Catalogue (extraits) Expo « Carnets d’expédition botanique, voyage entre arts et sciences »

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Carnets d’expÊdition botanique Voyages entre arts et sciences Extraits du catalogue de l'exposition

Sandrine de Borman Jardin botanique Meise 2017


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« Il y a encore tant à découvrir ici même, sur terre. Ecoutez les brins de sagesse retrouvés dans ces carnets. Tout ce qu’il vous faut, c’est une bonne préparation, de bons compagnons et bien sûr un bon crayon. Perdez-vous. Vous trouverez peut-être ce que vous cherchez. » * Huw Lewis-Jones et Kari Herbert

* Les références des citations et des illustrations se trouvent en fin de carnet.



Exploratrice inlassable de nos relations avec le végétal, Sandrine de Borman nous embarque dans une nouvelle exposition-expédition, clôturant ainsi une année en résidence au Jardin botanique par un voyage entre arts et sciences, au départ de carnets et traces d’expéditions botaniques, proches et lointaines, passées ou contemporaines. Expéditions et botanistes récolteurs du XVIIIe au XXIe siècle, en Afrique ou en Amérique, comme à Bruxelles ou sur la côte belge, carnets, herbiers et autres traces de leurs périples, sont évoqués d’un point de vue original au travers notamment des richesses du Jardin botanique et avec la collaboration de ses chercheurs, mais aussi de rencontres avec d’autres scientifiques, artistes et écrivains belges et étrangers. Le carnet d’expédition est exploré sous toutes ses formes et décliné par l’artiste dans des cheminements nouveaux, qui nous incitent à porter un autre regard sur le monde des plantes et le travail du botaniste. Le carnet-catalogue sous nos yeux, à la fois carnet de terrain, livre de bord de l’artiste et catalogue de l’exposition, conserve la trace de ces itinéraires, récoltes, rencontres et témoignages. Régine Fabri, février 2017 5


PREMIERE ETAPE Les botanistes-explorateurs du XVIIIe siècle à nos jours 16 Circumnavigations naturalistes 18 Jeanne Barret, paysanne circumnavigatrice 20 Le vasculum ou boîte d’herborisation : équipement emblématique du botaniste-collecteur au XIXe siècle par Régine Fabri 22 De « nobles cœurs »… bien avisés, les naturalistescollecteurs du XIXe siècle, par Denis Diagre 26 Louis Van Houtte, lyrique aventurier « « 30 Jean Linden, roi des Orchidées « « 32 Botanistes-collecteurs contemporains 34 Théodore Monod, le fou du désert 36 Aline Raynal-Roques, passionnée des marais 38 Frieda Billiet, en mission au Paraguay 44 Filip Verloove, spécialiste des adventices 46

DEUXIEME ETAPE Carnets et traces d’expéditions botaniques proches ou lointaines, anciennes ou actuelles Expédition Lemaire au Katanga, Congo, 1898-1900 MRAC Léon Dardenne, peintre de l’expédition Lemaire MRAC Expédition Congo River, 2010 par Christine Cocquyt Excursions en Forêt de Soignes, 1906 - 2016 par Joséphine Schouteden-Wéry et Anne Versailles Excursions botaniques à Bruxelles de Paul Duvigneaud par Sarah Tibaux Expéditions au secours de joyaux botaniques menacés d’extinction en Wallonie, 2013-2020 par Sandrine Godefroid Mission en Antarctique, 2016 par Damien Ertz et Bart Van de Vijver

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TROISIEME ETAPE Déclinaisons sur le contenu des carnets

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Impressions végétales 76 L’impression végétale : une technique originale au service de la botanique par Nicole Hanquart 78 Carnet de voyage par impression végétale 80 Swing d’une feuille qui fait impression par Tanguy de Foy 82 Récits et notes 84 Carnets de terrain par Nicole Hanquart 86 Deuxième promenade de Jean-Jacques Rousseau 88 Sur les pas de l’herborisation de Rousseau 90 Illustrations et dessins 92 Expéditions sur la canopée et carnets de dessins de Francis Hallé 94 L’irremplaçable outil de pensée par Donatien Garnier 98 Carte-herbier-récit avec Jane Hyslop 102 Photos et blog 104 Jean Massart, botaniste photographe par Nicole Hanquart 106 Blog Rwanda Fungi par Franck Hidvégi 108 Cartes 110 Cartothèque du JBM par Régine Fabri 112 Alfred Cogniaux et son carnet d’herborisation autour de Chimay par Denis Diagre 114 De la découverte d’un carnet de terrain à la création d’une carte numérique par Sébastien Carbonnelle 116 De la carte papier au GPS par Franck Hidvégi 118 Herbiers 120 Pluralité d’herbiers 122 Herbiers-carnets, traces historiques par Nicole Hanquart 124 Herbier de Félicien Rops par Philippe Martin 130 Voyage Botanique par Paul den Hollander 132 L’herbier, entre carnet de terrain et publication par Petra De Block 134 Herbier de la lagune vénitienne d’herman de vries 136 Herbier des insignifiants vénitiens par Roxanne Lajoie 138


