Essai Y

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Le silence des yaks

Texte: Rosula Blanc Photographies: Bertrand Carlier

Les Editions de la Giette 2022

« Veux-tu venir avec moi? »

« Oui « a dit le grand yak. « Où allons-nous? » ai-je demandé.

« A la rencontre d’une histoire » a dit le grand yak. « Où est-elle? » ai-je demandé.

Je ne voyais que la montagne immense, enneigée. « Tu cherches trop loin » a dit le grand yak. « Tout est ici, inscrit dans mon corps. »

Kubilaï

JJe suis assise à côté d’un pâturage en dessus du village de Embd dans la vallée de Zermatt. C’est au milieu de l’hiver, mais le coteau est bien ensoleillé et j’ai trouvé un coin d’herbe sans neige pour m’assoir au soleil et observer le troupeau de jeunes yaks de l’autre côté de la clôture. Je les regarde se déplacer pour aller manger du foin ou trouver des petites brindilles d’herbe à grignoter là ou la neige a fondu. Je les observe jouer en entremêlant leur cornes et se poussant amicalement. Je les contemple ruminer au soleil. Je me laisse imprégner d’eux, de leur énergie, leur êtres. Plus d’une heure c’est passé ainsi dans le silence quand un des jeunes yaks, un boeuf blanc moucheté de noir vient vers la clôture en face de moi. Il me regarde, il me hume. Il reste longtemps immobile de l’autre côté de la clôture, les yeux mi-clos, à son tour de me sentir, de se laisser imprégner de moi. C’est comme si nos êtres avaient une discussion intérieure silencieuse.

C’est ainsi que nous nous sommes choisis: Kubilaï et moi. Nous avons dit oui l’un à l’autre.

Et avec cela a commencé l’histoire des yaks à la Giette.

Kubilaï et Nayan ont été les deux premiers yaks qui sont arrivés ici. Lufang, Ogotaï et Mayling ont suivi peu après. Et Nima, Chélé, Namou…. Julong… Yanos a rejoint le troupeau comme premier taureau… plus tard Udari et Sagaramtha…. Ainsi sont nés les premiers veaux: Taklamakan, Kalapattar, Yarloun, Naulekh… Kunlun, Taalaï, Nagakaze, Arghil, Tsarang et Umsunaï … Diri, Ngadi, Ganaa et Yulnii…. Récemment Khampa, Tsongpo, Yanjar et Tungkar ont rejoint le troupeau… Il y en a qui sont repartis dans d’autres troupeaux. Lufang est mort de calculs rénaux… Mayling a dérochée… Et il y a eu encore des naissances cette année: Djampa et Guéwa… La roue de la vie continue a tourner. Le troupeau évolue. Les petits apprennent des grands. Et chaque yak ajoute sa couleur unique au troupeau et l’enrichit de son talent particulier.

Au long des années, nous nous sommes construits ensemble. Je suis qui je suis grâce à eux. Et eux sont qui ils sont grâce à nos voyages qui leur ont donné l’oc casion de découvrir le monde, de révéler leur talents et leur ingéniosité à lire le terrain, à trouver un chemin dans un pierrier ou à traverser un torrent sauvage. Les grandes transhumances les ont forgé, leur ont donné confiance, expérience, savoir et sagesse.

Kubilaï

Les yaks s’expriment et parlent avec leur cornes comme nous gesticulons avec nos mains. Ils secouent la tête pour signaler un désaccord et ils peuvent feindre une attaque pour préserver leur espace privé et demander à l’humain de garder sa dis tance. Ce language des cornes est plus ou moins expressif dépendant du caractère du yak et de a sensibilité. Kubilaï était particulièrement brusque avec ses cornes quand il était jeune et ses propriétaires me conseillaient de choisir un autre yak, plus doux dans son expression. Mais j’avais été choisie par Kubilaiï je voulais Kubi laï et c’est bien parce que c’était Kubilaï que je voulais des yaks. Alors je continuais à l’approcher en douceur sans lui faire peur et à trouver des chemins de communication et des activités communes. Oui, nous avions un peu peur l’un de l’autre au début. Je ne connaissais rien des yaks et Kubilaï avait eu que très peu de contact avec des humains. Pour se protéger et garder le contrôle, il se mettait toujours droit en face de moi, prêt à secouer ses cornes ou - si nécessaire faire un mouvement d’attaque. Moi, de mon côté, j’essayais plus tôt de l’approcher de côté, hors de la portée des cornes pour me sentir en sécurité. Mais là c’était lui qui se sentait plus vulnérable…. Souvent quand nous nous trouvions face à face, Kubilai secouait ses cornes pour montrer son irritation et moi, en réponse, je gesticulais des bras pour l’éloigner de mon espace.

Je me souviendrai toujours du moment qui a changé notre relation. Nous étions sur le pâturage et Kubilaï est venu frontalement vers moi. Je me suis arrêtée, j’ai résisté à l’envie de le chasser, je suis restée immobile. J’ai réussi à dépasser ma peur, je n’ai pas bougé les bras pour l’éloigner. Et lui, il est aussi resté immobile, il n’a pas fait de mouvement brusque avec ses cornes. Ce qui s’est passé à cet instant est indescriptible. C’était très fort. Ensemble, nous avons dépassé notre peur respective et ce moment nous a lié profondément et a marqué un tournant dans notre rela tion.

Même si Kubilaï n’était pas facile au début, son oui était inébranlable. Il y avait une solidarité intérieure entre nous, une connexion profonde, un respect mutuel qui nous a permis de continuer à dépasser nos peurs. Ce n’est pas moi qui ai apprivoisé Kubilaï, c’est lui qui était d’accord de collaborer et de faire un pas après l’autre vers moi de son propre grès. Mais pour cela il avait besoin de comprendre, il avait be soin que cela fasse du sens pour lui, qu’il soit convaincu de la justesse de l’action. Et là, le travail que nous faisions ensemble, devenait un vécu commun qui élargissait notre horizon, renforçait notre relation et approfondissait notre confiance.

