Le Corbusier

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Le Corbusier 1887 — 1965

GALERIE ZLOTOWSKI





Le Corbusier 1887 – 1965 Dessins - Collages - Peintures - Sculptures

GALERIE ZLOTOWSKI 20 rue de Seine 75006 Paris – +33 (0)1 43 26 93 94 – info@galeriezlotowski.fr – www.galeriezlotowski.fr


Ce catalogue a été édité à l’occasion de la XXVè Biennale des Antiquaires de Paris, Grand Palais, du 15 au 22 septembre 2010. Exposition à la galerie du 15 septembre au 30 octobre 2010


Préface La Galerie Zlotowski consacre cet automne sa quatrième exposition monographique à l’œuvre artistique de Le Corbusier. En 2001, la première comprenait quarante-deux pièces. Sans en avoir réellement conscience à l’époque, nous avions découvert là quelques chefs-d’œuvre dont nous ne retrouverons jamais l’équivalent, comme le collage original du Modulor, de 1950 qui, à notre grande fierté entra rapidement dans les collections du Centre Pompidou, Mnam - Cci. L’exposition de 2004 fut organisée à l’occasion de la première participation de la Galerie Zlotowski à la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC), et comprenait cinquante-neuf œuvres, dont le dessin original du projet de 1910 pour les Ateliers d’art de la Chaux-de-Fonds, cent fois publié, mais perdu depuis des décennies. En 2007, l’exposition comportait quatre-vingt-sept œuvres, deux huiles en constituant le point d’orgue : une peinture puriste qui avait été exposée (en prêt) à la Tate Gallery de Londres pendant plus de vingt ans, et le mythique Chute de Barcelone I de 1939. Pour une première participation à la Biennale des Antiquaires, à Paris, cette année, quel artiste pouvait, mieux que Le Corbusier, illustrer fidèlement le travail de la galerie ? Sculptures, tableaux et collages importants seront donc montrés au Grand Palais du 15 au 22 septembre, et l’exposition se poursuivra à la galerie jusqu’à la fin octobre. Les nombreux visiteurs qui, depuis dix ans, nous ont déjà fait le plaisir de venir voir des œuvres de Le Corbusier à la galerie n’y sont jamais restés indifférents. Les conversations qui s’en sont suivies, tant avec les collectionneurs qu’avec les anciens collaborateurs de l’atelier ont toujours été passionnantes. Les collectionneurs, en acquérant des œuvres, nous ont aidés à diffuser la connaissance de ce travail sur les cinq continents, poursuivant par là même, l’effort entrepris par Le Corbusier, pour la plus large diffusion de son œuvre plastique. Des collaborateurs, et des familles d’anciens collaborateurs de Le Corbusier nous aident encore aujourd’hui à parfaire nos connaissances et notre compréhension de son travail. Quand ils nous cèdent leurs collections, ils nous permettent d’offrir au regard du public des œuvres importantes et souvent inédites.

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Nous vous invitons aujourd’hui à venir partager à nouveau avec nous, la poésie de celui qui écrivait sur son œuvre : “ Le matin à la peinture, l’après-midi, à l’autre bout de Paris, architecture et urbanisme. Mesure-t-on à quel point ces jardinage, labourage, sarclage patients et obstinés des formes et des couleurs, des rythmes et des dosages, alimentèrent chaque jour les architectures et les urbanismes qui naissaient 35, rue de Sèvres ? 1 Je pense que si l’on accorde quelque chose à mon œuvre d’architecte, c’est à ce labeur secret qu’il faut en attribuer la vertu profonde. ” 2 Michel Zlotowski

L'atelier dans l'appartement de la rue Jacob. Dessin non daté de Le Corbusier, à la mine de graphite et pastel bleu. FLC 5615

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Adresse de l’Atelier d’architecture de Le Corbusier de 1924 à 1965. L’Architecture d’aujourd’hui, numéro hors-série “ Le Corbusier ”, avril 1948, p. 39.


Charles-Edouard Jeanneret (1887 - 1965), qui choisit de prendre le pseudonyme de Le Corbusier durant les années vingt, fut un immense architecte et urbaniste. Il fut aussi, entre autres, un important peintre et plasticien. Il le fut même avant tout, si l’on en croit cette assertion dont il émaille, sous différentes versions les écrits de sa maturité : “c’est dans la pratique des arts plastiques (phénomène de création pure), que j’ai trouvé la sève intellectuelle de mon urbanisme et de mon architecture.”1 Si ces liens revendiqués, entre son travail de plasticien et son exercice de l’urbanisme et de l’architecture, changent de forme ou de nature selon les époques de sa carrière, et sont parfois difficilement perceptibles, ils sont cependant primordiaux pour la compréhension de son processus créatif. L’observation attentive de la peinture de Le Corbusier est par conséquent indispensable pour mieux appréhender son œuvre construite. Parallèlement à son activité auprès des collaborateurs de son atelier, Le Corbusier a donc consacré de façon presque confidentielle, dès le début des années vingt, plusieurs heures quotidiennement à la peinture, au dessin, et même à l’écriture, dans son appartement de la rue Jacob, puis dans le vaste atelier qu’il aménage dans son appartement de la rue Nungesser et Coli à partir de 1934. Auteur de plus de quatre cents tableaux, il fut aussi un dessinateur prolifique, qui a réalisé des milliers d’œuvres sur papier (dont la plupart est encore aujourd’hui conservée à la Fondation Le Corbusier). Chercheur infatigable, il expérimenta toutes les techniques du dessin, de l’ancestrale pointe d’argent sur papier spécialement apprêté, au stylo-feutre dans les années soixante, en passant par le pastel lavé qu’il affectionna particulièrement. Le « papier collé » tint également une place capitale dans son travail. Il s’y adonna avec méthode et application dès 1935, et fit considérablement évoluer toute son expression picturale, grâce à cette technique - notamment par l’exercice sur les vides et les pleins qu’elle permet (n° 54) - qu’il pratiqua jusqu’à la fin de sa vie. A l’image de l’entrepreneur et coordinateur qu’il est au sein de son atelier d’architecture, et afin de donner plus de visibilité à une œuvre peinte et sculptée qu’il considère capitale et estime trop mal connue, Le Corbusier organise dès après-guerre sa production plastique en s’entourant de collaborateurs artisans qui travaillent sous son strict contrôle. Pierre Baudouin produit ainsi des tapisseries d’après les propres cartons de l’artiste (n° 51), Joseph Savina, des sculptures (n° 31 et 57) en taille

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Citation de Le Corbusier extraite de : Jean Petit, Le Corbusier lui-même, éditions Rousseau, Genève, 1970, p.100.

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directe d’après ses esquisses (n° 56), Mourlot et les frères Crommelynck des estampes (n° 41, 61 et 78) d’après ses collages, voire d’après ses propres matrices gravées. Lorsqu’il veut lui-même mettre la main à la pâte, il n’hésite pas, pour bénéficier de leurs conseils, et de leur équipement, à aller séjourner chez certains de ces collaborateurs tel l’émailleur Jean Martin de Luynes, chez qui il peint personnellement, entre 1952 et 1965 quelques dizaines de plaques « en émau » toutes différentes. Les différentes techniques de l’estampe, réminiscences de l’apprentissage de la ciselure de boîtiers de montres à l’Ecole d’Art de La Chaux-de-Fonds de 1900 à 1904, et qu’il entrevoit comme pouvant devenir un support pédagogique intéressant, ne manquèrent pas de susciter la curiosité de Le Corbusier tout au long de sa vie, mais avec un regain d’activité notoire pendant ses vingt dernières années très prolifiques dans ce domaine. Il crée alors la fameuse lithographie Modulor et le Poème de l’angle droit, son ouvrage lithographique le plus réputé, pour lequel il réalise des esquisses dès 1947, mais qui ne paraît qu’en 1955. Edité par Tériade, et lithographié par Mourlot, le Poème constitue, par sa teneur et sa large diffusion, un effort notoire d’explication de l’âme de l’œuvre du maître (n° 41 et 61). L’intégralité de son œuvre gravé, se monte à plus de trois cents feuilles réparties sur plus de soixante ans.

Itinéraire pictural et plastique de Le Corbusier Charles-Edouard Jeanneret naît à La Chaux-de-Fonds, dans le Jura Suisse le 6 octobre 1887, d’un père émailleur de cadrans de montres, et d’une mère professeur de piano. Pendant sa période de formation à l’Ecole d’Art de cette ville, où on le destine en premier lieu à la gravure pour l’industrie horlogère, Le Corbusier réalise de très nombreux croquis de paysages et de végétaux alpestres au naturel, qu’il convertira dans un premier temps en motifs d’ornementation de boîtiers de montres, puis de ses premiers édifices, dits de « style Sapin » réalisés dans sa ville natale dès 19072. En effet l’arrivée d’un jeune professeur, Charles l’Eplattenier, dont l’influence sera déterminante, transforme soudainement le destin du jeune Jeanneret - qui se voyait devenir peintre - non sans lui causer quelqu’état d’âme : “l’un de mes maîtres m’arracha doucement à un destin médiocre. Il voulut faire de moi un architecte. (...) J’avais 16 ans, j’acceptai le verdict et j’obéis ; je m’engageai dans l’architecture.”3 De deux grands voyages d’étude qu’il effectue en Italie en 1907 (n° 1), puis dans les

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cf. l’ouvrage : Une expérience Art Nouveau – Le Style Sapin à La Chaux-de-Fonds, Ville de la Chaux-de-Fonds et Somogy, Paris, 2006. Ibid., p.170.

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Balkans, la Grèce et la Turquie en 1911, il rapporte, outre un modèle idéal d’habitat communautaire minimal avec la découverte de la Chartreuse d’Ema, et le souvenir perpétuel de l’éblouissement ressenti devant le Parthénon, nombre de croquis de paysages (n° 2) et de détails d’architecture4, qui commencent à constituer un vivier d’images dans lequel il piochera toute sa vie. Alors qu’il débute sa carrière d’architecte et d’enseignant à La Chaux-de-Fonds, de 1912 à 1917, son activité dessinée ne se limite plus à la prise de notes, et il peint également quelques aquarelles à sujet intimiste ou mythologique, d’inspiration fauve ou cubiste, qui illustrent alors de façon très nette sa tentation d’un engagement fort dans le débat pictural de son époque. L’ambiance chaudefonnière lui pèse cependant, et après de nombreuses hésitations (il prétend être parti pour Munich et avoir changé d’avis in extremis sur le quai de la gare), Jeanneret quitte définitivement sa ville natale en 1917 pour s’installer à Paris où il partage son temps entre différentes affaires industrielles. Amédée Ozenfant, rencontré cette année là5 lui enseigne la pratique de la peinture à l’huile et redonne ainsi confiance à l’artiste qui sommeille en Jeanneret. 1918 est l’année de l’affirmation de sa vocation pour la peinture, et si Le Corbusier dispose encore de peu de temps à consacrer à son art, il s’ingénie à peindre à un rythme régulier. Dès cette période, Le Corbusier compose ses tableaux avec une extrême application, un soin d’architecte, comme on travaille un plan ou une coupe, en superposant une feuille vierge et presque transparente (papier calque ou pelure) à l’esquisse précédente, afin de redessiner cette dernière en la transformant légèrement, et ainsi de suite jusqu’à l’obtention de la composition finale voulue. Il rédige alors avec son nouveau mentor, le manifeste polémique Après le cubisme qui scelle la naissance du purisme. Trois expositions de peinture puriste de Jeanneret et Ozenfant suivent en 1918, 1921, et 19236. La création avec Paul Dermée de la revue L’Esprit nouveau, en 1919, finit d’assoir leur position au sein d’une époque fertile en nouvelles théories sociales et picturales, et essaime les concepts puristes à travers l’Europe et le Nouveau Monde. La rupture avec Ozenfant intervient en 1925, et L’Esprit nouveau cesse de paraître après 28 numéros, mais Jeanneret prolonge les principes puristes dans sa peinture, 4

Tous les dessins de cette époque ont été étudiés et inventoriés dans la thèse de Patricia M. Sekler : The early drawings of Charles-Edouard Jeanneret (Le Corbusier) 1902 – 1908, Harvard University, Cambridge Massachussets, April 1973. La rencontre entre Jeanneret et Ozenfant intervient selon les différents auteurs entre avril 1917 et janvier 1918. 6 Respectivement à la galerie Thomas du 15 au 28 décembre 1918, à la galerie Druet du 24 janvier au 4 février 1921, et à “l’Effort Moderne” de Léonce Rosenberg, du 28 février au 28 mars 1923. 5

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selon une évolution en trois phases principales7 jusque vers 1928, quand, au répertoire formel limité à des objets usuels et idéalement industrialisés (verres, bouteilles) et à des objets symboles du cubisme (guitare, violon), il ajoute finalement une figure féminine hiératique et sculpturale. Le Corbusier a très probablement fait la connaissance de Léger en 1920, et une profonde amitié les liera jusqu’à la disparition de ce dernier en 1955. De nombreux échanges épistolaires et des cadeaux d’œuvres attestent de cette amitié et de la connaissance qu’ils ont de leurs travaux picturaux respectifs. Les influences mutuelles sont nombreuses et inévitables, et peuvent notamment expliquer la présence des gants de Gants et jeu de dés (n° 19), ou la posture et le visage de la femme de Nature morte et figure rouge reflétées dans un miroir (n° 16) au sein de l’œuvre de l’architecte. Pendant les années vingt et trente, Le Corbusier et Léger se rencontrent souvent, que ce soit lors de la croisière de travail des quatrièmes CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne) en Méditerranée en 1933, ou de vacances d’été en couple, en Bretagne ou à Vézelay chez l’architecte Jean Badovici où tous deux travaillent à la réalisation de peintures murales dès 1935. C’est à cette époque qu’ils consacrent leurs recherches picturales à ces Objets selon le mot que Léger choisit comme titre à sa célèbre exposition à la Galerie Vignon d’avril 1934, et que Le Corbusier nommera Objets à réaction poétique8. “Ce sont des objets que l’on a pu rencontrer dans la nature : des cailloux, des pierres que la mer a façonnées et polies, des morceaux d’écorce, des racines, un os blanchi...”9 Indéniablement influencé par l’imagerie surréaliste omniprésente à cette époque, et déjà à la recherche de résonances entre les formes, le Corbusier compose ses propres « cadavres exquis » (n° 17 et 18) en associant instruments domestiques, symboles mathématiques et Objets à réaction poétique dans autant de rébus autobiographiques à la gloire de l’amitié et de la simplicité. Après l’introduction, à la fin de l’époque puriste de quelques figures humaines isolées (n° 16), et figées dans son répertoire iconographique passé, Le Corbusier met à profit ses vacances entre amis du début des années trente pour remplir ses cartons à dessin d’esquisses très dynamiques de femmes, à la plage ou dans leur intérieur (n° 20 à 28). Ces nouvelles recherches sur le corps deviendront dès lors le 7

Décrites dans la Thèse de Doctorat de troisième cycle de Danièle Pauly : Les dessins de Le Corbusier (C.E. Jeanneret) 1918 – 1928, Strasbourg, Université de sciences humaines, UER de sciences historiques, septembre 1985. Une sélection d’Objets à réaction poétique collectés par Le Corbusier semble avoir été présentée dans le Pavillon de l’Esprit nouveau à l’Exposition des arts décoratifs de Paris en 1925, bien avant leur apparition dans sa peinture en 1928. 9 S.Giedion, extrait du catalogue de l’exposition de la Kunsthaus de Zurich en 1938, traduit in Le Corbusier, peintures (non paginé), Galerie Balaÿ et Carré, Paris, 1938. 8

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substrat d’une succession de recherches plastiques à venir. Cependant, les années trente voient Le Corbusier effectuer les premiers grands voyages qu’il consacre à la promotion de ses idées urbanistiques10 et, parallèlement à son intérêt pour les Objets à réaction poétique et à quelques sujets rustiques, ses premiers travaux picturaux significatifs sur le Mariage des contours appliqué au thème de la femme (n° 23 à 28). Pendant ces voyages, Le Corbusier qui n’a pas la possibilité matérielle de se consacrer à la peinture de chevalet partage donc sa curiosité artistique de tous les instants entre les croquis sur le vif de thèmes nouveaux qui alimentent son vivier formel, et surtout la reprise et la transformation incessante de ses sujets récurrents selon des principes créatifs en perpétuelle évolution. La notion souvent évoquée dans les études sur la peinture de Le Corbusier de Mariage des contours, notamment, est apparue dans un texte d’Ozenfant et Jeanneret, publié dans L’Esprit nouveau n° 27 : “La composition puriste est issue de la composition cubiste ; mais on sait que dans le cubisme, l’objet point de départ est modifié, souvent extrêmement, en vue de son organisation dans le tableau. Le purisme, lui, attribue de l’importance à conserver aux objets les normes de leur constitution. Il ne se reconnaît pas le droit de reformer ceux-ci au-delà d’une certaine limite ; il choisit donc ses points de départ de telle sorte qu’ils s’agencent entre eux normalement sans déformation qui en modifierait le type ; ainsi s’expliquent, par exemple, ces mariages d’objets par un même contour commun”11. Si Le Corbusier met effectivement ce principe en œuvre durant sa période puriste, en choisissant “ses points de départ de telle sorte qu’ils s’agencent entre eux normalement sans déformation”12, il donne une nouvelle signification et un nouveau souffle au concept de Mariage des contours dès la fin des années vingt (et pour plusieurs décennies), dès lors que les formes humaines et naturelles (ou modelées par la nature des Objets à réaction poétique) enrichissent son répertoire d’image. Alors que les superpositions de transparence qu’autorisaient carafes et verres puristes ne sont plus adéquates pour représenter un être humain, Le Corbusier fait maintenant subir à ses sujets des déformations bien plus importantes qu’auparavant pour arriver à ses fins. L’usage “optimisé” de la perspective (rarement), et d’audacieux

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1929 : Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay, 1931 : Algérie, 1935 : Etats Unis, 1936 : Brésil... A. Ozenfant et C.E. Jeanneret, Idées personnelles, in L’Esprit nouveau, n° 27, Paris 1925.

Maurice Raynal préfère le terme “exagération”, à “déformation” in Le Corbusier, Peinture, op. cit.

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raccourcis de corps (souvent) (n° 21) - qui ne sont pas sans rappeler ceux des précurseurs de cet art (notamment Uccello et Mantegna) - aident Le Corbusier dans sa quête du Mariage des contours, là où auparavant son répertoire était essentiellement constitué d’objets à la volumétrie simple, soit qu’ils fussent cylindriques ou tronconiques, et qui ne subissaient par là même que des déformations pratiquement similaires, quel que fut l’angle sous lequel ils étaient représentés. Avec la découverte de son intérêt pour la peinture murale - une peinture à Vézelay en 1935-36, huit à Cap-Martin en 1938 dans la villa d’Eileen Gray et Jean Badovici (n° 28), et une à Paris en 1940 - Le Corbusier voit s’ouvrir devant lui un champ d’expérimentations picturales toujours plus vaste. Une forme de totémisation déjà discernable dans certaines natures mortes puristes, essentiellement à partir de 1926 occupe à nouveau Le Corbusier, dès 1937 notamment, pour la représentation de figures humaines, et à l’occasion d’un regain d’intérêt pour la nature morte en 1939 et 1940. Durant la guerre, Le Corbusier trouve asile successivement à Vézelay, puis à Ozon dans les Pyrénées, et à nouveau en Morvan en 1942. Dans ces lieux de recueillement, il observe la nature et le monde paysan qui s’étendent sous ses yeux et lui procurent une nouvelle matière à des créations aussi figuratives, que parfois totalement oniriques lorsque “les éléments d’une vision se rassemblent. La clé est une souche de bois mort et un galet (...). Des boeufs de labour passaient tout le jour devant ma fenêtre. A force d’être dessiné et redessiné, le boeuf - de galet et de racine devint taureau.”13 Ces formes alimentent son répertoire d’images et constituent la base d’une série d’études de sculptures, dessinées en deux dimensions, dont les thèmes sont nouveaux, mais qui découlent directement des essais de totémisation amorcés à la fin des années trente. Dans un article intitulé L’Espace indicible, publié en avril 194614,Le Corbusier nous dévoile sa conception des interactions des formes au sein d’un espace, et avec force métaphores musicales, crée le concept de Phénomène acoustique. Cette réflexion sur les formes acoustiques trouvera son premier aboutissement dès 1945, dans la collaboration de Joseph Savina, ébéniste breton, auquel Le Corbusier confiera la réalisation en trois dimensions de ses études (n° 29 et 30), souvent intitulées Ozon (n° 31) ou Ubu, ainsi que dans l’étonnant projet de la

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Le Corbusier, Poème de l’angle droit, Tériade, Paris, 1955, pages 75 et 76. dans le numéro spécial intitulé Art, de la revue l’Architecture d’aujourd’hui, pages 9 à 17.


