Mémoire - Processus de poétisation de la structure - Benjamin Pra

Processus de poétisation de la structure ~ Benjamin Pra Dirigé par Laurent Reynès

Samedi 30 mai 2015 ENSAS

Merci à mon directeur de mémoire Laurent Reynès pour ses conseils et les références vers lesquelles il m'ʹa aiguillé, Merci à Léonore et Maïté pour leur patience et leur écoute, Merci à Cécile pour m'ʹavoir fait découvrir Ivo Andrić, Merci à Philippe Deshayes sans qui je ne serais pas engagé sur ce6e voie, Merci à mes parents pour leur soutien, Merci à Yoan pour ses relectures.

SOMMAIRE I -­‐‑

INTRODUCTION ............................................................................................. 1

II -­‐‑

LA POÉSIE EN ARCHITECTURE ....................................................................... 4 LE LANGAGE POÉTIQUE .............................................................................................. 4 DENSITÉ ET TRANSCENDANCE ................................................................................... 7

III -­‐‑ LA STRUCTURE COMME LANGAGE ............................................................. 10 VOCABULAIRE STRUCTUREL .................................................................................... 11 Le mur ......................................................................................................................................... 11 La colonne .................................................................................................................................. 14 La voûte ...................................................................................................................................... 18 DE L’ARCHITECTONIQUE À LA POÉTISATION ........................................................... 21 La poésie derrière un paravent ............................................................................................... 23 L’émergence de la poésie : processus de poétisation ........................................................... 24 IV -­‐‑ PROCESSUS DE POÉTISATION ..................................................................... 26 POÈTE MALGRÉ SOI ................................................................................................... 26 Déconstruction mentale ........................................................................................................... 26 Reconstruction ........................................................................................................................... 31 Prosaïsme technique ................................................................................................................. 34 Systèmes ..................................................................................................................................... 40 GRAVITÉ ................................................................................................................... 45 L’origine de l’architecture ........................................................................................................ 45 Vérité constructive ou morale constructive ? ........................................................................ 50 La gravité génératrice de formes ............................................................................................ 51 La force apprivoisée .................................................................................................................. 57 MOUVEMENT ............................................................................................................ 59 Une notion temporelle, une spatialité abstraite .................................................................... 59

Les os d’un corps en mouvement figé ................................................................................... 60 La vie dans la structure ............................................................................................................ 62 Le mouvement décomposé ...................................................................................................... 65 Le mouvement du dessin : le trait, la ligne ........................................................................... 68 MÉTAPHORE ............................................................................................................. 73 Sculpture et structure ............................................................................................................... 73 Ambiguïté .................................................................................................................................. 76 Dualité matérielle ...................................................................................................................... 79 LA STRUCTURE ET LE TEMPS ..................................................................................... 82 Un autre lieu, un autre temps ................................................................................................. 82 Mythes et légendes ................................................................................................................... 84 Le rêve de la mémoire .............................................................................................................. 90 Le temps onirique ..................................................................................................................... 92

V -­‐‑

CONCLUSION ............................................................................................... 97

VI -­‐‑ ANNEXE ........................................................................................................ 99

BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................... 99 TABLE DES ILLUSTRATIONS .................................................................................... 102

Poésie et structure

INTRODUCTION La question de la structure précède celle de l’architecture. Avant d’être une œuvre coordonnée de lumières, de textures, et d’atmosphères, un édifice est un abri, un espace réglé par l’homme. Le plein et le vide sont, dans la nature, disposés très simplement : le plein est sous nos pieds, le vide est au dessus. L’interface constitue le sol, frontière entre le plein, inhabitable, et le vide, inaccessible. L’espace architectural est constitué de pleins et de vides pluriels et mélangés. C’est un plein partiel rendu habitable par le vide qu’on y trouve, un vide partiel rendu accessible par les pleins qui le tiennent. Cet assemblage contre-­‐‑nature serait immédiatement réduit en ruines s’il n’était pas structuré pour résister aux charges qui tendent à le précipiter au sol, à retrouver l’état naturel.

La structure 1 est l’ensemble des éléments qui lui donnent sa rigidité et assurent la descente des charges jusqu’au sol. Ainsi détournées et canalisées, les forces sont maintenues en équilibre et permettent à l’ouvrage de durer. Cette préoccupation primordiale était autrefois au cœur du métier de l’architecte, qui ne faisait qu’un avec l’ingénieur : l’architecte bâtisseur, responsable autant du dessin de l’espace que de la tenue de l’ensemble. Pourtant depuis la révolution industrielle, la question structurelle a été éloignée du centre de la réflexion architecturale, remplacée par la question spatiale, pendant que la structure devenait l’apanage des ingénieurs.

Pourtant, le problème de la structure est toujours un fondement de l’architecture, car « sans elle l’architecture ne peut exister 2 ». Mais peut-­‐‑elle être pensée indépendamment de l’espace qu’elle entoure et qu’elle permet, ou bien espace et structure ne sont-­‐‑ils que les deux faces d’une même pièce ?

CNRTL, Art. Structure : “Partie d'ʹun ensemble complexe construit, qui donne à cet ensemble sa cohérence, son aspect spécifique et, généralement, sa rigidité ou sa résistance.[…] À propos d'ʹentités fabriquées par l'ʹhomme : agencement, entre eux, des éléments constitutifs d'ʹun ensemble construit, qui fait de cet ensemble un tout cohérent et lui donne son aspect spécifique.”

2 SALVADORI Mario, Comment ça tient ?, éd. Parenthèses, 2005, p.15 1

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Poésie et structure

En outre, l’architecture ne se résume pas à la construction d’une structure. On ne compte plus les hangars, les pylônes et les immeubles qui nous laissent au mieux indifférents, au pire quelque peu irrités, et dont la structure est cependant parfaitement définie, et parfois même astucieusement conçue pour répondre à des besoins très spécifiques de résistance ou d’économie. Quelle distinction existe-­‐‑t-­‐‑il entre ces structures efficaces, mais grises et plates, et celles qui soutiennent les édifices qui suscitent en nous une émotion architecturale, les ponts audacieux, les tours élancées?

Paul Valéry parle ainsi des édifices qui nous émeuvent : « N’as-­‐‑tu pas observé, en te promenant dans ce.e ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? 3 »

Cette parole prêtée aux édifices, ce discours qu’ils semblent communiquer sans mots, là réside la différence essentielle entre de simples constructions et des édifices architecturaux. S’ils se contentent de conduire des charges au sol pour héberger des activités humaines, les bâtiments sont comme des rochers creux, inertes. S’ils possèdent une flamme supplémentaire, insufflée par l’architecte, ils deviennent parlants, ils séduisent et amusent, ou apportent une gravité nécessaire à l’exercice des hommes qui les occupent. Mais certains édifices particulièrement réussis font plus que de parler, ils chantent une sorte de poème de pierre, dont la puissance et la justesse peut dépasser le temps et le lieu de leur édification. Lorsque les bâtiments qui parlaient à nos ancêtres ont fini de nous séduire et que nous les remplaçons par de nouveaux, ces édifices supérieurs restent, et sont plus que des témoins du passé mais bien des œuvres encore vivantes.

Pour émouvoir, l’expression architecturale emprunte à la poésie. Le poète compose avec les mêmes mots que nous employons tous les jours pour créer des œuvres qui transcendent la langue, qui dépassent le sens originel des phrases et débordent de la page dans l’imagination du lecteur. Pareillement, l’architecte utilise les mêmes éléments que le constructeur, mais au travers de sa création il communique,

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VALERY Paul, Eupalinos ou l’Architecte, éd. Gallimard, 1921, p.20

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Poésie et structure

non seulement ce qui est adéquat et pertinent, mais ce qui est universel, profondément humain, intemporel. Le poète est inventeur de formes expressives — cela lui a valu le nom de trouvère — tout comme l’architecte est trouveur de formes dans l’espace ; enfin, là où l’un donne du poids aux mots, l’autre doit utiliser le poids bien réel des matériaux pour signifier son message.

Les préoccupations structurelles semblent liées à la matière, non à l’esprit, et sont à l’opposé des aspirations poétiques de l’architecture. Pourtant, la force expressive de certaines œuvres architecturales est si intimement mêlée à leur structure porteuse qu’il est impossible de séparer ce qui porte de ce qui parle, et a fortiori de ce qui chante dans l’architecture. La question fondamentale qui nous intéresse ici est finalement de savoir par quels mécanismes la structure acquiert des qualités poétiques : quels sont les processus de poétisation de la structure ?

Pour répondre à cette question, nous devons d’abord cerner ce qui distingue l’expression poétique en architecture. Tout d’abord, en procédant par analogie avec le langage, nous ferrons émerger les concepts centraux de la notion de poésie qui permettent de l’appliquer à l’architecture, puis nous étudieront l’hypothèse selon laquelle la structure peut constituer un langage à elle seule. Cette hypothèse nous mènera à esquisser les bases d’un vocabulaire structurel, en précisant des liens entre des éléments de structure et des symboles, des idées et des émotions. Nous chercherons ensuite comment les relations entre ses éléments peuvent élaborer des messages poétiques plus complets à partir de ces sens élémentaires, ce qui nous mènera à la notion d’architectonique, mot-­‐‑valise ou plutôt mot-­‐‑paravent, derrière lequel des messages poétiques apparaissent mais sans que l’on n’explique comment.

Nous devrons alors concentrer notre étude sur certains aspects de l’expression poétique plutôt que sa globalité, et étudier plus en détail des processus particuliers par lesquels la structure peut acquérir une dimension poétique.

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Poésie et structure -­‐‑ La poésie en architecture

LA POÉSIE EN ARCHITECTURE LE LANGAGE POÉTIQUE La poésie en architecture est particulièrement difficile à définir. En littérature, la poésie est un genre ancien et vaste. Il regroupe des formes figées comme le sonnet, aux vers de longueur mesurées et aux rimes strictes ; le poème en strophes, où les rimes plus libres sont néanmoins réparties selon une structure interne ; le haïku japonais, aujourd’hui réinterprétés en occident, où la longueur imposée et l’extrême concision laissent le champ libre à l’imagination du lecteur, etc. Il regroupe également des formes plus souples : poèmes en proses, poèmes oulipiens expérimentaux, poèmes purement phonétiques, calligrammes où la graphie est indissociable de l’expérience sonore, et même poèmes en langage SMS. Certains sont faits pour être lus, d’autres pour être déclamés, déchiffrés, ou encore chantés. Le genre poésie ne cesse de croitre et de trouver de nouvelles formes.

Le poème est également une forme aux buts variés. Certains veulent dénoncer, témoigner, déclarer une flamme, garder une mémoire, prophétiser, construire l’imaginaire collectif ou tout simplement jouer avec les mots. Des récits épiques d’Homère aux poèmes acides que l’on trouve dans la musique rap, en passant par les odes à la jeunesse de Ronsard, ni le style, ni le langage, ni les moyens mis en œuvre ni les buts recherchés ne semble rattacher ces œuvres les unes aux autres.

Pourtant, toutes ces formes d’expression ont en commun un cœur, qui en fait des poèmes, malgré les évidentes disparités. Lorsque l’on tente de circonscrire ce qui fait la poésie, ce qui la définit et la distingue clairement du langage ordinaire, on se heurte très rapidement à un problème. La poésie elle-­‐‑même semble réfractaire à la définition, elle ne se laisse pas cerner. Les rimes sont chose commune en poésie ; pourtant, il y a des poèmes sans rimes. L’usage d’une métrique l’est également : si elle permet de définir le haïku et le sonnet, elle exclut les poèmes en prose où les jeux de rythmes ne sont pas réglés. Sur le fond ? Le poème serait-­‐‑il défini par les sujets qu’il aborde ? Que

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Poésie et structure -­‐‑ La poésie en architecture

faire alors des Exercices de Style de Raymond Queneau qui répètent la même histoire, d’une incroyable banalité, en employant des registres de langage différents ?

En cherchant à exprimer le sens que revêt le terme de poésie pour l’architecte, nous cherchons à en dégager l’essence, à définir ce que l’on pourrait appeler la poésie pure : « Je dis pure au sens où le physicien parle d’eau pure. Je veux dire que la question se pose de savoir si l’on peut arriver à constituer une de ces œuvres qui soit pure d’éléments non poétiques. J’ai toujours considéré, et je considère encore, que c’est là un objet impossible à a"eindre, et que la poésie est toujours un effort pour se rapprocher de cet état purement idéal. En somme, ce qu’on appelle un poème se compose pratiquement de fragments de poésie pure enchâssés dans la matière d’un discours. Un très beau vers est un élément très pur de poésie. 4 »

La citation de Paul Valéry montre bien que la poésie opère au delà du médium par lequel elle est exprimée. Pour apparaître, elle a besoin d’un support, qui peut être le papier aussi bien que la pierre, mais sa véritable mécanique se situe dans un autre plan, dans le domaine de l’émotion. Les techniques employées forment un corps par laquelle elle entre en contact avec nous, et ce corps peut prendre des formes variées ; définir la poésie par son corps ne permettra jamais d’en saisir l’âme. En d’autres termes, la poésie d’une œuvre n’est pas contenue dans son support matériel.

A cette distinction entre deux plans, matériel et émotionnel, vient s’ajouter l’idée de leur rencontre, concrétisée par l’expérience vécue par le lecteur ou le visiteur. Ce point de contact, physique et temporel, fournit une opportunité pour que la poésie puisse exister. Puisqu’elle n’est pas contenue dans la matière que nous percevons par les sens, la poésie a besoin de cette rencontre pour se révéler à nous. « Le goût de la pomme […] réside dans le contact du fruit avec le palais, pas dans le fruit lui-­‐‑même ; de la même manière, […] la poésie réside dans la rencontre du poème avec le lecteur, pas dans les lignes de symboles écrits sur les pages d’un livre. Ce qui est

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VALERY Paul, Œuvres, T.1, Poésie pure, 1959 [1933], p.1457

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essentiel est l’acte esthétique, l’excitation, l’émotion presque physique qui accompagne chaque lecture. 5 »

Peut-­‐‑être à cause de la difficulté sémantique posée par le mot poésie, les écrits des architectes sont méfiants envers ce concept, du moins envers le vocabulaire associé. Même ceux dont les œuvres sont reconnues, entre autres, pour leurs qualités poétiques, préfèrent souvent les termes de beauté, d’esthétique, de vérité, d’émotion, d’imaginaire. Ces termes, peut-­‐‑être moins évasifs par nature, permettent de parler de certains aspects de la poésie dans leur œuvre, sans la définir dans sa totalité. La métaphore permet également d’effleurer la notion de poésie, sans la réduire par l’explication directe : l’étincelle, la flamme, la voix ou le chant de l’œuvre bâtie, ce sont là les moyens par lesquels l’expression poétique du bâtiment passe. Peter Zumthor rappelle : « L’étincelle d’une construction réussie ne s’allume qu’entre la réalité des choses dont traite la construction et l’imagination. 6 »

La poésie de son œuvre ne réside donc pas dans ce qui est construit, mais sur le plan des idées que l’on explore lors de la rencontre entre un bâtiment et celui qui en vit l’expérience. La réalité des choses dont traite la construction, c’est le corps de l’architecture : sa technique, ses aérations, ses circuits, ses portées, ses appuis. Le discours poétique se déroule dans l’imagination, dans l’esprit humain habité d’émotions. La matière perceptible en est le carburant, indispensable pour allumer une flamme, et pourtant bien distinct d’elle.

Partant de cette idée que l’expression poétique en architecture, par analogie avec la poésie en littérature, opère dans un plan émotionnel par le biais d’un support matériel nous situons son apparition lors d’une expérience localisée dans l’espace et le temps. Il demeure que la poésie, dans sa globalité, échappe encore à une définition qui l’engloberait toute entière. Nous allons donc chercher à en trouver plutôt le centre que les bords, en déterminant ses caractéristiques principales.

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BORGES Jorge Luis, in PALLASMAA Juhani, The eyes of the skin, éd. Wiley, 2012, p.17, traduction B.Pra ZUMTHOR Peter, Penser l'ʹarchitecture, éd. Birkhauser, 2010, p.36

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DENSITÉ ET TRANSCENDANCE Christopher Alexander et al 7. suggèrent que l’architecture constitue en soi un langage formé d’éléments que l’on peut juxtaposer pour créer des bâtiments. Cette hypothèse conduit immédiatement les auteurs à aborder, dès l’introduction, les formes d’expression que permet ce langage, et à définir ainsi la notion de poésie : « La différence entre la prose et la poésie ne réside pas dans l’emploi un langage différent, mais dans l’emploi différent d’un même langage. Dans une phrase en français 8 ordinaire, chaque mot a un sens, et la phrase possède également un sens simple. Dans un poème, le sens et beaucoup plus dense. Chaque mot revêt plusieurs sens ; et la phrase entière revêt une énorme densité de sens mélangés, qui ensemble illuminent le tout. […] Il est possible de faire des bâtiments en enchainant des motifs 9, de manière assez vague.

Un bâtiment fait ainsi est un assemblage de motifs. Il n’est pas dense.

Il n’a pas de profondeur. Mais il est aussi possible d’assembler des motifs de telle manière que de nombreux motifs se superposent dans le même espace physique : le bâtiment est très dense ; il possède de nombreux sens concentrés dans un petit espace ; et à travers cette densité, il devient profond. 10 »

Ici, l’un des concepts que l’on retiendra pour définir le cœur de l’expression poétique apparaît : la densité. Le message poétique, contrairement au langage courant, est polysémique. Il n’a pas une signification claire et précise, il est sujet à l’interprétation, et pour être interprété il mobilise l’imagination. En ce sens, il est à la fois incomplet, puisqu’il ne dit pas tout, et sur-­‐‑complet, puisqu’il permet de dire plus qu’il ne serait possible si tout devait être verbalisé. L’ambivalence du message

ALEXANDER Christopher et al., A Pa%ern Language, éd Oxford University Press, 1977 Dans le texte d’origine en anglais : “dans une phrase en anglais”.

9 Le terme motif (traduction de l'ʹanglais pa#ern) possède un sens particulier dans cet ouvrage, A Pa%ern Language. Les motifs sont des séquences, des concepts et des principes urbanistiques ou architecturaux, qui constituent pour les auteurs à la fois des unités d'ʹanalyse et des pistes d'ʹentrée dans le processus de projet. L'ʹensemble des motifs forme un langage qui permet l'ʹexpression urbanistique et architecturale.

10 Ibidem, p.41, traduction B.Pra 7 8

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poétique peut aller jusqu’à l’énantiosémie 11: face à un même poème, les ressentis peuvent être semblables, proches ou même inverses selon le vécu et la personnalité de celui qui en fait l’expérience.

L’aspect poétique revêtu par une œuvre nous transporte vers un plan supérieur de perception de la réalité. Lorsqu’un message semble déborder de son cadre, en dire plus qu’il n’en dit, atteindre une profondeur qui nous touche, alors il devient fondamentalement autre. Cette transformation de l’objet en quelque chose de supérieur, de communicant, peut être appelée transcendance 12 : la transformation qui permet de dépasser son existence propre et d’acquérir des qualités nouvelles. Dans l’œuvre de Paul Valéry, Socrate s’interroge sur ce qui, dans l’architecture et la nature, émerveille l’homme sans le confondre 13. Phèdre répond simplement : « C’est ce qui le met sans effort, au dessus de sa nature.14 »

Cette vertu de l’architecture chantante évoquée par Valéry, c’est précisément la capacité à transcender sa réalité matérielle et à ouvrir un passage vers ce plan supérieur où a lieu la transformation poétique. Il s’agit ici d’un mouvement sans effort, c’est-­‐‑à-­‐‑dire que l’accession à ce registre supérieur est de l’ordre du ressenti, il ne nécessite pas d’action de la part de celui qui fait en l’expérience. La poésie de l’œuvre est vécue dans son immédiateté, elle est ressentie et non comprise consciemment. Si elle requiert une connaissance du langage, des références, parfois une pratique de la forme poétique particulière pour en capter les nuances, elle n’a pas besoin de passer par un processus de déchiffrage, une lecture active, pour être présente dans notre esprit de manière presque physique selon l’expression de Borges 15.

Cette qualité transcendantale de la poésie par rapport à l’expression ordinaire est, plus encore que la densité de son message, ce qui permet à la poésie de nous toucher profondément. Gaston Bachelard exprime ceci à propos de l’image poétique :

Qui signifie à la fois une chose et son contraire : hôte, louer, apprendre, etc.