Transhumance

Le printemps pointe son nez, les journées deviennent plus longues, plus chaudes, la neige commence à fondre. Dès que la montagne ouvre le passage, nous descen dons les yaks plus bas dans la vallée sur un pâturage où l’herbe a déjà commencé à pousser. Cette première transhumance de l’année est un moment de célébration, de joie, de renaissance après l’hiver. Les yaks aiment marcher. Ils sont nomades dans leur âme. Dans l’Himalaya où il y a peu de végétations, les troupeaux sont toujours en marche. Se déplacer, marcher est dans leur nature.

Nous descendons le troupeau à La Luette par une journée froide. L’ambiance est austère dans le vent et la neige - un dernier air d’hiver s’accroche à la montagne. Nous partons avec les yaks dans une lueur blanchâtre de tempête. Dans la clairière derrière la Giette, les yaks explosent de joie et partent en galop. Je cours avec eux, ma volonté aiguisée de rester en tête, de ne pas les perdre. Je sens une force sauvage se réveiller en moi et inonder mon corps, je goute à ma puissance d’être vivante, je deviens yak avec eux qui galopent derrière moi. Quelle jubilation de réussir à rester devant, puis de ralentir avec le troupeau, de sentir les yaks se presser derrière moi, essoufflés, avec leurs corps chauds qui fument dans l’air froid. Nous continuons à avancer d’un pas vif sur le sentier étroit à travers de la forêt. Quelle joie d’être porté par l’énergie du troupeau, de sentir notre appartenance, de nous retrouver en mou vement ensemble!

Les premiers rayons de soleil traversent les branches et dessinent des motifs scin tillants sur la fourrure des yaks qui s’enfilent à la queue leu leu sur le petit sentier dans la forêt. « Viens Naulekh » j’appelle le yak blanc moucheté de noir qui marche en tête. Naulekh me suit avec élan, il est vif, motivé, pleinement présent. Je sens son plaisir de marcher. Une légère brise effleure mon visage, j’entends le petit son de claquements des sabots derrière moi, l’occasionnel craquement d’une branche sous les pieds des yaks, qui se mêle aux cris des oiseaux et le chuchotement du vent dans les branches des arbres. Je sens la douceur du sol sous mes pieds. Mes yeux balayent le paysage pour lire la suite du chemin et anticiper des obstacles pour pouvoir les contourner sans perdre la fluidité du troupeau. Naulekh aussi observe, de temps en temps il s’arrête et lève la tête pour humer l’air, s’orienter et analyser le terrain et mon choix d’itinéraire avant de continuer sa marche. Nous montons en serpentine. En passant, Naulekh déguste une brindille d’herbe deçi deca qu’il savoure visible ment. Il est immergé dans le moment, il flâne - pas par paresse, mais par plaisir. Il ne connait pas l’urgence du temps qui nous harcèle, cela ne fait aucune différence pour lui d’arriver une heure plus tôt ou plus tard. Pour lui c’est le plaisir de ce dé placer, le plaisir de voyager en troupeau, le plaisir de découvrir, le plaisir de vivre le paysage et la nature qui l’entoure. Il est immergé dans la nature, il fait partie de la nature.

Les yaks

Ils sont ma tribu Ils sont mes frères

Ils sont sensibles Dans leur corps Dans leur espace Dans leur âme - comme je le suis aussi.

Ils sont enracinés dans un silence profond Et peuvent exploser comme des guerriers - comme moi aussi.

Combien je les aime Leur vulnérabilité et leur beauté Leur puissance et leur joie Je les défendrais avec ma vie…

Il y avait ce livre intitulé «Les femmes qui courent avec les loups». Je suis la femme qui court avec les yaks...

Ils me ramènent à ma nature sauvage, à ma puissance, à mon amour...

Le chemin du berger

Qui est cette femme qui peut guider une caravane ? Qui est-elle pour que les yaks la suivent ? Comment devenir cette personne calme, présente, éveillée qui sait lire la mon tagne, pleine de confiance, de sagesse, de force et de douceur au point que les yaks veulent bien la suivre ?

Telles sont les questions que je me pose depuis des années, depuis que les yaks sont arrivés ici à la Giette en 2008, et que j’ai commencé à voyager avec eux. Ce sont des animaux magnifiques, intelligents, sensibles ; et depuis le moment mémorable, quelque part dans le Queyras, où j’ai compris que l’expérience du voyage ensemble et notre cohabitation quotidienne n’avaient pas transformé les yaks en exécuteurs d’ordres de plus en plus dociles, mais leur avaient donné l’opportunité de grandir et de devenir des partenaires de travail, je suis fascinée par ce dialogue avec mes yaks.

Être bergère-caravanière de yaks est un chemin de vie : vivre et travailler avec les yaks exige une observation et une connaissance autant de l’animal que de soi-même. Cela demande un engagement per sonnel, du courage, de l’humilité, de la patience, ainsi que la volonté de se remettre en question et d’apprendre.

C’est un apprentissage continu, un chemin de développement intérieur : grandir, devenir de plus en plus précis (dans l’observation), de plus en plus simple (dans le geste), de plus en plus clair (dans l’intention) et de plus en plus ancré (dans la présence) ; c’est aller d’une gestuelle extérieure vers la force d’une présence intérieure. Passer du faire à l’être.