Chapelle de Ronchamp (1950-54) : « Le Corbusier a accepté d’entreprendre cette construction (...) La récompense étant l’effet des formes architecturales et l’esprit d’architecture de construire un vaisseau d’intime concentration et de méditation. Les recherches plastiques de Le Corbusier l’avaient conduit à la perception d’une « intervention acoustique dans le domaine des formes ». Une mathématique, une physique implacables doivent animer les formes offertes à l’œil ; leur concordance, leur récurrence, leur interdépendance, et l’esprit de corps ou de famille qui les unit, conduisent à l’expression architecturale, phénomène, dit-il, aussi souple, aussi subtil, aussi exact, aussi implacable que celui de l’acoustique »15. 1948 est une année faste pour la recherche picturale corbuséenne. Les recherches sur le Modulor aboutissent et le long travail entrepris pour le Poème de l’angle droit (n° 41) engendre la peinture murale du Pavillon Suisse de la Cité Universitaire, cette étonnante synthèse mystique, qui fait appel à la mythologie méditerranéenne aussi bien qu’à Mallarmé, et s’appuie sur un passionnant travail d’étude en collage de papiers découpés. Mais cette époque consacre aussi le développement d’un nouvel axe de recherche, initié par la pratique du collage, et dédié essentiellement à l’émancipation des zones de couleur relativement au tracé du dessin ; travail sur l’usage de la couleur en aplat, auquel la recherche polychromique effectuée pour l’Unité d’habitation de Marseille ne sera pas étrangère.

L’après-guerre voit l’activité architecturale de Le Corbusier s’accentuer, se diversifier et s’internationaliser. Outre Marseille en 1952, ce seront notamment le Pavillon Philips à Bruxelles en 1958, et le début du travail sur la nouvelle capitale du Punjab : Chandigarh, qui sont autant de surprises sensorielles nouvelles que Le Corbusier offre au monde. En 1952, alors même qu’il travaille au Poème de l’angle droit, il révolutionne son monde pictural, en renonçant subitement tant à l’évocation de femmes lascives qu’aux expérimentations méthodiques antérieures sur la forme et le signe, pour créer un nouveau bestiaire, pour la conception duquel l’utilisation du Modulor est prépondérante. Il crée alors un nouvel univers d’images, intitulées Taureaux, dont il attribue la paternité, selon une démarche presque surréaliste, à l’apparition fortuite de ce thème à ses yeux, après qu’un hasard de voyage lui eut donné de voir une photographie d’une de ses propres natures mortes puristes de 1920 selon une rotation de 90 degrés.

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W. Boesiger, Le Corbusier, Œuvre complète, volume 5 – 1946-52, Birkhäuser Publishers, Basel, Boston, Berlin, 1953.

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Parallèlement à un travail récurrent sur quelques thèmes historiques qui subissent une synthétisation encore accentuée notamment dans le Poème de l’angle droit, Le Corbusier élabore dès lors dix-huit Taureaux successifs (n° 67), de 1952 à 1963. Ces grandes œuvres sophistiquées constituent un renouveau remarquable dans la carrière d’un peintre alors âgé de 65 ans. Construites d’après le Modulor, ces toiles empreintes de poésie mystique, de mystère et de géométrie sont également en partie le fruit de sa découverte récente de l’Inde (1951) et de la redécouverte de ses racines méditerranéennes. 1952 est en effet la date de la construction par Le Corbusier d’un Cabanon à Roquebrune-Cap-Martin, havre de paix et de travail dans lequel il aime dès lors à se ressourcer durant un mois d’été chaque année. Cependant, limiter cette période aux seules peintures sur les thèmes de Taureaux serait réducteur, car cette série, et ses nombreux dessins préparatoires et collages (n° 64 à 71), contribue également à apporter une dimension abstraite jusque-là inusitée à des thèmes aussi récurrents dans l’œuvre de Le Corbusier que la Main (n° 62) ou les Objets à réaction poétique (n° 63), et a également donné l’occasion à des développements nouveaux, dans les domaines de la tapisserie, et de l’édition notamment. La diversité que l’œuvre pictural de Le Corbusier revêt selon les époques, et par là même sa grande richesse, résident dans cette alchimie créée par l’architecte, entre un thème sans cesse retravaillé (la nature morte, la figure féminine...), les différentes expérimentations formelles successives que le thème et l’époque suscitent, les techniques plastiques mises en œuvre, et “une confiance dans l’avenir” qui se matérialise par l’expérience acquise comme base d’une incessante recherche d’une nouvelle expression. Comme tous les artistes de son époque, Le Corbusier bénéficiait d’une exceptionnelle culture classique, artistique bien sûr, mais aussi mathématique, spirituelle et symbolique. Les grandes expositions organisées ces dernières années en l’honneur de sa peinture, nous ont montré qu’au-delà des indéniables influences occasionnelles qu’il a par ailleurs subies des grandes figures du siècle, Picasso, Léger, Matisse ou Miró, qu’il a côtoyées, Le Corbusier est un peintre cérébral, parfois abscons mais toujours brillant, qui a produit une œuvre tout à fait personnelle, très exigente et extrêmement cohérente. Eric Mouchet

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Dessins de jeunesse La parfaite connaissance des voyages, des lectures et de la formation du jeune Charles-Edouard Jeanneret a toujours été considérée par les universitaires comme une des clefs indispensables pour la compréhension de l’œuvre future de l’adulte Le Corbusier. A tel point que la première thèse réalisée sur son travail artistique, après sa mort, porte effectivement sur ses dessins de jeunesse de 1902 à 1908. Cette recherche a été soutenue par Patricia Sekler à l’Université de Harvard (Cambridge, Massachusetts) en avril 1973. Les dessins datant d’avant l’installation de Le Corbusier à Paris en 1917 et son choix, en 1918, de prendre une place sur l’échiquier des peintres qui comptent, sont d’une grande rareté, hors de la collection de la Fondation Le Corbusier. Il semble que l’artiste, lui-même, les ait conservés avec vénération, allant même, dans les années soixante, jusqu’à porter dans les marges de certains d’entre eux, des annotations sur ses souvenirs de l’époque. Parmi les expériences de jeunesse qui ont permis à Le Corbusier de se frotter à l’architecture et aux arts antique, médiéval et renaissant, ses deux voyages initiatiques dits Voyage d’Italie de 1907, et Voyage d’Orient de 1911, sont considérés comme des événements d’une immense importance.

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Patricia Sekler a mis en relation les dessins du Voyage d’Italie, et les lettres que Le Corbusier a envoyées à son professeur Charles l’Eplattenier. Grâce à cette recherche, nous pouvons établir que la présente aquarelle réalisée au Bargello à Florence, y a pu être peinte le vendredi 13, le mardi 17 septembre, ou plus vraisemblablement lors d’un second séjour entre le 6 et le 9 octobre. Arrivé à Florence le jeudi 12 septembre, Jeanneret se rend au Bargello dès le lendemain et signale, admiratif, dans un courrier à son professeur, « le petit David de Michel-Ange, les Donatello extraordinaires, avec une mention particulière pour la collection d’arts décoratifs »1. Les objets figurés sur cette aquarelle sont, en haut, deux médaillons en émail champlevé limousin provenant d’un des coffres commandés par l’abbé Boniface de Sainte-Foy de Conques, datant du premier tiers du 12ème siècle, et un tabernacle, également limousin, fabriqué vers 1200. Ces pièces, parmi environ trois mille autres d’art décoratif, avaient fait l’objet d’un legs de l’antiquaire français Louis Carrand au Bargello en 1888. On sait l’intérêt que, jeune, Jeanneret a porté à l’art médiéval, ses visites au Musée de Cluny, à la cathédrale de Chartres et sa tentation d’adhérer aux théories urbanistiques de Camillo Sitte2 :« …glorification de la ligne courbe et démonstration de ses beautés inconcurrençables. Preuve en était donnée par toutes les villes d’art du Moyen Age. »3 Au sujet des aquarelles réalisées à Pise et à Florence mettant en œuvre la même technique qu’ici, Patricia Sekler écrit : « certaines aquarelles de Florence (…), témoignent d’une sûreté d’intension, d’une disponibilité spirituelle, et d’un état d’émerveillement enthousiasmé pour les monuments qu’il découvrait pour la première fois. Sa virtuosité à l’aquarelle atteignit des sommets jamais renouvelés »4. Cette œuvre, qui saisit des objets vus dans une vitrine, fait figure d’exception au sein d’un petit groupe d’aquarelles essentiellement consacrées à des fresques, des sculptures dans des niches, et quelques fenêtres gothiques. L’aquarelle était alors choisie pour le chatoiement de la couleur et les jeux de lumière qu’elle permet de saisir.

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P. M Sekler, The early drawings of Charles – Edouard Jeanneret (Le Corbusier) 1902 – 1908, Garland Publishing, Inc, New york & London, 1977, p. 190. C. Sitte, Der Städtebau nach seinen künstlerischen Grundsätzen, Vienne, 1889. Le Corbusier, critique ainsi a posteriori des théories de C. Sitte, dans Urbanisme, Editions G. Crès, Paris, 1924, p. VII. P. M. Sekler, op. cit. p. 184.


1. Tabernacle et médaillons en émaux limousins conservés au Bargello 1907 Aquarelle, gouache et rehauts dorés, sur traits de graphite sur papier vergé 23,5 x 13,5 -13,1 cm Localisé et daté en haut au centre : Florence - Bargello / 1907

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Cette œuvre de jeunesse réalisée dans la campagne munichoise est caractéristique de l’enseignement prodigué à l’Ecole d’Art de la Chaux-de-Fonds au tournant du siècle. Elle associe ainsi, dans un souci d’affirmation d’un art ornemental à revendication nationaliste, un paysage montagnard à la recherche d’une synthèse des formes naturelles par la géométrie. Il est significatif que cette œuvre ait appartenu, comme l’indiquent les annotations du verso, à un personnage aussi original que William Ritter, dont l’influence sur les goûts et les orientations futures du jeune Jeanneret fut capitale. Quoique originaires de la même région de Neuchâtel, Jeanneret et Ritter, romancier, dessinateur, critique artistique et musical et chantre des cultures populaires balkaniques de 20 ans son aîné, semblent précisément avoir fait connaissance à Munich en 1910. Leur amitié de plusieurs décennies sera ponctuée de plusieurs centaines d’échanges épistolaires. Alors que Munich sert d’avant-pont à Ritter de 1900 à 1914 pour ses nombreux voyages en Europe Centrale, Jeanneret y séjourne également à plusieurs reprises l’année où il réalise ce dessin, notamment sur la route qui le mène à Berlin.

2. Vue des alentours de Munich 1910 Aquarelle, gouache et encre de Chine sur traits de graphite sur papier vergé 26 x 19,7-20,5 cm Monogrammé, localisé et daté en bas à gauche : Ch. E. Jt / à Munich 1910 Provenance : William Ritter (1867-1955) Son fils adoptif : Josef Ritter Tcherv (1904-1986) Kiko Galleries, Houston

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Purisme Le grand ensemble d’œuvres puristes que nous présentons dans ce catalogue (n° 3 à n° 16) permet de montrer un très large éventail de techniques et de modes de représentation, qui constituent autant de tentatives de réponses aux préoccupations constructives des artistes de l’immédiat après-guerre de 1914-18. Le Corbusier procédait alors à ses recherches de composition en réalisant de nombreuses études dont il ne faisait souvent varier que quelques traits. L’observation attentive de ces esquisses successives permet notamment de constater comme il était difficile aux artistes puristes (Jeanneret et Ozenfant) d’isoler leurs natures mortes de leur environnement, de les émanciper du paysage, pour en faire des événements picturaux autonomes. Cette lutte qui va dans le sens d’une représentation pure se heurte à de nombreuses résistances, progresse, et parfois régresse sous nos yeux.

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Le dessin gouaché n° 3, très précoce, constitue un maillon important pour la compréhension de l’évolution de la peinture puriste. Exécuté avec une finesse extrême, il met en scène les objets emblématiques de la nature morte cubiste : bouteille, pipe, verre, violon, jeu de cartes et livre, répartis sur un guéridon. Leur ordonnancement très élégant est régi par une discipline et une géométrie implacables. La composition du sujet et la répartition des surfaces peintes sont fondamentalement simples : le manche du violon constitue l’axe central vertical de toute la composition. L’association - confrontation de cet élément rectiligne et dur avec les courbures réalisées dans le bois tendre de la caisse de l’instrument, préfigure non seulement les dix années de purisme à venir durant lesquelles les recherches de Jeanneret associeront en permanence stricte géométrie et rondeurs des objets quotidiens, mais plus globalement, dans sa dualité, tout son travail pictural à venir. De la tradition cubiste, le purisme conservera toujours le plan du plateau du guéridon rabattu à la verticale, dont la surface carrée structure opportunément l’espace de l’œuvre. Opportunément car la peinture puriste tend à la frontalité, et à l’expression des différents plans de la composition par d’autres procédés que l’usage des lignes de fuites par lesquelles la distance est illustrée depuis la Renaissance. Dans cette gouache, l’épaisseur du plateau du guéridon est également évoquée frontalement en un strict rectangle brun foncé, tangent du bord inférieur du dessin, et sans aucune fuyante qui puisse évoquer la perspective. Trois autres rectangles de largeur identique encadrent l’image, un verticalement de chaque côté du guéridon, et un, horizontalement en haut du sujet. Toute la composition est en fait ainsi virtuellement encadrée d’une bande orthogonale, de nuances variées, mais de largeur constante. Ces rectangles de largeur identique ne figurent cependant pas tous, comme celui du bas, le bord épais d’un guéridon. Les deux rectangles verticaux ne figurent « que » le vide entre le guéridon et le bord de l’œuvre. L’artiste leur a cependant volontairement donné la même épaisseur qu’au précédent, et l’on distingue ici que dès ses premières études puristes, Le Corbusier entretient une sorte de jeu avec les volumes et les formes.

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L’utilisation de ces rectangles (et le fait indispensable qu’ils soient de largeur constante) a en effet de nombreux sens et répercutions : ils mettent sur un même pied de représentation, l’existant (le rebord du guéridon), et l’absent, et mettent en scène un jeu sur les pleins et les vides ; ils montrent l’intérêt de l’auteur pour une harmonie géométrique de la composition, qui amènera Le Corbusier à l’utilisation des tracés régulateurs pour la composition de ses prochaines peintures. Ils attestent le souci de l’artiste pour « l’encadrement » de ses œuvres. Et toutes ces caractéristiques identifiables dans les premiers travaux du peintre se retrouveront tout au long de sa carrière. Face à la modernité de ces recherches, le grand rectangle bleu en dégradé qui se trouve dans la partie supérieure droite de l’œuvre, et qui évoque le ciel, peut paraître incongru à l’observateur d’aujourd’hui. Il est le témoignage de l’âpreté de la lutte que Jeanneret et Ozenfant mènent encore contre la tentation de la pratique millénaire de l’imitation. A la différence des œuvres de l’année suivante, qui très vite s’émancipent de la dictature de l’axe de symétrie vertical si présent ici, cette composition est un jeu incessant d’allées et venues, de symétrie basée sur le contraste de zones claires et sombres, ou encore d’analogies algébriques. En effet, bien que datée par l’artiste lui-même 1924, cette œuvre a cependant assurément été réalisée vers 1919. Jeanneret n’a utilisé le pseudonyme Le Corbusier, créé pour écrire dans l’Esprit nouveau, qu’à partir de 1928 pour signer son œuvre peint et dessiné. Le Corbusier a donc signé et daté cette gouache après 1928, et a manifestement commis une erreur en voulant y apposer également la date de sa réalisation. Un dessin très analogue à cette gouache et répertorié à la Fondation Le Corbusier sous la référence « 2469 » porte la date 1919.

3. Nature morte puriste au violon vertical, à la bouteille et à la pile d’assiettes Vers 1919 Gouache, aquarelle, mine de graphite et crayon Conté sur papier pelure monté sur vélin fort Feuille : 20,5 x 26,8 cm / Montage : 31,8 x 47,9 cm Signé et daté ultérieurement de la main de l’artiste en bas à gauche : Le Corbusier / 1924 Annoté en bas à droite par Le Corbusier : adapter gamme quai Voltaire / très sombre

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Ce dessin réalisé à la plume et daté 1920, atteste déjà de remarquables évolutions de représentation par rapport à l’œuvre précédente. C’est notamment vérifiable dans le bas de la composition, où l’on voit apparaître un livre ouvert à la place de la double feuille visible sur la gouache de 1919. Ce livre représente une évolution du fait de son épaisseur (de sa pesanteur), et de la symétrie de sa courbure selon l’axe vertical médian. Ces caractéristiques en font déjà « l’invariant » du livre ouvert, sa représentation symbolique et définitive. La figuration de ce livre se distingue d’ailleurs encore de la feuille dessinée en 1919, par une répartition très tranchée entre ombre et lumière, qui ne laisse plus de place aux délicats dégradés, et accentue ainsi sa puissante volumétrie et par là même son potentiel sémantique. La pile d’assiettes, visible sur la gauche, mais dont les assiettes ne sont déjà plus individuellement représentées procède d’un même souhait de symbolisation de l’objet, au détriment de sa fidèle description imitative. Si la composition de ce dessin ne se satisfait plus d’une construction binaire autour d’un axe central, et met en œuvre une plus grande complexité dans l’assemblage des différents instruments de musique et objets manufacturés, quelques-unes des préoccupations majeures de l’artiste, notables dans la gouache précédente, se trouvent ici confirmées : - la frontalité de la composition, atteinte notamment par l’évitement des lignes obliques qui pourraient s’apparenter à des fuyantes, - la volonté d’encadrer le sujet, quoique moins aboutie que dans le cas précédent puisque le haut de la composition n’est pas clos, - le travail sur les valeurs, et notamment la confrontation des surfaces claires et sombres, qui s’explique plus par des préoccupations d’harmonie de la composition, que par la volonté d’identifier, grâce aux ombres, une éventuelle source lumineuse. La tentation du paysage tient encore tête dans cette composition comme dans la précédente, aux efforts de l’artiste (probablement intuitifs à l’époque), d’abstraire complètement son sujet de tout contexte. L’absence de fermeture du sujet en haut de la composition (ou de continuité du cadre existant sur les trois autres bords), sous-entend l’existence d’un lointain infini (non fini). Mais c’est surtout à gauche en partie haute qu’un simple trait oblique, situé dans ce qui peut d’ailleurs apparaître comme une fenêtre ou une porte, se lit comme une fuyante et induit une notion de perspective.

