

[D824] Vie & mort d’un Indien d’Amazonie

MAL VU, MALDIT,
Odile a écrit sur l’aérogramme qu’elle m’a envoyé en poste restante, ce sont les mots de Godard, un autre bateau, un voilier qui vogue, vogue au gré de la baie, boire des dizaines de batidas, oublier les 500 morts de l’incendie à Cubatao, je souris à la fille qui me sourit j’aime bien les filles d’Itaparica, j’aime bien les filles de ce pays-là, j’aime bien les garçons aussi,
le Brésil? ce n’est qu’une histoire de regards (perdus), et je crois que des millions de Brésiliens pleurent dans la rue, mais dans le journal ils disent que c’est juste une épidémie de conjonctivite,
...il y a
THEBOY FROM ILHABELLA
, musclé, bronzé, dans son speedo bleu ciel, je l’appellePaulo, parce qu’il s’assoit tous les jours sur le même rocher avec ce nom peint dessus, juste au bord de l’eau, mais en fait il s’appelle Luis, et il joue avec la petite fille sourde et muette en maillot rouge, le chien s’appelle Miel et la petite fille Carolina, je ramasse le ballon qu’il a lancé à Carolina, il me dit “merci” (em francês), je lui dis “de nada” (en portugais), ou bien dans le patio de l’hôtel, lentement il pèle une banane, et de son autre main il prend le tube de ketchup dont il enduit le bout du fruit, et tout devient très obscène et je l’aime, et je l’observe (lascif ?) (animal ?) et il adore que je l’observe, et il ferme les yeux, se balance les jambes légèrement écartées, il sait que je le regarde et si je ne le regarde plus il ouvre les yeux et m’oblige à le regarder à nouveau,
“Tu as un corps / Juste un corps / Puis tu t’endors / Sur la mer d’Or”

“Você tem um corpo Só um corpo... ...Depois você adormece
No mar dourado”
et il accompagne la vieille dame, une ancienne championne de tennis qui parle très bien français, et qui a voyagé partout dans le monde sauf en Russie, en Bulgarie, et en Tchécoslovaquie..., et un jour nous ferons l’amour et ce sera très doux, la dernière nuit d’Ilha Bella,
...il y a
Aquiles,
...je dis que c’est l’Aigle(1), mon Indien d’Amazonie, le philosophe rencontré sur un vieux bateau tout rouillé qui traverse le Rio Bacanga, entre São Luís et la ville fantôme d’Alcantara, j’écoute une chanson de pirates sur mon walkman, “Americano ?” il me demande, c’est son premier mot, je le regarde, cela s’appelle un coup de foudre, on regarde la pluie tous les deux avec le même sourire, je pense qu’il ressemble à Bob Morane, dix mille papillons à Alcantara, ou dix mille moustiques qui nous font fuir J.V. et moi, il étudie la sociologie des gens de là-bas, Aquiles devenu spectre parmi les fantômes, disparu dans la forêt d’Amazonie, parti sans se retourner, je lui parle puis je regarde ailleurs et déjà il s’est évaporé, perdu aussitôt après que je lui aie glissé un mot sous la porte de sa vieille maison baroque du Pelourhino, je pense qu’il n’a jamais reçu mon mot, je me suis trompé de porte, ou quoi, que peut
faire le hasard ? le bateau au retour s’appelle
, le bateau au retour coule et les pirates de la chanson m’emmènent comme esclave, puis le temps passe, le hasard fait qu’Aquiles m’écrit une lettre enflammée que je reçois quelques huit mois plus tard, je rêve qu’on rêve les mêmes rêves, et je cours le rejoindre et je rate complètement mon histoire avec lui, mon Indien d’Amazonie philosophe qui cite Sartre à tout bout de champ, (1)sauf qu’Aigle, en portugais c’est Águia, et pas du tout Aquiles (note de 2025)
[1985]
CARNET (ramené) DES INDES
...les Gremlins n’ont pas encore envahi l’Amazonie, ils hésitent encore, ils sont là, sur les rives de Pernambuco, ils regardent les oiseaux-mouches, ils dansent sur un pied puis sur l’autre, il fait vraiment trop chaud pour envahir l’Amazonie, ils voudraient bien se reposer un peu,
...il y a ce mec, il se promène avec sa panthère sur la plage de Boa Viagem, une nuit sans lune, ou bien c’est un lion, sur la plage déserte, la panthère joue, un gros chat on dirait, à moins que ce soit un jaguar ou un puma, elle se roule dans le sable et ronronne quand l’homme la caresse, la musique c’est “only when you leave I need to love you” *, tu peux traduire comme tu veux, moi je me dis, mais je ne connais pas les mots, et la panthère se regarde dans l’eau, elle va se transformer en une jolie femme, elle va croquer tous les gens sur la plage, elle,
* Spandau Ballet 1983

