soupçon – la répugnance du prince Daguenov à l’égard de l’activité qui, pourtant, fondait la légitimité de sa caste et à laquelle, année après année, il consacrait l’entretien d’une centaine de soudards. Ce prince, en vérité, haïssait la guerre. Il ne dédaignait certes pas ce qu’elle lui rapportait de butins, de fiefs, de titres et de revenus, mais s’efforçait de se sentir inconsolable pour ce qu’à tant d’autres, amis ou ennemis, elle coûtait. « Quelle horreur ! » était une de ses expressions les plus courantes. Il utilisait aussi beaucoup les adjectifs affreux, épouvantable et prenait des mines d’agneau à l’abattoir tandis qu’après les batailles il arpentait les charniers, les ruines, les hôpitaux, les orphelinats. C’était un petit vieillard barbichu et tonique, du vifargent. Chez lui seule l’impatience égalait la sentimentalité. Aussitôt apparus les obstacles devaient s’aplanir, à peine soulevés les problèmes se régler. Les pauses l’indisposaient, il claquait des doigts ou tapait du talon pour qu’au plus vite on en finisse de ce qu’on venait d’entamer, halte, souper, réunion, messe ou revue. Donnait-il

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un ordre que déjà il couvait un contrordre. À l’assaut ! beuglait-il, et soudain : Sauve qui peut ! Ou bien : Tous ensemble ! et brusquement : Chacun pour soi ! Ou encore : Pas de quartier ! et dans la foulée : N’oubliez pas les conventions de Genève ! Le régiment qu’il commandait n’était pas seul à souffrir des sautes de son inspiration ; devant nos zigzags inattendus, souvent les corps d’armée dont nous faisions partie durent chambouler leurs plans, et ceux que nous combattions aussi, en une ou deux occurrences. Le prince Daguenov fut l’une des cinq dernières victimes de son impatience. Lors de la bataille de Zuntho, enfiévré par l’idée de tomber avant tout le monde sur le râble d’Habib Khan en déroute, il lança son destrier sur un ouvrage que les pontonniers n’avaient pas achevé, il s’en fallait de dix mètres. Quatre de ses officiers supérieurs ne purent retenir à temps leur monture, et se précipitèrent derrière lui dans les tourbillons émeraude de la rivière Vilaory. Marche arrière toute ! l’entendîmesnous crier, et juste après : Sabre au clair ! Il ne laissait pas d’héritiers mâles, les ayant diversement perdus, certains sous son commandement, la plupart sous sa mitraille car l’un après l’autre ses fils, dans l’espoir d’échapper à la notoire inconséquence de leur père, cédaient à la tentation de s’enrôler dans le camp

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d’en face. Le régiment échut donc à la princesse, sa veuve qui, en attendant de le vendre un prix raisonnable avec canons, oriflammes, uniformes et cantines, décida d’en prendre la tête.

La princesse Daguenov n’était pas inconnue de nous. Malgré sa soixantaine bien sonnée, elle suivait d’aussi près que possible les campagnes de son époux, au moindre répit le rejoignait sous ses tentes. Et, aux armistices, elle l’accompagnait lors de ses visites dans les blocs opératoires, lui tenant le coussinet où il prélevait, bouleversé, les médailles dont il décorait les bandages des amputés de frais. De même quand le prince faisait sa tournée à travers les campements de fortune dont se frangeaient les villes que nous venions de prendre, la princesse et lui supervisaient ensemble la quotidienne distribution de farine et de fèves à ce qu’il restait des familles dont nous étions en train de mettre à sac les maisons, les greniers, les caves et les coffres. Leur entente manifeste n’empêchait pas de constater à quel point ils différaient. Au physique, pour commencer ; le prince, fiévreux assemblage d’angles et de pointes, la princesse toute en courbes. Le tempérament de la princesse paraissait de même, placide, rieur, à l’opposé

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de celui du prince. Elle misait spontanément sur la durée quand lui était en permanence gouverné par l’instant d’après. Quand elle fit savoir que d’elle désormais viendraient les ordres, plus d’un se rassura, les contrordres n’accourraient plus sur leurs talons, au moins ça, ni sur ceux des contrordres encore d’autres ordres, frénétiques, obscurs, hasardeux, inapplicables. Pour l’avoir vue si souvent au chevet des gangrenés et des cholériques endurer le chaos plaintif de leurs histoires, nous savions notre nouvelle générale capable de l’écoute la plus respectueuse comme avertie de ce que, sur le théâtre de nos opérations, chaque décision pouvait entraîner de malheurs. Cela joint à sa parfaite ignorance dans l’art de la guerre, comment douter qu’elle solliciterait les conseils de nos vétérans – et pour en tenir le plus grand compte? Deux semaines, celles qui séparèrent la bataille de Zuntho du siège de Pagok, suffirent pour que nous déchantions. Les transformations dont, à peine enterré le prince Daguenov, nous constatâmes l’apparition et l’essor chez sa veuve, s’avérèrent si profondes et si étranges qu’un de nos colonels put les résumer de la formule suivante : — C’était sa moitié ; elle est devenue son double.

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Elle voulut que sa couturière adapte pour elle les propres uniformes de feu son mari, qui n’avait en taille qu’un pouce de plus qu’elle, mais en épaisseur, selon les secteurs de la charpente, trois ou dix de moins. Elle argua de récentes confidences de feu son mari pour modifier tel point de règlement, promouvoir tel sousofficier, et le lendemain, comme aurait fait feu son mari, modifia la modification et dégrada le promu. Au sein de la coalition où était inscrit le régiment Daguenov, elle jugea que tel duc, tel sénéchal, avaient rendu des hommages par trop succincts (ou fades, ou désinvoltes) à son cher disparu ; en réponse à quoi elle nous interdit de nous joindre à quelque manœuvre, belote, beuverie ou partouze que ce fût avec tout ou partie de leurs troupes. Le cardinal avait prononcé, au-dessus des eaux qui avaient englouti feu son mari, une oraison funèbre si peu nourrie de citations qu’elle la qualifia d’anorexique ; elle renvoya nos aumôniers séance tenante et nous fûmes jusqu’à nouvel ordre privés de messes, matines ou vêpres. Tout à l’avenant, on aurait dit qu’elle avait fait en elle place au défunt, dont elle prolongeait l’existence en se réglant sur les lubies et pulsions dont elle gardait le souvenir et peut-être l’empreinte – jusqu’alors invisible. Lorsque nous parvînmes devant les remparts de Pagok, c’est le prince que nous crûmes entendre quand la princesse, dans son porte-voix, nous intima : À l’abor-

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dage ! Et le prince encore quand, tandis que nous grimpions vacillant à nos frêles échelles, sous la protection aléatoire de nos écus contre les pluies de traits et les flots de poix bouillante, la princesse, depuis la terre ferme, crut opportun de tonner : Tous aux abris ! En dégringolant, chacun parmi nous raffermit en luimême ce qui était depuis la veille au soir la sentence commune de nos dortoirs : nous dédierions à la princesse Daguenov les balles perdues que, les derniers temps, nous comptions destiner au prince et dont l’avaient sauvé son impatience, les lenteurs du génie et les tourbillons émeraude de la rivière Vilaory.

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Notre patient encerclement vint à bout de la résistance de Bacharev. Geminiani, condottiere qui régnait sur cette ville depuis l’hiver, s’enfuit avec sa smala par une issue que nous lui ménageâmes, côté fleuve. Yorgu Khan, notre chef, avait lu dans un manuel à l’auteur inconnu ce précepte, et l’appliquait : « Laisse toujours une sortie à l’ennemi, ou il se battra jusqu’à la mort, t’infligeant de lourdes pertes avant de succomber. » Nous étions ses libérateurs, la ville nous fit fête, cela prit une semaine. Puis Yorgu Khan édicta ses lois, tout le monde au travail et plus de retard sur l’impôt. Peu après la fin des moissons, la rumeur déferla qu’une horde fondait sur Bacharev. Earl Grey, qui la menait, nous encercla selon les règles. Cependant la rumeur serpenta qu’il restait une issue, par la forêt. Yorgu Khan ne tarda pas à l’apprendre, choisit quatre hommes de confiance, dont je fus. Nous reçûmes l’étrange mission de murer la porte qui donnait sur la forêt. Ainsi fut fait, mais les dernières briques, c’est de l’extérieur que nous les avons cimentées, ou je ne serais

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pas là pour raconter Bacharev, sa chute, l’extermination de Yorgu Khan et de sa troupe, la fête qui s’ensuivit. La chance avait voulu que parmi nous quatre figurât l’auteur anonyme du manuel et il ne pouvait que deviner, bien sûr, de quel autre précepte s’était inspiré cette fois Yorgu Khan : « Si l’ennemi qui t’a cerné te laisse une issue, ferme-la, ou tes hommes n’auront pas pour la bataille la force du désespoir. »

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La pierre même qui, jaillie d’une fronde enfantine, avait troué la poitrine du caporal Levi, tandis qu’il tombait reparut d’entre ses huitième et neuvième vertèbres, monta déchirer le canon d’une automitrailleuse, éclaboussa d’étoiles le ciel désert, poursuivit et finit par rejoindre, loin au-dessus des murs et des lamentations, sa place exacte de pierre dans les Tables ébréchées de la Loi.

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Il fallut faire boire les chevaux. Nous suivions alors une crête en contrebas de quoi un rio perlait chichement entre ses limons. Nous descendîmes par des sentiers de chèvre et plus d’un glissa, s’affaissa, roula, battant des membres, blessant la broussaille, délogeant lièvres et bartavelles, roulant encore pour aller fracasser contre la transparence du vide l’écho henni de sa frayeur.

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Scintillante traînée de poudre, la nouvelle courut un matin le pont que notre quartier-maître avait demandé sa mutation pour l’escadre mouillée à Shatsuling. Alors nous : « Tous à Shatsuling ! » Non que le bonhomme fût spécialement populaire, mais au cœur de bien des matelots les trois syllabes de Shatsuling sonnaient à l’époque comme bonheur, harmonie et paix.

Quelques semaines auparavant Shatsuling avait pourtant été… URGENT… URGENT… le plus inattendu des ordres de mission, un branle-bas de première catégorie : l’île, entrée en rébellion, avait réduit à l’impuissance gouverneur et garnison. Shatsuling avait été ensuite une double fièvre, qu’engendraient contradictoirement l’impatience (la plupart d’entre nous étaient originaires des îlots les plus lointains, nous allions enfin découvrir le précieux nombril de l’archipel) et la répulsion (aucun d’entre nous n’aurait imaginé devoir un jour affronter son propre peuple).

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Shatsuling avait été toutes nos voilures déployées ; avait été une mouche dévorant lentement la joue de l’horizon ; avait été la pâleur de nos phalanges, le mutisme des carrés, avait été cent nuages piaillards de macareux et de macreuses, de pétrels, de bernaches et de harles fuyant le combat dont ils avaient lu le présage dans on ne sait quels mouvements de l’air, quelles entrailles humaines, et dont nous tâchions de deviner l’issue dans leur nombre, leurs espèces, leurs directions, les tonalités de leurs cris. Shatsuling avait été le cap Jade à contourner, et, dans le contre-jour, enfin l’immense rade ; avait été les vingt coups de semonce que nous adressâmes au soleil. Puis Shatsuling était devenu, autour de nos frégates, un soudain grouillement de jonques, pirogues, périssoires, pinasses, sampans, yoles, gabares… qui nous abordaient en si grand nombre qu’impossible de dire la couleur de l’eau du port. Au loin les quais, la ville, eux aussi, semblaient venir à nous, arrière-garde de pierre pour cette meute de bois et de drap qui nous cernait d’un assourdissant concert : cithares et crécelles, binious et olifants. Le temps que nos amiraux disputent de la conduite à suivre, et d’en bas l’on s’était mis à nous bombarder d’arceaux de dahlias, de paniers de goyaves, de baisers,

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de hourras. « Bienvenue aux libérateurs ! », de chatoyantes banderoles s’enflaient sur les flancs des embarcations, de rieurs étendards dégringolaient depuis les mâts, les antennes. « Bienvenue aux libérateurs ! » entonnaient, depuis les barges ou les cotres, des chorales chenues, des écolières aux diadèmes de coraux. Bouches bées, nous et nos canons. Et nous avions bientôt posé nos mousquets, nos harpons, nos dagues pour accueillir et serrer contre nous des gaillards, des gamins, des matrones, tout ce qui montait aux cordes dont en un clin d’œil tous les bords de tous les ponts s’étaient retrouvés enguirlandés. Ils ne se lassaient pas de nous palper, de nous embrasser, nous étions les marins du peuple, nous allions rendre au peuple ses droits, ils nous feraient juges du gouverneur et de sa clique, de leur abyssale corruption, de leur carnassière abjection camarades. Chaque mot nous hissait un peu plus haut au-dessus de nous-mêmes. Et la nuit d’après, et les jours suivants. Pendant que nos amiraux disputaient toujours sur Ordre-et/ouRéforme, Shatsuling avait continué d’être ce flux vers nous. Et nous, par roulement, nous descendions sur l’immense esplanade flottante regarder danser une jeunesse de tous âges, puis nous asseoir autour des braseros

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où, sans arrêt, éperlans, épaulards et espadons grillaient selon l’une ou l’autre des deux cent trente-sept recettes connues sur l’archipel. Nous écoutions naître un nouveau Shatsuling, partout des discussions, des projets, « Imaginez… » entamait quelqu’un et chacun son grain de sel. Nous commencions à mettre le nôtre. « Parlez, marins ! » nous encourageait-on, sur les navires aussi il devait y avoir à redire, et Shatsuling était alors devenu comme le battement de nos cœurs, le sang même irriguant nos cerveaux.

« Décidément, quelle épidémie ! » a craché devant lui sur le pont le capitaine quand, au nom de tous, le mousse a formulé notre demande de mutation. « Tous à Shatsuling, c’est ça ? » Il s’est mis à sautiller de l’un à l’autre. « Toi aussi, à Shatsuling ? », « Et toi ? », « Et même toi ! » Il allait d’artimon à misaine, tournait. « Et toi ? Et toi ? », sautillant, tirant des deux mains sur ses moustaches à s’en faire venir les larmes aux yeux, questionnant pour la énième fois les mêmes, « A Shatsuling, j’ai bien entendu ? » Nous étions là, garde-à-vous, pas un cillement. Jusqu’à la frégate qui se retenait de bouger. « Et est-ce que vous vous souvenez seulement comment faire cap

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sur Shatsuling ? Est-ce qu’un seul s’en souvient ? » s’estil mis à rire, un vrai dément. Nous avons préféré ne pas répondre. « Non ! Il n’y a que moi ! Je suis le seul à ne pas avoir la maladie ! À ne pas bêler Shatsuling ! Le seul ! C’est peut-être moi, le malade ? Qu’est-ce que vous en pensez ? » Que nous étions mal tombés, qu’hier soir il avait dû forcer sur le saké, que mieux valait fermer nos gueules. Le capitaine s’est arrêté au milieu du pont, entre nos deux rangs. Il a mimé la perplexité, front froissé, menton dans la main. Puis il a redémarré, recommencé de sautiller de l’un à l’autre, et à chacun il chuchotait d’un air de ruse : « Mutation accordée ! » Il y eut quelques vivats. Guère : nous redoutions la suite. De misaine en artimon, « Mutation accordée ! », virage et rebelote, d’artimon en misaine, sautillements, chuchotis : « À toi aussi, je te l’ai dit ? Mutation accordée ! » Il est revenu bien au centre, et là il a repris sa voix de commandement. Il a fait manœuvrer la section située à sa gauche, demi-tour sur place. Puis tout le monde, en avant vers tribord, cette section de cinq pas, l’autre de huit, que nous soyons alignés contre le bastingage, que personne ne prétende ne pas voir le paysage. Nous avions devant nous une rade immense et muette où les triangles bleus de quelques requins longeaient quelques

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planches éparses et, plus loin, une côte mauve où, depuis des siècles semblait-il, séchait une ville en ruines. Le capitaine a laissé couler trois minutes de sa montre, puis il a trompeté : — Shatsuling, messieurs ! Nous n’avons pas hésité davantage. Nous nous sommes retournés. Dix d’entre nous l’ont désarmé, jeté à terre, et nous l’avons fait rouler entre nous de misaine en artimon, d’artimon à misaine. Nous n’avons cessé que lorsqu’il a vraiment eu la forme d’un de nos filins. Puis nous avons chiqué en silence. La nuit est venue, mais il fallut jusqu’au matin pour que s’éteigne dans le dernier d’entre nous le roulement de ces phrases que sous nos pieds notre capitaine s’était tué à vouloir nous faire entendre. Que Shatsuling finalement avait été, parmi les amiraux, trente-cinq voix pour le plan des colombes, soixante-douze pour celui des faucons ; avait été l’ordre de nettoyer la place ; avait été nos boulets trouant les rêves, dont les nôtres ; avait été six semaines à guetter ce qui remuait encore ; avait été l’amnésie collective ; demeurait sa triste exception.

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Hélas, entre la poire et le fromage l’oncle de Deborah demanda qu’avec son fauteuil on le hisse sur la table, il voulait lui aussi porter un toast aux jeunes mariés, qu’on le voie et qu’on l’entende, et qui allait le lui interdire ? C’était un vétéran de la guerre du Dagui-Bakari, et il avait, oui ou merde, payé de l’usage de ses jambes le droit de parler aux noces et banquets. Deborah m’encadra le visage de ses mains pour me boucher les oreilles, elle ne voulait pas que j’écoute les obscénités à venir, toujours les mêmes avec cet oncle. À travers la fraîcheur de ses doigts, je saisis tout de même que l’orateur, dès sa deuxième phrase, entreprenait de conchier le drapeau, l’empereur, les galonnés, les médailles et, rebelote, le drapeau, l’emp… Quelqu’un prit la salutaire initiative d’entonner l’hymne national, je m’y joignis et Deborah et l’assistance avec nous. Alors on n’entendit plus l’oncle mais on le vit qui farfouillait sous son siège, et l’on se dépêcha de lui retirer son seau hygiénique avant qu’il ne se mette à faire du dégât.

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À la jalousie, proclamait, autre exemple, une enseigne du quartier des Remparts à Narly, province d’Oust. Mais lit-on ces sortes-là d’enseignes ? Bleusaille d’À la jalousie, vous entriez sous sa lanterne comme vous auriez fait sous une autre, l’œil boulimique et le geste faraud. Vous blaguiez les tapis, les tentures, les estampes du salon d’attente. Guillerets, vous guigniez à droite, raide étroit et sombre, l’escalier que barrait un cordon cramoisi. Des rires suintaient de l’étage, de doux gémissements, soudain l’écho farouche d’empoignades et de halètements. Vous secouiez contre canapés et bergères les fourmis qui vous venaient entre bottes et tibias, vous frisiez vers le plafond les pointes allumées de vos moustaches. Et qu’est-ce que vous prendriez en attendant ? s’approchait un colosse en gilet rayé. Dans son encoignure et sous l’austérité de son triple chignon, la maquerelle cliquetait tricotant une brassière pervenche. Les soucoupes s’empilaient devant vous, absinthes et mazagrans ; là-haut un cycle reprenait, de rires, de soupirs, de spasmes.

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Usées et épuisées les blagues, vous vous mettiez à fatiguer de coups d’œil l’horloge, le cordon, l’escalier, alternativement, et l’imitation à vos pieds de tapis ouzbek. Au coucou vous sursautiez et la maquerelle vous apprenait que désolée l’heure était passée. Ça, vous protestiez ! D’un bond debout. Depuis le temps, merde. — Chacun son tour et faut ce qu’il faut ! Disait la maquerelle, et sa seule voix faisait surgir de l’escalier et des murs autant de colosses que vous étiez de fureurs. Elle ajoutait, sans cesser de cliqueter des aiguilles, que très volontiers elle vous remboursait, à moins bien entendu que vous ne souhaitiez revenir demain et disposer de la priorité à laquelle vous donnait droit votre patience d’aujourd’hui. Vous retiriez vos calots de vos épaulettes, vous rouliez d’une jambe sur l’autre, vous vous regardiez, et toi qu’est-ce que tu fais ? Les murs, l’escalier ravalaient leurs colosses, le plafond se rappelait à vous, gémissait de volupté. Alors vous, impérieux à la fois et plaintifs : demain, priorité ! Sinon… Pour démonstration, vos mains broyaient vos calots. La maquerelle cisaillait de ses faux cils l’air devant son nez ; vous preniez ça pour sourire et promesse, recoiffiez vos calots. Devant À la jalousie la nuit étirait une file d’uniformes semblable à celle dont vous aviez été la

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veille. Sous l’envie de ces regards, sans même y penser vos torses bombaient et vous regagniez la caserne rêver aux souvenirs qu’on vous prêtait.