La caravane

Je regarde le balancement des dos poilus devant moi, les longues queues qui on dulent au rythme de la marche, les petits signes des cornes qu’ils se font les uns les autres. Nayan tourne légèrement la tête pour me regarder du coin de l’oeil. « C’est bon » je lui répond en pointant en avant avec mon bâton. De temps en temps les yaks vérifient si je suis présente avec eux et si je dis la même chose avec mon corps que le berger en tête du troupeau. Nous communiquons tout le long avec de petits gestes et le placement de nos corps. Des fois je leur lance un mot - ou même une pive - pour les encourager à continuer. Marchant à l’arrière du troupeau, je deviens yak. Je suis à la place du taureau qui clôture, rassemble et protège la caravane. Je suis la gardienne du rythme. Je sens le rythme de la caravane dans mon corps et laisse son chant traverser mon être. Je sens quand les pauses font partie de la symphonie et je sens aussi quand le rythme est en train de se perdre. Ce ne sont pas les mêmes pauses, pas la même façon de s’arrêter. Et dans ces moments seulement où la musique risque de s’arrêter, je redonne du rythme, je remettre de l’entrain, j’encourage et dynamise la caravane avec mon énergie. Et de nouveau je me laisse porter, je nage avec le courant de la caravane. Il y a des moments où transie par le silence, je regarde le paysage avec eux; il y a des moments où emportée par une joie bouillonnante, je cours avec mes yaks à travers les pierriers dans la descente.

La nature n’est pas rythmé comme un métronome, mais d’une façon cyclique où activité et repos alternent. Ainsi le rythme de la caravane de yak n’est pas un rythme carré et machinal non plus, c’est un rythme vivant comme un ruisseau, qui trouve son chemin dans un terrain irrégulier : parfois l’eau s’écoule plus vite, parfois plus lentement, parfois elle se précipite par-dessus un rocher, parfois elle s’attarde sur un plat. C’est un rythme où le temps peut s’allonger ou se rétrécir, un rythme qui se crée en dialogue avec le paysage, la montagne, la nature. Un rythme entre marche soutenu / continu et des moments d’orientation et contemplation du paysage. Un rythme qui en montant avance souvent en accordéon où le yak en tête grimpe la pente d’un bon pas puis s’arrête pour reprendre haleine et attendre les autres membres du troupeau. Dès que tous ont rattrapé le troupeau, le premier yak repart. Un rythme qui inclu des moments de joie et accélération qui redonne de l’énergie et de l’élan au troupeau.

La caravane nous force de lâcher nos concepts de l’ère industrielle rythmé par les machines et nous remets face à la nature. Elle nous relie au paysage et nous fait regarder et ressentir la montagne autrement. Avec les yeux des yaks.

Nomade / Naulekh

La lumière change sur les pics des géants de montagnes qui nous entourent, la lueur dorée s’efface graduellement, devient de plus en plus froide et finalement disparaît - le soleil se couche.

Le froid s’installe immédiatement. Je m’enveloppe dans mon sac de couchage et ajuste les couvertures de bât autour de mes jambes. J’allume le réchaud devant ma petite tente et je mets de l’eau à chauffer. J’organise mes affaires autour de moi. Le froid intense me force à réfléchir à chaque mouvement et me plonge dans une ambiance d’expédition.

Naulekh est couché à une dizaine de mètres de moi et rumine calmement. Nous sommes partis tous les deux seuls en itinérance - un yak et un humain. C’est la fin du mois d’octobre. La montagne est déserte - abandonnée à elle-même. Les trou peaux sont redescendus vers les villages, les randonneurs se font de plus en plus rares. C’est la saison des yaks - avec les teintes jaune-ocres de l’herbe sèche, l’am biance désertique de la fin d’automne; les journées brillantes, le froid intense de la nuit, l’approche de la neige.

Le son rauque des perdrix des neiges dans le pierrier, le croassement d’un corbeau à la tombée de la nuit sont les seuls signes de vie que je distingue. Pour moi, il n’y a que Naulekh, moi et la montagne. Le silence m’emballe, m’entraine, m’emporte.

L’espace est profond, vibrant, presque tangible dans la lumière indirecte du jour qui s’efface. Ralentir - plonger dans la mer du temps… la mer de silence…

Le scintillement des étoiles apparait en dessus des silhouettes des montagnes. Les journées sont courtes, les nuits longues. J’aime ces moments d’introspection, de non faire, d’être avec la montagne tout simplement. Je dors beaucoup, je rêve ou je rêvasse, oscillant entre sommeil et éveil. J’écoute Naulekh brouter à côté de la tente. J’ouvre la fermeture éclair pour le regarder sous les étoiles. Je l’observe lever délica tement les jambes pour se démêler de la corde et continuer à brouter…. Je le vois s’arrêter pour humer l’air et écouter la nuit… se déplacer le nez au sol en cherchant l’herbe qui lui convient et finalement se recoucher. Je me recouche aussi en laissant la porte de la tente entre-ouverte pour voir les étoiles depuis mon matelas, chaude ment emballée dans mes deux couches de sac de couchage.

Jamais je n’ai vécu la montagne et son silence aussi intensément que ces jours seule en itinérance avec un yak. Une partie de moi devient yak à force de passer tellement de temps à regarder Naulekh, à le ressentir, à communiquer avec lui . Automatiquement nos corps se mettent en résonance et cherchent une harmonie entre son rythme et le mien, entre ses besoins et les miens, entre son désir et le

mien. Autant lui que moi nous nous adaptons à ce troupeau inégal, autant lui que moi faisons des efforts pour faire plaisir à l’autre et trouver de l’harmonie. Cela me touche quand le soir, au camp, je descends vers la rivière ou le lac pour me brosser les dents et Naulekh se lève et m’appelle, inquiet que je parte sans lui.

La journée, Naulekh me suit librement. Nous cheminons dans un terrain escar pé, nous traversons des pierriers. Naulekh est tellement agile à poser ses pieds, à trouver un chemin dans les cailloux; il ralentit à peine, il me suit de bon entrain. L’ombre profonde de la montagne avec son froid astringent intensifie la présence du corps. Naulekh et moi. Je sens le « nous » tellement fort. Notre complicité. Il suit, il réfléchit, il participe. Il a son opinion sur le bon passage - c’est une commu nication constante entre nous. En général, il approuve mon choix, mais des fois il a des propositions meilleures, des fois il pose des questions « T’es sure? » Il s’arrête et examine le paysage. Du coup, moi aussi, je m’arrête et j’observe le paysage avec lui. En effet, y-a-t-il une autre possibilité? Normalement, nous tombons d’accord « c’est bon, continuons, c’est le bon chemin ». Naulekh me fait regarder la montagne plus intensément. Il ne la voit pas que de la logique d’un chemin pédestre, mais d’une logique énergétique, d’une dynamique des lieux.