CNRTL, Art. Transcendant : “Qui s'ʹélève au-­‐‑dessus d'ʹune limite, d'ʹun niveau donnés.”

13 C’est-­‐‑à-­‐‑dire sans l’abêtir.

14 VALERY Paul, Eupalinos ou l’Architecte, éd. Gallimard, 1921, p.15 15 Voir page 6.

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« [L’image poétique] devient un être nouveau de notre langage, elle nous exprime en nous faisant ce qu’elle exprime, autrement dit elle est à la fois un devenir d’expression et un devenir de notre être. Ici, l’expression crée de l’être. 16 »

C’est donc par son interaction avec notre imagination, par le mouvement qu’elle crée en nous, que la poésie nous permet de nous élever. L’existence est la qualité des choses matérielles ; l’être qu’invoque Bachelard est une qualité supérieure de la matière qui comprend son existence. Créer de l’être signifie en somme donner du sens à notre existence. Finalement, a poésie est ce qui nous permet de faire émerger un sens personnel dans notre rapport au monde, à la fois par un dépassement de la nature des choses et une densité de significations possibles, superposées, qui résonnent en même temps.

Jusqu’ici nous avons mis de côté la structure pour expliciter les notions de poésie et d’expression poétique. Tournons-­‐‑nous à présent nous vers la structure pour voir comment elle peut constituer un langage de base de cette expression poétique.

BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.14

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LA STRUCTURE COMME LANGAGE Le CNRTL17 donne la définition suivante de la structure : « agencement, entre eux, des éléments constitutifs d'ʹun ensemble construit, qui fait de cet ensemble un tout cohérent et lui donne son aspect spécifique. 18 » La notion de cohérence inclus le rôle porteur de la structure du bâtiment, car elle est au sens propre une « liaison étroite », une « adhérence mutuelle 19 » c’est-­‐‑à-­‐‑dire un rapport de solidité entre les objets. Mais cette définition ne limite pas la structure à cette seule fonction. La cohérence évoquée peut en effet être comprise au sens figuré : « harmonie, rapport logique, absence de contradiction dans l'ʹenchaînement des parties [du] tout 20 ». La structure d’une œuvre bâtie, porteuse de la cohérence de cette œuvre, est donc porteuse de charges mais également porteuse de sens. Le rapport entre la structure et l’expression poétique tient précisément à ce rôle signifiant que joue la structure, et qui peut en faire le vecteur d’un discours architectural.

La définition proposée porte également en elle une ambiguïté entre sa fonction et les formes qu’elle prend : la structure est ce qui donne son aspect spécifique au tout. La notion de structure, comprise par l’esprit mais trop abstraite pour être représentée par l’imagination, est nécessairement incarnée par des formes qui la représentent en partie.

A la mention du mot structure l’esprit associe donc des images qui sont en fait le reflet d’un lexique constructif : murs, poutres, voûtes, colonnes, arches… Ce lexique est la base d’un vocabulaire structurel, autant dans le langage que dans l’architecture bâtie.

Ces mots comme la réalité qu’ils représentent sont chargés d’histoires, d’associations d’idées qui leur confèrent une profondeur sémantique. Le but ici n’est pas de dresser une liste exhaustive des éléments de structure et de leurs associations sémantiques, mais plutôt d’explorer l’idée de ce vocabulaire structurel pour en trouver la limite dans son rapport à l’expression poétique.

Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques CNRTL, Art. Structure 19 CNRTL, Art. Cohérence 20 Idem 17 18

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VOCABULAIRE STRUCTUREL LE MUR Le mur est un « ouvrage de maçonnerie vertical (parfois oblique), d'ʹépaisseur et de hauteur variable, […] élevé sur une certaine longueur pour constituer le côté d'ʹun bâtiment, enclore ou séparer des espaces, soutenir et supporter des charges 21 ». Le mur est un élément essentiel du lexique structurel et pourtant, son rôle porteur passe au second plan derrière son rôle de définition de l’espace. Il est avant tout ce qui constitue le côté, le périmètre du bâtiment, de la parcelle, de la pièce. Il est ce qui donne une forme à l’espace qu’il contient, ce qui sépare les espaces en les définissant, en leur donnant une identité propre. Cet aspect central de ce qu’est un mur est concentré à sa surface, ce qui permet à une paroi de jouer un rôle comparable au mur dans la définition de l’espace sans jouer de rôle porteur, comme le shoji de papier que l’on trouve dans les maisons traditionnelles japonaises. Le mur néanmoins diffère de ces éléments, justement par son rôle porteur qui apparaît en dernier lieu et qui lui donne une rigidité, une solidité supplémentaire. Le lexique de la construction s’empresse de compléter le terme de mur par une série d’épithètes qui en précisent la fonction 22 : mur porteur, mur de refend, mur pignon, mur de soutènement, mur mitoyen, mur gouttereau…

Considéré pour lui-­‐‑même et non pour l’espace qu’il enclot, le mur revoie d’abord à la séparation, au point de signifier cette séparation même en l’absence de mur réel.

On parle ainsi d’intra muros et d’extra muros pour séparer le cœur d’une ville de sa banlieue, même si les murs d’enceinte ont disparu depuis longtemps ou même s’ils n’ont jamais existé. Il évoque aussi l’enfermement, qu’il soit physiquement « entre

CNRTL, Art. Mur A noter que l’entrée Mur est absente du Dictionnaire Raisonné de l'ʹArchitecture Française du XIe au XVIe siècle, de Viollet-­‐‑le-­‐‑Duc et des autres dictionnaires et lexiques de l’architecture ou de la construction consultés. Les articles Mur gou'ereau, Mur pignon, Mur de refend, etc. sont souvent présents et qualifient ces murs sans qu’il soit jamais défini en lui-­‐‑même. Les articles Mur des dictionnaires de la langue française procèdent également par énumération.

22 Art. Mur : h$p://www.archidirect.com/francais/infocenter/lexique_construction.php 21

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quatre murs » ou psychologique comme le « mur du silence ». Il entrave le corps en entravant d’abord le regard 23. Il porte une part de négativité en lui. Le terme de mur évoque immédiatement le mur de Berlin, le mur de la prison, celui qui forme une frontière infranchissable. On le trouve dans des expressions décrivant des situations déplaisantes, telles que « être dos au mur », « aller dans le mur », ou « se heurter à un mur ». La solidité du mur est perçue comme étant un obstacle, qui nous contraint parfois à « faire le mur », c’est-­‐‑à-­‐‑dire à lutter contre lui, pour retrouver la liberté.

Une seconde image, plus positive, est celle du mur dont on perçoit plutôt la surface et qui peut recevoir des projections de la vie ou être touché. Dans son poème intitulé justement Le Mur 24. Guy de Maupassant évoque une rencontre amoureuse dans la forêt, au pied d’un grand mur sur lequel la lune projette les ombres du protagoniste (peut-­‐‑être Maupassant lui-­‐‑même) et sa conquête nocturne : le mur est un écran, une surface où l’on trace des signes, où l’on projette des images25. Cette surface peut aussi être celle que l’on aime sentir dans son dos lorsque l’on est assis, qui permet à « l’imagination de se réconforter avec des illusions de protection 26» que l’on effleure de la main lorsque l’on marche en la longeant. La relation avec la surface du mur est également tactile et non seulement visuelle. Il est la peau du bâtiment, à l’intérieur comme à l’extérieur, et la relation avec le mur est vécue de manière très intime quand on en éprouve la texture.

BURUCOA Christiane, Emmuré, in Antée, éd. Cahiers de Rochefort, p.5 : « Du regard emprisonné / Entre ses quatre murs de pierre » 24 DE MAUPASSANT Guy, Le Mur [Des Vers], 1880 25 « Déjà je la prenais, impétueux et fort, / Quand je fus repoussé par un suprême effort. / Alors recommença notre lu-e éperdue / Près du mur qui semblait une toile tendue. / Or, dans un brusque élan nous étant retournés, / Nous vîmes un spectacle étonnant et comique. / Traçant dans la clarté deux corps désordonnés, / Nos ombres agitaient une étrange mimique » 26 BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.33 23

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En haut : sculptures de la série Extra Moena

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Les importantes quantités de matière nécessaires pour construire les épais murs romans ont poussé leurs créateurs à vouloir les affiner ; les associations négatives avec l’idée même de mur ont poussé ces bâtisseurs plus loin, jusqu’à tellement les percer qu’ils se réduisent à une alternance de larges baies et de fines colonnes, dans les églises gothiques. Construire des murs porte un sens : encercler un espace, le séparer du monde en créant du même coup les espaces des deux côtés du mur, l’intérieur et l’extérieur, l’intra et l’extra. Mais en ce qui concerne son rôle structurel, les architectes semblent vouloir s’en affranchir autant que possible. Ils revendiquent plutôt la texture de sa surface pour servir leurs besoins d’expression. Pour Le Corbusier, l’abolition du mur est même nécessaire et mène à la création du plan libre. Libre de quoi ? Du mur et de son rôle structurel. Remplacé par les poteaux, vidé de tout sens porteur, le mur devient une paroi, il se réduit à une ligne sur le plan qui permet de tracer les espaces en traçant leur contour tout en évacuant la question structurelle.

LA COLONNE La colonne est avant tout un élément vertical de la structure 27. Sa définition en architecture inclut fréquemment une décomposition en trois parties. Le fût est la partie centrale, où s’exprime la verticalité de la colonne : il est fréquemment uniforme de bas en haut. Le chapiteau et la base sont les points de rencontre de la colonne avec le ciel et la terre. Souvent ornés, ils concentrent la force d’expression de la colonne sur sa connexion au reste du monde. Les colonnes antiques en particulier sont abondamment sculptées à la base et sur le chapiteau, avec des motifs géométriques ou floraux, parfois même avec des visages. Le fût l’est plus rarement, il est d’ordinaire lisse ou cannelé pour accentuer la ligne verticale. Lorsque Le Corbusier utilise des éléments verticaux pour libérer son plan, il préfère à la colonne le terme de poteau 28 dont la définition exclut l’idée d’ornement 29.Lorsque ces poteaux sont extérieurs, ils deviennent pour lui

CNRTL, Art. Colonne : “Support vertical de forme cylindrique généralement de pierre ou de marbre composé d'ʹun fût, d'ʹun chapiteau et d'ʹune base, qui soutient un entablement et sert d'ʹornement à un édifice.”

28 LE CORBUSIER, Les cinq points d'ʹune nouvelle architecture, 1927 29 CNRTL, Art. Poteau : “Pièce de charpente dressée verticalement, pouvant servir de support” 27

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des pilotis 30 qui renvoient aux éléments de fondation des bâtiments implantés sur un terrain meuble et permettent de traduire sa volonté de décollement du bâtiment par rapport au sol 31. Il exprime ainsi sa vision du monde jusque dans le vocabulaire structurel.

Mais la colonne, quelle que soit sa taille et son dessin, porte en elle des symboles et des associations d’idées qui font d’elle une sorte d’archétype 32 architectural dont les différentes formes, influencées par les codes culturels et l’époque, sont autant de traductions. Active en tant qu’élément de structure qui permet le soulèvement d’un poids, elle incarne cette action, qui lui donne un rapport au vivant, à l’être. Elle est un homme, une femme. Cette relation est particulièrement flagrante lorsqu’elle est soulignée par le dessin de la colonne comme dans le cas des Cariatides soutenant le fronton du l’Érechthéion. Ce sont alors des représentations littérales d’une association qui concerne en réalité toutes les colonnes du monde. Entre Homme et Arbre, la colonne peut permettre l’identification des deux, en même temps qu’elle peut symboliser tour à tour l’un ou l’autre en les opposant. La colonne est un élément qui agit ; tout comme l’homme, elle vit, elle habite dans l’espace contenu entre le sol et le plafond, entre la terre et le ciel.

Elle peut également être végétale : un arbre, une plante sont aussi des individus.

Représentée littéralement dans les formes de papyrus des piliers égyptiens ou les arbres de la Sagrada Familia, la relation de la colonne avec le végétal est à nouveau une association de la structure avec la vie. Bien qu’elle reste immobile, elle contient l’idée d’une élévation, du soulèvement du sol vers le ciel. L’idée du mouvement vertical qu’elle contient, le mouvement de la pensée du bâtisseur qui soulève une masse pour rendre l’espace habitable, est aussi celui de la plante qui pousse vers le ciel et la lumière.

CNRT, Art. Pilotis : “Ensemble de pilots enfoncés dans l'ʹeau ou dans un terrain peu ferme pour soutenir une construction” 31 LE CORBUSIER, Les cinq points de l’architecture moderne, 1927 32 CNRTL, Art. Archétype : “Principe antérieur et supérieur en perfection aux choses […] qui en dérivent” 30

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En haut, de gauche à droite : Cariatides de l’Érechthéion, colonne papyriforme du temple d’Isis de Philae , pilotis de la Villa Savoye de Le Corbusier.

En bas : colonnes éclectiques des Souvenirs de l’Eternel Présent, inspirées des ordres Antiques. Leur base disparaît dans la roche qui les relie au sol, et leur chapiteau semble porter le ciel.

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La colonne joue un rôle important dans la bande dessinée Souvenirs de l'ʹEternel Présent 33. Dans ce monde post-­‐‑apocalyptique nommé Taxandria, d’immenses piliers de pierre ont poussé du sol 34 après que les hommes, aveugles dans leur désir de contrôler l’univers, en ont perturbé l’équilibre et déchainé les éléments. Les survivants, piégés dans le temps qui semble ne plus s’écouler, et désœuvrés dans les ruines de leur civilisation éteinte, se mettent alors à sculpter ces blocs de pierre pour les transformer en colonnes géantes. En particulier, ce sont les chapiteaux et le haut des fûts qui sont sculptés d’un mélange pêle-­‐‑mêle de styles, et qui semblent porter le ciel ; la base de la colonne s’efface et sa forme se fond dans la roche avant de rejoindre la terre. Ici la colonne est utilisée comme un symbole, puisqu’elle ne joue pas de rôle structurel. Les motifs inspirés de l’Antiquité évoquent l’ordre établi, en même temps que la ruine car ces colonnes nous sont parvenues sous forme de vestiges. Très dessinées vers le ciel et indéfinies vers la terre, elles représentent une forme d’aspiration à l’utopie, à un monde dominé par l’esprit humain et comme détaché de sa dépendance au monde matériel. En même temps, elles portent en elles l’idée de l’échec associé à cette aspiration. Le récit délivre un message sombre sur l’excès d’ambition des sociétés humaines et la perte du lien avec le réel. Le symbole de la colonne antique transcrit en partie ce message, en particulier en faisant appel à nos émotions. A l’état brut, ces « stalagmites » sont des forces destructrices et violentes, qui mettent à mal la société.

Une fois sculptées, elles deviennent une part de cette société qu’elles ont renversé, elles sont omniprésentes et familières, comme domestiquées par le symbole de la colonne pensée par l’homme.

La forme donnée à la colonne traduit la vision du monde de son auteur, ici celui de Taxandria, sclérosé et inconscient, mais drapé dans une rigueur morale apparente.

Des bases absentes aux chapiteaux éclectiques, elle concentre dans la forme ce que le récit détaille sur plusieurs pages. La colonne égyptienne végétale révèle une proximité avec la nature, réalité de leur société essentiellement agricole. Le rejet de la base et du

SCHUITEN François & PEETERS Benoît, Souvenirs de l'ʹEternel Présent, Éd. Casterman, 2009 Ibidem, p.21 : « Les entrailles de la terre vomirent d’énorme stalagmites qui grandirent de façon monstrueuse, bousculant tout sur leur passage »

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chapiteau par Le Corbusier révèle à son tour une pensée rationnelle, qui fait de l’espace un produit purement humain et déconnecté du monde dans lequel il se trouve, du sol et du ciel.

LA VOÛTE La voûte 35 est associée avec le ciel, en particulier le ciel nocturne 36. Longtemps, le ciel lui-­‐‑même a été défini comme une voûte, dont les percements étaient les étoiles, jusqu’à croire à la réalité physique de cette image. Aujourd’hui encore, bien que l’on connaisse mieux la nature exacte de notre planète et de notre atmosphère, notre perception du ciel est celle d’une immense voûte 37. La surface de la terre n’était donc pas vraiment un espace ouvert, mais un espace clos par l’horizon et couvert par la voûte céleste. Les voûtes bâties par les hommes sont des ciels artificiels, plus cléments et protecteurs, qui servent à leur tour d’abris pour les activités humaines. Les attributs du ciel sont hérités par la voûte, elle est donc par essence un élément creux et centré sur nous. Sa forme arrondie, dans le cas du ciel naturel, vient de notre point de vue.

Notre regard s’étend dans toutes les directions comme les rayons d’une sphère, et la forme que nous percevons est celle de l’intérieur de cette sphère. L’arrondi de la voûte bâtie nous renvoie à ce point de vue : on en est le centre. « Quel grand principe de rêve d'ʹintimité qu'ʹun plafond voûté ! Il réfléchit sans fin l'ʹintimité à son centre. 38 »

La voûte nous fait sentir petit, elle nous connecte avec l’infini du ciel en même temps qu’elle rend cette connexion intime et intérieure à nous. En même temps que sa signification céleste, la voûte possède également une association plus tellurique, celle de la grotte, où le sol, les parois et le plafond se confondent. En effet, la voûte écarte les

CNRTL, Art. Voûte : “Ouvrage de maçonnerie cintré, […] servant à couvrir un espace en s'ʹappuyant sur des murs, des piliers ou des colonnes” 36 Ce#e association, remonte au moins à l’époque égyptienne où le corps bleu de la déesse céleste Nout est représenté, voûté au dessus de la terre, couvert d’étoiles.

37 CNRTL, Art. Ciel : “Partie de l'ʹespace visible d'ʹun point quelconque de la terre et formant au-­‐‑dessus de nos têtes une sorte de voûte circonscrite par l'ʹhorizon” 38 BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.51 35

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forces écrasantes qui viennent d’en haut et génère un creux protecteur. La contradiction apparente entre une association au ciel, léger et lumineux, et la terre, pesante et sombre n’est perceptible que lorsque les deux sont exprimées linéairement l’une après l’autre. Ces deux significations se superposent pourtant sans s’opposer, ou plutôt en faisant partie intégrante de l’opposition qui fait partie de l’idée même de la voûte.

Ainsi qu’on peut le voir avec ces quelques exemples les éléments de structure sont associés à des idées et des symboles qui les chargent de sens. Ces associations peuvent être paradoxales, apparaître de manière plus ou moins évidente. C’est le sens dont ils sont déjà investis, avant même leur mise en œuvre concrète, qui fait de ces éléments de structure la base d’un vocabulaire structurel. Robert Venturi appelle ces associations liées à des éléments de structure des conventions 39, c’est-­‐‑à-­‐‑dire qu’ils sont liés à une culture dont ils ne peuvent pas être séparés. Mais les éléments de structure sont eux-­‐‑mêmes chargés de sens, ce sens ne suffit pas à faire la poésie de l’œuvre qui les emploie. Tout comme le sens individuel des mots d’un poème ne suffit pas à expliquer la poésie de l’œuvre complète, l’architecte doit faire émerger un sens nouveau lors de la mise en œuvre de ces éléments : « Un architecte doit utiliser les conventions et les rendre frappantes.

Je veux dire qu’il doit utiliser les conventions de manière non conventionnelle. 40 »

VENTURI Robert, Complexity and contradiction in architecture, éd. The Museum of Modern Art, 1966, 1977, p.42 : « Par conventions j’entends à la fois les éléments et les méthodes de construction. » Traduction B.Pra 40 Ibidem 39

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En haut : voûte étoilée de la Sainte Chapelle En bas : voûte en béton des hangars d’Orvieto, Pier Luigi Nervi

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DE L’ARCHITECTONIQUE À LA POÉTISATION A LA RECHERCHE DE LA RÈGLE ARCHITECTONIQUE Tentons à présent de voir si les éléments constitutifs de la structure peuvent être articulés entre eux et former des relations exprimant du sens. Un premier niveau d’assemblage, dans le langage, constitue la grammaire. Celle-­‐‑ci permet de former des phrases correctes, c’est-­‐‑à-­‐‑dire porteuses d’informations. Ces phrases ne deviennent poétiques qu’à condition d’être porteuses, comme on l’a dit dans la première partie, d’un sens qui touche à notre être – et ce, parfois, au détriment du respect de la grammaire, c’est le rôle de la licence poétique. Pour atteindre la poésie, il faut donc d’abord une grammaire, qui permet d’assembler le sens des éléments entre eux pour former un tout cohérent, mais également une dimension supplémentaire, qui permet de dépasser le stade informationnel pour construire du sens.