De fait, le lendemain, plus de cordon cramoisi, l’escalier offrait à vos hâtes sa pente étroite et sombre, à l’étage vous débouliez dans une salle carrée qu’à l’infini envoyaient proliférer quatre longs miroirs muraux. Une douzaine de poteaux brefs soutenaient d’angle en angle la froide rambarde de métal argenté qui définissait un vaste ring sur les pourtours duquel vous répartissiez des chuchotis d’église : rien n’intimide comme le spectacle de sa propre gaucherie. Des portes s’ouvraient, imprévisibles, dans les miroirs et dessous. Vite, des théories de filles coulaient vers le ring, y mêlaient leurs méandres poudrés et, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, une grouillante araignée de bas résille étoilait de désirs la pièce et ses reflets. Plus tard, vous commenciez de distinguer l’un de l’autre les sourires qui vous glissaient sous le nez, l’une de l’autre les bouches, les poitrines, les chairs. Peu à peu, vous vous attachiez à une épaule, à une hanche qui happait à sa suite votre regard et le noyait dans la farandole

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puis le ressuscitait, le ramenait et, au passage, un souffle de patchouli vous confiait un prénom à garder, Rosemary, chéri, demande Rosemary ! Plus tard, vous remarquiez, immobile au centre du manège, col montant et triple chignon, la probable maquerelle de l’étage, jumelle de l’autre ; ou sa mère peut-être, la lumière accusait tantôt ou effaçait des rides. L’étrange de la scène tenait au peu de bruit produit par tant de mouvement. Les tissus qui crissaient, les talons aiguilles qui mordillaient la moquette, point. Et les respirations. Puis il y avait un craquement de bois mort, la maquerelle se giflait d’une main l’autre. Net s’arrêtaient les filles, vous cherchiez dans les miroirs les yeux qui vous cherchaient, de Rosemary. La maquerelle laissait à l’immobilité le temps d’investir toute la pièce, puis elle annonçait : — Chacun sa chacune ! Alors les filles s’élançaient, comme des ballerines dans le désordre millimétré d’une liesse d’Opéra. D’aucune l’élan ne gênait l’élan d’une autre. Au dernier moment elles retenaient à la rambarde, juste devant vous, le don d’elles-mêmes : oh chéri, chéri, soufflait Rosemary et les miroirs disparaissaient à celui de ses yeux. Vos mains

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fondaient sur ses doigts palpitants. Une chaleur inouïe vous parcourait, parcourue de sillons glacés. Et cetera, ô ces et cetera. Et d’abord vous n’entendiez pas ce qui presque aussitôt jetait hors de vous Rosemary, ce qui recréait l’espace d’une salle carrée et faisait les miroirs reparaître. À contrecœur vous écoutiez, c’était à nouveau la voix de la maquerelle, qui cette fois-ci méticuleusement déchiquetait l’instant… Une à une elle rappelait les filles, une à une vous les attribuait, et dans et sous les miroirs les portes emportaient des couples forcés, et comme bien sûr vous protestiez réclamant Rosemary madame, elle répondait d’une voix de théorème : — Vous lui avez beaucoup trop plu ! Or ici, pas d’histoires, pas d’amours ! Et vous désignait, longue et blême comme l’indifférence, Clotilde. Plus tard pourtant, il y avait dans l’étreinte un moment où l’envie vous naissait de connaître cette Clotilde après tout, mais c’était le moment où son regard fuyait vers l’absence du soldat qu’elle s’était choisi, qui l’avait préférée, comme vous cette Rosemary qui dans la chambre voisine, ou dans celle d’après, sous le soldat qu’on lui avait choisi et qui l’étreignait, ne pensait peut-être même plus à vous, même plus.

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— T’as fini, chéri ? vous repoussait maintenant la putain, et vous la regardiez marcher nue vers l’électrophone sur la cheminée et remettre ce disque de rires, de soupirs et de spasmes dont elle vous avait infligé l’accompagnement et qui propageait au rez-de-chaussée la progressive usure des blagues et le mutisme de la bleusaille devant cet exaspérant cordon cramoisi qui condamnait l’accès du paradis où vous étiez, au premier étage d’À la jalousie.

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Sous un tracteur dormait un lièvre. Mais ne dormait pas. Autrefois lièvre, pierre à présent. Figé là par une balle, oublié par un chien blasé ; pourtant n’était pas retourné à poussière, distraction de Dieu. Fossilisé, à la velouteuse exception des oreilles où mes doigts s’attardèrent.

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À bâbord, une aube, la vigie signala une terre. Nous étions loin et le jour incertain, cependant nous distinguâmes un segment un peu plus sombre sur la ligne d’horizon. D’après les relevés il pouvait s’agir de l’île d’Ugur, mythique. Les seuls récits qu’on en avait provenaient de bouteilles qu’à intervalles de dix ans la mer roulait sur l’une ou l’autre des grèves de la côte Est. Ces récits faisaient état, entre autres merveilles, de prairies où l’herbe repoussait à peine broutée, de vaches aux cent pis, de maisons comme des palais (quoiqu’il n’y eût pas de palais puisque ne régnaient ni rois ni maîtres), de tribunaux où, en gage d’humilité, les juges siégeaient plus bas que terre… À l’appui de ces témoignages, une seule preuve : qu’aucun voyageur ne se fût jamais donné la peine de revenir les faire de vive voix. Apparemment, qui abordait Ugur n’en désirait plus repartir. Notre destination était l’antipode, mais sournoise la nuit nous avait déroutés. L’amiral Mitsomuno préféra

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croire que c’était, généreuse, la Providence. À bâbord toute, décida-t-il. Nos trois caravelles se rapprochèrent assez pour deviner une côte de criques et de cyprès, derrière quoi une ville aux murs blancs, aux volets parme. Avant d’être à portée d’éventuelles bombardes, l’amiral ordonna de mouiller et fit extraire des cales un certain esclave qu’il avait accepté d’épargner le mois précédent, quand nous avions pris Xalam. Cet Angelo ou Angelos s’était prétendu l’auteur des fresques que sur les murs en spirale du château du cheikh local, tandis que nous progressions marche par marche, l’amiral n’avait pas laissé d’admirer, exactement ce qu’il cherchait pour sa résidence marine d’Okki. La journée s’annonçait limpide, le ciel était nu de nuages, avait fondu et continuait de fondre tout entier d’une couleur à l’autre, du noir au violet, du violet au mauve, au rose, au blanc, au bleu. — Une journée pour un peintre ! ouvrit les bras l’amiral à la forme hâve que deux matelots poussaient vers son fauteuil d’artimon. Angelo ou Angelos gardait les yeux clos, trop de lumière Excellence après trop peu. L’amiral exposa son vœu. Conquise, une ville ne ressemblait jamais à celle qu’on avait voulu conquérir :

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toute conquête, si prompte, si peu brutale qu’elle s’efforçât d’être, déformait, détruisait, à tout le moins déplaçait, et bien souvent le conquérant était ce chasseur qui, à la touffe éteinte de plumes et de sang que son chien lui rapporte, comprend que ce qu’il voulait l’instant d’avant saisir était non pas la sarcelle mais sa trajectoire, insaisissable. — Vous voulez que mon pinceau préserve ce que votre épée abolira ? — Peins-moi Ugur, puis je la prendrai. — Et ma liberté sera mon salaire ? — Qui te l’a dit ? — Dix maîtres avant toi. — Je tiendrai promesse. — Certains l’ont fait, d’autres pas, il en est de toutes sortes, ce ne sont pas les maîtres qui nous manquent, mais aux maîtres les esclaves. — Peindras-tu ? — Demande à la rivière si elle coulera. L’amiral fit venir le nécessaire, Angelo(s) réclama le superflu, un coussin sur son siège, de l’ouzo à portée de main. Quand tout fut là, il entrouvrit les yeux, s’empressa de les refermer, trop de lumière décidément. Il but un verre, s’assit, s’assoupit. C’était un homme las, sinon vieux.

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Cependant une brume se leva, comme si la mer, assoupie elle aussi, exhalait un souffle de dormeur ; en même temps le ciel devint d’un lait épais qui sitôt formé se pulvérisa en millions de particules maussades. Une double gaze s’insinuait ainsi entre Ugur et notre escadre, entre nos caravelles mêmes. L’amiral n’y tint plus, fit secouer Angelo(s). L’autre protesta qu’on l’empêchait de travailler, que rêver était la moitié de peindre. — Passe à l’autre moitié, se fâcha l’amiral. L’esclave se redressa, offrit les signes de l’obéissance, farfouillant dans son fourbi, touillant ses pots. Quand enfin il considéra le paysage, celui-ci n’était plus qu’un brouillard aux rares et mouvantes déchirures. — Diras-tu maintenant qu’il faut attendre le retour du soleil ? s’exaspérait l’amiral. — Pourquoi ? Ugur est aussi dans cette difficulté de l’apercevoir, choisissait un pinceau Angelo(s). Il n’était pas midi et pire qu’une nuit prenait les ponts, nous effaçait les uns des yeux des autres. L’amiral quitta son fauteuil, à tâtons s’approcha de l’esclave. — À ma place, renverrais-tu aux fers le maladroit qui a laissé s’enfuir la lumière ? — À votre place, j’aurais sans cesse des questions en tête et la crainte des réponses. À votre place, je m’effor-

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cerais pourtant à la cohérence et, puisque j’aurais commandé un tableau, je le laisserais venir. Angelo(s) s’était décidé pour le plus mince, le plus effilé des pinceaux, qui lui fut comme un fleuret, les heures qui suivirent, dans la bataille qu’il livra au brouillard. Il guettait. L’amiral à ses côtés, lunette vissée à l’œil, lui nommait ce qu’il apercevait entre les nappes, désignait d’un index véhément les môles et les grues du port d’Ugur, les voiliers, les barques, un bac, les mouettes. À intervalles Angelo(s) lançait de tout petits coups de pinceau vers la toile. Puis il restait le poignet à l’arrêt audessus de la palette. Mais bientôt l’amiral renonça, même pour lui le paysage devenait illisible. Il remit sa lunette au plus proche enseigne et se pencha vers le chevalet. Ici et là sur le rectangle blanc des touches minuscules, des lignes à peine esquissées. Fragiles points de repère que l’éclaircie suivante démentait. Alors Angelo(s) lâchait son poignet et le pinceau, vivement, picorait la toile, corrigeait distances, formes, proportions. Plus tard le brouillard épaissit encore, avec des langues qui semblaient capables de vous séparer de vous-même. L’amiral ne voyait plus que des parcelles de toile.

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Angelo(s) lui-même savait-il s’il peignait un tableau ou s’il coloriait l’air ? Impassible, il nettoyait le pinceau ou le trempait dans un pot puis l’autre, en frottait la palette, attendait. Soudain il portait une botte, bleutait l’obscurité. Une minute, le brouillard desserra son étreinte, laissa voir à l’amiral, à défaut d’Ugur, l’état de la représentation qu’avait entrepris d’en donner l’esclave. Ce n’était que taches éparses qui n’avaient aucune chance de constituer jamais un ensemble et dont, en outre, la vapeur délayait les couleurs, diluait les contours. — Tu as montré ta bonne volonté ; mais Ugur, tu ne peux la montrer. Demain… toussa l’amiral. Allons nous réchauffer. — Souffrez que je reste peindre. Il n’y eut plus sur le pont qu’Angelo(s) et les hommes de quart dont vaguement luisaient, oscillant, les lanternes.

L’aube du lendemain nous rendit un ciel lavé. Mais plus de terre en vue, d’aucun bord, plus d’Ugur, la mer sans fin, sereine. Avec l’obstinée frénésie d’un ara la vigie arpentait son perchoir, criait Rien Rien Rien Rien Rien, Rien Rien… Il fallut tirer vers lui, qu’il la ferme.

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Sur les trois caravelles on vérifia : ancrées. On fit et refit le point : nous étions au même. Ni nos sommeils ni les successifs hommes de quart ne se souvenaient d’aucune tempête. « Ugur ! Ugur ! » brisait tout l’amiral, astrolabe et compas. Brusquement il pensa au peintre, trouvez-le moi et il précéda tout le monde vers le château arrière. Angelo(s) n’en avait pas bougé, dormait au pied de son chevalet. On le bouscula, on le souleva. — Où est Ugur ? — Où elle n’a jamais cessé d’être. — Regarde. On fit pivoter l’esclave dans la direction de l’île évanouie. — Vous ne la voyez plus ? demanda-t-il. — Prétends-tu que toi, si ? — Les infirmes dont je suis ne voient qu’au moment où ils peignent. — Ta toile, au fait ? Tous nos regards revinrent au chevalet et découvrirent ce tableau qui prend aujourd’hui un mur du Musée de la Flotte à Quesquif et où d’un bastingage tout un équipage dévisage le visiteur. Le titre en est : « L’amiral Mitsomuno devant Ugur » et l’on attribue généralement aussi à son signataire (Angelos ? Angelo ?) une sanguine anonyme représentant un pont avec des matelots les

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yeux levés vers le gréement d’où tombent deux pieds, et intitulée (gribouillage au verso) « Autoportrait en pendu ».

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Les officiers de la commission d’enquête nous rassurèrent, ils ne voulaient pas la mort du pêcheur, simplement établir une chronologie pour leur rapport. Et en haut lieu, non plus, on ne voulait pas la mort du pêcheur, juste montrer à l’opinion publique internationale qu’il y avait eu enquête et rapport, un souci maniaque de la déontologie, tout le toutim. Quelqu’un devrait trinquer, peut-être bien, mais pas la mer à boire, un mois aux arrêts de rigueur, grand maximum, et six points de moins au tableau d’avancement. Ils nous interrogèrent par ordre alphabétique. Le point sur lequel ils insistaient : qui passait après qui ? Ensuite ils reprirent dans le détail, en commençant par Hennie qui, chaque fois, avait été – selon l’expression de l’officier présidant la commission – le dernier entré en scène. Hennie témoigna qu’il n’avait rien pu faire, panne sèche, franchement ça le débectait, comment dire… l’état des lieux quand Gerrie lui cédait la place. Gerrie prétendit que les filles étaient déjà mortes quand je m’en retirais. Le saligaud mentait, toutes je les avais vues battre des cils à la fin de l’acte, comme si elles voulaient me demander un truc. De l’eau, va savoir, ou qu’on les laisse respirer cinq minutes.

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Llobregat me secoua : marche de nuit. Ce fut en forêt. Des branches vénéneuses menaçaient partout avec, suspendus, des cris d’orfraie. La nuit s’épaissit et la sente rétrécit jusqu’à n’être plus qu’une galerie, montante. Nous rampions à la façon des mineurs, moins leurs casques à lampes. L’adjudant Casals siffla : « Halte ! » et le mot, dégringolant, nous écorcha. Il émanait des parois entre lesquelles nous avions avancé une odeur si forte qu’on se serait cru dans l’aisselle de la terre. — Mais nous y sommes ! dit Martorell, spirite cerdan. Llobregat s’accrochait à mes chevilles comme moi à celles d’Andreu. — Ça sent l’homme, voilà ! ricanait-il et cela paraissait le rassurer. Une lueur devant, l’adjudant éclairait une carte, la repliait. « À droite, droite ! » conclut-il. Et nous recommencions de gratter notre route dans l’éboulis ténébreux. À intervalles, des frissons nous passaient dessus, dessous, orvets peut-être, ou ténias. À d’autres moments, c’était un souffle, cadencé et qui rendait sensible l’existence devant et

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derrière soi de myriades d’atomes obscurs : nous formions encore cette armée que nous étions au lointain début de la marche. Llobregat ? Andreu ? Casals ? Quelqu’un remarqua-t-il comme moi que la galerie s’étrécissait sans cesse, et qu’elle serait bientôt moins large que nous-mêmes ? Je fis effort pour ne pas hurler, plus personne n’avait rien dit depuis trois minutes, trois quarts d’heure, comment savoir ? L’air nous était compté et jusqu’aux officiers qui avaient renoncé à leur monosyllabisme. J’essayai d’allonger, de mincir, de rentrer ventre épaules et fesses, d’expulser de moi l’idée même d’épaisseur. Et plus j’y parvenais, plus le boyau m’enserrait, comme s’il se réduisait à proportion de mon amaigrissement. Et sans doute un peu plus vite. J’en arrivai à ne plus distinguer mon corps de ce qui l’entourait, pendant quelques mètres peau et paroi coïncidèrent, c’est en moi-même que je rampais semblait-il. Puis impossible de diminuer davantage. J’en restai là. Mais le conduit, non. Il continuait de s’étrangler, pénétrait derme et épiderme, j’excédais désormais ses limites. Je mis à profit ce répit, sûrement provisoire, pour encourager Llobregat, Andreu, Casals, tous ceux dont je sentais le lent progrès dans la cheminée de mon œsophage.

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Nous venions de temps à autre vérifier au cap Lankur l’idée que nous avions de l’immensité. Depuis le promontoire au triste dessus duquel des goélands battaient impatiemment un ciel de lait et guettaient l’instant de fondre vers le mugissement marin où toute ombre paraît proie, nous livrions à l’abîme les poids humains les plus divers. Puis nous restions des heures à fixer les tourbillons où sans fin s’enfonçait notre geste. Le soir ne venait nous délier du spectacle que pour nous remettre à la nuit et à toi, chien du rêve, qui mords et qui remords.

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Elsa apparut dans nos fourgons peu après Jehlen. Son bras gauche, d’une blancheur d’arum, chantait à la portière tantôt d’un lieutenant de dragons, tantôt d’un major du Quatrième Zouaves, et nous offrait son bras droit à rêver. Aux étapes, les officiers tapissaient de leurs capes son chemin jusqu’à l’auberge ou la tente où ils se disputeraient au mah-jong, au lansquenet ou au pharaon – à moins que ce ne fût au sabre – le privilège de lui délivrer les pieds de ses bottines immaculées. Le connétable eut vent d’elle, c’est de sa berline qu’Elsa découvrit la frontière et l’ivresse d’envahir. Des bracelets de plus en plus nombreux dansaient sur la blancheur d’arum dont ils relevaient encore l’éclat. Le grand-duc s’en éblouit un jour, c’est de son carrosse qu’Elsa surplomba les précipices qui nous séparaient d’une nouvelle frontière. On prétendit qu’il lui avait proposé un titre, une rente, un mari-paravent et qu’elle déclinait offre après l’autre, d’un sourire indolent et buté. Nous progressions

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toujours, un bras d’Elsa toujours chantait contre une portière de carrosse, c’était – tacitement – le panache auquel nous nous reconnaissions et ralliions, et les conquêtes venaient comme des perles consteller la couronne grand-ducale. Peu après notre entrée dans Tetalpotchli, d’une terrasse du palais où s’installait le grand-duc, quelqu’un jeta vers notre escadron une longue anguille de sang. C’était, coupé sans art, le bras gauche d’Elsa. Nous le reconnûmes et pleurâmes. La grande-duchesse, prétendit-on aussi, s’était alarmée d’une maîtresse qui, refusant l’ordinaire des favorites (titre, rente, mari), affectait de se contenter de bijoux. L’indice avait semblé transparent à la souveraine : cette intrigante-ci visait rien de moins que le trône. Elsa survécut-elle ? Si oui, fut-elle reléguée aux cuisines, ou pire, octroyée aux biffins ? Nul de nous ne la revit, mais je suis de ceux qui pensent qu’elle était encore, manchote et transie, dans le carrosse du grandduc, l’hiver suivant, quand nous dûmes battre en retraite et que notre armée se débanda dans les marais où plus d’un cavalier s’enlisa et où, de tant d’équipages ne subsista, au-dessus de mourants remous, qu’un mouchoir à monogramme.

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Quand de Radjapour il ne resta 芒me qui vive, nous p没mes enfin passer au volet humanitaire de notre programme.

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Vasalaüs, c’est pour ses thermes que nous la prîmes. Rien dont on n’y guérît. Par les caravanes, les escadres, les chansons, les courtisanes, leur renommée était venue jusqu’à la cour de notre Sultan, lequel souffrait de la maladie indicible. Si quelqu’un nommait celle-ci : écartelé en prime time. Jugement aux attendus secrets, et dont l’exécution se préparait en arrière-plan du journal de vingt heures, se poursuivait sous les plages publicitaires et constituait, une fois par trimestre environ, l’insurpassable cime liturgique du culte vespéral que nous vouions alors à nos téléviseurs. Mais il est bien permis, tant d’années, tant d’émissions et tant de bains après, qu’ici je révèle le malheur de notre Sultan. Les femmes ne l’atteignaient plus. Aucune. Ni l’experte ni la novice, ni la soumise ni la rebelle, et quelles que fussent leurs proportions, complexions, carnations. N’importe les visions, les baisers, les caresses : son ventre restait de chiffe. Or il ne vivait pas depuis assez longtemps pour ne plus désirer désirer. Dans nos contrées arides on lui avait amené l’Éthiopienne au pas d’autruche, l’Esquimaude aux cuisses

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fourrées, l’Argentine, ses grelots et son fouet, la Kirghize aux bras-poutres. Elles avaient mis et ôté voiles et gaines, loups et jarretelles ; elles lui avaient administré la yohimbine et la cantharide ; elles s’étaient unies devant lui, ou battues ; elles avaient allongé et raccourci ongles, cils et cheveux ; elles s’étaient travesties en leurs amants, avaient travesti leurs amants en elles-mêmes. Tout cela vainement. Le désespoir de Muhmad-al-Khawam (bornonsnous à ce seul nom parmi ses deux cent dix-sept) s’était accru de chaque tentative, avait bientôt occupé jusqu’aux recoins de ses pensées. Alors on avait convoqué derviches et griots, gourous, thaumaturges et analystes, les frères Miller l’un après l’autre, un congrès entier d’envoûteurs. Motion finale : « Aux bains, Majesté ! Aux bains ! » Et donc : Vasalaüs, la lointaine, l’escarpée, l’intouchable. Les vizirs avaient présenté des projets. S’inscrire, simple curiste, sous l’incognito du cent soixante-septième ou du deux cent douzième nom. Ou, si Sa Majesté ne souhaitait pas de promiscuité, racheter en sous-main les actions de la société fermière gérant les thermes et, illico, les vider de leur clientèle. Muhmad-al-Khawam avait écarté ces plans pour manque criant de virilité, et, jusqu’à nouvel ordre, assigné à résidence leurs promo-

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teurs, les uns dans les plus déshérités des ermitages, les autres dans les plus sensibles des cités. Il y avait eu deux continents de traversés au grand galop et sur le parcours, plus d’une ville de foire, plus d’une grasse principauté s’étonna de ne subir de nous aucun assaut, aucun dommage. Nous chassions, nous pêchions, bivouaquions au large des agglomérations. Quand, pour nos chevaux ou pour nous-mêmes, il fallait pourtant avoir recours à l’indigène, la consigne était de payer rubis sur l’ongle picotin, médications ou fellations. De sorte que, des pigeons voyageurs répandant devant nous l’annonce de notre innocuité, des foules se massèrent le long des routes, même dans les lacets des cols, pour applaudir notre aimable horde. Nous étions parvenus à l’embouchure du fleuve Ombaüs, à nul autre pareil par sa longueur, sa largeur, sa couleur et presque sa texture de mangue en aval, d’avocat en amont. Et nous avions dû abandonner moitié de nos montures pour embarquer sur les hautes masures flottantes que leurs mélancoliques nautoniers appellent des cages à oiseaux. Le sixième bataillon, qui contrevint à la recommandation, coula et nous vîmes fondre vers nos camarades des poissons de toutes tailles, ocellés et puissants les uns, noirauds, expéditifs, les autres, dont nous apprîmes avec les noms chantants

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(piranhas, pirarucus) à deviner les bancs avides sous la croûte de l’eau tandis que, péniblement, nous remontions vers sa source entre des jungles putrides et tonitruantes. Du débarcadère, restait une montagne à gravir, l’Altzenthaüs, géante dont, de nos jours, même les pieds étaient de glace mais dont le chef aurait été, jadis, sujet à de fécondes éruptions. Par une acrobatie de son imagination, notre Sultan y aperçut une métaphore de luimême, une confirmation de la validité de notre équipée et, de sa litière, nous exhortait à cravacher les bêtes et les traînards. Sous ces climats, quels oiseaux (condors ? choucas ?) tiennent le rôle des pigeons sous d’autres ? Vasalaüs, avertie elle aussi, nous fit fête du haut de sa plate-forme, oriflammes et balafons, le bourgmestre, tous les alcades, descendant à notre rencontre en grandes plumes et colliers d’edelweiss, porteurs du miel et de la cancoillotte de l’hospitalité. — Sont-ce là tous vos notables ? demanda notre Sultan, déployant son éventail. — Jusqu’au dernier, répondit le bourgmestre. L’éventail se replia, signal bien connu de nous, feu à volonté. Muhmad-al-Khawam ne croyait qu’à une méthode, qu’il déclinait dans toutes les sphères (politique, commerciale ou familiale) à sa portée : pour avoir le monde à ses pieds, couper, d’entrée et périodique-

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ment, les têtes qui dépassent. Mais nous n’étions pas sans inquiétude, nos arquebuses à qui depuis notre départ, depuis des décades, nous n’avions offert de cibles qu’animales, sauraient-elles encore en atteindre d’humaines ? Dès la première salve, nous nous rassérénâmes. Neuf sur neuf – ce qu’à notre ancestral jeu de quilles nous appelions un strike. C’est ainsi, sans plus de poudre, que nous avions pris Vasalaüs, ville thermale et si débonnaire que, d’après la légende, les pires rivaux s’y réconciliaient, d’un seul bain commun.