les jolies femmes ça adore croquer, et ici, au Brésil, “meu Brasil”, elles savent trop bien faire ça, méfiez-vous des panthères, méfiez-vous des léopards qui se regardent dans l’eau, méfiez-vous des garçons qui se regardent dans les miroirs et qui se transforment en léopards, il faut faire beaucoup attention, “meu Brasil”, tout le temps, les garçons sont très forts pour vous dévorer au Brésil, “meu Brasil”,
...22h il fait moins chaud, on dirait, non il ne fait même pas moins chaud, me promener au bord de la mer, le thermomètre en face de l’Hôtel Miramar indique 29°, sur le sable, près de l’eau, il pourrait y avoir une illusion de fraîcheur, mais les illusions s’en vont vite, ici,
...je t’écris puis je ne t’écrirai plus, je pourrai dire que c’est à cause de l’Amazonie que tu ne reçois pas mes lettres, ou n’importe quel mensonge, tu as l’habitude de mes mensonges, c’est une histoire,
...où tout se mélange, les pages les plages les personnages les images, c’est la faute au vieux carnet (ramené) des Indes où j’écris, les pages se sont détachées les unes après les autres, les choses se sont mélangées, les temps, bref je me suis égaré définitivement entre Pernambuco* et Belem, je ne sais même pas ce que peut faire Rio au milieu de tout ça, “meu Brasil”, chante Elis (Regina), il ne reste rien de Rio dans ce vieux carnet des Indes, il faudrait dire, et puis tu oublierais, il fait trop froid là-bas, dans ton pays pour lire ces choses moites et indolentes (insolentes?), te souviens-tu cette chanson que nous écoutions le soir avant mon départ?, le solo de saxophone a soudain ressurgi ici, à mon arrivée l’autre nuit, et le perroquet s’est endormi sagement, moi pas, zut, je repense à notre dernière dispute, je dis qu’ici je m’en fous mais je sais très bien que je ne m’en fous pas, puisque j’y pense quand même,
*Recife
...il y a ce concert de Milton Nascimento où Geraldo et Nehilde m’emmènent à mon arrivée, mon premier soir du Brésil, et c’est juste à la fin de la dictature militaire, un concert où tout le monde chante le retour de la démocratie, et où je pleure d’émotion,