La notion d’architectonique recouvre cette idée d’un ensemble de règles qui font émerger du sens dans l’assemblage des éléments. Elle se définit comme étant « l'ʹarchitecture [comprise] en tant que science et technique de la construction, et considérée d'ʹun point de vue théorique abstrait, en particulier en tant que recherche et création de structures 41 ». Rien dans cette définition de l’architectonique ne semble indiquer qu’ elle puisse aider la structure à prendre un sens poétique. Au contraire, cette définition la rapproche de la grammaire, qui est un « ensemble de règles conventionnelles […] qui déterminent un emploi correct de la langue […] 42 ».

L’architectonique serait donc l’équivalent architectural d’une grammaire. Peut-­‐‑elle nous éclairer sur la manière dont la structure prend son sens ? « Un bâtiment peut posséder des qualités artistiques quand ses divers contenus et formes se conjuguent pour créer une atmosphère apte à nous émouvoir. […] Il s’agit de discernement, de compréhension et surtout de vérité. Peut-­‐‑être la poésie est-­‐‑elle une

CNRTL, Art. Architectonique CNRTL, Art. Grammaire

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vérité ina)endue. […] Car l’objet construit n’est jamais poétique par lui-­‐‑même. 43 »

Ici Zumthor synthétise les idées que l’on a déjà exprimées selon lesquelles la poésie opère au delà de l’objet lui-­‐‑même, et que c’est la combinaison des éléments entre eux qui fait émerger le sens. Il apporte cependant un nouvel éclairage : ce sens proviendrait du discernement, de la compréhension et de la vérité. Le discernement est la « faculté qui est donnée à l'ʹesprit […] d'ʹapprécier les choses selon leur nature et à leur juste valeur 44 », c’est donc une clairvoyance prêtée à l’architecte qui ne se réfère pas à une règle mais qui sait, intrinsèquement et sans devoir l’expliquer – et peut-­‐‑être même sans le pouvoir – ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. La règle que l’on cherche n’est donc peut-­‐‑être jamais explicitée, jamais même envisagée en tant que telle, mais seulement perçue par le contour qu’elle trace entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.

Une autre discipline possède un rapport important entre des règles d’organisation et l’émotion poétique : la musique. Paul Valery, qui rapproche fréquemment celle-­‐‑ci de l’architecture, voit entre les deux un rapport qui tient aux liens entre leurs éléments définis par des rapports mathématiques : « SOCRATE – [la Musique et l’Architecture] doivent, […] au moyen de nombres et de rapports de nombres, enfanter en nous […] ce4e puissance cachée qui fait toutes les fables. Ils enlèvent l’âme au ton créateur, […] et elle crée, pour ce,e émotion invincible que les formes calculées et les justes intervalles lui imposent, une infinité de causes imaginaires, qui la font vivre mille vies merveilleusement promptes et fondues. 45 »

L’émotion viendrait donc des relations entre les éléments qui s’enchainent, en musique, dans le temps, et en architecture, dans l’espace. Les rapports de nombres, ce sont les liens cachés entre les choses, mais quels sont-­‐‑ils ? L’intervalle juste : ce terme est révélateur. La justesse réside dans l’obéissance à une sorte de règle, mais laquelle ?

En musique, la justesse, de même que l’harmonie, la rythmique et la mélodie, a fait

ZUMTHOR Peter, Penser l'ʹarchitecture, éd. Birkhauser, 2010, p.19 CNRTL, Art. Discernement 45 VALERY Paul, Eupalinos ou l’Architecte, éd. Gallimard, 1921, p.36 43 44

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l’objet de théories mathématiques définissant les gammes, nommant les notes et les intervalles qui les séparent, les accords qui les superposent, leur succession dans le temps en cadences qui peuvent être parfaites, rompues, conclusives, suspendues etc.

Ces règles constituent une grammaire musicale, qu’il faut parfois respecter, parfois enfreindre pour transmettre des émotions. En architecture la règle est tacite, on s’y réfère d’une manière globale en invoquant justement « la notion si flottante d’architectonique. Tout le monde s’en sert […] mais personne ne sait vraiment comment elle opère. 46 » Le discernement qu’invoque Zumthor consiste précisément à savoir manipuler cette notion, sans définir comment ou du moins, sans l’expliciter.

LA POÉSIE DERRIÈRE UN PARAVENT Par ailleurs, on l’a dit, l’expression poétique va au delà du simple respect d’une grammaire, quand bien même les règles de celle-­‐‑ci seraient implicites. En revanche, la multiplicité de sens que prend une expression poétique rend difficile l’explication.

L’expression rationnelle est en effet linéaire. Elle consiste à partir d’un ensemble de données et à suivre un cheminement pour arriver à une conclusion unique ; or l’image poétique est changeante, subjective, parfois contradictoire, et les sens qu’elle porte sont superposés simultanément dans notre esprit. C’est un phénomène complexe 47 où de nombreux éléments coopèrent dans notre esprit pour y créer des sens et des émotions, eux-­‐‑mêmes nuancés. La mécanique poétique serait-­‐‑elle donc impénétrable ? Gaston Bachelard l’affirme et va même plus loin. Pour lui, le langage poétique est foncièrement intraduisible en langage prosaïque, comme si la richesse de son message était au delà de la portée des mots, et même au delà de la compréhension par l’esprit rationnel :

PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.154 47 CNRTL, Art. Complexe : “Composé d'ʹéléments qui entretiennent des rapports nombreux, diversifiés, difficiles à saisir par l'ʹesprit, et présentant souvent des aspects différents.”

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« En interprétant une image, [on] la traduit dans un autre langage que le logos poétique. Jamais alors, à plus juste titre, on ne peut dire : “tradu'ore, traditore 48”. 49 »

Expliquer une image poétique, ou au moins à comprendre le lien entre l’émotion et ce qui la suscite, serait donc tout simplement impossible, car l’interprétation trahit ce qu’elle tente d’expliquer. L’esprit analytique ne semble pas pouvoir pénétrer dans le domaine poétique pour en expliquer les rouages, comme un tour de magie qui n’opère que si l’on n’en connait pas les ficelles. La poésie opère en cachette, derrière une sorte paravent de mystère qui résiste à l’analyse et qui est nécessaire à son fonctionnement : « En poésie, le non-­‐‑savoir est une condition première ; s’il y a métier chez le poète c’est dans la tache subalterne d’associer des images.

Mais la vie de l’image est toute dans sa fulgurance, dans ce fait qu’une image est un dépassement de toutes les données de la sensibilité. 50 »

Comment alors poursuivre l’étude des procédés par lesquels opère la poésie, puisqu’elle est irréductible, intraduisible, en un mot inexplicable ?

L’ÉMERGENCE DE LA POÉSIE : PROCESSUS DE POÉTISATION On a dit qu’il existait une part de mystère irréductible dans la poésie, car le langage que l’on utilise pour l’expliquer ne permet pas de d’exprimer aussi profondément et aussi densément le langage poétique. Pour comprendre certains aspects de l’apparition des qualités poétiques de la structure, nous devons accepter que l’explication soit partielle. On sait déjà que les formes, les matériaux ou les techniques employés pour construire la structure n’ont pas de qualités poétiques intrinsèques, et que la poésie opère au delà de ce medium. On sait qu’elle n’est présente dans aucun des éléments isolés, mais qu’elle est présente dans l’ensemble : c’est une qualité émergente de la structure. La somme des parties est poétiquement supérieure au tout. Concentrons-­‐‑nous sur la manière dont les architectes assemblent

En italien, « traducteur, traitre » BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.15 50 Ibidem, p.24 48 49

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mentalement les éléments entre eux pour concevoir le bâtiment : le processus de projet.

Ce que nous recherchons, ce sont les méthodes qu’ils emploient pour permettre à la poésie d’émerger, de manière consciente ou non, et que nous appellerons, faute d’un meilleur terme, la poétisation. Lorsqu’il explique sa démarche, Peter Zumthor évoque une alchimie, dont on ne sait s’il ne veut ou s’il ne peut partager le secret : « La magie du réel est pour moi “l’alchimie” de la transformation des substances matérielles en sensations humaines. […] Je veille à ce que les matériaux s’harmonisent entre eux, je m’efforce de les faire chanter. A telle quantité de bois de chêne et de tuf, j’ajoute trois grammes d’argent, une poignée à tourner, des surfaces en verre brillant, afin qu’avec chaque composition de matériaux naisse quelque chose d’unique. 51 »

Sous-­‐‑jacent, le processus est là, sans qu’il ne s’explique. On l’évoque seulement, de manière presque ésotérique. Il ressemble à une recette de sorcellerie, à une expérience dont le résultat dépasse étonnamment les attentes de l’expérimentateur.

L’architecte tiendrait plus d’un sourcier que d’un chef d’orchestre. La conjugaison des éléments en une œuvre poétique semble finalement ne pas être son travail, il ne fait « que » les mettre en présence et laisser leur nature opérer d’elle-­‐‑même. Alors « le projet, en même temps qu’il prend corps, se découvre une âme. Dans un ultime mouvement épiphanique, l’architecture littéralement apparaît, se révèle. 52 » Nous allons explorer plusieurs processus par lesquels des architectes réunissent les conditions d’apparition d’une expression poétique. Isolés pour l’analyse, dans la réalité du projet ils ne s’excluent pas, bien au contraire, ils s’imbriquent et se complètent. Ces processus constituent des clefs de lecture de la méthodologie en même temps que des entrées dans le message poétique exprimé. On l’a dit, une telle analyse est nécessairement réductrice car elle ne retranscrit pas l’intégralité du message poétique. En contrepartie, elle permet d’aller plus en profondeur dans la compréhension.

ZUMTHOR Peter, Penser l'ʹarchitecture, éd. Birkhauser, 2010, p.85-­‐‑86 POTIÉ Philippe, Préface in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.12

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PROCESSUS DE POÉTISATION POÈTE MALGRÉ SOI DÉCONSTRUCTION MENTALE « Le premier geste de l’architecte serait, mentalement, de détruire et non de construire. Le plaisir initial est, tel celui de l’enfant qui démonte son jouet, de me#re en pièce le savoir, la règle, l’art de construire. 53 »

Le premier procédé que nous explorons consiste à déconstruire mentalement avant de construire, c’est-­‐‑à-­‐‑dire à séparer la structure du reste de l’architecture et à la traiter comme un assemblage d’éléments distincts plutôt que comme un tout unifié.

Ainsi la structure est abordée comme une sorte de jeu ou de puzzle dont on doit dessiner les pièces en même temps qu’on les emboîte. En focalisant l’attention sur les éléments isolés et leur connexion, l’architecte s’efforce volontairement de ne pas regarder les qualités émergentes qui font que le tout est supérieur à la somme de ses parties. La poésie apparaît spontanément de l’ensemble fini, sans effort intentionnel de l’architecte, son regard étant tourné vers la technique, le rôle porteur de la structure, la minimisation des coûts et des difficultés constructives.

L’expression de Philippe Potié évoque le caractère enfantin de la destruction mentale. Or, l’esprit enfantin est celui qui ne connaît pas encore la règle, qui la découvre avec un regard nouveau, qui la met à l’épreuve pour la comprendre et qui peut par conséquent la questionner. Cette attitude consiste en quelque sorte à laisser l’esprit s’émanciper des présupposés constructifs pour retrouver une liberté créatrice dans la conception de la structure.

POTIÉ Philippe, Préface in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.9

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Auditorium de la Maison de l’Écriture (Fondation Jan Michalski), Vincent Mangeat.

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Vincent Mangeat, dans l’amphithéâtre et le foyer de la Maison de l’Écriture dessinés pour la fondation Jan Michalski, s’amuse ainsi avec la structure et renverse le concept même de mur. Il utilise les voiles de béton non pas dans le sens du périmètre de l’espace où ils serviraient d’ordinaire à former les murs extérieurs, mais dans le sens perpendiculaire. Il dispose ainsi des plans parallèles dans lesquels il découpe des vides, qui donnent forme à l’espace sans créer de murs à proprement parler. En laissant ces voiles toucher le sol dans un alignement, il obtient une frontière entre l’amphithéâtre et le foyer, à la fois opaque et transparente selon l’endroit où l’on se situe. Elle est épaisse et pourtant perméable. Elle abrite des sous-­‐‑espaces dans l’épaisseur de la limite entre les espaces majeurs. Plus que de nous inviter à la toucher, cette nouvelle version du mur nous invite à la pénétrer car elle devient en plus d’une séparation, un espace en soi. L’architecte se saisit de la structure pour en faire un jeu, en balayant la technique qui l’ennuie et en réinventant une manière de construire. Le mur se transforme, il cesse d’être une entité pleine et opaque, il devient un élément nouveau, poreux, traversé par la lumière qui descend à l’intérieur.

Le travail de Jean Prouvé, illustré ici par le prototype de maison coque présenté au Salon des Arts Ménagers de 1951, présente également cette démarche libérée de conception structurelle. L’architecte 54 qui est également ingénieur et producteur des pièces métalliques dans son atelier, dessine les éléments pour la production en petite série. Cet aspect particulier du travail guide naturellement la conception vers une approche technique et une minimisation des coûts, autant dans les quantités de matière employées que dans le travail nécessaire pour produire et assembler les éléments. Les poutrelles courbes qui forment la toiture reviennent fréquemment dans les projets de Prouvé. Il ne s’agit pas d’une obsession formelle mais d’une solution technique mise au point par son entreprise qui permet d’augmenter la rigidité de la toiture et d’obtenir des espaces par répétition du système. Elle permet également de gérer l’écoulement des eaux de pluies en toiture et de simplifier les raccords d’étanchéité au point de rencontre avec les murs – allant même dans d’autres projets,

Bien qu’il n’ait jamais obtenu le titre d’architecte, Jean Prouvé est considéré comme architecte de fait.

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jusqu’à n’avoir qu’un seul élément, une coque formant les murs et le toit d’un seul mouvement.

Cette maison préfabriquée, qui constitue un modèle tout à fait viable et disponible à l’achat au moment de sa présentation, avait également un rôle éminemment poétique dans son inscription même au Salon des Arts Ménagers. En effet, à cette époque où le pouvoir d’achat des ménages et leur taux d’équipement restait très faible, le salon jouait avant tout un rôle éducatif pour les futurs ménages et promotionnel pour les politiques de reconstruction de l’État. C’était un lieu où la « maitresse de maison » venait rêver à un logement et à un futur meilleur, même si elle pouvait encore difficilement y accéder. En ce sens, le prototype n’est pas seulement là pour être acheté dans sa forme présente, mais pour évoquer un des possibles qui commencent seulement à exister, et qui ne demandent qu’à être explorés. Les éléments préfabriqués permettent d’envisager facilement les prolongements de la maison : pourquoi ne pas ajouter une ou deux rangées à cette structure si facilement reproductible ? Le travail en coupe, lisible sur la « tranche » de la maison, montre également comment le même concept de la poutrelle courbe peut aisément être décliné en des tailles et des longueurs différentes pour obtenir des volumes plus généreux, comme dans le salon, ou des volumes plus intimes à l’arrière. La coupe, outil conceptuel partagé par l’architecte et l’ingénieur, mais en théorie invisible pour celui qui fait l’expérience de l’objet ou de l’espace construit, devient par ce travail de lisibilité le cœur même de l’expression poétique du bâti. Prouvé transmet la légèreté et la liberté de ses structures aux esprits qui les visitent.

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Maison Coque de Jean Prouvé, exposée au Salon des Arts Ménagers de 1951

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RECONSTRUCTION Paradoxalement, déconstruire mentalement la structure mène l’architecte à puiser dans l’exercice constructif lui-­‐‑même les procédés de conception du projet. C’est la méthode de construction, jusque dans son organisation spatiale sur le chantier où les matériaux et le moyens de communication à disposition dictent l’esprit et la forme de la structure. Outre les qualités de résistance recherchées, l’architecte a également besoin de pouvoir transcrire sa vision du bâtiment en instructions claires pour la construction. L’idée doit pouvoir se concrétiser pour exister, et c’est cette exigence qui est au cœur du processus de reconstruction mentale de la structure. Elle tire son essence des matériaux qui la constituent, des techniques connues des bâtisseurs, de leur aisance dans les mises en œuvre possibles, mais aussi dans l’esprit des hommes, dans leur attitude combative ou résignée face aux défis qu’ils rencontrent. Bien longtemps avant Prouvé, les bâtisseurs gothiques faisaient l’expérience de la matière et inventaient des voûtes qui défiaient la gravité. Aujourd’hui expliquées avec des schémas, des coupes et des diagrammes mathématiques, elles paraissent bien savantes, comme si elles avaient été entièrement déterminées à l’avance sur le papier. Or en réalité, c’est par essai et erreur qu’ont été découverts les principes qui donnent sa résistance à la voûte. Chaque retrait de cintre était alors accompagné de l’inquiétude de voir apparaître des fissures. Chaque découverte était limitée par la nécessité de transmettre le savoir et les instructions précises à une époque où chaque document papier était un original : « La voûte ogivale tient sa forme de la possibilité de transme5re par des schémas approximatifs les opérations de construction à l’aide du compas de chantier, qui perme2aient de guider exactement la taille des pierres. 55 »

Dans cette vision du processus de projet, conception et construction forment un tout continu. L’esprit évolue de la pensée conceptuelle à la pensée constructive dans un même mouvement ininterrompu. On ne peut pas même réellement parler d’architecte, car ce titre semble impliquer la séparation du procédé conceptuel et du

CLAYSSEN Dominique, Jean Prouvé, L'ʹidée constructive, éd. Dunod, 1983, p.25

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procédé constructif. On préfère parler des bâtisseurs gothiques, car ce titre porte en lui l’union des deux procédés. En construisant par la pensée, l’architecte-­‐‑bâtisseur, tel Prouvé, s’empare de la matière et en fait son médium : « Les cathédrales ont été construites par les tailleurs de pierre. Ils étaient sur le chantier. Ils n’étaient pas dans des bureaux, à faire des dessins. Ils dessinaient sur place, comme ça, ils traçaient la pierre. 56 »

Tracer la matière plutôt que le papier. Dès lors que ce pas est franchi, du moins en esprit, l’architecte est déjà dans une forme de travail poétique. La formule ressemble à une image. Tracer la matière ? Mais comment ? Il semble qu’il faudrait développer cette phrase, la déplier pour expliquer comment on trace la matière.

Pourtant en même temps, il semble que tenter de la reformuler, de l’expliciter ou de la développer nuit irrémédiablement à son pouvoir expressif. Cette formule contient l’essence de ce qui transforme les matériaux en une architecture chantante, et ne peut être exprimée que poétiquement et en restant au sens figuré. Prouvé lui-­‐‑même ne se prive pas de faire de nombreux dessins et croquis, schémas, coupes et plans. Et pourtant, ces mêmes dessins révèlent que lorsqu’il dessine, c’est dans son esprit les matériaux qu’il manipule, avec leur épaisseur, leur matière solide, et non la ligne de graffite. Tracer la matière, c’est un travail qui s’opère avant tout dans l’esprit de l’architecte après avoir apprivoisé les matériaux.

PROUVÉ Jean, in CLAYSSEN Dominique, Jean Prouvé, L'ʹidée constructive, éd. Dunod, 1983, p.27

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Détail constructif de Jean Prouvé

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PROSAÏSME TECHNIQUE Curieusement, en procédant ainsi l’architecte nie en quelque sorte son rôle de poète. Son travail est essentiellement constructif. Il ne s’agit pas d’exprimer, de sublimer des efforts, ni de transmettre un message, mais tout simplement de porter des charges, de résister aux efforts latéraux, aux vents, aux séismes. La technique devient en elle-­‐‑même un exercice qu’il s’agit de résoudre de la manière la plus économe, la plus efficace ou la plus simple. Même chez ceux qui par ailleurs ne nient pas les qualités poétiques de l’architecture, on retrouve fréquemment cette injonction, répétée comme une incantation destinée à empêcher le regard de l’architecte de se tourner consciemment vers la poésie : « L’architecte est un technicien et non un poète. La poésie cela peut arriver après et vous avez réussi. 57 »

Paradoxalement, c’est parfois en se cantonnant – en apparence du moins – à une approche technique que l’architecte met en place les conditions d’appariation de la poésie. Frei Otto dessine ainsi en 1972, pour le Stade Olympique de Munich, une structure de filins d’acier soutenant un voile de verre agrafé pour couvrir les gradins.

