Décider à tuer

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Autobiographie



Décidé à tuer



BLF Europe • Rue de Maubeuge 59164 Marpent • France


Édition originale publiée en langue anglaise sous le titre : Revolutionary Love Première édition © 1983 African Enterprise Deuxième édition © 2001 African Enterprise P. O. Box 727 • Monrovia • CA 91017 • USA Édition en langue française : Décidé à tuer • Stephen Lungu et Anne Coomes © 2010 BLF Europe • Rue de Maubeuge • 59164 Marpent • France Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés. Traduction : Madeleine Jeanneret et Emmanuelle Gaudin Couverture et mise en page : BLF Europe • Rue de Maubeuge 59164 Marpent • France • www.blfeurope.com Imprimé dans l’Union européenne Les citations bibliques sont tirées de La Nouvelle Version Segond Révisée (Bible à la Colombe) © 1978 Société Biblique Française. Avec permission. ISBN 978-2-910246-80-8 Dépôt légal 2e trimestre 2010 Index Dewey (CDD) : 276.89 Mots-clés : 1. Église. Afrique. 2. Conversion. 3. Mission.


Chapitre 1

Un triste foyer Couché dans un grand lit en désordre, j’observais ma mère qui buvait de la bière. Tenant le pot de ses deux mains, sa tête noire renversée en arrière, elle savourait chaque gorgée. Finalement, elle soupira de contentement, posa la chope sur le sol et s’essuya les lèvres et le menton avec le bras. Avec un « oh » de satisfaction, elle remit le pot dans sa cachette, sous le lit, en le poussant adroitement du pied. J’eus alors un accès de toux et crachai sur le couvre-lit à fleurs. J’essayai d’étouffer le bruit en mettant mon poing sale dans ma bouche. Ma mère m’en voulait de tousser tellement. Elle se plaignait à mes tantes de ce que j’étais maladif. Ce jour-là, la douleur dans ma poitrine était très vive. En ouvrant les yeux, je vis son regard chargé d’une affection exaspérée. Elle allait toujours mieux après avoir bu de la bière. lade.

– Ah ! Stephen, que vais-je faire de toi ? Tu es toujours ma-

Elle semblait moins fâchée que d’habitude – à cause de la bière. 5


Décidé à tuer – Maman ! Elle s’allongea et j’en profitai pour me blottir contre son corps chaud. Elle était petite et très foncée de peau. Je la trouvais belle. Nous étions en 1946. Highfield, faubourg réservé aux Noirs de la ville de Salisbury, en Rhodésie, était un endroit calme, mais très pauvre. Maman caressait mon front fiévreux. – Mais où est ton père ? Je n’ai pas d’argent pour t’emmener à l’hôpital. Nous n’avions pas vu mon père depuis plusieurs jours et maman n’était pas tranquille. Quand papa, qui travaillait à Salisbury comme réparateur de téléphones, ne rentrait pas le soir, maman se fâchait contre mon petit frère John et moi. Le lendemain, elle allait travailler dans les champs en grommelant et en nous frappant pour la moindre peccadille tandis que nous jouions auprès des femmes. Curieusement, lorsque papa revenait enfin, maman l’accueillait sans joie. Elle se tenait à la porte, bras croisés sur son opulente poitrine, le visage plus noir encore à cause de sa colère. Je t’aime, maman. Ne pouvons-nous pas être heureux ensemble ? Telle était la pensée du garçonnet de quatre ans que j’étais, trop petit pour l’exprimer en paroles. J’aimais sa présence quand elle avait eu sa ration de bière. C’étaient des moments paisibles, pleins de rêveries. Elle se tenait tranquille et j’osais m’approcher d’elle. Parfois, je recevais même une caresse. Au crépuscule, si court en Afrique, les femmes de Highfield rentraient les poules et allaient chercher les enfants et les maris – ces derniers souvent en vain d’ailleurs. Elles faisaient la cuisine en plein air et les hommes s’assemblaient pour boire de la bière pendant que le soleil se couchait au-dessus des huttes couvertes de tôle ondulée ou de chaume. 6


Un triste foyer

Ce même soir, maman se leva et alluma une lampe à huile, puis s’affaira autour de ses casseroles. Les chauves-souris voletaient… Soudain on entendit des pas. Le chien d’un voisin aboya. Maman se raidit et écouta avec attention. Puis elle se précipita dans la chambre à coucher et se rinça la bouche avec un peu d’eau. Je toussai douloureusement. – Maman, dis-je en tendant les bras. D’un regard, elle me fit taire. – Ferme-la ! Tu fais toujours des histoires. Je me mis à pleurer, ce qui aggrava ma toux. – Maman, gémis-je. Elle s’approcha du lit et me serra les bras. – Tais-toi ! Si jamais tu lui dis que j’ai bu de la bière, je te battrai. Tu sauras alors pourquoi tu pleures. Épouvanté par sa colère, je me glissai encore plus sous la couverture et m’en couvris la tête. Mais je continuai à l’observer par un trou. Maman se rinça de nouveau la bouche, aplatit ses cheveux et arrangea sa robe sans manches sur ses larges hanches. Elle leva les yeux vers les geckos (ces lézards africains) qui parcouraient le plafond et s’efforça de se calmer. Je doute même qu’elle entendît mes gémissements tandis qu’elle quittait la pièce. Je me sentis tendu quand les pas s’arrêtèrent devant notre petite maison et que la voix dure de mon père demanda : – Où est mon dîner ? On aurait dit qu’il avait simplement travaillé à Salisbury toute la journée alors qu’il revenait d’une de ses escapades périodiques. La réponse de maman fut perçante et hostile. J’enfouis mon visage dans mon oreiller sale et tâchai de ne pas écouter. – … Et Stephen est de nouveau malade. Comment vais-je pouvoir appeler le médecin sans argent ? 7


Décidé à tuer – Ce garçon est toujours malade ! Je fermai les yeux et serrai la couverture encore plus fort lorsque mon père entra dans la chambre d’un pas lourd. Il tint la lampe au-dessus de moi. Avec rudesse, il me découvrit et me fit rouler sur le dos. J’ouvris les yeux et le regardai peureusement. Maman, d’un ton aigu, défendait mon droit d’être malade même si elle aussi paraissait en colère contre moi. – Nous pourrions tous mourir et tu ne le saurais pas. Tu n’es jamais là. Tu as une autre femme, je le sais. Elle avait probablement raison. Maman savait qu’il avait déjà délaissé une autre épouse et un fils au Malawi, quelques années auparavant, pour aller travailler dans les mines d’or en Afrique du Sud. Mon père me regardait intensément comme s’il cherchait quelque chose qu’il ne trouvait pas. Il se tourna vers maman. – Pourquoi dois-je rester ici ? Pourquoi devrais-je élever ce garçon ? Tu dis que c’est mon fils ; il ne me ressemble pas du tout. Je te dis que je ne suis pas son père. Il avait déjà prononcé ce genre de paroles à plusieurs reprises et cela produisait en moi un étrange sentiment d’abandon. Alors, qui est mon père ? me demandais-je. Maman, criant pour protester, s’était approchée trop près de lui. Mon père renifla avec suspicion et gronda : – Eletina, tu as bu de la bière ! – C’est pas vrai, non, non ! Tu m’accuses toujours. Je me tenais silencieux et immobile, espérant que mon père ne pousserait pas ses grands pieds davantage sous le lit. Il aurait renversé la chope de bière. Maman sortit bruyamment de la chambre et il la suivit. Ma toux les laissait indifférents. La discussion faisait rage dans la pièce d’à côté. Pleurant en silence, je me tordais de douleur. Il valait mieux ne pas me faire entendre car mes parents se seraient fâchés. 8


Un triste foyer

À mon réveil, le lendemain, tout était différent. La maison était silencieuse. Le soleil brillait à travers les rideaux qu’une brise agréable faisait voltiger. Les poules caquetaient de contentement. Mon père se lavait et se rasait en silence devant le lavabo à côté de la porte de derrière. Maman s’activait dans la pièce : elle lissait ses cheveux, enfilait sa plus jolie robe à fleurs et essayait un chapeau. Ce chapeau et l’atmosphère de tranquillité me donnaient la certitude que nous étions dimanche. Je m’étirai et toussai. Cela me fit mal, mais je me sentais content. Aujourd’hui, tout irait bien. Le dimanche, mes parents cessaient de se quereller et se rendaient à l’église en souriant aux gens. J’en ignorais la raison ; je savais simplement qu’il en était ainsi. C’est pourquoi j’aimais le dimanche. Ce jour-là, maman décida que j’étais assez bien pour aller à l’église. Elle me vêtit donc de mon plus beau pantalon et de ma jolie chemise. Elle me portait, car la toux me pliait en deux. Mon père, sans mot dire, marchait à côté de nous en portant John. – Bonjour ! disait-il en souriant à tous les voisins que nous rencontrions. Il avait un sourire étincelant et des dents parfaites. Papa n’était pas très grand mais il était mince et en forme. À Highfield, on ne se souciait guère de ce qu’il ne fût pas un pur Rhodésien. Depuis quelques années, il y avait beaucoup de nouveaux venus attirés par les mines d’or et l’industrie croissante du pays. Papa, bien plus âgé que maman, avait la réputation d’avoir de l’expérience. Ce n’est pas pour rien que son surnom était Chiwaya, ce qui signifie « mitrailleuse ». Il s’était battu pendant la Première Guerre mondiale. – Ah ! Chiwaya ! Eletina ! Les voisins souriaient et demandaient à mon père : – Chiwaya, que vas-tu prêcher ce matin ? Il souriait en retour et, d’un air mystérieux, répondait : – Attendez et vous verrez ! 9


Décidé à tuer Il était un des anciens de notre église presbytérienne et ses prédications de style déclamatoire l’avaient rendu populaire. Une de mes tantes trouvait d’ailleurs que « Mitrailleuse » convenait bien pour décrire sa manière de prêcher. Devant l’assemblée, un jeune homme battait le tambour. La congrégation était très fière de ce temple aux murs de torchis et au toit de chaume. À l’intérieur, il y avait même des bancs faits de briques et de planches. Je me sentis heureux dans les bras de maman pendant le long sermon de papa, qui haranguait les fidèles en envolées véhémentes. Il savait si bien parler des sentiments de culpabilité des gens, et ses sermons étaient ponctués de nombreux « Amen ! ». J’étais fier de le voir face à l’auditoire et pensais : – Tu leur donnes ce qu’ils aiment, papa. Tout en éprouvant une certaine fierté dans ces moments-là, j’avais quand même peur de l’approcher. Le vrai nom de mon père était William Tsoka. « Tsoka » signifie « malchanceux », nom très approprié pour notre famille. Dans les mois qui allaient suivre, nous devions même perdre la trêve des dimanches. En effet, le service des télécommunications transféra mon père à Bindura, à quatre-vingts kilomètres de Salisbury. Il ne pouvait s’y soustraire. Ayant eu plusieurs emplois comme ouvrier de ferme, puis comme mineur en Afrique du Sud et en Rhodésie, il fallait qu’il conserve sa place s’il voulait un jour avoir droit à une pension. Il avait déjà plus de cinquante ans. Maman fut horrifiée à l’idée de déménager. Bien que sa famille fût originaire de Zambie, son père avait fait partie de la police rhodésienne pendant quarante ans. Elle était née et avait grandi à Salisbury. C’est à Highfield qu’elle se sentait chez elle. Toute sa parenté y vivait. Elle avait connu papa alors qu’il avait déjà quitté les mines d’or mais n’avait jamais envisagé d’aller vivre dans une autre région. Ainsi, après bien des querelles, nous nous installâmes dans 10


Un triste foyer

un petit bungalow à Bindura. Dès le premier jour, notre vie fut misérable. Maman buvait de plus en plus de bière lorsque mon père était au travail. Sans la petite église de Highfield, les dimanches étaient remplis d’autant d’amertume et de colère que les autres jours. Maman changeait. Elle était lasse et son ventre devenait de plus en plus volumineux. Chaque soir, les querelles reprenaient pendant que John, qui faisait ses dents, hurlait une octave au-dessus des voix colériques. Souvent j’étais au centre des rages de mon père. – Ce garçon n’est pas mon fils. Nous allons voir ce qu’il en est du prochain ! Alors, qui est mon père ? m’interrogeais-je sans cesse. Maman piquait des crises en affirmant que j’étais bien le fils de papa. – Non, il ne l’est pas. Et toi, Eletina, tu n’es qu’une… Et papa déversait un torrent d’injures et de paroles haineuses avec la même virulence qu’il mettait dans ses prédications. Un soir, il battit maman avec violence et je tentai de l’arrêter en m’agrippant à ses jambes. Il me repoussa du pied à travers la pièce. – Je vais me tuer, criait maman, tu verras ! Elle le disait comme si c’était la pire chose du monde. Je me recroquevillai au sol, paralysé par la terreur. Que signifie « tuer » ? Ce doit être terrible, pensai-je. Un jour, on avertit maman qu’un membre de sa famille était mort à Salisbury. – Je rentre chez moi pour l’enterrement, annonça-t-elle avec détermination. Et pour la naissance, ajouta-t-elle après coup. Quelle naissance ? J’ignorais qu’elle était enceinte. Elle fit son bagage et nous emmena, John et moi, en bus. Papa ne nous accompagna pas. Le voyage fut long, chaud et fatigant. À notre arrivée, nous allâmes loger chez une des nombreuses sœurs de maman, ce qui 11