Naulekh m’apprend à ralentir les pensées, le faire, le bouillonnement intérieur, d’ouvrir mes sens et laisser mon corps s’imprégner de la montagne pour sortir le l’ombre de mon mental.

Le petit sentier descend dans la forêt. L’odeur des pins nous enveloppe. La densité de la forêt nous saisit après l’espace vaste des pâturage d’altitude; les structures et les formes des plantes, des arbres, des pierres. Cela doit être encore tellement plus dense pour Naulekh à travers les odeurs qui lui communiquent la présence les ani maux que je ne peut qu’imaginer invisible dans la profondeur de la végétation. Nous courons en descente d’un pas léger. C’est un jeu. C’est rigolos. Ca m’amuse - et je sens que cela amuse Naulekh aussi. Cette légèreté et vitesse de mouvement presque comme une danse entre les pierres, les troncs et les racines. Bouger. Tout le corps est engagé à garder l’équilibre. Vitalité, légèreté, joie de vivre…

Quel bonheur de partager ces jours avec Naulekh et de célébrer cette amitié à deux. Pour un yak qui a grandi dans un troupeau, c’est une des choses des plus difficiles de quitter le troupeau et être seul sans ses compagnons. Dans mon troupeau, il n’y a que Naulekh que je sentais prêt à essayer. Après des années de treks, la confiance s’est installé entre nous pour oser franchir le pas de ne pouvoir compter que l’un sur l’autre.

Quand je suis partie la première fois seule avec Naulekh pour le Tour des Muve rans, je savais que cela allait être difficile, car il peut arriver n’importe quoi avec un yak adulte beaucoup plus fort que moi qui panique ou refuse d’avancer, mais je me sentais prête à être dans le moment et avec Naulekh. Et je le sentais prêt aussi. Je sa vais que nous nous engagions dans un grand défi ensemble. Pendant les cinq jours que nous avons marché ensemble en montagne, j’ai traversé toutes les émotions: j’ai pleuré de joie, de gratitude, d’impuissance, de rage, de désespoir et d’amour… Il ya eu un jour ou nous avons avancé que de 500 mètres… tellement Naulekh était per turbé et figé de peur. Mais finalement nous avons trouvé un chemin ensemble et le dernier jour Naulekh partait devant moi, plein d’entrain. Il était redevenu Naulekh, le leader de troupeau, dans toute sa force et sa beauté.

Naulekh est né marcheur. Le deuxième jour après sa naissance les deux dri (yaks femelles) que nous avions gardé à la Giette pour le vêlage - pendant que les autres yaks étaient déjà monté à l’alpage - se sont enfuis avec leurs veaux pour rejoindre les hauteurs. Quand j’ai vu qu’elles avaient disparu, je suis partie à leur recherche en pensant qu’elle n’étaient pas très loin avec les deux petits veaux. Mais quand je les ai finalement retrouvé, c’était loin en dessus de la forêt à l’alpage de la Niva. Mais comme les autres yaks étaient de l’autre côté de la vallée, à l’alpage de Tzaté, nous

devions redescendre. Je portais Naulekh par petits bout pour aller plus vite. Je cou rais avec lui dans les bras jusqu’à ce que j’en pouvais plus. Alors je le reposais vite par terre pour que Namou, sa mère, soit rassurée et ne m’attaque pas. Quand j’avais repris de la force, je le reprenais dans mes bras et repartais en courant - Namou me suivait en galop… Ainsi nous sommes redescendu jusque vers une route ou nous pouvions charger les deux dri avec leur veaux dans la bétaillère et les amener à Tzaté de l’autre côté de la vallée. Nous les avons laissé sortir en bas de le l’alpage. Le troupeau était déjà sur les crêtes. Les deux mamans yaks ont grimpé encore le même soir les cinq cents mètres de dénivelé avec leurs veaux pour rejoindre le troupeau. Naulekh n’avait que trois jours!

Quand nous avons commencé les treks, le petit Naulekh venait souvent é la tête du troupeau. Tout petit déjà il avait cette envie de marcher, de découvrir, de partir à l’aventure, pendant que les veaux en général sont collés à leur mère lors des dépla cement. Ce désir de marcher et de découvrir s’est transformé en une grande volon té de travailler. Naulekh est le meilleur yak de travail que j’ai, aucun des autres yaks n’arrive à sa hauteur. Aucun autre à autant d’endurance, d’ambition et d’envie de voyager; autant de courage, de la curiosité et de la puissance physique…

Traversées

JJ’ai toujours rêvé de faire un grand voyage avec Naulekh, la continuation de la tra versée des Alpes que nous avions commencé en 2011 avec Sonja et les yaks Lufang, Julong et Manduk, en reliant Evolène à Menton. Après une longue préparation administrative et logistique, nous sommes partis pour les Alpes autrichiennes en 2020. Avec Pascale comme co-équipière humaine et Tsarang comme co-équipier yak, nous projetions de traverser les montagnes direction l’est pendant deux mois.

Si je devrais donner un titre à cette expédition autrichienne, je le ferais avec les mots de la dame âgée que nous avons croisé sur le chemin bien fréquenté qui monte vers la Schweinefurterhütte.

« Vous allez où? » nous avait-elle demandé en fronçant les sourcils.

« Là-bas, direction est» j’avais dis en montrant vers le fond de la vallée .

« Là-bas, il n’y a rien, il n’y a que des cailloux et la terre sauvage » a-t-elle répondu d’un air de désapprobation.

Bon... dans le moment nous nous regardions un peu amusées avec Pascale. Mais rétrospectivement « là-bas, il n’y a que des cailloux » qualifie bien les défis de cette expédition. Raides et caillouteuses, ces montagnes autrichiennes. Raides, raides, raides, avec des vallées profondément encaissées, des alpages rudes et pauvres en herbe, des cols escarpés...