Face au problème structurel posé par les grandes portées à obtenir, il puise dans la nature l’inspiration pour cette structure légère. La toile des araignées lui donne la solution technique pour minimiser la quantité de matière à mettre en œuvre afin de couvrir de grandes distances. Les détails de l’assemblage révèlent l’ingénierie, les ancrages des câbles, l’agrafage du verre. L’expression de cette structure est prosaïque dans sa volonté de répondre au défi posé de la manière la plus efficace possible.

Aucune trace d’ornement, de choix arbitraire de matériau : tout dans cette structure est dicté par la raison, et découle logiquement de la rencontre des contraintes en présence et des moyens disponibles. En cela, la démarche est similaire à celle de l’araignée, qui ne dessine pas ses motifs pour des raisons esthétiques ou poétiques, mais bien dans le but d’attraper efficacement des proies pour se nourrir. Pourtant, une fois assemblée, la structure révèle sa puissante nature évocatrice. Comme un poème en prose est

57 SIMOUNET Roland, propos rapportés in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.128

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néanmoins un poème, la structure rationnelle de Frei Otto transfigure les impératifs d’économie qui régissent sa conception, et en font une figure de légèreté et de transparence. On pourrait dire à propos de cette structure : ce qui est utile est beau.

Pourtant toutes les structures, du moment qu’elles ne s’effondrent pas, sont utiles : ont-­‐‑elles toutes pour autant la beauté qui semble ici émerger de l’utilité ? L’œuvre d’Otto parvient à transcender le travail fourni dans le détail et dans l’assemblage, et laisse apparaître dans l’ensemble fini une dimension poétique qui n’était pas le but explicitement recherché.

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La question de l’intentionnalité du message poétique apparaît clairement avec cette approche technique de la structure. Viser intentionnellement l’expression poétique, est-­‐‑ce le seul moyen d’y parvenir ? En 2009, lors d’une leçon inaugurale à l’ENSA de Grenoble, Françoise-­‐‑Hélène Jourda livre ainsi sa vision du travail de l’architecte en relation avec les notions du beau et de l’utile : « L’architecture c’est du sens avant tout et une vision du monde. […]

La seule chose qu’il faut faire c’est avoir une pensée tellement puissante, tellement ordonnée, tellement rationnelle que l’on a pas le choix de faire autre chose que ce que l’on fait. Il faut qu’il n’y ait plus de choix, qu’il n’y ait juste que de l’évidence. 58 »

La conception du projet pour Jourda exclut toute considération esthétique ou toute forme d’expressivité considérée comme gratuite, et se concentre sur la mise en scène d’éléments dont la conception est dictée par l’utilité. La structure, en particulier ici celle de des serres de la Cité Botanique de Bordeaux, est soumise à cette philosophie technique et utilitaire. Les matériaux choisis, tel le pin douglas, sont sélectionnés pour leurs caractéristiques techniques : disponibilité locale, faible contenu en énergie grise, renouvelabilité, capacité thermique. La mise en œuvre, comme les troncs simplement écorcés, minimise le travail à fournir, et donc l’énergie et l’argent dépensés. La structure n’est pas pour autant dépourvue de pouvoir évocateur. Au contraire, les troncs placés dans les serres participent autant que les plantes à la création d’une atmosphère forestière et onirique : l’univers des plantes qui ont servi à la construction et celui des plantes hébergées se confondent. L’utile qui dicte la conception, et le rejet même des considérations esthétiques, mènent à la création d’une nouvelle esthétique.

Jourda qualifie de beaux les éléments du projet qui portent le sens qu’elle veut donner à son travail : le respect de l’environnement, la préservation des ressources, qui viennent naturellement compléter le programme des serres. La structure comme le reste de l’architecture est porteuse de la vision du monde de l’architecte, et elle permet d’en faire l’expérience, de vivre le monde tel que qu’il le propose.

JOURDA Françoise-­‐‑Hélène, Leçon inaugurale : s’engager, conférence du 5 octobre 2009 à l’ENSAG, transcription B.Pra

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Bordeaux (Bordeaux, France)

Plan et vue intérieure des serres de le Cité Botanique de Bordeaux, Françoise-Hélène Jourda. L’architecte ne dessine pas le projet. Elle met en place une pensée qu’elle explique à son équipe, puis leur laisse dessiner et juge l’adéquation entre la solution proposée et les objectifs qu’elle a formulé. Ainsi le processus de conception du projet est tourné vers les idées qu’il véhicule et non vers la forme qu’il prend. Celle-ci vient en dernier, elle est seulement l’incarnation des principes cachées derrière la matière et qui sont le véritable objet du travail de l’architecte.

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Le message poétique est-­‐‑il finalement une expression de l’architecte sur l’usager par le biais de son œuvre, ou bien une projection de celui qui fait l’expérience de l’architecture sur celle-­‐‑ci et son auteur ? Si la poésie est « hors » de l’œuvre bâtie elle-­‐‑ même, peut-­‐‑elle être réellement le fruit du travail de l’architecte seul ? Les éléments conçus sans intention poétique, mais avec un souci d’économie, acquièrent-­‐‑ils leur dimension poétique par l’œuvre de l’architecte ou par l’œil du spectateur ? Gaston Bachelard propose une explication : « Les beaux objets réalisés d’une main heureuse sont tout naturellement “continués” par la rêverie du poète. 59 »

Mais le poète en question, est-­‐‑ce l’architecte ou l’usager ? Sans doute est-­‐‑ce un peu les deux à la fois. En tout cas, si l’architecte peut effectivement n’avoir aucune intention d’exprimer un message, limiter la perception poétique à une projection du spectateur peut signifier que l’on passe à côté d’un second niveau de lecture de processus à l’œuvre lors de l’élaboration du projet. En effet, si le but explicite n’est pas d’aboutir à une œuvre poétique, n’est-­‐‑ce pas pourtant un but implicite du travail de l’architecte ? L’expression de Simounet 60, si elle commence par exclure la poésie du champ d’action de l’architecte, la ramène pourtant immédiatement dans le champ de l’architecture : la poésie, cela peut venir après, et vous avez réussi. Si l’architecte ne doit pas se préoccuper de poésie, l’architecture produite est pourtant porteuse de sens poétique, si elle est réussie. N’est-­‐‑ce pas dire que la poésie dans l’architecture, c’est ce qui fait le succès du projet ? En somme, la poésie serait bien un but à atteindre, mais que l’on ne pourrait pas viser en le regardant directement, seulement du coin de l’œil, sans en parler, et sans y penser.

BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.113 Voir page Error! Bookmark not defined..

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SYSTÈMES Il existe une différence fondamentale entre les produits de la nature, qu’ils soient minéraux, végétaux ou animaux, et les objets construits par l’homme. Les produits de la nature se construisent d’eux-­‐‑mêmes, durant une phase de croissance qui précède la maturité. De l’une à l’autre l’évolution est continue, le développement des objets naturels se fait par transformation de leur matière elle-­‐‑même. Lorsque l’arbre pousse, ses jeunes rameaux verts deviennent progressivement ligneux et se changent en bois, la structure à partir de laquelle les rameaux pousseront l’année suivante. De même, notre squelette grandit sans remplacer ses os, les insectes développent de nouvelles carapaces à l’intérieur de la précédente, les flocons de neige se forment par l’organisation spontanée des molécules selon des angles précis. Les os, les arbres et les montagnes poussent, pour ainsi dire, de l’intérieur. Leur construction est indivisible de leur état final. Les produits de l’esprit humains en revanche passent par une phase de construction où leur structure et le reste de leurs éléments sont assemblés au moyen d’adjuvants qui disparaîtront une fois la construction terminée. Les banches, les échafaudages, les cintres, les grues qui permettent l’élaboration et l’assemblage de nos structures sont par nature externes à celles-­‐‑ci. En cela la structure construite par l’homme est régie par la pensée qui organise la matière, qui envisage son état fini et met en œuvre les moyens pour la construire, ses moyens étant séparés de la matière que l’on cherche à former. La nature, au contraire, donne à la matière des forces biologiques, chimiques et mécaniques pour qu’elle puisse s’organiser elle-­‐‑même, et laisse la structure émerger des propriétés de la matière 61.

En définissant un système constructif, l’architecte dote la structure d’une sorte de code génétique, c’est-­‐‑à-­‐‑dire d’une logique interne capable de se répliquer. Il se tourne

VALERY Paul, Eupalinos ou l’Architecte, éd. Gallimard, 1921, p.66-­‐‑67 : « Mais quant aux objets faits par l’homme, ils sont dus aux actes d’une pensée. Les principes sont séparés de la construction, et comme imposés à la matière par un tyran étranger qui les lui communique par des actes. La nature, dans son travail, ne distingue pas les détails de l’ensemble ; mais elle pousse à la fois de toute parts, s’enchainant à elle-­‐‑même, sans essais, sans retours, sans modèles, sans visée particulière, sans réserves ; elle ne divise pas un projet de son exécution »

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en quelque sorte vers l’intérieur, non pas l’intérieur de la matière comme le ferait la nature, mais l’intérieur de l’idée, en formulant la ou les règles qui sous-­‐‑tendent celle-­‐‑ci et génèrent naturellement la structure. Dans La Fièvre d’Urbicande 62, une structure cristalline nommée le Réseau, se développe comme de son plein gré, sans que l‘architecte 63 lui-­‐‑même comprenne comment ni pourquoi : elle possède sa propre logique qui le dépasse. Ce Réseau, à l’origine un simple cube tenant dans la main, grandit et développe simultanément des prolongements. Il passe du statut d’objet, attisant la curiosité d’un seul, à celui de phénomène, attirant l’intérêt de la communauté scientifique. Puis son développement est si grand qu’il englobe des pans entiers de bâtiments, suivis par la ville entière à laquelle il superpose sa logique. Il devient alors un élément du paysage, intrigant au début, puis banal pour la population qui s’habitue à sa présence. Finalement, il semble traverser la planète entière et resurgir dans d’autres villes. Cette structure semble n’avoir aucune utilité, aucune fonction autre que son propre développement, la concrétisation d’un principe géométrique qui l’anime. L’usage de la géométrie révèle cette pensée dans les esquisses de Jourda et Perraudin pour leur projet de Cité de la Musique à La Villette.

La structure arborescente trouve sa justification comme le prolongement du parc, les arbres artificiels plongeant leurs racines dans un « sol mouvementé […] creusé de failles, de vallées [et de] falaises » et où « se trouvent les salles de spectacle 64 ». La canopée qui couvre ce sol artificiel offre un espace public abrité mais en « en contact permanant avec le ciel 65 » Cependant une fois que ce principe d’organisation général a été défini, la forme que prend cette structure arborescente doit encore trouver sa forme : il existe mille sortes d’arbres différents, et mille manières de créer des arbres artificiels. Le sol artificiel doit également trouver son expression, son matériau, sa logique constructive.

La coupe révèle une trame dont les subdivisions permettent de superposer les deux

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SCHUITEN François & PEETERS Benoît, La fièvre d'ʹUrbicande, Éd. Casterman, 1985

Dans la bande dessinée, le titre officiel du protagoniste, Eugen Robik, est « Urbatecte » h"p://www.jourda-­‐‑architectes.com 65 Ibidem 63 64

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types de structure en reprenant les charges à la verticale des plots de fondation, puis de définir des intervalles pour les nervures qui structurent les planchers. La même subdivision, décalée pour être centrée autour de chaque élément arborescent, définit la longueur des « branches ». Les diagonales fournissent des points de référence aux intersections avec la trame principale, par exemple pour les embranchements, elles servent aussi de base au contreventement. Des arcs de cercles esquissés trahissent des étapes de construction – dont certaines sont incompréhensibles sans une explication de l’architecte – la recherche du milieu des segments, le tracé de la courbe des voûtes. La coupe, qui décrit la matière à mettre en œuvre, est mêlée au schéma qui explique sa conception.

Un tel mode de représentation rappelle les dessins et schémas d’Eugène-­‐‑ Emmanuel Viollet-­‐‑le-­‐‑Duc, qui n’ont pas été faits au moment de la conception des voûtes mais qui en expliquent la construction mathématique, par exemple en recherchant la logique derrière le placement du centre des arcs. Cette analyse réalisée bien après la construction cherche à retrouver les « schémas approximatifs » qui guident les « opérations de construction à l’aide du compas de chantier »66 et qui font d’après Prouvé que les bâtisseurs des cathédrales traçaient la pierre.

Voir page 31.

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RDA Architectes

Ce projet n’est pas un projet de bâtiment. C’est celui d’un sol mouvementé en continuité avec le parc, surmonté d’une forêt de 120 arbres couvrant chacun 400 m² de paysage.

Il oppose un socle masse, solide, à demi enfoui dans le sol et des structures légères, aériennes, protégeant des espaces aux ambiances lumineuses variables, en contact permant avec le ciel.

Dans le socle se trouvent les salles de spectacles, les lieux de répetitions.

C’est une masse creusée de failles, de vallées dont les falaises sont les façades des bâtiments accueillant les bureaux ou les salles de cours.

Ces espaces sont construits entre les “racines” des arbres tirant parti de la géométrie des structures.

L’espace public se développe horizontalement entre la canopée des arbres et le sol artificiel.

Il est totalement ouvert dans la continuité du parc et de l’espace urbain.

Le “feuillage” contrôle son ambiance thermique, acoustique, lumineuse. Il module l’ensoleillement, supporte des panneaux d’information et suspend des outils: écrans, installations electro-acoustiques etc.

de structure des arbres et où plongent leur racines

Schéma expliquant la construction des ogives en tiers-point et quinte-point, Eugène Emmanuel Viollet-Le-Duc. Les trois schémas de gauche montrent comment les arcs dérivent de la base et d’un principe mathématique : triangle équilatéral (A), division de la base en trois (B), division de la base en cinq (G). Le schéma de gauche montre comment le centre de l’arc dicte également la taille des claveaux.

Le Réseau qui envahit progressivement le monde d’Eugen Robik, Urbicande.

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Sur cette part du travail de l’architecte, qui définit les relations entre les éléments par des rapports de longueur géométriques, on trouve peu d’explications précises.

Comment expliquer le choix de tel arc plutôt que tel autre, de tel centre pour une courbe, de telle origine pour un segment ? On ne peut justifier chaque décision a priori, avant de connaître son rôle dans le schéma d’ensemble ; une fois l’ensemble achevé, chaque rapport donne du sens aux autres, ils s’imbriquent dans un tout cohérent. On admet alors une part d’arbitraire, car « la construction n’a pas de vérité en soi 67 » mais grâce aux relations tissées en son sein par l’architecte elle peut néanmoins « gagner une rationalité qui lui permet de se ranger sous le commandement d’une authenticité imposée. 68 » Cette rationalité cachée dans les relations, ce « code génétique » de la structure lui donne alors son sens, non pas parce qu’elle découlerait logiquement des contraintes extérieures, mais parce que les relations nouées entre les éléments se renforcent mutuellement jusqu’à dissoudre la causalité qui les unit dans une relation supérieure. On ne peut alors plus trouver un unique point d’origine au raisonnement qui produit la structure, et suivre linéairement un fil de déduction logique qui mène successivement à la définition de tous les éléments qui la composent. Au contraire, la rationalité de la structure semble émerger de partout en même temps, chaque élément justifie les autres, et se trouve justifié par la place qu’il occupe dans le tout.

PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.150 68 Ibidem 67

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GRAVITÉ L’ORIGINE DE L’ARCHITECTURE « L’architecture existe parce que monter de un centimètre est plus difficile que de l’étaler horizontalement. Le problème est de me4re debout : c’est quand il s’est dressé que l’animal est devenu homme. 69 »

Si l’on en croit ces propos d’Henri Ciriani, la gravité est à l’origine de l’architecture en tant que discipline. L’homme perçoit le monde, si l’on peut dire, en un peu plus de deux dimensions, mais pas réellement en trois. Si nos yeux nous permettent de percevoir largeur, profondeur et hauteur, nos déplacements sont en revanche limités à la surface sur laquelle nous évoluons, plaqués dessus par la gravité.

L’homme n’est pas le seul animal à lutter contre la gravité. Les oiseaux dans l’air, les termites dans leurs colonnes de terre, les girafes par la forme même de leur corps, les singes et leur fabuleuse propension à l’escalade, etc. tous se jouent à leur façon de la gravité. Tous les animaux ont une stratégie ou une autre pour évoluer dans plusieurs direction : les fourmis ont un poids si faible que leur pattes peuvent les porter même à la verticale, les araignées tissent des toiles, les escargots sécrètent des adhésifs et développent une large surface de contact avec leur support. Et pourtant, ce qu’exprime Ciriani renvoie à une fondement de la manière dont l’homme se perçoit lui-­‐‑même : vainqueur de la gravité. Il faut dire que, comparé aux autres animaux, l’homme est à l’origine bien faiblement armé face à cet adversaire : ni griffes, ni ailes, ni substance collante. Peut-­‐‑être est-­‐‑ce la raison pour laquelle notre victoire sur la gravité nous apparaît comme étant si fondamentale. Pour nous élever, nous avons du développer cet art qu’est la construction, c’est-­‐‑à-­‐‑dire l’art d’édifier des structures stables face à la gravité. C’est précisément l’art de défier la gravité, de dresser vers le ciel les matériaux qui ne demandent qu’à retourner au sol. Les propos de Paul Valéry confirment le rôle

CIRIANI Henri, propos rapportés in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.38

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particulier que la résistance à la gravité joue dans l’exercice architectural, qu’il nomme « solidité » : « SOCRATE – Ainsi, le corps nous contraint de désirer ce qui est utile ou simplement commode ; et l’âme nous demande le beau ; mais le reste du monde, et ses lois comme ses hasards, nous oblige à considérer en tout ouvrage, la question de sa solidité. 70 »

L’utile et le beau sont des réponses aux exigences humaines: tout ce qu’il faut pour lui permettre ses activités, dans une forme qui obéisse aux exigences et aux codes de la culture de l’époque. La structure, qui est la forme que prend la solidité en architecture, joue un rôle à part puisqu’elle est faite pour répondre aux exigences du « reste du monde » et non aux besoins de l’homme qui a décidé de bâtir, non pas pour le plaisir de défier la gravité mais par nécessité. Être solide, c’est résister aux forces destructrices que le monde peut déchainer contre l’œuvre de l’architecte, tempêtes, séismes, incendies, et bien sûr la plus omniprésente des forces destructrices : la gravité.

Ciriani précise son rôle majeur dans la définition même de l’exercice architectural : « La gravité, c’est ce qui confond et en même temps sépare l’architecture de la construction. La gravité permet de traduire toute analyse structurelle d’un édifice en un principe que l’on peut assimiler globalement à la descente des charges. La pensée de l’ingénieur peut se résumer à : “comment amener le plus directement possible et avec le plus d’assurance possible le poids au sol.”

L’architecture a été inventée le jour où on a cherché à soulever ce poids. Quand vous voyez une colonne ou un poteau, un ingénieur voit les charges descendre alors que nous, nous voyons le linteau, le toit ou le fronton qu’on a soulevés. 71 »

L’opposition entre la posture de l’architecte et celle de l’ingénieur apparaît à nouveau. Selon Ciriani, la différence réside dans le regard porté sur les choses et non dans l’attitude projectuelle. L’ingénieur voit la descente des charges, l’architecte voit l’élévation de la matière. L’ingénieur et l’architecte qu’évoque Ciriani ne sont pas des

VALERY Paul, Eupalinos ou l’Architecte, éd. Gallimard, 1921, p.69 CIRIANI Henri, propos rapportés in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.38

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représentations fidèles de ces métiers, mais des archétypes représentant des points de vue présents simultanément à l’esprit de ceux-­‐‑ci. L’opposition entre ces deux personnages illustre l’opposition présente dans l’esprit humain entre deux pôles, l’un pragmatique et l’autre poétique, qui se complètent dans notre manière d’observer et de comprendre le monde. C’est précisément dans cette vision que réside la poétisation de la gravité. Ciriani oppose la vision « descendante », celle des charges, à la vision « montante », celle de la matière. Mais en réalité la direction du regard importe peu à la physique du bâti : la structure étant à l’équilibre, les « forces descendantes » sont à chaque instant équilibrées par des « forces montantes ». L’action et la réaction sont rigoureusement égales tant que la structure ne cède pas. La différence entre les deux regards réside en ce que le premier est purement analytique, c’est-­‐‑à-­‐‑dire descriptif et déductif. La descente des charges est privilégiée par rapport aux forces de résistance de la structure uniquement parce qu’elle constitue le but à atteindre, et la structure le moyen pour l’atteindre. Le second regard en revanche renferme l’idée d’un dépassement, d’une lutte et d’une victoire contre la force de gravité. L’œil de l’ingénieur voit les forces descendre, celui de l’architecte voit la matière soulevée, donc transformée par l’action bâtisseuse de l’homme et dotée d’une propriété nouvelle. Ce dépassement de l’état originel de la matière, c’est précisément la transcendance poétique : l’élévation, non seulement physique, mais également spirituelle de la matière par la concrétisation d’une vision poétique.