Décidé à tuer nous permit de jouir de quelques semaines de tranquillité. Mais, le gouvernement ayant changé ses plans, papa revint et nous nous installâmes de nouveau à Highfield. C’est en 1947 que naquit ma sœur. Avec sa venue au monde et John, devenu très turbulent, maman n’avait plus beaucoup de temps pour moi. Je jouais beaucoup dans la poussière devant notre petite maison et je devais surveiller mon frère. À trois ans, il était presque aussi grand que moi qui en avais cinq. Il était du reste toujours prompt à faire des sottises. Je toussais encore beaucoup, mais maman n’avait plus l’air de le remarquer. C’est seulement quand je tournais mon visage enfiévré vers elle que je recevais des caresses données d’une main machinale. Chaque fois que papa était à la maison, il devenait furieux contre maman et l’accusait de choses que je ne comprenais pas, ce qui la faisait pleurer. Elle aussi se mettait en colère contre lui, surtout quand il ne rentrait pas à la maison de toute la nuit. Pour moi, tout cela était incompréhensible, et je commençais à me sentir coupable. Il était évident que mes parents se disputaient à mon sujet. Si papa avait cru que j’étais son fils, tout aurait bien été. C’était donc à cause de moi qu’il n’aimait pas maman. J’étais gêné d’exister. Lorsque j’eus environ sept ans, papa fut absent plusieurs jours d’affilée. Maman pleura tout le temps. Plusieurs de mes tantes nous rendaient visite et poussaient des cris d’indignation. Je crus comprendre que papa avait de nouveau été transféré par ses employeurs et nous avait abandonnés à notre sort. Poussant du pied des cailloux dans la poussière, je me posais force questions. Était-ce ma faute ? Je présumais que oui. Alors je devais essayer de réconforter maman. Je m’en voulais d’être en vie. Puisque je n’étais pas le fils de papa, qui étais-je donc ? N’étais-je pas le fils de maman ? Pendant qu’elle se lamentait de concert avec les tantes, j’allais m’asseoir tout près d’elle.

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Chapitre 2

La déchirure Un jour, après le départ de mes tantes, maman sortit de la maison avec ma petite sœur Malesi dans les bras. John et moi jouions dans la poussière quand elle nous appela : – Venez ! Nous allons en ville. Tout contents, nous nous précipitâmes derrière elle. Elle ne nous avait pas sortis depuis des semaines ; elle avait passé ce temps à pleurer ou à manifester sa mauvaise humeur. Cet après-midilà, elle semblait affolée, mais nous la suivîmes docilement jusqu’à l’autobus, puis en ville. Une promenade le long des boutiques de toutes couleurs, près de Highfield, nous enchantait. Quand nous croisions des Blancs, nous imitions maman qui s’empressait de descendre du trottoir pour leur faire place. Je les regardais fixement car je n’en voyais pas souvent et je les trouvais magnifiques. Eux, en revanche, nous jetaient à peine un regard. Les femmes portaient des robes merveilleuses, et les hommes, tellement plus grands que moi, marchaient à longues enjambées. C’était passionnant, mais je me tenais tout près de ma mère, serrant sa main bien fort. Elle semblait cependant m’ignorer. J’essayais d’attirer 13


Décidé à tuer son attention sur ce qui me frappait autour de nous, mais elle ne réagissait pas. Elle ne paraissait pas sûre de son chemin. Après avoir parcouru plusieurs rues animées, elle nous amena au marché et fit une pause. – Maman, regarde ! J’étais fasciné par des hommes déchargeant un gros camion de légumes. Elle resta sourde à ma voix. – Viens, dit-elle en repartant du côté d’un garage. Nous continuâmes à marcher. Nous nous trouvions près du centre-ville, dans un quartier du nom de Machipisa. John et moi regardions autour de nous, stupéfaits. Tout était tellement vaste et intéressant. Maman s’arrêta et jeta un coup d’œil circulaire, comme si elle cherchait quelque chose. Puis elle se pencha vers moi et me dit avec une intensité inhabituelle dans la voix : – Stephen, je veux que tu restes ici. Reste ! – Maman ! J’étais atterré. Mon frère et moi nous agrippions à elle. Alors, fermement, elle desserra nos petits doigts. – Non, non, vous devez rester. Je dois aller… aux toilettes ! Elle s’emporta soudainement : – Restez là ! Et tiens ! Elle jeta ma sœur dans mes bras. C’est à peine si je ne laissai pas tomber ce petit paquet de bras et de jambes. – Prends soin d’elle. Et ne laisse pas ton frère te quitter. Tout à coup, elle s’agitait, fâchée. Habitué à ses sautes d’humeur, je tentai de l’apaiser. – Oui, maman. Je chancelai légèrement sous le poids de la petite et la serrai contre moi. Malesi se mit à pleurer. 14


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La main de maman se posa un bref instant sur ma tête. Aussitôt après, elle était loin, perdue dans la foule de cet après-midi ensoleillé. Je chantonnai pour calmer ma sœur et ordonnai à John de rester près de moi. Nous attendions, observant les passants. Une énorme voiture blanche passa. J’aperçus des visages de Blancs. Maintenant, ils semblaient effrayants, tellement étranges. Mon fardeau pesait lourd dans mes bras. Sans chaussures, je m’appuyais alternativement sur un pied, puis sur l’autre, en cherchant ma mère du regard. Un long moment s’était déjà écoulé et elle n’était toujours pas revenue. Mon frère trépignait, tournant en rond dans la poussière ou s’amusant à un jeu de son invention. Il se cogna un orteil et commença à brailler. Quant à moi, mes épaules devenaient endolories et j’avais envie de pleurer aussi. Pas de maman. Je me souviens encore avec un frisson de ces premières vagues de détresse qui me submergèrent alors. Dans une panique soudaine, je voulais ma mère ! Où était-elle ? Je perdis mon sang-froid et me mis à sangloter. Nous pleurions tous les trois. Un temps interminable passa. Le jour déclinait. Le soleil glissait vers le bref crépuscule tropical. Dans notre désarroi, mon frère, ma sœur et moi hurlions. Errant à travers la place, nous poussions de vrais rugissements. Attirés par nos cris, des adultes nous regardèrent, consternés : – Où est ta maman, mon garçon ? Je gémis : – Maman, maman ! John et Malesi faisaient chorus. D’autres personnes s’approchèrent. Quelqu’un remarqua : – Je les ai observés, il y a des heures qu’ils sont seuls ici. Un policier finit par arriver. Nous étions trop épouvantés pour pouvoir nous expliquer. Comme il ne nous comprenait pas, 15


Décidé à tuer il renonça à faire plus d’effort et nous emmena au poste de police. En chemin, je me débattais et me retournais sans arrêt, espérant contre tout espoir que maman courait après nous. Déjà les passants nous avaient oubliés et étaient repartis à leurs affaires. La place redevenait calme. Des enfants avaient perdu leur mère ? Ce n’était pas de leur ressort. L’agent me tirait. – Viens, mon garçon. Finalement, j’obéis et avançai en trébuchant. À cet instant, âgé de sept ans, je connus ce qu’était le désespoir absolu. J’avais été trahi par ma propre mère. Elle m’avait abandonné… pour aller où ? Elle ne reviendrait plus jamais. Elle nous avait rejetés, mais je n’en comprenais pas la raison. Je n’avais pourtant jamais divulgué à papa qu’elle buvait de la bière. Comment avait-elle pu me faire ça ? Quelque chose d’un autre ordre que l’amour, la peur ou l’humiliation entra en moi ce jour-là. Un monstre destructeur contre lequel j’allais devoir batailler maintes fois dans les années à venir, afin de ne pas me laisser consumer : la haine de moi-même. Mon frère et ma sœur étaient trop jeunes pour comprendre. Mais moi, je ressentais une blessure profonde. Lorsque mon père se disputait avec maman, c’est moi qui en étais la cause. S’il nous avait abandonnés, c’était parce qu’il ne voulait pas de moi. Et maintenant, maman aussi m’avait abandonné. Ce devait être ma faute, pensaisje. Je dois être bien mauvais pour qu’on me traite de cette façon. Ils devaient vraiment me détester. J’ignorais ce que j’avais fait, mais je commençais à me haïr aussi. Au poste, le policier n’avait pas l’air d’apprécier notre présence. Il prit Malesi dans ses bras avec précaution, puis la renifla et la reposa aussitôt en regardant avec consternation sa main et sa chemise. Il soupira et marmonna quelques mots à un collègue, qui emmena Malesi. Celle-ci poussa un hurlement. Ce fut au tour du second agent de faire la tête.

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Assis sur un banc, John et moi étions trop enroués et terrifiés pour pleurer encore. Bientôt, un autre homme vint nous poser des questions. Il s’adressa d’abord à John, qui pleurnicha et mit son poing sale dans sa bouche. L’homme se tourna alors vers moi. – Comment vous appelez-vous ? Où est votre mère ? – Elle est partie. De grosses larmes coulaient sur mes joues. Plus tard, une dame arriva. Elle regarda Malesi et secoua la tête. Je l’entendis prononcer des mots comme « trop jeune », « malade », « hôpital ». Après nous avoir considérés tous les trois, elle nous fit un signe de tête. – Voulez-vous venir avec moi à l’orphelinat ? Nous n’en avions pas envie du tout. Mais personne ne sembla remarquer que nous pleurions à nouveau. Nous suivîmes donc la dame à l’orphelinat. On nous fit entrer dans une grande chambre pleine de lits. John et moi passâmes la nuit dans deux de ces lits placés côte à côte. Nous pleurâmes jusqu’à épuisement. Les gens de l’orphelinat savaient mieux parler aux enfants. Le lendemain, ils découvrirent que nous venions de Highfield, et même que nous avions plusieurs tantes. Nous connaissions seulement leurs prénoms, mais cela sembla leur suffire. On nous sourit et on nous envoya jouer au soleil. John et moi restâmes assis, les mains cachant notre visage, tout en observant entre nos doigts les autres enfants. Un ou deux jours plus tard, tante Bete arriva, inhabituellement coiffée d’un chapeau. – Tante ! Nous nous jetâmes sur elle. Tante Bete, en revanche, ne semblait guère ravie de nous voir. – Où est votre mère ? Qu’a-t-elle fait ? Qu’est-ce que ces gens veulent que je fasse ? 17


Décidé à tuer Elle nous laissa dans le hall d’entrée pour aller parler aux responsables de la maison. Cela dura longtemps. Nous attendions tous deux avec anxiété. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Tante Bete protesta plusieurs fois avec véhémence. Quand une personne de couleur se met en colère, sa peau devient encore plus sombre. En revenant, tante Bete avait un visage noir comme l’ébène. Elle nous lança un regard furieux et dit : – Eh bien, comme si je n’avais pas déjà assez de problèmes… Brusquement, elle nous poussa au bas de l’escalier. – Où est maman ? demandions-nous. Où allons-nous ? Mais tante Bete était si occupée à exhaler sa mauvaise humeur qu’elle n’arrivait pas à nous répondre. La maison de notre tante était tout près de celle où nous habitions auparavant. M’en approcher fut terrible. Pour moi, le monde entier avait basculé. Nous passâmes cet après-midi à errer sans but dehors parmi les poules ou accroupis derrière la porte de la petite maison à bardeaux, essayant de comprendre ce qui se passait à l’intérieur. Un véritable congrès de tantes avait été convoqué et, tout le reste de la journée, celles-ci défilèrent, entrant et sortant, les yeux lançant des éclairs d’indignation à l’idée que ma mère s’était déchargée sur elles de ses enfants. Personne ne fit mine de désirer nous prendre. Je n’étais donc pas obligé de vouloir d’elles non plus. Je filai en douce, et courus dans tous les sens à travers les rues poussiéreuses, entre les maisons, les vaches, les camions, jusque chez nous. La cour sablonneuse, les rideaux, rien n’avait changé. Je m’approchai doucement, souhaitant que maman ouvre soudainement la porte et que tout rentre dans l’ordre. La maison était déserte. Je traînai d’une pièce à l’autre. Je dus finalement m’appuyer contre un mur tant je me sentais mal et sans force. J’aurais voulu mourir. Ce ne fut qu’au bout d’un long moment que je pus, lentement et en titubant, regagner la maison de ma tante. Apparemment, le colloque des tantes avait abouti à 18