Nous vidâmes la ville de ses nombreux curistes, la nettoyâmes de ses rares snipers, nous désignâmes, parmi les échines à vue de nez les plus souples, de nouveaux échevins et nous pûmes garantir à notre Sultan un accès libre et sûr à ce qui constituait son ultime espoir de recouvrer ses sensations et moyens sexuels. Aussitôt, chaise à porteurs et « Aux bains ! Aux bains ! ». Arrivé sur l’esplanade au sol gondolé dont de tout temps les tour operators illustraient leurs dépliants sur Vasalaüs, Muhmad-al-Khawam, j’ai le regret de l’écrire, ne prit pas le temps d’admirer avec quel art l’anonyme architecte avait cherché, par des bosses, des bulbes de granit,

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à suggérer (ou peut-être à amadouer) les remous, les grumeaux et les cloques de ce qui bouillonnait sous terre. Tout de suite il fallut le conduire à la cabine (velours saumon, bois de rose) que le personnel (carmélites furtives) nous dit réservée aux hôtes de marque. On lui remit le peignoir d’honneur (à passements d’or) et le gant de cérémonie (turquoise). Puis, tandis qu’il se changeait, on entreprit de lui psalmodier les versets réglementaires (pentasyllabiques, émollients). « Que l’eau te soit lit / Que l’eau te soit vie… » Il reparut, grinça « Abrégeons ! », et nous le vîmes, précédé d’un duo de carmélites s’éloigner sous la compassion des voûtes. Seuls ses deux gardes du corps préférés l’accompagnaient, en peignoirs eux aussi, mais sans passements ni galons. Notre Sultan macéra bien plus d’heures que prescrit et le soir à l’hôtel de ville, lors du dîner offert par les nouvelles autorités, il s’endormit avant les toasts. Le lendemain il se montra plus raisonnable, quatre-vingt-dix minutes à tremper et baste. Une promenade là-dessus en pousse-pousse sur les hauteurs de la ville, une partie de squash au gymnase avec son chef de cabinet, une douche, un en-cas, le Financial Times puis il regarda sa montre : il n’était que temps d’apprécier l’efficacité du traitement, voyons si une femme me dit.

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Ses vizirs tentèrent d’atermoyer, que Sa Majesté Se souvienne : « Sept jours ! », c’était sur l’ordonnance. « Et qui règne ? » S’empourpra-t-elle, « Votre ordonnance ou mon plaisir ? » On nous expédia en quête de maquerelles assermentées. Les halls du palace s’emplirent bientôt de beautés, retentirent d’enchères, et nous remontâmes à l’étage avec un convenable assortiment de teints, de tailles et de tempéraments. Mais Dieu merci Dieu aussi jugeait le test prématuré et avait scellé de sommeil l’impatience de Muhmad-al-Khawam. Et de même les quatre soirs suivants, nous introduisîmes ces dames et multipliâmes les miroirs autour de leur manège. Leurs vénustés et leurs tenues évoquaient les moments de la journée, les âges de la féminité, les saisons du désir, autant de contrées qu’il en restait à découvrir ou retrouver à notre Sultan. Mais Muhmadal-Khawam eut beau renoncer successivement à l’en-cas, à la douche, au squash, à la promenade, avançant chaque fois le moment de rentrer au palace et, lu le Financial Times, d’étendre son anxieuse attente sous le baldaquin blasé de sa chambre, si promptes que fussent les sélectionnées du jour, elles arrivaient toujours trop tard, contemplaient maussades l’endormi, tournaient pourtant autour des heures durant, dévoilant et jetant leurs charmes, jusqu’à ce que leurs fards s’écaillent et que blettisse la pêche de leurs peaux. Leurs rêves de majesté

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s’effritaient avec leurs ports de reine et elles ressortaient à regret de sa suite pour se répartir entre les sofas des dignitaires, les paillasses de leurs secrétaires, les nattes du corps de garde. L’inébranlable sommeil royal ne nous offrait pas seulement ces voluptés de raccroc, mais nous rassurait, en repoussant l’échéance si redoutée d’une probable nouvelle déception. Or nous aurions dû nous inquiéter de ce que présageaient ces narcolepsies irrépressibles.

Vint la fin de la semaine et de la cure. La dernière nuit fut conforme aux précédentes et nous pliions nos bagages quand la nouvelle courut : notre Sultan avait décidé d’entreprendre ce qu’il appelait une véritable cure, de sept fois sept jours. Vasalaüs grinça de désolation, sept fois sept jours encore il faudrait subir notre présence à parades et caprices, annuler les réservations, refuser les inscriptions. Sept fois sept jours Muhmad-al-Khawam reprit le chemin des thermes, retrouva la cabine, de nouveau endossa le peignoir et enfila le gant, pressa le pas sous l’humide écho des voûtes, descendit les marches brûlantes jusqu’à la brûlure des piscines. Sept fois sept jours

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il macéra, immobile nombril, sept heures par jour sept fois sept jours, lassant escortes et mélopées. À peine sorti des eaux, dormant. Ronflant avant même d’avoir regagné palace, suite et baldaquin. Nous pûmes, sept fois sept jours, en le soulevant rhabillant transportant déshabillant couchant bordant, mesurer comme il fondait. En long autant qu’en large. Notre Sultan ne perdait pas seulement son poids ; sa taille aussi. Pour le croire, il n’était que de voir ses vêtements peu à peu l’absorber, mais nous ne voulûmes pas nous contenter de cette aune, et nous allongeâmes, soir et matin, une toise à côté de son sommeil pour relever, après chaque tour de cadran, l’exact état de son déficit centimétrique. De même que son activité s’était peu à peu réduite à tremper, de même que sa pensée semblait ne plus constituer qu’un noyau sans fruit, de même son corps s’efforçait-il de se rassembler autour de l’inerte appendice que persistait à être son sexe. Notre Sultan ne parlait plus du royaume délaissé, ne réclamait plus ni dépêches ni messagers ni Financial Times – tout comme il avait cessé d’exiger que nous organisions ces vains défilés de beautés callipyges ou/et brachycéphales – et paraissait ne pas remarquer (encore moins craindre) les projets qu’autour de lui on ne se gênait plus d’ourdir à voix haute, les remaniements ministériels, les valses préfectorales, les

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plans d’aménagement du territoire, les assemblées générales d’actionnaires, l’éloge funèbre. Même l’arrivée à Vasalaüs, massive, tapageuse, vers la fin de la cinquième semaine, de ses fils et de leurs camarillas le laissa en apparence indifférent. La surprise fut donc générale quand, la veille d’en finir ave ce cycle de sept fois sept jours, Muhmad-alKhawam se dressa au milieu des oreillers entre lesquels deux carmélites venaient de caler l’ersatz de souverain devant quoi, étant donné le rythme de son amenuisement, nous ne pensions plus avoir à nous incliner qu’encore un jour ou deux. — J’ai une dernière volonté ! cria-t-il, comme étonné d’un miracle. Les gardes coururent prévenir les secrétaires, ceux-ci les dignitaires, ceux-ci les héritiers. En moins d’un quart d’heure l’hôtel fut dans la chambre. Notre Sultan zébra l’air de rires fluets. Entre quoi il murmurait un plan, des ordres, auguste, ressemblant comme jamais à l’image de lui qu’avaient inventée ses miniaturistes patentés.

Files de malabars cette fois que rabattaient vers le palace le hall l’étage le baldaquin tout un ballet réquisitionné d’agences d’intérim, de clubs de remise en forme

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et de services de sécurité. Notre Sultan connaissait un regain, levait ou baissait un pouce impérieux au passage des recrues, ça il avait l’œil, immanquablement repérait et chassait le boulimique comme l’anorexique, le soufflé aux hormones, le culturiste creux. Le choix fait, en route vers les thermes. Muhmad-alKhawam voulut, longs étendards et fifres frêles, une promenade solennelle et familière à la fois, et nous pressentîmes que ce serait sa dernière. Il exigea de ses porteurs qu’ils décomposent leurs mouvements, prenant enfin le temps d’admirer tout ce que la ville déployait de charmes : balcons ventrus, lentes arcades, pentes dolentes, graciles campaniles, mails d’ormes et d’ombres, plainte rauque de la rivière Isa sous la caresse de l’autan et l’étreinte des berges de pierre. Nous suivions, poussant telles des oies les recrues. Chez certaines, la déception était visible, chez les autres l’espérance. Les premières s’alarmaient qu’on les ait laissées en l’état, civiles et va-nu-pieds, les secondes supposaient que nous allions, plus loin, leur remettre un équipement, une solde. Quand nous arrivâmes aux abords de l’antique esplanade, quand elle parut et déroula devant nous son houleux tapis azur et gris, la mélopée des carmélites s’insinua dans le cortège, « Que l’eau te soit lit, que l’eau te soit vie ».

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Nous nous déployâmes et de quarante-deux points du rectangle formé nous offrîmes pour cible à nos mousquetons et à nos bazookas toute tentative de désertion. Le flot des malabars recouvrait à présent les immobiles vagues du granit et, à notre commandement, leur piétinement étouffa bientôt l’adieu têtu des fifres, le sourd sarcasme de la mélopée, tout autre bruit. Sa minuscule Majesté était entrée, seule, dans l’établissement dont Elle était depuis sept fois sept jours l’unique visiteur. Une dernière fois la cabine et se dévêtir. Une dernière fois le peignoir à passements d’or, le gant turquoise. Une dernière fois la vapeur, le dédale des voûtes. Une dernière fois hésiter entre les piscines, la circulaire, la cylindrique, la cubique. Une dernière fois descendre à la brûlure. Une dernière fois macérer dans la conscience de soi. Puis fondre. Soixante-douze heures plus tard, Muhmad-al-Khawam existait-il encore ? Subsistait-il une parcelle de notre Sultan pour applaudir à l’écroulement sur lui de la vapeur et des voûtes, des bulbes, des bosses et des vagues de granit ? Pour acclamer la ruine, sous les centaines de piétinements, de l’édifice qui lui avait refusé la renaissance de son désir ? À l’énorme rumeur qui grondait du quartier des bains, on avait accouru de tous les districts de Vasalaüs,

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et ces pas innombrablement convergents redoublèrent l’effet de ceux des colosses, dont se fissurait l’antique esplanade. Et l’on arriva juste à temps pour en voir l’essaim s’engloutir et le sol se déchirer, et sous le sol les plafonds de faïence, les mosaïques méticuleuses des bords de l’eau, et l’eau elle-même avouer d’intarissables entrailles sous lesquelles triomphait l’incandescence où tout finit par s’abîmer, les colosses et qui les encerclait, l’entière maison du Sultan, héritiers, vizirs et secrétaires, édiles de fraîche date et gourgandines de la dernière pluie, psaumes et orphéons, soudards et carmélites, Vasalaüs, centre, faubourgs et renommée, sauf moi qu’on avait, pour je tairai quel abus singulier parmi l’abus général, mis aux arrêts hors les murs – Dieu soit loué qui ne consent aux désastres qu’assuré de pouvoir un jour en jouir du récit.

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Nous avons deux fois traversé le douar de Nam-hoa. D’abord le 24, qui s’avéra jour de souk. Je me souviens d’un rasoir de barbier suspendu au-dessus d’un cou ; d’une charrette apeurée et des régimes de dattes roulant vers nous ; de l’odeur du pain dans l’odeur du vent ; et encore : d’un âne pissant dru au milieu de la place de terre battue. Quelques renseignements nous avaient ensuite éloignés vers le djebel violine. Trois jours durant nous avions poursuivi l’éclat du soleil sur les améthystes. La nuit, des chacals appelaient nos balles. Le 28, de guerre lasse nous sommes redescendus. D’après certains témoins, c’est sitôt le douar en vue que le soldat Berkovic donna des signes de dérangement, poussant dans la pente à coups de pataugas quartiers de quartz et blocs de gypse. Nous avons longé le lit défait de l’oued, la paresse du filet d’eau dont par ici se contentent palmiers et bambous. Un gros rougeaud remontait la colonne, son nom courut après lui, Berko, Berkovic. Son margis, derrière, s’époumonait à lui promettre sauts de perm et jours

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d’arrêt, Berkovic remontait. Je me souviens de son visage sourd, on en voit aux nourrissons lorsque de l’absence de leurs dents ils mordent sur leurs poings l’absence du lait et qu’ils chiffonnent soigneusement leurs traits avant de pousser le nécessaire de cris. À huit cents mètres de la première maison de Namhoa, il se mit à courir, son fusil comme un i sur le o de son dos. Quand, à notre pas, nous sommes entrés dans le douar et que nous avons retrouvé le souk, n’était l’odeur qui usurpait la place du pain dans l’odeur du vent nous aurions ri pour la façon dont Berkovic agitait autour de lui ses bras et ses jambes, sans bien sûr parvenir à éloigner les chiens et les mouches des cadavres qu’ils se disputaient et dont il nous a fallu quelque temps pour comprendre qu’il les croyait ceux des siens. — T’es en Asie, Berkovic ! Se succédait-on à lui dire, mais le soleil avait dû lui brûler la cervelle, ou partie : maintenant il prenait les chiens au cou, les envoyait s’écraser contre les murs tièdes des échoppes, se jetait sur ce qu’il leur avait arraché, à genoux berçait on ne voulait pas voir quoi. — C’est rien que des Niakoués, Berkovic ! En pure perte. Alors on s’y est mis à dix, de le soulever, de le traîner. « Salauds… » sanglotait-il, salauds qui ne le laissions pas honorer ses morts. Le pope lui a fait une intraveineuse, il s’est calmé pour le reste de la

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journée et à l’étape il fut de ceux qui dressèrent la tente du général. Mais vers trois heures du matin, nous n’avons pu faire que l’abattre lorsqu’il a surgi dans nos sommeils, plongeant sa baïonnette ivre au hasard des couvertures et des corps qui l’entouraient, et cette fois : « Assassins ! » criaitil, assassins, qu’avions-nous fait de Pru_evac ? Et de lui : l’assassin de son propre village, de son propre père ! criait-il. Nous avons creusé profondément et nous l’avons, avec deux autres, enterré là, qui est à peu de choses près équidistant de Nam-hoa et de Bao-dong, si vous suivez la piste numéro neuf.

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Tout le monde s’en goinfrait autour de nous, aussi c’était fatal : Emilio réclama de la barbe à papa. Emilio allait sur ses huit ans et c’était un neveu de Deborah. Ses parents nous l’avaient confié, ils voulaient avoir une soirée à eux – pour tranquillement se shooter, se biturer et s’envoyer la vaisselle à la gueule, m’avait traduit Deborah dans le creux de l’oreille – et nous l’avions emmené au Stadium de Chi assister à la finale régionale du championnat des Gladiateurs. Depuis des lustres je ratais le championnat, mais cette année j’avais réussi à faire que ma longue perm corresponde à la période et mon projet était d’emmener Deborah de Chi à Ny pour la finale des finales. Deborah ne connaissait pas Ny, d’une pierre deux coups. Et de Ny, je m’envolerais rejoindre mon unité aux confins de l’Empire. J’ai toujours connu le Stadium plein. Il l’était cette fois encore. Bouillir d’émotions au milieu des bouillantes émotions de cent mille personnes, est-ce qu’il existe un moyen plus sûr de se sentir à part entière un être humain membre de l’humanité ? Emilio, c’était

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sa première. Je voulais qu’il profite un max, je lui expliquai ce qu’il allait voir, les différents types de gladiateurs, les rétiaires avec leur filet, leur trident, leur poignard, les mirmillons avec leur masse d’arme, leur épée, eux aussi leur poignard. Je lui montrai les gestes que nous aurions à faire, tout le public, pouce vers le bas ou vers le haut, selon que nous estimerions le combat achevé ou devant se poursuivre. Il n’écoutait plus, réclamait sa barbe à papa. Deborah me fit signe que merci, pas pour elle, et je remontai les travées à la recherche des distributeurs. Les cannes étoilées des majorettes, leurs escouades fanfaronnes s’écartaient les unes des autres et du centre de l’arène, et faisaient mouvement vers les quatre points cardinaux, les tunnels de sortie. La sono avait grimpé d’encore vingt décibels, et le speaker entamait sa litanie de paroxysmes, l’annonce des annonceurs auxquels nous étions redevables du spectacle à venir. J’allais manquer le début du combat d’ouverture, mais c’était de ma faute, j’aurais dû prendre mes précautions avant de nous installer. Il y avait la queue devant les distributeurs, j’ai mis un quart d’heure avant de regagner ma place au trente-huitième rang, côté ouest. Emilio m’a quasiment arraché avec la barbe à papa, la main. Tu n’en as pas pris pour

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toi ? s’étonna Deborah. Je m’aperçus que non, sans doute ce goût venait-il de me passer comme tant d’autres depuis l’enfance. Peut-être un jour, mais je n’arrivais pas à le concevoir, le goût me passerait-il aussi des championnats et des gladiateurs ? On en était au deuxième combat, un Rockwell énorme affrontait un bondissant Tahoma. Deborah m’avait coché sur le programme le résultat du premier, l’Elzévir avait vaincu le Garamond. J’en profitai pour souligner à Emilio la diversité des peuples que l’Empire avait sous… je perdis puis retrouvai le terme actuellement correct… sa responsabilité. Il n’est jamais trop tôt pour faire prendre la mesure aux jeunes générations de notre legs et de leur fardeau. — Il n’a que huit ans ! me mordilla l’oreille Deborah. En réponse, je lui pris la bouche. Nous adorions nous embrasser en public, nous nous sentions capables de tisser de nos lèvres et de nos langues un imprenable abri pour le plaisir d’être au monde. Quand, malgré tout, nous en émergeâmes, quelque chose manquait que je n’identifiai pas tout de suite. Les types dans l’arène se poursuivaient, le bras menaçant mais le pas déglingué, pointillant derrière eux le sable de taches, bientôt de traînées brunâtres. Et personne ne les encourageait ni ne les conspuait. Je n’avais pas le souvenir d’un

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Stadium muet, cent mille personnes et pas un son, mille haut-parleurs et pas un son. Curieusement, je remarquai cela – l'absence absolue de clameurs, l’impensable silence du speaker – avant de voir les amas de corps sans vie en quoi s’étaient mués et figés, à côté de nous, en face de nous, au-dessus et en dessous de nous, les spectateurs. — Emilio ! Emilio ! Emilio ! Deborah eut beau le secouer, le pincer, le bercer, son neveu restait inerte, le visage barbouillé de guimauve, un bâtonnet entre les doigts. Il n’y avait plus de vivant, à part notre couple, que les deux gladiateurs. Ils semblaient flairer eux aussi l’anormalité de la situation, et n’échangeaient plus que des semblants de coups, bientôt se bornèrent à l’esquisse de ce simulacre, enfin s’immobilisèrent, flanc contre flanc, exsangues et désemparés.

Trois cents ans que notre pays n’avait pas connu la guerre sur son territoire et voici qu’elle y faisait irruption et fauchait d’un coup près de cent mille personnes. Car d’emblée je ne doutai pas et par la suite personne ne douta que nous avions là affaire à un défi terroriste. Nous connaissions tant de peuples qui ne partageaient pas notre respect pour la vie humaine. Certains, Garamonds et Rockwells, Elzévirs et Tahomas, nous en donnaient même le spectacle.

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Les analyses confirmèrent qu’on avait empoisonné au curare les cinq cents distributeurs de friandises du Stadium. Les enquêteurs n’allaient pas nous lâcher de sitôt, Deborah et moi. Survivants, nous étions suspects, bien entendu. En particulier, moi. Ce n’était pas mon neveu qui était mort, seulement celui de ma compagne ; et d’où venait que, consommateur habituellement de barbe à papa (cela figurait sur mes dossiers, scolaire, universitaire, médical et militaire), comme par hasard je n’aie pas goûté à celle du Stadium ? Mon amour – écrirais-je des années plus tard lorsque j’aurais été rétabli dans mon honneur et reversé dans mon unité – , j’ignore pour quand sera ma prochaine permission, mais je te promets que cette fois rien ne m’empêchera de t’emmener à Ny, dont la beauté demeure sans égale.