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4. Nature morte puriste à la guitare, à la pile d’assiettes et au livre ouvert 1920 Encre sur papier calque Sujet : 15 x 18 cm Feuille : 19,5 x 25 cm Signé, daté et monogrammé en bas à droite : jeanneret / 20 / L-C Provenance : Heidi Weber, Zurich

Ce dessin est une étude pour les tableaux Nature morte à la pile d’assiettes de 1920 (deux versions de couleurs différentes inventoriées FLC 305 et 306, et respectivement conservées au Musée des Beaux-Arts de Bâle et au Museum of Modern Art de New York). La notion de l’encadrement a disparu de ces deux peintures, dont le sujet se trouve très serré dans les limites de la toile. En revanche, la clarté du bleu de la surface trapézoïdale située en haut à gauche du sujet, dans le cas des deux toiles, permet de confirmer que cet espace encadré d’une moulure ombrée, et basé sur une plinthe fuyante, représente bien un extérieur, vide et lointain. Complétée par la présence des lignes fuyantes, sa luminosité particulière détourne le regard du spectateur du sujet principal, comme dans certaines scènes domestiques hollandaises du 17ème siècle (notamment de Pieter de Hooch) un fond de cour vide mais éclairé, situé en périphérie du tableau, distrait le regard du spectateur de la scène principale et plus animée, du premier plan.

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Cette nature morte est constituée d’un verre à côtes devant une lanterne cubique, d’une bouteille et d’une boîte à guitare (?), posés sur le plateau d’un guéridon, relevé selon l’habitude cubiste. Dans un second plan apparaissent le manche et la tête de l’instrument, dont la caisse est partiellement dissimulée derrière la table. La composition de ce dessin, comme c’était déjà le cas pour le n° 3 de ce catalogue, est encore dominée par un axe vertical central fort, constitué de la boîte à guitare et de la bouteille à moitié pleine. L’équilibre quasi symétrique que l’on trouvait entre les côtés gauche et droit de la composition de 1919, est ici cependant totalement remis en cause. Si la partie droite de ce dessin est constituée d’un assemblage d’objets, la partie gauche de l’œuvre, beaucoup plus aérée est consacrée au « paysage ». Les deux fuyantes en partie gauche, même si elles ne constituent pas un environnement très explicite pour une nature morte, la situent néanmoins manifestement dans une pièce. En partie haute du sujet, les deux obliques constituées par le bord fuyant d’une porte (?) à gauche, et la tête de la guitare à droite, tentent un rapprochement des deux moitiés de l’image autour de l’axe vertical de symétrie. Cette œuvre voit surgir un nouvel élément dans le registre réduit des objets figurés par Le Corbusier dans ses natures mortes : la lanterne, qui est ici encore figurée avec un luxe de détails mais dont l’évolution progressive vers une pure géométrie dans les œuvres à venir, va faire, avec un motif composé de deux verres à pied placés tête-bêche, et le livre ouvert que l’on a vu naître dans le dessin précédent, un des objets emblématiques de la période puriste. Ici, la lanterne est encore très identifiable par sa structure cubique, sa cheminée cylindrique, dont l’ombre en dégradé exprime bien la courbure, et sa poignée en bois tourné, visible selon deux plans, et d’où sort le fil de métal qui la relie au cadre parallélépipédique. Cette composition qui est vraisemblablement une esquisse préparatoire aux peintures Guitare verticale de 1920 (versions 1 et 2 respectivement inventoriées FLC 174 et 138) en comporte déjà l’essentiel des éléments. Dans ces deux peintures, la volumétrie du manche de la lanterne est accentuée par une ombre délicatement figurée. Cependant, en partie gauche des deux tableaux, les lignes fuyantes ont disparu, et l’un d’eux présente à la place une vaste et uniforme surface bleue clair qui n’est pas sans évoquer le ciel, comme dans la peinture de Marcoussis illustrée ci-contre.

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Louis Marcoussis Papillon de nuit 1928 Huile sur toile 73 x 54 cm Galerie Zlotowski


5. Nature morte puriste à la lanterne et à la guitare 1920 Mine de graphite et pastel sur papier calque 17,5 x 14,5 cm Signé et daté en bas à droite : jeanneret / 20

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Ce dessin semble être une étude préparatoire à la réalisation des deux toiles verticales de 1920, intitulées Nature morte rouge au violon, et Nature morte au violon rouge. Il est exécuté selon la même technique que le dessin n° 4, à la plume et à l’encre sur calque. Moins ambitieux dans la composition que ce dernier, notamment du fait de l’espacement des différents objets qui le constituent, il atteint cependant un aboutissement de pureté. C’est la première des compositions que nous présentons ici, qui soit totalement dénuée de référence à l’environnement, la pièce ou le paysage. Elle est de plus entièrement délimitée par un encadrement. On constate d’ailleurs en partie haute du dessin, les traits sous-jacents qui attestent de la recherche que Le Corbusier a effectuée sur cette feuille à ce sujet. Le présent dessin est inversé par rapport aux tableaux définitifs cités ci-dessus, qui figurent le violon dans la moitié supérieure de la composition, et les différents objets domestiques, pile d’assiettes et bouteille, livre, pipes, carafe et verre dans sa moitié inférieure. Le Corbusier a pourtant utilisé cette feuille pour une étape qu’on pourrait penser subalterne à l’ordonnancement global de la composition, consistant apparemment à y différencier les masses sombres des masses claires. Il semble qu’il n’existe pas de tableau définitif construit selon la composition de ce dessin. Et cela laisse à penser que cette étape de répartition des masses sombres et claires ait au contraire pu être déterminante dans l’abandon de cette composition spécifique.

6. Nature morte puriste au livre ouvert, aux bouteilles et au violon 1920 Encre de Chine sur papier calque 23,9 x 21,1 cm Monogrammé et daté en bas à gauche : L-C / 1920

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Cette esquisse nerveuse ajoute au registre déjà connu d’objets quotidiens, un pichet joufflu, au premier plan. Son anse comme son corps sont dessinés de manière à bien permettre de distinguer sa volumétrie, à la différence du traitement des autres objets dont l’image a déjà été réduite au symbole. Il en sera de même dans le premier tableau où ce pichet apparaît, Violon et boîte à violon également daté 1920. Mais plus tard cette même année, le tableau Nature morte à la cruche blanche sur fond bleu, puis Cruche, verre, carafe et livre de 1921 figurent ce pichet en le réduisant progressivement à la seule surface uniforme (sans aucun dégradé) de son profil. A la différence de la description très figurative du pichet, on constate que la représentation de la lanterne avec sa poignée se schématise : la poignée est vue selon son strict profil, et il n’existe plus de tige métallique pour les relier. Cette esquisse n’a apparemment pas été reprise directement pour une peinture, mais sa composition s’apparente, quoiqu’inversée latéralement, aux tableaux déjà cités Nature morte à la pile d’assiettes, et Nature morte à la pile d’assiettes et au livre.

7. Nature morte puriste à la lanterne, à la guitare, à la pile d’assiettes, à la carafe et au pichet 1920 Mine de graphite sur papier vélin fin 13,5 x 19,8 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 20

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Ce dessin figure en partie gauche une lanterne et un gobelet cannelé, séparés d’un livre ouvert (en bas) par le manche horizontal d’une guitare. La caisse de l’instrument figure à droite, sur une feuille de papier (que l’on considère généralement être une partition), et derrière deux bouteilles, un verre tonneau et une pipe. S’il n’y a pas d’ambiguïté concernant la paternité de ce dessin, car il rassemble des éléments qu’Amédée Ozenfant n’a jamais inclus dans son répertoire d’objets, comme la lanterne, il est néanmoins réalisé avec une grande application, et met en œuvre un type de trait et un jeu de hachures très fines en dégradé qui l’apparentent aux dessins de ce dernier. Le traitement des hachures est effectivement ici très différent de ce que l’on a pu observer dans les œuvres précédentes. Elles n’expriment pas ici une zone sombre, unie et bien délimitée qui doit se distinguer d’une zone claire ; elles n’illustrent pas de façon très figurative la courbure d’un volume cylindrique ; d’une façon qui rend ce dessin très proche d’une peinture aboutie, elles infléchissent subtilement certains traits, délimitent progressivement certaines surfaces. Ce nouveau traitement s’accompagne d’ailleurs d’une nouvelle analyse tout aussi subtile des surfaces : le verre à côtes ne fait qu’un avec la face trapézoïdale de la lanterne, ainsi qu’avec l’éclisse de la guitare ; la bouteille n’est séparée de la tranche du livre par aucun trait ; il en va de même entre le verre tonneau et la table d’harmonie de l’instrument. La lanterne elle-même, dont la silhouette est exactement semblable à ce qu’elle était sur le dessin précédent, voit sa poignée et les derniers détails de sa structure disparaître. Simplifiée à l’extrême, élevée à l’état de symbole, elle acquiert le même statut d’invariant, si cher à la théorie puriste, que le livre ouvert acquérait déjà dans le dessin n° 4. On constatera encore que l’ouverture du verre à côtes n’est plus dessinée d’un trait plain, mais que l’artiste a la fantaisie ne pas achever son cercle. Dans ce dessin, le trait, si cher à Le Corbusier, si précis et signifiant pour l’architecte, commence à devenir en soi un véritable sujet d’étude pour le peintre. On peut voir à travers ces détails graphiques, apparemment infimes, une évolution remarquable de la pensée, qui atteste que dès ses recherches de 1921, Le Corbusier entame déjà une seconde phase du purisme, plus picturale, moins sévère et plus libre.

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8. Nature morte puriste à la guitare horizontale et à la lanterne 1921 Mine de graphite sur papier contrecollé sur papier 18 x 20 cm Signé et daté en bas à droite : jeanneret / 21

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A la différence du dessin à la plume n° 6, dont il semble que sa réalisation en valeurs fortement contrastées ait pu contribuer à convaincre Le Corbusier de tenter une autre construction avec les éléments dont il disposait, les quatre études de valeurs ci-contre, semblent être basées sur une composition déjà pratiquement finalisée. De fait, au détail près d’un verre qui manque par rapport à la composition finale, ces dessins sont d’une construction identique à celle de la peinture Cruche, verre, carafe et livre de 1921 (FLC 308). L’appréhension nouvelle des surfaces dont on a vu Le Corbusier faire preuve en analysant le dessin précédent prend ici complètement son essor. La présence de quatre esquisses sur une même feuille est même une aubaine pour comparer les différents essais réalisés par l’artiste pour aboutir à la construction harmonieuse et synthétique de son tableau : on constate ainsi que dans les deux études de droite, le contour droit de la bouteille ayant disparu, cette dernière se confond avec le livre posé verticalement, en une forme a priori dénuée de sens. Cette disparition de certains traits de contour, qui n’affecte cependant pas la lecture globale de l’œuvre, ni l’identification de chaque élément individuel de la composition, est un essai de compréhension du potentiel graphique et créatif de l’usage des transparences des ustensiles figurés. L’intérêt certain de Le Corbusier pour la géométrie et particulièrement pour les tracés régulateurs, combiné aux recherches sur les transparences, aboutit également à l’emploi d’un seul trait pour illustrer la coïncidence de plusieurs objets contigus ou non. Dans la moitié supérieure du dessin, le trait qui délimite le haut du verre, figure également le niveau de liquide qui se trouve dans la carafe ainsi que dans la bouteille situées sur le même plan. Ce dernier est lui-même matérialisé par une ligne qui coïncide avec le haut du broc contenu dans la moitié inférieure du dessin. Comme dans le cas du dessin précédent, nous sommes ici les témoins des balbutiements touchants du jeu géométrique et des recherches sur les transparences, dans la composition des tableaux puristes du début des années vingt.

9. Nature morte puriste au livre vertical (quatre études) 1921 Mine de graphite sur papier pelure 27 x 21 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 1921

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Ce dessin est une des esquisses préparatoires pour la peinture Violon, verre et bouteille, (FLC 324) conservée au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Liège. Depuis 1923, Le Corbusier réalise des tableaux dont la composition, moins géométriquement synthétique qu’auparavant est souvent très complexe, et rassemble plusieurs dizaines d’ustensiles dont le déchiffrage individuel devient malaisé. La géométrie des objets s’est assouplie, et comme c’est le cas ici, un même verre (celui situé à l’exact centre de la composition) peut être décrit par sa base strictement orthogonale et par une ouverture qui s’apparente à un carré aux bords légèrement infléchis et aux angles arrondis, alors que le niveau du liquide qu’il contient est dessiné d’un cercle ! Dans ce dessin inachevé et cependant très beau, Le Corbusier concentre sa recherche sur le milieu de la composition. On y retrouve, comme dans le dessin n° 4, deux pipes placées tête-bêche, mais dont l’articulation avec les nombreux éléments qui les entourent a ici beaucoup évolué. La pipe du bas, limitée à son profil, dessine avec les deux traits qui délimitent son tuyau, la base (que l’on imagine épaisse) du verre litron qui se situe entre les deux bouteilles. Celle du haut a le fourneau orienté vers le bas. Selon le mode cubiste, et sans aucun effet de perspective, on la lit selon plusieurs plans ; on en distingue bien les deux orifices circulaires tout en voyant la pipe selon sa silhouette. De plus cette pipe semble ne pas avoir d’épaisseur, car si l’on distingue bien son fourneau, l’épaisseur de matière qui constitue et délimite ce fourneau n’est figurée par aucun trait. Elle n’est que suggérée et notre œil et notre cerveau nous la font voir. L’attention que Le Corbusier porte, ici déjà, à la signification du trait, annonce ses recherches à venir sur le Mariage des contours, mentionné cette même année pour la première fois, dans un article paru dans l’avant-dernière livraison de la revue L’Esprit nouveau.

10. Nature morte puriste, violon, verre et bouteilles 1925 Mine de graphite sur papier pelure 26,7 x 21 cm Signé et daté en haut au centre : jeanneret 1925

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Cette composition de 1926 témoigne à son tour d’une nouvelle étape dans les recherches puristes de Le Corbusier. La brouille avec Amédée Ozenfant est consommée depuis l’année précédente, la revue l’Esprit nouveau dissoute, et Le Corbusier peintre vole maintenant de ses propres ailes. L’arrière-plan de ce dessin est constitué de façon très classique de deux registres rectangulaires de dimensions identiques, un sombre en bas et un clair en haut. La même scission binaire est réalisée, pour les ustensiles figurés, entre les objets sombres à droite de la composition, et les clairs tous localisés à gauche. Ces objets sont les objets manufacturés habituels. Certains, comme les deux verres à pied posés tête-bêche qui sont figurés dans l’angle supérieur droit, ont atteint leur expression symbolique, à la limite de l’abstraction. Tout cela constitue somme toute une évolution assez normale. La nouveauté, et extrême excentricité, réside dans cette seule grosse carafe, placée sur l’axe médian vertical, et dont l’épaulement est subitement dissymétrique. La rigueur du dessin et la précision du trait qui semblaient jusque-là intrinsèquement associées à l’idée de standardisation, parce qu’elles sont également requises pour la fabrication industrielle, sont ici reléguées au second plan par une carafe dont les formes fantaisistes semblent être déjà influencées par les rondeurs des Objets à réaction poétique que l’artiste collectionne à cette époque.

11. Nature morte puriste, carafes, verre à côtes et pipe 1926 Mine de graphite et crayon de couleur sur papier vélin fin 21 x 14,7 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 1926

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Ce qui frappe avant tout dans ce tableau, c’est sa composition binaire, et l’association subtile des coloris et des formes employées, pour chacune de ses deux moitiés, respectivement, et entre elles. Cette peinture, dont le dessin n° 11 est une des esquisses de la partie droite, est composée avec une extrême rigueur : un axe médian vertical, sur lequel est parfaitement positionnée la bouteille verte, sépare le tableau en deux moitiés aux harmonies colorées très différentes. La partie gauche de l’œuvre reprend des sujets, et des modes de transcriptions de ces sujets, qui renvoient aux peintures de 1924. Occupée par quatre carafes et bouteilles, un verre et un coquetier, elle apparaît « vide » alors que la partie droite, qui nous montre de nouvelles solutions formelles, plus libres, paraît encombrée avec une carafe, deux verres cannelés, deux verres à pied posés tête-bêche, une pipe et un dé. Comme toujours dans la peinture puriste, mais plus encore chez Jeanneret que chez Ozenfant, la texture de l’huile mérite d’être admirée de près. Employée très onctueuse à cette époque, l’huile conserve aujourd’hui la marque de l’outil qui l’a appliquée sur la toile. Le couteau donne une surface lustrée à certains grands aplats (fond jaune paille, ou rose de la carafe). La brosse suit le contour des surfaces qu’elle recouvre et crée un bourrelet le long de son passage (saumon du dé, vert olive de la nappe ou brique du bas de la carafe). Un petit pinceau, enfin, en fines hachures appliquées, croisées ou plus souvent parallèles, crée de précieux mais inusités dégradés de couleurs qui vont du rubis au jaune paille, du vert olive au gris clair, du mauve au blanc cassé, ou encore du violet au vermillon dans le goulot de la carafe. Le contraste que Le Corbusier établit entre la moitié gauche de son œuvre, très frontale, géométriquement austère, et la partie droite d’où les plans successifs se distinguent, et qui chatoie, n’est pas qu’une démonstration intellectuelle de deux champs de recherche comparés. La texture de l’huile et l’élégance des couleurs en font une véritable expérience sensorielle. 12. Le Dé violet 1926 Huile sur toile 60 x 73 cm Signatures, date et titres au dos masqués par le rentoilage de l’œuvre : Jeanneret 26. Le dé violet ou bouteille rose ? Le Corbusier 26 Expositions : Natures mortes de Géricault à nos jours, Saint Etienne, Musée d’Art et d’Industrie, 1955, cat. n° 92, p. 28 ; Le Corbusier. Peintures et dessins, Zurich, Galerie Heidi Weber, 11 décembre 1962 au 20 janvier 1963, cat. n° 18, ill. non paginé ; Léger and Purist Paris, Londres, Tate Gallery, 18 novembre 1970 au 24 janvier 1971, cat. n° 102, p.104, ill. p. 60 ; Le Corbusier peintre, Bâle, Galerie Beyeler, mars - avril 1971, cat. n° 1, ill. non paginé ; Le Corbusier, Paris, Galerie Denise René, décembre 1971 et février 1972 Groups, Londres, Waddington and Tooth Galleries, 4 au 28 avril 1978, cat. ill. non paginé ; Le Corbusier. La progettazione come mutamento, Milan, Università Statale, 15 décembre 1986 au 31 janvier 1987, cat. ill. p. 226. Bibliographie : Petit J., Le Corbusier lui-même, Rousseau, Genève, 1970, p. 212, ill. p. 218 ; Hohl R., Le Corbusier peintre, Galerie Beyeler, Bâle, 1971, ill. p. 22 ; Jornod N.et J-P., Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Skira, Milan, 2005, Tome I, n° 49 p. 398 Inventorié à la Fondation Le Corbusier sous la référence : FLC 330