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une solution provisoire ; les tantes se partageraient la tâche. L’une disait : – Je veux bien les prendre cette semaine, mais pas plus. Et les autres répondaient sur un ton suppliant : – D’accord, d’accord, prends-les seulement quelques jours. Ainsi, pendant plusieurs semaines, on nous trimbala d’une tante à l’autre. Nous dormions sur le sol de terre battue, sous des lambeaux de vieilles couvertures, et nous mangions toutes sortes de restes, aussi bien reçus à table que ramassés dehors. Bientôt le nombre des tantes acceptant notre présence alla en diminuant. On entendait des excuses, des protestations, des refus. De plus en plus, nous étions à la charge de tante Bete, qui ne cachait pas sa colère d’être obligée de s’occuper de trois enfants supplémentaires. Dieu seul savait où se trouvait ma mère, et tante Bete commença à déverser toute sa fureur sur nous. Elle était très sévère et nous punissait pour la moindre faute. J’étais fréquemment battu, car son fils avait découvert qu’il pouvait mettre la faute sur moi s’il n’avait pas arrosé le jardin ou balayé la maison. Il savait que, quoi que je dise, on ne me croyait pas. À la rentrée des classes en janvier, ma tante m’envoya à la petite école réservée aux Noirs afin de se débarrasser de moi. J’étais tellement malheureux que les leçons ne m’intéressaient guère. Je faisais souvent l’école buissonnière et prenais ainsi encore plus de retard. Pendant que les autres garçons jouaient joyeusement, je me promenais dans le quartier, observant les enfants et leurs parents. Une profonde tristesse m’avait envahi, plus que mes huit ans ne pouvaient en supporter. Je me demandais sans cesse : Pourquoi suis-je né dans cette famille ? Il me semblait que ce monde n’avait rien pour moi. Je me sentais perdu, en complète insécurité. Je voulais mourir. Un jour, alors que je me promenais, rêveur, poussant un caillou du bout de mon pied, une autre mésaventure vint encore 19


Décidé à tuer s’ajouter à mes malheurs. Des garçons surgirent de derrière un poulailler et me cernèrent en criant : rien !

– T’as pas de mère ! T’as pas de père ! T’es qu’un moins que

La situation ainsi résumée, ils m’attaquèrent à coups de poing. Heureusement, mon frère John entendit mes cris et arriva à pic. À six ans, il était plus grand, plus fort et plus agressif que moi, et il aimait se battre. Il prit ma défense en criant comme un putois et avec force coups de pied. Mes agresseurs s’enfuirent et je me relevai de la poussière. – Tu peux leur dire que je les battrai encore s’ils te touchent de nouveau. Et John s’éloigna en bombant le torse. Ils recommencèrent et j’eus recours à John qui, fidèle à sa promesse, les tabassa. C’était merveilleux d’être défendu par un champion, même de six ans, et cela me remontait le moral. J’étais aussi fier que si je les avais battus moi-même. La première année scolaire se termina et je n’avais appris ni à lire, ni à écrire de simples mots. En deuxième année, je dus construire des phrases, et ce fut vraiment au-dessus de mes moyens. Mon problème fut résolu d’une façon tout à fait inattendue. En rentrant chez notre tante, un soir, nous eûmes une grande surprise. Notre père était là ! – Papa ! John se précipita dans ses bras. Ils avaient été fous l’un de l’autre. Papa l’étreignit longuement et me regarda par-dessus sa tête. J’avais grande envie de m’approcher de lui, mais je n’osai pas. Lui ne fit aucun mouvement vers moi. Ma tante, toute contente, se balançait sur sa chaise. Je ne l’avais pas vue aussi heureuse depuis des mois. – Votre père est de retour. Vous pouvez aller vivre avec lui dans votre maison. 20


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Malesi, tranquille dans les bras de tante Bete, ne reconnaissait pas son père. Cela importait peu puisque notre tante l’avait plus ou moins adoptée. Tante Bete se trompait sur les intentions de papa. Il dit bientôt qu’il avait quelques courses à faire à Highfield et que nous pouvions venir avec lui. Mais il ne s’arrêta pas dans les magasins ; il nous fit prendre un bus, et ensuite un train. C’est ainsi que, sans autres vêtements que le short et le tee-shirt que nous portions, nous fûmes emmenés au Malawi. Papa, ayant perdu son emploi, était retourné dans son pays natal et s’était marié pour la troisième fois… ou peut-être la quatrième. Je n’ai jamais compris pourquoi il était venu nous chercher. À notre arrivée, la nouvelle femme de papa et ses enfants nous observèrent d’un air renfrogné. Il était clair qu’ils ne comprenaient pas non plus pourquoi papa nous avait amenés. Et cela ne leur plaisait pas du tout. Ce n’était pas une famille heureuse. Papa traitait durement sa nouvelle épouse et la giflait souvent. En retour, elle me battait quand elle en avait l’occasion. John s’était défendu et je pense qu’elle avait un peu peur de lui. – Je veux retourner à la maison, confiai-je un jour à des dames du village. À côté des coups que je recevais dans une maison qui n’était pas la mienne et en pays étranger, Highfield me paraissait comme un sanctuaire de bonheur. Je ne réfléchis pas une minute à la façon dont ma tante réagirait en me voyant revenir. Les villageoises sympathisaient : – Pauvre Stephen ! Ton père et ta belle-mère ne t’aiment pas, ils ne veulent pas de toi. Pourquoi ne retournerais-tu pas à Highfield ? – Je n’ai pas d’argent pour le train. – Tu n’en as pas besoin. Tu peux te cacher dans le wagon. Il y a assez de place sous les sièges pour un petit garçon comme toi.

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Décidé à tuer À leurs yeux et aux miens (j’avais huit ans), cela semblait un bon plan. On me recommanda de faire attention pour passer la frontière et on m’expliqua comment je devais me rendre à la gare. Quelques jours plus tard, je m’en allai. Cette fois, c’est moi qui abandonnais mon père. Je ne regrettais rien. Aucun lien d’amour ne s’était jamais noué entre nous deux et je savais qu’il ne se soucierait pas de ma disparition. J’avais tellement envie de retourner à Highfield !

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Chapitre 3

Le poulailler J’entrai furtivement dans la gare et personne ne me remarqua. Il y avait beaucoup de trains. Le problème était de trouver celui qui allait chez moi, en Rhodésie. J’allais et venais sur le quai, à proximité du chef de gare. En allant au Malawi, j’avais remarqué qu’il annonçait les départs et les destinations des trains. Enfin j’entendis le nom magique : Salisbury. Mon cœur battait à se rompre alors que j’approchais du convoi. Plusieurs portières étaient ouvertes et je m’enfilai dans un wagon par celle qui se trouvait dans l’ombre la plus profonde. J’étais de petite taille et très foncé et, une fois à l’intérieur, il aurait été bien difficile à quiconque de me découvrir. Je me cachai entre des caisses de marchandises. Je m’étais lancé seul dans ce voyage, ce qui ne manqua pas de me poser un problème. Je n’avais ni nourriture ni boisson. Le train serpentait dans la campagne, s’arrêtant de gare en gare sous la chaleur brûlante du soleil africain. Aussi, le lendemain, la soif m’obligea-t-elle à sortir de ma cachette. Je trouvai de l’eau dans plusieurs stations et, mendiant comme un désespéré, je reçus des bribes de victuailles en suffisance pour continuer mon voyage. 23


Décidé à tuer Je m’aperçus ensuite que je pouvais facilement me mêler aux autres passagers. Dans un compartiment, des femmes m’invitèrent maternellement à manger avec leurs familles. Quand le contrôleur approchait, je n’avais qu’à me glisser sous les banquettes et me dissimuler derrière leurs longues jupes. Salisbury ! Le train surchargé, bruyant et trop chaud entra en gare. Il me rappelait mes tantes lorsqu’elles revenaient d’une journée de travail aux champs. Il s’arrêta en crissant et en grinçant. Aussitôt les portes s’ouvrirent et tout le monde s’agita. Nul ne fit attention au petit gosse qui sortit prestement du train et se faufila entre deux wagons fumants pour disparaître dans le chaos de la gare. C’était fantastique d’être de retour ! Je m’arrêtai un instant pour admirer les Blancs de haute stature qui passaient, suivis des porteurs chargés de leurs bagages. Je comparai ma chemise et mon short d’une saleté indescriptible, mes jambes et mes pieds nus, aux vêtements immaculés des femmes, à leur peau blanche et aux complets clairs des hommes. Je fixais mon regard sur ces gens avec respect et fascination. Ils étaient merveilleux, de vrais dieux. Comment restaient-ils si propres ? Ils ne semblaient pas être des humains. Après mon voyage à l’étranger, revenir à Highfield en prenant l’autobus sans payer fut un jeu d’enfant. Avec l’expérience de mes huit ans, je m’échappai du véhicule lors d’un contrôle de billets, les larmes aux yeux à l’idée que Highfield pouvait avoir disparu. Mais le faubourg était là, aussi calme, pauvre et poussiéreux que jamais. Des poules, des chiens errants et des gens se promenaient. J’étais arrivé et je me mis à pleurer. Sans tarder, je trottai jusque chez ma tante Bete tout en restant sur mes gardes. Je venais de me souvenir que je ne pourrais plus appeler John à la rescousse si les voyous m’attaquaient. La maison de ma tante n’avait pas changé. On entendait des voix à l’intérieur. Le bref crépuscule africain se changeait déjà en nuit. Je m’arrêtai sur le chemin pour regarder la fumée du foyer 24


Le poulailler

monter. Une silhouette parut à la porte : tante Bete, une casserole à la main. Elle regarda autour d’elle, habituant ses yeux à l’obscurité. Elle sortit et s’occupa du feu, puis aperçut le petit garçon qui se tenait immobile, au bout de l’allée. Elle leva les yeux, fâchée et prête à me chasser, quand elle me reconnut. – Tante Bete ! Mes lèvres formèrent les mots, mais je ne pus émettre qu’un murmure en voyant l’expression horrifiée et incrédule de son visage. Elle se releva lourdement. – Juste ciel ! cracha-t-elle. Non ! Toi ! Elle descendit l’allée et m’attrapa alors que je reculais. Ses yeux lançaient des éclairs comme si elle ne pouvait croire ce qu’elle voyait. – Stephen ! Que fais-tu ici ? cria-t-elle. son.

– Je n’étais pas bien avec papa. Alors je suis revenu à la mai– La maison !

Elle me secoua et me cogna la tête. Je me défendis en pleurant. Soudain elle fut saisie de fureur. Avec une force incroyable, elle prit mon bras d’une main et me roua de coups, puis me griffa le visage de ses ongles pointus. Finalement, hors d’haleine, elle me jeta à terre. – Comment as-tu osé revenir ici ? haleta-t-elle. Après que ton père… Ne trouvant plus ses mots, elle se mit à me donner des coups de pied. Son regard tomba alors sur le poulailler. Criant de nouveau, elle se baissa, me souleva par une oreille et me remit debout. pas.