Le réfectoire des moines de l’abbaye de Royaumont illustre bien cette élévation simultanée de la matière et de l’esprit. Affranchis des importantes poussées latérales engendrées par les voûtes cylindriques, les murs épais de l’époque romane se percent, à l’époque gothique, de larges vitraux, ou disparaissent complètement 72 , et sont remplacés par les colonnes qui défient la gravité par leur finesse et leur hauteur 73. Les nervures des ogives soulignent les arrêtes des voûtes, lignes où convergent les efforts et qui guident ceux-­‐‑ci pour les concentrer sur les colonnes. Les efforts répartis sur une surface sont concentrés sur des lignes, qui convergent en des points du plan, libérant

Les baies d’origine descendaient presque jusqu’au niveau du sol.

40cm de diamètre pour 10m de hauteur.

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au maximum le volume qui se trouve habité par ces colonnes où voyagent les efforts.

L’intrados des voûtes devient comme une membrane tendue sur cette ossature : la pierre est devenue légère. Le chemin que suivent les charges pour descendre au sol, c’est précisément celui que suivent le regard et l’esprit pour s’élever vers le ciel représenté par le voile de pierre au plafond. Dans un même geste, les bâtisseurs de cette abbaye expriment la descente des charges le long des lignes de force, et l’élévation de la matière et du regard vers le ciel. À l’époque gothique, la victoire contre la gravité est un triomphe célébré avec la construction de chaque arc et de chaque voûte. Alors que les bâtisseurs cherchent à s’élever toujours plus haut, à faire entrer toujours plus de lumière dans les lieux de culte. Chaque nouveau projet participe à la longue suite d’essais / erreurs qui amène le perfectionnement de l’art. Aucune validation théorique, aucun calcul ne permet d’assurer avec certitude que l’arc tiendra lorsque le cintre sera enlevé. Seule l’expérience et une connaissance viscérale de la gravité et de la structure de la voûte permet de croire que les arcs toujours plus hauts résisteront. L’élévation contre la gravité c’est également l’élévation de l’art de bâtir qui se trouve magnifié en même temps que l’espace dédié à l’adoration du divin.

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Réfectoire des moinesde l’abbaye de Royaumont

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VÉRITÉ CONSTRUCTIVE OU MORALE CONSTRUCTIVE ?

Lorsqu’elle exprime son rapport à la gravité, la structure parle un langage particulier. Zumthor décrit la relation entre la structure, l’architecture et la gravité comme étant celui de la sincérité, il parle de vérité constructive 74. Dans son ouvrage Penser l’architecture, il compare son travail à celui du poète américain Williams Carlos Williams. Dans la conception de Williams, il n’y a pas d’idée en dehors des choses, et la poésie est une tentative pour diriger le regard vers les idées contenues dans les choses 75. Cette conception est à l’opposé de l’idée partagée par Zumthor que la poésie réside en dehors des choses elles-­‐‑mêmes. Cependant Zumthor se l’approprie car il y trouve une proximité avec sa propre démarche : une multiplicité et une superposition des significations, en même temps qu’une tentative de connexion émotionnelle directe avec le réel. La problématique spécifique de Williams est le vague. Pour Zumthor, cette notion concentre toute l’ouverture qu’il cherche à exprimer par son architecture, l’indéfini comme clé pour accéder à la multiplicité sensorielle et significative. Il y voit une contradiction avec le travail de l’architecte qui doit définir très précisément les matériaux et leur mise en œuvre. Mais cette contradiction n’est qu’apparente. En s’attachant au contraire à la précision, au détail, à la rigueur dans la mise en œuvre des mots comme des matériaux, Williams et Zumthor réussissent à exprimer l’ouverture et l’indéfini en laissant s’exprimer les choses elles-­‐‑mêmes, en se faisant le médium qui permet à la matière de s’exprimer. Le discours de cette matière, du monde extérieur et de ses forces invisibles, semble ainsi passer au travers d’eux de manière presque inconsciente et transparaître dans les projets. L’exercice constructif devient ainsi pour Zumthor plus qu’une équation de contraintes à résoudre mais une sorte d’exercice de traduction du langage des forces naturelles et des matériaux vers le langage architectural intelligible par l’homme :

Voir page 22.

ZUMTHOR Peter, Penser l'ʹarchitecture, éd. Birkhauser, 2010, p.29

74 75

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« […] Cela signifie pour moi : puiser la force et la diversité dans l’exercice constructif lui-­‐‑même, dans les choses qui le constituent et le conditionnent. 76 »

En utilisant la structure comme moyen d’expression, l’architecte lui donne un rôle primordial au sein de son univers architectural propre. En même temps il s’impose une forme de discours qui doit respecter la matière avec laquelle il travaille, le matériau, les techniques de mise en œuvre. Ciriani nuance le terme de vérité constructive : « Il y a une morale constructive. Davantage que la vérité, c’est la gravité qui me semble être une notion importante. Représentée d’une manière ou d’une autre, même contredite, même affirmée ou niée, la gravité est une manière d’être par rapport à la technique. En même temps, […] c’est le seul point de contact entre la construction et l’architecture. 77 »

En prolongement du concept de vérité, celui de morale constructive permet une plus grande expression du dessein de l’architecte. La morale constructive engage la responsabilité de l’architecte qui propose une vision du monde, un choix constructif.

En disant « sa » vérité, l’architecte fait de la structure l’un des moyens de son expression architecturale. La distinction faite par Ciriani entre la morale et vérité constructive rejoint donc la distinction qu’il effectue entre construction et architecture.

LA GRAVITÉ GÉNÉRATRICE DE FORMES Pour exprimer un rapport à la gravité, la forme que prend la structure peuvent être déduite des forces auxquelles elle résiste et des charges qu’elle canalise, ou encore être spécifiquement dessinée pour mettre en scène ces forces et ces charges, ainsi que les propriétés des matériaux structurels. Interrogé sur la structure en bois et en métal de l’école d’architecture de Lyon, Gilles Perraudin exprime ainsi son intention :

ZUMTHOR Peter, Penser l'ʹarchitecture, éd. Birkhauser, 2010, p.30-­‐‑31 CIRIANI Henri, propos rapportés in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.37

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« Nous cherchions à rendre lisible le passage des efforts dans les pièces. A partir de là, nous avons voulu exprimer la manière dont le bois et l’acier suscitent des expressions différentes. 78 »

Ici deux matériaux sont utilisés pour la structure : le bois et l’acier. Chaque matériau se voit attribuer un rôle clair dans la structure. Le bois transporte les charges, à l’horizontale comme à la verticale. L’acier transmet des charges d’une pièce de bois à l’autre et assure le contreventement. Les pièces de bois sont traitées uniformément dans la forme de leur section, leur surface, leur aspect. Seul leur dimension varie selon les pièces, comme une sorte de jeu d’assemblage. Les pièces métalliques prennent au contraire une forme très différente selon qu’il s’agit de contreventer, de suspendre ou de transmettre les efforts. Ces deux expressions respectent les propriétés des matériaux. Le bois pousse naturellement selon une forme longiligne et nos outils pour le scier lui donnent des facettes planes. Le métal est fondu puis moulé, la forme qu’il prend découle de cet état liquide, souple, et adaptatif qu’il prend lors de la création des pièces. Le système constructif qui résulte de l’association des deux est non seulement une solution technique, mais il crée l’espace.

C’est en effet la répétition des éléments de structure obliques qui à la fois façonnent son identité et habitent le vide entre le sol et le plafond. On a évoqué le rôle « d’habitant de l’espace architectural » associé aux colonnes 79. Les poteaux obliques de Perraudin sont visuellement à la limite entre des éléments verticaux et horizontaux, mais ils conservent le rôle de transmission des efforts verticaux et en même temps cette caractéristique empruntée à la colonne, car ils continuent à exprimer la tension qui existe entre le sol et le plafond. La structure est le support de la vision du programme : au rez-­‐‑de-­‐‑chaussée les salles de cours, lieu du savoir théorique et de la transmission des savoirs passés, sont voûtées par des arcs surbaissés qui accentuent la sensation de masse du plafond. La structure exprime le poids du savoir et de la tradition en même temps que celui de la matière. Les ateliers, avec cette structure croisée et la

PERRAUDIN Gilles, propos rapportés in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.110 79 Voir page 14.

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transparence des parois de verre, sont le lieu de la créativité, de la libération de l’esprit et de l’invention de l’architecture de demain. Ces poteaux obliques sont à la fois littéralement posés sur le socle massif des salles de cours, et libérés des formes et des systèmes passés. Ils sont libres et se veulent libérateurs. Ainsi placée au cœur de l’expression d’une vision du programme, la structure est le vecteur qui transforme une manière de résoudre la contrainte technique de la solidité du bâtiment en un message adressé aux jeunes générations d’architectes.

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ENSAL, Jourda & Perraudin

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Les maquettes funiculaires d’Antoni Gaudí, comme ici celle de la Colonie Güell, utilisent la gravité dans le processus de conception. En renversant la maquette pour inverser le sens de la gravité, celle-­‐‑ci façonne elle-­‐‑même les arcs et les voûtes, qui prennent naturellement la forme la plus adaptée à son action. Les arcs caténaires obtenus sont des structures autoportantes, qui minimisent les poussées latérales. La courbe elle-­‐‑même, qui est celle prise par une corde suspendue aux deux bouts et soumise à son propre poids, est connue depuis l’Antiquité. Mais Gaudí va plus loin et montre le processus intellectuel à l’œuvre.

L’arc caténaire seul ne porte que son propre poids ; pour résister aux charges réparties non uniformément, la forme idéale s’éloigne de l’arc caténaire. Gaudí utilise la gravité elle-­‐‑même pour effectuer à sa place le calcul et faire émerger une réponse formelle. Lui se contente — si l’on peut dire — de donner à la gravité les données d’entrée (longueur des filins, charges, emplacement des fondations) et d’analyser le résultat. Il itère le processus en modifiant les entrées jusqu’à ce que le résultat soit satisfaisant, il leste les filins de la maquette pour simuler les charges et enchaîne les arcs les uns aux autres ; leur poids fait le reste et la forme apparaît naturellement. La démarche elle-­‐‑même fait se confondre le problème et la solution : la force à vaincre et l’élan générateur de la forme victorieuse. Non seulement la structure porte ce message de simplicité et d’élégance, mais la gravité est également auréolée par le retournement qui fait d’elle une alliée plutôt qu’une contrainte. Gaudí transcende non seulement la structure, mais la gravité elle-­‐‑même.

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LA FORCE APPRIVOISÉE Les deux exemples que nous venons de donner, le dessin intentionnel et la génération spontanée de forme par la gravité, constituent des manières de s’approprier cette force. En la traçant dans la matière ou en l’utilisant comme un outil, l’architecte détourne son action pour lui faire générer la forme qu’il cherche, comme il dompte une force de la nature. Pour Paul Valéry c’est l’un des objectifs de l’architecture : « Imposer à la pierre, […] des formes intelligibles ; n’emprunter que peu de chose aux objets naturels, n’imiter que le moins du monde. […] Mais produire, au contraire, des objets résolument humains […] donner des figures aux lois, ou déduire des lois elles-­‐‑mêmes leurs figure 80 »

Cependant, Valery prend de la distance par rapport aux objets naturels et à l’imitation, c’est-­‐‑à-­‐‑dire par rapport à une certaine forme de naturalisme. Ce qui lui importe n’est pas la forme de l’objet que l’on trouve dans la nature mais ce qui est invisible : l’âme des forces naturelles. C’est pourquoi l’imitation n’est pas un but en soi, car les formes du monde naturel sont des solutions trouvées par d’autres organismes pour répondre à leurs problématiques propres avec leurs moyens. Si la gravité qui les façonne est la même que celle contre laquelle nous luttons, nous avons nos propres problématiques, nos méthodes, nos contraintes. L’association entre la colonne et l’arbre, par exemple, est limitée à la dimension symbolique ; le rôle structurel de la colonne est très différent de celui de l’arbre. La colonne ne répond pas à ses propres besoins mais à ceux de l’homme qui l’a érigée, elle collabore avec les autres colonnes pour porter des charges qui lui sont étrangères. L’arbre au contraire est en compétition avec les autres végétaux et ne porte que ses branches, ses feuilles, ses fruits. Sa structure est faite pour répondre à ce besoin particulier et non aux nôtres.

La partie commune, le désir de s’élever vers le ciel en résistant à la gravité, justifie de s’inspirer des solutions trouvées par les arbres lorsque l’équation qu’ils ont résolue ressemble à celle que nous avons à résoudre. Valéry propose de voir plus loin que la forme, de s’emparer des processus secrets qui les génèrent et de les utiliser pour

VALERY Paul, Eupalinos ou l’Architecte, éd. Gallimard, 1921, p.37-­‐‑38

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produire des solutions humaines. Pour cela Zumthor propose de se tourner vers « […] les choses essentiellement propres à l’architecture : le matériau, la construction, les charges et les appuis, la terre et le ciel 81 ». Or si ces éléments sont des fondamentaux de l’architecture, c’est parce qu’ils sont avant tout des fondamentaux du monde dans lequel nous vivons. Et bien qu’elle ne soit pas citée par Zumthor, la gravitée est omniprésente en filigrane de la courte liste de fondamentaux qu’il dresse : la terre et le ciel en constitue les deux pôles, que la gravité sépare et oriente en un « haut » et un « bas ». C’est elle qui génère les appuis et les charges que l’art de la construction organise en structures. Valery et Zumthor proposent finalement une attitude similaire : considérer pour construire la nature fondamentale des matériaux employés, du problème structurel à résoudre, des forces en présence et laisser l’esprit humaine structurer la matière pour créer l’espace désiré.

ZUMTHOR Peter, Penser l'ʹarchitecture, éd. Birkhauser, 2010, p.33

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MOUVEMENT UNE NOTION TEMPORELLE, UNE SPATIALITÉ ABSTRAITE La structure peut être le médium de l’expression du mouvement architectural.

Qu’est-­‐‑ce qu’un mouvement ? Dans son sens le plus courant, le mouvement est un déplacement, c’est à dire une évolution de la position d’un objet par rapport au temps.

Mais la notion de mouvement ne s’applique pas nécessairement dans l’espace tridimensionnel. C’est d’abord une notion temporelle : une évolution dans le temps d’objets évoluant dans un « espace », c’est-­‐‑à-­‐‑dire un milieu à plusieurs dimensions orientées mais qui peuvent être des sons, des lumières, des émotions… La musique est remplie de mouvements : les sons montent, descendent, évoluent au fur et à mesure que le morceau progresse. Ils existent dans un espace musical, caractérisé entre autres par le volume sonore et la hauteur des notes, à la place de largeur et hauteur. Ce plan possède des qualités spatiales, un « haut » et un « bas » que sont l’aigu et le grave, le fort et le doux 82. Lorsque l’architecture fait appel au mouvement, elle transpose sur un plan spatial cette notion de mouvement qui peut n’avoir, à l’origine, aucun rapport avec la spatialité physique.

La structure, quand à elle, est porteuse d’une action. Lorsque la structure est le vecteur du mouvement architectural, bien qu’elle soit immobile, elle incarne l’idée du mouvement. Elle en transmet l’essence, l’impulsion originelle. L’usage de cette impulsion dans la structure permet de lui faire parler d’un autre type d’action que celle que l’on a évoqué précédemment. L’action nécessaire pour vaincre la gravité est en quelque sorte une action « passive » ou du moins statique. Le mouvement est quant à lui une action porteuse de vie, de dynamisme, d’élan. Ainsi, la structure qui porte l’ouvrage s’élance, se tend, se jette, se pose, se tourne, se tord...

VALERY Paul, Eupalinos ou l’Architecte, éd. Gallimard, 1921, p.36. Paul Valéry fait référence à un point commun entre la musique et l'ʹarchitecture, par la dimension temporelle et par nature éphémère de l'ʹexpérience que l'ʹon en fait, qui les rapproche et les distingue des autres arts comme la sculpture ou la peinture. Voir page 22

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LES OS D’UN CORPS EN MOUVEMENT FIGÉ Les esquisses de Santiago Calatrava pour la Torso Tower de Malmö expriment l’idée que le mouvement d’un corps vivant est transmis à un bâtiment au travers de la structure qui les rapproche. L’épine dorsale de la tour imite celle de la colonne vertébrale, le plan évoque la vertèbre, et l’empilement des vertèbres dessine une ligne en retrait du corps de la tour, qui définit une orientation à la tour, un dos et un ventre.

La torsion du corps enroule la ligne dorsale et le volume ventral en une double hélice : le principe de l’empilement, ou chaque élément peut être légèrement décalé par rapport à celui du dessous, est naturellement adapté à ce mouvement particulier qu’est la torsion.

La structure est statique : elle maintient la tour dans un effort figé, en mouvement et pourtant immobile, comme si le temps était suspendu. Ici, c’est la tension comme composante mouvement qui est palpable. Pourquoi ce mouvement donné à une tour est-­‐‑il particulièrement évocateur ? Il s’agit d’un procédé biomorphique, et même anthropomorphique : ce n’est pas le mouvement comme déplacement de la matière dans l’espace, mais plutôt l’intentionnalité qui est propre au mouvement des corps vivants qui est empruntée et appliquée à la structure de la tour. Calatrava joue ici avec l’idée que les tours ne sont pas seulement des objets architecturaux mais également des êtres doués de volonté. Géants de fer, percés de portes et de fenêtres pour être habités, ils sont également habitants des villes. Ici l’expression de ce mouvement fait de l’œuvre architecturale un corps animé, elle ouvre la porte vers ce domaine de l’imaginaire où les objets ont une vie et une âme. La sérigraphie de François Schuiten intitulée « Les Géants », va encore plus loin dans l’expression formelle de cette idée de l’anthropomorphisation des tours : elles prennent alors complètement la forme du corps humain. Dans le projet de Calatrava, c’est la structure qui porte ce même message, précisément parce qu’elle est la seule à pouvoir donner cette direction, cette intention particulière qui précède le mouvement, et qui traduit la volonté. Le mouvement imprimé à la structure est tiré d’un corps, et son origine charnelle est communiquée par le choix constructif sans qu’aucun détail naturaliste n’ait besoin d’être ajouté.

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A gauche : la scupture Twisting Torso #22, de Santiago Calatrava Au centre : Twisting Tower de Malmö A droite, de haut en bas : les esquisses de Calatrava réalisées pour la tour, révèlent une pensée anhropomorphique Mais la forme du corps disparait et Calatrava n’en conserve que le mouvement. Le plan révèle l’axe central abrtiant les circulations verticales et autour duquel le «ventre» et le «dos» s’enroulent. Les Géants de François Schuiten montrent un parallèle entre la tour et le corps humain, également en mouvement, mais conserve les deux formes séparées.

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LA VIE DANS LA STRUCTURE Le corps en mouvement est un corps « animé ». Ce terme renferme en lui une dualité riche de sens : ce qui est animé est à la fois ce qui est en mouvement et ce qui est doté de vie. L’anima, c’est le souffle, l’âme. Invisible, il est caché dans la matière et distingue les êtres des objets.