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C’était au plus fort de la guerre du Bwanaland. Le maréchal des logis Pfimlin revint des magasins généraux avec une idée et des bidons. Une fois déchargée sa jeep, il désigna des volontaires, lança aux autres des pinceaux : — Camouflage ! Négrissez-les ! Nous fûmes peints, nous peignîmes. Maquilleurs et maquillés chuchotaient, Peau-de-vache avait-il choisi les mieux ou les plus mal notés ? Le fard était-il une protection ou une punition ? Noircis, aurait-on meilleure chance de s’en tirer si notre prochaine opération tournait mal ? Ou serait-on les premiers visés par les francs-tireurs bwanalandais ? J’ai pensé : sur nos cadavres la pluie noire noiera les réponses à ces questions.

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Dans la ville d’Ekberg, les filles lancèrent sur nos chars lys et arums, des fleurs têtues. Il s’en prit dans les chenilles. Le temps pour les mécaniciens de réparer, nous conviâmes les lanceuses dans l’étroitesse de nos tourelles. L’inconfort des positions produisit, prétendrat-on, des bâtards hélicoïdaux.

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Jung vous brandissait sa lettre sous le nez, la seule qu’il eût jamais reçue. Et toi tu sais lire ça ? On ne savait pas, personne, combien de fois faudrait-il le lui répéter. Lettre de femme, prétendait-il. Mais laquelle ? Et rencontrée où ? C’était à l’ordinaire un Apollon rieur et dans les bars de n’importe où elles lui cédaient d’emblée, celles dont le métier ne consistait pas à résister. Il disait avoir égaré l’enveloppe, le timbre, qui tout de même auraient aidé. Il disait : une lettre, tu te rends compte ! Et il l’embrassait, vous embrassait, cela dura des semaines. On se mettait à deux, à cinq, autour du rectangle crème (dont nous pensions qu’il l’avait sans doute ramassé, sinon volé), nos doigts effleuraient l’obscur agencement des pleins et des creux, nos lèvres frémissaient, bredouillaient presque, comme si elles détenaient une chance d’interpréter, à partir de phonèmes connus, ces signes jamais vus. On renonçait ? Pas lui, et un matin Jung fut, à sa demande réitérée, affecté aux baraquements des prisonniers : il s’y parlait cinquante langues… Les semaines suivantes, on le vit de loin, athlétique, considérable, se pencher avec empressement vers les sil-

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houettes décharnées accroupies devant les portes, au bord des flaques. Ou, dès l’arrivée des convois, courir d’un camion l’autre, présenter aux arrivants le rectangle fatigué où devaient commencer de se ternir les mots opaques. Ou, jusqu’au dernier moment, monter et remonter les colonnes qu’il avait charge de conduire au supplice, promettre la vie sauve, de la margarine, une couverture, on l’avait toujours connu beau parleur. Puis on l’oublia, c’était une époque où l’on ne cherchait pas à se souvenir. Mais Jung réapparut, réaffecté au mess. À ce qu’il prétendit, le service des baraquements le taxait de sensiblerie. Il ne protestait pas contre la mauvaise note, seule lui importait la lettre, qu’il n’avait trouvé personne pour lui traduire. Mais il ne désespérait pas. Preuve en était qu’aux cuisines parfois, un verre de trop et il vous vociférait qu’il en restait, bordel, des sabirs à tirer au clair, des pays à foutre au pas, des types à fourrer au trou, un de ces jours on allait s’y mettre pour de bon.

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Le cardinal-duc d’Isphalte frisa l’apoplexie lorsqu’il pénétra dans le secteur du palais où la dix-septième compagnie de parachutistes avait pris ses quartiers. C’étaient des pièces en enfilade, aux plafonds très hauts, à la décoration tarabiscotée. Les murs étaient couverts de tableaux, auxquels les gars avaient suspendu leur linge et punaisé leurs pin-up. Sur quelques-uns ils avaient installé une cible pour le jeu de fléchettes. Avec quelques autres, ils avaient allumé des braseros. Le cardinal-duc traversait les salles à fiévreuses enjambées et sa robe pourpre se fendait sur la colère de ses bottes anthracite. En sortant – j’étais depuis peu de ses gardes du corps, je l’entendis distinctement –, il lança au nuage de colonels qui l’accompagnait : — Foutez-moi ça aux arrêts de rigueur, en attendant la cour martiale. Ça, la dix-septième compagnie, était une de nos troupes d’élite. Sans elle nous n’aurions pas aussi vite investi Sirpa, son palais légendaire. Peut-être même aurions-nous échoué, n’en déplaise au grand stratège que se voulait le cardinal-duc d’Isphalte. N’importe, il la fit fusiller, homme par homme, pour vandalisme caractérisé.

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Vandalisme… Jusque-là, mon colonel, on n’avait jamais entendu parler de cette bête-là, se risqua à remarquer Boniek, et nous lui en fûmes reconnaissants, emplis que nous étions, comme lui, d’amertume et d’incompréhension. Le colonel Gadocha considéra le soldat Boniek avec indulgence, puis nous tous, de la garde rapprochée. Le vandalisme, expliqua-t-il, c’est quand on méconnaît la valeur marchande des choses, leur prix, leur cours, leur cote, et qu’on ne prend en compte que leur valeur d’immédiat usage – ce qui entraîne une dévalorisation générale, des sujets comme des objets, une dépréciation non seulement de la conquête en cours, mais du concept même de conquête. Que vous fussiez fusillés quand vous provoquiez des phénomènes de ce genre, constituait, au moins autant qu’une sanction, le constat navré de votre irrémédiable inadaptation aux lois du marché. Le lieutenant Lato demanda la parole, avec tout son respect, mon colonel, il faudrait aussi parler de la valeur culturelle, artistique, voire religieuse ou symbolique des sites et des œuvres, qu’en l’occurrence avait foulée au pied feu la dix-septième compagnie. Le colonel Gadocha félicita le lieutenant Lato, un officier d’avenir dit-il, qui savait y faire pour fleurir les discours et emballer la marchandise. Je vis que sur ce compliment aussi le lieute-

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nant aurait eu à redire, mais il ravala ce qui lui était monté aux lèvres. Le soir même, le cardinal-duc emménagea, et nous avec, dans le secteur du palais où, pour l’essentiel, était rassemblée la collection de toiles constituée depuis des générations par les comtes de Fouïch. De nouveau il parcourut les salles, mais cette fois à pas méditatifs. Nous avions concentré nos couchages et nos bardas au centre des salles, nous savions ce qu’il en coûtait de frôler les murs et ce qui y était accroché. Boniek et moi étions de la même chambrée. Le cardinal-duc s’y intéressa à une toile en particulier. Pour ma part, je ne l’aurais pas remarquée. Elle n’était pas grande, bien moins d’un mètre de haut comme de large. Aucune bataille n’y était représentée, aucune tempête, ni dieux ni nymphes, mais une banalité, une jeune femme assise, un poupon dans les bras. Une mère et son fils après la tétée peut-être, quoiqu’elle n’eût pas la gorge si peu que ce fût dénudée. Elle et lui étaient vêtus de linges sombres, et leurs visages ressortaient, roses, enjoués, devant une campagne cultivée avec soin et jonchée de graciles peupliers. Le cardinal-duc réclama un siège pour contempler plus à l’aise. Bientôt les larmes lui coulèrent, continues. Était-ce dû à la toile elle-même, si tendre et sereine, ou à l’additif qu’un zigomar de la dix-septième

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compagnie y avait crayonné, d’un pénis tout près du sourire de la jeune femme ? — De larmes, il n’en a pas eu, pas la moindre, pour ceux qu’il a fait fusiller ! murmura sur ma gauche Boniek. Et là encore je sus gré à mon camarade : depuis un moment ma pensée tâtonnait autour d’une formule de ce style. Le lendemain matin, buvant notre méchant café, nous éprouvâmes tous le besoin de nous raconter un cauchemar que nous avions fait, et nous découvrîmes que c’était pour tous le même. Nous étouffions, nous nous dressions sur nos couchages, et nous voyions à travers des volutes de fumée s’agiter des types équipés de masques à gaz. Nous avions un mouvement désespéré pour nous saisir d’une arme, mais le sommeil nous aspirait à lui de ses gluants tentacules. Nous mîmes la matinée à comprendre que la scène avait bien eu lieu et que notre salle avait été dépouillée du tiers de ses toiles dont celle que j’appellerais Le Sourire. Nous allions ramasser une avoinée, mais comment ne pas signaler l’attaque et les vols ? Le lieutenant Lato, puis le colonel Gadocha nous transmirent les prévisibles commentaires du cardinal-duc, et tintin pour notre prime trimestrielle. Sans préjuger des complicités

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que l’enquête pourrait établir entre nous et les voleurs, auxquels il va de soi que le peloton était promis, et plutôt trois fois qu’une. Je n’aurais jamais revu Le Sourire si, des mois plus tard, de retour au pays, cherchant les cuisines, je ne m’étais égaré dans les couloirs du château où j’étais de garde pour la réception donnée à l’occasion de son élection à l’Académie des Beaux-Arts par le cardinal-duc d’Isphalte. Le Sourire m’attendait, vaguement moqueur, dans une bibliothèque dont je poussai par mégarde la porte. Je m’approchai voir si le pénis était toujours où l’avait crayonné le zigomar de la dix-septième compagnie.

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Hier soir, j’étais Au désespoir, se vanta Romario, et dans la chambrée les bleus, bien sûr, n’entendirent pas les italiques, le regardèrent de travers, qu’est-ce que c’était cette chochotte qui étalait son intimité, dans une langue aussi précieuse, j’étais au désespouâr !, et qui, deuxièmement, pour énoncer pareille phrase, prenait l’air égrillard. Nous autres, vieux de la vieille, on se marra, puis on leur fit un dessin. Dans toute la ville d’Yakledjan, tu ne pouvais pas trouver de claque plus select qu’Au désespoir. Clientèle, c'était le cas de le dire, triée sur le volet : Au désespoir tu n’entrais que sur ordonnance. Les bleus en eurent la mâchoire pendante, n’avaient jamais entendu parler de bordels thérapeutiques, puis se secouèrent, allez, on les faisait marcher. Pas du tout, Au désespoir tu tires ton coup remboursé par la Sécu, s’esclaffa Romario. Getulio, de sa voix sinistre, nuança : — Si tu es encore capable de le tirer. Et c’était loin d’être le cas de tous les dépressifs que le médecin-major envoyait Au désespoir, on te parlait d’expérience.

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Le médecin-major « Bluesy » Blatte était de la toute dernière école, ne coupait pas dans les superstitions décrépites. Éros et Thanatos : bidon et compagnie. Psyché, mon cul. Freud, Lacan, Dolto, Œdipe… Te vous les aurait collés au poteau, tutti quanti. Si on les avait écoutés, plus d’armées ! Des déserteurs dans tous les azimuts ! Allô, maman, schizo ! Allô, papa, rano! Je t’en foutrais, des divans. Stress, mélancolie, neurasthénie, psychose, névrose… Le docteur Blatte ne s’emberlificotait pas de tout ce fatras. Tu avais attrapé le blues, point barre. Comme tu aurais attrapé la courante, la chaude-pisse ou la malaria. Question de rencontres. Tu pouvais d’ailleurs te choper tout à la fois, et le blues pardessus le marché. T’avais des degrés, des nuances, bien entendu. Blues d’un soir, blues d’une vie entière. Blues à bêler d’amour, blues à te précipiter par la fenêtre. Il te détaillait la grille aux petits oignons, l’échelon où t’en étais, les risques afférents. Il t’expliquait le monde, l’histoire par le blues. Ceux qui l’avaient voulaient absolument le coller à ceux qui l’avaient pas. Pas plus compliqué que ça. Et sa mission de toubib en découlait. Étouffer le blues dans l’œuf, au cœur de la soldatesque. Qu’on t’ait expédié à l’infirmerie parce qu’au premier prétexte tu rentrais dans le lard des gradés, ou parce qu’au réfectoire, midi et soir, tu dégueulais systématiquement la bouffe, ou parce qu’on t’avait surpris aux

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chiottes en train de te couper les poignets au cutter, ou parce qu’à l’exercice tu flanquais – par maladresse, distraction ou perversité – tantôt le canon de ton flingue dans le menton de ton voisin, tantôt la crosse dans son bas-ventre, t’avais droit au même diagnostic de notre médecin-major. Blues. Parfois il précisait : crise de blues. Ou : blues structurel. Ou : germes de blues. Tu auras compris pourquoi Bluesy Blatte. Faut reconnaître à Bluesy qu’il n’était pas trop porté sur la morale, ne te bassinait pas de sermons du genre sita-mère-Patrie-te-voyait-dans-cet-état ! Par contre, te cuisinait dans les coins, tu ne serais pas un simulateur des fois, pas en train de chercher à chouraver une perm, un sursis, une planque, à extorquer une exemption, une réforme, pourquoi pas une pension pendant que tu y étais ? S’il ne te dénichait pas ces poux-là dans la crinière, il finissait par te refiler long comme le bras de conseils et de cachets, ne pas se ronger les sangs, à prendre avant les repas. Ça pour les blues qu’il classait légers ou moyens. Pour les graves, Bluesy ne connaissait que ficher la trouille ou foutre la trique. Au désespoir proposait de quoi répondre aux deux objectifs. L’établissement existait-il avant la nomination du docteur Blatte à Yakledjan ou l’avait-il conçu et fait financer par l’intendant de la garnison ? Si

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tu lui posais la question, il te dévisageait en se frisant la moustache et te renvoyait vicieusement la balle : — Quelle réponse vous inquiéterait davantage ?

Je ne puis continuer d’évoquer Au désespoir sur le ton badin des cyniques ou des sociologues. Je dois m’avancer en personne sur le devant du texte, et tenter de suggérer ce qu’il en fut de moi Au désespoir. Mon expérience de l’endroit ressemble probablement à celles de Getulio, de Lafcadio, d’Horatio, de vingt autres (je mets à part Romario, j’expliquerai plus loin pourquoi), mais le fait est que nous ne pouvions en parler entre nous, ou de façon très elliptique ; pour chacun il existait un détail qui teintait l’ensemble de la suie de la honte, quelque effort qu’on déployât pour y penser comme à une gaudriole ou à du Grand Guignol. Je suppose que ce détail a des traits communs dans toutes nos histoires, et je suppose que les autres le supposaient également ; en même temps, la nature même de ce détail impliquait qu’il ne pouvait être absolument identique, et qu’il gisait singulier en chacun de nous, irréductible aux comparaisons, inaccessible à l’oubli, indicible.

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J’avais été convoqué en consultation par Bluesy Blatte à la suite de lettres que récemment j’avais adressées à Deborah ou reçues d’elle. Des photocopies s’étalaient sur son bureau. Je reconnus mon écriture, ses jambages étroits, tordus d’inquiétude, cependant s’élançant vers ma lectrice. Je reconnus celle de Deborah, ses courbes sereines, si convenables, l’insolence comme la colère caractéristiques de sa personnalité cantonnée dans la ponctuation – celle-ci tempétueuse, du coup, avec sa pluie de virgules, ses grêles de points et de points-virgules, ses rafales de points d’exclamation, et ses points de suspension tels des flocons de neige de l’amas desquels se formaient des congères de points d’interrogation. Le service de la censure avait attiré l’attention du médecin-major sur notre correspondance et il désirait éclaircir certaines allusions. Désirais-je seulement faire trembler une amante dont je constatais le refroidissement des sentiments ? Ou bien envisageais-je réellement de mettre fin à mes jours ? Cela dura une grosse demiheure au terme de laquelle Bluesy Blatte me tendit une sorte de faire-part, aux lettres noires curieusement entrelacées de rose. C’était un bon, à utiliser dans les quarante-huit heures, pour admission Au désespoir. Il n’alla pas jusqu’au bout de son geste, avait omis de préciser un point. Il reposa le bon, trempa de nouveau sa plume dans l’encrier, ajouta quelque part quelque

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chose, vivement, puis souffla sur le carton et me le rendit en me faisant remarquer qu’en bas à droite il aurait pu ne cocher qu’une case, Trique ou Trouille, or il avait coché les deux, Trique et Trouille. — Dans un cas comme le vôtre : blues à fixette sur une gonzesse, je prescris la totale. Revenez pour un bilan – si vous survivez à la séance. Il m’adressa le plus gras clin d’œil qu’on m’eût jamais fait. Bluesy tenait, je pense, la vulgarité pour une obligation professionnelle, et la pratiquait, quels que soient la maladie et le malade, comme un début de traitement. Au désespoir était situé dans un repli de la ville, dans un quartier pavillonnaire à quinquets et jardinets. La bâtisse, deux étages, aurait aussi bien pu abriter une pension de famille, un home d’enfants, une maison de retraite, un foyer pour sourds-muets. J’ai cru m’être trompé d’adresse, mais à droite du portail vert bouteille, au-dessus de la sonnette, sur une étroite plaque de bois blanc dansaient les mêmes lettres noires entrelacées de rose que sur l’en-tête de mon bon d’admission. Les fenêtres et leurs rideaux, semblables en tout point à ceux du voisinage, évoquaient une nourriture équilibrée, des propos mesurés, une solide épargne. Une vieille femme d’une alerte maigreur est venue m’ouvrir. Elle portait une blouse, une charlotte et des

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gants bleutés, telle une ouvrière de l’agro-alimentaire, et toutes les femmes qu’il me serait donné d’apercevoir ensuite, sur le palier puis à l’étage, porteraient pareillement de simples blouses, les couleurs variant selon l’âge et la fonction. Je noterais aussi chez toutes l’absence de chaussures à talon, et chez celles qui allaient tête et mains nues, la sobriété des chevelures et des maquillages. Sur le palier une blouse jaune à peau rouge vérifia mon bon d’admission, puis m’introduisit dans un séjour peuplé d’ordinateurs, devant lequel besognaient quelques blouses vertes. L’une d’elles, encombrée de rondeurs, m’attendait en lisant sur son écran un fichier me concernant. Elle réclama des précisions sur mes rapports avec ma mère, mes sœurs, elle s’enquit de mes aversions, les nez en trompette par exemple ou les cheveux en baguettes de tambour, tout cela importait pour m’orienter vers la bonne personne. Puis j’ai oublié quelle couleur de blouse m’a conduit à l’étage. Je me souviens en revanche des murs, de la rampe, des marches. Tout était d’un blanc de clinique, sauf la moquette, vert tendre. Scandant la montée, de petites toiles ornaient la cage d’escalier, représentant d’apaisants paysages, bois et prés, lacs et collines – ni gouffres, ni cimes, rien de pointu ou d’obscur. Aucune trace non plus d’êtres humains. Et la phrase que je vais

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écrire à présent, j’ai conscience que Lafcadio, Horatio, Getulio, vingt autres pourraient l’écrire avec les mêmes mots ou d’approchants : Au désespoir, j’étais, à cet instant, unique au monde parmi les femmes. Inquiétude, soulagement, étonnement, impatience, depuis mon arrivée devant le pavillon, je flottais d’un sentiment à l’autre. Une seule désolante constante dans ce roulis de l’être : j’étais persuadé que Deborah allait m’apparaître parmi les pensionnaires du claque. Soit qu’elle eût stupidement décidé de se prostituer, pour marquer sa rupture d’avec moi et l’image que j’ai formée d’elle ; soit qu’on l’y eût contraint, pour que la rencontrer ici me guérisse d’elle et d’aimer.

L’étage se divisait en deux parties. Le palier était enclos de portes vitrées au-dessus desquelles à droite l’inscription Mères, à gauche l’inscription Sœurs. Le diagnostic établi à la caserne par le médecin-major et l’interrogatoire mené au rez-de-chaussée par la blouse verte à rondeurs devaient tous deux aboutir à la conclusion qu’il convenait de me confier plutôt à une « mère » qu’à une « sœur » : je fus poussé vers la porte de droite.

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D’autres étaient-elles à l’œuvre au même moment dans les chambres du second étage ? Cinq femmes seulement me furent présentées. Je ne sais pourquoi je m’attendais à davantage. Elles faisaient cercle autour d’une table et de tasses de thé. Elles portaient des blouses cerise, lavande ou tilleul selon qu’elles étaient blondes, brunes ou rousses. Ni de près ni de loin, aucune ne ressemblait à Deborah. Aucune non plus ne se conformait aux stéréotypes relatifs à leur profession. Pas de bijoux, pas de fanfreluches, à peine de fard. Blouses sans échancrure, ni sur les poitrines ni sur les cuisses. Poses détendues, anodines. Elles me considéraient sans minauder ni provoquer, avec dirais-je une attentive indulgence. Elles m’invitèrent à m’approcher, me firent place sur un canapé, poussèrent une tasse vers moi, avec ou sans sucre ? Elles se relayèrent pour me poser des questions sur mes goûts en matière de musique, de sport et de production cinématographique. Elles paraissaient véritablement intéressées par mes réponses, élusives pourtant et confuses, et elles me confiaient avec naturel leurs propres prédilections. Leurs voix voletaient autour de moi, mais leurs gestes restaient en retrait, n’esquissaient surtout pas de frôlement. Ces femmes ne se distinguaient pas encore les unes des autres, même si je percevais qu’elles avaient des carnations différentes et plus ou moins de chair, plus ou moins souple, plus ou moins

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ferme, aux endroits délectables. Soudain je n’y tins plus, je leur demandai des nouvelles de Deborah, quand pourrais-je la rencontrer, pourquoi m’empêchait-on de la voir ? Il y avait, c’est probable, un soporifique dans le thé. Quand j’ai repris mes esprits j’étais nu dans l’eau d’une baignoire. Température idéale, sels de bain. Une femme était penchée sur moi avec un demi-sourire protecteur, et plongeait de temps à autre une main sous la mousse, me frottant doucement d’un carré de savon un carré de peau. Des cinq qu’on m’avait présentées au salon, c’était la rousse. Elle avait toujours sa blouse, mais en avait délivré assez de boutons du haut pour me permettre d’entrevoir les remous ambrés de sa poitrine. Qui avait décidé, comment, sur quelles hypothèses, quels critères, qu’elle me conviendrait mieux qu’une autre ? Avaientelles voté, joué aux dés ? Pour emporter le rôle, ou pour y échapper ? — Mon nom n’est qu’Amalia, dit-elle. Elle avait une voix traînante et grave, à laquelle je cherchai vainement à superposer la trace en moi de celle de Deborah. — Il n’existe pas de Deborah dans l’établissement. Ni dans ma section, ni dans l’autre. Ni dans ma fonction, ni dans une autre.