Le lendemain de la rencontre avec cette dame peu enthousiaste de notre projet, nous montions vers le Satteljoch sur un chemin mal tracé et mal entretenu. Les yaks étaient fatigués, et surtout Tsarang souffrait de la chaleur.

« C’est bien raide ici » je ai remarqué à des randonneurs qui descendaient de la montagne

« C’est rien ici, comparé à en-haut. » « Vraiment?? Mais y a-t-il un chemin? » « Il y a un chemin... »

Oui, il y avait un semblant de chemin, mais raide, mal entretenu, avec des cailloux partout, avec des marches et des grand blocs à escalader et des mottes de terre qui cédaient sous le poids des yaks… C’était dangereux pour les yaks et angoissant pour nous. Arrivées au col, Pascale et moi nous nous sommes tombées dans les bras en pleurs, tellement l’émotion avait été forte et tellement nous étions heu reuses d’être arrivées sur le col avec nos yaks sains et saufs sans accident. Mais il fallait encore redescendre pour trouver de l’eau et de l’herbe pour un campement.

Le premier endroit avec de l’eau que nous trouvions à la tombée de la nuit était surbrouté... après tout l’effort que les yaks avaient fourni, il y avait à peine quelque brindilles à manger pour eux. Je sentais ma gorge se nouer et les larmes me monter aux yeux, tellement je me sentais mal de ne pouvoir leur offrir que cela. Je devais

me battre pour avaler l’émotion. Je les regardais. Naulekh s’était couché tout de suite, il sait quand il a besoin de repos. Tsarang l’a rejoint après un petit moment. Ils étaient calmes, ils étaient au repos, ici et maintenant. Eux, ils ne pensaient plus à la belle prairie de l’autre côté du col qui aurait pu être leur pâturage du soir, ils profitaient juste de se poser après l’immense effort qu’ils avaient fourni. Quelle résilience!

Dès le premier jour, ce voyage ne s’était pas déroulé comme prévu. Le premier déjà col était infranchissable pour les yaks et nous avons dû faire demi tour dans la pluie... Dès le premier jour de ce voyage, la montagne nous a appris l’humilité, la patience. Dès le premier jour, nous avons été freiné dans notre désir d’avaler des kilomètres et d’avancer et avons du apprendre à lâcher prise et nous incliner à ce qui est plus grand que nous: la montagne, la météo, la réalité du moment présent.

Après trois semaines de marche dans les cailloux, un matin pluvieux Tsarang n’allait pas bien. Il posait à peine le pied. Il tremblait. Je lui ai mis quelques aiguilles d’acupuncture et posé mes mains pour qu’il retrouve un peu de force. Il fallait que nous descendions vers la civilisation, car la météo annonçait la neige. Cette minus cule clairière dans la forêt, n’était pas un endroit pour rester dans le mauvais temps

avec un animal blessé. Nous sommes descendu au fond de la vallée où il y’avait un grand hôtel-restaurant. Le parking était désert ce matin-là dans le mélange de pluie-neige qui commençait à tomber. J’ai aperçu un homme entre les bâtiments et je suis allée lui parler et expliquer notre problème. Il m’a dit que je pouvais laisser les yaks sur le pré devant la maison, comme les vaches étant déjà descendues dans la vallée. Nous avons débâté les yaks dans une pluie de plus en plus intense. Le monsieur nous a laissé mettre les bagages dans un garage et nous nous sommes réfugiées dans le restaurant pour nous réchauffer avec une boisson chaude et réflé chir à la suite.

Il pleuvait des cordes quand nous sommes aller voir une écurie plus bas dans la vallée dont le monsieur sympa pensait qu’elle pouvait nous servir d’abris. Mais elle était fermée. Quand nous sommes revenu, il n’y avait plus de yaks sur le grand pâturage en dessous de l’hôtel! En faisant le tour du parc pour voir où ils auraient pu sortir, nous avons trouvé des traces dans le sable au bord de la grande rivière et avons compris que les yaks qui nous ont vu partir sur le sentier de l’autre côté, ont dû traverser la rivière pour essayer de nous suivre. Ils ne voulaient pas rester seuls sur ce pré dans la pluie. En effet, nous les avons retrouvés plus bas, où une clôture les empêchaient de nous suivre plus loin. Cela m’a beaucoup touché de comprendre qu’ils avaient essayer de nous suivre! Pendant ces trois semaines de voyage, nous

sommes vraiment devenu un troupeau. Nous les avons ramené et avons cherché l’endroit le plus abrité possible entre les bâtiments de l’alpage pour monter notre camps pour la nuit, car la pluie commençait à se transformer de plus en plus en neige et Tsarang ne semblait vraiment pas en forme. Nous avons monté la tente tout proche des yaks. Je voulais être à côté d’eux dans la tempête pour les soutenir avec notre présence. Les yaks ont dormi sous l’auvent du chalet, nous dans notre tente couverte de neige lourde qui la transformait presque en iglou. Le lendemain, la montagne était couverte de trente centimètres de neige fraîche. Il fallait absolu ment descendre pour que les yaks aient à manger et qu’on puisse soigner Tsarang. Le monsieur du restaurant nous a donné l’adresse d’un paysan plus bas. Pascale a fait du moxa à Tsarang qui tremblait de nouveau ce matin, je l’ai encouragé avec un petit massage et nous sommes partis sur la route enneigé vers le bas de la vallée.

Nous avons fait une pause de quelques jours dans la ferme de Marco et avons appe lé un vétérinaire pour faire examiner le pied de Tsarang. Mais après quelques jours il ne marche toujours pas. J’ai fait pleins de téléphones et mis en marche toutes mes connexions que j’ai en Autriche pour finalement trouver un deuxième endroit d’ac cueil pour faire un pause plus longue avec Tsarang. C’est sur l’alpage de l’éleveur de yak Michael Wilhelm à Sölden que nous avons passé la semaine suivante. Après la

chaleur des premières semaines, la météo se dégradait de plus en plus. Il continuait à pleuvoir dans les vallées et neiger en altitude. Avec cette météo inhabituelle nous aurions du de toute façon interrompre notre voyage comme les cols devant aient infranchissables.