Par le mouvement, l’architecture gagne cette qualité nouvelle qu’est la vie. Une autre manière d’incarner le mouvement est de permettre à la construction d’effectuer des mouvements physiques. Le Rolling Bridge du studio Heatherwick et Anthony Hunts, à Londres, s’enroule ainsi comme un animal craintif lorsqu’un bateau doit passer dans le canal. Dès lors que le bateau est passé, le pont se déroule à nouveau, reliant les deux rives pour les piétons. Le pont intègre les actionneurs mécaniques 83 (des vérins hydrauliques) qui lui permettent de se déformer dans la structure qui lui donne sa forme. Dans le corps vivant, les éléments tels que les os ou les muscles ne jouent pas un rôle unique mais plusieurs rôles qui se superposent : rigidifier le corps, ancrer d’autres organes, fournir des points de pivot pour les os suivants dans la chaîne, transmettre les efforts, etc. Le pont ainsi conçu ne sépare pas les fonctions, entre une plate-­‐‑forme qui servirait au transport des piétons, et un mécanisme qui permettrait de déplacer la plate-­‐‑forme, comme c’est par exemple le cas dans un ascenseur. Au contraire, les deux sont intégrés l’un à l’autre : la plate-­‐‑forme est segmentée et comporte des articulations qui la relie aux segments suivants, les vérins qui contrôlent la position des éléments entre eux font partie intégrante des garde-­‐‑ corps. Les positions repliée et dépliée dictent autant l’une que l’autre le nombre, la taille et la forme des éléments. Dès la conception même, ils intègrent des caractéristiques du vivant en superposant des fonctions.

Ce pont, cependant, n’exprime le mouvement que lorsqu’il bouge. En position ouverte, il semble être une passerelle ordinaire ; en position fermée, il apparaît comme une étrange sculpture géométrique, statique et inerte. La surprise est d’autant plus

Larousse, Art. Actionneur : “Appareil ou organe perme0ant d'ʹagir sur une machine ou un processus en vue de modifier son comportement ou son état.”

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grande lorsque le pont se déplie ou se replie, révélant un instant sa nature articulée avant de reprendre une position confortable et s’endormir à nouveau. Cette surprise est un élément important de la fonction poétique : elle réveille l’attention et place le spectateur dans un état d’étonnement, alerte et interrogatif face à ce qu’il voit.

L’ouverture et le réveil de l’esprit par un objet qui aurait pu être trivial, c’est la porte ouverte à l’imaginaire et à la déconstruction mentale de ce que l’on croyait être acquis : un pont ne bouge pas. Et bien si. Dès lors que ce pas est franchi, on entre dans un univers poétique où les frontières entre les êtres et les objets sont ambigües, un univers presque enfantin. La transformation du pont en ce corps articulé aux allures animales renvoie aux histoires fantastiques où les montagnes deviennent des géants et où les continents sont posés sur le dos des tortues. Il y a là une dimension ludique, qui réveille les sens et l’imagination du passant : et si tout ce qui nous entoure était vivant ?

Le rôle de la structure dans la déconstruction ludique n’est pas anodin : « […L]es enfants, au stade le plus intense de l’apprentissage, préfèrent détruire les structures au lieu de les assembler. Ils je1ent les objets à terre et les désarticulent. C’est ainsi qu’ils commencent à comprendre le monde, non pas comme objet statique et clos, mais comme univers de possibilités ouvertes et infinies. 84 »

En effet, déconstruire ou même détruire la structure qui donne de l’ordre aux choses, c’est la maitriser, s’en saisir physiquement ou intellectuellement pour finalement la comprendre, faire émerger son sens. Ici, la structure se déconstruit d’elle-­‐‑ même et se réassemble dans une autre configuration ! La structure de cette petite passerelle nous invite à retrouver cette attitude interrogatrice face au monde environnant, que l’esprit enfantin adopte si spontanément mais que l’adulte a oublié : elle nous invite à rechercher du sens, à questionner nos certitudes.

TZONIS Alexander, Santiago Calatrava : la poétique du mouvement, éd. Flammarion, 1999 (2005), p.230

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Le Rolling Bridge, Heatherwick Studio.

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LE MOUVEMENT DÉCOMPOSÉ Le Milwaukee Art Museum présente aussi un mouvement au sens littéral dans sa structure. Le projet de Santiago Calatrava intègre d’immenses brise-­‐‑soleil de 66m d’envergure qui se déplient comme des ailes d’oiseau à l’ouverture du musée, et se replient le soir. Le brise-­‐‑soleil et la structure ne forment qu’un, elle crée l’espace en dessous : cet espace apparaît et disparaît lorsque le bâtiment déploie ses ailes et les referme.

A l’inverse du Rolling Bridge qui cache sa nature pour ménager l’effet de surprise, le Milwaukee Art Museum continue d’exprimer le mouvement même en position statique. Une fois les ailes déployées, leur surface galbée et la ligne courbe du bord de l’aile dirigent le regard vers le ciel et orientent la lecture de la structure. La forme elle-­‐‑même impose la direction comme une évidence : le bâtiment possède un arrière et un avant ; un corps, une échine, des ailes. Le regard qui parcourt les éléments juxtaposés de la structure peut lire une évolution d’un élément à l’autre. Près de la base, les lattes du brise-­‐‑soleil sont courtes et dressées vers le haut. Au fur et à mesure que l’on avance, les lattes deviennent plus longues et plus horizontales. D’un élément à l’autre, la différence est suffisamment subtile pour permettre une double lecture. Pris ensemble les éléments forment une surface d’aile avec un bord qui trace une ligne dans le ciel ; individuellement ils décomposent un geste, comme si chaque latte était la trace dans l’espace d’une seule ligne en mouvement.

Cet effet rappelle les expérimentations chronophotographiques du XIXème siècle sur la décomposition du mouvement, qui précèdent l’invention du cinéma. A cette époque, de nombreux appareils sont inventés pour tenter de capturer le mouvement sous forme de succession d’images fixes : le folioscope 85 , le zootrope 86 , ou le

Petit carnet d’images que l’on fait défiler rapidement à la main pour faire apparaître une animation.

Tambour comportant des images fixes sur l’intérieur, et percé de fentes par lesquelles on peut observer l’intérieur. En tournant, les fentes servent d’obturateur et perme7ent aux vigne7es de reconstituer le movement.

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praxinoscope 87. Ces petits théâtres du mouvement nécessitent des bandes de vignettes sur lesquelles la dimension temporelle du mouvement capturé est étalée dans l’espace : au lieu de se suivre dans le temps, les étapes sont placées côte-­‐‑à-­‐‑côte, et seule la rotation de l’appareil permettra la recomposition des images fixes séparées en une seule image animée. Mais la juxtaposition des différentes étapes du mouvement constitue en soi une manière de l’exprimer et de faire apparaître une certaine forme de spatialité nouvelle. Dans les expériences chronophotographiques de Jules-­‐‑Etienne Maray, par exemple, il ne s’agit pas forcément de faire défiler les images pour retrouver le mouvement initial, mais de dérouler le film pour mettre une suite spatiale dans ce qui était une suite temporelle. La juxtaposition de « tranches » de mouvement crée une nouvelle forme, un mouvement « tracé » dans l’air : il acquiert une dimension sculpturale qui, dans sa forme statique, continue d’exprimer le mouvement. Que ce soit au moment de s’ouvrir ou une fois ouvert, le Milwaukee Art Museum utilise le mouvement pour enflammer notre imagination, au sens littéral autant que dans cette autre forme de représentation qu’est la décomposition. L’un comme l’autre nous font ressentir une dimension nouvelle dans la forme du bâtiment, une légèreté, une tension vers l’envol et cette étincelle de vie que le mouvement donne au bâti.

Amélioration du zootrope, où les vigne6es sont reflétées dans des miroirs placés au centre du tambour plutôt que d’être observées au travers de fentes.

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En haut, de gauche à droite : Montage de Timothy Hursley montrant le déploiement du brise-soleil.

Le brise-soleil ouvert, dont la forme continue d’évoquer le l’envol L’extrémité des lames du brise-soleil trace dans l’espace une ligne qui dirige le regard vers le ciel et qui se superpose à la lecture de la forme globale, celle de l’aile.

En bas : Etudes crhonophotographiques de Jules-Etienne Marey. La marche décomposée fait apparaitre des formes dans l’espace, une forme de mouvement suspendu dans le temps.

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LE MOUVEMENT DU DESSIN : LE TRAIT, LA LIGNE Si jusqu’ici on a évoqué seulement le mouvement inscrit dans la forme du bâti, il y a une autre manière d’introduire poétiquement le mouvement dans la structure.

L’œil statique peut voir un mouvement qui a lieu devant lui, mais l’œil qui regarde en parcourant l’espace possède sa propre dynamique. Le regard agit comme un prolongement de notre corps, en ce sens qu’il peut contenir notre présence. Lorsque nous portons notre regard sur le monde qui nous entoure avec attention, nous cessons un instant d’habiter notre propre corps. Nous sommes en quelque sorte là où nous regardons, hors de notre enveloppe physique. Le regard parcourt l’espace, suit les lignes, monte le long des flèches, caresse les courbes. Les mêmes termes sont employés pour désigner des gestes effectués avec le corps ou le regard : il prolonge le corps dans sa dimension spatiale.

Dans certains projets, les lignes guident le regard et la pensée qui l’habite, permettant le déplacement mental. Le déplacement par le regard peut alors être une anticipation d’un mouvement potentiel du corps, ou un déplacement tout à fait impossible à effectuer réellement : peu importe, ce que le regard parcourt, l’esprit le parcourt aussi. Lorsque la structure donne un élan au projet, la lecture se prête naturellement à ce rôle de guide spirituel du regard. Deux notions du mouvement se rejoignent : le mouvement du regard, et le mouvement poétique qui est celui de l’âme, évoqué ainsi par Gaston Bachelard : « Toujours le vers a un mouvement, l’image se coule dans la ligne du vers, elle entraine l’imagination. 88 »

C’est en effet un mouvement de l’imagination que crée en nous la rencontre poétique, qu’elle soit littéraire ou architecturale. Ce dernier procédé consiste à utiliser le mouvement du regard, et avec lui celui de la pensée, pour créer le mouvement de l’âme, c’est-­‐‑à-­‐‑dire l’émotion. Le viaduc de Garabit de Gustave Eiffel illustre ce travail de la ligne comme guide du regard. Le viaduc est une forme architecturale réduite à sa plus simple expression : une structure, rien de plus. En cela, il peut être une forme très

BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.19

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pure d’expression poétique, un vers architectural au sens qu’évoque Valery 89 .

L’ouvrage ferroviaire est entièrement réalisé en acier rouge. D’un seul matériau et contenu dans un seul plan, il semble être une esquisse au trait fin sur une feuille de calque auquel un enchantement aurait donné une existence physique : le viaduc est un tracé au crayon rouge au dessus de la rivière. En cela, il est une forme d’écriture architecturale au sens très littéral du terme : le tracé d’un signe dans l’air. Jean-­‐‑Luc Nancy disait à propos de son travail d’écrivain : « L'ʹécriture, c'ʹest le mouvement d'ʹune pensée 90 »

La pensée ne préexiste pas à l’écriture, elle a lieu simultanément, au moment de la production de l’écrit. Bien sûr, toute écriture n’est pas un premier jet, le travail et la réécriture retracent le mouvement de la pensée, le corrigent et le renforcent, mais le lien initial de simultanéité entre la pensée et l’écrit reste fort et c’est son but ultime : recréer, à la lecture, un mouvement dans la pensée du lecteur. L’écriture architecturale, qui est avant tout du sens donné aux choix de construction, c’est-­‐‑à-­‐‑dire un mouvement de la pensée qui se traduit en une construction, peut également générer un mouvement dans la pensée de celui qui fait l’expérience de l’architecture. Le mouvement de la pensée d’Eiffel, lorsqu’il trace le viaduc, est transmis au travers de la structure à l’œil de l’observateur.

Il est composé de trois éléments : une ligne horizontale, une arche et des piliers verticaux. L’horizontale relie les deux extrémités de la rive : elle incarne le franchissement du vide, l’idée du sol au travers de l’air. En suivant cette ligne du regard, on traverse la rivière, non physiquement mais en pensée. Cette ligne pure est la raison d’être de l’ouvrage : aucun élément ne vient l’interrompre ou la dépasser. Son mouvement, c’est aussi celui du train. L’arche a une forme parabolique et une épaisseur variable : plus épaisse au centre, pointue là où elle touche le sol. Sa forme évoque une variation de vitesse au fur et à mesure qu’on la parcourt. Le tracé ralentit et s’épate au centre pour tangenter parfaitement l’horizontale, puis accélère en tombant vers les rives, affinant le trait. La parabole est la trajectoire d’un corps qui

Voir page 5.

NANCY Jean-­‐‑Luc, discours prononcé à l’ENSAS le 16 octobre 2014, propos rapportés par B.Pra

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chute sous l’action de la gravité : ce mouvement est celui de la plume qui dessine la gravité dans l’air. Les piles verticales placées régulièrement forment une texture dans le vide entre la ligne horizontale (l’idée du sol) et le sol réel : entre eux, la tension est matérialisée par les piles. La gravité qui donne une direction à cette tension dicte la forme évasée à la base des piles.

Si la lecture du Milwaukee Art Museum est orientée spatialement, et donc lue sans hésitation comme un décollement plutôt qu’un atterrissage, celle du viaduc de Garabit est en revanche absolument symétrique. Qu’il soit vu d’un côté ou de l’autre, il présente exactement le même aspect. D’un côté comme de l’autre, on le lit même comme un symbole, à la manière du Torii japonais, signe d’entrée vers le royaume des esprits et qui, lui aussi, est une structure rouge 91 dressée dans l’air. Cette lecture du pont comme signe se superpose avec la lecture du mouvement et la renforce. Le viaduc ne va ni de droite à gauche, ni de gauche à droite. Le regard qui le parcourt vit un mouvement plus général. Ce mouvement doit s’incarner pour réellement exister, dans un sens ou dans l’autre au grès du passage des trains et de la lecture visuelle, mais la forme elle-­‐‑même porte l’idée du mouvement dans les deux sens. Pareillement, l’arche évoque l’idée de la gravité dans son aspect le plus général, la simplicité de sa symétrie et la richesse des sens qu’elle peut prendre : est-­‐‑ce la force qui est tracée, la chute d’un corps imaginaire, le bond d’une rive à l’autre ? La superposition des significations possibles est au cœur de la densité de sens propre à une lecture poétique.

Le plus souvent.

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Poésie et structure -­‐‑ Processus de poétisation -­‐‑ Mouvement

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Poésie et structure -­‐‑ Processus de poétisation -­‐‑ Mouvement

Interrogé au sujet de la technique — sous-­‐‑entendu constructive – certains architectes évoquent un rapport charnel entre la structure et le monde. Elle n’est pas seulement le support d’une expression du mouvement, elle est pensée dès l’origine comme un élément possédant une volonté propre et un message à exprimer que le travail de l’architecte consiste plus à faire émerger qu’à inventer : « Le verbe des architectes le laisse clairement percevoir, à travers leurs mains et leurs mots, la technique se fait chair. [...] Le brusque changement de plan interdit tout lien de causalité et donc toute explication, toute justification. Cependant, c’est bien dans ce raba$ement d’un plan rationnel sur le plan émotionnel que semble résider toute la puissance du ressort de la technique pour les architectes. 92 »

Nous avons évoqué un changement de plan en ce qui concerne le mouvement : la transcription d’une relation entre temps et espace en une expression architecturale, avant tout spatiale. Philippe Potié parle d’une rupture de causalité est donc d’une impossibilité à justifier ou expliquer le processus à l’œuvre. N’est-­‐‑ce pas là exactement le mystère par lequel opère la poésie ? En donnant chair et corps à l’architecture, le mouvement exprimé au travers de la structure permet ainsi à la fois de donner la vie à l’inanimé, et de changer le regard du spectateur, soit en donnant à sa vision un niveau supplémentaire de compréhension du monde, soit en lui permettant d’explorer le monde par le regard.

POTIÉ Philippe, Préface in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.10

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Poésie et structure -­‐‑ Processus de poétisation -­‐‑ Métaphore

MÉTAPHORE SCULPTURE ET STRUCTURE La métaphore désigne « le transfert à une entité du terme qui en désigne une autre 93», c’est-­‐‑à-­‐‑dire qu’elle consiste à prêter les attributs d’une chose à une autre en vertu d’une ressemblance entre ces deux choses qui finalement les fondent l’une dans l’autre. Ainsi, lorsque Baudelaire utilise l’albatros comme métaphore pour désigner le poète, il prête à ce dernier les ailes du premier 94. Les deux entités, sont fondues dans une seule qui permet de parler de l’un comme on le ferait de l’autre, en donnant aux mots employés un sens nouveau. Ainsi le poète n’a pas de réelle difficulté à marcher à cause d’ailes d’oiseau qui traineraient au sol. Ces mots désignent son mal-­‐‑être dans le monde matériel des hommes, lui dont l’esprit est fait pour évoluer dans le monde éthéré de la création poétique.

Cette forme d’expression n’a pas besoin d’être explicitée pour être comprise, le sens implicite des mots apparaît sans qu’il soit besoin d’avertir le lecteur qu’il entre dans un mode d’expression poétique. De même, lorsque la structure prend une forme qui elle-­‐‑même évoque clairement un objet autre qu’elle-­‐‑même, elle joue un rôle métaphorique. George Maurios revendique cette importance de la forme donnée à la structure, qui semble endosser un rôle plastique comme si elle était une matière à modeler pour permettre à l’architecte de s’exprimer : « Je ne pense pas qu’on puisse faire un choix constructif avant d’avoir fait un choix spatial, c’est-­‐‑à-­‐‑dire un choix formel ou sculptural.[…] Ils s’imbriquent. 95 »

CNRTL, Art. Métaphore BAUDELAIRE, Charles, Les fleurs du Mal, éd. Michel Levy Frères, 1869, p.89 : « Le Poête est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l'ʹarcher; / Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l'ʹempêchent de marcher. » 95 MAURIOS Georges, propos rapportés in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.82 93 94

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Poésie et structure -­‐‑ Processus de poétisation -­‐‑ Métaphore

Ainsi, l’aspect sculptural de la structure n’est pas nécessairement une forme d’ornement, qui serait par nature un ajout superficiel et dispensable. Il peut être au contraire une partie intégrante de la conception de la structure, qui en révèle une vérité intrinsèque. Par exemple, lorsque Pier Luigi Nervi dessine les poteaux soutenant la coupole du Petit Palais des Sports, à Rome, il leur donne deux bras tendus pour supporter les bords de la toiture, et les dispose en ronde autour du bâtiment. Leur forme stylisée évoque sans peine une équipe sportive géante, concentrée sur un même effort, collaborant pour maintenir en l’air le dôme. L’expression puise dans l’imaginaire sportif lié au programme du bâtiment, mais pas seulement pour décorer la structure au goût des utilisateurs. Elle révèle la nature collaborative des différents éléments de la structure : chaque élément ne peut remplir son rôle qu’en trouvant sa place dans le tout, et la défaillance d’un seul élément entrainerait l’échec de l’ensemble. Ainsi les poteaux de Nervi, très fortement inclinés, donnent l’impression qu’ils tomberaient à la renverse si leur corps n’était pas soutenu par d’autres poteaux inclinés dans le sens opposé de l’autre côté du dôme. En réalité, ces poteaux ont deux jambes, mais contrairement aux bras qui sont écartés le long de la façade, elles sont alignées vers le centre du dôme, comme un homme prend appui en pliant un genou pour pousser vers l’avant : ils sont donc appuyés au niveau du sol, et non seulement contre le dôme. Chacun d’entre eux est une incarnation de Sisyphe poussant sa charge pour toujours. Ces poteaux anthropomorphiques sont unis dans la cohérence structurelle comme une équipe est unie pour tenter de remporter une victoire : les valeurs humaines glorifiées dans le sport sont transmises aux visiteurs par le biais de la forme que prend la structure.

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Poésie et structure -­‐‑ Processus de poétisation -­‐‑ Métaphore

En haut : Petit Palais des Sports, Pier Luigi Nervi.

En bas, de gauche à droite : Sisyphe poussant son rocher, image extraite de l’animation Sisyphus de Jankovics Marcell, 1974

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AMBIGUÏTÉ En outre, cette forme d’expression n’est en pas exclusive mais ambigüe.