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Elle ne me regardait pas, semblait concentrée sur ce que ses doigts lui apprenaient de mon corps et de ses réactions, et s’exprimait avec gentillesse. J’étais ici pour affronter le réel, elle pour m’y aider, disait-elle, et des phrases de ce style. Le réel ! J’éclatai de rire. — À la bonne heure ! dit-elle. Elle sourit de façon plus appuyée, passait le dos d’une main à la surface de l’eau, juste au-dessus de mon membre et l’autre m’effleurait la tempe, la joue, le cou. Puis elle les retira délicatement, se leva, qu’est-ce que je dirais de passer à la suite du programme ? Je me suis hissé hors de la baignoire et ce fut comme si je sortais en même temps de la torpeur où m’avait enfoncé le soporifique. Amalia a commencé de me sécher à petits coups tamponnés d’une serviette qui me rappela, ample, rêche et bariolée, les plages et l’innocence. Petits coups sur le dos, puis sur le devant. Elle tournait autour de moi comme un sculpteur autour de la statue en chantier. Elle s’agenouillait parfois, parfois se dressait sur la pointe des pieds. Je la dépassais de plus d’une tête. Elle me faisait reculer maintenant, à petites poussées espiègles de ses paumes sur mon torse. Mes mollets heurtèrent un rebord, j’allai à la renverse. Draps frais comme une aube. Je me sentis une algue, un léopard, je

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ne sais quoi de long, de souple et d’instinctif. La fille, toujours debout, toujours en blouse, m’évaluait, pensive. — Tu mens, tu ne t’appelles pas Amalia, dis-je. — Bien sûr que non. Le ton était celui de l’encouragement, si je continuais de raisonner ainsi, à coup sûr je résoudrais mes problèmes. — Si sous Amalia se cache ton vrai nom, sous quel faux nom se cache Deborah ? — Tu te fais du mal, fais-moi du bien, dit-elle en défaisant de sa blouse les boutons restants. Je l’empoignais, la dévorais, la broyais, la déchirais, la traversais, l’écartelais, elle laissait faire un moment, puis me maîtrisait. À mon tour, disait-elle. Elle s’écartait de ma sueur, et d’abord avec infiniment de lenteur elle arpentait de ses phalanges et de ses lèvres le pourtour de mes muscles, ensuite, elle y allait de toute la main, et des dents carrément, cherchant la fibre même de ma force, et se plaquait à nouveau contre moi, quand elle sentait revenir mon élan. Ces séquences se répétèrent, se raccourcirent, puis la force me déserta. Amalia, la tête sur mon ventre, me caressait d’une main rêveuse, elle aimait aussi ce moment, dit-elle, où les amants lassés parlent sans hâte ni but. C’est dans ces parenthèses du désir que naît le véritable amour, dit-elle encore et je ne sais plus quelles autres âneries ampoulées, exaspérantes.

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Brusquement, j’eus conscience de l’insistance du plafond, il nous matait. C’est là-haut qu’ils avaient planqué Deborah, depuis mon arrivée Au désespoir, qu’elle mate et constate quel homme facile j’étais, quel homme veule et malléable. Je fus pris de larmes. Cette fois, pour de bon, je l’avais perdue. — Tu veux en finir, c’est ça ? anticipa Amalia de sa voix maternante. Pleure, pleure, m’enlaçait-elle. Et comment t’y prendras-tu ? me berçait-elle. Une corde à une poutre ? Un revolver dans la bouche ? Une bonbonne de gaz ? Un sachet de pilules ? Une rame de métro ? Un saut dans le vide ? Elle n’y était pas du tout. Je lui expliquai mon plan. Elle réclama des détails, toujours davantage, mais je m’endormais.

À mon réveil, cette fois j’étais en smoking dans une minuscule salle de spectacle – je comptai trois rangs de trois places – dont la pente molle butait contre la falaise de la scène. L’unique source de lumière consistait en un étroit rayon se faufilant sous le rideau baissé. Je ne vis d’autre spectateur qu’Amalia, à ma gauche. Elle s’était fardée, sans beaucoup de discernement. Elle avait remonté et lissé ses cheveux, sur lesquels étincelait un

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diadème, en toc manifeste. Ses épaules charnues luisaient dans l’obscurité et à chaque inspiration sa robe de faille émeraude frémissait contre moi. Je la trouvai, malgré sa tentative d’élégance, aussi épaisse, aussi envahissante. Quand elle remarqua que j’étais réveillé, elle leva les mains au-dessus de sa tête, et les claqua sèchement l’une à l’autre. Le rideau se leva. Des écharpes de brume traversaient le plateau devant un cyclorama qui suggérait des vallons, des forêts, un château la nuit… paysage que je reconnus, j’avais été de ses conquérants, à plusieurs reprises. Laborieusement, du trou du souffleur, s’extirpèrent un fusil, puis un acteur. Celui-ci, dos au public, monta sur un escabeau. Il était habillé en pioupiou lambda, casque, cuirasse et bandes molletières. Je reconnus son uniforme, je l’avais porté. Ensuite, de façon encore plus troublante, je reconnus dans les gestes de l’acteur le reflet méticuleux de ceux qu’une ou deux heures auparavant, sanglotant entre les seins d’Amalia, je m’étais vanté d’accomplir bientôt. Fièrement grimper au créneau, cérémonieusement m’y dépouiller de mon armure et de mon armement, paisiblement m’offrir aux balles et aux flèches ennemies. — Il y avait des micros, des caméras dans la chambre ? — Pour compléter ton dossier. C’est notre mission, mettre à nu.

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L’acteur – qui continuait de tourner le dos à la salle – resta en suspens un long moment, les bras ouverts tel un épouvantail. Un crépitement parut trouer le cyclorama, la brume du régisseur, et traverser la salle au-dessus de nos têtes. Ça aussi, je reconnus. — Mitrailleuse légère Bay-Hashell. La bande-son est excellente. — Tu es sûr que c’est une bande-son ? Disant cela, elle posa une main gantée sur ma cuisse gauche, j’allais avoir besoin de son soutien. Mais je faisais encore mon possible pour rester à distance de ce spectacle dont j’avais conçu et à mon insu dicté le scénario. L’acteur était tombé en arrière, j’ai craint pour lui qu’il ait mal calculé sa chute car son corps s’arrêta en équilibre au bord de la scène et sa tête oscillait renversée dans le vide. Il ne bougeait plus, j’ai supposé qu’il attendait qu’on l’applaudît pour quitter cette incommode position. J’ai donc battu des mains et incité du regard Amalia à faire de même. — C’est un bon acteur. Il avait peu de temps pour répéter. — Ce n’était pas un acteur, et il n’a plus de temps pour rien. J’ai essayé de ne pas comprendre ce qu’elle avait dit, j’ai continué de battre des mains. J’ai ajouté : Bravo !

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Tout cela, cri et applaudissements, ricochait dérisoirement dans l’exiguïté de la salle et la lumière chiche pour retomber sur le plateau autour du corps inerte à la tête pendante. J’insistai, pourtant. Nous nous étions mis en frais, smoking, robe de faille ; la représentation terminée, l’acteur nous devait un salut. Amalia secoua la tête : — Quand tu monteras au créneau, que tu te dépouilleras de ton armement, de ton armure, et que tu t’offriras aux tirs de l’ennemi, tu ne te relèveras pas, tu ne salueras pas le public. Il fallait que tu le saches. Je me suis dressé, j’ai enjambé le fauteuil devant moi. — L’escalier est en jardin, me prévint Amalia. Je suis monté sur la scène, en deux pas je fus au-dessus du type. De son torse et de son abdomen, par de multiples sources, s’évadaient un sang incontestable, des chairs, des humeurs. À compter de cet instant, j’ai cru deviner la découverte qui m’était promise : au bout de ce corps déchiqueté, mon visage. Par quel sortilège ? J’étais bien incapable de l’imaginer, mais peu m’importait. Ils – ou plutôt elles, puisque Au désespoir n’œuvraient que des femmes – elles avaient voulu me mettre en face de ma fin telle que mes menaces l’annonçaient, elles m’avaient forgé un sosie et l’avaient mis à mort. Il existe de ces sortes de contes et de sorcières.

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En vérité, je m’arrangeais une nouvelle fois pour échapper au réel. C’est ce que m’aurait dit Amalia si elle avait été encore près de moi – mais je l’aperçus qui, sur la pointe des pieds, remontait vers la sortie de la salle, portant de son bras gauche la traîne de sa robe. Il n’y avait ni conte, ni sorcière. Il n’y avait que le réel, en l’occurrence un homme sacrifié pour les besoins des tortueuses procédures thérapeutiques de Bluesy Blatte. J’ai précautionneusement tiré le cadavre par les pieds, pour remonter sa tête sur la scène. Je n’ai pas tout de suite réussi à regarder cette tête que je croyais encore la mienne, je suis resté un moment agenouillé, les mains dans le sang, les yeux fermés. Quand je me suis obligé à les ouvrir, je n’ai pas, le moins du monde, reconnu mes traits sur le visage du fusillé. Ce visage n’appartenait pas, par quelque fantasmagorie que ce fût, à mon avenir. En revanche, à mon passé. C’était un partisan kaltchouk. J’avais, un mois auparavant – soit peu avant de me mettre à écrire à Deborah des lettres dépressives –, participé à son interrogatoire. Je n’aurais jamais cru qu’il y avait survécu.

Getulio, Horatio, Lafcadio, vingt autres et moi, la même histoire nous est arrivée, à la fin de laquelle des

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femmes de ménage (blouses bleutées) nous surprennent encore en scène avec notre double, et nous reconduisent gentiment vers le vestiaire où nous rendons nos smokings et récupérons nos tenues. Puis nous remontons du sous-sol où est aménagée la salle de ces spectacles et nous voilà dans la fraîcheur de la rue, à faire du stop pour regagner la caserne. Getulio, Horatio, Lafcadio, tous autant que nous sommes, aucun n’est parvenu à évoquer devant les autres la scène elle-même dont il a été le spectateur ni la nature de son lien avec le prisonnier dont, chacun, nous avons fourni l’occasion – et déterminé le mode – de l’exécution. Le cas de Romario est aux antipodes. Il use d’Au désespoir comme de n’importe quel boxon. S’il y a libre accès, c’est qu’il est de l’escouade des rabatteurs formée par Bluesy, écumeurs de bals du samedi soir qui le dimanche matin mettent au tapin les plus démunies de leurs conquêtes. Il prétend que les Amalia, les Malika, les Deborah lui sont reconnaissantes de ses passages, beau mec et gai luron comme il est, après tous les détraqués, les détriqués dans notre genre qu’elles doivent se farcir. Un de ces jours, Romario, c’est couru, quelqu’un lui fera son affaire. Lafcadio, Getulio, Horatio. Ou même moi.

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Un cavalier blanc entre le pouce et l’index. C’est crispée dans cette attitude qu’on avait, le lendemain dans les gravats, retrouvé la main droite de Kovacs. Bien plus tard, après guerre, j’ai revu cette main, son cavalier. Le hasard m’avait, comme tous les mois, conduit à Sartoris, et l’ennui d’un midi sans rendez-vous m’avait fait entrer dans la Médiathèque Esterhàzy. Un photographe exposait des clichés pris « Derrière les lignes ». Sur l’un d’eux, Kovacs et moi. Il fait jour et froid. Le soleil dont un reflet tombe sur le front de Kovacs est d’un très faible rayonnement si l’on en juge par le plaid dont je suis couvert, par le manteau qu’a gardé sur lui Kovacs, par les bonnets de laine que nous portons tous deux. Je suis assis en scribe, lui allongé sur le flanc, appuyé sur son coude gauche. Le sol est un trottoir de ciment où le vent a chassé et l’humidité collé une terre épaisse, trouée de tout petits cratères par une ondée récente et brève. Juste derrière, monte un mur, pierre et torchis. Il y a deux autres soldats sur la photo. De l’un on voit tout, sauf la tête. De l’autre, la tête seule. (Bieganski. Son nom a bondi vers moi à tra-

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vers trente ans d’oubli.) D’assez loin, mais attentivement semble-t-il, les deux soldats suivent notre partie. Sur la photo l’échiquier encadre le nombre d’or. Je dirais que nous en étions au quinzième coup, j’avais perdu deux pions, Kovacs un fou. Les pièces prises patientent au bord du jeu. Kovacs tient sa main droite très haut, un cavalier entre le pouce et l’index, prêt à fondre sur g3 d’où il renforcerait une position centrale plutôt fragile. Il n’y avait eu aucune alerte, aucun signe de la proximité de l’ennemi. L’obus avait pris sa proie avant même que nous l’ayons entendu partir, et la première chose à laquelle j’avais pensé quand j’avais repris conscience sous la tente-hôpital, était que rien ne m’interdisait de répliquer par Dg6xg2, et d’obliger ainsi Kovacs à renoncer au grand roque.

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Dans nos récits, nous omettons souvent le débarquement sur l’île d’Asconcelos, alors que chez tous ceux qui en furent, son souvenir, j’en suis persuadé, demeure intact, ineffaçable. Notre frégate, malgré les promesses des planisphères, ne put aborder Asconcelos ; bien plus tôt que prévu les fonds caressèrent notre quille, menaçant d’y mordre. Nous mîmes le canot à la mer, puis même le canot, à cent mètres du rivage, ne servit plus de rien et il fallut en descendre. Lors, nous rencontrâmes sous la plante de nos pieds, à fleur d’eau, une surface bombée, mouvante, animale, presque chaude. Nous avançâmes avec précaution, en nous transmettant nos impressions, lesquelles n’avaient rien de désagréable. Au contraire, avoua quelqu’un à son micro-cravate puis chacun au sien. De quelle bête s’agissait-il ? La plupart d’entre nous supposions qu’un gigantesque cétacé s’était échoué. Salman, qui n’était pas pour rien notre aède, paria sur un dragon prenant son bain. Pourtant la peur resta absente de nos respirations et de

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nos gestes, et, tous autant que nous étions, nous laissions nos dagues dormir à nos ceintures. L’un après l’autre, nous posâmes un genou puis les deux sur l’immense corps indistinct. Seuls nos troncs surnagèrent, ensuite même pas, car nous nous risquâmes à plonger les mains, les bras, et à palper. Nos impressions ne se démentaient pas, la chaleur montait en nous malgré la température de l’océan, glaciale dans ces parages. Nous décrivions à dix ou vingt mètres l’un de l’autre, les mêmes éléments, que nous interprétions comme étant ceux-ci des membres, tels autres des membranes, et nous en conclûmes que nous n’avions pas affaire à un seul spécimen de quelque espèce inouïe, mais à une multitude, qui s’étendait, grouillante, depuis la plage jusqu’au large, en proie au rut. Une nuit ? Une nuit, un jour et encore une nuit ? Davantage ? Nos bracelets-montres disparurent avec nos vêtements et notre répulsion, et aucun d’entre nous ne sut dire après coup combien de temps nous nous fondîmes dans les anneaux de ces accouplements. Nous roulions avec infiniment de lenteur d’un degré ou d’une phase de la volupté à d’autres, plus délicieux encore. Des amarres se dénouaient en nous-mêmes et nous nous éloignions, croyions-nous à jamais, de notre frégate comme de notre mission, de tout regret comme de toute

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perspective. Hélas, en un instant l’engeance se sépara, se fragmenta, se réduisit, s’éparpilla en particules qui parurent s’aspirer en elles-mêmes, et sous nos corps désarticulés par le plaisir seule s’affirma la stupidité du sable. Déjà notre frégate surlignait un segment d’horizon, en quête d’une île d’un abord moins rugueux. Sans doute nos camarades de quart sur le pont avaient-ils récupéré notre canot vide et le capitaine avait-il porté nos identités et nos grades sur le livre de bord suivis de la mention entre toutes glorieuse et redoutée : péris en mer.

Quand nous tournâmes nos yeux vers la plage, nous crûmes qu’une forêt venait à nous. Ce n’était qu’une foule empanachée de palmes et qui nous ramassa avec infiniment de précautions et de respect. Par la suite, nous apprendrions qu’en cette saison, l’île d’Asconcelos était, environ tous les dix ans, le lit choisi pour leurs amours par des bancs de mammifères marins. Mais se drapant tantôt d’une baie de la côte nord, tantôt d’une crique de la côte est, et les insulaires mettaient quelques jours à repérer, sous la placidité des vagues, la proliférante copulation. Surtout, à leur grand dam, ils étaient encore trop maladroits dans leurs approches, se

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croyaient silencieux et pourtant devaient émettre de trop audibles ondes, de sorte que leurs harpons, dans le meilleur des cas, n’atteignaient que l’ombre du remous de la fuite des bêtes – et dans le cas présent, nous avaient heureusement nous aussi manqués, à l’exception de Jancso Itsvan, quartier-maître. Si les prières consolent de ne plus pouvoir prier ni jurer, alors Jancso traverse béat l’éternité. Les insulaires s’abîmèrent de remords à la découverte de son cadavre transpercé de leurs fers, et consacrèrent à son deuil plusieurs jours de cérémonies, de danses, de sacrifices et de festins. Ils nous avaient installés aux meilleures places, les plumes les plus rutilantes à nos pieds. Nous comprîmes qu’ils s’estimaient en présence, avec nous, si gras, si froissés, si pâles, d’embryons issus de ces étreintes décennales que s’honorait d’héberger leur île. Et grâces soient rendues à leurs dieux et à leur religion, en tant que larves nous étions sacrés, intouchables, absolument impropres à la consommation.

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La vieille femme qui, à gauche sur la Diagonale, passait les bras par-dessus les barrières pour tendre vers notre défilé les beuglements bleus d’un nourrisson, je me persuadai soudain que c’était Deborah, tant d’années après, exigeant de moi une reconnaissance en paternité. Je pressai le pas, absurdement, me retrouvai parmi les Chasseurs Andins et tentai de me dissimuler entre leurs bonnets à poils et leurs profuses épaulettes. La cérémonie achevée, je sus le prix de l’avoir troublée. Il est improbable, chère Deborah, que je dispose d’une autre permission d’ici un an et je ne puis, dans ces conditions, espérer de vous et cetera… écrivis-je sitôt sorti du mitard.

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Surgis de la nuit et des fourrés, poussant vers la mer leurs groins parmi les goémons, des cochons noirs ont investi le bivouac : nous aurions à manger demain. Sous nos couteaux, ces animaux s’inventèrent des gémissements d’humains. Pouliquen m’arrêta le bras : — Et si l’un d’eux était Ulysse ? — Dors ! dis-je. Et j’en finis. Il arrivait, des mois après la disparition inexpliquée du capitaine, que son nom revienne rôder parmi nous.

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Le colonel-comte de Caychax fut l’unique blessé par arme blanche qu’on dénombra au soir de la bataille de Jattines, longue canonnade que seul un déluge découragea de durer encore. On s’en souvint et il en fut pensionné quand, longtemps après Jattines, les choses parurent rentrer dans l’ordre. Mais invariablement et sans la moindre explication à quiconque, il déchirait le trimestriel mandat. Je crois savoir pourquoi.

On n’avait pas ce qui s’appelle guerroyé depuis un grand quart de siècle. Nos rois estimaient avoir mieux à faire, qui s’initiaient à cette époque au nouvel art de conquérir : par la Bourse, sans mesurer déjà qu’il n’exclurait pas l’ancien, mais lui ouvrirait des perspectives et des devoirs inouïs. Les soldats stagnaient, les casernes ne sentaient plus que la poudre de riz. Survint la révolution. Aux premiers troubles on quitta le pays derrière les princes du sang. On reviendrait la semaine, le mois prochain, quand Sa Majesté aurait fait le ménage. Trois ans passèrent dans des villes vénales, à former des régiments

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et des plans, à déchirer les uns, à débander les autres, à se confier au vertige vert des tables de jeu, à désapprendre le goût de nos fromages et de nos vins, à prendre celui des femmes rougeaudes et blondes, vigoureuses et brusques. — L’exil, ricanait un ami de Caychax, c’est la poursuite du plaisir par d’autres moyens. Le colonel-comte, dans sa trente-cinquième année, avait profité du loisir pour faire une fin. La mariée, choisie un lendemain de cuite dans les derniers rangs d’une messe pour émigrés, était une adolescente de noblesse et de dot moins que médiocres ; elle ne l’intimiderait pas, toujours ça de pris. Leur couple semblait de carnaval, lui six pieds tout rond, elle menue comme un elfe. Les plus charitables disaient : « une flamme dansant au pied d’un chêne » ; les autres : « le bœuf et sa tique ». Ils n’écoutaient ni les seconds ni les premiers, trop occupés d’eux-mêmes. Elle s’étonnait de n’être pas autrement incommodée de toute cette chair qui l’engloutissait, l’écrasait, la dévastait, et patiemment elle entreprenait d’en prévoir les mouvements, bientôt elle s’essaierait à les conduire. Lui connaissait un enthousiasme inespéré pour ce front plus cabossé que bombé, pour ce nez pointu sans pertinence mais sans non plus d’impertinence, pour ces lèvres pâles

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et réticentes, pour ces épaules dont il ne fallait pas deux mains pour faire le tour, pour ces seins qui se fuyaient et qui même joints n’auraient pas suffi à former une poire pour sa soif, pour ce con trop bref, trop sec… Le colonelcomte n’avait jamais rencontré autant de défauts en aussi peu de surface, en s’emperruquant il se dévisageait, déçu, tu baisses mon vieux tu baisses, mais s’il se retournait et l’apercevait dormant encore, une jambe enfantine hors des draps, la plante des pieds offerte avec la grappe des orteils, alors le roi n’était plus son cousin. Par moments elle lançait dix questions comme on fait des guirlandes. Sur le comté combien de châteaux, combien de terres, combien d’âmes, décrivez-moi ! Sur la cour, racontez-moi, forme et nombre des révérences. Sur Jiraz… (elle n’était jamais allée dans la capitale, ni ses parents…) est-il exact qu’une femme sans amants y soit comme nue ? Sur la révolution, d’où vient-elle puisque ce n’est pas du Diable ? — Et pourquoi pas du Diable ? — Le Diable est sans vertus, donc sans patience, il n’aurait pas attendu si longtemps. — Mais… — Ce sont les moutons qui maislent. Et quand rentrait-on ? Quand chasserait-on les imposteurs, les sacrilèges ? Et qui souffrirait davantage, des empalés, des roués, des écartelés, des pendus ou des

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brûlés ? Parlant de ça comme d’animaux de compagnie entre lesquels elle aurait su pouvoir bientôt choisir le sien. Il ne répondait pas, béat, l’aurait avalée crue.