– Ne mets plus les pieds dans ma maison ! Je ne le permettrai

Elle se dirigea vers le poulailler en me traînant derrière elle, leva le loquet, s’écarta et me jeta à l’intérieur. Je m’affalai, sanglotant, tandis que la porte se fermait derrière moi. 25


Décidé à tuer – Misérable gamin ! Reste là ! Ne va pas t’imaginer qu’il y a une place pour toi dans la maison. Les poules, affolées, caquetaient et voletaient tandis que je pleurais à gros sanglots. Je me levai enfin et tournai avec précaution autour de l’enclos. Je trouvai un lambeau de toile parmi les plumes et les fientes des volailles et je fus content de pouvoir m’en envelopper les épaules. Je claquais des dents à cause du choc émotionnel et aussi du froid de la nuit. Le contraste était grand avec la chaleur étouffante du train. Plus tard dans la soirée, ma tante me donna des restes de nourriture qu’elle se contenta d’envoyer par-dessus le grillage. Le lendemain, tante Bete, quelque peu calmée, me laissa sortir avec les poules. Puis, les jours qui suivirent, nous adoptâmes une sorte de routine. Certes, elle ne voulait pas de moi, mais j’étais là et elle ne pouvait me renvoyer au Malawi. Et, comme elle n’osait tout de même pas se résoudre à jeter son neveu à la rue, elle consentit à un compromis. Je me chargeais des corvées domestiques telles que le balayage, le transport d’eau et le soin des poules et, en échange, elle me laissait rentrer la nuit. Je dormais parfois sous un bout de couverture dans un coin de la maison ou, lorsqu’elle était de mauvaise humeur, dans le poulailler. Pendant la journée, quand j’avais terminé mon ouvrage, elle ne voulait pas de moi et me disait de filer. J’étais heureux de pouvoir quitter la maison. En effet, les restes de repas qu’elle me lançait étaient loin d’être suffisants et je cherchais désespérément de quoi apaiser ma faim.

***

Un jour – je n’avais pas encore dix ans – je sortis comme d’habitude. Mon repas avait été plus maigre que jamais. Pendant toute la matinée, mes recherches furent vaines. Déprimé, je m’accroupis auprès d’un groupe d’hommes qui buvaient. Un autre arriva, exhibant une vieille paire de chaussures en cuir. Tout le monde les admira. 26


Le poulailler

– Mon patron les a balancées. Je suis allé les chercher dans la poubelle. Il ne le saura pas. Le type tournait ses pieds de côté et d’autre avec fierté. – Vous ne pouvez vous imaginer tout ce que les Blancs jettent ! Des chaussures, des habits, de la nourriture… De la nourriture ! Pris de vertige, je vacillai sur mes talons. Il continuait à parler, mais sa conversation avait dévié sur d’autres sujets. Je n’osai pas demander de détails, mais j’étais au comble de l’excitation. Se pouvait-il que les Blancs jettent de la nourriture ? Impensable. Pourtant, cet homme l’avait dit, et il travaillait comme domestique chez des Blancs. Je n’étais jamais allé dans les quartiers européens de Salisbury ; toutefois, comme tout le monde, je savais où ils se trouvaient. Je me tâtai, effrayé à l’idée de m’éloigner de mon quartier. Finalement, la faim me poussa à parcourir une longue distance jusqu’à un secteur « blanc » de la ville. Personne ne m’accorda un regard alors que je remontais la large avenue. Au fond de grands jardins luxuriants, je vis des bungalows qui me semblèrent aussi beaux que des palais. J’en avais le souffle coupé. Je remarquai aussi que nombre de Blancs possédaient de gros chiens qui ne cessaient d’aboyer. Après avoir observé les lieux, je m’aperçus qu’un chemin de service conduisait derrière les maisons, et c’était là que les domestiques déposaient les poubelles. Ma première poubelle pour Blancs ! Je veux dire : remplie par des Blancs. Je m’en approchai, écarquillant les yeux, certain qu’un gardien allait me sauter dessus pour m’appréhender si je la touchais. Personne ne vint. Doucement, je soulevai le lourd couvercle, pensant déjà à la bombance qui m’attendait. Une odeur de pourriture monta dans mes narines et j’eus un haut-le-cœur. J’avais devant moi une boue de détritus. Il doit bien y avoir quelque chose à manger là-dessous, pensai-je. Je pris un bâton et commençai à fouiller. Je vis quelques oranges moisies, puis un truc poisseux ; enfin un reste de porridge prove27


Décidé à tuer nant sans doute d’un petit-déjeuner. Encore écœuré par la puanteur, je trempai un doigt dans la masse gluante. Elle avait un goût de bouillie de céréales mélangées à des légumes en putréfaction. Je la recrachai et continuai à chercher avec mon bâton. Mais l’odeur devint insupportable et j’allai vomir dans des buissons. Gisant sur le sol, j’avais des nausées. Lorsque je me soulevai, je sanglotai : – Maman, maman ! pourquoi m’as-tu quitté ? Il ne vint pas de mère pour sécher mes larmes par un baiser. Au bout d’un moment, je décidai d’essayer une autre poubelle. Par bonheur, j’y trouvai la moitié d’un pain rassis parmi des feuilles de thé et une mangue entamée. Cette fois, pour manger, je m’éloignai des odeurs. Je rompis le pain en petits morceaux et enlevai autant de feuilles de thé que possible car elles étaient amères et collaient à ma langue. Le pain était horriblement sec et j’avais soif, je grignotai alors le morceau de mangue. Ce fut un succès et je repris courage, d’autant plus que, deux poubelles plus loin, je trouvai un os sur lequel il restait un peu de viande. Je rentrai ensuite à la maison car l’après-midi était avancé et je ne voulais pas être surpris, de nuit, dans le quartier européen. Aussi loin que remontaient mes souvenirs, c’était la première fois que je ne ressentais pas la faim. Ce soir-là, tante Bete était de nouveau fâchée. Je finis donc dans le poulailler, sous mon sac. Je dormis néanmoins et j’eus plus chaud. Les mois suivants, je passai beaucoup de temps autour des poubelles des Blancs. Il ne vint jamais à l’idée de ma tante de me remettre à l’école. À l’âge de dix ans, je connaissais très bien le quartier européen le plus proche de Highfield. Je savais surtout quelles poubelles avaient le plus de chances de contenir des repas corrects. Je m’efforçais d’être vu le moins possible et je prenais soin de bien remettre les couvercles. Personne ne s’inquiéta jamais de ma présence. Un jour, je m’approchai d’une poubelle mal fermée et je vis un énorme rat. Je ne lui disputai pas son festin ! Une autre fois, un 28


Le poulailler

domestique me trouva en train de vomir de la nourriture avariée et me fit partir. Peu à peu, j’arrivai à supporter la vue de détritus dégoûtants, mais je ne pus jamais m’habituer aux odeurs. J’avais chaque fois la nausée. Je mangeais tout ce que je pouvais, mais je n’arrivais pas à respirer les effluves fétides de la nourriture en décomposition. J’aimais me balader dans les larges avenues bordées d’arbres et admirer les belles demeures dans leurs parcs verdoyants. Je regardais, impressionné, les domestiques noirs qui allaient et venaient sans bruit dans des costumes d’un blanc immaculé. Ce devait être merveilleux de travailler dans de tels endroits en habits aussi blancs ! Je rêvais qu’un jour je pourrais faire la même chose, mais je savais bien que je n’y parviendrais jamais. Une vie aussi élégante n’était pas pour les gens de mon espèce. J’avais une autre ambition, qui paraissait un tout petit peu moins irréalisable : travailler comme caddie au magnifique club de golf que j’avais découvert au cours de mes explorations. J’avais souvent passé du temps, le nez contre la clôture, à regarder les adolescents noirs qui attendaient fièrement que paraisse le client blanc qu’ils devaient suivre sur le parcours. Au début, ces garçons m’ignoraient. Au fil des mois, cependant, je me rapprochai insensiblement d’eux. Et, pour que je puisse les admirer comme il convenait et entendre leurs conversations, ils me permirent de les rejoindre. Un jour, un gentleman blanc arriva vers nous et, je ne sais pour quelle raison, son regard s’arrêta sur moi. Il me demanda d’être son caddie. Je pouvais à peine le croire ! Me redressant de toute la hauteur de ma petite taille, je répondis, tout fier, regrettant seulement la large déchirure de ma chemise : – Oh ! oui, monsieur ! Il me montra son sac de clubs et partit devant moi. Je me baissai pour le prendre, mais il y avait un hic. Le sac ne bougeait pas. Je tirai et luttai au point qu’il me semblait que mes yeux allaient éclater. Je réussis à le déplacer de quelques pas avant de le 29


Décidé à tuer laisser choir sur mon pied. Je sautillai de douleur, traînant encore désespérément le sac qui se refusait à bouger. C’est à peine si j’osai regarder le monsieur qui revenait déjà, réalisant que ses crosses ne suivaient pas. Il allait sûrement me gronder et je ne voulais pas qu’il voie mes larmes de défaite. Mais il ne me montra que de la gentillesse. – Oh ! mon garçon, ai-je emporté trop de clubs pour toi ? Ça ne fait rien, tu as été courageux d’essayer. Tiens, prends quand même cela. Il mit quelques pièces dans mes mains tremblantes. Mes yeux se remplirent de larmes de soulagement. Je levai la tête, ébahi ; c’était la première fois qu’un Blanc m’adressait la parole. Je trouvai cela merveilleux. Quand les jeunes réalisèrent que je n’allais pas être une menace pour leurs gains, ils me confièrent un secret. – Stephen, pourquoi n’irais-tu pas au club de tennis pour ramasser les balles ? Tu peux aussi te faire de l’argent avec ça. Le club de tennis était tout proche et je pus aussi m’y introduire. À côté des crosses de golf, une balle de tennis était du gâteau. À douze ans, j’étais devenu un crack dans ma nouvelle « carrière ». Je tentais d’anticiper l’endroit où les balles mal tirées allaient atterrir et j’acquis peu à peu des principes de base. Lorsqu’un homme servait, la balle dépassait souvent la ligne ou déviait légèrement de l’angle prévu. Certains envoyaient presque toujours la balle dans la même direction et ils l’accompagnaient habituellement d’une kyrielle de jurons. Avec les femmes débutantes, c’était différent. La balle semblait avoir une vie à elle : elle partait n’importe où ! Un jour, une balle s’éleva à la verticale et retomba sur la tête d’une jeune dame. Nous fûmes bien surpris tous les deux. – Ça va, madame ? demandai-je anxieusement. – Je crois que ça va aller, répondit-elle, étourdie. J’aimais les clubs de tennis et de golf. Ils étaient devenus mon second foyer et, pour la première fois depuis que ma mère était 30


Le poulailler

partie, j’avais le sentiment d’appartenir à un lieu. J’arrivai à gagner assez pour me payer une chemise neuve. Je l’achetai par nécessité, mais ce fut une erreur. Il est vrai que ma seule et unique chemise ne serait pas restée beaucoup plus longtemps sur mon dos. Quoi qu’il en soit, ma tante, découvrant que j’avais une source de revenus, en fut électrisée. Ce soir-là, elle me prit dans la maison, s’installa dans son fauteuil et me fit tenir debout devant elle. Elle voulait connaître toute l’histoire alors qu’elle ne s’était jamais souciée de savoir où je passais mes journées. Je ne lui donnai guère de détails ; toutefois mes quelques phrases décousues la convainquirent que je recevais un argent régulier grâce au tennis. Sa conclusion ne tarda pas. – Tu es un vilain garçon, Stephen. Cet argent m’appartient. – Non ! J’étais indigné. – Oui ! J’ai dû vous nourrir, ta sœur et toi. Malesi n’était plus l’adorable bébé d’autrefois. C’était une petite fille pleurnicheuse qui m’avait rejoint dans la liste des ennuis de ma tante. J’étais outré. – C’est mon argent. J’en ai besoin ! Gagner quelques petits sous chaque jour était mon seul but dans la vie. Comment osait-elle les exiger ? – J’en ai besoin aussi. Donne-moi ce que tu as gagné ! – Non ! – Méchant garçon ! Viens ici. – Non ! Elle se rua sur moi. Je dus passer une nouvelle nuit dans le poulailler. Mes oreilles résonnaient des violentes claques qu’elle m’avait données. J’étais habitué au poulailler et aux coups, mais qu’elle prétendît avoir droit à mon argent éveilla quelque chose de nouveau en moi : le ressentiment, la colère. C’était peut-être le début de ma puberté. Je n’étais plus un enfant terrifié, désorienté. 31


Décidé à tuer J’étais devenu un adolescent plein de rancœur et d’amertume. Cette nuit-là, j’éprouvai une véritable haine dont la violence me tint chaud et éveillé pendant des heures.