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Dans cette autre version du sujet n° 11, qui date de la même année, l’épaulement dissymétrique de la carafe s’est transformé démesurément. A une ou deux exceptions, les objets domestiques figurés sont les mêmes, et leur disposition identique. Leurs proportions relatives changent (les deux verres à pied posés tête-bêche occupent maintenant presque tout le haut du sujet), mais la composition reste très structurée, et surtout, les postulats de la frontalité et du contraste binaire entre surfaces foncées et claires sont globalement conservés. Pourtant, la liberté acquise de l’observation des Objets à réaction poétique l’emporte ici sur la discipline du purisme historique, patiemment et consciencieusement construite au cours des huit dernières années. On constate ainsi l’évolution des formes, sur l’ouverture du verre à côte, de couleur brune, qui se trouve en bas à gauche : après avoir été généralement parfaitement circulaire dans les œuvres des années 1920 à 23, puis résumée à un rectangle aux quatre angles arrondis - 1924-25 -, elle voit les deux grands côtés du rectangle subir maintenant, eux aussi, une inflexion. Outre le renflement outrancier de la carafe, ce qui est surtout notable ici, c’est l’articulation nouvelle, et prémonitoire, entre « traits » et surfaces colorées. L’essentiel de la partie gauche du dessin, notamment l’intrication des deux verres entre eux, et avec le col de la carafe ventrue, est constitué d’une combinaison sophistiquée de traits noirs au dessin apparemment alambiqué. L’importance des surfaces, peu contrastées, reste secondaire. On peut décrire différemment cette évolution stylistique, en notant que l’essentiel de la partie basse et droite du sujet est exprimé, comme Le Corbusier a pratiqué jusqu’à maintenant, en surfaces (colorées et contrastées entre elles), alors que la partie supérieure et gauche est essentiellement constituée des contours, en traits noirs d’intensités variables, de surfaces qui se remarquent peu. Le Corbusier emploie là deux langages graphiques différents, et l’articulation de ces deux langages sera l’un des enjeux capitaux de son travail de peintre dès après la Seconde Guerre mondiale. 13. Nature morte puriste, à la grosse carafe et aux verres tête-bêche 1926 Crayons de couleur et mine de graphite sur papier calque 29 x 24,5 cm Signé Jeanneret, daté 26 et monogrammé L-C en haut à droite

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Ce thème de 1928, à la différence de la plupart des sujets puristes, a fait l’objet de la part de Le Corbusier de plusieurs études sur papier, en couleurs, très abouties et chatoyantes. La construction géométrique est comme toujours très réfléchie, même si l’artiste tente ici d’en atténuer l’apparente complexité en ajoutant en partie gauche de la composition une bande uniformément bleue dont le « calme » (car rien ne vient y mordre), étonne au regard d’une œuvre uniformément mouvementée. Cette composition associe sur un guéridon dont le plateau relevé est figuré en ocre, de nombreux objets domestiques placés selon deux colonnes de même largeur. Celle de droite est dominée par une grande bouteille aux formes très libres, dans l’axe médian de laquelle se superposent deux verres tête-bêche assez figuratifs et un verre litron à grosses côtes. La partie gauche du guéridon est également couverte d’objets qui se superposent en colonne selon leur axe médian : en partant du bas, une bouteille, au goulot évasé triangulaire et bicolore, un grand verre à pied, dont le contenant, ainsi que l’ouverture sont figurés de façon identique et très elliptique, par une large bande orange sinuante, et enfin, les deux autres verres à pied posés tête-bêche, figurés selon le mode le plus synthétique. Le décalage de ce dernier élément sur la droite et son dépassement anguleux sur la bouteille, créent un hiatus dans cette architecture : bien que positionnés dans le même axe vertical que les autres composants de la partie gauche, ces deux verres très graphiques s’affrontent à angles vifs, aux rondeurs de la bouteille de droite. Ils semblent par là même déséquilibrer cet édifice symétrique et harmonieux, car composé de deux colonnes parallèles bien assises sur le solide guéridon, et rigidifiées par la pipe orthogonale.

14. Nature morte puriste, deux bouteilles et verres tête-bêche 1928 Mine de graphite, gouache et aquarelle sur papier vélin fin 30,7 x 20,4 cm Signé et daté en bas au centre : Le Corbusier / 1928

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De même qu’il utilisera dans les années quarante et cinquante des cartes publicitaires en bristol d’une de ses anciennes sociétés, pour ses sgraffitti, Le Corbusier emploie fréquemment, après la disparition de la Société de l’Esprit nouveau, son papier à en-tête, soit pour dessiner, soit en guise de brouillon pour ses écrits. Ce dessin montre que Le Corbusier porte toujours (au moins dans ses études) la même attention à l’encadrement dessiné de ses compositions, même si, naturellement, l’essentiel semble au premier abord se trouver sur le guéridon. Cette esquisse datée par Le Corbusier 1928 est vraisemblablement une étude pour la peinture Siphon et gants (FLC 210), datée de 1927 et dont la composition est très analogue. Il existe une autre huile sur le même thème, intitulée Nature morte au siphon (FLC 212), et datée de 1928, mais plusieurs éléments de sa composition diffèrent, et de notre dessin, et du tableau Siphon et gants. Dans cette huile de 1928, le verre à côtes de l’angle supérieur gauche de l’image est remplacé par un cornet pour le jeu de dés, au motif crénelé très reconnaissable, et tout le haut du tableau est occupé par un grand pichet de profil. Notre dessin est donc très vraisemblablement de 1927, mais daté par erreur 1928 par l’artiste lorsque ce dernier l’a signé, probablement plusieurs années après l’avoir réalisé, comme on a vu que cela se produisait parfois en décrivant le dessin n° 3 de ce catalogue. Les ustensiles qui constituent ce dessin sont, au centre de la composition, un siphon et une bouteille. Au-dessus d’eux, un verre à pied en silhouette (exceptionnellement seul, et sans son pendant habituellement positionné tête-bêche), et à sa gauche, un verre à côtes. Sous les deux flacons centraux, une assiette creuse, et à leur droite une succession d’objets en transparence, que seule l’observation d’autres dessins et peintures antérieurs, notamment le tableau Nature morte au compotier (FLC 29), permettent d’identifier : devant une pile d’assiettes reconnaissable à son contour ondulant, se profilent un compotier (figuré en jaune), un pichet dont le bec verseur à droite est gris violacé, et l’anse, à gauche, jaune parce qu’elle apparaît en transparence derrière la bouteille, et enfin un bocal (en brun), dont les côtes rappellent plus les verres précieux et uniques que Maurice Marinot réalisait à l’époque que la production verrière industrielle idolâtrée par Le Corbusier. 15. Composition au siphon Vraisemblablement 1927 Crayon de couleur et mine de graphite au verso d’une feuille à en-tête de l’Esprit nouveau, montée sur vélin fort du temps de l’artiste Feuille : 26,9 x 20,9 cm / Montage : 48 x 32,2 cm Signé et daté en haut à droite : Le Corbusier / 28 ; annoté : b, en bas à gauche Porte au verso du montage un ancien cachet humide rond Douanes expositions Paris, ainsi que deux cercles concentriques au crayon noir de la main de l’artiste 44


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Le Corbusier travaillant rue Jacob, au dĂŠbut des annĂŠes trente

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La composition n° 16, qui peut être datée de 1929 par analogie avec le tableau sur ce thème réalisé cette même année (FLC 170), marque un virage évident dans la production picturale de Le Corbusier, mais témoigne également d’hésitations profondes dans sa démarche. L’artiste manifeste, en cette fin des années vingt, des signes d’intérêt évidents pour la représentation de la figure féminine, mais semble peiner à faire un trait sur ses dix dernières années de recherches puristes. Cet alignement d’objets posés sur une cheminée Louis XVI (vraisemblablement de l’appartement de la rue Jacob), peut même être lu comme le bilan d’une époque en train de se terminer. Le tableau que Le Corbusier considère comme sa première peinture, daté de 1918, ne s’intitule-t-il pas la Cheminée (FLC 134) et ne figure-t-il pas quelques objets sobrement posés sur une cheminée non moins sobrement évoquée ? Le bol blanc est également une évocation manifeste d’un de ses premiers tableaux puristes, de 1919, précisément intitulé le Bol blanc (FLC 1), considéré par l’artiste, comme par ses commentateurs, comme une œuvre majeure de son itinéraire pictural. Ce bol ne réapparaît de façon aussi explicite qu’ici dans aucune autre peinture entre 1919 et 1929. Le livre ouvert figure quant à lui sous cette forme extrêmement graphique dès les peintures de 1922. Avec les représentations synthétiques de la lanterne et des deux verres à pied posés tête-bêche (qui ne figurent pas dans cette composition), respectivement inventées en 1920 et 1924, celle du livre constitue un des aboutissements graphiques de la recherche puriste. Le Corbusier continuera d’ailleurs à employer ce symbole pour indiquer les dates de ses publications dans l’Atelier de la recherche patiente, ainsi que durant toute sa vie, en couverture de ses dossiers personnels consacrés à ses publications à venir. L’autre figuration des verres à pied tête-bêche, visible ici, et dans laquelle leur tridimensionnalité est plus facile à appréhender, apparaît dans le corpus corbuséen en 1922, et s’y retrouve de façon récurrente jusqu’à la fin des années vingt. La pile d’assiettes vue strictement de profil, matérialisée par deux limites verticales en lame de scie, apparaît dans une peinture de 1919, Nature morte à l’œuf (FLC 136), et ne revient apparemment dans aucune peinture avant le Déjeuner près du phare (FLC 30) de 1928. La cuillère quant à elle, ébauche, dans le miroir, un essai de Mariage des contours avec le corps de la femme.

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Alors que les dernières années ont vu Le Corbusier assouplir sa doctrine, notamment en rendant le volume des objets plus perceptible que dans ses tableaux de 1920 à 1926 environ, cette composition renoue avec la géométrie et la frontalité. Le tablier et le montant vertical de la cheminée, le cadre du trumeau et les boiseries de la pièce fournissent à l’artiste un excellent prétexte pour structurer sa composition toute en rondeurs, sur un fond de lignes orthogonales qui nous rappellent d’ailleurs l’intérêt que l’artiste porte toujours au « cadre » de ses œuvres.

Le Bol blanc, généralement connu sous le titre Le Bol rouge (fragment) 1919

Huile sur toile 81 x 65 cm Fondation Le Corbusier (FLC 135)

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16. Nature morte et figure rouge reflétées dans un miroir 1929 Mine de graphite, gouache et aquarelle sur papier vélin fin 21 x 27 cm Signé en bas à partir du milieu vers la droite : Le Corbusier

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Après une période puriste passionnante et avant-gardiste, mais picturalement très doctrinaire, la peinture de Le Corbusier témoigne d’une nouvelle fraîcheur, grâce à l’intérêt que l’artiste porte à la fin des années vingt à des thèmes issus de la nature. La collection d’Objets à réaction poétique qu’il a récemment collectés sur les plages, ou au hasard de flâneries, constitue un vaste vivier graphique où il pioche de nouveaux thèmes et idées de composition. La comparaison établie ici par l’artiste lui-même entre un coquillage gastéropode à croissance en spirale hélicoïdale, symbole de perfection naturelle, et une bouteille (et accessoirement un verre à pied) que l’artiste dessine d’une succession de courbes harmonieuses, explicite bien l’outrance des formes que l’on peut constater que les bouteilles ont subie depuis 1926 - 27. Le plateau de la table, lui, est toujours figuré frontalement. Comme dans l’œuvre n° 13, ce dessin est constitué d’une juxtaposition de surfaces et d’un réseau de traits, de plans (aux contours souples), et de segments de droites aux angles agressifs : - sous le guéridon, des traits d’égale intensité dessinent aussi bien les pieds de la table que leur propre ombre portée sur le sol. Ce réseau de lignes n’est pas sans évoquer un cristal, dont la perfection mathématique naturelle et la symbolique passionnent l’artiste. - Le Corbusier encadre par ailleurs toute sa composition d’une ligne brisée à angles droits, qui en partie droite joue sur les pleins et les vides en répondant aux galbes des coquillages.

17. Nature morte à la bouteille et coquillages Vers 1927 - 1930 Mine de graphite, fusain et pastel sur papier vélin fin 27 x 21 cm Monogrammé en bas sur le côté droit : L-C

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Ce dessin fait cohabiter, dans une étrange succession, un verre à pied, un os de boucherie devant une cigarette, une boîte d’allumettes démantibulée, et, sur un fond coloré, une figure humaine au corps ramassé. Cet alignement hétéroclite n’est pas sans rappeler Nature morte et figure rouge reflétées dans un miroir (n° 16), mais également l’idée du Cadavre exquis pratiqué par les surréalistes depuis 1925, et que Le Corbusier ne peut alors ignorer. Le rapport entre les différents éléments de la composition, tous situés sur un même plan, mais semblant chacun occuper une case individuelle, est très différent du principe de la succession des plans qui ordonnait la peinture puriste. Ce dessin est une des esquisses préparatoires à une huile (FLC 342), de construction identique, mais qui comprend également, dans un registre inférieur, un jeu de dominos et une paire de gants.

18. Verre à pied, os, boîte d’allumettes et figure féminine 1929 Mine de graphite, crayons de couleur et pastel sur papier vélin fin, monté sur vélin fort du vivant de l’artiste Dessin : 12 x 19 cm / Feuille : 21,1 x 27,2 cm / Montage : 32,2 x 48 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 29 Dédicacé sur le montage en bas à droite : a Dr Berdet / amicalement / janvier 1948 / L-C

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Nous avons déjà décrit dans nos précédents catalogues les nombreuses analogies qui rassemblent les œuvres de Fernand Léger et de Le Corbusier à certaines époques. De tels gants usagés sont présents dans leurs travaux respectifs vers 1930. Outre le symbole de la main qu’ils endossent, ces gants déformés recèlent selon les deux artistes une grande poésie. Comme les Objets à réaction poétique, ils sont le fruit sensuellement sculptural de la transformation par l’usage et l’usure d’objets porteurs, à leur origine, d’une trop froide perfection. Le cornet de jeu de dés, plus rarement figuré, se trouve également dans un grand dessin de 1927, et dans une version de Nature morte au siphon (FLC 212), un tableau de 1928. André Sive, à qui ce dessin fut offert en 1948 était un architecte et urbaniste progressiste impliqué dans les projets de reconstruction de l’après-guerre, notamment ceux initiés par Eugène Claudius-Petit, et fit ainsi partie, jusqu’à sa disparition en 1958, de l’équipe qui conçut le programme de Firminy-Vert.

19. Gants et jeu de dés 1929 - 30 Mine de graphite et pastel gras sur papier 21 x 31 cm Dédicacé, signé et daté en bas à droite : p Sive / amicalement / Corbusier / Pâques 48

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Nous mentionnions dans la notice de l’aquarelle n° 16 les nombreuses hésitations qui semblaient affleurer du travail pictural de l’artiste à la fin des années vingt. De fait, après avoir occasionnellement cherché des idées dans le vocabulaire pictural de son ami Fernand Léger, après s’être également inspiré du vocabulaire surréaliste (sans toutefois en adopter les idées), c’est en 1932 que Le Corbusier parvient à une vraie synthèse, à la fois très personnelle et moderne, sur le thème de la femme. A cette époque, la femme, et notamment Yvonne Gallis son épouse, est devenue l’essentiel sujet de son travail pictural. Ses nombreux dessins sur ce thème rassemblent parfois deux, trois, ou quatre femmes, presque toujours figurées de taille identique et dans un même plan. Ces recherches se décomposent cependant en deux groupes. Le premier, de loin le plus abondant à l’époque, est constitué de représentations classiquement figuratives, et souvent à connotation érotique : les poses y sont naturelles (par exemple de trois quarts), et l’expression des volumes classiquement réalisée à l’aide d’ombres soigneusement dégradées et enveloppantes. Des représentations de femmes de ce genre, qui s’apparentent à la pratique de la prise de notes, sont nombreuses jusque vers 1936. En 1932, un second corpus, plus personnel, se constitue parallèlement. Il ne compte encore que quelques œuvres jusqu’en 1933, mais c’est de ces recherches que vont découler la plupart des collages et tableaux élaborés de femmes, qui vont occuper Le Corbusier dorénavant. Les formes y sont pesamment accentuées, les gestuelles outrées, les perspectives malmenées. Dans ce dessin, la figure de gauche, totalement dénuée d’ombre, l’est de fait de volume, et nous apparaît de façon presque aussi frontale qu’autrefois les ustensiles des natures mortes puristes. Celle de droite, visage de profil également, et hachurée de façon peu nuancée, contient en germe tout le travail à venir de l’artiste. L’utilisation de l’encre de Chine très noire, et appliquée en fines hachures ciselées est particulièrement caractéristique de cette petite série de dessins très importants de 1932 et 33.

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20. Femme debout et femme assise 1932 Aquarelle, pastel lavé, encre de Chine et mine de graphite sur papier vélin fin (anciennement monté sur vélin fort, du vivant de l’artiste) 21 x 31 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier 1932. Provenance : Fondation Le Corbusier, Paris (porte le cachet humide de la FLC, Paris, sur l’ancien montage et le numéro d’inventaire 2987) Heidi Weber, Zurich Bibliographie : Jornod N. et J. P., Catalogue raisonné de l’œuvre peint, éd. Skira, Milan, 2005, Tome II, p. 670, fig. 502

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Le Corbusier a réalisé plusieurs variantes de ce dessin, avec des essais de couleurs différents. Bien que réalisés au pinceau et non plus à la plume, les contours des corps des femmes et les zones d’ombres à l’encre de Chine sont comme sculptés avec force et précision. Une des femmes est manifestement étendue derrière l’autre ; aucune différence de taille entre elles n’évoque cette distance ; leurs deux bustes sont sur le même plan, et leurs deux visages également dessinés de profil nous rappellent la frontalité des peintures puristes. Afin de représenter les fesses, les jambes et les pieds de la femme du « second plan », l’artiste se prête cependant à un intéressant exercice sur les raccourcis, digne des essais des maîtres de la Renaissance.

21. Deux Femmes nues étendues 1933 Mine de graphite, encre et aquarelle sur papier vélin fin 20,9 x 30,8 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 1933

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L’originalité de ce dessin ne réside pas tant dans les postures et tenues incongrues des deux femmes, que plutôt dans la différence d’échelle entre elles. En effet, en ce début des années trente, non seulement les plus conceptuels des dessins de femmes de Le Corbusier - comme on vient par exemple de le voir dans les deux œuvres précédentes - mais même les plus imitatifs d’entre eux semblent placer toutes les figures sur un même plan.

22. Deux Femmes nues debout Vers 1930 Encre et pastel sur papier 21 x 31 cm Signé en bas à droite : Le Corbusier Provenance : Heidi Weber, Zurich Collection privée, Genève

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Les pêcheuses d’huîtres et paludières d’Arcachon inspirèrent notablement Le Corbusier, qui rapporta de cette région nombre de cartes postales représentant des travailleuses en tenue indigène pittoresque. C’est en effet vraisemblablement en raison de leur vêtements traditionnels – depuis l’époque de sa formation, puis avec son Voyage d’Orient, Le Corbusier se passionne pour ce que l’on appellerait aujourd’hui « Arts et traditions populaires » - et particulièrement de leur coiffe à la volumétrie généreuse et toute en courbes, que l’artiste s’applique à les dessiner avec une curiosité manifeste, mêlée de jubilation. La recherche sur le Mariage des contours est également bien illustrée par cette œuvre : on constate ainsi que grâce à une ligne de délimitation tortueuse entre les femmes, mais qui les dessine respectivement de façon à ce que chacune d’entre elles soit parfaitement lisible, elles ne font qu’un, et apparaissent finalement sous la forme d’une entité graphique en deux dimensions.