Au printemps de la quatrième année, on se décida à revenir, vengeurs, inexorables, grandioses entre les bottes de l’Allié, coalition continentale de princes de toutes dimensions. À cette annonce, d’un balcon de son palais de Jiraz, Sa Majesté ne se retint pas d’applaudir ; aussitôt une foule accourut lui arracher la couronne du crâne et la tête du cou. On franchit la frontière comme vivement on écarte le rideau d’une alcôve adultère, d’un geste où palpitent ensemble l’ultime espoir de n’avoir pas été trahi et l’amertume avide d’entasser les preuves de la trahison. Mais la vaste plaine se mit à fuir devant nous, vagues rousses et brunes de la terre en automne, on cravachait l’absence du blé, du bétail, de l’ennemi même, on criait taïaut aux corneilles, aux mulots, à l’écho, on se persuadait que des sabots de nos chevaux fil à fil se retissait le manteau profané de la monarchie. Les dames étaient du convoi, leurs malles impatientes harassaient galeries et impériales. Le nom de Jiraz ah Jiraz

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ne quittait pas leurs lèvres. Ah de nouveau gravir les escaliers dégringolés ! Ah sombrer dans le creux perdu des couettes sous des cieux de baldaquin ! Dans l’inconfort des berlines on ressassait les plaisirs à venir, les fêtes qu’on donnerait, les vengeances qu’on exercerait, par la portière on réclamait de la limonade ou/et qu’on s’arrêtât manger. On eut à prendre une ville qui feignait de dormir contre une rivière. Un incendie ajourna la nuit, « la lune même s’embrase », dit la petite comtesse de Caychax. Elle se souvenait, vu chez un banquier flamand où le colonel-comte l’avait traînée solliciter, d’un tableau que traversait une longue femme hagarde, hommasse, casquée, bardée, l’épée à la main droite, le bras gauche serrant un début de butin, silhouette mécanique et immense parmi un désordre de soldats nains, de flammes, de pillards, de ruines, de coquilles crevées, d’hybrides apocalyptiques, de poissons à pattes, de tonneaux à chapeaux, d’orbites vides, de cercles et de globes un peu partout, yeux culs ballons horloges narines bulles roues arceaux marmites gousses d’ail sans oublier une fenêtre ronde et grillagée derrière quoi deux silhouettes semblaient en pleine tractation, cela s’appelait Dulle Griet autrement dit Folle Margot. — On ne pouvait pas ne pas le remarquer, n’est-ce pas ? s’exclama-t-elle pour trois pairesses dont, plus ou moins, elle guignait le patronage.

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Navrées ma chère, répondit-on, tout le monde ne pouvait avoir eu le privilège d’attendre les bontés d’un banquier. Et mords-toi les lèvres. Les dames étaient sur un haut, à attendre que l’affaire se réglât et qu’on leur assignât des appartements, si du moins le feu en épargnait. Elles étaient descendues des berlines, formaient des groupes sombres et frissonnant devant leurs équipages parallèlement immobiles, les chevaux secouant lentement leurs ganaches muselées de musettes. Le tout composait des ombres qui d’en bas, de la ville, devaient paraître ce qu’elles étaient, d’oiseaux de proie. On resta quelques jours à Jambrun, c’est peu dire que mal nourris et mal logés. L’Allié, comme de juste, s’était mis dans les beaux draps, laissait les miettes, calcinées. Le colonel-comte et sa maison furent d’une bande qui prit ses quartiers à l’étroit d’un minuscule hôtel particulier aux pièces poussiéreuses, rancunières, aux hôtes parcheminés, mutiques. On donna des soupers cependant, même si frugaux, la ville après tout était la première reprise. Les soirées étaient assez douces et, pendant qu’on jouait du clavecin et au pharaon, Caychax s’il ne s’était surveillé aurait tenu sans cesse dans l’une des siennes les mains de sa Catherine. Une nuit elle demanda :

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— Quand partons-nous ? — Quand l’Allié le voudra. — Plaisantez-vous ? Il fallut expliquer ce qu’était un rapport de forces, ce qu’était celui-là. Elle écoutait, les yeux agrandis par l’attention. Elle conclut : — C’est donc l’Allié que j’aurais dû épouser. Il préféra, quelle enfant, sourire. Mais déjà les dés roulaient et le surlendemain commença la partie dont je fus, à mon regret.

Le surlendemain on quitta Jambrun. On se quittait aussi, le colonel-comte filait devant vers son devoir, la comtesse serait loin à l’arrière avec les malles, qui sait si on aurait l’occasion de se revoir avant la capitale et les arcs du triomphe, glaïeuls et bougainvillées. Ma consigne fut de rester avec la comtesse, de la protéger de tout, d’en tout lui obéir. Dernier baiser, l’elfe contre le flanc du géant, l’elfe soulevée et reposée trois fois, adieu ma mie adieu. Elle courut, je courus, aux balcons, et toutes les dames de l’hôtel y coururent, avec presque chacune son consigné : le défilé passerait là, on n’allait pas manquer ça, l’Allié en tête, aigles noires, étendards bleu indigo et blanc de céruse.

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Dieu m’a fait de grande taille et ce jour-là m’a permis de contempler l’Empereur, ses maréchaux. Un soleil inespéré rutilait à la pointe des sabres, les clairons dilataient la rue. Qui résisterait à cette troupe faite du meilleur de toutes ? Les bras haut tendus en parenthèses autour de sa perruque, la petite comtesse battait impassiblement des mains, entre lesquelles m’apparaissaient régiment après l’autre, derrière l’Allié les nôtres, et dernier des nôtres l’outremer et jaune des lanciers, dont j’aurais dû être. Le colonel-comte n’était pas mal, sa cape blanche sur son cheval blanc en faisait un centaure bon garçon. Le temps d’installer dames et bagages dans et sur les berlines, et hue de redescendre vers la rivière, le ciel se craquela, croula, nous confiant à l’escorte d’une pluie poisseuse et biaise. Mais à vrai dire, un ciel plus haut n’aurait guère donné plus d’horizon ; une colline-un creux, une colline-un creux, telle était à présent la route. À droite et à gauche, des fantassins prenaient par les champs, formaient des rubans perpendiculaires au ruban de la progression générale. On allait lentement, avec des cahots, des arrêts, auxquels la comtesse penchait impatiemment la tête par la portière, était-ce cela une armée, ce désordre ?

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Une forêt survint, hirsute. On allait y pénétrer quand il y eut un nouvel interminable arrêt. Le froid tombait des branches, assoupissait. Plusieurs fois je crus entendre, lointain dans l’enchevêtrement des bruits, l’aboi étouffé de fusils. Puis l’ordre ricocha, reculez. Et comme on manœuvrait, une tache claire pointa, s’éclaircit dans la brume, le colonel-comte en coup de vent venait présenter ses hommages. Il fut fraîchement reçu, tous mes compliments, à ce rythme elle n’entrerait dans Jiraz qu’aïeule ou trisaïeule. Il rosit, la colère aussi embellissait son ange, et autres sucreries. Il prévint que contrairement aux prévisions, on allait prendre par le Nord et les trouées dites du Blanc-Calvaire et de l’Arbre-à-Buses. Et pourquoi pas tout droit ? Parce qu’il y avait, ma mie, des troncs en travers de la route, des barricades de troncs, l’ennemi derrière. Quel ennemi ? Des bûcherons ? Les noblesses rassemblées de tout un continent s’effarouchaient de bûcherons, à la bonne heure ! Il y avait aussi, ma mie, l’armée républicaine, petit contretemps. — Mais vous me seriniez que c’étaient des savetiers sans officiers ! De fait, acquiesçait-il ; mais il n’en fallait pas moins s’accorder le loisir d’apprécier leurs forces, leur dispositif, fermait-il les yeux, mendiant un baiser s’il vous plaît pour la peine d’être venu et un autre pour le regret

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d’avoir à partir. « À Jiraz, les baisers ! » tira-t-elle le rideau. Le géant piétina encore un peu contre la voiture, la route n’était plus qu’ornières et boue, il manqua tomber quand il voulut faire une volte-face de parade. — Au moins, ne me laissez pas douze heures sans nouvelles ! cria-t-il.

À peine en une semaine si l’on fit dix lieues ; moi le quintuple, toujours une lettre en poche, allant d’elle à lui, de lui à elle, montant, redescendant les voitures, les colonnes, les charrois de canons, perdant, retrouvant, reperdant mon chemin dans l’illisible éparpillement des bivouacs, dans l’entrelacs d’odeurs, de cris, de courses dont se multipliait l’entrelacs de sentes et d’ombres de la forêt. Un matin, elle me tendit vingt lettres. Une seule était pour le colonel-comte ; sur les autres, aucune mention de destinataire. — À qui, Madame ?… — Aux maréchaux de l’Allié. Trouve leurs noms, leurs tentes. Attends leurs réponses. — Madame, j’ai consigne… — De m’obéir en tout.

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Son charme était de ne pas en faire. Elle pointait sur vous les mots comme on met le couteau sous la gorge. Je ne disputai pas, filai. Je n’oubliai pas qui me payait : à peine hors de vue, je m’arrêtai, décachetai l’une des missives, la lus. Puis deux, trois, dix. Toutes identiques, la concision même : « Prenez Jiraz et vous m’aurez, Catherine, comtesse de Caychax, seize ans. » Elle mentait : c’était dix-huit. J’hésitai s’il fallait brûler ces doux billets ou donner au mari ceux dont je n’avais pas brisé le cachet. Ni l’un ni l’autre, me dicta la prudence, et je gardai la liasse qui peut-être, un jour, me serait bienvenue, monnaie d’échange. — Mange-t-elle ? Demanda comme chaque fois le colonel-comte et il est vrai que dégoter de quoi fut le grand art de ces jourslà. Sitôt qu’on apercevait une ferme, un hameau, taïaut, au nom du Roi ouvrez ! On déchantait vite : au nom de l’Empereur, déjà pillés, ferme et hameau ; restait à grappiller, des miettes. Pourtant l’Allié lui-même, pour premier servi qu’il fût, claquait du bec. La volaille, les bestiaux, le vin manquaient. Et le fourrage ! Les grains ! Les rares paysans qu’on débusquait mettaient chapeau bas, c’était le moins mais c’était tout. L’ennemi refluant

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était passé par là et, déloyal, foulant au pied l’immémorial usage, avait payé sa subsistance. — Mange-t-elle ? On en avait fini avec la forêt, le paysage fuyait de nouveau en vagues douces. Je n’avais pas sans mal rattrapé le régiment de lanciers le long d’une rivière étroite que la pluie trouait, emplissait et trouait, et comme chaque fois, avant même de dévorer les maigres lignes que je lui apportais, le colonel-comte vida sa gibecière dans la mienne, deux cailles, trois œufs, quelques nèfles. — Pour elle, tu m’entends ! Ne t’avise ni d’y toucher ni de les revendre. Je l’apprendrais, elle m’écrit tout ! Malgré la démangeaison, je ne déballai pas le courrier aux maréchaux. Je ne retrouvai qu’à la nuit la berline aux armes de Caychax, paissant avec quelques autres dans la cour d’une ferme, au lieu-dit Jestres. Quant à la comtesse : sur la paille de la grange que vingt sommeils jonchaient, domestiques en bas, maîtresses à l’étage. On avait renoncé à perruques paniers et bottines, on était sans fards, en cheveux, en robes droites, en pantoufles. Je me laissai tomber, je rêvai. Je me souviens de pâte d’amande, de tonnelles, d’une blanchisserie où des mains rouges me battaient avec le linge.

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Un pied me fouilla le flanc, j’ouvris un œil. Il ne faisait pas jour. — Mes réponses ! demandait la petite comtesse. Je n’en avais qu’une à lui tendre. Elle reconnut l’écriture, ronde, benoîte, sans lire la fourra dans sa ceinture. — Les autres. — Il n’y en a pas, Madame. — Tu m’as donc trahie. Cher, j’espère. Je protestai, racontai je ne sais quoi sur l’arrogance des sentinelles, elle n’écoutait pas, ordonnait : « Ma cape ! Mes bottes ! Un cheval ! », et que je la mène au quartier général de l’Allié.

J’aurais pu l’égarer peut-être, je résolus de l’aider à mesurer le monde. Sus à l’état-major, ainsi soit-il. La campagne était lasse, n’écartait qu’à regret le drap de la nuit, nous galopions à travers une ouate grise et détrempée, une aube sans alouette ni coq. Et c’est galopant que nous entendîmes, poussif et comme étonné de soimême, le premier coup de canon de ce qu’on nommerait plus tard la bataille de Jattines. Je tirai sur la bride, elle non. Il y eut un silence, très mince, puis vingt mortiers le déchirèrent. — Vite, vite ! me criait la comtesse. Allons voir les vanu-pieds déguerpir !

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Soudain nous fûmes sur les talons des nôtres et de l’Allié qui, de vingt collines plongeaient dans une plaine sans fin au milieu de laquelle un tertre, sur quoi, tassé, cerné, perdu, l’ennemi enfin. Je démontrai à la comtesse que nous n’aurions nulle part meilleur panorama. Elle en convint, mais resta en selle. La fièvre dévorait ses pommettes. Qui ne sait ce que fut Jattines ? Par toute la plaine, les hommes de guerre les plus expérimentés. Sur le tertre, cette troupe de paysans et d’artisans, perchée là comme une volée de moineaux qui, au premier plomb, s’éparpillerait… Tonnerre des canons plusieurs heures, et les prompts panaches de poudre ajoutaient sans cesse leur gris au gris du ciel. Tonnerre encore, et tonnerre. — Les vois-tu céder ? Moi non plus. Les moineaux s’avéraient d’une espèce inouïe, répondaient plomb pour plomb. — Qu’on leur donne l’assaut ! s’exaspérait-elle. Je lui tendis les nèfles pour la patience. Il n’y eut pas d’assaut. Les canons continuèrent de marier leurs salves. Puis la pluie tourna au déluge, sous quoi la comtesse voulut rester, Dieu enfin s’y mettait, noierait la racaille.

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L’évidence fut vite qu’au contraire le déchaînement de l’orage donnait une nouvelle vigueur aux va-nu-pieds et à leurs savetiers d’officiers. Ils poussaient des clameurs que le vent nous apportait, d’autant plus formidables qu’incompréhensibles. Et la nuit s’empressa de réinvestir cette plaine que depuis le matin le jour avait négligé de prendre. Nous ne vîmes pas, nous entendîmes l’Allié et les nôtres tourner bride dans le cloaque et tenter de remonter vers les collines leurs canons englués. — Madame, allons au sec… Elle était comme éteinte, la faim la fatigue et l’averse faisaient émerger sur son visage à la fois l’enfant récente et la vieille à venir.

L’Empereur – je l’identifiai aux dorures de sa selle ; hors cela, méconnaissable – se hissait vers nous, emmitouflé de capotes et de stupeur, et à sa suite un essaim incohérent d’officiers dont d’indistincts fantassins poussaient les montures hors de la boue et les bêtes encensaient, renâclaient, balayaient d’écume la bruyante obscurité. — Lâches ! criait la petite comtesse. À Jiraz, déserteurs ! Nous sommes restés là je ne saurais dire combien de temps, comme si nous y figeaient les torrents contraires de l’orage et de l’armée.

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— Lâches ! criait-elle toujours, exténuée, aphone. J’essayai de lui prendre des mains ses rênes, de l’entraîner, mais elle avait encore assez de présence d’esprit et se déroba. — Va, si tu veux ! souffla-t-elle. Les couards avec les couards. Je compris que la loterie de la débâcle fît aussi, parmi tous les chemins possibles, rouler vers nous le colonelcomte. Dieu ou Diable, Celui qui tenait le cornet exauça la comtesse et elle vit avant moi son mari, ou le devina dans un cavalier de qui, juste au bord d’atteindre ce plat de la colline où nous étions, le cheval s’effondra, flanc gauche, et donna l’impression de mourir avant même de coucher sa tête dans la gadoue. « Jarnibleu ! Jarnicoton ! » Aux seuls jurons, je l’aurais reconnu, à sa voix, grasse et, même là, joyeuse. Je sautai à terre. Il avait une jambe de prise sous le cadavre, poussait des bras et du torse. Je m’accroupis près de lui, poussai. Dès qu’il me vit : — Où est-elle ? — Derrière vous, dit-elle. C’est la dernière fois que j’ai vu sourire le colonelcomte de Caychax, de ce sourire qui lui doublait la face. Il a tourné la tête, bien sûr, s’offrant – même moi, je ne me méfiais pas – au poignard dont, à son tour descendue de cheval, sa Catherine le gifla.

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— Au moins, vous pourrez prétendre que vous vous êtes battu… dit-elle. Et titubant elle s’éloigna, s’effaça littéralement, se fondit dans le sombre désordre que continuaient de vomir la plaine et la nuit.

Pendant encore un demi-siècle une infatigable balafre monta, de l’angle du maxillaire, mordre l’aile droite du nez du colonel-comte de Caychax. Il ne fit rien pour l’atténuer, ni favoris ni moustache, comme il conserva le grade et le titre qui étaient les siens à l’époque de Jattines, refusant à maintes reprises qu’on le promût à la pairie ou/et au généralat. Nous n’en avons jamais parlé et j’ignore donc si, lors des campagnes dont s’incendia longtemps le continent et auxquelles notre régiment de lanciers prit une part glorieuse, j’ignore si, au plus confus des mêlées, des replis ou des saccages, il a continué comme moi de chercher une silhouette d’elfe et s’il a cru lui aussi quelquefois l’entrevoir qui, l’insulte ourlant les lèvres et le poignard illuminant la main, excitait les nôtres au combat, traquait les fuyards, achevait les blessés avant de s’estomper, menue et grelottante, dans les fumées pestilentielles par quoi toute bataille essaie d’écrire son histoire sur l’ondoyant livre du ciel.

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De temps à autre, nous lui lancions des pierres ou des immondices. En vain. Il ne se montrait pas de quelques heures, soudain réapparaissait cent mètres derrière nous, nu et brandissant le sac dont avions eu coutume de lui recouvrir, comme à nos autres prisonniers, la tête. Tu es libre, lui criait le centurion Wagg, libre ! Qu’est-ce qu’il voulait de plus ? Nous l’avions relâché la veille, nos spécialistes estimaient lui avoir tiré du nez tous les vers possibles, et nous n’emportions dans nos déplacements que le strict minimum, uniquement les captifs encore en cours d’interrogatoire. Tu es libre, répétions-nous, puis comme il persistait à trottiner à notre suite, nous l’accablions de plaisanteries sur sa nudité et ce qui lui faisait désormais défaut. D’en haut tomba l’ordre d’en finir avec ce type. Quand nous traversions une bourgade son escorte grotesque constituait – rapporta le centurion Wagg – une insulte à la dignité de notre armée. Graf et moi fûmes affectés à la corvée. Nous nous connaissions de vue, sans plus.

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Nous nous laissâmes distancer par notre bataillon. Du coup le type s’arrêta, mais il continua de remuer le bras qui tenait le sac, de sorte qu’il paraissait essuyer quelque chose dans l’air, et peut-être était-ce la honte que nous ressentions, Graf autant que moi, d’avoir été choisis entre tant de fantassins pour une mission dépourvue de toute noblesse et dont l’accomplissement ne nous vaudrait ni citation ni prime, a fortiori aucune médaille. Pendant un moment, à ce bras près qui torchait le vide, nous restâmes tous trois immobiles. Le ciel était blanc, muettement moucheté d’oiseaux migrateurs et le bruissement de notre régiment s’évanouissait entre les haies de cannes à sucre et de lauriers roses. J’attendais que Graf dégaine et fasse feu, et lui, je suppose, l’attendait de moi. Le type bougea le premier, vers nous. Tire-toi ! criaije, mais il avançait toujours et de plus en plus vite, comme on fait, après une longue séparation, quand on retrouve les siens. Mais les siens, justement, ne voudraient plus de lui, dit-il dès qu’il fut devant nous, le ventre contre les orifices de nos tromblons. Quand nous l’avions arrêté sous les yeux de ses père et mère, de ses femmes et enfants, de ses cousins, de ses voisins, nous lui avions ôté, dit-il, avec ses vêtements son honneur. Il ne pouvait se représenter devant eux – comment d’ailleurs

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le reconnaîtraient-ils dans l’être sans plus de force ni de fécondité en quoi nos instruments l’avaient transformé ? Nous devions l’achever, ou le reprendre. Son cou le sauva. Le type avait un long cou, cylindre presque parfait et noueux à la fois. Graf fut traversé de la lubie d’y mettre un collier, et au collier une laisse. — Tu serais notre mascotte, dit-il. Notre bataillon, jusqu’ici, n’en a pas. Le type se mit à quatre pattes, la bonne volonté ne lui manquait pas. Pour l’instant, ce n’était pas un chien satisfaisant, de beaucoup s’en fallait, le train arrière bien trop haut, l’aboi sans conviction. Mais avec un dresseur qualifié et l’entraînement approprié, qui sait… Nous pouvions toujours faire la proposition au centurion Wagg, qu’est-ce qu’on risquait, dis-je. Banco, dit Graf. Et tel fut le début de notre amitié.