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Chapitre 4

Le pont Le lendemain, au club de tennis, je fus lent, maussade, et si distrait que je me laissai frapper par une balle. – Qu’est-ce qui ne va pas ? demandèrent les autres garçons. – Rien, dis-je en haussant les épaules. Ma tante veut prendre mon argent. – Ne le lui donne pas, fut leur verdict. Cela ne m’aida guère. Les jours suivants, je constatai que c’était plus facile à dire qu’à faire. Ma tante aurait fait une belle carrière dans la police de sûreté. Elle avait le don de me tenir immobile, de me frapper et de fouiller mes poches tout à la fois. Je devenais de plus en plus renfrogné. J’en avais assez. Un jour, mes copains et moi avions gagné beaucoup plus que d’habitude. Nous avions travaillé pour des débutantes qui avaient envoyé les balles dans toutes les directions. Après la partie, ces dames avaient regagné le club en titubant pour se remettre de leur fatigue ; nous nous étions alors allongés dans l’herbe fraîche. Mes amis faisaient des plans grandioses pour utiliser leurs sous. En général, certains achetaient des cigarettes, d’autres de l’alcool. 33


Décidé à tuer Plusieurs s’offraient de la drogue. Cette dernière ne m’intéressait pas encore, mais j’aimais fumer les mégots de cigarettes. – Pauvre Stephen, ta tante va te piéger, me dit un camarade sur un ton condescendant. Ses parents ne lui prenaient jamais son argent. Il alluma une cigarette. Puis quelqu’un suggéra : – Pourquoi rentres-tu ? Moi je ne le fais pas, en tout cas pas toujours. Je restai abasourdi. Ne pas rentrer ! Mais où irais-je alors ? – Quelquefois je dors sous le pont, continua-t-il. J’y vais ce soir. Viens avec moi. Je me sentais tout excité. Si je pouvais échapper à tante Bete ! Mais, à la fin de la journée, mon ami avait oublié son offre et la force de l’habitude l’avait poussé à rentrer chez lui. Je m’en allai avec beaucoup de regret. J’avais gagné pas mal de petits sous et j’étais décidé à les garder. Lorsque j’arrivai près de la maison, l’après-midi touchait à sa fin. J’entendis ma tante gourmander son mari, puis Malesi poussa un cri en recevant une gifle. Tante Bete était de mauvaise humeur ce soir-là et je savais par expérience que je passerais la nuit dans le poulailler. Pendant une éternité, je traînai autour de la maison, flottant dans l’indécision. La seule idée de passer une nuit seul dehors m’effrayait. J’avais onze ans. Les ténèbres tombèrent rapidement et les feux pour le repas s’allumèrent. Tant que je restais dans les environs, c’était supportable. Bien sûr, plus le temps avançait, plus je pouvais m’attendre à dormir au poulailler. J’en avais horreur. J’avais horreur de tout. Je voulais mourir, seulement je ne savais pas comment m’arrêter de vivre. Je m’éloignai enfin dans la nuit d’un pas hésitant. Il était trop tard pour rencontrer des amis ou trouver des ponts. J’entendais des bruits dans l’obscurité et la peur m’étreignait à un point tel que je grimpai sur un manguier et me pelotonnai contre le tronc, tout 34


Le pont

haletant. Les feuilles de l’arbre m’empêchaient, heureusement, de voir le ciel immense. Je passai une nuit froide et inconfortable, agrippé aux branches. Je fus soulagé lorsque j’entendis les oiseaux commencer à chanter, dès l’aube, et que les premiers rayons de soleil éclairèrent le ciel. J’étais néanmoins si triste que les larmes roulaient encore sur mes joues. Je descendis lentement vers le marché et m’accroupis en frissonnant, simplement heureux de me retrouver parmi d’autres gens. Tout autour de moi, des hommes préparaient les légumes qu’ils allaient vendre. Je mangeai des bananes à moitié pourries et, reprenant courage, je reconsidérai ma nuit. J’y voyais deux grands avantages sur l’hospitalité de tante Bete : je n’avais pas reçu de fientes de poules et j’avais toujours mon précieux argent. Au cours de la matinée, je visitai les poubelles sur le chemin menant au club de tennis, puis je dépensai mes sous en cigarettes et en bière. Je dormis comme une souche tout l’après-midi à la chaleur du soleil. Le soir, je retournai chez ma tante. Elle me donna beaucoup de claques et peu à manger, si bien que, quelques jours plus tard, je décidai de faire une nouvelle tentative hors de la maison. Cette fois, je m’y pris un peu mieux et j’explorai les ponts pour trouver une résidence convenable. Un jour où j’avais fait une bonne journée au club, je fis le tour des poubelles, ramassai des déchets après le marché et trouvai un sac. Lorsque le jour tomba, je me dirigeai vers un des ponts. Je me couchai et m’enroulai dans le sac. Mais je n’avais pas compté avec le vent, qui me lacérait de ses griffes cruelles. Frissonnant, je m’efforçai de me blottir plus profondément dans le sable. Pour finir, je me rassis et creusai une sorte de tombe avec mes doigts glacés. Je me mis ensuite au fond du trou, tirai le sac sur moi et ramassai avec soin du sable pour m’en recouvrir. Mieux abrité, je dormis d’un sommeil agité sous les nombreuses étoiles du ciel africain. Je me demandais souvent avec terreur comment j’arriverais à survivre jusqu’à l’âge adulte. 35


Décidé à tuer Dès lors, je ne pleurai plus que rarement ; toutefois, à douze ans, une frayeur constante m’habitait. Je ne désirais pas vivre, mais je ne savais pas comment mettre un terme à mon existence non plus. En même temps, j’avais peur de finir un jour par mourir de faim. Talonné par le manque de nourriture et par la peur, toussant continuellement, je me sentais toujours malade. Le lendemain, j’avais du sable collé sur tout le corps. Il n’y avait qu’une solution : me laver. De noir, j’étais devenu couleur chameau. Je me glissai jusqu’à la rivière et me déshabillai, puis nettoyai ma chemise et mon short sur la rive couverte de gravier. Je nageai quelques brasses, mis mes vêtements à sécher et me cachai pudiquement dans des buissons jusqu’à ce que je puisse me rhabiller. Enfin, je retournai vers les poubelles et, l’après-midi, fis ma visite de routine au club de tennis. Je voyais mon avenir comme une longue lutte solitaire. Je me sentais si seul et si affolé que je ne voyais pas comment ma vie allait pouvoir un jour s’améliorer. J’étais incapable de faire des plans – l’idée de prévoir des choses, même pour quelques heures, me paniquait – je ne pouvais me concentrer. Toute ma vie se résumait à simplement survivre. Les étoiles si proches me faisaient penser à Dieu. J’éprouvais de la colère contre lui car je constatais qu’il ne s’occupait pas plus de moi qu’il ne l’avait fait pour mes parents.

Malesi, la sœur de Steve.

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Le pont

Tel fut le début de deux années très pénibles pour moi. Mes craintes constantes ne firent qu’augmenter lorsque je remarquai que non seulement tante Bete n’était pas fâchée si je ne rentrais pas tous les soirs, mais qu’au contraire elle en paraissait soulagée. En fait, elle fut bientôt de fort mauvaise humeur chaque fois que j’arrivais affamé. À la saison des pluies, les poubelles ne contenaient qu’une masse visqueuse de restes alimentaires en décomposition, qui grouillait de vers.

***

Lorsque j’eus tant bien que mal atteint mes treize ans, ma tante m’estima en âge de me procurer moi-même toute ma nourriture. Cependant, j’étais toujours terrifié de n’avoir personne vers qui me tourner. Une vie dure donne à certains jeunes de la confiance en eux-mêmes et la faculté de se débrouiller. Ce n’était pas mon cas. J’avais un besoin perpétuel de sécurité, d’un abri où je pouvais me relaxer ; j’aurais voulu être aimé par ma famille, par ceux qui auraient dû m’aimer et ne le faisaient pas. C’était une obsession. J’avais toujours le sentiment d’être perdu. Aussi m’en tirais-je à grand-peine. Lorsque mes minces chaussures de tennis me lâchèrent tout à fait – mes pieds étaient devenus trop grands pour elles – je récupérai une vieille paire de pantoufles trouvée dans une poubelle. Elles étaient beaucoup trop grandes, mais valaient mieux que rien. Je passai un après-midi entier à chercher la meilleure manière de les fixer à mes pieds, c’est-à-dire avec des bouts de ficelle. Elles me protégeaient, mais claquaient au sol et m’obligeaient à traîner les pieds. Je faisais rire les garçons du club lorsque je trébuchais en essayant de courir après les balles. Un jour, une dame blanche regarda mes pieds d’un air incrédule, puis se détourna en fronçant les sourcils d’un air dégoûté. Cela me rendit encore plus craintif. Sans l’argent que me rapportait le club, je serais mort. Je m’efforçai de ne pas traîner les pieds et finis par arracher les pantoufles et par courir nu-pieds. Toutefois je les chaussais de nouveau chaque soir avant d’aller 37


Décidé à tuer trouver un refuge, toujours hanté par la peur du froid, des ténèbres, des ponts, des manguiers et, à l’occasion, des maisons à moitié terminées dans lesquelles je dormais quand je le pouvais. Je restais éveillé pendant des heures. Ce qui m’effrayait le plus, lorsque le soleil se levait, c’était d’imaginer comment j’allais survivre à la nouvelle journée. J’aurais voulu courir bien loin, redevenir un petit garçon, avoir une maman, mais il n’existait aucun endroit où me réfugier. Je vivais un cauchemar perpétuel. Les garçons du club de tennis étaient les seules personnes avec qui j’avais des relations humaines. C’est par eux que j’appris beaucoup, mais cela ne valait pas grand-chose. Je saisissais bientôt toutes les occasions de fumer de la marijuana et des cigarettes, et même de renifler de la colle et de boire de l’alcool. Les quelques heures d’oubli que cela me procurait étaient fantastiques. J’avais aussi découvert un autre moyen de fuir la pauvreté sordide de ma vie : le cinéma. Les plus âgés de mes compagnons m’avaient introduit dans ce monde-là. La salle où nous nous rendions montrait surtout des westerns américains. Pour la première fois, j’avais un moyen d’évasion, et j’étais transporté. Pendant une heure ou deux, je pouvais m’abriter dans la chaude sécurité du cinéma, où le bon garçon – autrement dit l’habituel perdant – gagne toujours. La violence, les bagarres, les victoires étaient passionnantes. J’aurais donné mon âme pour être un cow-boy dans l’Ouest sauvage… au lieu d’être un orphelin noir dans le dénuement, errant dans les rues de Salisbury. Je croyais fermement que les films représentaient la vérité complète et littérale. Personne ne m’avait dit le contraire. Combien j’aspirais à échanger mes pantoufles miteuses contre des bottes de cuir reluisant, mes guenilles contre un pantalon et une veste, en cuir également. J’étais fasciné par les revolvers des cow-boys et la manière dont ils les faisaient tournoyer autour de leur doigt. J’aurais voulu être grand et faire peur aux gens avec mon arme. Mes amis et moi nous contentions d’acquérir des couteaux, que nous affûtions jusqu’à ce qu’ils soient aussi tranchants que des rasoirs. Pendant des heures, nous nous exercions à les lancer contre 38


Le pont

des arbres, faisant semblant de tuer quelqu’un. Le sentiment de puissance que nous retirions de ces jeux nous aidait à survivre dans les rues de Salisbury. C’est à peu près à cette époque que le flot de shillings, au club de tennis, commença à diminuer. Les semaines suivantes, les joueurs se raréfièrent, je ne savais pourquoi. L’amitié qui nous unissait s’évapora bientôt à cause de nos disputes engendrées par le désir de conserver notre part décroissante du marché. Aucun de nous ne pouvait encore s’offrir de la drogue ou des séances de cinéma. Quelques-uns de mes copains se mirent à visiter plus souvent leur famille afin de se nourrir. Une profonde amertume et le sentiment d’avoir tout perdu m’obsédèrent alors. De plus, j’étais terrorisé. Il y avait trop longtemps que je portais un fardeau bien lourd pour moi. Personne au monde ne s’occupait de moi. Un jour où le club de tennis était silencieux et où les poubelles grouillaient de vermine, je retournai à Highfield, désespéré. Peut-être ma tante, que je n’avais vue depuis des semaines, me donnerait-elle à manger, juste cette fois ? Je tentai le coup. Curieusement, alors que nous étions en plein milieu de l’après-midi, ma tante était assise à sa table. Je la voyais par la porte ouverte. Elle parlait à quelqu’un. J’hésitai un peu, puis m’aventurai à travers la cour jusqu’à la porte d’entrée, mes pantoufles soulevant de petits nuages de poussière. Je ne savais ce que j’allais dire ; ayant fumé de la marijuana ce matin-là, je n’avais pas les idées claires. Arrivé à l’embrasure de la porte, je vis que tante Bete avait en effet une visite. Une femme de petite taille et très noire était assise en face d’elle. Lorsque tante Bete me regarda, la personne se tourna pour voir qui entrait. Nous nous regardâmes. Je ne pouvais plus respirer. – Stephen, salue ta mère, fit sèchement ma tante. Ma mère ! Ma mère assise là, grassouillette, en bonne forme devant moi ! Après toutes ces années où j’avais gémi, où j’avais eu 39


Décidé à tuer peur, où elle m’avait manqué, elle était là. Elle m’avait abandonné sans regret. J’avais cru avoir encore besoin d’elle, je croyais l’aimer. Soudain, je réalisai que je la haïssais de tout mon cœur. Un couteau était posé sur le dressoir. Je m’en emparai et le lançai violemment contre elle. Elle l’esquiva et poussa un cri. La lame la manqua de quelques centimètres. Ma mère cria encore : – Stephen ! sière.