Toute la nuit le vent du sud avait soufflé autour du chalet. Il avait secoué les volets et les vitres, cela clapotait de partout. Le vent chantait dans les arbres, accompagné de la symphonie de l’eau qui ruisselait et glougloutait, ainsi que la pluie qui titillait contre les vitres et tambourait sur le toit et le grognement du torrent au fond du vallon.

J’ai apporté un peu de foin à mes deux yaks derrière la maison et je suis partie vers le fond du vallon pour voir ce que faisait le troupeau de yaks de Michael dans la tempête. La pluie fouettait mon visage et coulait le long de ma veste et de mes pan talons goretex. Tout en marchant j’observait le torrent à côté de moi qui se trans formait en fleuve sauvage. J’observait ses vagues, ses tourbillons et les grandes éten dues où il inondait le pâturage. L’eau se frayait son chemin à travers les cailloux, les creux, les arbres et arbustes. Je étais fasciné par la puissance sauvage de l’élément. Je me sentais bien et libre dans la tempête, comme purgée par les éléments. Les quarante cinq yaks de Michael avaient pris de la distance de l’eau et broutaient plus haut dans la pente entre les arbustes. Avec l’instinct de l’animal sauvage ils de vaient sentir le danger des crues, pendant que les quelques vaches de la race Tuxer traînaient toujours dans le plat à côté du torrent déchaîné.

Le vent chassait des rideaux de pluie a travers la montagne. C’était le moment de faire demi tour et de revenir en arrière, car le fleuve continuait à gonfler, il com mençait à lécher le fond des ponts et à inonder les plats. Le paysage se transformait de plus en plus. Je suis rentrée au chalet d’alpage trempée, mais nourrie de cette rencontre avec les éléments. Dans la cuisine m’accueillait la chaleur du fourneau à bois que Pascale avait entretenu pendant mon absence. Je ressentais le bien-être profond que procure le doux rayonnement du feu, sa chaleur, sa lueur. J’en étais tellement plus consciente après plus de trois semaines vécues dehors dans la tente. Cet abris simple que nous procurait le chalet d’alpage avec la fontaine dehors dans les prés, le fourneau à bois et la lumière des bougies était plus qu’assez. Mon corps et mon âme y trouvaient un bonheur profond.

C’est cette simplicité d’être que je recherche dans les long treks à travers les mon tagnes. Etre proche des yaks, de la nature, des éléments - même des éléments déchainés. La sensibilité du corps qui se développe et devient de plus en plus fine. L’observation du paysage qui s’éguise. Le mental qui se calme pour devenir de plus en plus simple et commence à laisser de la place à d’autres espaces de notre être…

Hiver

II neigeotte, la blancheur des flocons enveloppe le paysage ainsi que les yaks qui mâchent calmement leur foin. La montagne est silencieuse. Doucement la nuit descend sur le hameau. Je regarde les yaks manger. Je savoure le silence et la lenteur de l’hiver.

Il fait un grand froid. Une épaisse couche de glace couvre le bassin des yaks, je dois aller chercher la grande hache pour pouvoir la casser. Je remplis le bassin d’eau fraîche, apporte du foin au troupeau et nettoie l’écurie. Je vais brosser les yaks. Après avoir brossé Kubilaï, je monte un moment sur son dos et lui fait un petit massage sur ses épaules et la nuque depuis en haut. C’est un petit moment de jeu et de complicité partagé. En descendant je vois Naulekh couché plus loin m’observer du coin de l’oeil. Je vais vers lui, m’accroupie derrière son dos et tends la main pour le caresser derrière les oreilles. « Tu voulais me parler, Naulekh? » Il tourne la tête vers moi et ferme les yeux en appréciation. Un moment plus tard il se couche à plat en pleine relaxation Et il se redresse et il se recouche… comme submergé par trop de bonheur.

Pendant que l’été est la saison des grandes espaces et des aventures, l’hiver est la saison du repos, du jeu et de la tendresse...

Encore et encore de la neige et du vent. Ce matin les fenêtres sont tapissées de neige. Dans la combe je vois Kubilaï seul couché dans la tempête, il semble que les autres yaks se sont tous regroupés vers l’étable. Dix centimètres de neige recouvrent son dos et sa tête comme une grande couverture. Il rumine paisiblement, les yeux mi-clos. A un moment il se lève, s’étire, secoue la neige et se recouche de l’autre côté pour continuer à ruminer.

L’après-midi, je vais peler la neige sur le toit provisoire entre les deux granges qui donne un abri supplémentaire aux yaks, car je commençais à craindre que tout s’ef fonde sous le poids de la neige… Presque un mètre vingt de neige dur à enlever en équilibre sur les tôles dans la tempête. Je m’y suis attaquée avec une sorte de rage de survie et de volonté féroce à mener mon troupeau sain et sauf jusqu’au prin temps… J’ai réussi - les mains gelées et les bras en feu - avec Julong qui me tenait compagnie et me regardait faire d’un air étonné. Je suis soulagée de savoir les yaks en sécurité. Cet hiver commence à devenir une belle épreuve. On me dit des fois que j’ai trop de volonté, mais sans cette volonté je n’habiterais pas ici, je ne tien drais pas dans ces conditions extrêmes et je n’aurais pas pelé ce toit aujourd’hui... Il faut bien avoir un peu de volonté dans la vie!