PREMIERE ETAPE Les botanistes-explorateurs du XVIIIe siècle à nos jours

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L’expédition botanique au sens de voyage de cueillette à des fins alimentaires, médicinales, tinctoriales… remonte à la nuit des temps. L’expédition botanique au sens d’exploration scientifique de la flore d’une région s’est développée davantage après l’époque des grandes découvertes, dès la moitié du XVIIIe siècle. Les grandes expéditions d’abord naturalistes sillonnèrent le monde, ramenant en Europe des milliers d’échantillons, de dessins de plantes et de récits de voyages, échos d’aventures les plus extraordinaires les unes que les autres. À cette époque et depuis des siècles déjà, règne le souci de classifier genres et espèces végétales, d’abord de nos régions, et, grâce aux expéditions lointaines, des contrées exotiques. En 1778, Lamarck publie la première Flore française, tandis qu’en 1805 Humboldt et Bonpland publient leur Essai sur la géographie des plantes. Des centaines de milliers de planches d’herbier, de graines et de plantes vivantes, vont donner du travail dans tous les muséums des puissances européennes et américaines. Dans nos régions, au cours du XIXe siècle, l’expédition botanique pour herboriser entre amis devient une activité à la mode. La preuve en est le vasculum ou boîte d’herborisation présente dans la littérature, les illustrations, les catalogues de jouets… Depuis la jeune Belgique aussi, des expéditions spécifiquement botaniques parcourent le monde dans un XIXe siècle bourgeois avide de plantes tropicales. Malgré souvent une bonne dose de trivialité, le naturalistecollecteur devient un héros. Finalement, cette étape de notre voyage nous amènera à côtoyer des botanistes contemporain(e)s dans leurs missions botaniques pour des institutions reconnues. 16


Jeanne Barret, paysanne circumnavigatrice

(1740-1807)

Tôt orpheline, la paysanne bourguignonne Jeanne Barret entre au service du naturaliste Philibert de Commerson qui en fait sa maîtresse et son assistante en botanique. Commerson embarque comme naturaliste pour accompagner Bougainville dans son voyage autour du monde en 1766. À son côté, Jean, un valet au teint frais de 26 ans, qui n’est autre que Jeanne, contournant ainsi une ordonnance interdisant la présence de femmes à bord. Jeanne collectera avec Commerson de nombreux spécimens dont le bougainvillier, nommé ainsi en l’honneur du chef de l’escadre. L’équipage découvre que le valet est une fille, mais Bougainville les laisse continuer le voyage. Le couple débarque à l’actuelle île Maurice, pour herboriser plus longuement. Commerson y meurt en 1773, Jeanne a 32 ans. Elle se marie avec un officier et rentre en France, bouclant ainsi le tour du monde, avec les récoltes botaniques de Commerson destinées au Jardin du roi, soit 30 caisses contenant quelque 5000 espèces, dont 3000 sont décrites comme nouvelles. Le Roi Louis XVI lui attribuera une rente pour son travail botanique exceptionnel.


« Comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baret, botaniste déjà fort exercé que nous avons vu suivre son maître dans toutes ses herborisations et porter même, dans ses marches pénibles, les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui ont valu le surnom de bête de somme ? » Quelques jours plus tard : « J’ai vérifié à bord de L’Étoile un fait assez singulier. Depuis quelque temps, il courait le bruit dans les deux navires que le domestique de Monsieur de Commerson était une fille. Plusieurs indices avaient fait naître et accréditaient le soupçon. Elle m’a avoué, les larmes aux yeux, qu’elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme à Rochefort au moment de son embarquement. Elle savait, qu’en embarquant, il était question de faire le tour du monde, et ce voyage avait piqué sa curiosité. Elle sera la seule de son sexe et j’admire sa résolution, d’autant qu’elle s’est toujours conduite avec la plus scrupuleuse sagesse. La Cour, je crois, lui pardonnera l’infraction aux ordonnances. L’exemple ne saurait être contagieux » Journal de Louis-Antoine de