Je me détournai et m’enfuis, mes pantoufles battant la pous-

Je trouvai, bien loin sous un pont, une cachette où je me blottis, secoué de frissons et de sanglots incontrôlables. Combien j’aurais voulu ne pas être son fils ! Je ne dormis pas de toute la nuit, non seulement à cause de ma faim dévorante, mais aussi parce que j’avais la certitude que je ne pourrais plus jamais retourner vers tante Bete, quoi qu’il arrive. Elle ne pardonnerait jamais mon geste. Au matin, la faim me poussa jusqu’au marché. J’essayai de voler des bananes et faillis être battu. Le choc d’avoir vu ma mère se mua en une profonde dépression. Je finis par trouver quelques bribes de nourriture dans une poubelle, mais j’avais perdu toute volonté de lutter. Je sombrai dans un immense désespoir. Personne ne s’inquiétait de savoir si j’étais mort ou vivant. J’avais toujours horriblement peur de tout et n’avais personne vers qui me tourner. Pas d’argent, pas d’aide. Je devais me nourrir ou périr. Alors, peu de temps après, je décidai de mourir. Je me demandai si je verrais Dieu. Eh bien, si je me présentais de l’autre côté avant qu’il m’y attende, ce serait sa faute. Lui, ma mère et tout le monde m’avaient fait comprendre qu’on ne voulait pas de moi ici-bas. Comment me tuer ? M’entailler, me couper, cela m’aurait fait souffrir. Mourir de faim aurait pris trop de temps. Mes notions sur l’Ouest américain me vinrent en aide. La pendaison semblait la meilleure solution. Je pris donc un bout de corde que j’avais 40


Le pont

trouvé dans un chantier. Je m’avançai quelque peu dans la brousse épaisse qui entourait la commune. Je découvris un grand rocher près d’un arbre. Avec un peu de peine, je réussis à grimper sur le rocher et balançai la corde par-dessus une branche de l’arbre, manquant ainsi de tomber et de me casser une jambe. Je la nouai aussi bien que je pus et passai une boucle autour de mon cou. M’arrêtant une seconde, je pensai : plus de soucis, plus d’ennuis ! Puis je fermai les yeux. Je revoyais le visage de ma mère au moment où j’avais lancé le couteau. Mon ancienne amertume et mon impression d’être perdu m’envahirent. Pour la dernière fois, je regrettai de ne pas être le fils d’une femme qui m’aurait désiré. Ma mère me détestait. Mon père me détestait. Je me détestais aussi. Je n’étais utile à personne et n’avais plus le courage de vivre davantage. Je sentis de chaudes larmes de désespoir couler sur mon visage. Je sautai. Si j’avais maîtrisé l’art de faire des nœuds comme les cow-boys américains, ce récit se serait terminé ici, mais mon nœud coulant n’était pas fait dans les règles et ne se serra pas suffisamment. Je ne fus qu’à moitié étouffé et me mis bientôt à me débattre comme un fou, tandis que ma vue s’obscurcissait et que mes oreilles tintaient. Tout à coup des mains saisirent mes jambes, me permettant ainsi de respirer. J’entendis des voix de femmes affolées me gronder. Puis, je ne sais comment, la corde disparut et on m’amena doucement au sol. Je vis au-dessus de moi des visages noirs à l’expression inquiète. – Qu’est-ce que tu fais, gamin ? Tu aurais pu te tuer ! Vite, un médecin ! Je me sentis soulevé, à moitié traîné, saisi par une jambe, par la tête, enserré par des bras de femme à la manière d’un fagot fraîchement ramassé avant de m’apercevoir pendu cet arbre ! Mon suicide manqué me valut les deux semaines les plus somptueuses que j’aie jamais connues en mes quatorze ans d’existence. Je fus admis dans un hôpital local où, après avoir été ser41


Décidé à tuer monné par un policier grincheux et menacé de prison si je recommençais, les infirmières et les médecins s’occupèrent de moi. Si j’avais été mort et m’étais réveillé au ciel, le contraste avec ma vie terrestre n’aurait pas été plus frappant. Il y eut d’abord de bonnes paroles et une attention bienveillante. Personne ne criait après moi. On me traita avec bonté ; une des infirmières noires me caressa la tête. Puis un médecin blanc arriva et m’examina gravement. J’étais épouvanté, mais il me posa des questions d’une voix douce. Le lendemain, il m’apporta même un petit jouet. C’était le premier que je possédais et ce fut aussi le dernier. Malheureusement, j’étais si intimidé que je ne pus jouer. Ensuite il y eut le lit. Quel lit ! Haut et large, tout propre et blanc. Il avait un grand matelas, couvert de draps doux, tout cela pour moi. Je n’avais encore jamais dormi entre des draps. Quant aux deux gros oreillers blancs et moelleux, je ne sus d’abord à quoi ils servaient car je n’en avais jamais eu. On m’apporta aussi à manger. Les aliments étaient frais, nullement moisis. Il n’y avait pas de vers et cela sentait bon. On me servait dans des assiettes et c’était chaud. Je n’avais rien mangé de chaud depuis des années. Je laissai de côté le couteau et la fourchette, n’ayant jamais eu l’occasion de m’en servir. On me fit encore prendre un bain. Ce fut pour moi une grande surprise car je ne m’étais jamais baigné que dans une rivière. D’abord, j’eus peur qu’on veuille me noyer, sans bien savoir pourquoi. Les infirmières me tinrent fermement dans la baignoire, me nettoyèrent à fond et me taquinèrent avec gentillesse. Si je n’avais pas été gêné d’être lavé par des femmes, j’y aurais presque pris plaisir. Ce paradis dura deux semaines. Je nouai une amitié timide avec les infirmières et, pour ma part, ma reconnaissance pour leurs soins était sincère. J’avais besoin d’affection et elles m’en donnaient plus que je n’en avais jamais reçu. Je serais volontiers toujours resté

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là. Avec mon optimisme candide de jeune garçon, je croyais que c’était possible. Après tout, j’avais été malade. J’étais à l’hôpital. Et personne ne m’avait jamais dit que les gens sortaient de l’hôpital. Mais évidemment, la nouvelle tomba bientôt. Un soir, comme l’infirmière faisait mon lit et me servait mon repas, je cherchais joyeusement à deviner ce que j’aurais à manger quand elle me lança : – Eh bien, Stephen, tu nous manqueras après-demain. Je restai bouche bée. – Pourquoi ? – Le médecin dit que tu es tout à fait guéri et que tu n’as pas besoin de rester ici plus longtemps. Elle tapota mes oreillers. Paniqué, je m’agrippai à son bras, essayant d’évaluer la situation. Puisque, pour être à l’hôpital, il ne suffisait pas d’avoir été malade, il me fallait continuer d’être malade. – Je ne suis pas du tout bien, ma sœur, dis-je désespérément. Je suis très malade. Elle secoua les épaules pour me faire lâcher prise. Ses yeux noirs m’envoyèrent un sourire de connivence. – Non. Ne fais pas l’idiot. Tu vas bien maintenant. J’avalai mon délicieux dîner malgré mon affolement. Je décidai néanmoins de cesser de plaisanter avec les infirmières quand elles passaient près de mon lit. Je commençai ma stratégie pour pouvoir rester à l’hôpital. Aussi passai-je le reste de la soirée couché sur mon lit à gémir aussi fort que possible dès que paraissait une infirmière. Mes plaintes sinistres firent d’abord sursauter les plus jeunes mais, bientôt, elles se bornèrent à m’admonester : – Oh ! Reste tranquille, Stephen. Cesse de réveiller tout le monde… Non, je ne vais pas te reprendre la température, elle était normale il y a une demi-heure. Tu n’es pas malade. 43


Décidé à tuer – Si, je suis bien malade. C’est très grave, répétais-je. Mais ma température, mon pouls et mon teint restaient hélas normaux. Et l’on ignora les milliers d’autres symptômes que je me découvris soudain à l’estomac, à la tête, dans le thorax et dans les jambes. Par conséquent, le lendemain après le petit-déjeuner, on me renvoya. Ces gens n’avaient assurément jamais vu de guérison aussi spectaculaire. Par un beau matin ensoleillé, à neuf heures, je quittais l’hôpital, désolé, ayant retrouvé cet horrible sentiment de crainte. Aussitôt que je sortis du bâtiment, il me sembla qu’une sorte de nuage s’abattait sur moi. Plus de nourriture d’hôpital, murmurai-je. Que mangeras-tu aujourd’hui ? Qui le savait ? En tout cas pas moi. Le désespoir m’envahit. Même les médecins et les infirmières ne voulaient pas de moi. Ils m’avaient montré une fausse bonté. Je me haïssais, convaincu que le monde entier me haïssait aussi. Je voulais disparaître, et la seule manière d’y parvenir était de mourir. Mais le suicide n’avait pas marché. L’agent de police avait été très fâché contre moi et avait menacé de m’arrêter et de m’emprisonner si je recommençais. Cela me donna soudain une idée, fondée aussi sur les westerns. Après tout, quel mal y aurait-il à ce que je sois attrapé ? Au moins, je recevrais des repas. J’avais vu à l’écran qu’on nourrissait les prisonniers. Et si je faisais quelque chose d’assez grave, comme de tuer quelqu’un, la police m’arrêterait, me nourrirait et me pendrait elle-même. Je n’aurais qu’à rester tranquille, dormir et manger jusqu’à mon exécution. Je rôdai jusqu’au marché, tournant et retournant mon plan dans mon esprit. À quatorze ans, n’ayant été en classe que quatre mois en tout, je ne pouvais y découvrir aucune faille. Je commençais à percevoir faiblement une solution à mon problème. Je volerais un couteau quelque part, trouverais une victime facile – n’importe qui, cela m’était égal. Puis je la tuerais. Je ferais le nécessaire pour que la police me découvre. Elle s’occuperait alors de moi jusqu’au bout. Le problème était résolu ! 44


Chapitre 5

Les ombres noires Heureusement pour les innocents habitants de Salisbury, je n’eus ce matin-là aucune chance d’attaquer quelqu’un. Déprimé et errant sans but, je finis par me diriger de nouveau vers le club de tennis. Je me couchai sur la pelouse avec mes amis, renfrogné et dans la lune. Après avoir goûté brièvement au confort de l’hôpital, il m’était insupportable d’être repoussé dans ma solitude. Je détestais les gens de l’hôpital. Je me détestais. Je voulais mourir. – Où étais-tu ? – Dans les environs. J’avais décidé qu’il était peu glorieux de parler de mon suicide manqué. – Tu n’as pas dormi sous le pont ? – Comment le savez-vous ? m’écriai-je, surpris. Je compris que des problèmes de famille (un nouveau bébé, un père alcoolique) avaient incité deux des garçons à chercher un nouveau logis, et un troisième les avait accompagnés. – On voulait te rejoindre. 45


Décidé à tuer Je fus stupéfait, et aussi encouragé. Dormir à quatre sous le pont cette nuit-là fut beaucoup plus joyeux que d’être seul. Éveillé dans ma « tombe » de sable sous mon sac, je pensais : Je veux toujours mourir. Je veux encore que la police me tue. Alors je dois toujours assassiner quelqu’un. Mais peut-être devrions-nous d’abord jouer à des jeux violents ? Comme dans les westerns américains… Cela mit en branle dans ma tête de vagues rêves de batailles contre la police, dont je sortirais en héros dans une flamme de gloire. Je n’étais pas exactement John Wayne. Quoi qu’il en soit, les semaines suivantes, notre ramassis hétéroclite de gosses incultes et sans foyer réussit à s’organiser en une sorte de gang. Nous ressentions un désir passionné de former un tout, de faire nos preuves. Nous fîmes l’acquisition de couteaux plus grands que les nôtres. Nous nous étions baptisés « Les ombres noires ». Bien entendu, il se trouvait dans notre voisinage toutes sortes de voyous prêts à se joindre à nous. Nous copiâmes divers règlements d’autres gangs, y ajoutant tout ce qui nous passait par la tête. Par exemple, nous savions que toute bande devait avoir des rites d’initiation. Aussi, tout en continuant tant soit peu à ramasser des balles pour récolter quelques pièces, nous consacrâmes un après-midi au club et une soirée au marché à discuter de nos futurs rites. Tous furent d’accord pour que notre objectif soit de prouver notre brutalité. Nous en étions précisément là lorsque passa une vieille dame. Je ne sais comment l’idée nous vint. Mais nous décidâmes que l’exemple parfait serait de trouver une femme âgée (une Noire, bien sûr, les Blanches appartenant encore à une autre planète) et de pousser sa canne du pied. Aussitôt l’un de nous fit une démonstration sur la personne qui s’approchait. En tombant, celle-ci se mit à crier. Ses hurlements de frayeur nous enchantèrent. Mon copain lui lança un bon coup de pied et la piétina. Puis nous nous enfuîmes en nous félicitant mutuellement.