...Belem,
...comme saisie d’une frénésie collective, le solo de saxo revient puis s’en va, “J’ai oublié de t’oublier”, le garçon dirait, en Belgique, il avait déjà dit ça un jour, je suis sûr, ici soudain je ne suis plus personne, je me balade, les Indiens Xingu sont loin, Aquiles où es-tu?, et quand tu aimes, tu es “um pouco demonio”, je dis ou bien c’est moi le démon, les derniers Indiens Amazones sont comme ça, Aquiles est un peu Gremlin, et il me dévore en chantant des chants de Noël, ...tu es l’Aigle,
...et les piranhas dansent sous la lune Amazone, et plus tard je détruirai tout ça : les arcs-en-ciel qui traversent les fleuves trop grands, les histoires Amazones, les piranhas, les papillons-lunes, les rêves de pluie, toute la pluie, tout le romantisme des Équateurs, tout ça,
[Flash back]
...Aquiles oh, l’Indien d’Amazonie qui parle la langue des philosophes, il dit que les philosophes ne savent pas parler d’art, il dit ça d’un air détaché, il adore ça, m’anéantir avec Sartre en souriant, là, à hauteur de l’Équateur de mon cœur, ça me laisse surpris, et puis on fait l’amour,
...tiens, les Indiens Apinaje se révoltent, ils disent ça dans le journal, tandis que j’envoie des tas de cartes illustrées, pleines d’Indiens, à mes amis d’Europe, ils sont si exotiques, ils se promènent tout nus, le corps enduits de jolies peintures, on dirait de vrais sauvages, j’ai voulu rencontrer des Indiens Tapajos, j’ai même remonté le Rio du même nom pour ça, mais c’est trop tard, il n’en reste plus un seul, ils ont tous disparu,
...retrouver Aquiles, donc, et un an a passé et l’Aigle, il me mord, et m’embrasse jusqu’au sang, c’est là-haut dans les dunes de Calhau, 1500 kilomètres plus loin que Recife, et sa langue descend le long de mon ventre, et j’ai mal, et les mouchettes envahissent tout, et le sable s’infiltre dans nos baisers, nos bouches, nos sexes, alors que je le suce, juste ce goût du sang dans ma bouche et moi je n’ai pas du tout envie de saigner, et les mouchettes qui me rendent fou, je suis déjà un peu parti, j’ai décidé, je ne me laisserai pas faire, je ferai 1500 kilomètres de plus pour m’éloigner de l’Aigle quatre jours plus tard, il y a le fleuve pour nous séparer, j’ai décidé, l’Équateur de mon corps, l’Équateur de ton corps, la moiteur de tous les Équateurs,


[Flash back]
...le perroquet me réveille tous les matins, tous les matins avec un air d’Amazonie, me tient de longues conversations dont je ne comprends pas un mot, me raconte des choses du temps passé, sur les corsaires du roy de France, le Seigneur Daniel de la Touche, sa statue sur la place municipale, la gloire passée d’Alcantara, la ville fantôme devenue base aérospatiale, le perroquet a connu tout ça, il est très vieux, il pourrait raconter tout ce que l’Aigle et moi on fait, mais il est très discret, il se contente de nous regarder, on ne sait pas très bien ce qu’il pense, mais on sait qu’il sait, il se tait ou il siffle, ce qu’on a fait, l’Aigle et moi sur la plage de Calhau, je ne dirai plus, mais vous savez déjà, Begnina se moque de l’Aigle quand tout le monde le salue et l’appelle Senhor Professor, Begnina parle, parle, et moi je reste au lit, les moustiques m’ont dévoré toute la nuit, l’estomac qui se retourne et le reste, Begnina rit tout le temps, oh allons à la plage, vamos para a praia, cette nuit tu verras, la lune de Calhau est très belles, et les étoiles, oui ce soir, l’Aigle m’embrasse, puis me mord encore, puis sort, Begnina éclate de rire, Senhor Professor, oui ce soir,
Chico, João et Roberto en train de breaker
dans les brumes Amazones, cette année-là les garçons brésiliens ne pensent qu’à breaker, ça durera trois mois, peut-être quatre puis les garçons brésiliens passeront à autre chose, les garçons brésiliens adorent oublier les choses, très vite, en buvant leur cachaça sur la plage, ils fredonnent leurs airs de soleil avec leurs sourires de soleil, et moi je ne dois pas oublier de dessiner les mouvements de Chico, de João et de Roberto en train de breaker, leur coordination et tout ça,
...ils ont déjà enterré Michael Jackson, leur idole de l’année dernière, ...ils ont déjà enterré Tancredo Neves, le pape de cette démocratie tant attendue après le terrible règne des militaires*, (*1964-1985), ils enterrent et ils passent à autre chose,