L’ambiguïté, c’est la possibilité d’une polysémie, et donc la possibilité d’une interprétation personnelle qui fait naître par la rencontre entre l’œuvre et le spectateur un sens propre à celui-­‐‑ci. Elle est au cœur de l’expression poétique qui transcende la rationalité : « L’architecture est forme et substance – abstraite et concrète – […]

Un élément architectural est perçu comme forme et structure, texture et matériau. […] Ceci favorise la richesse du sens sur la clarté du sens. 96 »

On n’a donc pas seulement un message poétique, mais plutôt une expression poétique qui permet la lecture de plusieurs sens, tour à tour ou simultanément. On a dit que la structure de Nervi évoquait une équipe sportive. Mais au delà de cette forme qui est lisible par tous, ce sont les valeurs qui semblent souder cette équipe qui sont le fond de l’expression poétique. La sensibilité de chacun crée alors autant de lectures que de lecteurs : certains y voient la camaraderie, d’autre l’effort, le dépassement de soi ou l’altruisme. Ces valeurs ne sont pas non plus la seule interprétation possible de cette forme. Les bras levés peuvent être ceux d’une foule venue acclamer les sportifs, ou encore on peut n’y voir qu’une forme géométrique, représentative de l’esthétique de l’époque de Nervi, plutôt que d’y lire une forme humaine. Ces lectures, et d’autres, se superposent et ne s’excluent pas. Elles se renforcent. Chacun y trouve sa propre vérité, c’est-­‐‑à-­‐‑dire qu’il y trouve du sens.

La métaphore portée par la structure comporte en revanche un risque, celui d’en appauvrir la lecture en privilégiant une symbolique au détriment de toutes les autres.

Lorsque l’utilisation du symbole est tellement présente qu’elle devient un but en soi plutôt qu’un moyen de transmettre une émotion ou de faire émerger du sens, alors on entre dans un usage de la métaphore dont Gaston Bachelard fustige

VENTURI Robert, Complexity and contradiction in architecture, éd. The Museum of Modern Art, 1966, 1977, p.20, traduction B.Pra

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l’ « intellectualisme 97». Employée de manière trop peu ambiguë, elle perd la polysémie qui permet à la rencontre entre le spectateur et l’œuvre d’être créatrice de sens.

Bachelard nous met en garde98 : « Il faut prendre garde de ne pas trop la penser 99 », sinon elle peut devenir superficielle. C’est par exemple le cas de la structure courbe de l’Hemisferic de Santiago Calatrava, à Valence, où dès les esquisses à l’aquarelle l’image de l’œil domine le bâtiment. C’est même une sculpture en forme d’œil, et uniquement en forme d’œil. Aucun doute possible, aucune ambiguïté dans la forme et donc aucune possibilité d’une autre interprétation ne subsiste en superposition de cette vision. L’image est là, indéniable et incontournable, mais justement aucune place n’est laissée à l’imaginaire. Le rôle de la structure devient subalterne, dominé par l’image qui cherche à s’exprimer ; au lieu d’une interaction porteuse de sens entre structure et forme, on a soumis l’une à l’autre. Les arches qui permettent de créer cette forme sont là pour servir cette expression, et non parce qu’une résonnance s’opère entre les deux. L’œil peut être un symbole pour de nombreuses choses parmi lesquelles la sagesse est un symbole revendiqué ; il est en outre une allusion – ou plutôt une référence explicite – à la vision, élément essentiel du cinéma qui est abrité par le dôme central. Ces deux idées ne naissent pas d’une rencontre entre un spectateur et l’œuvre. Elles sont présentes, voulues et revendiquées par l’architecte, limpides dans leur relation au programme du bâtiment, mais limités par cette même limpidité dans la profondeur d’interprétation que l’on peut en faire.

BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.30 Dans l’œuvre de Bachelard, c’est même le terme métaphore qui désigne systématiquement cet usage limitant que l’on décrit ici. L’auteur préfère généralement le terme d’image, pour son rapport étymologique avec l’imagination. Nous préférons néanmoins ici utiliser le terme métaphore qui désigne en li&érature une figure de style introduite volontairement par l’auteur.

99 BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.101 97 98

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L’Hémisferic abritant le planétarium et cinéma IMAX de la Cité des Arts et des Sciences de Valence, Santiago Calatrava.

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DUALITÉ MATÉRIELLE Une autre forme de métaphore structurelle touche moins à la forme qu’au matériau. Ici, il s’agit de l’expression d’une idée, d’un principe structurel tirés d’un matériau au travers d’un autre. Lorsqu’il met en œuvre des matériaux de structure, Christian Hauvette les envisage de cette double manière : « Je réfléchis d’abord à la démonstrativité technique de chaque matériau, c’est-­‐‑à-­‐‑dire à sa vérité face à la technique de mise en œuvre. Au-­‐‑delà, j’essaie d’affilier chaque bâtiment à une “matérialité” supérieure qui peut n’avoir aucun rapport avec les matériaux avec lesquels il est réellement construit. Il y a dans mes projets un matériau réel et un matériau fictif. 100 »

D’un côté le matériau réel qui sert à la construction est exprimé dans sa vérité, c’est-­‐‑à-­‐‑dire qu’il est respecté, montré et utilisé en tirant parti de ses qualités pour en déduire une structure adaptée à ses propriétés. Les structures naturellement efficaces à réaliser avec lui s’imposent donc à l’architecte qui doit écouter et comprendre ses besoins intrinsèques. Parallèlement, le matériau fictif qui s’y superpose est un moyen d’envisager la mise en œuvre d’une manière novatrice, libérée des a priori constructifs.

La « matérialité » évoquée ici n’est donc pas la qualité plastique de ce matériau – il n’en a pas, puisqu’il n’a pas d’existence concrète – mais plutôt le « caractère » 101 du matériau, son esprit. En outre ce matériau fictif n’a pas besoin d’être réputé pour ses qualités porteuses : il peut être textile, peau animale, ossement, hauban de voilier, coque minérale… La solidité vient du matériau réel, le matériau fictif apporte quelque chose de nouveau qui résonne avec lui, qui sublime sa nature plutôt qu’il ne la contredit. L’interaction des deux mène à faire évoluer la mise en œuvre tout en respectant les qualités de l’un et de l’autre.

HAUVETTE Christian, propos rapportés in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.67 101 CNRTL, Art. Matérialité 100

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Poésie et structure -­‐‑ Processus de poétisation -­‐‑ Métaphore

Mur ondulé en brique armée de l’Eglise Cristo Obrero d’Atlantida, Eladio Dieste. La brique porteuse est si légère dans

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Poésie et structure -­‐‑ Processus de poétisation -­‐‑ Métaphore

Le travail d’Eladio Dieste à l’église d’Atlantida est révélateur de cette dualité matérielle. Les murs porteurs apparaissent comme étant faits de briques, mais leur forme ondulée forme une macro-­‐‑structure qui a la souplesse d’un voile. La brique comme matériau réel, le textile comme matériau fictif. Nécessairement, la mise en œuvre de la brique dans cet ouvrage diffère de la maçonnerie traditionnelle : elle est armée de fer dans les deux directions, comme le fil de chaine et le fil de trame structurent le textile. Mais il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit pas d’une structure en acier que la brique viendrait uniquement habiller ou remplir. Il s’agit bien d’une structure de brique porteuse, extrêmement fine 102, qui emprunte à l’acier les qualités de résistance en traction nécessaires pour assurer sa cohésion. L’acier permet simplement aux briques de trouver un nouveau mode d’articulation les unes avec les autres, tout comme le mortier permet un certain mode d’articulation des briques dans la maçonnerie. Le voile retrouve la souplesse qui le caractérise dans ce nouvel agencement des briques : le matériau fictif trouve son expression au travers du matériau réel. La brique gagne dans cette mise en œuvre nouvelle une liberté qui lui permet de magnifier ses qualités, elle trouve une nouvelle expression grâce à l’esprit du matériau fictif. C’est dans le respect mutuel que les matériaux réel et fictif ont l’un envers l’autre qu’un sens nouveau émerge : leur rencontre crée une émulation bénéfique, une fusion qui enfante un matériau nouveau héritant le meilleur de ses deux parents : le voile de brique. Ici la fusion des matériaux réels et fictifs est si étroite que les deux ne forment plus qu’un et qu’on ne sait plus lequel est une métaphore pour l’autre. La structure n’évoque pas simplement une association d’idée entre la brique et le voile, c’est son existence même qui dépend de cette association. Ce sont plus que les idées mais des principes essentiels de la brique et du voile, qui ensemble créent ce nouveau type de structure. En d’autres termes, l’essence des matériaux mis en présence se trouve enrichie par leur interaction au point de faire naître à une nouvelle essence : « l’expression crée de l’être. 103 »

Les murs de l’église mesurent seulement 12cm d’épaisseur BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.14.

Voir page 9.

102 103

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LA STRUCTURE ET LE TEMPS UN AUTRE LIEU, UN AUTRE TEMPS « Nous avons un besoin mental de sentir que nous sommes ancrés dans le continuum du temps, et dans un monde humain c’est le rôle de l’architecture de procurer ce/e expérience. L’architecture domestique l’espace illimité et nous permet de l’habiter, mais elle devrait pareillement domestiquer le temps infini et nous perme2re d’habiter le continuum du temps. 104 »

L’architecture ne se résume pas à l’espace mais elle inclut aussi au temps et notre perception de celui-­‐‑ci. Habiter l’espace, c’est ressentir des rapports entre notre corps et notre environnement, des imbrications d’échelles au sein desquelles nous prenons une place identifiée et que nous comprenons. C’est trouver sa place dans l’espace, c’est-­‐‑à-­‐‑ dire trouver du sens dans le rapport entre notre propre corps et le monde qui nous entoure. De même, habiter le continuum du temps, ce n’est pas seulement le laisser s’écouler – ce contre quoi on ne peut rien – mais trouver du sens dans l’imbrication des différentes échelles temporelles qui constituent notre vie et celles qui constituent le monde. L’architecture doit donc non seulement créer des espaces pour l’homme, mais également rendre perceptible les échelles de temps mises en jeu, et en particulier les échelles de temps longues que l’on ne verra pas s’écouler en entier.

La structure est la partie la plus durable de l’objet architectural. Lorsqu’il définit des échelles de temps différentes pour des parties du bâtiment, Henri Ciriani appelle la structure la « permanence majeure 105 » au sein du bâti. Par nature elle conditionne la longévité du bâtiment. Cette relation particulière entre la structure et le temps a des conséquences profondes et se trouve exprimé dans le récit d’Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina 106. Le pont est une œuvre architecturale particulière car il se résume presque

PALLASMAA Juhani, The eyes of the skin, éd. Wiley, 2012, p.35, traduction B.Pra CIRIANI Henri, in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014 106 ANDRIĆ Ivo, Le pont sur la Drina, éd. Belfond, 1990 104 105

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intégralement à sa structure. Ici, le pont construit dans la ville de Višegrad gagne grâce à la longévité de sa structure une dimension quasiment mythique.

Chaque personne née à Višegrad a toujours connu le pont, qui était là avant sa naissance et sera encore là après sa mort : il transcende la vie humaine, et même les générations. Le passage du temps sur lui semble l’affecter, comme il le ferait pour un être vivant 107, mais si lentement que le temps semble s’écouler différemment pour le pont et pour les hommes. La durée de sa vie dépasse largement celle de la vie humaine. Par ce dépassement, le pont semble alors gagner une qualité plus incroyable que la longévité, et tendre vers l’éternité 108. Andrić fait la distinction entre la réalité, dont on sait qu’elle n’est pas infinie, et le ressenti, qui parait éternel, et c’est bien le ressenti qui importe pour la construction du sens que les habitants accordent au pont et non la réelle durée de son l’existence. Or c’est la structure qui donne l’échelle à laquelle semble vivre l’objet architectural, cette échelle qui dépasse celle des hommes.

Les petites échelles de temps sont mesurées au quotidien, par nos gestes, notre expérience corporelle. Elles renvoient au trivial, à la répétition, et finalement au banal : une seconde pour une respiration, une heure pour se nourrir, une nuit pour se reposer.

En revanche, les grandes échelles de temps sont toutes uniques et ne se répètent jamais, ou en tout cas, pas de notre vivant. Elles nous dépassent, littéralement, car elles ont commencé avant nous et se finiront après nous. On ne les mesure pas, on ne les ressent pas non plus, on comprend leur existence mais on peine à les imaginer car on n’en a jamais fait l’expérience. Une année, pour un jeune enfant, est une durée si longue qu’elle semble disparaître derrière un horizon temporel au delà duquel il cesse de se projeter dans l’avenir. De même, aucun homme ne peut réellement ressentir le passage des siècles ou des millénaires, qui paraissent une éternité car ils s’étendent au

ANDRIĆ Ivo, Le pont sur la Drina, éd. Belfond, 1990, p.80 : « [Le pont] vieillissait, naturellement, lui aussi, mais selon une échelle de temps bien supérieure non seulement à la durée d’une vie humaine, mais aussi à toute une suite de générations, tellement grande que ce vieillissement était imperceptible à l’œil nu. » 108 Ibidem : « Sa vie, bien qu’elle ne fût pas infinie, paraissait éternelle, car nul n’entrevoyait sa fin » 107

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delà de notre propre horizon temporel 109. La structure, en conditionnant la dimension du bâti non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, régit donc le rapport d’échelle entre notre propre vie et celle que l’on prête à l’architecture, en plus du rapport d’échelle entre notre corps et le bâti. Lorsque Palasmaa demande que l’architecture nous fasse ressentir notre ancrage dans le continuum 110 du temps, c’est précisément notre place dans cette longue durée qui doit être exprimée au travers de l’architecture. Dans le cas du pont sur la Drina d’Andrić, c’est en particulier par la formation de légendes autour du processus de construction que la structure joue se rôle.

MYTHES ET LÉGENDES En réalité, la construction du pont et celle des légendes ne forment qu’une. Les légendes qui entourent le pont romancent l’histoire des hommes qui y sont lié et racontent sa création en la plaçant sur le même plan que la création du paysage, racontée en des termes cosmogoniques. Perdue dans le passé lointain, la construction réelle perd tout lien avec le présent et le pont semble toujours avoir été là ; de la construction, il ne reste que les récits. Ils s’attachent particulièrement à sa structure, et accordent une grande importance à la lutte contre les forces terribles de la rivière.

Ainsi, l’une des légendes raconte que le vizir qui a fait ériger le pont aurait sacrifié deux enfants, murés vifs dans l’une de ses piles, car la force de la rivière détruisait les piles et empêchait la construction de progresser 111 ; le sacrifice aurait permis de briser une malédiction. Un grand Maure serait également caché dans l’une des piles et terrorise les enfants. D’après Andric il serait la traduction sous forme mythique d’un

Ce phénomène est lié à notre perception du temps. En effet, notre propre vie est la plus longue durée que l’on ait jamais connu et sert de référence pour notre perception du temps. A 1 an, une année représente la moitié de notre vie. La même année pour un homme de 50 ans représente seulement 1/50ème de ce%e durée de référence et paraît par conséquent plus petite. A mesure que l’ont vieillit, nos capacités à nous projeter dans l’avenir et à manipuler mentalement les longues durées augmentent car cet « horizon temporel » s’étend plus loin.

JACQUARD Albert, Conférence Êtres différents, êtres égaux, Arte-­‐‑Filosofia, 2004 110 CNRTL, Art. Continuum : “Espace qui n'ʹest pas interrompu” 111 ANDRIĆ Ivo, Le pont sur la Drina, éd. Belfond, 1990, p.11-­‐‑13 109

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accident survenu sur le chantier, ayant coûté la vie à un constructeur écrasé par une pierre à cet endroit précis 112. Un parallèle peut être fait entre la construction de l’objet architectural et celle de la légende, qui a nécessairement lieu a posteriori : « Le peuple ne garde en mémoire et ne raconte que ce qu’il peut comprendre et réussit à transformer en légende. […] Ce n’est que lorsque […] le grand pont apparut, que les gens commencèrent à se remémorer certains détails et à agrémenter l’histoire du pont véritable, savamment construit et appelé à durer, de récits inventés qu’ils savaient, eux aussi, bâtir avec art et garder longtemps en mémoire. 113 »

Ainsi, l’histoire réelle du bâtiment se déforme et devient progressivement la légende. Ce qui importe alors n’est plus la structure mais plutôt sa construction, et non sa réalité mais son récit. Le rôle de ce récit est de relier entre eux le bâti, l’environnement naturel et la culture pour donner du sens à ce qui nous entoure, que leur origine soit humaine ou non. Ainsi les montagnes environnant Višegrad sont également l’objet de légendes : des chevaux géants, vivant il y a bien longtemps, auraient laissé des empreintes gigantesques dans le sol, expliquant les formations géologiques de la région 114. C’est à cette époque reculée que les montagnes et le pont auraient été créés – il est inutile de chercher à préciser exactement quand elle a eu lieu puisqu’il s’agit d’une époque fictive, réinventée par le récit. Évidemment, les montagnes sont antérieures au pont, mais dans le récit de leur origine, les échelles de temps sont brouillées. La distance entre la création des montagnes et celle du pont importe peu, seul compte le fait que les deux aient une origine lointaine qui les place sur un même plan. Ainsi, une fois achevé, le pont prend la même force dans l’imaginaire qu’un élément du paysage : il est « aussi inébranlable qu’une montagne 115 ».

ANDRIĆ Ivo, Le pont sur la Drina, éd. Belfond, 1990, p.11-­‐‑13 Ibidem, p.25 114 Ibidem, p.11-­‐‑13 115 Ibidem, p.78 112 113

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Le pont sur la Drina vers 1900 (en haut) et en 2009 (en bas). La ville de Visegrad change à la vitesse des hommes qui y vivent, mais le pont semble inchangé.

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Paradoxalement, l’origine perdue dans le passé de cette structure si durable ne l’empêche pas d’être en phase avec les besoins du présent. La solidité et la sûreté du pont, qui lui viennent de son exceptionnelle structure en pierre massive, permettent la traversée de la rivière pendant de longs siècles. On prête alors à son concepteur des qualités de visionnaire, presque divinatoires : « Les architectes de jadis, dont on raconte qu’ils avaient affaire aux fées et à toutes sortes de prodiges et qu’ils devaient emmurer les enfants vivants, avaient le sens non seulement de la beauté et de la permanence de leurs constructions mais aussi de l’utilité et du confort qu’en tireraient les générations les plus lointaines. 116 »

Cette figure de l’architecte qui résout avec succès les questions à la fois de la beauté, de la permanence, de l’utilité et du confort, semble être absolument exceptionnelle, presque surhumaine. Ces architectes « de jadis » avait-­‐‑il une connaissance supérieure des fondamentaux de l’esprit humain, de ses invariants ?

Leur réponse architecturale est-­‐‑elle si fondamentalement différente de celles que nous produisons aujourd’hui, pour qu’elle transcende ainsi leur époque et conserve sa pertinence jusqu’à la nôtre ? N’étaient-­‐‑ils pas aussi humains que nous le sommes, aussi incertains de l’avenir ? En réalité ces œuvres qui nous parviennent en traversant les siècles sont les survivantes d’un phénomène de sélection naturelle, qui détruit progressivement les bâtiments les moins pertinents – détruits par les hommes – et les structures les plus fragiles – détruites par le temps. Au bout de quelques siècles, il doit nécessairement rester les structures les plus pérennes et les bâtiments qui conservent leur pertinence au travers des différentes époques qu’ils traversent ; c’est-­‐‑à-­‐‑dire que les bâtiments qui nous parviennent du passé sont nécessairement ceux dont la structure est le mieux conçue et qui continuent de nous « parler ». Cette figure de l’architecte mythique, à la vision si claire qu’elle traverse sans peine les époques et les cultures, n’est donc pas une réalité mais également une construction a posteriori faite à partir des œuvres exceptionnelles qui nous parviennent.