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Nous arrivâmes hors d’haleine de l’autre côté de la place. Immédiatement, nous choisîmes comme rite d’adhésion à notre bande un acte de violence sur une vieille femme innocente. Quand j’y repense maintenant, je sais que nous venions de passer tout naturellement de la situation d’enfants brutalisés à celle d’adolescents vicieux. Notre existence avait désormais comme seul but la survie. Nous ne connaissions nullement la compassion, l’amitié, l’affection. Évidemment, nous étions impatients d’utiliser nos armes. Lors de nos premières agressions, nous jouions du couteau sur les victimes que nous voulions dépouiller de leurs portefeuilles et autres objets de valeur. C’est ainsi que la virilité de chacun de nous fut testée. Non seulement nous survivions enfin, pensions-nous, mais encore nous allions être les maîtres de la rue. Mon premier coup de couteau fut pour moi un moment de grande excitation. Je n’avais encore jamais éprouvé ce sentiment de pouvoir sur quelqu’un et j’en étais presque hystérique. Toute la nuit, sous le pont, je le revécus. Je n’avais aucune haine personnelle contre l’homme que j’avais attaqué. Dans mon esprit, sa personne était accessoire. Le fond du problème était ma haine de tout et de tous, et la seule manière dont je pouvais me venger du monde était de faire mal à ma victime même si la blessure était légère. Les mois suivants, j’agressai nombre d’autres hommes, généralement le vendredi soir, jour de paie dans la ville. Convoitant leurs portefeuilles, je les suivais le long de ruelles désertes, puis les menaçais de mon couteau. Je ressentais un frisson quand je voyais poindre la crainte dans leur regard. Mon plus grand plaisir était de savourer mon pouvoir. Je les laissais partir sans leur faire de mal, à condition qu’ils ne me rendent pas les coups. Certains de mes amis s’attaquaient à des femmes et les dévalisaient. Ils les violaient même devant moi. Je n’aimais pas trop ça et je riais avec gêne tandis qu’elles criaient pour demander grâce. Leurs larmes de désespoir me dérangeaient et j’avais hâte que mes copains en finissent et les lâchent. Malgré ma haine pour ma mère, je n’aurais 47


Décidé à tuer jamais voulu me venger sur d’autres femmes. Je n’en comprenais pas la raison. Bientôt je retombai malade et, pendant des mois, je frissonnai de fièvre sous le pont ou restai couché au soleil, apathique, pendant que la bande partait commettre ses méfaits. Ils devenaient toujours plus sauvages et tuèrent même plusieurs personnes. J’écoutais leurs hauts faits avec beaucoup d’enthousiasme. Nous ne connaissions pas d’autre monde que les misérables quartiers noirs de Salisbury et notre seule ambition était d’y survivre. La vie humaine n’y valait pas cher et nous étions déterminés à ne pas sombrer. À la fin des années 1950 – je devais avoir environ seize ans – je pris conscience des tensions politiques de la Rhodésie. On disait que notre pays n’aurait pas dû appartenir aux Blancs ni porter le nom de Rhodésie. C’était un pays de Noirs, le nôtre. Les vrais patriotes devaient participer à la lutte pour la libération du Zimbabwe. On l’appelait la guerre de libération. On procéda à un premier recrutement, effectué par des habitants du pays, en faveur du parti démocratique national. En réalité, il était financé par des communistes de l’étranger : de la Corée du Nord, de Cuba ou du bloc de l’Est, je ne sus jamais qui exactement. L’idée que les Noirs devaient avoir la suprématie en Rhodésie séduisait des millions de gens de notre peuple, évidemment, mais elle plaisait particulièrement aux jeunes, pauvres et sans foyer comme nous. Elle nourrissait notre colère et nous donnait un idéal pour lequel nous battre. Un grand nombre de garçons de ma connaissance furent immédiatement attirés par la possibilité d’une formation en vue de la libération du Zimbabwe. Je me rendis à une des premières assemblées qui se tint à Highfield. Nous y entrâmes un à un, à peu près chaque demi-heure. Par prudence, le gouvernement avait interdit toute réunion de Noirs. L’étranger mystérieux chargé de nous recruter délivrait un message passionnant : le seul moyen de libérer le pays de l’oppres48


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seur blanc était de se battre. Si nous étions d’accord de devenir des combattants pour la liberté et pour notre pays, on nous enseignerait à le faire. Nous apprendrions à utiliser les armes pour la guérilla ; perturbations civiles générales, explosions à l’essence, sabotages de banques, de postes, etc. étaient prévus afin de donner beaucoup de travail aux autorités. Tout le monde fut enthousiasmé. J’exprimai mon accord à maintes reprises, mais ne pris aucune initiative pour passer à l’action. D’une part, je n’avais pas la même confiance en moi que mes amis. Qui aurait eu l’idée de m’enrôler comme soldat ? D’autre part, tout au fond de moi, je n’étais pas un animal politique et la seule chose qui me préoccupait était simplement ma propre survie. Pour moi, la vie n’était que misère : essayer de trouver de quoi manger, me procurer assez de bière ou de marijuana pour oublier un moment tout le reste. J’avais juste la force de me maintenir en vie sans devoir lutter contre le puissant gouvernement blanc du pays. Je nourrissais encore trop de frayeur pour donner cours à la colère politique.

***

Aussi, tandis que mes camarades s’activaient pour participer à la guerre de libération, j’hésitai, jusqu’à ce que se produisent deux incidents qui allumèrent le courroux dont j’avais besoin. Le premier eut lieu un jour où, dans un moment de nostalgie, je m’arrêtai devant le petit temple où mes parents me conduisaient bien des années auparavant. Alors que je clignais des yeux au soleil, un homme portant un complet et un col d’ecclésiastique sortit. – Que voulez-vous ? demanda-t-il avec méfiance. Vexé d’être pris pour un vagabond, je répondis nonchalamment : – J’ai été élevé dans cette église. Mon père y prêchait avant que vous y soyez. 49


Décidé à tuer Soudain intéressé, l’homme me regarda. J’embellis joyeusement mon histoire pour me faire remarquer et j’arrivai à dépeindre les membres de ma famille et moi-même comme des piliers d’église pendant de longues années. Il me posa une question surprenante : – Voudriez-vous un travail ? – Pourquoi pas ? dis-je, sans complexe et flatté par son intérêt apparent. Le travail consistait à mettre de l’ordre dans les cartes de membres de l’église. – Cela ne vous sera pas difficile puisque vous connaissez tout le monde, ajouta le pasteur. – Non, bien sûr, dis-je en me forçant à sourire. Puis je regardai les fiches en fronçant les sourcils. Je ne me rappelais que quelques lettres de l’alphabet et je passai plusieurs matinées à tenter de résoudre le problème. J’avais envie de gagner un peu d’argent. Le seul moment épineux se présenta lorsque je fus découvert fumant au vestiaire. Cependant, cela fit probablement comprendre au ministre que j’étais plus attiré par les choses de ce monde que par ses ouailles. Quoi qu’il en soit, il me prit à part et demanda mon assistance pour une question délicate. Il m’informa qu’il avait fait un gros pari sur un certain cheval au champ de courses. Il voulait aider à la victoire de cette bête et, pour cela, avait besoin d’une potion magique fournie par un sorcier. Pouvais-je aller la chercher ? Les cartes de membres se trouvaient maintenant dans un tel chaos que je ne demandais pas mieux que de faire une pause. Le pasteur me prêta sa bicyclette et je me lançai en oscillant (c’était la première fois que je montais sur un vélo) vers une petite cabane à l’est de la ville. Là, un sorcier me remit plusieurs choses, entre autres de l’urine de cheval et l’empreinte d’un sabot dans un morceau de boue sèche.

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En revenant, je me livrai à quelques profondes réflexions. Évidemment, mes notions sur le presbytérianisme étaient très superficielles. J’avais cependant le sentiment que, normalement, les presbytériens ne pratiquaient pas la magie noire. Pourquoi ce pasteur le faisait-il ? Lorsque je le vis tout excité en recevant l’urine de cheval et l’empreinte du pied, je lui posai la question. Il parut exaspéré par ma stupidité. – Bien sûr qu’il me faut cette potion. Autrement, comment pourrais-je gagner ? Mais tu ne dois jamais en parler à personne. – Non, pas aux anciens de cette église. J’avais oublié que je m’étais vanté d’être ami avec ces hauts placés. Peu après, le pasteur découvrit quelle pagaille j’avais mise dans ses cartes de membres et il me renvoya, ce qui me donna le loisir de passer un après-midi au soleil et de me faire une opinion sur le Dieu des chrétiens. Je décidai que cette religion ne pouvait avoir aucune puissance puisque le pasteur lui-même recherchait l’aide des esprits. Il ne voulait pas que l’église sache qu’il recourait à la magie noire, aussi faisait-il croire qu’il s’adressait au Dieu des chrétiens pour avoir du secours. Il trompait ses paroissiens. Pourquoi ? Il semblait que le fait d’être ministre presbytérien lui donnait un pouvoir sur eux, alors que lui-même savait très bien qu’il n’y avait aucune puissance réelle dans cette religion. Puis je me souvins d’une époque où mon père avait été invité par des missionnaires blancs. Il m’avait emmené avec lui, alors que j’étais un tout petit garçon. Les missionnaires n’avaient pas voulu nous laisser entrer dans leur maison ni boire dans leurs verres. Ils nous avaient fait asseoir sur les marches du perron et boire dans une vieille tasse d’aluminium en nous parlant de leur Dieu, à qui nous devions obéir, sinon nous mourrions. Cela me fit penser à ce qu’avaient dit les combattants de la liberté : « Les missionnaires disaient aux Africains de prier le Dieu des chrétiens ; et pendant qu’ils avaient les yeux fermés, les missionnaires les volaient ». 51


Décidé à tuer À cet instant, je m’assis brusquement au soleil. Pour la première fois de ma vie, je sentis une vraie colère politique m’envahir. Mes parents avaient été bernés par un canular. Et chaque fois que papa prêchait à l’église, on l’exploitait. Cette religion ne valait rien du tout ! Cela s’était passé des années auparavant et mes parents étaient partis depuis longtemps, mais, assis là au soleil, j’étais furieux. On avait profité de nous. Dans quel but ? Je n’en avais aucune idée. J’étais néanmoins en rage et trouvais le Dieu des chrétiens très suspect. Le second incident se passa un peu plus tard. Un jour, je rencontrai en ville une dame blanche que j’avais vue jouer au club de tennis. À mon étonnement, elle m’offrit un travail : faire le ménage dans son magnifique bungalow. Elle m’expliqua d’ailleurs que son serviteur précédent l’avait quittée sans avertissement, et elle était suffisamment désespérée pour essayer de m’engager, moi. Je sautai sur l’occasion, en pensant aux années où, gamin en guenilles, je croyais que travailler pour des Blancs était le summum du succès. J’étais enchanté. Mme Smith réalisa bientôt que sa nouvelle recrue était bien novice. Tandis que j’examinais les merveilles de sa luxueuse demeure, elle me montrait comment repasser une chemise, récurer un sol. Malheureusement nos normes différaient. Des vêtements fripés ne m’avaient jamais dérangé et, pourvu que j’arrive à supprimer quelques plis aux siens, je ne voyais pas pourquoi elle était ennuyée s’il en restait d’autres, ou si j’en avais ajouté moi-même. Ce fut pareil pour le nettoyage des sols. Dans toutes les maisons où j’avais vécu, ils étaient en terre battue. Aussi lorsqu’elle me conduisit dans sa cuisine au dallage d’un blanc éblouissant et me dit de le nettoyer, je ne pus voir où se trouvait la saleté. Pour moi, la saleté, c’était se trouver dans un trou jusqu’au cou, sous le sable et la pluie, et non une vague tache grise çà ou là sur un sol sec et généralement immaculé. Néanmoins, j’essayai. – Très crispant, disait-elle. 52