Kubilaï

C’est un début d’été, je grimpe la pente et me glisse dans la forêt sur une petite sente de gibier. Je me baisse pour passer sous les branches basses des mélèzes, j’enjambe des bouts de vieux bois, je traverse le petits torrents de pierre en pierre. Mes yeux scannent la forêt, les sens sont grands ouverts. Ah, le voici, une présence silencieuse entre les arbres: Kubilaï.Le vieux yak rumine calmement. Il se fond dans le paysage. Il fait partie de la forêt. Si je ne savais pas qu’il est là, ce serait facile de passer à côté sans l’apercevoir. Je m’approche de lui, je le caresse derrière les cornes. Un grand calme se dégage de lui, une paix intérieure, une harmonie avec son entourage. Mes mains glissent le long de la colonne vertébrale osseuse du vieux yak, caressent ses flancs maigres, suivent les os saillants du bassin, grattent la base de sa queue et massent sa jambe gauche douloureuse qu’il tient un peu en l’air. « Comment vas-tu, grand Kubilaï? » Je m’accroupis contre un arbre et le contemple. J’adore passer un moment dans la présence silencieuse du vieux yak. Kubilaï a quinze ans à présent, treize ans qu’il vit ici à la Giette. Treize ans qu’il était le chef du troupeau, que son « oui » calme et inébranlable a ancré et rassuré le troupeau que ça soit ici sur les pâturages, dans les tempêtes de neiges hivernales, sur les hauteurs rocheuses de l’alpage ou quand il fallait traverser un endroit diffi cile pendant les treks.

Ce printemps, Kubilaï s’est séparé du troupeau et a décidé de rester dans la forêt au lieu de suivre les autres yaks sur un nouveau pâturage. Il a de l’arthrose, il se déplace plus lentement et plus difficilement que les autres yaks. Il a choisi sa soli tude. J’ai le sentiment que c’est un développement naturel pour un vieux taureau de choisir, à un moment donné, la solitude. Dans le monde sauvage, il serait chassé du troupeau par un jeune taureau. Ici il a choisi lui-même de se retirer puisqu’il n’ar rive plus à suivre. Mais il a l’air en paix avec sa vie, il a l’air d’être profondément en symbiose avec la foret et le paysage autour de lui. Il devient paysage. C’est comme s’il ancrait les lieux et les infusait de la sagesse de son grand âge.

Kubilaï

Je suis assise à côté de Kubilaï couché à l’ombre au fond de l’étable. Mes mains posées sur son dos sentent sa chaleur, le mouvement de sa respiration, la douce présence de la vie. Nous sommes là ensemble. Mes mains glissent le long de ses flancs, autour de son genou jusqu’aux onglons, elles frottent son jarret, les doigts massent légèrement les petits creux des articulations. Kubilai ferme les yeux, il écoute à l’intérieur, il écoute ce qui se passe dans son corps, il écoute l’échange de nos énergies, il est présent dans toutes ses sensations et dans le contact entre nous. Un dialogue du toucher, un moment de partage. Quand je fatigue, je m’adosse contre lui, je respire sa chaleur, sa puissance, sa présence bienveillante. Kubilai - qui a toujours su dire oui ou non clairement et signaler avec un mouvement brusque de ses cornes toute présence envahissante - m’accepte, m’accueille, m’inclût.

Un moment, prise de sommeil, je m’allonge à côté de lui, je m’endors. Son souffle effleure mon visage, son nez est à quelques centimètres du mien. C’est la première fois que je m’endors à côté d’un yak. Jusqu’à présent je restais tou jours vigilante avec ces grands animaux. Quelque chose en moi a lâché, je dors. De temps en temps j’entre-ouvre un oeil pour voir sa grande tête au dessus de moi et je me rendors. Et alors, par moment, lui aussi se relâche complètement,

se couche à plat et dort aussi - lui aussi en pleine confiance. C’est tellement beau. L’espace de l’amour s’ouvre de plus en plus entre nous.

Les derniers jours de sa vie, j’ai campé dans son pâturage. Comme si nous étions parti pour un dernier trek ensemble… un dernier grand voyage. Un matin, je pré pare mon petit café sur le réchaud devant l’étable où Kubilaï est en train de manger du foin. Il lève la tête, il hume cette odeur inconnue, il avance et il vient se coucher à côté de moi.

Je bois mon café en contemplant le grand yak silencieux. Ancrée dans le sentiment de sa présence, je regarde une araignée descendre depuis le plafond de l’étable… j’observe le changement de lumière… je sens le petit vent frais qui effleure mon visage et annonce l’arrivée du soleil… les premiers rayons qui passent entre les montagnes et progressivement nous baignent dans la lumière.

Kubilai m’apprend la lenteur, le silence, l’observation, le rien-faire, l’être…

Il y avait tellement d’amour dans l’air ce matin là…

« Où vas-tu? » ai-je demandé.

Blottie contre le grand yak, je sentais sa chaleur, le mouvement de sa respiration qui soulevaient ses flancs, la profondeur de sa présence et et l’immense amour qui rayonnait de son être.

« Lève ton regard » a dit le grand yak

« Regarde la montagne… la continuation de l’histoires vole avec le vent.… »

Kubilai est parti en lumière. Je le vois galoper dans les nuages comme un jeune yak qui explose de joie.

Je le sens tellement ouvert… tellement en paix…

Les yaks en Suisse

Les premiers yaks sont arrivés en Suisse en 1895 dans le jardin zoologique de Bâle. En 1973 un premier essai avec des yaks comme animaux de rente a été fait dans les Alpes Suisse en pensant que ces animaux robustes pour raient apporter une plus value à l’agriculture de montagne sur des pentes escarpés. Mais il a été abandonné quelques années plus tard pour des raisons personnels. A partir de 1995 de nouveau projets se créent. Daniel Wismer à Embd en est le grand moteur. Les yaks sont importé principa lement de jardin zoologiques et marchand privés allemands. Les yaks se sont très bien adaptés à la Suisse, notamment aux régions montagneuses. En 2022 nous comptons environ 1200 yaks en Suisse.

pour la conservation du paysage et maintenance de l’utilisation des terres agricoles dans les régions montagneuses. Les yaks peuvent constituer une alternative intéressante aux moutons. Aujourd’hui, dans l’agriculture suisse, les yaks sont reconnu comme une race bovine extensive à l’instar des vaches écossaises. Ils sont élevé pour leur viande en troupeau de mère allaitantes. C’est rare que le lait et la laine exploité à des fins privés. Et à l’instant, seul quelques personnes entrainent les yaks pour le portage et proposent des treks à travers les montagnes.