Bougainville, mai 1768


« Bientôt, au loin, de grands arbres aux larges têtes, aux branches placées à angles droits, aux troncs dont la blancheur tranchait vivement avec les objets environnants, aux immenses feuilles lobées, dont le revers argenté fesait [sic] l’effet d’énormes fleurs blanches, agitées par le vent, attirèrent mon attention ; et je reconnus bien vîte [sic] les Cecropia palmata et peltata. Là, avait existé une forêt primitive, qui, maintenant défrichée, s’est vue remplacée par ces Cecropia, des Solanées arborescentes, des Croton, des Vernonia, etc. Sur des troncs énormes, encore couchés sur le sol, j’admirai une foule d’Orchidées, d’Aroïdées, de Pipéracées, etc. Nombre de Mélastomacées, de Myrtacées, des Composées, des Papilionacées, etc., étaient encore debout. […] Hélas ! j’ai appris plus tard que les vandales de colons avaient détruit par le feu toute cette brillante végétation, et que toute la belle forêt, qui ceignait, comme d’un diadême [sic], le sommet de la vaste montagne, avait été convertie en charbon. »


Jean Linden, roi des Orchidées (1817-1898) Ce botaniste a 18 ans lorsqu’il quitte Anvers pour démarrer deux mois plus tard de Rio de Janeiro une exploration de l’Amérique latine. Jean Linden, qui a à peine fréquenté l’Université de Bruxelles, se lance dans son premier voyage de naturaliste-collecteur en 1835, avec Nicolas Funck et Auguste Ghiesbreght. Linden se passionne pour les orchidées dont il deviendra un spécialiste mondial, produisant une abondante littérature sur ce groupe végétal. Le commerce des plantes exotiques – il s’offrait les services de nombreux chasseurs de plantes à travers le monde – permettra à Linden d’amasser fortune et titres de gloire, et de devenir l’un des plus célèbres importateurs de plantes du monde, avec des implantations de son entreprise à Bruxelles, Gand et Paris. Lors de son troisième voyage en Amérique latine, parcourant le Venezuela et la Nouvelle-Grenade entre 1841 et 1844, il relate la découverte d’une plante incroyable dans son carnet de voyage. « J’étais parti à la chasse au colibri, et je n’avais pour toute arme qu’un fusil chargé de cendrée ; je suivais un chemin creux entre des rochers, lorsque j’arrivai en face d’une caverne, devant laquelle se trouvait un ours de belle taille. La lutte était impossible ; je me jetai de côté, […]; et à peine avais-je fait quelques pas en remontant, que j’aperçus l’Uropedium formant une magnifique touffe […] ; je fus émerveillé et j’oubliai devant ce spectacle mon ours […] » 32


Botanistes-collecteurs contemporains

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L’époque contemporaine n’a pas sonné le glas des belles expéditions botaniques, que du contraire. Les naturalistes comme Théodore Monod et sa passion multidisciplinaire du désert ne sont pourtant plus légion. La connaissance de la vie se complexifie chaque jour, et l’heure est à l’hyper-spécialisation pour un genre botanique ou pour une région. Les expéditions qui visaient à une connaissance générale de la flore d’une région sont remplacées progressivement par des missions à objectif économique ou écologique, l’étude de plantes parasites de cultures vivrières, de plantes indicatrices de pollution… De plus, la démocratisation progressive des voyages au bout du monde permet à tout un chacun une plongée dans une forêt tropicale ou une méharée dans le désert. Pourtant au XXe siècle, les scientifiques ont encore sillonné des régions vierges d’études botaniques, comme Aline Raynal-Roques à Cayenne dans les années 60, ou Frieda Billiet au Paraguay dans les années 80. Les contraintes administratives, souvent légitimes pour la protection des flores locales, alourdissent quelque peu le côté palpitant d’une mission. Les botanistes étudient de nouveaux biotopes pleins de surprises, commme Paul Duvignaud qui se penche sur l’écologie urbaine de Bruxelles, Filip Verloove sur les plantes invasives dans les campings de la côte belge. Bien plus discrets que les naturalistes héroïsés du XIXe siècle, les botanistes contemporains œuvrent souvent dans l’ombre de leurs institutions - Universités, Muséums et Jardins botaniques. Les récits d’aventures sont remplacés par des myriades de publications au format académique dans des revues scientifiques spécialisées, peu accessibles au grand public. Les carnets de terrain sont toutefois peut-être le dernier refuge où la fantaisie personnelle, les émotions, les indignations ou les émerveillements trouvent encore la place de s’exprimer…