23. Les Paludières 1936 Encre violette sur papier vélin quadrillé 21 x 27 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 36

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Ce dessin de femmes nues au bord de la mer est un exemple très représentatif de l’usage original que fait Le Corbusier du pastel à partir de cette époque. Sur une ébauche grossière au crayon, il applique quelques traits de pastel pour délimiter de grandes surfaces colorées. Avec un pinceau gorgé d’eau, il dilue ensuite et diffuse ce pastel pulvérulent. Cela présente les deux vertus de créer de grandes zones de couleur d’intensité uniforme, d’une part, et d’autre part de fixer relativement bien le pastel ainsi diffusé. L’artiste complète son œuvre en précisant certaines formes à l’aide d’une plume ou de graphite. Les nombreuses compositions associant plusieurs femmes que Le Corbusier conçoit au milieu des années trente donnent toujours une importance considérable aux mains. Ces deux femmes semblent être nues, assises, et approchant leurs mains dans un geste étonnant et inhabituel. A l’exception de ces mains démesurées qui se distinguent nettement du reste des corps par leur couleur spécifique, et par certaines surfaces épargnées qui leur donnent du relief, chaque femme n’est figurée que d’un aplat de couleur. Les deux femmes apparaissent ainsi strictement dans un même plan, comme si elles étaient le fruit d’un collage, technique que Le Corbusier découvre effectivement à cette époque. Le principal élément de profondeur de cette œuvre réside dans le paysage, composé de barques de pêcheurs, de bouchots et de pieux pour étendre les filets, qui sont tout à fait distinctifs de la baie d’Arcachon, et que Le Corbusier reprend dans plusieurs dessins de femmes et également dans la peinture Trois baigneuses (FLC 219) de 1935.

24. Deux Femmes au Piquey 1935 Pastel lavé et encre sur traits de graphite sur papier vélin fin monté sur vélin fort du vivant de l’artiste Feuille : 20,8 x 30,9 cm / Montage : 36 x 48 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 1935 Dédicacé et daté en bas à gauche sur le montage : pour l’anniversaire de Noëlle / avec l’amitié d’Yvonne et Corbu / 2 / I / 57

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Comme l’aquarelle n° 21 et le pastel n° 24, ce dessin évoque le goût de l’artiste pour les villégiatures en bord de mer. Au milieu des années trente, Le Corbusier et Yvonne partagent leurs loisirs à la campagne entre les séjours festifs qu’ils effectuent chez Badovici à Vézelay, et le repos qu’ils prennent, comme il était alors souvent de mise parmi les intellectuels parisiens, au Piquey, sur le bassin d’Arcachon. La pose sensuelle de cette femme, très analogue à la variante plus citadine, de Nature morte et figure rouge reflétées dans un miroir (n° 16), n’est qu’un nouvel exemple de la constance des recherches corbuséennes.

25. Femme au maillot de bain bleu 1933 Mine de graphite et pastel sur papier 21 x 31,1 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 1933

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Cette belle gouache est emblématique de l’art de Le Corbusier au milieu des années trente. L’artiste a également réalisé une peinture (FLC 115), et plusieurs grandes gouaches sur ce motif l’année suivante. Composée d’un pinceau très vif, elle laisse transparaître tout ce qu’elle doit au travail de recherche sur la forme que l’artiste a réalisé depuis plus de quinze années. La préoccupation du moment est naturellement le Mariage des contours, ici parfaitement illustré par la ligne sinueuse qui sépare les deux corps étendus, mais plusieurs thèmes et images anciens s’invitent également dans cette œuvre. Le livre ouvert que tient dans ses mains la femme brune, positionné orthogonalement, et parfaitement symétrique, est manifestement hérité du début de l’ère puriste. La scène semble relevée à la verticale comme l’étaient les guéridons de cette même période, et les deux visages de femme, un de profil et l’autre de face accentuent la frontalité évoquée par ce relèvement.

26. Deux Femmes à la tête de lit 1935 Gouache, aquarelle, huile blanche et mine de graphite sur deux feuilles de papier vélin fin collées ensemble 25,5 x 30,9 cm Signé et daté en bas au milieu : Le Corbusier / 1935

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Dans un courrier qu’il envoie en mai 1936 au sculpteur breton Joseph Savina qui sollicite des conseils de dessin, Le Corbusier écrit : « Quant à vos dessins de Plougrescant, je trouve que vous y allez un peu légèrement et que vous n’avez que peu d’amour pour les formes magnifiques qui sautent aux yeux sur place. Cela manque de contrastes utiles (parties serrées et parties larges, parties courbes et parties rectilignes). (…) Le meilleur moyen, c’est de prendre un carnet à dessin et de dessiner sérieusement ces rochers, sur place, en extrayant tout l’esprit et petit à petit vous arriverez à voir quelles sont les lignes constitutives (…) »1. Ce texte illustre la confiance que Le Corbusier place, au milieu des années trente dans les forces de la nature, pour lui inspirer un nouveau répertoire formel après une décennie puriste vouée à la magnification intellectuelle de la fabrication industrielle. Ce pastel, réalisé par Le Corbusier la même année met en présence une femme couchée et les fameux rochers. Par comparaison aux autres portraits, sereins sinon sensuels de femme à la plage, la posture de celle-là serait incompréhensible si l’on ne pouvait y voir les prémisses du concept d’acoustique plastique, déjà perceptibles entre les lignes de ce texte que l’artiste écrit en 1937 : « la pierre, matériau éternel. Appréciation humaine d’un événement extérieur. Constatation d’ordre esthétique. Réaction spirituelle. Je suis parfaitement d’accord de me prêter à des dégustations subtiles ; (…). Ce sont les présences éternelles autour de nous… »2.

Rochers à Plougrescant 1937

Pastel lavé et encre 21 x 31 cm FLC 2427

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Lettre de Le Corbusier à Joseph Savina, citée dans : Joseph Savina, l’art et le métier, Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Brieuc, 1988, p. 31. Texte attribué à Le Corbusier, cité, apparemment sans références, dans : Jornod N. et J. P., Catalogue raisonné de l’œuvre peint, éd. Skira, Milan, 2005, Tome I, p. 537. 2

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27. Femme couchée aux rochers 1936 Mine de graphite, pastel et pastel lavé sur papier 20,3 x 26,5 cm Signé et daté en haut à droite : Le Corbusier / 36

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Le sujet de cette composition qui serait inspiré des Femmes d’Alger de Delacroix a fait l’objet de la part de Le Corbusier de très nombreux dessins et projets. L’architecte a eu l’occasion d’assister à la célébration du centenaire de ce tableau célèbre en 1934. Après une première expérience de peinture murale à Vézelay, et après avoir visité en 1938 la villa E 1027 réalisée par Eileen Gray et Jean Badovici à Roquebrune Cap-Martin en 1929, il s’emploie, lorsqu’elle lui est prêtée par ce dernier, à en recouvrir les murs, de huit différentes peintures, et notamment d’un « sgraffito » qui deviendra célèbre sous l’intitulé de Graffite de Cap Martin. Le terme « sgraffito », fréquemment employé par Le Corbusier, est d’usage habituel en Suisse, notamment dans l’est du pays, pour décrire les décorations murales extérieures traditionnelles, réalisées en gravant et en teintant l’enduit des façades1. De fait, cette « peinture » murale n’est pas à proprement parler une peinture à l’image des sept autres que Le Corbusier réalise dans la villa, mais un grattage surligné en noir, sur la chaux blanche. Du fait de son utilisation sous la forme d’une œuvre murale, le thème mis ici en œuvre par Le Corbusier a naturellement retenu l’attention de nombreux universitaires, habituellement plus diserts sur son travail architectural. Stanislaus von Moos la décrit ainsi2 : « Pendant des années, il songe à un grand tableau monumental qui devrait représenter trois femmes nues. Il avait fait plusieurs études d’après les Femmes d’Alger de Delacroix. La version définitive de ce groupe est établie en 1938, sous l’impression du Guernica de Picasso, auquel il emprunte l’idée du monochrome (…) Si le graffite à Cap Martin se rattache thématiquement aux grandes réalisations du Picasso de la période classique ou de Léger, il reprend la méthode des plans superposés développée à l’époque du purisme. Du point de vue du style, c’est une sorte de dernier adieu au purisme et à son idéalisme froids et élégants ». C’est en effet sur la base de cette petite série de dessins dans lesquels Le Corbusier découvre comment exprimer le volume en confrontant non plus le clair et le sombre, mais deux surfaces colorées, que progresseront ses recherches sur le Mariage des contours au cours des années trente, puis, grâce notamment à ses papiers découpés, sur l’autonomie de la surface par rapport au contour.

1

Hofmann, H. Sgraffito im Bergell, Engadin und Val Müstair, Calanda Verlag, Chur, 1994. Von Moos, Stanislaus, Le Corbusier. L’architecte et son mythe (1968), trad. P.-A. Emery, Paris, Horizons de France, 1971, p. 260. 2

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28. Projet pour le « Graffite de Cap Martin » 1938 Pastel lavé et encre de Chine sur papier 21 x 30 cm (contours irréguliers) Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 1938

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« Les éléments d’une vision se rassemblent. La clef est une souche de bois mort et un galet ramassés tous les deux dans un chemin creux des Pyrénées »1. C’est dans ces termes que Le Corbusier décrit dans le Poème de l’angle droit, les premiers assemblages qu’il dessine, des objets qu’il ramasse au gré de ses promenades d’homme oisif par obligation. Avec différentes techniques, graphite, pastel, aquarelle ou plume, sur différents papiers de formats variés, et au gré de la pénurie de matériaux, Le Corbusier dessine pendant la guerre des dizaines de variantes de ces assemblages.

29. Etude pour la sculpture : Ubu – Panurge 1940 Aquarelle et encre sur traits de graphite sur papier pelure Sujet: 21 x 17 cm / Feuille : 27 x 21 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 40

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1

Le Corbusier, Le Poème de l’angle droit, Tériade éditeur, Paris, 1955, p. 75.


30. Etude pour la sculpture : Ubu – Panurge 1946 Mine de graphite, pastel et pastel lavé sur papier 26,8 x 20,7 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 46

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A l’issue de la guerre, Le Corbusier entend accentuer son activité plastique, et s’entoure pour certaines disciplines comme la tapisserie et la sculpture, de fidèles collaborateurs auxquels il confie la mission d’exécuter ses œuvres selon ses consignes précises et strictes. Joseph Savina, ébéniste breton qui avait demandé, à la fin des années trente, des conseils de technique du dessin à Le Corbusier, se voit appelé par ce dernier après la guerre, pour réaliser des tailles directes sur bois d’après ses dessins. Après deux essais sculptés d’après des œuvres anciennes de Le Corbusier, Joseph Savina entame la sculpture d’Ozon 1940, rapidement suivie par celle d’Ozon Opus 1, d’après les nombreux dessins, souvent colorés issus de l’imagination de l’artiste devant les formes naturelles (galets et racines) qu’il observa dans le village d’Ozon dès octobre 1940. Cette sculpture est sans conteste la première grande réussite du couple Le Corbusier – Savina dans cette discipline, et la plus emblématique « des sculptures de nature acoustique, c’est à dire projetant au loin l’effet de (leurs) formes, et par retour, recevant la pression des espaces environnants »1. Prévue pour être réalisée à 6 exemplaires (l’original, et 5 déclinaisons numérotées), nécessairement tous légèrement différents puisque tous sculptés et peints à la main, cette sculpture semble ne pas avoir été éditée à plus de 3 épreuves. Cet exemplaire, le deuxième, est celui qui était réservé à Joseph Savina.

Le Corbusier (1887 – 1965) et Joseph Savina (1901 – 1983) 31. Ozon opus I 1947 Bois sculpté et polychromé Hauteur : 73 cm ; largeur : 48 cm ; profondeur : 38 cm Monogrammé et daté au dos : L-C. JS 47 2/5 Bibliographie : Répertorié sous le n° 4 de l’ouvrage : Le Corbusier / Savina dessins et sculptures, FLC Philippe Sers éditeur Paris, 1984.

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1

W. Boesiger, Le Corbusier – Œuvre complète 1946 - 1952, Birkhäuser Publishers, Basel, Boston, Berlin, p. 225.



Suite aux ébauches de sculptures qu’il a effectuées lors de son exil pyrénéen de la fin de l’année 1940, Le Corbusier réalise en 1943 et 1944 une série de petites variantes à l’huile de ce portrait de femme de profil, en même temps que des projets sculpturaux moins figuratifs qu’il a intitulés Ubu, Panurge, ou encore Ozon du nom de son village d’accueil. Si les surfaces de couleur contribuent à la lecture du sujet de cette peinture, notamment le vert pour la pommette, le violet pour le cou et le brun pour l’épaule gauche, le rôle des traits d’huile noire prend comparativement beaucoup d’importance. Les hachures qui modèlent le front et l’œil expriment le volume d’une façon à laquelle Le Corbusier ne nous avait plus habitués depuis longtemps. Ces formes rondes qui rappellent indéniablement son travail sculpté, s’inspirent comme ce dernier des galets et des racines usés, observés à Ozon.

32. Femme à la fenêtre de Georges 1943 Huile sur panneau de contreplaqué 33,5 x 24cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 40-43 Titré et daté au verso : Femme / à la fenêtre / de Georges / 40 / 43 Cette peinture est référencée à la Fondation Le Corbusier sous le n° 403

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Historique : 1952 : Exposition Diagonale, Galerie Denise René, Paris, 14 novembre – 10 décembre Bibliographie : Jornod N. et J. P., Catalogue raisonné de l’œuvre peint, éd. Skira, Milan, 2005, Tome II, n° 282, p.735.


Bien qu’il ait échappé à la perspicacité des auteurs du Catalogue Raisonné des peintures édité en 2005, ce petit tableau, très ressemblant au précédent, est également tout à fait typique de la production picturale de Le Corbusier durant la Seconde Guerre mondiale, tant par son sujet que par ses caractéristiques techniques. Son support, un fin panneau de contreplaqué, ainsi que ses petites dimensions sont symptomatiques de la pénurie de matériaux que rencontre l’artiste à cette époque. Les plus petits de ces panneaux ont souvent fait l’objet de cadeaux après la guerre. Il n’est donc pas étonnant d’en redécouvrir maintenant, encore munis de leur encadrement d’origine conçu par Le Corbusier, comme ce fut également le cas récemment d’une peinture de 19 x 15,5 cm (FLC 415), autrefois offerte à l’historien d’art et conservateur au Musée National d’Art Moderne, Bernard Dorival, et récemment restituée à la Fondation Le Corbusier.

33. Femme à la fenêtre de Georges Vers 1943 Huile sur panneau de contreplaqué 22 x 15,5 cm / 31,5 x 25,5 cm (avec le cadre conçu par l’artiste) Monogrammé en bas à gauche : L-C

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Les deux dates mentionnées sur cette œuvre indiquent, comme Le Corbusier le fait souvent, que ce collage réalisé en 1960 l’a été d’après une idée (de composition en l’occurrence) conçue en 1942. Ces trois thèmes eux-mêmes créés à différentes époques, une étude de sculpture (de 1940), une porte et des femmes enlacées (qui remontent à 1936) ont été associés par le Corbusier dès 1942, comme projet pour une peinture murale. Ce n’est cependant qu’en 1951 que ce projet aboutit, et la peinture réalisée dans la maison de vacances de la famille de l’artiste Costantino Nivola à Long Island (New York), comporte effectivement ces deux thèmes, mais situés inversement, le couple à gauche et Ubu Panurge à droite, sur deux murs constituant un angle droit convexe.

La peinture réalisée par Le Corbusier en 1951 dans la maison de l’artiste Costantino Nivola à Long Island.

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34. Thèmes Ubu Panurge et Alma Rio 1960 Collage de papiers divers (noir, de journal, et de papier vergé) partiellement aquarellés, rehaussé de gouache blanche, sur traces de fusain, sur papier bristol 42 x 64,5 cm Monogrammé et daté vers le bas à droite : L-C / 42 – 60

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Il apparaît extrêmement vraisemblable que ce soit en dessinant une version de la composition n° 34, que l’idée vint à l’artiste d’associer une évocation de porte à la sculpture Ubu Panurge préexistante, pour inventer vers 1962 une sculpture composite, et comportant des éléments mobiles, désormais appelée Panurge II, dont le dessin ci-contre est une esquisse. « De là une forme qui s’éloigne de l’à-plat pour exprimer le volume et pour aboutir à une espèce de plastique peinte selon les exigences de la toile (deux dimensions) mais exprimant le plein volume selon les exigences de l’esprit. Et c’est l’apparition d’une statuaire polychrome apte à manifester sa puissance sous la modeste forme d’un objet à tenir dans la main comme aussi sous celle d’un monument dressé dans le ciel ou agissant sur les éléments d’une architecture combinée pour en recevoir les bienfaits ».1

La sculpture Panurge II, 1962, Fondation Le Corbusier ; photographie d’Eustachy Kossakovski

34 bis. Etude pour la sculpture Panurge II 1962 Fusain et mine de graphite sur papier vergé fin 53,5 x 44 cm Daté en bas à gauche de la main de Le Corbusier au stylo plume : 20 / 2 / 62 Porte au verso le cachet humide de Joseph Savina.

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Le Corbusier “ L’espace indicible “, l’architecture d’aujourd’hui, n° spécial “ Art “, hors série, novembre - décembre 1946, p. 16.



Ces deux pastels ont été réalisés à New York en 1946 et 47. L’usage abondant du pastel, ses couleurs puissantes et chatoyantes, les contours du sujet fortement appuyés et la (quasi) absence de noir dans ces compositions, sont très représentatifs des œuvres que Le Corbusier crée à New York à cette période, alors qu’il y travaille comme représentant de la France, à la programmation du siège des Nations Unies.

35. Femme nue étendue 1946 Pastel et pastel lavé sur papier vélin fin 47,5 x 58 cm Signé, situé et daté en bas à droite : Le Corbusier / N York 46 / 9 dec 46 78


Les mains des femmes sont, comme toujours, figurées énormes et très expressives. Par rapport aux dessins de femme des années trente, ces pastels semblent être de composition moins élaborée, et moins intellectuelle, mais ils ont gagné en lisibilité, et sont extrêmement décoratifs.

36. Deux femmes se donnant la main 1947 Pastel sur papier vélin fin 41 x 53,8 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 47 79


Comme on l’a déjà vu avec le collage n° 34 de 1960, il est fréquent que Le Corbusier crée de nouveaux thèmes en en associant plusieurs anciens, d’époques variées. Il ne le fait pas sans humour, comme en témoigne le titre de cette œuvre. De couleurs très vives, cette très belle composition est également typique de la production de l’artiste lors de ses séjours à New York de 1946 et 47. A la différence des deux précédentes, en revanche, elle s’assoit sur une construction géométrique solide.

37. La Famille cocasse 1946 Pastel sur papier vélin fin 41 x 53,8 cm Signé et daté en bas à gauche : Le Corbusier / 46 80


Ce portrait de femme, dont un autre exemple figure dans la Famille cocasse, est un thème récurrent du corpus dessiné et peint de Le Corbusier. Il est le fruit d’un long développement d’après un ancien portrait d’Yvonne, la femme de l’artiste, et a évolué de nombreuses fois. Elevé au statut d’Icône, ce thème figure également en 1955 au nombre des planches hors texte en couleurs dans le Poème de l’angle droit, où Le Corbusier l’accompagne d’une page manuscrite qui constitue un superbe hommage à son épouse.