...et là, ils annoncent l’arrivée de
Menudo
et ce sera une nouvelle passion toute aussi brève que la précédente, et un autre enterrement, cinq petits garçons sages qui viennent de Puerto Rico, les rois de la Pop-Guimauve, une véritable invasion, on ne peut simplement pas y échapper, ils ne boivent pas, ne se droguent pas, respectent papa et maman, chantent la paix, le travail, l’honneur et la famille, mais un jour, vous saurez tout et vous serez horrifiés
(FICTION : Carlos, 16 ans, prend de la cocaïne en cachette, Roberto couche avec Edgardo D. l’imprésario, Enrique ne va jamais à l’école et passe son temps à jouer au strip-poker, Luis, 14 ans, a violé sa petite sœur de 10 ans, Ray fait des choses plus horribles encore...)
“PAPAI DO CÉU, OBRIGADO PELO SENHOR TER CRIADO O MENUDO, ELES FAZEM AS CRIANÇAS MUITO FELIZES. CUIDE SEMPRE DELES A NÃO DEIXE QUE NADA DE MAL ACONTEÇA A ELES”
“PAPA DU CIEL, MERCI D’AVOIR CRÉÉ MENUDO, ILS RENDENT LES ENFANTS TRÈS HEUREUX. PRENEZ TOUJOURS SOIN D’EUX ET NE LAISSEZ RIEN DE NUISIBLE LEUR ARRIVER”,
...Le grand bateau blanc,
...on ne sait pas en fait où finit l’eau en ce pays, où commence la terre, la forêt ne raconte rien, elle est juste là, toute proche et intouchable (inatteignable?) les brumes se lèvent, le bateau quitte Igurupa, longe la rive droite du Rio Amazonas, Juan dit qu’il a vu un éléphant, je ris, il y a aussi des lions, des rhinocéros, des hippopotames, on les a tous vus le long du fleuve, qui nous observaient, toutes ces choses, Juan vient de prendre une douche, il s’ennuie comme tout le monde, le bar est fermé, il n’y a même pas moyen de boire, tout le monde se réfugie dans les hamacs, en attendant que le bar s’ouvre, que la chaleur passe, il n’y a rien à faire, quelques gosses se poursuivent sur le deck, quelques rares silhouettes restent là, accoudées aux bastingages, deux hommes jouent aux dominos, une femme donne le sein à son bébé, plus tard les plus courageux oseront braver la chaleur et s’installeront au soleil, le bateau longe l’île de Cora-Açu, une des innombrables îles du fleuve, Juan essaie de lire ce que j’écris,
...des pirogues sillonnent le fleuve derrière le grand bateau blanc, les Indiens du bord de l’eau regardent dans le vide, on leur jette des billets de cent cruzeiros du haut du bateau, qu’ils ramassent au fil de l’eau, sans un sourire et leurs pirogues disparaissent aussitôt, confondues avec les traînées de nénuphars qui encombrent l’eau, ils ressurgiront quand le grand bateau jettera ses poubelles dans le grand fleuve, ramassant ce qu’ils peuvent pour survivre, ...parfois des pluies diluviennes viennent cacher la forêt, et quand les pluies s’arrêtent, la chaleur reprend ses droits, pire encore et on ne sait plus quoi faire pour écarter la moiteur des choses, des centaines de hamacs s’alignent dans d’immense salles surchauffées et nauséabondes, j’attends Santarem, j’attends Manaus, puis je retourne m’étendre,


