Ardennes & Alpes n°176

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attend impassible. Tournée vers l’Aiguille d’Argentière, elle semble vouloir démarrer. En tendant l’oreille, je crois entendre ronronner son moteur. Mais elle reste inerte, figée dans le temps. En m’approchant, je découvre un engin étonnant. Dans un état de délabrement avancé. Oxydé, désarticulé. Est-ce encore une moto ? On la surnomme le « tracassin »1. Minérale, elle est devenue fossile. Solide, elle s’est endurcie. Elle résiste au rude climat de l’altitude, mais se dégrade. Son allure est déroutante. Ancienne moto des années 50, elle a été transformée. Deux rouleaux de bois remplacent sa roue arrière2. Impressionné, je m’incline. Je prends des photos. Je développerai mes recherches par la suite. Mon objectif, en découvrir davantage. Ce qui ne s’est pas révélé évident. Pas net sur le web, résultats négatifs. Rien n’est fixé en termes de publication sur cet engin. Le vieil article « Hibernatus à roulettes » du Dauphiné a sombré dans la chambre obscure des archives. Musées, compagnies et centres de mémoire de la région n’ont rien à exposer. Ça ne cadrait pas. Il fallait aborder le sujet sous un autre angle, celui du panneau d’infos fixé dans le refuge. A la lumière de noms relevés, j’ai contacté des personnages attachants, au caractère bien trempé. Ils m’ont confié leurs témoignages, révélateurs d’une époque. Tranches de vie marquées par le drame : Daniel Burnier reste présent dans leurs cœurs. Personnalité hors norme, propriétaire de l’engin. Porteur et gardien d’hiver au refuge d’Argentière dans les années 60, il avait plus d’un tour dans son sac. Il transforma sa motocyclette en moto des neiges pour tracter denrées et matériel vers le refuge, dans une barquette à neige. Il a pu l’amener sur le glacier. Perché en haut de la moraine, le bâtiment n’est pas accessible à moto. Elle restait en contrebas, au bord du glacier. De ce poste, Daniel installa un monte-charge vers le refuge. Un câble tendu entre des poteaux de bois (chèvres et bipodes) permettait un treuillage manuel. Cela soulageait des charges les plus lourdes (tonneaux de vin, bombonnes de gaz). Son idée allait plus loin. Des avions Pilatus équipés de skis s’entraînaient sur le glacier d’Argentière. Effectuant parfois des déposes de matériel

Gillet Herstal 500cc culbutée 1953 (doc. Y. Campion)

ou de skieurs. Cette pratique se développait dans les Alpes3. Daniel connaissait l’un des pilotes (M. Angot, son directeur de ski) et pensait assurer le relais sur le glacier avec son engin. Monte-charge et moto ont fonctionné au printemps, durant la saison de ski de rando, de 63

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Ancien refuge d’Argentière construit en 1933

à 69. Mais assez peu, le refuge n’étant gardé que les week-ends. Les avions effectuèrent peu de dépôts, car les skieurs accédaient au glacier par la station des Grands Montets. L’hélicoptère est apparu pour ravitailler le refuge d’Argentière vers 1960. En début de saison d’été pour les portages lourds. Ce fut d’abord un BELL qui peinait à monter sa charge. Ensuite, une Alouette II. Les héliportages se sont intensifiés grâce à la TURBINE qui remplaça les moteurs à pistons4. L’hélico devint performant en altitude et crucial pour les sauvetages. Il supplanta l’avion. Concernant le tracassin, « C’est l’hélico qui a tout foutu en l’air ». La moto servit néanmoins au bonheur des visiteurs. Comme en ski nautique, ils se faisaient tirer sur leurs skis5. Le tracassin a rendu ses derniers services au printemps 69 après l’accident fatal à Daniel Burnier. Piloté par JeanCharles Sage, également porteur et gardien d’hiver au refuge d’Argentière. La moto nécessitait des réparations, mais n’aurait plus été utilisée. L’hiver suivant l’enroba sur les abords du glacier. Plus personne ne vint la déneiger. Les saisons ont amoncelé la neige qui s’est tassée et accumulée. Le blanc linceul a fait son œuvre. Laissée à son triste sort, la moto des neiges sombra dans les glaces de l’oubli. Engloutie par le glacier. Plus de 23 ans s’écoulèrent. Au début des années 90, un réservoir affleurait la surface du glacier. Il fallut au moins deux ans à la moto pour se dégager de l’étreinte des glaces6. Le président du CAF Chamonix s’appelait Jacques Pire. Il était Belge. A son initiative, l’engin fut hélitreuillé sur le toit du refuge. De quelle moto s’agit-il ? Pour certains, c’est une Triumph. Pour d’autres, ce serait la motoneige exposée à Chamonix en 93 (une Terrot de 1920). Ou encore une « René Gillet » française… Le


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