38. Icône 1955 Pastel et pastel lavé sur traces de graphite sur papier vélin fin 34,2 x 20,2 cm Signé et daté en bas au milieu : Le Corbusier / 55 81


Ces deux portraits de femme illustrent le goût que Le Corbusier a toujours eu pour les femmes exotiques. De son premier voyage à Alger en 1931, il rapporte des croquis de femmes, notamment de prostituées, en insistant souvent sur leur tenue traditionnelle. La Femme fantasque, à gauche, est une des ultimes variantes d’un dessin de la première moitié des années trente, réalisé d’après une des cartes postales de femmes arabes lascives et dénudées que l’artiste rapporte la même année. On a vu que l’artisanat local intéressait beaucoup Le Corbusier et ce dessin trahit autant ce goût pour les cultures populaires, que celui des femmes. Ce thème, qui n’a cessé d’être développé par l’artiste, met effectivement souvent en évidence un fort contraste entre une poitrine pure, opulente et dénudée, et la sophistication et excessive décoration de l’habillement des femmes. 39. Femme fantasque 1956 Pastel et pastel lavé sur papier bristol 62,7 x 47,8 cm Signé en bas vers la gauche : Le Corbusier Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 15 / 1 / 56 82


Cette Mulâtresse de Bogota a contrario, a manifestement plus intéressé Le Corbusier pour son caractère ou son faciès que pour sa tenue. Il est vrai qu’il ne s’agit pas là, comme dans le cas de Femme fantasque, d’une version maintes fois revue, idéalisée, et géométrisée d’un dessin antérieur, mais d’un portrait vraisemblablement réalisé sur le vif. C’est un dessin rare dans la production de l’artiste à l’époque. Le Corbusier consacre en effet son temps de dessinateur entre les prises de notes dans ses Sketchbooks - et ce dessin est assurément beaucoup plus élaboré que cela – et la production plus intellectuelle d’une œuvre construite, et qui se pose, au début des années cinquante, la question de la hiérarchie entre taches de couleur, et dessin. En marge de cela, il émane de ce dessin classique une vie étonnante, en même temps qu’une véritable présence sculpturale.

40. Portrait de mulâtresse 1950 Mine de graphite et pastel gras sur papier 27,2 x 22,7 cm Daté et monogrammé en bas à droite : sept 50 L-C ; situé en bas à gauche : Bogota

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Poème de l’angle droit Le Poème de l’angle droit constitue un événement exceptionnel du cursus créatif corbuséen. En chantier dès 1947 , et terminé en 1955 , il embrasse une vaste période pendant laquelle Le Corbusier construit l’Unité d’habitation de Marseille, et la chapelle de Ronchamp. L’architecte se rend également, dès 1951, deux fois par an en Inde pour y suivre l’avancement des travaux de Chandigarh, la capitale du Punjab, et prend de très nombreuses notes pour le Poème, lors de ces voyages. Les originaux du livre ont été réalisés en papiers gouachés et découpés, comme les numéros 42, 43 et 44 de ce catalogue, et tous les textes ont été lithographiés d’après le manuscrit rédigé de la main même de Le Corbusier. Comme lorsqu’il réalise une peinture murale, ou les portes en émail de Ronchamp, et de Chandigarh, Le Corbusier insiste toujours sur le fait qu’il a lui même effectué le travail créatif de ses propres mains, dans une osmose de la main et de l’esprit. La main est un des symboles primordiaux de la pensée corbuséenne. Elle en est l’incarnation, et conclut tout naturellement son Livre. Le Poème de l’angle droit n’est certes pas exhaustif, mais il rassemble une quantité d’images-type, pour illustrer certain thème récurrent de sa perception de l’espace - le paysage vu d’avion -, certain fondement de sa création - la course solaire de 24 heures par exemple - ainsi que son monde personnel, symbolique et mystique omniprésent. Rendons la parole à l’artiste pour décrire ce Livre qu’il réservait délibérément à certains initiés : “ l’expérience de sa vie est dans l’épaisseur de ce livre, volontairement mis à l’abri du tumulte, du désordre et aussi de la médiocrité et même de la bêtise. Le Corbusier, dont l’œuvre si attentive aux réalités de ce monde l’a fait considérer par les observateurs discrets comme un “ fonctionnaliste “( mot affreux né sous d’autres cieux que ceux qu’il a toujours aimé parcourir - là où le soleil est maître) - se découvre presque totalement : il exprime son choix : l’angle droit. Et s’en explique par le verbe et l’image. Sa rédaction, il l’a faite d’abord comme ses projets de maisons : en rassemblant toutes choses dans une cohérence banale et l’énoncé de tous les faits à prendre en considération. Il y a donc beaucoup de choses au fond de ce poème. Puis il a pris de la distance, puis de la hauteur : il a coupé les ponts. Désormais, c’est au lecteur de lire le poème. Le Corbusier n’avait jamais rimé de sa vie ; de même n’avait-il appris ni à écrire, ni à peindre, ni à construire. Il apporte ici son désir de découverte et de fraîcheur. Le poème éclaire la réalité fondamentale du labeur de Le Corbusier : discerner au sein des complexités, la ligne de marche des événements et de soi-même et lever la tête au-dessus du grouillement général qui est, a été, et sera toujours, d’apparence chaotique et caricaturale, ne désespérant que ceux qui ont peur de voir clair. ”1

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1

Le Corbusier, Œuvre complète 1946 - 1952, p. 245.


41. Le Poème de l’angle droit 1955 Texte autographe de 158 pages en 30 cahiers libres, illustrations dans le texte, dix-neuf hors-textes en couleurs et une couverture, intégralement lithographiés, sous couverture de carton fort et étui. Imprimé par Mourlot Frères et édité par Tériade à 250 + XXX exemplaires Le livre : 42,8 x 33 x 4,5 cm / L’étui : 44,8 x 34,5 x 6,2 cm L’exemplaire n° 131 / 250 Signé au colophon : Le Corbusier

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Papiers collés Les collages réalisés par Le Corbusier avant la Seconde Guerre mondiale ont une importance capitale pour l’évolution graphique du son travail de peintre, mais se comptent pratiquement sur les doigts des deux mains. En 1948, en revanche l’artiste entreprend trois importants projets picturaux d’envergure, pour lesquels le collage devient, à divers titre, un médium fréquent, et riche de ressources. Le premier projet, pour lequel Le Corbusier réalise en collage au moins trois variantes d’un même sujet, est la peinture murale qu’il peint à pâques 1948 sur un mur de l’atelier du 35 rue de Sèvres. Le second réside dans la grande peinture murale du Pavillon Suisse de la Cité Internationale Universitaire, pour laquelle l’artiste construit également, selon l’expression qui lui est chère, quelques petits papiers collés. Cette dernière œuvre consistant dans l’association de quatre thèmes conçus antérieurement, les collages que l’artiste réalise en juin 1948, constituent le procédé idéal pour associer avec justesse les surfaces colorées représentatives de chaque thème, et le trait qui dessine le sujet. Le troisième projet, qui n’est pas le moins ambitieux, est le Poème de l’angle droit, un grand livré édité par Tériade, composé de quatre-vingt lithographies, et dont les dix-neuf hors-textes en couleur sont imprimés d’après les collages que l’artiste compose à partir de l’automne 48. Pour cette épopée architecturale et philosophique, il apparaît manifestement que Le Corbusier a commencé par réaliser des collages selon ses thèmes historiques favoris, autour desquels il a ensuite rédigé le texte. Le nombre de collages que Le Corbusier a exécutés à cette période, avant d’en sélectionner dix-neuf pour la publication du Poème n’est pas certain. Il est cependant très vraisemblable qu’il en ait réalisé beaucoup plus que n’en furent reproduits. Il existe en effet apparemment une quarantaine de collages contemporains, et de dimensions, de médiums et de techniques semblables aux dix-neuf feuilles sélectionnées pour le livre, et aujourd’hui conservées à la Fondation Le Corbusier. Dans les collages de Le Corbusier, même si les surfaces colorées ne coïncident généralement pas parfaitement avec le dessin qui surligne le sujet, souvent réalisé en noir, à la plume ou au pinceau, il y a cependant toujours un lien étroit entre les deux techniques mises en œuvre. Parallèlement, comme dans les collages de mars 1948 destinés à la peinture murale de l’atelier, ou Cœur sur la main (n° 43), certaines des œuvres préparatoires au Poème sont également fortement structurées par de grands triangles qui font alterner couleurs claires et fond noir.

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Comme c’est le cas de nombreux collages de cette époque, le papier noir joue un rôle important dans sa composition. Doublement ici, parce que la surface de l’œuvre est ainsi virtuellement coupée en deux trapèzes égaux, et parce que la moitié noire semble servir de dossier à la figure centrale. Ses fesses et sa jambe droite, peintes en blanc sur le fond noir nous font comprendre que cela n’est pas réaliste, mais le visage de la femme, orienté vers le haut accentue la sensation qu’elle est adossée à la feuille noire.

42. Trois femmes 1948 Collage de papier noir et de papiers découpés et aquarellés, rehaussé de gouache et d’encre de Chine sur papier vergé 48 x 37,5 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 48

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Cette femme couverte d’une simple cape et qui tient son sein de sa main gauche tout en dissimulant pudiquement son sexe de la droite est un thème qui apparaît dans l’œuvre de l’artiste dès l’époque des dessins très dynamiques, ciselés à l’encre de Chine, du début des années trente. Ce collage n’est pas reproduit dans le Poème de l’angle droit, mais ressemble techniquement en tous points aux œuvres qui y figurent. Comme la plupart de ces dernières, il est constitué de papier noir et de pièces de papier qui ont été gouachées ou aquarellées, selon les cas soit avant, soit après avoir été collées.

43. Cœur sur la main 1948 Collage de papiers découpés et gouachés rehaussés à la gouache sur papier vergé 48,6 x 36,7 cm Monogrammé et daté en bas vers la droite : L-C / 48

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Ce collage est une variante, au format vertical, du thème des Mains, comme également les deux œuvres suivantes. C’est un thème que l’on rencontre effectivement à de nombreuses reprises entre 1940 et 1950 environ. Ce collage présente en revanche la particularité assez rare à cette époque de ne pas comprendre de pièce de papier noir dans sa composition. Cela, associé à l’usage de gouache vermillon pour le dessin, lui confère une fraîcheur inusitée.

44. Les Mains 1948 Collage de papiers gouachés, encre et mine de graphite sur papier vergé 49,6 x 37,2 cm Monogrammé et daté en bas vers la gauche : L-C / 48

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Dans ce développement du thème des Mains qui date de 1951, les mains à proprement parler ont déjà trouvé les formes et les proportions qu’elles ont encore dix années plus tard, quand Le Corbusier en offre à Madame Prunier un croquis, dont elle fait alors orner toutes les pièces de vaisselle de ses deux restaurants, de Paris et de Londres.

45. Les Mains 1951 Pastel et pastel lavé sur papier vélin fin 32,1 x 41,8 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 51

Croquis des Mains, offert par Le Corbusier à Madame Prunier le 8 avril 1961

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Cette composition associant trois femmes attablées à un arrière-plan géométrique, apparaît dans l’œuvre de Le Corbusier au début des années quarante, et suscite la réalisation de deux peintures, respectivement en 1940 et 45 et de plusieurs collages en 1948. En 1946, l’artiste réalise une nouvelle série de dessins sur ce thème. Il accentue alors l’importance qu’il accorde toujours aux mains, en regroupant, comme on le voit ici, celles des trois personnages, et en schématisant les visages. La Fondation Le Corbusier à Paris conserve plusieurs autres études du même sujet (inventoriées 6225 à 6229), réalisées vraisemblablement le même jour que le présent dessin, et pour certaines sur le même papier à en-tête des Nations Unies. Le 31 octobre 1946, Le Corbusier, toujours à New York, grave son premier burin d’après cette série d’esquisses. Belva J. Barnes, à qui ce dessin a été offert et dédicacé, est une architecte new-yorkaise formée à l’Université de Michigan dans la première moitié des années quarante. Elle fut occasionnellement la collaboratrice de Le Corbusier à New York, et à Paris, puis à la fin des années cinquante, des architectes Wallace K. Harrison et Philip Johnson à New York.

46. Les Mains (étude pour une estampe) 1946 Encre bleu-noir virée au brun au verso d’une feuille à en tête des Nations Unies, comprenant un collage à usage de repentir 21,7 x 27,9 cm Signé, situé, daté et dédicacé en bas à gauche : Le Corbusier / NYork 46 / pour Belva Barnes / amicalement Provenance : Belva J. Barnes, New York

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Ce thème de 1938 a été conçu sur la plage du Piquey, comme le montrent la pinasse de profil et les bouchots dans le lointain, que nous avons déjà vus dans le pastel n° 24. Cette silhouette constitue d’ailleurs très vraisemblablement une évolution de la figure de droite de ce dernier pastel, à un moment où le Mariage des contours n’est plus le sujet primordial des travaux de l’artiste, qui recherche maintenant à établir une nouvelle dialectique entre plans colorés et dessin proprement dit. De ce sujet composé de grands aplats de couleurs dans une gamme froide peu habituelle, Le Corbusier a également réalisé, la même année, des variantes aux teintes plus chaleureuses. Réalisé onze années après ce pastel, le collage n° 48 illustre l’évolution de la recherche picturale corbuséenne, qui s’empare d’un même sujet propice, choisi, et savamment composé, et le manipule selon son avancement, souvent sur plusieurs décennies. Ce travail peut sembler répétitif. Il permet au contraire au spectateur d’observer quelles sont les nouvelles priorités de recherche du peintre, et montre par là même, que ce dernier travaille sur l’évolution des modes de représentation, plus qu’il ne s’intéresse à produire de nouveaux sujets inédits. Le tableau Femme et mains (FLC 116), peint sur ce même thème en 1938, ne peut pas être interprété en toute objectivité, car, il a été retouché plus tard, et nous n’en connaissons pas la première version avec exactitude.

47. Buste de femme et barque dans le lointain 1938 Pastel lavé et encre sur traits à la mine de graphite sur papier vélin fin 20,8 x 30,7 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 38

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Très chamarré, figurant plusieurs mains, et un mouchoir (?) sur un entablement comme les tableaux de la série Athlète contemporains, il est cependant beaucoup plus baroque que le pastel n° 47 réalisé la même année, et naturellement que ce collage, dont toute évocation de paysage a maintenant disparu au profit d’une admirable économie de moyens.

48. Femme en buste 1949 Collage de papiers gouachés et estompés au fusain, encre (ou huile diluée) et mine de graphite sur papier vergé 37 x 48,5 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 49

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Parallèlement à quelques collages très sophistiqués, comme Deux Femmes attablées (n° 53), Le Corbusier réalise de 1949 à 1952 environ, d’autres papiers collés, dont les compositions sont certainement moins ambitieuses, mais dont la grande qualité réside dans l’économie de moyens. Femme en buste (n° 48) est un exemple de cette volonté de sobriété technique, mais son dessin élégant est elliptique, et l’œuvre est pleine de poésie, mais n’est pas nécessairement d’une lecture très facile. Les deux collages Le Pique-nique et Deux Femmes étendues au coquillage, en revanche, respectivement inspirés de compositions créées en 1929 et en 1947, illustrent bien la corrélation que nous indiquions précédemment dans le texte « Papiers collés », entre les pièces de collage, et le sujet généralement surligné pour une meilleure lisibilité. Dans ces deux exemples, le dessin est même particulièrement explicite. Seul le coquillage, dont la disproportion relative aux deux femmes étendues, entrave éventuellement une bonne compréhension, gagne à être vu préalablement sur l’esquisse de 1947.

49. Le Pique-nique 1952 Collage de papiers divers et encre, sur papier jaune 23,2 x 30,6 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 52 94


50. Deux Femmes étendues au coquillage Début des années 50 Collage de papiers gouachés et aquarellés et encre de Chine 31 x 50 cm Porte au verso le numéro d’inventaire de la Fondation Le Corbusier : (PC) 63 Provenance : Fondation Le Corbusier, Paris

Deux femmes étendues et coquillage, Carnet de croquis préparatoires au Poème de l’angle droit, 1947 FLC, inv. 4144 95


Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Le Corbusier entend développer plusieurs des pratiques artistiques qu’il n’a eu, avant-guerre, que l’occasion d’expérimenter occasionnellement, voire d’approcher seulement, dans le cas de la sculpture, en faisant la connaissance de Joseph Savina. Ayant réalisé une tapisserie avec Marie Cuttoli en 1936, il entreprend d’autres projets de même nature dès 1949, et peint ainsi lui-même à la caséine quelques cartons à la taille réelle voulue pour le tissage. Ce travail étant considérable, il doit rapidement se résoudre à travailler sur de plus petits formats, confiés ensuite à son fidèle collaborateur dans cette spécialité, Pierre Baudouin, qui les agrandit, puis met au point et supervise leur tissage. Cette œuvre peinte, probablement à cause de la pénurie de feuilles de grand format à cette époque, sur un papier goudronné utilisé dans le bâtiment, présente la particularité intéressante de laisser apparaître en surface sa structure interne composée de fils croisés entre deux couches de papier goudronné. Dans le tome 5 de son Œuvre complète 1946-52, Le Corbusier précise qu’il n’a peint lui-même que huit cartons à la taille d’exécution finale de la tapisserie. De ces cartons originaux, de grand format en couleurs, la majorité est conservée dans les archives de la Fondation Le Corbusier, et très rares sont ceux qui sont encore en mains privées. Pour des raisons que nous ignorons, il n’a été tissé aucune épreuve d’après ce carton.

Le Corbusier dans son atelier, ce carton posé au sol devant lui ; photographie de Felix H. Man, 1954 51. Opus 5 : Nu féminin passant la porte, thème de la Pyrénéenne (à droite) et Nature morte 1949 Peinture à la caséine et collages sur papier goudronné structuré 220 x 230 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 49 : titré en bas à gauche : Op 5

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Ces deux œuvres nous montrent une fois encore que l’œuvre pictural de Le Corbusier est réduit en nombre de thèmes traités, mais qu’il donne lieu à des expérimentations variées qui s’étendent sur de nombreuses années, voire plusieurs décennies. Ces deux œuvres décrivent un repas entre amis, situation chère à l’artiste, mais la puissante géométrie qui les sous-tend, comme l’important usage du noir dans les deux compositions, leur confèrent une certaine sévérité.

52. Deux Femmes attablées 1941 Pastel, pastel lavé, fusain (?) et mine de graphite sur papier vergé 48,2 x 62,8 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 41 98


La composition du collage de 1950 n’est pas notoirement différente de celle du pastel de 1941. L’utilisation de papier noir est en revanche moins étonnante sur ce collage que celle, très abondante, de pastel de couleur noire dans l’œuvre précédente. Ce collage se distingue des papiers collés que nous avons vus précédemment par l’emploi d’une grande feuille de journal. Entreprise tardivement par Le Corbusier, l’utilisation de papier de journal, naturel, aquarellé ou gouaché, envahit ses collages tout au long des années cinquante, et devient rapidement comme une marque de fabrique de l’artiste.

53. Deux Femmes attablées 1950 Collage de divers papiers et de feuille de journal, gouache et encre de Chine sur papier 50 x 65 cm Signé et daté en bas à gauche : Le Corbusier / 50 ; annoté en bas à droite : 1950 99


Ce thème de Deux Femmes nues sur la plage remonte naturellement au milieu des années trente, mais c’est encore un des sujets de recherche favoris de l’artiste durant les années cinquante. Les deux pièces de papier collé de droite illustrent parfaitement le dialogue entre les aplats de couleur, et le trait qui dessine le sujet. La pièce brune rectangulaire en haut de la composition montre à nouveau l’intérêt de l’artiste pour une recherche sur l’expressivité des vides et les pleins. Dans la partie gauche, une nouvelle interprétation du concept du Mariage des contours, complexifié par les intersections entre les traits, renvoie aux études pour le Graffite de Cap Martin (n° 28).