...d’ici Manaus il reste trois jours, de nourritures infectes, de rêveries forcées, d’infinités vertes et mystérieuses, de déluges intermittents, de pleines lunes, je reste là à me balancer dans mon hamac que j’ai suspendu comme les autres, sans cesse revient l’idée d’inexistence, que j’entretiens tout au long de mes voyages, tout le monde baille, le regard vague, après Manaus, ils continueront toujours plus loin, vers la Colombie, le Venezuela, ils ne chercheront rien, se contentant d’aller plus loin,
...des villages aperçus je ne saurai jamais rien, quelques bâtisses en bois sur pilotis, une église, un ou deux magasins, des entrepôts, deux ou trois taxis attendent le bateau, il y a la station-service un peu plus loin, le cinéma Marajo où on joue un film érotique, c’est tout, et toujours la même forêt, le même horizon d’eau, alors je m’en vais dormir, bêtement, le fleuve sans fond, comme une mer brune, sans fond, les ouragans se déchaînent, la nuit, les étoiles ont disparu, on les a remplacées par l’alcool, je regarde le fond du fleuve sans fond, et les mers de nuages qui voltigent avant de s’abattre sur le monde et tout détruire,
...oh détruire les jeunes filles rêveuses, les maisons, les baraquements, les entrepôts, tout balance, tout s’envole,
...plus tard je pourrai dire, je ne sais pas quoi, mais je pourrai dire, je regarderai la grande carte du grand fleuve, je dirai là c’est Porto de Moz, là, Monte Alegre, ou bien Juruty, ou bien Itacatiara, je pourrai raconter (des histoires), comment cela était, il n’y avait rien mais je trouverai quelque chose à inventer, une histoire pour Juan, pour Chalé, pour Sylvana, et tous les autres qui remplissaient les jours de l’eau,
AMANHÃ SERÁ JAMAIS
(Ronaldo Bastos)
...Ah oui, ce bateau, le même décor, depuis des jours, et des jours, -À quoi tu penses? dis-moi... -Un songe... l’année dernière... -Uma fantasia? Tadilala!, -C’est triste, Alcantara sous la pluie, il dit comme ça,

...je souris et le bateau partira, ils feront beaucoup de bruit (l’amour bruyant...), lui il est parti en songe (Uma fantasia), une larme d’amour, l’Équateur de nos corps, on a failli, mais comment dire?, il pleut pour que le décor soit identique à l’année dernière, ils iront ensemble où ils avaient été, les mouches volent dans la cabine du bateau, les mouches volent partout, le ciel a envahi la terre, sans couleur, le même, o mesmo, à mes côtés, un homme lit la bible, mais comment dire?


...partir pour où? pour l’inerte Orient? pour le langoureux Rio? pour l’indolente Océanie? pour l’immobile Tibet?...
(Paul Morand / L’homme pressé)


...il écoute la radio, un air d’Alcione à la radio, je m’éloigne sur un air de Jobim, les voiles rouges des petits bateaux défilent paresseusement sur le Rio, Aquiles me dit qu’en novembre les vagues sont plus hautes que le bateau, il dit que c’est horrible, la traversée de la mer à cette époque, vers Alcantara, la ville fantôme, il dit les eaux boueuses et tout ça, Begnina chante dans la chambre à côté, de la vieille pension, en face il y a la vieille église baroque, et lui il est là, et nous, nous, Begnina chante encore, je renverse un verre de cachaça, disculpe, ils sont tous si gentils ici, obrigado, j’ai attendu une heure, il y a un an, j’ai déposé un mot sous la porte, puis j’ai repris le petit bateau qui traverse le Rio, je ne veux plus me souvenir, cet instant-là,
...sur le grand bateau, sur le fleuve Amazone, il y a Luiza, qui tourne autour de moi, elle est carioca, elle va à Manaus, il y a aussi Margarety, et Luiza fusille Margarety (DU REGARD) chaque fois qu’elle s’approche de moi, chasse gardée, Margarety me chuchote des mots doux à l’oreille, Luiza s’en va bouder à l’autre bout du pont, parfois j’ai l’impression que le grand bateau blanc recule, que jamais on n’arrivera à Santarem, encore moins à Manaus, non je ne suis pas marié, oui j’aime les filles brésiliennes, eu amo meninas brasileiras, non je, oui la bouche de Luiza est, oh,
...à droite, j’ai vu le Rio Xingu,
...j’ai vu les Indiens avec leurs couleurs de guerre et ils ont lancé leurs flèches mais le grand bateau blanc filait trop vite, trop loin au milieu du grand fleuve, les Indiens n’ont réussi à tuer personne, ils étaient très beaux là-bas, sur leurs pirogues, on a regardé ça un moment puis on s’est fatigués, et je suis retourné à Sam The Samba Man, adieu les Indiens Xingu, vous êtes trop beaux mais nous sommes trop rapides pour vous,