Aline Raynal-Roques, passionnée des marais depuis… 1940

Jusqu’à l’âge de 12 ans, je n’ai pas été à l’école. J’avais 3 ans quand la guerre a éclaté et comme mon père était résistant, nous étions cachées, ma mère et moi, dans une maison perdue dans la campagne de Brie. Ma mère m’a enseigné ce qu’elle savait, elle n’avait emmené qu’un seul livre : la Flore de Bonnier. J’ai appris à lire dans ce livre. Toute gosse, j’ai fait le lien entre les plantes que j’observais dans la campagne et le nom scientifique sous l’illustration trouvée dans le livre. Comprendre la signification étymologique du nom latin était pour moi un jeu passionnant… à 5 ans, et l’est resté ! Derrière la maison où nous habitions, il y avait une mare ; j’avais l’interdiction formelle de m’en approcher. Je m’y cachais à observer durant des heures les plantes et les animaux. Deux intérêts que je cultiverai plus tard comme botaniste : l’observation et l’intérêt pour des plantes à la biologie particulière comme les plantes de marais. Je ne pouvais côtoyer d’autres enfants, mais dans la mare, j’avais une copine, une belle grande couleuvre verte. Quand je suis finalement entrée au Lycée à Paris, loin de mes heures de liberté en contact avec la nature, les petits brins d’herbe sur le trottoir sont devenus les amies qui m’aidaient à supporter ce changement.


Entrée au Muséum, j’ai été envoyée comme tropicaliste dans des coins difficiles d’accès, encore jamais explorés par des botanistes. Même dans une forêt tropicale, sans lumière du jour, je me sens bien, un élément vivant parmi les autres éléments vivants. J’ai commencé à utiliser les carnets en 1963 : j’avais un vrai carnet de terrain, à feuillets mobiles, sale, boueux, glissé facilement dans la poche du pantalon, avec notes rapides et croquis ; le soir, au campement, je recopiais les notes complétées de mes observations botaniques dans le carnet de mission, je donnais les numéros d’herbier aux plantes collectées, j’y collais des plumes et les ordres de mission et je dessinais beaucoup. Ici, dans le carnet de Cayenne, le 16 mai 1963, je décris notre installation, avec ma fille de 5 ans, dans un bâtiment désaffecté du bagne, dans un coin complètement perdu : nous installons les hamacs, ma fille disparaît, je la retrouve sur les genoux d’une amérindienne ; je l’emmène observer une tortue pondre sur la plage. Plus tard, dans un immense marais en Guyane, je vois un bel anaconda lové ; ma fille identifie tout de suite le danger et s’approche de moi. Nous sommes parties doucement. Les enfants apprennent vite, très jeunes, à observer et identifier les dangers et les beautés de leur environnement. 40


Frieda Billiet, chef de mission au Paraguay en 1984 Enfant, je cultivais sur l’appui de fenêtre de l’appartement à Ixelles des petits Sedum reçus de ma tante. Ces plantes grasses me fascinaient car lorsqu’une feuille tombait, elle s’enracinait et me donnait une nouvelle petite plante ! Licencée en Sciences botaniques en 1965, j’ai d’abord travaillé comme assistante, à l’Université Libre de Bruxelles et à la Vrije Universteit Brussel, tout en suivant les cours du soir d’horticulture. J’ai expliqué à un des enseignants, conservateur des collections vivantes du Jardin botanique, que je voulais devenir jardinier dans cet institut. J’y ai travaillé au service des collections vivantes durant 30 ans avec énormément de satisfaction ! En 1984, j’accepte la proposition du Fonds Léopold III pour l’Exploration et la Conservation de la Nature de diriger une mission pluridisciplinaire de six semaines dans le Chaco paraguayen, pour mener l’étude la faune et la flore d’une région très mal connue, et y délimiter une réserve naturelle nationale. Organiser une mission scientifique n’était alors pas chose facile. Sans ordinateur, il fallait attendre patiemment une réponse aux lettres, télégrammes et télex, envoyés à l’ambassade de Belgique, au Ministre des Relations extérieures, aux autorités locales, au Président de la République, à la presse locale… En tant que chef d’expédition, il fallait rassembler et assurer l’envoi du matériel de terrain et de récolte, louer un véhicule, gérer les dépenses… En me replongeant dans la lecture de ces documents officiels, je suis étonnée d’avoir pu mener à bien toutes ces tracasseries administratives épuisantes. Mais avec le recul, ce fut une expérience très instructive. À la suite de cette mission, une profonde amitié s’est créée avec certains membres de l’expédition. Et l’amitié n’a pas de prix ! 44



DEUXIEME ETAPE Carnets et traces d’expéditions botaniques proches ou lointaines, anciennes ou actuelles