54. Deux Femmes nues sur la plage 1959 Collage de papier journal et papier gouachés, et encre, sur papier vélin fin 34,3 x 43,7 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C /-39/-59

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Les sujets animaliers sont relativement rares dans le répertoire pictural de Le Corbusier, et généralement confinés dans ces carnets de croquis. Il a certes entrepris de peindre, quelques années avant de réaliser ce collage, une grande série de peintures intitulées Taureaux, mais ces tableaux constituent plutôt un bestiaire intellectuel et ésotérique qu’ils ne sont figuratifs. De passage au Caire, sur la route qui le ramène d’Inde où il travaille au plan de la ville de Chandigarh, Le Corbusier y séjourne quelques jours après avoir atterri le 20 avril 1952, et en visite le zoo le 25. Il y réalise le croquis reproduit ci-contre. Lors d’un séjour à Cap Martin quelques années plus tard, il reprend, cette silhouette animale étonnante qu’il associe à un buste de femme à l’occasion de la réalisation de quelques œuvres, notamment des collages.

55. Rhinocéros / Buste de femme 1954 Collage de papiers découpés, encre et lavis sur papier vélin 20,8 x 32 cm Monogrammé en bas à droite : L-C ; situé, daté et numéroté dans un losange CM / 54 / e bis ; situé en bas à partir du centre vers la droite : Cap Martin

Deux têtes de rhinocéros Stylo bille sur papier 1952 p. 45 du Sketchbook F25

Fondation Le Corbusier, Paris

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Ce grand dessin au fusain et au pastel conçu pour la réalisation de la version définitive de la sculpture Femme, est réputé avoir été réalisé, comme la polychromie des sculptures, à quatre mains. Le matériau employé (le pastel principalement) et son style dynamique, nous assurent que l’aspect définitif actuel de cette œuvre doit avant tout beaucoup à la main de Le Corbusier, même s’il est plausible comme nous en informe la tradition familiale du sculpteur, que Savina en ait, dans un premier temps, ébauché la silhouette.

Joseph Savina auprès de la sculpture Femme (grand modèle) avant peinture, et devant le dessin (n° 56)

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Le Corbusier (1887 – 1965) et Joseph Savina (1901 – 1983) 56. Etude pour la sculpture : Femme 1953 Pastel et fusain sur papier vélin fin 148,5 x 72,5 cm (à vue) Signé au verso : Le Corbusier / 24 rue Nungesser et Coli / Molitor 32 .52

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Après avoir conçu une première version de la sculpture Femme, haute de 45 centimètres en 1952, puis une seconde plus grande (100 centimètres) en 1953, Le Corbusier et Savina travaillent à une troisième version, définitive, notamment sur la base du dessin précédent, mais aussi de plus petites esquisses globales, et des notes très précises (dont un exemple est reproduit ci-dessous) que l’architecte envoie au sculpteur. Cette œuvre mesure 183 centimètres, soit la taille de l’homme de référence sur lequel le Modulor est fondé. Cette version définitive de Femme (conservée à la Fondation Le Corbusier) a fait l’objet de deux répliques à la fois fidèles et uniques en 1962. Uniques, car chacune étant effectivement réalisée par Joseph Savina en taille directe, puis peinte à la main par les deux artistes, aucune de ces trois versions ne peut être parfaitement identique aux deux autres. La tête ci-dessus est à notre connaissance une œuvre unique et inédite. Elle est semblable à la tête de la sculpture Femme de 183 centimètres, et peinte de la même manière, mais ne semble pas avoir été conçue pour couronner un jour une quatrième version de cette dernière. Son socle, dont les courbures épousent ses formes, est en effet également l’œuvre de Joseph Savina.

Première page d’une lettre adressée par Le Corbusier à Joseph Savina, enrichie de croquis, concernant les détails de réalisation de la sculpture Femme. Collection particulière

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Le Corbusier (1887 – 1965) et Joseph Savina (1901 – 1983) 57. Tête de Femme Vers 1953 - 1962 Bois sculpté et polychromé Hauteur : 47 cm ; largeur : 35 cm ; profondeur : 15,5 cm Monogrammé JS. LC. au verso


On a vu l’importance symbolique que revêt la main dans l’œuvre peint de Le Corbusier dès ses compositions de Femmes des années trente. Il dessine alors ses femmes, à la plage ou dans l’intimité, affublées de mains démesurées, aux gestuelles très expressives, souvent outrées. Le véritable symbole de la « Main ouverte », « pour recevoir et pour donner » naît dans l’esprit de Le Corbusier dès les années quarante, et suscite dès lors de très nombreux dessins, collages et lithographies. Vers 1954, l’architecte met tout en œuvre pour qu’une sculpture monumentale sur ce thème, localisée dans « la Fosse de la Considération », occupe le cœur de la cité de Chandigarh, la nouvelle capitale du Punjab dont l’architecte établit alors le plan et les principaux monuments. Le projet ne se concrétise pas faute de moyens, et Le Corbusier en relance l’idée en 1962 avec une grande dépense d’énergie. Le monument ne sera finalement réalisé qu’une vingtaine d’années après la disparition de l’architecte. « Toute sa vie fut une grande main ouverte. Parfois il la referma sur le secret de lui-même. Et n’y a-t-il pas aussi, dans « La Main Ouverte » qu’il dessina pour Chandigarh, un secret, un appel, un cri vers l’insaisissable, un cri que personne n’entend ? »1

58. Projet du monument la Main ouverte pour Chandigarh 1951 Pastel partiellement lavé, rehaussé de pastel noir et stylo bille sur papier vélin fin 21 x 27 cm Signé et dédicacé à la mine de graphite en bas à droite : pour Pierre Jeanneret / avec mon / amitié / Le Corbusier ; daté en bas à gauche : août / 51

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A. Wogensky, les Mains de Le Corbusier, Editions de Grenelle, Paris, s.d. p. 21.


59. Projet de structure du monument la Main ouverte de Chandigarh 1954 Mine de graphite, encre et crayon de couleur sur papier calque 27,5 x 39,5 cm

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60. La Main ouverte 1955 Collage de papiers et feuille de journal gouachés et rehaussés à l’encre de Chine sur papier vergé 65 x 50,5 cm Monogrammé, annoté et daté vers le milieu du côté droit : L-C / version B / mai 1955

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61. Affiche pour la présentation du livre le Poème de l’angle droit à la galerie Berggruen 1955 Lithographie en 6 couleurs, exécutée par l’imprimerie Mourlot sur papier vélin d'Arches, d’après un collage original de l’artiste Sujet : 55 x 40,1 cm / Feuille : 65,1 x 46,3 cm L’épreuve 25 de l’édition sans la lettre limitée à 150 épreuves + 5 épreuves d’artiste + quelques épreuves de passe Justifié en bas à gauche et signé au centre : Le Corbusier


62. La Main ouverte 1950 Gouache sur papier vergé 62,5 x 48 cm Signé et daté à gauche sous la ligne d’horizon : Le Corbusier / 50 ; dédicacé, titré et signé en bas à droite : pour Simone Wogensky / « la Main ouverte » / emblème optimiste / avec mon amitié / Le Corbusier

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Durant quelques jours de mai 1954 (apparemment seulement du 14 au 18), Le Corbusier réalise une curieuse série de collages de grands formats, tous exécutés à l’aide de pièces de papier de journal plus ou moins gouaché, et d’un fusain d’un noir intense énergiquement manipulé. Si la spontanéité du geste est une caractéristique de l’art corbuséen, ces œuvres font preuve d’une liberté doublement étonnante au regard de tout son corpus. Leur originalité essentielle réside dans la quasi-« abstraction » de ces compositions, ou tout au moins dans le rapport très libre que Le Corbusier établit entre les collages et le sujet dessiné au fusain. Les pièces de papier coloré collé y sont généralement peu nombreuses, et ne se chevauchent pas ou peu. Elles laissent plus de place qu’habituellement au fond blanc de la feuille qui les supporte. Elles sont surtout découpées, voire déchirées, selon des contours peu en rapport avec le dessin que l’artiste effectue par la suite. Depuis les premiers dessins de femmes aux courbes libres de 1932, une constante du travail de Le Corbusier, (quelque soit le médium) réside dans sa composition intelligente de sujets, constitués d’aplats de couleur et de traits de contour (généralement noir). Chacun de ces deux composants est individuellement utilisé de la façon la plus elliptique, et c’est l’association des deux qui nous rend l’œuvre compréhensible. Dans cette série de mai 1954, il semble que Le Corbusier se soit exercé à allouer moins de signification à ces pièces de papier découpé qu’il ne l’avait fait jusque-là, et également à occuper différemment l’espace de la feuille. Mais en cette année qui a vu naître par ailleurs de nombreux autres papiers collés, parfois très élaborés, cet essai n’est pas assidûment poursuivi. Ce n’est apparemment pas avant 1964 que Le Corbusier reprend la création de collages aussi libres, sinon « abstraits », lors de la recherche de la coloration de lithographies qu’il exécute chez Mourlot. L’éditeur lui apporte alors des épreuves dont le trait est préalablement imprimé en noir, et sur lesquelles l’artiste réalise plusieurs essais de composition avec des pièces de papier déchiré, avant de choisir quelle version il lui confie pour l’impression.

63. Ecorce, silex et cristal 1954 Collage de papier de journal gouaché rehaussé de fusain sur papier vergé 48,4 x 63,2 cm Signé et daté au crayon Conté en bas à droite : Le Corbusier / 14 mai 54

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Les premiers croquis de la série des Taureaux apparaissent, vraisemblablement réalisés en Inde, dans les Sketchbooks de Le Corbusier au printemps 19521. L’artiste note sur une page rassemblant quelques croquis de têtes d’animaux issues de thèmes antérieurs : « intuitivement depuis vingt ans j’ai conduit mes figures vers des formes animales porteuses du caractère, force du signe, capacité algébrique d’entrer en rapport entre elles et déclenchant ainsi 1 phénomène poétique »2. Puis sur le feuillet suivant, portant les premières esquisses de tête composée de divers éléments : « faire un groupement de ces formes et idées et notions en les rassemblant isolées du contexte Opérer de même avec les Mains. Et aussi les pieds. / un Bestiaire »3. Le Corbusier expliquera plus tard que c’est par hasard, en voyant à 90° un ancien dessin puriste tombé à terre, que l’idée lui vint de la figuration du premier Taureau. Les deux interprétations ne sont pas contradictoires. Les Taureaux sont les symboles même de la cosmogonie corbuséenne. Naturellement conçus grâce au Modulor, ils constituent une sorte de bilan pictural entamé à l’âge de soixante-cinq ans, de la vie d’un poète et d’un humaniste. De 1952 à 1959, Le Corbusier invente dix-huit sujets différents sur des thèmes de Taureaux, matérialisés par dix-neuf grandes huiles, et une immense tapisserie rebrodée, qui fait fonction de rideau de scène du théâtre Bunka Kaikan à Tokyo. Ce collage très élaboré dans la facture, est une variante du tableau Taureau III Atlas Chandigarh de 1953, acheté par la Tate Gallery de Londres à Le Corbusier en juin 1954. L’assemblage très simple et très élégant du noir, du rouge et du blanc de ce collage fait écho à la grande sobriété du tableau, qui associe de larges aplats anguleux jaunes et rouges, aux gris et au blanc des formes libres, simplement pimentés d’une touche de mauve et d’un disque vert Véronèse.

64. Taureau III 1954 Collage de différents types de papiers découpés, journal gouaché, papier noir (d’emballage ?), papier couché blanc et beige, encre grasse (?) et gouache blanche sur traces de fusain, l’ensemble monté sur papier vergé 63,5 x 49 cm Monogrammé et daté en bas vers la gauche : L-C / 54 ; signé en bas au milieu : Le Corbusier

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3

Le Corbusier, Sketchbook F 24, aussi intitulé INDES 16 mars 1952 MARS, FLC Op. cit. p. 1 Op. cit. p. 3


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Ce collage, conçu sur le thème de Taureau XVI, est constitué d’un dessin à l’encre de Chine et de quelques pièces éparses de papier peint Matroil ou Salubra collées, ou pour l’une, retenue à l’aide d’un trombone. Le Corbusier pratique ainsi souvent à cette époque, pour procéder à des essais d’associations de couleurs, en vue d’œuvres plus grandes. Cet essai, réalisé chez l’émailleur Jean Martin à Luynes, peut y avoir servi à la réalisation d’un émail, ou être une étape dans la conception de la tapisserie de ce même sujet, intitulée : le Taureau Trivalent. Ce dessin porte l’indication de ces deux techniques, mais c’était fréquemment le cas et tous les projets indiqués de la sorte n’ont pas nécessairement abouti.

65. Taureau Trivalent 1958 Mine de graphite, encre de Chine et collage de fragments de papier peint Matroil ou Salubra 43,8 x 56 cm Annoté, signé, et monogrammé en bas au centre : p.(our) EMAU (sic) / d’après Taureau XVI / Chez Martin 8 nov / 58 / pour tapisserie / 26 / 11 / 58 / L-C : annoté en bas à droite : voir / la gouache / du 27 / 8 / 58 114


Le Corbusier a souvent utilisé un papier profondément noir et mat pour réaliser ses collages dans les années cinquante. L’idée lui en est venue en récupérant le papier d’emballage et de protection des feuilles photosensibles utilisées dans les agences d’architecture pour le tirage des plans. Cette importante présence du noir dans les papiers collés, leur apporte unité, et leur confère par là même une autonomie particulière, relativement aux peintures dont elles sont inspirées. C’est particulièrement remarquable dans le cas de ce Taureau IX, dont la toile aux nombreuses fioritures (dégradés, pointillés…) semble plus touffue et plus brouillonne que ce très beau collage.

66. Taureau IX 1955 Collage de différents types de papiers découpés, journal gouaché, papier noir (d’emballage ?), papier couché blanc, gouache noire et blanche sur traces de fusain, l’ensemble monté sur papier noir 82,5 x 54 cm Monogrammé, daté et signé sur le côté gauche : L-C / 55 / Le Corbusier 115


Ce tableau de Taureau diffère notamment du collage précédent (mais légèrement postérieur) par l’inversion du sens de la composition, mais surtout par un fond plus sobre, qui fait mieux ressortir la complexité de la figure elle-même. Quelques mois après la création de Taureau VII, naissent en effet des compositions moins spontanées, que la présence forte de la géométrie rend en revanche plus cérébrales et plus luxuriantes. L’artiste décrit ainsi dans Modulor 2 en 1955, ce va-et-vient incessant entre l’inspiration et la raison : « Le Modulor n’a jamais donné de l’imagination à ceux qui n’en ont pas. Voici des peintures récentes. Elles représentent un long travail de préparation (des années souvent), mais une exécution, la plupart du temps, rapide ; ce qui n’est pas contraire à la qualité d’un tableau. Une idée met longtemps (…) à se manifester sous la forme globale d’un tableau : composition, couleurs, valeurs, etc… Elle naît sans entraves (autres que l’indécision), sans tracé régulateur et sans Modulor, portant son lyrisme, ou potentiel poétique, dès la surgie de l’idée. Mais vient le moment où l’on fabrique l’œuvre, où l’on fait le tableau. Pour le faire, il faut (…) tracer le dessin, prendre sa couleur et l’étendre avec des pinceaux. La récompense, pour celui qui se sera livré à une longue préparation, est qu’il ne cherche plus sur la toile : il exprime des idées acquises, il exécute. Il pourra, s’il lui plaît, découvrir le tracé régulateur mettant la clarté dans l’agencement de son tableau (annulant les inexactitudes et précisant les justes rencontres). Il pourra aussi (…), mètre à la main, faire coïncider certains points majeurs de sa composition avec des mesures moduloriques, (…). Moyennant quoi, il assiéra son tableau, s’assurant de sécurité, car la bataille qu’il livre à coups de pinceaux est bien assez périlleuse déjà ! Particulièrement en 1951-1952, j’ai essayé de tirer parti du Modulor (…) m’en étant semble t-il bien trouvé.Toutes choses digérées depuis, je m’interroge (…) : ai-je commis un crime de lèse-poésie et, ce faisant, un crime de lèse-mystère (…) en introduisant les échelonnements du Modulor en cette affaire ? ».1 La présence incomparable des grands Taureaux, réside aussi naturellement dans leur taille imposante. Du fait de son travail, et de la taille de ses toiles, Le Corbusier peint donc peu dans les années cinquante. Il écrit à son frère Albert Jeanneret en mai 1958 : « Je ne peins plus qu’à Pâques, Pentecôte, 14 juillet, Noël et N-A. Ce sont mes seuls jours de libre = 3 jours d’affilée chaque fois, de quoi faire une grande toile de 100 (= 162 x 130) »2

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Le Corbusier, Modulor 2, L’Architecture d’aujourd’hui, Paris, 1955, pp. 292-294 Cité sans référence, par N. et J. P. Jornod dans Le Corbusier ; Catalogue raisonné de l’œuvre peint, Skira editore, Milan, 2005, t. 2 p. 930 2

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Des dix-neuf grandes peintures de la série des Taureaux, que Le Corbusier réalise entre 1952 et 1959, dix appartiennent aujourd’hui encore à la Fondation Le Corbusier, qui les prête dans le monde entier pour de nombreuses expositions ; une est la propriété de la Tate Gallery à Londres depuis le mois de juin 1954, deux sont conservées dans des collections d’entreprises au Japon, et enfin six seulement, dont celle-ci, restent actuellement en mains privées.

67. Taureau VII 1954 Huile sur toile 194,6 x 96,2 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / Pâques 54 Provenance : Maurice Lefebvre-Foinet, Paris. Bibliographie : L. Hervé, Le Corbusier. L'artiste et l'écrivain, Editions du Griffon, Neuchâtel, 1970, p. 42, n° 39 ; J. Petit, Le Corbusier lui-même, Editions Rousseau, Genève, 1970, p. 214 (illustré, p. 229) ; N. Jornod et J.-P. Jornod, Le Corbusier (Charles Edouard Jeanneret). Catalogue raisonné de l'œuvre peint, Skira editore, Milan, 2005, vol. II, pp. 908-909, n° 412 (illustré en couleur, p. 908). Expositions : Berne, Kunsthalle, Le Corbusier. L'œuvre plastique, juillet-septembre 1954, n° 32 (illustré) ; Côme, Villa Communale dell'Olmo, Le Corbusier. Peintures, Sculptures, Tapisserie, octobre-novembre 1954, n° 32 (illustré) ; New York, Pierre Matisse Gallery, Le Corbusier: Les "Taureaux", recents paintings 1952-55, janvier-février 1956, n° 8 (illustré).


Ce grand collage est une version très libre et spontanée du tableau Taureau XII. Il est postérieur à Taureau XII (1956), comme naturellement à Taureau XI, auquel il emprunte cependant quelques détails, notamment le profil au grand œil, en partie droite. Sa datation exclut donc qu’il ait été conçu comme travail préparatoire à l’un ou l’autre de ces deux tableaux, ce qui n’était d’ailleurs généralement pas le cas des collages de grande dimension. Bien que Le Corbusier ne l’ait pas mentionné sur le collage (alors qu’il lui est arrivé de le faire à plusieurs reprises à des dates différentes sur une seule et même œuvre), il n’est pas exclu que ce Taureau XII ait en revanche servi à Le Corbusier pour réfléchir à une tapisserie. Nous avons ainsi exposé en 2007 un collage daté 1954, intitulé l’Oreiller, également réalisé sur kraft et faisant montre de la même économie de moyens et de mêmes dimensions que Taureau XII, qui était à l’évidence une étude de tapisserie.