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Devant nous la baie, le vieil océan. Sur la terrasse le maréchal, un rasoir à la main, une barbe de savon sur sa barbe blanche, récitait « Oh quand tu t’avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme d’une cour…», s’arrêtait, le rasoir en l’air, interrogatif, mais aucun d’entre nous ne savait la suite de ce poème ni d’aucun. Le bleu du ciel était si pur, si lent, qu’on aurait cru y voir passer chacune des notes de chacun des carillons qui se disputaient l’honneur d’annoncer la reddition d’Urmuz, notre victoire enfin, la gloire désormais inégalable du maréchal. «…de tes replis tortueux comme d’une cour…» piétinait-il, sa toilette suspendue, et de gestes impatients il repoussait les questions, les rapports. Il tournait sur luimême, le rasoir comme grattant le ciel pour y découvrir sous le bleu le texte oublié. Il ne regardait pas, mais voyait-il descendre de la ville les premiers convois de prisonniers, les premières charrettes de butin que tout à l’heure sur la plage il aurait à trier, juger, répartir ?

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Les premiers télégrammes accouraient, Sa Majesté, Leurs Excellences, Sa Sainteté félicitaient. Les ordonnances ouvraient, lisaient, mais en chuchotant et vers le large. Et toujours sur l’azur du rasoir, toujours la voix butant «…comme d’une cour…», «…tortueux comme d’une cour…» À peine de vent. Peu d’oiseaux malgré le sang. Nous hissions sur la terrasse et poussions devant le maréchal ce qu’il restait de l’état-major ennemi, dignitaires déglingués aux mépris blafards. Lui, restait immobile à présent face au méchant miroir dont la légende voulait qu’il fût le sien depuis ses seize ans et la campagne d’Orchadie où sa vaillance avait bourgeonné. Une trentaine d’officiers s’agglutinaient à moins de cinq mètres de lui, dans l’attente d’ordres. Il se taisait, les bras inhabituellement flasques, fixait le miroir, sa barbe de savon, ses lèvres. Après un moment, il dit : — Encore hier je m’en souvenais. Hier soir, même. Il s’obstina une autre languissante minute à chercher « Oh quand tu t’avances…» Après quoi, résigné, du rasoir le vieux héros inscrivit dans la mousse de sa gorge la rouge frontière, réputée définitive, entre la mémoire et l’oubli.

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Et parmi les femmes qui galonnaient de leurs cris notre campement, qui rĂŠclamaient le sang perdu, les fils captifs, les amants morts, je croyais entendre, me guettant, le silence impitoyable de Deborah.

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Vers dix-neuf heures une chamelle s’est ajoutée à l’ordinaire désordre de la place, dandinant au-dessus des badauds son profil nostalgique et l’étrange fardeau d’un tableau de salle de classe dont les deux battants étaient pliés au sommet de sa bosse. Rooks le premier l’a remarquée. Theunisse a hoché le chef en cadence de l’animal, nous avons ri puis repris nos rakis, nos trictracs. La fraîcheur tombait enfin, une brise orangée adoucissait toutes choses, formes et cris, nous allongions devant nous nos jambes nues comme sur un drap d’air, avec cette particulière nonchalance qu’insinue l’approche de la nuit chez ceux qu’elle n’effraie pas. Quand ce n’était pas mon tour de jouer je me suis plus d’une fois surpris à chercher des yeux la bête et son bât. Je les trouvais à des endroits sans cesse différents. Errait-elle sans maître ? Ou celui-ci n’avait-il aucun emplacement d’alloué dans la disposition pour nous indéchiffrable du bazar de Memtouk, et tournait-il dans l’attente que plie bagage un tourneur de brochettes, un raccommodeur de porcelaine, un charmeur de serpents, un témoin de Jéhovah ?

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Comme chaque fin d’après-midi la prudence, la discrétion et peut-être aussi la haine avaient laissé sur la terrasse du Splendid une large ceinture de tables vides autour des nôtres. La chamelle apparut soudain dans cet espace. La houle continue de la place semblait l’avoir rejetée là avec son désormais visible maître, mais l’on pouvait non moins se demander si nous approcher n’était pas, depuis le début, le but de leur sinueux parcours. Machinalement j’ai posé la main sur ma rapière. J’ai vu que Sommerlinck faisait de même. J’ai appris ce jour-là que d’un camélidé s’accroupissant on dit qu’il baraque. C’est Knetteman, je crois, qui a employé le mot. Nos parties s’étaient interrompues, nous avons regardé les ombres longilignes des pattes se fondre dans celle, ovale, de l’abdomen. Ensuite nous avons fixé l’animal et son mâchonnement têtu. Theunisse a tendu dans sa direction une tablette de chewing-gum, « Petit ! Petit ! », mais nous n’avons pas ri. Le chamelier était un vieillard sec et bref, à la barbe poussive, au regard enlisé d’ennui. Un enfant l’accompagnait, qui ne devait pas avoir dix ans et semblait sa miniature imberbe et noiraude. Tous deux en sandales de corde, et les mains complotant sous le poncho. C’est l’enfant qui a parlé, il s’adressait aux verres et aux bouteilles.

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Demain, la chamelle, le vieillard et lui partiraient pour le désert, a-t-il dit, beaucoup loin monsieur. Il a cité des noms de vents, nous ne savions pas qu’il en existait plusieurs – à moins que ce ne fût le même que les nomades, selon leur destination, désignaient de ces diverses façons ? Puis il a sorti la main droite de sous son vêtement, si vite que Sommerlinck a tressailli, crié : « Gaffe ! » mais déjà la main de l’enfant était ouverte et n’exhibait qu’une craie. Il s’est rapproché de la chamelle et il a tracé sur le tableau qui la bâtait un cercle, quelques lignes. Il a gonflé les joues, soufflé, puis d’un coin de poncho effacé en partie le cercle et les lignes. Ainsi faisaient les vents du désert, a-t-il commenté. Ou bien : ainsi, beaucoup fort, et un nouveau geste n’a laissé qu’un brouillard blanc sur le noir du tableau. Ou bien : ainsi, beaucoup très fort, et il n’est plus rien resté du cercle et des lignes. Si tu mets monsieur tes péchés sur le tableau, l’harmattan peut-être les enlève, ou le simoun, alors Dieu les oublie, et même toi tu oublies, même toi. Pas un instant le vieux chamelier n’a paru concerné par la pantomime et les explications que nous dispensait son jeune double. Il s’enveloppait de la nuit qui gagnait maintenant très vite.

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L’enfant a brandi la craie et ne regardait toujours que les bouteilles, les verres, les trictracs. Vingt zlotys monsieur et tu écris, et demain la chamelle porte tes péchés au désert, vingt zlotys. Jusqu’à Sommerlinck qui a éclaté de rire. Rooks et Wagtmans en pleuraient l’un sur l’autre, vingt zlotys monsieur. Et Voorting, et moi. Un rideau de larmes devant les yeux. S’il s’entrouvrait, on apercevait l’impassible rumination de l’animal et alors : de plus belle. Quand tout de même la rigolade a commencé de baisser d’intensité, Theunisse a trouvé le moyen de la relancer. Il a pris une soucoupe, y a posé un zloty et il a fait la quête, allons messieurs, tous à confesse. On est repartis à hoqueter, au désert nos péchés ! On a levé nos verres en direction de la chamelle, cul sec à la santé de madame le curé ! Même Wagtmans, bigot Dieu sait. Chacun y est allé de sa piécette, et debout. L’enfant a voulu protester quand Theunisse lui a pris la craie et renversé la soucoupe dans la paume, il avait dit vingt zlotys monsieur, vingt zlotys par monsieur. Mais le vieux chamelier a émis un son rauque, très court, plein d’un mépris qui pouvait aussi bien s’adresser à l’enfant qu’à nous, à sa mendigote insistance qu’à l’abus cynique que nous faisions de notre nombre et de notre statut, et l’enfant s’est écarté du tableau. « À la bonne heure ! » a dit Theunisse.

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Devant nous la place de Memtouk était annulée à la fois et multipliée par la nuit sans étoiles ni lune qu’on aurait dit, d’un flux chaud et continu, sourdre du sol. L’un après l’autre nous nous sommes approchés du tableau et nous avons écrit, sans trop discerner les mots que nous tracions. Nos voix riaient toujours, mais nos mains s’appliquaient. Quelque chose s’est mis à crisser, une cigale avons-nous cru avant de comprendre que c’était le vieillard, et l’enfant bientôt a produit de ces stridulations, prière sans doute, destinée à stimuler la confidence, à dresser le lit du pardon. Theunisse a été le dernier à écrire. Il a essayé de fourrer ce qu’il restait de craie dans la gueule de la chamelle, nous avons ri encore un peu puis d’un seul coup le charme du soir s’est défait. Nous avons fini la bouteille sans rien dire, avec chacun l’envie d’être à des milliers de kilomètres et des dizaines de jours de Memtouk. C’est seulement en quittant la terrasse du Splendid que nous nous sommes aperçus que le chamelier, son jeune compagnon et leur bête n’étaient plus là. Nous n’en avons reparlé ni le lendemain, ni jamais. Et j’ignore si Theunisse, Rooks, Wagtmans, Voorting, Sommerlinck ou Knetteman y ont repensé. Il est vrai qu’à trois jours de là notre légion reçut un ordre de route qui devait nous entraîner pour des mois loin du désert

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où, cahotant à dos de chamelle, j’imaginais les mots que nous avions écrits frémir et s’effilocher sous le chergui, le sirocco, le khamsin.

En septembre, un autre ordre nous ramena dans les provinces septentrionales. Vers la fin du mois nous avons installé nos quartiers à Talimine, non loin de Memtouk. Le bourg était moins important, sa place plus modeste. Un cèdre inattendu y apaisait la lumière. Bien entendu, Voorting, pour qui toute éminence est un défi, a entrepris de grimper dessus. À peine avait-il encerclé le tronc que deux types de la Territoriale ont surgi, sifflets, matraques. Le cèdre était tabou, les mânes du village y logeaient paraît-il, et notre administration marquait son respect pour la croyance indigène en ne laissant personne les déranger. Seuls conviés à profaner, pour un très court instant, cet arbre : les rebelles que nos magistrats condamnaient à la pendaison. C’est ainsi que nous avons eu des nouvelles du chamelier et de son jeune compagnon. Récemment, nous racontèrent les types de la Territoriale, le cèdre avait hébergé l’agonie d’un vieillard et d’un gamin qui sillon-

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naient le pays et les places avec une chamelle bâtée d’un tableau noir sur lequel courait, de plusieurs écritures, un texte que l’enfant traduisait aux populations en prétendant que c’était l’aveu, rédigé par six légionnaires de l’armée d’occupation, des meurtres, viols et autres pillages auxquels soi-disant ils se seraient livrés, notamment à Memtouk… On ne s’était aperçu du manège des deux nomades que quand ils avaient eu derrière eux plus d’une trentaine d’hommes. Et savions-nous le plus fort ? Le texte sur le tableau était parsemé de signatures qui s’étaient, après enquête, avérées assez bien imitées et six légionnaires aux noms correspondants avaient effectivement été en poste dans la région à l’époque dite ! Theunisse, d’une voix de fausset, a demandé si l’on avait aussi pendu la chamelle. Les types de la Territoriale ont compris que Talimine comptait un joyeux drille de plus.

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Pour le sac Rytkonen, le centurion avait désigné Ari, Keke, Paavo et moi. Keke n’avait jamais été de ce genre de corvée, mais nous autres, trop de fois. C’est lui, décidai-je, qui ferait le chef et parlerait. Nous attendrions dans la charrette avec le sac et nos game-boys. Nous arrivâmes dans une campagne humide où des fermes basses paissaient sans grâce, posées de loin en loin sous la morosité des collines. Paysage de maraîchages, d’étangs. Paavo paria, au retour, d’épingler un canard ou deux. Nous entrâmes dans des cours aux chiens hirsutes et vindicatifs. La boue menaçait vite d’avaler jusqu’aux moyeux nos roues. Keke remontait ses chausses, disparaissait entre les bâtiments, harcelé d’abois. Quand il revenait, crotté, ce n’était jamais ça, mais plus loin, à main gauche, ou il fallait faire demi-tour, à la fourche nous nous étions trompés. Personne ne prenait la peine de venir jusqu’à la charrette voir le sac, quand on en a vu un, on les a tous vus. La nuit descendait tendre ses draps entre les bouleaux, Paavo pouvait dire adieu à ses canards. Les reliefs et les

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contours commençaient à se dissoudre. Seul point positif : le froid qui nous transperçait la cape, le derme, les os, au moins empêcherait dans le sac toute la glace de fondre. Par hasard nous fûmes rendus. Ari avait sauté de la charrette pour un besoin, s’était enfoncé dans un fourré, appela. En contrebas, il désigna une fumée, une cheminée, nous n’avions pas encore essayé cette ferme-là.

Keke alla, Keke revint. La femme Rytkonen n’attendait pas de sac avant demain, ne voulait pas du nôtre. Elle lui avait montré le télégramme, livraison samedi. Tout de suite, Paavo sur ses grands chevaux. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ! Depuis quand les destinataires pouvaient-ils se permettre de refuser les colis ! Ari l’approuvait, entendait d’ici le centurion si nous ramenions le sac. Qu’est-ce que je fais ? dit Keke. Tu lui empruntes le télégramme pour vérification et tu le déchires en confetti, proposa Ari. On lui fourre le sac sur son perron, et ciao, cracha Paavo. Tu lui dis d’accord, le sac c’est pour demain, mais ce qu’il y a dedans c’est pour tout de suite, siffla Ari.

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Ils poursuivirent leur concours, Keke plissait les yeux, ouvrait la bouche, mais les autres allaient trop vite, pas moyen d’en placer une. Moi je réfléchissais, à la fin des fins c’est toujours vers moi qu’on se tournait pour escamoter les problèmes. Au camp, devait sonner l’heure du rata, nous étions bons pour la sauter. Il fallait négocier avec la femme Rytkonen, contre le sac, une soupe. J’ai traversé la cour vers le rectangle de lumière. La boue habituelle, pas d’abois. Deux chiens étaient à l’intérieur, mendiaient, monumentaux, entre les enfants attablés. Par la fenêtre, j’ai compté onze enfants, de l’adolescent au nourrisson. Feu Rytkonen ne ratait pas souvent son coup. Sa veuve : une tour, comme si chaque accouchement l’avait allongée, élargie. Quand elle se déplaçait, du feu à la table puis autour de la table, on aurait cru qu’elle entraînait avec elle le plafond et les murs. J’ai frappé au carreau. Les molosses se sont souvenus de leur emploi. La femme Rytkonen me tendit comme à Keke son télégramme. « Légionnaire Jarno Markus Lasse Rytkonen, mort au combat, bataille d’Upsala, troisième heure, le 12 courant. Rapatriement du corps ce samedi 26. Prière assurer réception. Martiales condoléances. » Elle avait, dit-elle, fait prévenir l’Officialité, ainsi que le Club des lanceurs de javelot et le Cercle des

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numismates, Jarno avait été membre des deux. Ils enverraient des délégations, des étendards, des médailles, des discours. Demain, samedi 26. Jusque-là, elle n’avait que faire du sac. Sa voix métallique, râpeuse, vous étrillait le crâne. Elle avait des yeux sombres, enfoncés, sans regard. Elle était plus grande que moi d’un gros pouce. Elle attendait, ses larges mains rouges croisées sur les épaules, que j’aie lu et relu le document. Les enfants ne bougeaient plus, ni les molosses. Je cherchai une phrase qui ne les jette pas sur moi, tous autant qu’ils étaient. Il devait y avoir une erreur, dis-je. Ou le jour, vendredi, qu’on nous avait dit, à mes camarades et à moi, n’était pas le bon. Ou le sac. Ma phrase flotta, on aurait cru qu’elle passait entre eux et que l’un après l’autre, la femme, les enfants, les molosses, la flairaient. — Ou peut-être Papa n’est pas mort, dit un garçonnet. Cette phrase-là courut comme une mèche, je la vis rallumer un visage après l’autre. La mère restait raide, ignifugée. — Montrez-le nous, ce sac, dit-elle enfin.

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Ils vinrent tous, gosses et molosses. Trois lampes-tempête dansaient autour de moi, la crainte m’a traversé que les copains prennent peur et tirent dans le tas, Paavo le premier, en manque de gibier. Les gosses, les molosses voulurent tous grimper sur la charrette en même temps, leur chahut a fait se dresser le sac tel un revenant et, d’un coup, il a glissé vers la boue… On ferait peut-être mieux, commença Keke… La femme Rytkonen ne l’écouta pas, ni moi. Elle écarta tout le monde, s’agenouilla, empoigna la fermeture Éclair. Les lampes-tempête s’agglutinaient derrière son crâne de boulder. Aux gémissements des chiens, Ari, Keke, Paavo et moi, nous avons compris que sur notre ordre de mission le centurion s’était trompé de jour, mais pas d’adresse. Quand ils se relevèrent, nous vîmes que la femme Rytkonen avait refermé le sac. Elle resta un moment haute, pyramidale, sans mot ni expression. J’ai fait les gros yeux aux autres, qu’ils la bouclent. À mon avis, elle était en train de changer d’avis. Immobile, mais enceinte d’un cyclone d’élans furieusement divergents. Nier le réel/L’accroître. Nous chasser/Nous garder. Télégramme ou pas, maintenant qu’elle avait vérifié le contenu, elle choisirait d’accepter le sac. À dix contre un.

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— Faites votre travail, finit-elle par dire, et d’un geste elle rameuta sa marmaille et ses chiens. Leur masse noire s’éloigna vers les bâtiments, nimbée de trois tremblotantes lueurs. Notre travail ? Traduction ? demanda Ari. Le sac à nos pieds, dans la boue, avait l’air dans son élément. Tordu, luisant, poisseux, une limace. La nuit aurait suffi, et un peu de pluie, pour que la gadoue l’engloutisse. Paavo, Ari, Keke, moi pareil, on aurait bien foutu le camp. Ces Rytkonen ne nous disaient rien qui vaille, mâles et femelles, animaux comme humains, mort ou vivants. Mais je me secouai, au turf les gars. Il n’y avait rien à traduire. Dans la bouche de la veuve comme dans le Manuel de procédure funéraire en vigueur dans l’armée, notre travail consistait à livrer aux familles, la moindre des choses, des sacs impeccables. À quoi nettoyer celui-là ? Nous dûmes allumer des torches, et Paavo trouva le puits. Nous avions des cordes dans la charrette. Tu crois, vraiment… s’inquiétait Keke. Il avait tort. Question de nœuds, Ari était champion : deux frangins dans la Marine. Le sac cogna un peu en descendant, un peu en remontant. On le renvoya un coup, en serrant mieux. Et encore un coup, pour plus de sûreté. Quand on l’eut remonté pour la troisième fois, on le fit tourner doucement sur lui-même, comme une

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mariée. On l’inspecta sous toutes les coutures et, en chœur, on le déclara bon pour le service. Le moral revenait. Finir la besogne, une soupe là-dessus, une botte de paille et le sommeil des bienheureux.

Récemment, notre fournisseur avait eu l’idée de poignées, trois de chaque côté, et ça facilitait le travail, même quand nous n’étions que quatre pour livrer un sac, et même à deux ça l’aurait rendu possible. J’insistai pour que nous déposions nos bottes à l’entrée de la maison, je ne voulais plus d’une seule faute de goût. La famille nous attendait, en rangs d’oignons dans la cuisine. Même le nourrisson, ils portaient tous, conformément au rituel de deuil local, deux larges cercles orangés de maquillage qui leur mangeaient les joues, le front, et se joignaient entre les sourcils. Ils avaient débarrassé la table et suspendu au-dessus d’elle, à une poutre, les lampes-tempête. La femme Rytkonen nous a fait signe d’y poser le sac. En largeur ça allait, en longueur il dépassait un peu. La fermeture Éclair était bien au milieu, telle une rivière dorée traversant une plaine argentée, immaculée. Maintenant on distinguait nettement, dans la région du cœur, les deux lignes horizon-

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tales de pointillés – autre récente innovation de notre fournisseur, pour guider les poseurs de médailles. Les gosses, à un signal que je n’ai pas décelé, ont entonné une plainte, deux notes à plus d’une octave d’écart, ils avaient l’air de pouvoir tenir comme ça des heures, bientôt les molosses se sont mis dans le ton. À un nouveau signal que je n’ai pas davantage décelé, tout s’est arrêté net. La femme Rytkonen a donné des ordres dans un dialecte que je n’avais jamais entendu. J’ai regardé les autres, ils étaient comme moi, n’y entravaient que dalle. Ne sont restés qu’un gars et une fille avec leur mère. Et les chiens, un de chaque côté de la table et du sac. La femme Rytkonen remit des bûches, le feu grondait. Les chambres devaient être loin à l’étage, car il ne venait aucun bruit du reste de la maison. Nous comprîmes qu’on nous préparait à manger, le fils tranchait du lard, la fille tournait une spatule dans un chaudron, la mère saupoudrait d’herbes. Keke alla chercher nos gamelles et nos gourdes. Nous eûmes droit à du rab, et ça n’était pas de refus, une soupe épaisse et relevée, du genre qu’on nous servait sur l’autre rive de l’océan, pendant la campagne du Naggar.