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Son exaspération se montra bientôt : – Vous autres Cafres noirs, vous êtes des babouins, le savezvous ? Darwin l’a prouvé. Vous viviez dans des arbres. Il ne me semblait pas avoir rencontré personnellement ce monsieur Darwin, et j’ignorais ce qu’il pouvait avoir prouvé, mais l’idée d’un Blanc courant autour de Salisbury et disant que les Noirs descendaient des babouins m’offusquait. Je me sentais visé. Les Blancs étaient si élégants. Peut-être ce Darwin avait-il raison ? Y avait-il des chances qu’il vienne dans cette maison et me dise que je venais d’un babouin ? Que ferais-je alors ? – Nous, les Blancs, nous descendons de Dieu, ajouta M  Smith en me laissant mains et genoux sur le sol de la cuisine. me

Le salaire était minime, les gémissements de la dame constants. Au bout de quelques jours, j’en eus assez des Blancs. On voyait qu’ils détestaient les Noirs et, pis encore, ils se moquaient de nous et nous traitaient avec mépris. Je ne pouvais rire de Mme Smith ou la traiter dédaigneusement, car elle était sans doute riche et intelligente. La seule chose qui me restait à faire était de la haïr. Je m’enfuis donc, laissant portes et fenêtres grandes ouvertes et espérant qu’on la volerait. Mes jérémiades sur l’Église et les Blancs laissèrent mes camarades froids. – Qu’est-ce qu’on t’avait dit ? Ne sois pas une poule mouillée, Stephen. Tu es le paillasson des hommes blancs. Ils poseraient leurs bottes sur ton dos. Je pensai à Mme Smith et, pour la seconde fois, je ressentis une vraie colère politique. Les marxistes avaient raison. Il était temps de se débarrasser des Blancs et d’exiger qu’on nous rende l’autorité sur notre pays. field.

– Viens avec nous à l’assemblée secrète de libération à High-

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Décidé à tuer J’y allai et me rendis aussi aux réunions suivantes. Quand mes amis partaient pour un camp de formation dirigé par les marxistes, je les accompagnais. Le camp se trouvait à quelques kilomètres de Salisbury, dans une brousse très dense. On avait dressé des tentes de feuillages et de branches pour environ quarante jeunes. C’était là un des nombreux camps où les jeunes Noirs étaient réunis, formés pour la guérilla, puis lâchés dans les villes de Rhodésie. Cet endroit était bien plus confortable que la tranchée glaciale et solitaire sous le pont. Si le règlement était rigoureux, j’avais le sentiment nouveau d’être désiré par quelqu’un et bon à quelque chose. On m’acceptait tel que j’étais. Personne ne m’agressait ni ne se moquait de moi à cause de ma pauvreté, de la couleur de ma peau ou de mon analphabétisme. En fait, on nous disait que nous avions des droits et qu’il était temps de les faire valoir. Le camp devint bientôt notre famille élargie, à moi comme aux autres garçons. C’était le seul groupe où je n’avais pas été méprisé. J’étais donc mûr pour voir l’histoire africaine avec des yeux marxistes. Nos orateurs nous dispensaient un enseignement très simple, adapté à des jeunes tels que nous, dont l’essentiel pouvait se résumer comme suit : Autrefois, tous les Noirs d’Afrique étaient bons et heureux, possédant leur propre pays. Alors vinrent les Blancs. Ils virent la richesse des terres et les convoitèrent. Ils envoyèrent donc des missionnaires pour s’en emparer. Les missionnaires arrivèrent avec des fusils et des Bibles. Ils nous lurent la Bible dans le but de nous tromper. Ils nous apprirent à nous mettre à genoux et à prier leur Dieu blanc et, pendant que nous avions les yeux fermés, ils nous dérobèrent notre pays et nos trésors. Lorsque nous ouvrîmes les yeux, il était trop tard : ils avaient des fusils et pouvaient nous tuer.

Pour prouver cette version de l’histoire, ils nous montraient une image de la statue de David Livingstone debout, avec fusil et Bible. Nous hochions tous gravement la tête. Et voilà ! Une image 54


Les ombres noires

ne pouvait mentir. Nous nous moquions des gens qui avaient cru que le fusil servait à tuer des animaux. J’avais dix-huit ans et c’était la toute première leçon d’Histoire qui m’était donnée, et ce, par les seules personnes qui m’avaient témoigné de la bonté. J’avais enfin découvert la vérité sur l’origine de ma vie misérable jusque-là. Très bien. Désormais je haïrais tous les Blancs, tous les missionnaires et tout ce qui concernerait la Bible. Ensuite nos enseignants mirent l’Histoire à jour. Ils nous rappelèrent la pauvreté de nos existences, faisant ressortir son contraste avec l’opulence des Blancs, leurs grandes voitures, leurs vastes demeures, l’instruction qu’ils recevaient pendant des années, toutes leurs possessions. – Tout cela est à vous. Cela vous appartient de plein droit. Allez-vous rester tranquilles et laisser l’homme blanc jouir de ce qui vous appartient, pendant que vous mourez de faim ? À cette pensée, nous nous enflammions. Nos chefs n’eurent aucune difficulté à persuader de pauvres adolescents noirs qu’il était injuste que les Blancs possèdent le meilleur de tout. Quelle était la solution ? Le marxisme, disaient nos chefs. Ce n’était que lorsque nous serions devenus communistes que nous pourrions jouir d’une justice sociale équitable. Ils nous dépeignaient un avenir merveilleux après la révolution. Tout serait en propriété commune. On nous rappelait que toutes les grosses voitures des Blancs étaient tenues soigneusement fermées à clef : – Quand notre jour viendra, on laissera les clefs dans les serrures. Vous pourrez sauter dans n’importe quel véhicule et l’emmener. Tout sera à la disposition de chacun. Je pensais à une certaine Mercedes que j’admirais au club de golf. Il serait facile de tirer sur le propriétaire blanc et d’emmener la voiture pour mon usage personnel. Cette idée me plaisait beaucoup. Quant aux maisons, pas de problème. Je pourrais habiter celle que je voudrais. Oh ! ce serait fini de dormir sous les ponts. Je 55


Décidé à tuer décidai de choisir le bungalow de Mme Smith lors du grand jour. Ce serait bien fait pour elle. L’idée qu’on essayait continuellement de graver en nous était : – Vous êtes traités en esclaves dans votre propre pays. De quel droit l’homme blanc fait-il cela ? Qu’allez-vous faire pour l’en empêcher ? Si vous ne faites rien, il volera tout ce qui est à vous. Ce que nous devions faire exactement pour arrêter l’homme blanc faisait le sujet de la partie suivante du cours : nous entraîner au combat, nous livrer à des sabotages et créer des troubles civils. J’appris à manier de petites armes, des grenades à main, des bombes explosives et, plus tard, des fusils russes. Je repensais quelquefois à tous les films américains que j’avais vus. Mes rêves étaient devenus réalité. Je savais enfin comment tirer sur les gens. Je ressentais l’excitation du pouvoir en m’entraînant à tirer. Nous, petits apprentis combattants de la liberté, bénéficiions des meilleures méthodes pour amener des perturbations civiles : la peur, les émeutes, les bombes sur les places publiques, les coups de feu dans les rues animées. L’objectif commun à toutes ces méthodes n’était pas tant de tuer quelques dizaines, ou même quelques centaines de personnes que d’engendrer la terreur parmi les foules et de miner ainsi le pouvoir des autorités et des lois de la Rhodésie. Notre entraînement n’était pas destiné aux dégonflés. La discipline était stricte. On nous affamait parfois pour nous habituer aux privations. On nous disait que nous étions des soldats de la guérilla contre les Blancs et contre le capitalisme, le christianisme et tout ce que soutenaient les Blancs. Chacun serait utilisé de la meilleure manière possible. Ce qui provoqua chez moi une grande désolation et de la frustration fut que plusieurs de mes amis du camp savaient lire et écrire, et ils avaient été désignés pour être promus à de plus hauts grades. Mais je n’en étais pas. Que faire d’un adolescent analphabète et ignorant tel que moi ? Ce rejet me rendait amer, mais je 56


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ne pouvais guère blâmer mes chefs marxistes. De nouveau, mon abandon d’autrefois par mes parents empoisonnait toute ma vie. La haine et l’apitoiement sur moi-même déferlaient en moi comme de la bile. Je n’avais jamais eu de chance dans la vie. Mais nos enseignants usèrent de sagesse. Leurs encouragements canalisèrent ma frustration et en firent un désir de me venger de ceux qui, à mon avis, m’avaient laissé tomber : l’église (mes parents n’étaient-ils pas des gens d’Église ?) et les Blancs (dont j’avais passé les ordures au crible pendant des années). – Tu peux être fantassin, Stephen. Reste près de ton quartier et provoque des troubles. Nous avons besoin de toi pour faire naître des bagarres. Ainsi, vers 1960, j’étais un important combattant de la liberté dans le parti démocratique national qui travaillait pour libérer le Zimbabwe. Ou, comme le gouvernement m’aurait appelé, un guérillero marxiste à fusiller pour trahison. À ce moment, j’aurais donné ma vie pour la libération du Zimbabwe. J’avais l’absolue certitude que la révolution résoudrait tous mes problèmes et me rendrait heureux. Je fus affecté à une bande de jeunes de mon genre et nous ne manquions pas de boulot. Nous lancions des bombes à essence et des grenades à main sur les banques, les gares, les cafés, les églises, les voitures de police et les assemblées en plein air – ce qui arriva en particulier sur une assemblée mémorable où le premier ministre devait parler. Nous commencions des émeutes en nous joignant à n’importe quelle réunion des faubourgs et en incitant les gens à la violence et aux manifestations. Ma participation à ce groupement me donna plus de compagnons que je n’en avais jamais eu mais, somme toute, au fil des mois, très peu de vrais amis. Chacun semblait rempli de colère et de haine. Je ne les en blâmais pas ; moi aussi j’étais en rage. Tout au fond de moi, je savais que j’étais bien loin du bonheur que la révolution m’avait promis. Par moments, je me sentais désespérément malheureux, mais je m’encourageais à être patient. La révolution n’était pas encore tout à fait engagée. Il fallait attendre un peu pour avoir la maison et la voiture. 57


Décidé à tuer Puis, un après-midi de mars 1962 – j’avais presque vingt ans – on annonça un plan pour bombarder à l’essence une des banques dans le centre commercial de Highfield, Machipisa. Un tel plan n’était pas rare et je trouvai l’idée bonne. Mes amis et moi passâmes l’après-midi dans une hutte soigneusement dissimulée à la police et aux regards curieux, à remplir des bouteilles d’essence et de mèches et à rassembler nos grenades et nos couteaux. C’était une occupation tranquille, agrémentée par de la bière et des pauses au soleil, en attendant l’excitation de la soirée.

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L’incroyable transformation d’un révolté devenu réconciliateur international

Zimbabwe. Stephen vit dans un quartier noir et pauvre de la banlieue de Salisbury. Abandonné à sept ans par sa mère, maltraité par sa tante, il préfère survivre dans la rue et dormir sous les ponts. Adolescent, il devient chef de gang. Sa haine de lui-même et de la vie ne cesse d’augmenter, jusqu’au jour où il planifie un attentat contre un rassemblement chrétien… Par une succession d’aventures incroyables, Dieu transformera Stephen et guérira son ressentiment et sa culpabilité. Plus tard, il le placera à la tête de la mission internationale African Enterprise. Une vie hors du commun racontée dans un style haut en couleur, plein d’anecdotes, pétri d’humour et d’humilité.

Stephen Lungu • Né à Salisbury en Rhodésie (aujourd’hui Harare, Zimbabwe), Stephen est l’aîné de trois enfants. Il ne connaît pour ainsi dire jamais son père. Sa mère les abandonne sur un marché quand il a sept ans. Il passe une jeunesse troublée dans les rues et devient chef de gang. Dieu l’appelle lorsqu’il a vingt ans, et le transforme radicalement. Stephen Lungu est Directeur International d’African Enterprise depuis 2006. En collaboration avec

Un ministère international depuis 1962. Sa mission est l’évangélisation de l’Afrique par des Africains. Ils favorisent la réconciliation, le développement humain et la formation de leaders.

9 782910 246808

ISBN 978-2-910246-80-8


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