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Congo River 2010 Boyekoli Ebale Congo 2010 en langue lingala -

ou l’Expédition du XXIe siècle sur le grand fleuve Congo Christine Cocquyt Le départ sur le fleuve Congo, prévu le lundi 26 avril 2010, a été retardé d’une semaine à cause d’une fuite dans le réservoir de l’avion qui devait nous conduire de Schiphol à Kisangani, au cœur du Congo : les problèmes apparaissent souvent là où on ne les attend pas ! Notre petite troupe était composée de 68 botanistes, zoologistes, archéologues et linguistes, principalement belges et congolais, mais aussi des Néerlandais, un Français, un Danois, un Sud-Africain, un Américain… ainsi que de l’équipage congolais. Nous nous sommes retrouvés sur deux bateaux en croisière sur le fleuve Congo, avec quatre arrêts de sept jours dans des campements de tentes, au milieu de petits villages locaux. Bien que la mission n’ait duré que cinq semaines au lieu de six, nous avons récolté suffisamment de matériel pour poursuivre des recherches durant au moins dix ans ! Rien que pour les diatomées nous avons collecté plus de 400 échantillons. Car je suis spécialiste des diatomées, ces algues unicellulaires microscopiques qui vivent dans l’eau. Pour les collecter sur la rivière Lobaye, un affluent du fleuve Congo, j’ai utilisé un filet dont la taille des mailles ne dépassait pas 10 microns (1/100 de millimètre) et j’ai gratté avec un couteau les espèces attachées aux tiges de la végétation aquatique. J’ai mis ensuite ma collecte dans des bocaux avec du formol ou de l’alcool : cela donnera un herbier particulier, conservé dans du liquide et appelé collection humide.

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Sur chaque bocal j’ai inscrit un numéro et complété une étiquette avec le lieu et la date de collecte, consignées également dans mon carnet de notes avec des informations supplémentaires sur l’échantillon. Environ 400 petits bocaux ont été envoyés par cargo en Belgique. Revenue au Jardin botanique, j’ai préparé le matériel pour l’examiner ensuite à l’aide d’un microscope pouvant agrandir l’image des minuscules diatomées jusqu’à 40 000 fois. L’identification des espèces peut alors commencer sur base des motifs et de la structure siliceuse de la paroi cellulaire, qui lui donne un aspect de verre. C’est un vrai travail de détective : pour les diatomées d’Afrique centrale, il n’existe aucune clé de détermination, et je dois fouiller dans des publications anciennes. Pour l’expédition Congo River, la plupart des espèces collectées étaient nouvelles. J’en ai nommé une Eunotia leonardii en hommage à Jean Léonard, un ancien botaniste du Jardin, passionné du Congo. Cette espèce fait l’objet d’une description dans une publication scientifique afin d’informer la communauté scientifique de cette découverte. Carnet de mission : http://www.jardinbotaniquemeise.be/PUBLIC/GENERAL/GENERALFR/event15fr.php


TROISIEME ETAPE

Déclinaisons sur le contenu des carnets


L’impression végétale : une technique originale au service de la botanique Nicole Hanquart

L’impression végétale désigne un procédé destiné à obtenir l’image d’une plante, ou empreinte végétale, par impression de la plante elle-même. Cette technique fut pour la première fois décrite par Léonard de Vinci à la charnière des XV-XVIe siècles. Celui-ci explique, dans un texte entourant l’empreinte d’une feuille de sauge, qu’il faut enduire un papier d’un mélange d’huile douce et de noir de fumée, en recouvrir la feuille et l’imprimer. Les botanistes ont régulièrement mis à profit ce procédé pour rassembler, échanger ou publier de l’information sur les plantes récoltées ou étudiées. À côté des albums illustrés au trait et des recueils de plantes séchées, quelques manuscrits ornés d’empreintes végétales montrent la botanique descriptive hésitant à sa naissance entre le dessin, l’herbier sec et l’impression naturelle. Objets d’étude, les empreintes sur feuilles volantes, comme celles retrouvées dans la correspondance entre Carl von Linné et son maître Olof Celsius, ont pu servir d’alternative à l’échantillon d’herbier dont l’envoi était coûteux et risqué. L’impression naturelle fut aussi utilisée au cours d’expéditions scientifiques. Lors du voyage de Humboldt et Bonpland en Amérique tropicale, au début du XIXe siècle, aucun dessinateur n’était affecté à l’expédition. Est-ce pour cette raison ou pour pallier les problèmes de conservation de leurs herbiers que les deux botanistes mirent en œuvre la technique artisanale de l’impression végétale ? Quoi qu’il en soit, les deux hommes réalisèrent de nombreuses empreintes en encrant leurs récoltes des deux côtés pour en prendre une double impression sur une feuille pliée en deux. Simple à utiliser, ce procédé resta longtemps une alternative au dessin botanique. Encore à la fin du XIXe siècle, le belge Julien Houba y eut recours dans son travail de forestier comme il le signale dans l’introduction de l’ouvrage qu’il consacra aux chênes de l’Amérique septentrionale. 78