RIO
“On se penche de la fenêtre au 6ème étage : voilà une baie, immense, majestueuse, jamais aperçue, pleine d’îles miroitantes et de bateaux en partance. On traverse l’appartement : la mer a disparu, l’on se trouve devant la croix étincelante du Corcovado et l’immensité du ciel étoilé. Les lumières de la rue s’étendent à des kilomètres, mais quand on se penche du balcon, on plonge dans un village nègre” , je referme le livre de Stefan Zweig,

“AMOR PERFEITO”
... “Amor Perfeito” c’est le nom du bordel à Santa Inês, une escale dans la nuit, des éclats de rires sur fonds de musique, tu viens chéri? você vem querido?, je rêve de cet amor perfeito devant la silhouette d’une femme qui se détache dans l’obscurité, encadrements de néons rouges et verts,
...ben voilà cette nuit-là la lune est toute noire et je n’arrive pas à imaginer Manaus, le reste n’existe pas, “Tu t’en fous pas mal d’Gary Cooper, hein?”, cette nuit-là, la nuit est presque froide et je regarde, et tout cela n’a vraiment aucun goût, je retourne à l’hôtel, ...parfois,
...et quand la samba se tait... il a rempli cette ville fantôme dans ma tête, puis peu à peu la ville l’a rejeté pour former un autre ensemble d’impressions, la nuit s’efface et je ne sais pas où il est,
il fait déjà trop chaud pour marcher au soleil, je m’assois à la fenêtre de la Pousada mais il n’y a rien à regarder, je ne peux m’empêcher d’attendre l’Aigle, Begnina chante “here comes the rain again” *, toujours le mot pour rire, et moi je compte mes boutons de moustiques, plus de vingt sur le pied droit, je bénis le ciel que cette nuit soit finie, détester la nuit d’Alcantara, j’ai juste envie de fuir la ville fantôme, Aquiles est fâché, Aquiles s’en va sans se retourner, “Adeus”, *Eurythmics 1983
...et je retombe sur la plaine du Sertão : Santa Inês, “tu viens chéri?”, je cours dans la nuit pour rattraper l’autobus qui repart, “Amor Perfeito”, c’est un joli nom pour un bordel, encore huit heures de route avant São Luís,