La première raison de détenir des yaks est en général une fascination pour cet animal de haute montagne et sa beauté exotique et majestueuse. On trouve des yaks dans des petites fermes de montagnes qui sont à la recherche d’un animal robuste, peu exigeant et aisée dans les pentes raides. Plus que nos races bovines indigènes ont été élevé pour devenir de plus en plus performant, grand et lourd, elle sont devenu. en consé quence, moins adapté aux terrains escarpés. D’où l’intérêt pour les yaks

La Suisse est pionnière dans l’élevage de yaks et le seul pays européen qui, tient un registre d’élevage (herd-book) pour les yaks. Depuis 2005, celui-ci est relié à l’Association des Eleveurs de races domestiques rares (AERDR). En 2003, un groupe d’éleveurs de yaks suisses passionnés a fon dé l’association des éleveurs de yacks suisses a commencé à enregistrer le cheptel dans un livre généalogique afin de maintenir un stock sain et de contrôler la consanguinité comme tout le cheptel provient essentiellement du même pool génétique européen. Le livre généalogique répertorie la généalogie des yaks, ce qui permet de choisir précisément les nouveaux

Rosula Blanc

Née en 1970 à Bâle, Rosula a sentie déjà très tôt l’appel de l’ailleurs. Elle a vécu 5 ans au Japon ou elle a fait un apprentissage avec une compagnie de danse-théâtre.

«Je suis éleveuse de yaks et paysanne de montagne. J’aime cette vie simple, sauvage et physique, proche de la terre, à l’écoute de la nature et de la météo. J’aime la vie entre les pâturages, les prés, les forêts, le jardin et l’alpage, où tout a sa place, où tout est utile. C’est ce qui structure et nourrit mon existence.

Je suis bergère et caravanière de yaks, chercheuse, graphiste, enseignante de QiGong et acupunctrice pour animaux. A travers les années, les trois fils conducteurs de ma vie se sont reliés de plus en plus, s’emmêlant, se ren forçant mutuellement pour former une seule corde et forger mon identité : L’amour pour la nature et les animaux. Une grande curiosité intellectuelle

et une quête spirituelle. Enfin, le goût de raconter des histoires en dessi nant, écrivant, dansant, créant. J’ai été portée par un appel de l’ailleurs dès mon enfance, une curiosité de voir ce qu’il y a derrière l’horizon, une passion pour la lecture et les voyages en terre inconnue, dans le monde extérieur autant qu’intérieur. J’ai vécu cinq ans au Japon, apprentie dans une compagnie de danse butoh, et j’ai fait un master en scénographie à Londres, avant de m’installer en Valais et commencer à voyager avec mes yaks pour mieux les comprendre et déchiffrer leur comportement. Mon travail vise à approfondir la communication entre humain et yak. Il s’inscrit dans la recherche d’une évolution du rapport homme – animal qui res pecte l’animal comme un être conscient avec une expérience du monde spécifique à son l’espèce, porteur d’un potentiel unique ; ainsi qu’un engagement de l’être humain sur un chemin intérieur afin d’accéder à une communication de plus en plus authentique et vrai.»

Après des études en sciences humaines (géographie, économie et his toire) et une longue carrière dans la finance, j’ai depuis quelques années, embrassé celle de photographe. Je suis un photographe de projets dont beaucoup sont centrés autour de l’homme et de son intégration dans son environnement qu’il soit dans son travail quotidien dans des secteurs comme ceux de la production alimentaire ou de l’artisanat. Ces travaux se terminent par la publication de livres ou d’exposition publique.

«J’ai croisés les yaks en caravane dans les Himalaya, chargés de toutes les marchandises qui circulent entre la Chine et l’Inde, j’ai par curiosité au retour d’une longue balade dans le Dolpo népalais, cherché si il en existait en Suisse. A ma grande surprise ce sont plus de 1000 yaks qui y vivent. En prenant contact avec Rosula, je n’imaginais pas la diversité de ce que nous entreprendrions toutes ces dernières années. Bivouacs et balades, images prises dans son travail quotidien, voyage hors des frontières, quel que soit la saison ou les conditions météorologiques, le photographe que je suis, suit, muni de son appareil tentant de capturer la beauté de ses animaux, de souligner les liens subtils qui les unissent à Rosula. Pieds dans la boue du printemps, sabots dans la neige, que ce

soit sur fond d’arolles flamboyantes ou dans la tempête de l’hiver, nous avons tenté d’en sélectionner toute la diversité dans le choix des images.

Les gestes en revanche, restent les mêmes immuables. Rosula guide son troupeau ; le bâton prolonge sa main. La suivre lors de ses treks donnent l’occasion de s’absenter, de quitter notre environnement habituel. Nous retrouvons cet instinct de nomader qui réveille en nous de très profonds souvenirs. Maitriser son chemin, s’adapter en fonction des conditions, trouver l’endroit où établir un campement provisoire accompagnés des yaks qui portent notre matériel ; c’est cela qui nous remplit lorsque nous marchons en leur compagnie pendant quelques jours. Il est très tentant de pousser plus loin, de découvrir le col qui donne accès à la vallée d’après qui elle-même débouche sur un nouveau paysage. C’est sans fin mais tou jours d’intenses plaisirs que la diversité des images de trek sélectionnés dans ce livre montre.

Il y a aussi tous ces instants où le chemin du jour parcouru, nous établis sons le bivouac. Le repas se prépare. Les conversations nous animent ou au contraire afin de profiter de l’immensité de la montagne, nous écou tons le crépitement des flammes. De temps en temps, une cloche qui tinte nous rappelle que les yaks sont là, tout habillés par l’absence de sons que

Bertrand Carlier

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