Carnets de voyage botanique par impression végétale

www.arsherbarium.com Après avoir travaillé l’insertion et la trace de plantes dans la pulpe de papier, je crée depuis trois années des empreintes végétales en utilisant la technique du tataki-zomé, du japonais tataki, marteler et zomé, teindre. Je martèle des feuilles fraîches pour teindre un textile grâce aux sucs de la plante. Cette méditation rythmique se double d’une révélation de la structure de la plante et de certains de ses composants biochimiques, comme les tanins. La trame de mon travail artistique est double et paradoxale : explorer l’impact de nos actes sur l’environnement naturel, et, à l’inverse, la mémoire et les traces de nos pérégrinations à l’affût du végétal. En tatakizomant chronologiquement les plantes collectées lors d’une déambulation, j’imprime un rouleau de tissu que j’appelle iter - au pluriel itinera -, mot latin qui signifie voyage, chemin. Cet herbier textile raconte l’histoire d’une itinérance, avec la date et le lieu de la collecte des végétaux, les noms scientifiques des plantes, et parfois une narration. Ces itinera sont des traces de pérégrinations dans le Jardin botanique Meise, dans des espaces sauvages lointains ou sur le trottoir d’une ville… Un pas plus loin que l’iter se trouve la carte-herbier, où les plantes glanées sont tatakizomées sur l’itinéraire de la marche dessiné sur le tissu. Un pas plus loin encore se trouve le walking-talking -map-herbarium ou la carte-herbier-récit. Conçue lors d’une résidence au Canada durant l’été 2016, cette nouvelle forme de création est le résultat d’une balade à deux dans un lieu choisi par une personne qui me parle des végétaux, du paysage traversé, ou de ce que cette marche évoque pour elle, pendant que je collecte des plantes. Naît une sorte de carnet d’expédition botanique révélant, en même temps que la structure des feuilles, la sensibilité d’une personne à son environnement à un moment particulier. Vous en trouverez traces dans ce carnet. 80



Carnets de terrain

Nicole Hanquart

Un carnet de terrain est un document qui consigne les observations réalisées au cours d’expéditions scientifiques lointaines ou proches, ou lors d’herborisations ou de campagnes de récoltes de spécimens, prenant des formes diverses en fonction des besoins de l’explorateur ou du collecteur. Sources d’information de première importance, ces carnets enrichissent le spécimen en y apportant des données sur le moment de la collecte, les localités, la géographie, le climat… En effet, y sont consignés non seulement la liste des plantes récoltées mais aussi les espèces compagnes, les habitats, les caractéristiques géographiques des lieux dans lesquels les végétaux ont été découverts. Ils peuvent également receler des observations personnelles, comme les événements météorologiques, ou les conditions de voyage, ou encore des notes plus intimes sur les émotions ressenties lors de l’expédition. Ils peuvent enfin contenir des fragments d’échantillons, des croquis, des dessins ou même des aquarelles, ainsi que des informations associées aux photos prises sur le terrain.

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Ces données qui permettent avant tout d’évaluer la valeur intrinsèque des spécimens et l’évolution de la biodiversité sont aussi précieuses pour aborder de nouveaux champs d’étude, tels l’histoire des explorations scientifiques, les techniques de récolte et d’analyse. Les recommandations données aux rédacteurs de carnets de terrain édictées aujourd’hui encore par le Missouri Botanical Garden insistent sur les qualités du carnet, les aptitudes du rédacteur et le soin à apporter à la conservation des documents. Il y est question de lisibilité de l’écriture, particulièrement de celle des noms propres, de l’emploi d’abréviations à éviter, les notes étant en effet susceptibles d’être consultées par de nombreuses personnes, à des décennies d’intervalle.



Expéditions sur la canopée et carnet de dessins Francis Hallé

Mes collègues américains, professeurs de botanique, ont inventé cette expression de plantblindness : certains de leurs étudiants n’ont jamais observé de plantes ! Il faut des passeurs pour s’intéresser aux plantes, pour les voir. Mes passeurs à moi ont été mon père agronome, mon frère aîné botaniste, des enseignants… et une plante dans un pot. J’étudiais à la Sorbonne, et sur le balcon de ma chambre au Quartier latin, il y avait un pot de terre. Un matin j’y ai vu une pousse ; je l’ai ensuite vue grandir, fleurir, donner des graines… et l’année d’après, les plantes remplissaient le pot. J’ai pensé que si j’avais un animal sur la terrasse, je devrais le nourrir, enlever ses excréments, m’habituer à son bruit… tandis que cette plante, elle n’a besoin de rien pour grandir et se reproduire. Cette manifestation d’autonomie m’a paru absolument merveilleuse. J’ai ensuite passé toute ma vie à comparer les plantes et les animaux, et, dans presque tous les domaines, je considère les plantes comme supérieures. J’ai aussi plaisir à mener ou participer à des expéditions botaniques. Les expéditions sur la canopée sont celles qui m’intéressent le plus car tout est à découvrir : 70% de la diversité biologique de la forêt tropicale s’y trouvent. La canopée se situe entre 50 et 70 mètres de haut, mais, la plupart du temps, les scientifiques sont au sol. On se relaie pour monter, soit dans des appareils volants, comme le radeau des cimes, qui circulent au-dessus de la canopée et permettent de collecter ; soit dans un appareil fixe comme cet « ikos », un petit logement en haut d’un arbre, en tubes d’aluminium, avec une vue imprenable. Il y a une équipe stable de huit personnes, et une quarantaine de scientifiques du monde entier y font de courts séjours. 94