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Du ton le plus indifférent, la femme Rytkonen a demandé si nous voulions rester pour la nuit. Nous n’avons pas eu besoin de nous consulter, ça non plus n’était pas de refus. Elle avait dû prévoir notre réponse, dans une pièce attenante quatre nattes nous attendaient. Nous sommes allés prendre nos bardas dans la charrette. Ari aurait voulu faire un peu de musique, comme tous les soirs, sortit son ocarina, mais ras le bol et plein les chausses, salut la compagnie, extinction des feux. De ma natte, par une porte mal fermée j’apercevais le flamboiement dans la cheminée. Entre lui et moi, les silhouettes plus ou moins confondues des chiens étendus, deux des pieds de la table de cuisine et un espace où très vite je me suis dilué.

Selon les religions d’Ari et de Keke, tout homme – spécialement tout soldat – disposait dans les sphères éthérées d’un ange gardien. Selon celle de Paavo, pas moins d’un trio de séraphins veillait sur vous et se répartissait les tâches, amour, fortune, santé. Selon la mienne, on était nu comme un ver dans la main de Dieu. C’est pourtant moi qui survécus à la ferme Rytkonen. Je rêvai que des mots me grignotaient la calotte crânienne. Puis je les entendis : toujours ce dialecte

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inconnu. Puis je les discernai et les mots m’apparurent déguisés en enfants aux larges fards orangés autour des yeux. Ils ne s’affairaient pas sur moi, mais à côté. Tant il est vrai que les rêves trompent, déforment, déplacent – ou anticipent. Puis je me rappelai. Le sac. La femme, le repas offert. Paavo, Ari, Keke, pauvres de nous ! Nous l’avions engouffrée sa soupe, et le rab. Quoi d’autre aurait pesé si lourd dans mon sang et mes muscles ? Paavo, Ari, Keke, bougres de cons ! L’avions-nous contemplée, la cuisinière saupoudrant d’herbes, et encore et encore, la mixture au chaudron ! J’évitai de remuer – mais peut-être en étais-je incapable. Un nouvel éclairage baignait la cuisine. La cheminée n’était plus qu’un fond sombre. Sur la table, le sac que nous avions livré étincelait. Sous elle, perpendiculairement… Avant de voir, je sus. Deux autres sacs, ternes ceux-là, de jute. Ou plus exactement, deux assemblages de sacs à patates, qui, désinvoltes, laissaient à découvert deux ventres, des débuts de torse, des hauts de cuisse. Ari et Keke. Ou Paavo et Ari. Ou Keke et Paavo. Je ne me rappelais plus la position de nos nattes quand le sommeil nous avait estourbis. Et ce grouillement près de moi : les enfants en train de faire son affaire au troisième. La mienne suivrait.

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Ils n’égorgeaient pas, étranglaient, toutes leurs petites mains pressant, enchevêtrées, le cou de mon camarade. Ensuite, des griffes et des dents, déchiraient la tunique, le kilt, les chausses. Ensuite, depuis le chef, depuis les pieds, ahanaient pour ensacher l’inerte énormité soldatesque. Après quoi, soufflèrent, cul par terre, dos au mur, bras ballants de poupées. Expirant presque, eux aussi. Je les comptai entre mes cils. N’étaient que six. Manquaient les aînés et les derniers nés. Où étaient-ils ? À quels offices ? Ceux-ci se relevaient, s’y remettaient. Tirant, poussant leur troisième proie. Les chiens allaient et venaient alentour, geignant avec impatience, à quand la curée ? Comment échapper à la suite ? J’appelai mes bras, mes reins, mes jambes. Abonnés absents. Je commandai à mes yeux un mouvement panoramique, ils le consentirent. Pour me confirmer que la pièce n’avait d’autre issue que, devant moi, la porte donnant sur la cuisine. Je m’endormis, seule évasion possible. Quand je repris conscience, la marmaille me pullulait dessus.

L’ouïe est-elle le dernier des sens à mourir ? Je n’y voyais plus, mes doigts ne distinguaient plus entre les

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chairs et les tissus de mes assaillants, et même la véhémente odeur des molosses ne parvenait plus à m’émouvoir les narines ; à peine si je respirais encore. Mais j’entendis, quoique voilés et bouchées, les tambours et les trompettes approcher, roulant et fêlant un requiem. Et aussitôt la voix de la femme Rytkonen lançant des instructions. Sur moi, je suppose qu’à presser le mouvement les gosses ne mesurèrent pas qu’ils m’arrachaient seulement l’antépénultième et le pénultième souffles, pas le dernier. Vite ils me dévêtirent, m’ensachèrent, me traînèrent, m’alignèrent, devinai-je, contre les sacs où gisaient Ari, Paavo et Keke. Presque aussitôt le requiem emplit la cuisine. C’en était un que je connaissais par cœur, le règlement l’assignait aux enterrements de deuxièmes classes. Pour les ultimes mesures les trompettes puis les tambours se taisaient, livrant libre chant à l’hésitant gazouillis d’un pipeau. Allusion du compositeur aux résurrections promises à leurs croyants par les religions d’Ari, Paavo et Keke. La mienne m’incitait à y reconnaître plutôt le premier oiseau qui, après la bataille, s’aventure parmi les cadavres, les ruines et qui, prudemment, commence à donner du bec. Clos le requiem, l’Officialité, dans ses trois langues – militaire, civile et liturgique – remplit du nom du

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mort les cases prêtes de ses discours. Je me traduisais les silences. Celui-ci s’écarte, replie ses feuillets, cet autre s’avance, déplie les siens ; un servant balance un encensoir ; un gradé se penche, accroche les décorations selon le pointillé ; accolades à la veuve, aux orphelins. Un silence fut d’une autre nature, partit d’une sorte de hoquet, dura comme une chute à travers un gouffre. La phrase qui le rompit émana de la femme Rytkonen : — Mon mari valait quatre hommes, dit-elle. On avait dû enfin nous remarquer, quatre sacs de jute baillant indécents sous la table et juste sous l’autre, cérémoniel, argenté à fermeture dorée et vermeilles médailles. Et à l’aplomb des gueules attentives, entre les pattes vigilantes des molosses des lambeaux de nos uniformes. — Mon mari valait quatre hommes, répéta la femme. — Au bas mot, ajouta-t-elle, et j’aurais voulu crier qu’on entendît sa menace. On l’entendit sans moi. L’Officialité, pour une fois, ne disputa pas à qui la primauté en elle des prêtres, des soldats ou des édiles. Tous ensemble tirèrent la même immédiate conclusion. Je compris qu’on posait tambours, trompettes, étendards, ostensoirs ou flûtiaux, et chacun sabre au clair, on passa la famille par le fil. Sans en omettre un seul ! – les adjurais-je muettement.

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L’incident ne devait pas s’ébruiter, ou l’on risquait une mode, une épidémie de pulsions meurtrières chez les veuves et les orphelins, subséquemment la désertion systématique de ceux qu’on désignerait pour rapporter aux familles leurs sacs. Là-dessus, l’Officialité tomba aisément d’accord avec elle-même. Foutre le feu, se confier l’enquête, conclure à l’accident domestique, tragique mais compréhensible coïncidence, on vous ramène sans vie, défiguré, l’époux, le père, l’émotion vous étreint, pendant ce temps-là déborde le lait et fuit le gaz… Une voix suggéra, plus crédible, le suicide collectif. Proposition repoussée, car elle contenait elle aussi un danger d’épidémie. Que des familles entières s’immolent sur la dépouille d’un soldat qui leur était cher, voilà qui n’aurait pas manqué d’alimenter pacifisme et féminisme, ces deux mamelles de la subversion. Sans compter le calamiteux gâchis que cela constituerait en termes de recrutement, si l’on voulait bien considérer que de tout orphelin pouvait germer un enfant de troupe. Un instant notre sort fit débat, Ari, Paavo, Keke, depuis les cieux où avaient promis de vous hisser vos religions l’avez-vous perçu aussi distinctement que moi de sous la table ? Certes la morale comme la loi étaient sans ambiguïté, à tout soldat mort au combat la nation

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devait un sac et le rapatriement. Mais il fallait convenir que dans notre cas l’hésitation était permise : pouvait-on appeler combat les circonstances au cours desquelles nous avions, censément tous les quatre, perdu la vie ? Pas trace de lutte. Et comment qualifier d’ennemis la veuve, les orphelins et les chiens du légionnaire Rytkonen, lui bel et bien mort au combat ? Bref, on nous laissa où nous gisions, dans cette pièce qui commençait à empester conformément aux principes de la chimie organique. J’entendis la maison se vider, puis, à l’extérieur, de vives allées et venues. On avait trouvé dans la grange le bois nécessaire et on le disposait aux endroits propices. Puis tout se tut, jusqu’à ce que, comme on dit, l’incendie se déclare. Avec le feu tout me revint, la vue, le mouvement, la voix. J’échappai à mon sac, à l’entrelacs des corps, à la dégringolade des plafonds, et nu tel le ver dans la main de Dieu, à travers les sillons crêtés de neige et les prairies crissant de givre, je vous appelai à tue-tête Ari ! Paavo ! Keke !, où que fussent vos paradis, pour que couriez avec moi rejoindre nos rangs.

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Survolant à l’aube la savane, le président-maréchal Borodomdom laissa libre cours à son émotion : tout n’était décidément, à perte de vue, que massacres et dévoration. De l’herbe par les antilopes, des antilopes par les fauves, des fauves par les chasseurs. Il faudrait – s’échauffait-il entre pilote et co-pilote – en finir avec cette loi de la jungle, déplorable exemple, trop commode alibi. L’équipage opinait, nul d’entre nous n’ignorait que le président-maréchal, pour pétri qu’il fût de contradictions, ne s’empêtrait pas de contradicteurs. Et le maréchal, à grosses gouttes, déplorait. La sueur creusait les ravines de sa face qui, depuis qu’il avait accédé au bazooka au pouvoir, semblait s’élargir aux proportions de son compte suisse numéroté. À la jumelle il suivait hannetons, zèbres, guépards et safaris, la chaîne des meurtres. « Finissons-en ! Aujourd’hui même ! » s’ébroua-t-il et il pianota sur les boutons selon le mode d’emploi fourni par le marchand à l’intercontinental salon d’aéronautique. Et derrière nous, dans l’abominable paysage, s’épanouirent les bulbes voluptueux, hyperboliques des champignons que nous nous découvrîmes semer.

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Le président-maréchal, Dieu soit loué, se souvint à temps du bouton délivrant à chacun les masques à oxygène dernier cri. « Un peu plus… » éclata-t-il de rire. Une bonne humeur de type postprandial l’inonda et il nous gratifia d’une sentence impromptue : pour tester le nouveau matériel rien ne valait l’expérimentation in situ, in vivo, grandeur nature.

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Nous faisions notre ronde dans Falkestadt dévastée quand d’un débris calciné je fis je ne sais pourquoi une moustache à la poupée proprette et rebondie qui trônait intacte sur les décombres d’une villa, et je n’entendis pas tout de suite ce que Graziani me disait de son projet de bâtir sur la Costa Esmeralda, et lui aussi, tiens, mettrait au deuxième étage les chambres des enfants, qu’ils aient de l’horizon.

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Au début de l’automne, j’ai été affecté à la Clôture. Je n’ai pas considéré cela comme une promotion ; pas comme une sanction non plus. J’avais déjà effectué une période à la Clôture, pendant sa construction. À l’époque, on aurait pu parler de conditions de vie spartiates. Pas de waters, pas même de fosse d’aisances, une tinette – pour ne prendre qu’un exemple. J’ai donc été très agréablement surpris par le confort auquel aujourd’hui, sentinelles, nous avons droit dans les miradors. Aux niveaux inférieurs, les bureaux, les chambres, la cuisine, le réfectoire, les salles d’eau, de télévision, de sport et de prière, les toilettes, tout est spacieux, bien équipé. J’apprécie particulièrement, en haut, la salle de garde, vaste, conçue avec subtilité pour épargner aux guetteurs à la fois l’excès de tension et le risque de relâchement. Ce risque ne saurait être sous-estimé. Il a crû avec la Clôture. « Plus nous nous sentons à l’abri, plus nous nous mettons en danger, et plus nous devons nous protéger », nous rappellent périodiquement nos successifs commandants en chef. De fait, la Clôture est désormais constituée de trois enceintes, la première de barbelés, la deuxième de verre, la troisième de béton, espacées les

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unes des autres par de larges fossés et chacune plus haute que la précédente. Une quatrième est à l’étude, top secret. Cela, de leur côté. Du nôtre, un terre-plein et un simple grillage continuent d’être suffisants pour endiguer la violence des slogans pacifistes. Nous sommes vingt-quatre sentinelles par poste, douze hommes et douze femmes, sous les ordres d’une capitaine et d’un lieutenant. Chacun doit assumer six heures de garde, en deux tranches séparées de dix heures, le reste du temps étant consacré au repos (sept heures) et aux tâches (cuisine, ménage, lessive), devoirs (entraînement, prière) et loisirs (arts martiaux, DVD, karaoké). Mes heures préférées sont les heures de garde, si fastidieuses les imagine-t-on, et je pense n’être pas le seul dans le cas. Quand c’est mon tour, je monte avec entrain au sommet du mirador vers les trois cent soixante degrés de l’horizon et, chaque fois, j’éprouve un plaisir égal à constater la netteté avec lesquels la Clôture les partage entre leur côté et le nôtre. Les heures de garde s’effectuent à six. Cinq qui surveillent leur côté, un qui contrôle le nôtre. Nous disposons les uns de fusils, les autres de bazookas, tous de lunettes à infrarouges et de sièges ergonomiques adaptés aux diverses postures de tir. Une dizaine d’écrans extraplats nous renseignent sur ce qui n’est pas dans notre

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champ de vision, déjà considérable. J’aime chacun de ces objets, leur poids, leur forme, la solidarité qui les relie. Le fusil sans la lunette serait infirme, la lunette sans le fusil impuissante, et les sièges – si judicieusement pensés pour l’usage que nous en faisons ici, avec leurs appuis pour les avant-bras, les genoux, le cou, les reins selon que notre armement réclame que nous soyons assis ou couchés pour le servir – perdraient dans un salon toute pertinence. Dans cette interdépendance des choses, je vois à la fois le reflet de notre unité et son modèle. Pendant les heures de garde, nous n’avons pas le droit de nous dire quoi que ce soit qui ne concerne pas la garde. Les mots qu’il nous arrive d’échanger ont trait à ce que nous apercevons de douteux ou carrément d’anormal, aux réactions qu’il conviendrait d’avoir. Mais la plupart du temps, rien d’anormal ne se produit, il n’y a même pas lieu d’en douter. Apparemment, de leur côté on sait ce qu’il en coûte d’approcher de la Clôture, sans parler d’essayer de la franchir.

J’ai maintenant occupé les six postes possibles pendant la garde. Les cinq d’où nous surveillons leur côté. Et celui d’où se contrôle le nôtre. Je n’ai pas de préférence entre eux, comme je n’en ai pas entre les gardes

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nocturnes et les diurnes. Tout a son charme, comporte ses enseignements. Par exemple, la nuit, des deux côtés j’aime le spectacle du ciel, et il est vrai qu’à vingt mètres du sol comme nous sommes, sans pouvoir comparer mes sensations à celles d’un cosmonaute, j’ai l’impression d’une familiarité avec la voûte céleste. Certaines étoiles, je les tutoie. Comme j’ai toujours échoué à retenir les dénominations des astronomes, je leur donne des noms… de stars, cela s’impose. Ici, plaisanter pour soimême n’est pas seulement autorisé, mais recommandé. « Soyez autonome, sachez vous motiver, vous surveiller, vous engueuler, vous corriger et vous distraire vousmême ! » prescrit le manuel. De jour, si j’ai notre côté en vue, je vois la fertilité de la terre, la modernité des installations et des engins, la propreté des maisons et des rues, l’opulence des vitrines. La fierté m’emplit. Si j’ai leur côté en vue, de quelque angle que ce soit je vois la maigreur des plantations, la rusticité des instruments et des outils, la vétusté des baraques, le délabrement des artères, la crasse des étals. La fierté m’emplit encore, comparativement. Et la colère à la fois : comment peuvent-ils protester contre notre domination ! « Chaque chose appartient à qui la rend meilleure ! » disent tous les livres et tous les prophètes, les leurs comme les nôtres.

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Les positions centrales du tour de garde permettent d’apercevoir, de leur côté, si la luminosité est favorable, l’océan qui frange le territoire et nous a dispensé d’avoir à bâtir, au sud aussi, des miradors. Depuis les positions latérales, je joue souvent à suivre de mes jumelles jusqu’à l’horizon le serpent de la Clôture tel qu’il se déploie désormais entre leur côté et le nôtre, à la fois souple et inflexible. Je ne me souviens pas d’un soir plus calme que celuici. J’espère que l’avenir s’y préfigure. Notre côté s’assoupit peu à peu dans le murmure bleuté de ses téléviseurs. Et le leur semble dissous dans les ténèbres. Ont-ils renoncé à réclamer leurs droits, leurs terres, et choisi d’émigrer secrètement sitôt la nuit tombée ? Ou se sontils, muettement, au crépuscule, entre-tués à force d’exiguïté, de dénuement, de trafics et de dissensions ? Je rêve à ces deux hypothèses, puis à l’interrègne des cafards et des lézards jusqu’à ce que, les équipes de déminage l’ayant nettoyé mètre carré par mètre carré, nous n’intégrions leur côté dans le nôtre. Je rêve à la Clôture déserte où je monte la dernière garde avant que nous ne la fassions, inutile, imploser. Je rêve, la capitaine me secoue. C’est une femme au physique déconcertant, un buste d’elfe sur des hanches de Percheronne. J’aimerais pouvoir l’appeler Deborah.

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Je décline son offre d’être relevé. Je ferai mon devoir et mon tour. Peut-être ai-je trop bu avant de monter au poste ? Ou peut-être insuffisamment, je ne méconnais pas les périls de la sobriété. J’ai rêvé, je ne rêve plus. Ils sont toujours là, de leur côté, opaques et comploteurs. Pour ce soir leurs groupes électrogènes ont défailli, leurs effarants bricolages. Mais ils n’ont renoncé, ne renonceront à rien, projettent toujours d’envahir leurs envahisseurs. La ruse est leur unique recours. Et je suis prêt à l’invraisemblable. Par exemple qu’une nuit, parmi mes cinq compagnons de garde, l’un soit un infiltré, venu depuis leur côté sous notre uniforme se faire exploser parmi nous. Je l’abattrai, au moindre soupçon, et même les quatre autres si j’ai encore un doute.

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DU MÊME AUTEUR

FICTIONS Maud et Matilda, Fayard, 2008 Un alibi de rêve, Cadex, 2007 Jourdain, Fayard, 2006 Le Cœur trouble, Fayard, 2005 Rouge gorge rue du Faubourg du Temple, Autrement, 2005 Casa, Stock, 2003 (et Le Livre de poche) Parti, Stock, 2000 (et Le Livre de poche) Grand Prix du roman de la Société des Gens de Lettres La Boîte, Fayard, 1998 (et Le Livre de poche) La Marée du siècle, Fayard, 1997 La Nuda, Julliard, 1994 (et Pocket) Une vie de rechange, François Bourin, 1991 (et Folio) De purs désastres, Balland, 1990 (et Folio) Misayre ! Misayre !, Balland, 1988 (et Folio) Prix du Livre Inter Rapport à la Générale, Balland, 1980 Pays conquis, Robert Laffont, 1977 Mon poing sur la gueule, Balland, 1974


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CHRONIQUES La Phrase, Mille & Une nuits, 2006 Raoul, Stock, 2004 Vendredi treizième chambre, Fayard, 1996, Stock, 1999 Un romancier au Palais, Messidor, 1992 Le Tour du Tour par 36 détours, Messidor, 1990 Fontenay-sous-Bois, histoire(s), Messidor, 1988

THÉÂTRE El Gran Claus i el Petit Claus (traduction de J. Melendres), Salvador Serres, 1976

EN COLLABORATION La Politique, La Découverte, 2003 Acteurs du siècle, Le Cercle d'art, 2000 Six personnages en quête d'images, Hachette jeunesse, 1995 La Provocation, Éditions Sociales, 1979


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De purs désastres, édition aggravée de François Salvaing a été achevé d’imprimer en mars deux mille dix sur les presses de l’imprimerie In-Octo à Brignac.


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FRANÇOIS SALVAING De purs désastres, édition aggravée Illustration de Boll Voici des soldats. Hétéroclites, innombrables. Armés de frondes, de fusées. Conquérant, traversant des continents, des siècles, s’enlisant inlassablement. Se raccrochant à fantasmes et femmes. Dont, récurrente, à peinte rejointe que perdue, Deborah. On croit reconnaître l’époque, la bataille, le général… Et puis, d’une touche, le paysage qui paraissait familier (hiérarchies, casernes, bivouacs, bordels) se décale et ouvre sur de féroces vertiges ou sur des folies douces. En quelques lignes ou en quelques pages, soixante-quatre histoires qui peuvent aussi se lire comme une seule. Fantaisies, fantasias au grand galop d’une écriture à la fois limpide et énigmatique, assassine et joyeuse. François Salvaing, né en 1943 à Casablanca, Maroc, vit aujourd’hui à Paris. Homme de théâtre puis journaliste, il s’est fait connaître du grand public avec Misayre ! Misayre ! (Prix du Livre Inter, 1988) et Parti (finaliste pour le Goncourt, 2000). Romancier à l’écoute du monde (Une vie de rechange, 1991, La Boîte, 1998, Casa, 2003), chroniqueur (Vendredi treizième chambre, 1996, La Phrase, 2006, et dans les colonnes du Matricule des anges), il livre avec De purs désastres, édition aggravée le fruit d’un travail romanesque mené sur plusieurs années.

18 € 9 782913 388727

ISBN 978-2-913388-72-7

FRANÇOIS SALVAING

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F R A N Ç O I S S A LVA I N G De purs désastres, édition aggravée

De purs désastres, édition aggravée

17/03/10

Cadex Éditions

Projet2

Roman(s)

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