68. Taureau XII 1958 Divers papiers découpés gouachés, journal, papier noir, pastel, fusain et huile diluée, sur fond de papier kraft 65,3 x 101,3 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 2 / 2 / 58 118


Le thème, original, de ce nouveau Taureau a été griffonné par Le Corbusier dans un de ses Sketchbooks en novembre 1953. Il se caractérise par les silhouettes de deux corps et d’une tête situées au-dessus du motif historique. Le pastel ci-dessus, également réalisé en novembre 1953, dans la foulée de l’invention du thème, peut être considéré comme une étude préparatoire au tableau Taureau XV, sous-titré l’Eveil de l’Asie. Le Corbusier ne peint cette huile que trois ans plus tard, en janvier 1957. Sa construction fragmentée, et très élaborée a finalement peu à voir avec ces premières esquisses, mais conserve la tête et un corps aux bras levés dans sa construction complexe. Ces nouveaux symboles à la signification mystérieuse, inexistants auparavant dans le corpus de l’architecte, ne font qu’une apparition fugace dans sa peinture, car ils sont abandonnés dès le Taureau suivant.

69. L’Eveil de l’Asie - Etude pour Taureau XV 1953 Pastel lavé, gouache (?) et mine de plomb sur papier vélin fin 30,2 x 38 cm Daté : nov 53, annoté : E4 dans un cercle et monogrammé : L-C en bas à droite 119


Parallèlement à la prestigieuse « collection » de Taureaux qu’il construit dans les années cinquante, Le Corbusier peint également quelques rares développements du thème de l’icône (n° 38). Dans ces deux œuvres (n° 70 et 71), bien que mises au format horizontal, il est encore facile de reconnaître la silhouette générale extravagante de la femme. Mais dans la Naissance du Minotaure, ses mains croisées, habituellement si reconnaissables, prennent une forme moins symbolique et cèdent le centre de la composition à la tête de taureau du monstre fabuleux.

70. Naissance du Minotaure – Taureau XIII 1956 Pastel lavé sur traces de fusain sur papier vélin fin 34,5 x 43 cm Monogrammé et daté en bas à droite : L-C / 56 120


La composition est fermée à droite par un rideau, qui nous rappelle la préoccupation corbuséenne quasi obsessionnelle, de remplir ses feuilles à l’envi, et d’encadrer (graphiquement) ses sujets. Comme dans les grands dessins new-yorkais de 1946 et 47 (n° 35, 36 et 37), le pastel est chatoyant, et puissamment cerné de noir. Le collage Icône est conçu tout à fait différemment. Plans de couleur et dessin à l’encre jouent subtilement des rôles complémentaires au lieu de se superposer. Le traitement très synthétique de l’abat-jour en tôle et de son ampoule, est un exemple du degré d’ellipse auquel Le Corbusier peut parvenir s’il le désire.

71. Icône 1959 Collage de papiers (dont journal) gouachés et de papier de couleur, rehaussé d’encre de Chine sur papier vélin fin de couleur mauve 19,2 x 26 cm Monogrammé et daté en bas vers la gauche : L-C / 26/12/59 Porte le cachet humide du 17 ème séjour effectué par Le Corbusier à Chandigarh, du 30 novembre 1959 au 4 janvier 1960, en bas à gauche au verso 121


Ce superbe et étonnant collage ne nous était connu jusqu’alors que par la photographie ci-dessous, prise en 1959, de Le Corbusier assis dans son atelier, devant deux grandes œuvres de composition et de tailles identiques. Notre œuvre est celle qui est punaisée le plus haut. L’œuvre punaisée en-dessous, intitulée Le Soir, et réalisée le 5 novembre 1958, soit treize jours avant la nôtre, a été achetée le 12 avril 1967 lors d’une vente aux enchères en Suède, par le Nordjyllands Kunstmuseum d’Aalborg (Danemark), pour le montant du budget annuel du musée1. Cette première version du Soir est réalisée dans des teintes plus criardes, un corps de femme rouge carmin, le contenu de la bouteille vert vif, et le cornet à dés jaune. De la composition, la seule différence réside dans l’ajout d’une corde dans notre version du Soir. Si les éléments de la nature morte du premier plan nous sont connus, lanterne, bouteilles, jeu de dés, pipe, théière et corde, l’étonnante silhouette de la femme est une invention récente de l’artiste. Elle est le sujet de plusieurs œuvres de grand format du début des années soixante2, et ne semble pas avoir été créée avant 1958. Elle est très vraisemblablement un développement de la femme couchée d’une version de Deux Femmes nues sur la plage (n° 54), mais nous n’en connaissons aucune où la femme soit affublée d’une telle grande main, et cette spécificité doit être inhérente à ce nouveau thème. L’association de grandes surfaces géométriques simples, et de formes libres très primitives, le jeu subtil des pleins et des vides, servi par des traits d’encre et de gouache sobres et peu nombreux, évoquent la nonchalance d’une scène intime et émouvante. Cette même composition, dessinée en 1960 pour figurer dans l’album de lithographies Cortège, s’intitule simplement Chez soi…

Le Corbusier assis dans son atelier devant des œuvres récentes ; 1959 1

M. Krustrup, Le Soir, in Le Corbusier maler og architekt, Fonden til udgivelse af arkitekturtidsskrift B, Aalborg, 1995, pp. 158-165 La Galerie Zlotowski a déjà présenté dans ses catalogues précédents des œuvres de composition analogue : en 2004, le grand dessin intitulé Confort, contenu dans un meuble à usage de bar dessiné dans l’atelier Le Corbusier (n° 15) ; en 2007, un collage de papier de journal gouaché, intitulé Grand Nu rouge, où la femme est renversée de 180 ° (n° 73).

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72. Le Soir – Deuxième version 1958 Collage de différents types de papiers découpés, journal gouaché, papier peint Matroil, papier noir (d’emballage), encre de Chine et gouache blanche sur traces de fusain et de graphite, l’ensemble monté sur papier noir 92 x 112,5 cm Monogrammé et daté vers le bas à droite : L-C / 18 / nov / 58 ; dédicacé à gauche de ce monogramme (dans un cartouche ovoïde) : pour Nola et Jean Geffroy / amitié / Le Corbusier / 30 oct 59 ; titré en dessous : « le Soir » 2 (dans un cercle) / (bleu)

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D’après la datation indiquée par l’artiste, il semble que ce collage ait été réalisé le 31 janvier 1955, d’après une idée d’août 1953. En mai-juin 1953, l’artiste griffonne déjà de tels guitaristes ramassés sur leur instrument, mais la composition en est inversée, comme dans les deux dessins de 1960 ci-contre. Comme on l’a vu, employer un même « signe », dans un sens ou dans l’autre, ou en l’associant à d’autres « signes » pour composer une nouvelle image, est pratique courante chez Le Corbusier. En plein travail sur sa série des Taureaux, l’artiste trouve cependant l’occasion de peindre, toujours en 1953, deux grandes huiles qui figurent le guitariste comme sur ce collage. Comme on l’a déjà constaté avec Taureau XII (n° 68), ce papier collé de 1955, n’a donc pas été conçu comme une étude pour une grande huile, mais comme une œuvre autonome et postérieure. Comme nous ne disposons apparemment pas d’indication précise sur la date de réalisation des deux grandes huiles de 1953, et que ce collage leur est d’une composition très ressemblante, il est même vraisemblable (mais reste à vérifier), que la date août 53 indiquée ici, soit celle de l’exécution des peintures. Lors des descriptions des dessins consacrés aux Femmes des années trente, le hasard de la sélection des œuvres présentes dans ce catalogue, a fait qu’il existe un pan de la vie de l’artiste que nous n’avons pas mentioné, bien qu’il ait souvent influencé son travail pictural : Le Corbusier aime évoquer l’amitié, et les bons moments passés. Leurs représentations picturales associées, vont d’une bouteille d’apéritif sur une table, aux jeux avec le chien, ou encore à la figuration, comme ici, d’un musicien, ou d’un groupe de musiciennes, comme dans un collage de 1959 symptomatiquement intitulé : l’Ennui régnait au dehors.

73. Guitariste 1955 Encre, et collage de pièces de papier gouaché sur papier vélin fin 34,5 x 43 cm Daté et monogrammé en bas à droite : août 53 / 31 / 1 / 55 / L-C 124


Le Corbusier, par rapport au collage de 1953, a inversé le sens de ces deux dessins du Guitariste, réalisés le même jour de 1960. Ils ont ainsi retrouvé le sens des croquis d’origine du printemps 1953, mais la figuration du personnage s’est considérablement épurée depuis cette époque. Les signes de l’arrière plan, barque, feuille de papier ondulant, comme l’évocation du jeu de dés ou de dominos, remontent au répertoire conçu au début des années trente.

74. Guitariste 1960 Pastel gras et encre sur papier pelure 20,4 x 26,7 cm Monogrammé : L-C et daté en bas au milieu, dans un cartouche vertical : 30 / 8 / 60

75. Guitariste 1960 Mine de graphite et pastel gras sur papier pelure 20,7 x 26,8 cm Monogrammé et daté verticalement en haut à droite : L-C / 30 / 8 / 60 125


Si l’on peut sans conteste dire que les créations picturales corbuséennes des années cinquante les plus exceptionnelles résident dans ses peintures de Taureaux, pour lesquelles l’artiste a inventé à l’âge de soixante-cinq ans un audacieux et nouveau bestiaire symbolique, cela ne doit pas occulter d’autres pans de sa création artistique, également révélateurs de sa profonde culture et de son tempérament. Ces deux œuvres nous montrent un artiste qui se renouvelle sans cesse, mais en restant toujours fidèle aux valeurs qu’il a choisies ou qu’il s’est forgées. Ces deux papiers collés, technique abordée relativement tard par l’artiste, prennent comme sujet des natures mortes dont les origines remontent au début des années vingt.

76. Nature morte 1960 Collage de nombreux types de papiers, couché blanc, peint Matroil, jaune, noir, journal et vélin fin gouachés, bristol rose, et encre, sur carton fin 35 x 61 cm Signé dans la partie gauche : Le Corbusier monogrammé et daté en bas à droite dans un cartouche vertical : L-C / - 51 / -56 / -60

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Qu’elles soient associées, dans une composition composite, aux formes organiques, et aux symboles à connotation mathématique, typiques des années cinquante, ou peintes avec vigueur sur des lambeaux de journal plissé, car collé sans ménagement, ces natures mortes constituent la suite logique et tenace d’un travail initial voué à la découverte de la pureté des formes. La technique du papier collé, associée à la liberté créative qu’autorise l’expérience, portent ces thèmes de nature morte à leur quintessence.

77. Nature morte 1953 Collage de papier glacé et de journal, encre et gouache sur papier à dessin 50 x 64,5 cm Signé et daté en bas à droite : Le Corbusier / 53

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Au début des années soixante, très fatigué par ses voyages incessants en Inde et débordé par les sollicitations qui affluent maintenant de toutes parts, Le Corbusier a pratiquement renoncé à peindre, particulièrement à l’huile. L’été 1961, à Cap Martin, entre le 18 et le 19 août, il trouve encore la force de graver cinq rhodoïds qui sont mis en lithographie par Mourlot en 1962. Toujours attentif au moindre détail, Le Corbusier réalise alors notre dessin pour la couverture de cet album de cinq lithographies, et le couvre d’annotations au crayon de graphite à destination de l’imprimeur sérigraphe qui en réalise la fabrication. Le dessin est très libre, et les formes des bouteilles et du verre, si soigneusement calculées et maîtrisées à l’époque puriste, sont jetées prestement sur le papier avec une grande aisance. Mais l’horizontale, la verticale et l’angle droit sont omniprésents, et c’est avec la dernière page du Poème de l’angle droit, calligraphiée par Le Corbusier lui-même que nous allons conclure ce modeste aperçu de son monde pictural et sculpté :

78. Projet définitif de la couverture du portfolio « série PANURGE » 1962 Encre de Chine sur bristol 56 x 46 cm Abondamment annoté au crayon graphite de la main de Le Corbusier : - Vers le bas à gauche du sujet : (2 flèches opposées) ici toile / écrasée / imprimée blanche - Dans l’angle inférieur gauche du sujet : ici : abcd, à l’intérieur de ces 4 lettres / toile écrasée lisse et imprimée / blanche. Le dessin (ci contre) / tel imprimé en noir / seulement / Sur / cette couverture / le dessin est / tel, en noir (trait) - A gauche de la feuille : ici / couverture / toile dans le cartouche : fond rouge de l’étiquette / (comme le portefeuille joint) Annoté par l’imprimeur : - A gauche du cartouche : Il y a donc trois impressions / blanc aplat / rouge sous l’étiquette / noir pour le dessin et le texte - Sous le cartouche : Rouge (et dans un cercle) 49 128


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Le Corbusier dans l’atelier de son appartement, rue Nungesser et Coli.

Avertissement Titres Les titres des œuvres sont donnés à titre indicatif. Le Corbusier a réalisé plusieurs ouvrages consacrés à son œuvre peint, tels L’œuvre plastique, éditions Albert Morancé, Paris, 1937, ou New world of space, éditions Reynal & Hitchcock, New York, 1948, dans lesquels il ne donne aucun titre aux œuvres. Cependant, le catalogue de l’exposition du Kunsthaus de Zurich en 1938 donne quelques titres, et l’on sait que Le Corbusier a tardivement titré certains de ses dessins puristes du début des années vingt, de noms incongrus piochés dans l’annuaire des rues de Paris, lors de leur accrochage à la Galerie Denise René en 1952. Les carnets de notes, enfin, donnent également quelques indications de titres, mais les croquis sommaires des œuvres ne permettent pas toujours de leur associer un titre avec assurance.

Date De nombreuses œuvres de Le Corbusier portent deux indications d’année. Sauf en de très rares exceptions où les œuvres ont été retravaillées, ces deux dates indiquent, pour la première, l’année où le thème a été “inventé”, et la seconde, celle où l’œuvre a réellement été effectuée (cf. n° 32, n° 34, n° 54, n° 76…). Mais il arrive également que deux dates sur un même dessin indiquent, pour la première, la date de sa réalisation, et pour la seconde, soit l’année où il a été offert et dédicacé (cf. n° 24, n° 72…), soit où il a été destiné par Le Corbusier à un usage spécifique. Pour ces raisons, pour des dessins annotés de deux dates, ce catalogue ne reprend que la date – généralement la dernière – qui indique réellement l’année de sa réalisation.

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Le Corbusier en quelques dates ayant trait à son œuvre plastique. Le 6 octobre 1887, Charles-Edouard Jeanneret naît dans la ville horlogère de La Chaux-de-Fonds, dans le Jura Suisse. 1900-07

Apprend la ciselure de boîtiers de montres, à l’Ecole d’Art de La Chaux-de-Fonds, où Charles l’Eplattenier le convainc finalement de se destiner à l’architecture, et non, selon son penchant naturel, à la peinture.

1907-11

Réalise des stages chez de grands architectes modernes, tels Perret à Paris, et Behrens à Berlin, et de grands voyages d’étude à travers l’Europe, notamment en Italie (1907), et dans les Balkans, en Grèce, et en Turquie, desquels il rapporte de très nombreux croquis. C’est une période de formation et de découverte fondatrice pour l’évolution de Le Corbusier.

1911-16

Début d’une carrière d’architecte à La Chaux-de-Fonds, et enseignement.

1917

Quitte définitivement La Chaux-de-Fonds, et s’installe à Paris. A la fin de l’année, fait la connaissance d’Amédée Ozenfant, qui l’initie à la peinture.

1918

Jeanneret se consacre délibérément à la peinture. Avec Ozenfant, il rédige Après le cubisme, qui scelle les fondements du mouvement puriste, et expose du 15 au 28 décembre à la Galerie Thomas.

1919

Jeanneret et Ozenfant fondent avec Paul Dermée la revue L’Esprit nouveau.

1920

Dans la revue L’Esprit nouveau, Jeanneret signe pour la première fois un article de son pseudonyme : Le Corbusier. Sa peinture atteint une phase de maturité.

1925

Rupture avec Ozenfant, et fin de parution de L’Esprit nouveau après 28 numéros. La peinture puriste de Jeanneret entre dans une troisième phase.

1928

Fondation des CIAM : Congrès Internationaux d’Architecture Moderne. Jeanneret introduit la figure humaine dans sa peinture et prend définitivement le pseudonyme Le Corbusier pour signer ses toiles. Fin de la période puriste.

1929

Effectue un grand voyage en Amérique latine. Sa peinture, qui intègre les Objets à réaction poétique flirte avec le surréalisme.

1931

La figure féminine devient le sujet principal de sa peinture.

1936

Réalise sa première peinture murale à Vézelay, chez l’architecte Jean Badovici et ses premiers collages, à l’aide de papiers peints Salubra, dont il a établi la gamme colorée. Premières esquisses de tapisseries.

1938

Grande exposition rétrospective de son œuvre plastique, à la Kunsthaus de Zurich, exposition de peintures à la Galerie Balaÿ et Carré, et première monographie : Le Corbusier, œuvre plastique, avec des textes de Jean Badovici et Le Corbusier. Réalise une série de huit peintures murales dans la maison d’Eileen Gray et Jean Badovici à Roquebrune-Cap-Martin.

1940

Séjourne (depuis fin 1939) à Vézelay, puis à Ozon (Pyrénées), où une nouvelle phase de recherches plastiques naît, centrée sur la représentation de sculptures.

1945

Reçoit la commande de l’Unité d’habitation de Marseille. Commence à travailler avec Joseph Savina à la réalisation de sculptures.

1948

Pierre Baudouin l’incite à créer des cartons de tapisseries, qui seront dès lors tissées à Aubusson.

1950

Publication de Modulor qui est l’aboutissement d’une recherche sur les proportions, récurrente dans son travail.

1951

Commence à travailler sur Chandigarh, la nouvelle capitale du Punjab. Sa peinture entre dans sa dernière grande phase, dite des Taureaux.

1953

Exposition au Musée National d’Art Moderne, qui sera dès lors suivie de très nombreuses autres expositions à travers le monde.

1955

Publication de l’album entièrement lithographié : Le Poème de l’angle droit, et consécration de la chapelle de Ronchamp.

1958

Fait la connaissance de Heidi Weber, qui l’incite à graver.

1965

Le 27 août : meurt en se baignant, à Roquebrune-Cap-Martin

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Michel Zlotowski tient à remercier tous ceux sans qui cette exposition n’aurait pas pu avoir lieu : La Fondation Le Corbusier et son directeur, Monsieur Michel Richard Les nombreux collectionneurs qui ont accepté de nous laisser pendant quelques semaines encore, des œuvres acquises pendant la réalisation de cette exposition, œuvres dont l’absence aurait été préjudiciable à la cohérence du propos Les familles de collaborateurs de l’artiste La Galerie Aittouarès, Paris La Galerie Belle et Belle, Paris Modernism, San Francisco La Galerie Natalie Seroussi, Paris Catalogue : Le texte de présentation de l’œuvre pictural de Le Corbusier, ainsi que les commentaires et la documentation de chaque œuvre, ont été conçus par Monsieur Éric Mouchet, qui rédige par ailleurs le Catalogue raisonné des estampes de Le Corbusier, et avec la collaboration de : Mademoiselle Sandrine Lesage L’auteur remercie, pour leur aide indéfectible, Mesdames Isabelle Godineau et Delphine Studer, et Monsieur Arnaud Dercelles, de la FLC, ainsi que Mademoiselle Claudine Ricard. Crédit photographique : Les photographies des œuvres sont de Monsieur Jean-Louis Losi et de Monsieur Bertrand Hugues. Nous nous sommes efforcés d’identifier les auteurs de toutes les photographies de documentation reproduites dans ce catalogue, mais à défaut d’y être parvenus, prions leurs auteurs ou ayant droits de bien vouloir nous en excuser. Maquette : Mademoiselle Maïwenn Cudennec et Monsieur Bruno Cigoi Achevé d’imprimer sur les presses de Stella Arti Grafiche, Italie en juillet 2010 Œuvres de Le Corbusier : © FLC / ADAGP, Paris, 2010

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