Cartes et expéditions botaniques : Cartothèque du Jardin botanique Meise Régine Fabri

Jusqu’au début des années 1800, l’exploration de l’Afrique par les Européens se cantonne principalement à la zone sub-saharienne et aux régions côtières où abordent les navigateurs et, sur les premières cartes géographiques, seule la mention « Hic sunt Leones » (« Ici se trouvent les lions »), empruntée aux cartographes romains et médiévaux qui désignaient sous ce terme les territoires vierges, figure au cœur du continent noir. Au fil du XIXe siècle, des expéditions pénètrent de plus en plus profondément à l’intérieur des terres, dans les déserts comme dans les forêts tropicales, remontant notamment le cours des fleuves. Aucune carte ne guide les premiers pas des hardis explorateurs qui sont eux-mêmes géographes. Peu à peu cependant, la géographie du continent africain se dessine et les botanistes belges qui se lancent dans l’aventure à l’aube du XXe siècle peuvent reporter leur itinéraire sur les cartes tracées par leurs prédécesseurs. La cartothèque du Jardin botanique recèle, parmi beaucoup d’autres richesses, les cartes des grandes missions accomplies pour découvrir la flore d’Afrique centrale. Ces cartes annotées au cours des expéditions sont un complément indissociable des carnets de terrain ; elles permettent notamment de localiser avec précision les lieux de récolte des spécimens d’herbier.

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Herbiers-carnets, traces historiques

Nicole Hanquart

Les collections du Jardin botanique recèlent des herbiers d’époques différentes, de formats variés et aux desseins divers : objet d’étude, souvenir de voyage ou outil de référence. Nous nous pencherons sur trois d’entre eux. Un herbier du XVIIe siècle Le premier recueil, un volume in folio relié en plein veau, contient un herbier confectionné en 1646 par Paschasius Spillebeen (1622-1689), un médecin brugeois. Dans la première partie du volume sont consignées quelque 650 plantes, chacune attachée par une bandelette sur laquelle est écrit avec soin son nom latin. Le classement des végétaux et un texte titré aert, cracht ende werkinge, reprenant leurs propriétés médicinales, proviennent tels quels du Cruijdenboek de Rembert Dodoens. Cet herbier se présente comme un travail de fin d’études ou un outil de référence pour le jeune médecin de 24 ans. La seconde partie comprend 65 plantes dont le classement ne semble pas répondre à un ordre logique. Les noms latins des plantes évoquent l’Orient : Jerosolimitana, Sydonense, Egyptica, Jericonis, flum[inis] Jordani, Damasci, Montis Olibani… La mise en forme et l’écriture peu soignée diffèrent considérablement de celles de la partie précédente. L’hypothèse d’un voyage en Orient par Spillebeen n’est pas à exclure, d’autant plus qu’il était chevalier de l’ordre du Saint-Sépulcre, un titre porté seulement après avoir effectué le pèlerinage en Terre Sainte. Jérusalem, Sidon, l’Égypte, Jéricho, le Jourdain, Damas,le Mont des Oliviers… auraient-ils été les étapes d’un tel voyage ? Et ces plantes collées à son retour de Palestine, à la suite de son herbier de jeunesse, ont-elles été, pour le médecin brugeois, des objets d’étude ou de simples souvenirs de voyage ? 124



L’Herbier de Félicien Rops (1833-1898)

Philippe Martin

L’intérêt pour la botanique de Félicien Rops, maître sulfureux de la gravure, est méconnu : son œuvre artistique ne s’en inspire pratiquement pas. Cette passion s’inscrivait dans une tradition bourgeoise du XIXe siècle, l’horticulture, comme application populaire d’une science en pleine apogée et signe extérieur de richesse. Son mariage avec Charlotte Polet de Faveaux, en 1857, lui en donnera les moyens, en embellissant leur propriété de Thozée par des choix originaux et essais d’acclimatation d’espèces plus ou moins exotiques. Deux cahiers, Horticulture et Hortus Thozeanus, consignent 800 végétaux, probablement plantés, et de nombreuses factures de grands pépiniéristes belges témoignent des sommes investies. Mais Rops observe le végétal sous un angle assurément plus émotionnel que scientifique. N’écrira-t-il pas, à propos d’une liaison avec une comtesse, à Monte Carlo en 1875 « je l’ai aimée… près d’une Sparmannie d’Afrique qui s’en souviendra ! ». C’est lors de ce séjour qu’il réalise un carnet-herbier, conservant quelques récoltes botaniques (comme en Norvège en 1874, et peut-être lors d’autres voyages, mais qui n’ont pas été retrouvées), jalonnant ses promenades, à défaut de croquis qu’il n’a jamais réellement développés pour la botanique, mais révélant ce qui l’a animé toute sa vie : « je veux te donner le goût des fleurs, cela m’a beaucoup consolé en mes solitudes », dira-t-il à son fils Paul, en 1874.