...il dit, ...il dit : il y a de l’or à Itaituba, il vient de Guyane pour l’or d’Itaituba, je serai là-bas demain, je retrouverai Oswald, l’ami de Sofia, la Paulista, parfois je me demande ce qu’ils cherchent là-bas, et moi? un petit frisson d’aventure, un côté Indiana Jones, une sensation forte? on s’entretue pour un oui ou pour un non, chez les garimpeiros, Oswald ne parle pas trop, le silence, les chercheurs d’or ne parlent pas, ils s’observent et ils cherchent, de bateau en bateau, de déluge en déluge, et tout le reste qu’on n’ose imaginer, tout,
...les milliers de secrets cachés au fond des verres de cachaça, plus tard ils quittent Itaituba pour Caracas, ou Curaçao, ou bien ils vont plus loin, ils ne savent pas trop pourquoi, pour bouger,
...l’avion de Sofia
m’emmène, jesurvolele delta, là où le Rio Tapajos rencontre l’Amazone, la forêt a l’air de flotter dans le vide et Sofia m’emmène plonger dans la piscine du Tropical Hôtel, le soir je regarde avec elle la lune bouger dans le ciel, elle a vraiment beaucoup la bougeotte ici, et Sofia n’arrête pas de s’émerveiller, et sa copine japonaise, vertes les eaux du Rio Tapajos, brunes celles du Rio Amazonas,
...je m’attarde ici et là, j’explore les plages idylliques du Rio Tapajos, blanches immaculées, désertes les plages du Rio Tapajos, surtout ne rien dire (en 2025, je dirai : surtout ne rien poster sur Instagram), et c’est ainsi que je ne suis toujours pas sûr d’avoir quelque chose à écrire sur Manaus, je dirai Tu n’as rien vu à Manaus, il fait vraiment trop chaud pour assister au spectacle du Théâtre Amazonas, et puis c’est trop loin, je ne dirai rien de plus sur Manaus, je dirai Tu n’es jamais allé à Manaus, je ne me fatigue plus à raconter, je ne dirai rien non plus de mon dernier voyage en bateau, celui où j’ai bien failli me faire tuer par un excité, Belem est encore loin, Belem sera toujours loin, je passe le reste du temps à me saouler avec des Copos de água minerale, Manaus, Manaus,
RETOUR À PERNAMBUCO
...minuit, ne pas pouvoir dormir, Geraldo regarde un film avec Clint Eastwood sur Rede Globo, je reconnais la musique d’Ennio Morricone, le surfeur blond dort, je prends un Mogadon et j’espère, il fait trop chaud dans la maison de Boa Viagem, Geraldo dit qu’il va pleuvoir, il faut qu’il pleuve, il dit, mais moi, j’ai eu assez de pluie durant tout mon périple, et là, le premier Indien de la nuit surgit enfin, mon corps se tourne, se retourne, et le ventilateur aussi,
...les rues désertes de João Pessoa un dimanche après-midi, ils sont tous à la plage et moi je contemple la façade décrépite du Gran Paraiba Hôtel abandonné, et tous ces tunnels tout-àfait inutiles qu’ils ont creusés un peu partout, tous ces immeubles des années trente, un peu sinistres sous le soleil écrasant d’une autre ville fantôme, un désert chaotique et absurde, et je m’en vais me réfugier dans le petit cloître du Covento São Francisco en attendant le bus, Cabo Branco, c’est la fin de l’Amérique, en face, c’est l’Afrique (noire), si je veux je pars demain, “meu Brasil”, un portrait salé de moi, un paysage salé, je l’envoie au garçon de Bruxelles mais c’est difficile à faire goûter,



ÉPILOGUE/2014 Aquiles,
...il pleuvra tout le temps de mon séjour chez lui, une horrible pluie moite qui fait des nuits étouffantes, je me souviens le perroquet, il a deux-cent ans au moins, je me souviens le hamac où j’attends que le soleil revienne, je me souviens la chanson de Gal Costa cette année-là, Chuva de Prata (Pluie Argentée), je me souviens les mouchettes qui me rendent fou sur la plage de Calhau et le sable crissant dans ma bouche tandis que nous faisons l’amour, et je ne supporte plus rien, et j’envoie Aquiles au diable, et là trente ans plus tard, sur un coup de tête, je me demande ce qu’il est devenu, je pars à sa recherche sur Google, Aquiles, ah mon Indien philosophe d’Amazonie, qui me citait Sartre dans ses lettres d’amour, ...mais soudain je découvre avec horreur qu’il est mort assassiné en 2010, une horrible histoire, on a découvert son cadavre carbonisé, à l’état de putréfaction, non loin du motel Le Blon, à São Luís (Maranhão), (FIN)