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L’herbier, entre carnet de terrain et publication

Rubiacées de Madagascar Petra De Block Pendant des années, j’ai étudié la taxonomie des Rubiacées – la famille des caféiers - dans les herbiers. J’ai observé des milliers de spécimens séchés de plantes, ramenés d’expéditions par d’autres botanistes. J’ai analysé les caractères de la plante sous mes yeux pour voir si elle était identique à une autre Rubiacée déjà décrite ou si c’était une espèce nouvelle. J’ai rédigé des clés de détermination, pour permettre à d’autres botanistes d’identifier ces espèces. À partir de 1998, j’ai enfin pu accomplir mon rêve : découvrir sous les tropiques les plantes vivantes que je ne connaissais que sèches. En 2007, pour préparer une expédition, je me suis penchée sur des herbiers historiques au Muséum à Paris. Avec mon équipe, j’ai repéré une Rubiacée, Lathraeocarpa acicularis, dont le dernier spécimen connu avait été collecté en 1955 à Madagascar. Cet arbuste nain était depuis lors considéré comme éteint. Après une recherche intensive dans les localités citées dans l’herbier de Paris, nous avons retrouvé des exemplaires vivants de cette espèce rarissime. Lors d’une autre expédition en 2010, mon équipe et moimême avions récolté une Rubiacée que nous n’étions pas parvenus à identifier. J’ai soigneusement noté dans mon carnet de terrain les informations sur cette récolte. À notre retour, nous avons cherché sans succès des spécimens semblables dans les grands herbiers, ce qui nous a amenés à la décrire comme une nouvelle espèce pour la science ! Nous avions recueilli des fleurs, des fruits et des graines, si bien que la plante est aujourd’hui cultivée dans les serres du Jardin botanique Meise, parmi notre grande collection de Rubiacées. Sept années après sa découverte, cette plante fera prochainement l’objet d’une publication sous le nom de Tulearia capsaintemariensis De Block : le nom du spécialiste qui décrit une nouvelle espèce est pour toujours lié au nom scientifique qu’il lui a attribué. 134



Herbier de la lagune vénitienne d’herman de vries * Né en 1931 à Alkmaar aux Pays-Bas, de vries étudie l’horticulture et œuvre comme botaniste. Il abandonne progressivement son travail de terrain pour créer et vivre plus près de la nature. En 1970, il déménage à Eschenau, un petit village allemand, à l’orée d’une forêt. Selon lui, « Nous nous sommes tellement éloignés de la nature, nous l’avons tellement modifiée, manipulée, détruite, nous avons si bien oublié qu’elle est l’art par excellence, que seul un artifice de plus, celui de l’art humain, peut nous aider à la retrouver. Parce que nous avons perdu toute relation d’immédiateté avec la nature, nous avons besoin de la médiation supplémentaire de l’art pour restaurer l’unité que nous formions avec elle. » En 2016, de vries a investi le pavillon néerlandais de la Biennale de Venise avec une exposition to be all ways to be qui invite à être là, ouvrir son esprit, ses yeux, ses oreilles et faire l’expérience du monde. Durant ses longues déambulations dans différentes îlots vénitiens abandonnés par l’homme, il collecte feuilles, herbes, fragments d’os et de céramique… Ces simples éléments encadrés forment un herbier de ces lieux où la nature a repris le dessus. de vries nous invite à retrouver la poésie dans l’expérience de nos sens et dans les choses elles-mêmes, concrètes, plutôt que dans des concepts. 136

*herman de vries n’utilise pas la majuscule, en signe d’opposition à toute forme de pensée hiérarchique.



le pavillon de la Biennale, herman de vries expose aussi une collection de terres. Dans ses

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« Se battre pour être l’architecte de sa propre vie est le plus grand défi à relever. Ce sont les voyages qui ont fait de moi un auteur, et c’est parce que j’ai eu la chance d’être un auteur que j’ai appris à être patient, à ne pas transiger et à donner au destin le temps de me trouver. Et tout a commencé avec ces premiers journaux, cette promesse de « risquer l’inconfort pour comprendre ». » Wade Davis Belles observations du monde végétal, belles explorations ici ou ailleurs…


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