ANDRIĆ Ivo, Le pont sur la Drina, éd. Belfond, 1990, p.16

116

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La maison de l’écriture de Vincent Mangeat fournit un exemple contemporain de cette attitude. Lors de la visite effectuée en compagnie de l’architecte, celui-­‐‑ci nous a expliqué que « depuis 2000 ans, nous croisons des poutres. Nous n’en finissons pas de croiser des poutres 117 ». Son désir de rompre avec ce mode de construction, qui l’a poussé à positionner des voiles de béton parallèles et à découper l’espace dans ceux-­‐‑ ci 118, est ainsi mis en perspective avec la longue durée et se place en rupture. Lorsqu’il s’efface et qu’il laisse le bâtiment exprimer seul ses intentions, le récit se poursuit. A l’extérieur, une forêt de poteaux soutient une haute canopée de béton à laquelle sont suspendus des petits modules d’habitat à la structure métallique, destinés aux écrivains en résidence à la fondation. Dans le discours de l’architecte, cette canopée constitue une base solide, prévue pour durer, un élément particulier qui fait du lieu un endroit unique, et les habitats suspendus peuvent évoluer avec le temps, être ajoutés ou enlevés au grès des besoins. Que lit-­‐‑on de ce bâtiment, à peine sorti de terre lorsque nous l’avons visité ? Les poteaux ont la rigueur et la brutalité de la pierre, leur alignement géométrique évoque des rangées de menhirs, les concrétions prismatiques de la Chaussée des Géants ou même les énigmatiques statues de l’île de Pâques. On ne sait pas exactement la raison de leur présence, mais elles semblent instinctivement associées à la longue durée et paraissent toujours avoir été là. Plus encore, c’est parce qu’on ignore leur raison exacte que l’on peut projeter sur elles des images, des associations d’idées et de sens qui leur donnent cette aura. A nouveau, le non-­‐‑savoir est une condition première de l’expérience poétique 119.

MANGEAT Vincent, propos rapportés par B.Pra Voir page 28.

119 Voir page 24.

117 118

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En haut : La canopée de béton soutenue par une forêt de poteaux entourant la Maison de l’Ecriture de Vincent Mangeat.

En bas : formations volcaniques de la Chaussée ds Géants.

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LE RÊVE DE LA MÉMOIRE Les éléments de structure, tels que ce que l’on a évoqué en première partie 120, portent comme le reste de la production architecturale les marques des moyens technologiques et des préoccupations d’une époque, d’un courant de pensée ou d’une civilisation qui les ont produits, et qui par l’analyse sont regroupés en caractéristiques extérieures qui constituent des styles 121 : « Il n’y a pas de construction fortuite, sans rapport avec la société humaine où elles ont vu le jour, avec ses besoins, ses aspirations et ses conceptions, de même qu’il n’y a pas de lignes arbitraires ou de formes gratuites en architecture. 122 »

Ainsi, on identifie immédiatement un pilier de l’Égypte antique, la charpente japonaise d’un temple shinto, une voûte romane ou gothique ; mais cette identification immédiate, cette évidence qui semble lier un type ou une forme de structure à une époque et une culture, n’est possible qu’a posteriori. Puisqu’ils sont les éléments les plus durables du bâti, ils en deviennent en effet progressivement les seuls vestiges à mesure que le temps passe, pendant que disparaissent la peinture, les revêtements, les ornements, les textiles, etc. Par leur nature même d’éléments de structure, ils concentrent ainsi peu à peu l’expression architecturale des bâtiments que nous héritons du passé. L’ancrage de ces éléments dans une culture immédiatement identifiable en fait alors des fragments si représentatifs de cette culture, qu’ils semblent porter en eux l’essence de cette culture et de cette époque. Ils peuvent dès lors communiquer à l’espace une part de cette essence, à la fois venue du passée mais vivant toujours dans le présent, comme intemporelle et utopique 123.

Voir « Vocabulaire structurel », page 11.

CNRTL, Art. Style : “Ensemble des traits esthétiques qui caractérisent les œuvres d'ʹune école, d'ʹune nation, d'ʹune époque et qui perme1ent de les dater, classer, évaluer.”

122 ANDRIĆ Ivo, Le pont sur la Drina, éd. Belfond, 1990, p.18 123 A l’origine utopie est un néologisme forgé par Thomas More en 1516 et vient du grec ou (privatif) et topos (lieu) : l'ʹutopie est d’abord un « non-­‐‑lieu », un « lieu qui n’existe pas ». C’est le terme eutopie, également inventé par Thomas More en 1518 et formé sur le préfixe eu (bon), qui signifie li0éralement « lieu idéal ». Il a été abandonné mais son sens a été largement hérité par le terme utopie.

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Cette intemporalité explique en partie le charme des ruines et des bâtiments antiques qui nous parviennent. Dépouillés par le passage du temps de tout ce qui était périssable, ancré dans un siècle différent du nôtre, ils ne conservent que l’essentiel : la structure et les éléments faits des matériaux les plus robustes, avec leurs marques stylistiques. En pénétrant dans ces vestiges, on sort du temps, mais on n’est pas entièrement transporté dans un autre temps. On est suspendu entre les deux, dans l’idée d’un temps différent. Le monde réel se tait un instant et l’on est plongé silencieusement dans la mémoire du passé. « On dirait qu'ʹils se transportent aisément ailleurs, en d'ʹautres temps, dans des plans différents de rêves et de souvenirs. 124» Lorsque Palasmaa tente d’expliquer la relation qu’entretient l’architecture avec le temps, il invoque précisément des bâtiments qui nous sont parvenus du passé : « Au fond, l’architecture est l’art du silence pétrifié. Dans les temps égyptiens nous rencontrons le silence qui entourait les pharaons, le silence de la cathédrale gothique nous évoque la dernière note mourante d’un chant grégorien, et l’écho des pas des romains viens tout juste de s’évanouir dans les murs du Panthéon. […] Le silence de l’architecture est un silence qui répond, qui se rappelle. 125 »

Pourtant, cette mémoire n’est pas la nôtre, elle ne peut absolument pas l’être car nous n’avons jamais connu ces époques révolues. Ce que nous croyons entendre ou apercevoir dans les ruines n’est que notre propre représentation de ce qu’elles étaient autrefois. La ruine fait croire à notre esprit qu’il se rappelle, alors qu’il rêve au passé.

Or ce rêve que l’on prend pour une réalité, ou pour le souvenir d’une réalité que l’on a en fait jamais connu, c’est précisément la fonction poétique du bâtiment : « La poésie, dans sa grande fonction, nous redonne les conditions du songe 126 »

BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), p.79 PALLASMAA Juhani, The eyes of the skin, éd. Wiley, 2012, p.55, traduction B.Pra 126 BACHELARD Gaston, Idem, p.43 124 125

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LE TEMPS ONIRIQUE Peut-­‐‑on utiliser cette force au sein du processus de projet ? Le potentiel de la structure est exacerbé dans la ruine et les vestiges où elle concentre l’expression architecturale en même temps qu’elle gagne la noblesse de l’âge et qu’elle entre progressivement dans le domaine mythique du passé lointain. Certains parviennent pourtant à exploiter cette relation particulière entre le temps et la structure dans une création neuve. Vincent Ganivet réalise des sculptures dans lesquelles tout est structure. Ses œuvres consistent en des assemblages de matériaux maintenus en équilibre uniquement par des principes structurels clairement lisibles et qui pourtant semblent défier la gravité : la tension dans une sangle retenant un arc au dessus du vide, une cascade de parpaings dans lesquels les charges glissent jusqu’au sol ou même la voûte naturellement formée par l’eau s’écoulant sur une cuillère. Seul le principe structurel fait tenir ces œuvres debout, sans l’aide d’aucun mortier, aucune colle ou autre artifice destiné à en augmenter la solidité. Dépouillées de tout élément autre que la structure, réduite à des ossatures, ces sculptures squelettiques peuvent s’apparenter à des ruines, et pourtant elles n’en sont pas. Elles sont à la frontière, neuves mais dépouillée de tout. Qu’un seul élément leur soit retiré, et elles retournent au sol en un amas de matériaux sans structure et sans forme. La volonté de l’artiste a comme accéléré le passage du temps et nous livre des œuvres qui semblent sans âge.

Mises à nu, ces structures expriment les principes qui leur donnent leur existence avec clarté. La ruine est constamment présente à l’esprit de l’artiste qui repousse toujours plus loin la limite de l’équilibre. L’une de ses sculptures est même allé au delà, a franchi la limite et s’est effondrée pendant une exposition 127,. Flirtant avec le danger de la destruction, concentrée dans un dépouillement emprunté à la ruine, les sculptures de Vincent Ganivet puisent dans la force expressive liée à cet état de ruine pour connecter l’instant présent, vécu par le spectateur, avec ces sentiments anciens et profonds qu’elles savent provoquer en nous.

La sculpture de 6 mètres de haut réalisée dans le cadre de l’exposition « Lumière Noire. Art contemporain français » s'ʹest effondrée le 27 juin 2011 à l’Orangerie de la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe.

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Sculptures de Vincent Ganivet.

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L’architecte ne peut bien évidemment pas prendre les risques pris par l’artiste.

Jouer avec la limite de l’équilibre peut être le rôle de l’artiste mais en aucun cas celui de l’architecte, qui doit au contraire assurer la pérennité du bâtiment. En revanche, la force expressive empruntée à la ruine, c’est-­‐‑à-­‐‑dire le dépouillement de l’œuvre et sa concentration sur la structure qui réunit l’essentiel de l’expression, est un principe qui peut s’appliquer également en architecture. Sur la couverture originellement prévue pour L’Horloger du rêve 128, on trouve un personnage nu, allégorie de l’imagination – celle des jeunes auteurs 129 – qui parcourt une structure d’acier. Cette structure est celle des serres royales de Laeken, dessinées par Alphonse Balat en 1873. Les serres botaniques sont un lieu propice à l’onirisme, car leur rôle est de contenir sous nos latitudes un fragment d’un autre monde. Ce fragment est idéalisé, le climat maîtrisé est rendu propice au développement d’une nature luxuriante. La flore exposée est particulièrement riche et agencée pour mettre en avant les plus marquantes des merveilles végétales découvertes. En somme, c’est une représentation d’une nature exotique fantasmée, sublimée par le dessin de l’homme qui la fait ressembler au rêve qu’elle lui inspire. Du fait de l’omniprésence du verre, la structure joue dans la serre un rôle particulièrement important pour la création de cette atmosphère onirique.

Comment décrire par quel moyen cette structure acquiert cette dimension onirique, sinon en cherchant à l’imaginer à l’état de ruine ? L’ossature de métal prend une telle place que même en laissant le temps détruire tous les vitrages et la végétation proliférer, la seule structure, là où elle subsisterait, suffirait à continuer d’évoquer l’idéal qu’elle abrite. Idéale et par là-­‐‑même peut-­‐‑être un peu oublieuse de son contexte immédiat, elle s’ancre dans une continuité plus vaste que son site et son époque, et c’est bien ce qui lui permet de conserver du sens à nos yeux plus d’un siècle plus tard, comme si elle avait été dessinée aujourd’hui même. Ces structures appartiennent au « temps utopien de l’optimisme et de l’espoir ; même après des décennies d’épreuves,

128

BELLEFROID Thierry, François Schuiten, l'ʹhorloger du rêve, éd. Casterman, 2013, p.384

Ibidem, p.385 : « Il faut inventer des serres chaudes pour y me,re les jeunes auteurs à l’abris. »

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elles irradient un air printanier et prometteur 130 » c’est-­‐‑à-­‐‑dire que leur signification dans le domaine de l’imaginaire continue de nous émouvoir au delà des époques.

La structure résiste au temps mais n’est pas pour autant inaltérable. Deux choses se superposent en elle. D’une part, le principe structurel qui sous-­‐‑tend sa construction, l’adéquation entre les propriétés des matériaux et l’usage qui en est fait et une mise ne œuvre soigneuse lui donnent une solidité supérieure, qui lui permet de traverser effectivement le temps. D’autre part, le corps physique de la construction subit les effets du temps, ses matériaux changent lentement d’apparence et leur texture raconte avec plaisir le passage du temps sur elle : « Les matériaux et les surfaces ont leur propre langage. La pierre parle de ses distantes origines géologiques, sa durabilité et son symbolisme inhérent de la permanence ; la brique fait penser à la terre et au feu, la gravité et la tradition sans âge de la construction ; le bronze évoque l’extrême chaleur de sa fabrication, le procédé ancien de la fonte et le passage du temps mesuré par sa patine. 131 »

C’est parce qu’elle évolue lentement que la structure peut nous faire ressentir le « lent et guérisseur passage du temps 132 ». Elle n’est pas seulement un symbole qui nous permet de le saisir intellectuellement, grâce à elle nous en vivons l’expérience dans notre corps et avec nos émotions. L’intemporalité n’est pas une négation du temps mais une autre manière de le ressentir, qui nous rapproche de la condition onirique. Comme dans le rêve, le passé, le présent et le futur obéissent à des lois légèrement différentes, ils échappent enfin à la rationalité.

PALLASMAA Juhani, The eyes of the skin, éd. Wiley, 2012, p.57, traduction B.Pra PALLASMAA Juhani, Hapticity and time, 2012, in Architectural Review, 2000 p.79, traduction B.Pra 132 PALLASMAA Juhani, The eyes of the skin, éd. Wiley, 2012, p.56, traduction B.Pra 130 131

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En haut : couverture originalement prévue pour L’Horloger du Rêve.

En bas : les serres royales de Laeken, d’Alphonse Balat

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CONCLUSION Dans la première partie, nous avons cherché à définir l’expression poétique en la distinguant de l’expression prosaïque. Cette distinction n’étant pas claire – la poésie en prose en est la preuve – nous avons donc cherché plutôt le cœur de ce mode d’expression, que nous avons pu définir par sa capacité à dépasser la dimension informationnelle du langage pour faire apparaître du sens entre notre être et le monde.

Nous avons nommé ces qualités du langage poétique la transcendance et la densité, c’est-­‐‑à-­‐‑dire la capacité à dépasser sa propre nature et la multiplicité d’interprétation qui permet à la rencontre entre l’individu et l’œuvre d’être féconde.

Nous avons ensuite exploré l’idée d’un vocabulaire structurel. L’association de sens et de symboles avec des éléments de structure, dont ils sont une part intrinsèque, semblait être une entrée possible vers la création de sens plus élaboré. Mais l’articulation entre eux des éléments, et surtout la manière dont cette articulation permet à la structure de s’exprimer poétiquement, n’a trouvé aucune explication dans les écrits des architectes. Au contraire, la notion d’architectonique régulièrement invoquée, semblait vouloir masquer les procédés à l’œuvre, arguant que « Le travail architectural est très complexe. On sait ce qu’il y a en amont mais on ne connaît pas les mécanismes du choix. 133». Parallèlement, des thèmes récurrents et des attitudes de pensée sont apparus à la lecture des auteurs. Nous avons donc exploré les processus par lesquels les architectes permettent à une poésie d’émerger de leur travail.

Nous les avons exploré de manière séparée : le travail prosaïque sur la structure qui laisse la poésie émerger sans volonté d’expression de l’architecte, le travail sur l’expression de la gravité et du mouvement, la superposition de sens métaphoriques sur la structure ou la construction d’un récit qui s’en sert pour ancrer le bâti dans un continuum plus large. En réalité, ces processus se superposent dans l’élaboration du projet. Il serait même trompeur de parler de différents processus : chaque projet est le

MAURIOS Georges, propos rapportés in PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014, p.80

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fruit d’un processus global, et les angles que l’on a identifié ici n’apparaissent qu’après la conception, et leur étude segmentée comporte nécessairement une part de réduction.

Nous n’avons pas cherché ici à définir une méthode ou un algorithme permettant d’atteindre l’expression poétique dans le travail de structure. D’une manière générale, pourquoi s’intéresser à la notion de poésie et à son rapport avec la structure ? Pour nombre d’étudiants en architecture, la structure est une question technique et pour ainsi dire annexe, tombant sous la responsabilité d’un bureau d’études, comme l’acoustique, l’électricité, la plomberie. Elle est un « démon nécessaire 134 ». La multiplicité des matériaux et des techniques à disposition, et par conséquent la difficulté à en maitriser la dimension technique, ne sont pas pour rien dans cette dépossession de cet aspect fondamental du projet. Dans ce domaine, les ingénieurs des bureaux d’études ont un ascendant évident sur les architectes. Mais, si une certaine maîtrise technique est nécessaire pour concevoir correctement la structure, c’est en premier lieu l’envie, l’amour de cet aspect du projet qui fait que l’architecte s’en saisit ou non. Pour se ressaisir de la question structurelle, l’architecte doit donc aujourd’hui se concentrer non pas sur sa dimension technique, mais au contraire sur son rôle expressif, ses qualités architecturales, et donc sur sa dimension poétique. Car c’est bien l’art de bâtir, de construire des structures pour résister au temps, qui permet aux hommes de concrétiser leur désir d’espace, de donner corps à leur vision et de rendre possible leurs rêves. Et au fond « Qu’y a-­‐‑t-­‐‑il de plus important au monde que de réaliser ses rêves ? »135

SALVADORI Mario, Comment ça tient ?, éd. Parenthèses, 2005, p.13 SCHUITEN Luc, conférence donnée à l'ʹENSAS le 02 Décembre 2014, propos rapportés par B.Pra

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ANNEXE BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES ALEXANDER Christopher et al., A Pa%ern Language, éd Oxford University Press, 1977 ANDERSON Stanford, Eladio Dieste : Innovation in structural art, éd. Princeton Architectural Press, 2004 ANDRIĆ Ivo, Le pont sur la Drina, éd. Belfond, 1990 BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, éd. Presses universitaires de France, 1957 (1961), disponible sur internet : h"p://www.philo-­‐‑online.com/TEXTES/BACHELARD%20Gaston%20La%20poetique%20de%20l%20espace.pdf BELLEFROID Thierry, François Schuiten, l'ʹhorloger du rêve, éd. Casterman, 2013 CLAYSSEN Dominique, Jean Prouvé, L'ʹidée constructive, éd. Dunod, 1983 JACQUARD Albert, Conférence Êtres différents, êtres égaux, Arte-­‐‑Filosofia, 2004, disponible sur internet : h"p://www.artefilosofia.com/pdf/jacquard.pdf McQUAID, Matilda, Santiago Calatrava: Structure and Expression, éd. Museum of Modern Art, 1993 NESBITT Kate, Theorizing a new agenda for architecture, an anthology of architectural theory 1965-­‐‑1995, Princeton Architectural Press, 1996 PALLASMAA Juhani, The eyes of the skin, éd. Wiley, 2012 PALLASMAA Juhani, Hapticity and time, in Architectural Review, 2000, disponible sur internet : h"p://fluxwurx.com/jstudio/wp-­‐‑content/uploads/2011/02/pallasmaa_hapticityandtime.pdf

PICON-­‐‑LEFEBVRE Virginie & SIMONNET Cyrille, Les architectes et la construction, éd. Parenthèses, 2014 POUILLON Fernand, Les pierres sauvages, éd. Du Seuil, 1964 SALVADORI Mario, Comment ça tient ?, éd. Parenthèses, 2005 SALVADORI Mario, Pourquoi ça tombe ?, éd. Parenthèses, 2009 TZONIS Alexander, Santiago Calatrava : la poétique du mouvement, éd. Flammarion, 1999 (2005) VALERY Paul, Eupalinos ou l’Architecte, éd. Gallimard, 1921, disponible sur internet : h"p://ugo.bratelli.free.fr/ValeryPaul/ValeryEupalinos.pdf

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JOURDA Françoise-­‐‑Hélène, Leçon inaugurale : s’engager, conférence du 5 octobre 2009 à l’ENSAG, disponible sur internet : h"p://www.grenoble.archi.fr/servideo/spip.php?article51 KAHN Nathaniel, My architect, a son’s journey, 2003 KAHN Louis, International Design Conference Aspen, conférence du 6 juin1972

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SCHUITEN Luc, Conférence du 2 décembre 2014 à l’ENSAS, disponible sur internet : h"p://www.strasbourg.archi.fr/activit%C3%A9s/luc-­‐‑schuiten-­‐‑architecte-­‐‑et-­‐‑illustrateur-­‐‑bruxelles

BANDES DESSINÉES SCHUITEN François & PEETERS Benoît, Souvenirs de l'ʹEternel Présent, Éd. Casterman, 2009 SCHUITEN François & PEETERS Benoît, La fièvre d'ʹUrbicande, Éd. Casterman, 1985 SCHUITEN François & PEETERS Benoît, La Tour, Éd. Casterman, 1987

SITES INTERNET CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques) : h"p://www.cnrtl.fr Archidirect-­‐‑ Lexique de la construction : h"p://www.archidirect.com/francais/infocenter/lexique_construction.php Dictionnaire Larousse en ligne : h"p://www.larousse.fr Structurae : h"p://structurae.net

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Dieste Eladio h"p://en.wikiarquitectura.com/index.php?title=Atlantida_Church

Heatherwick Studio : h"p://www.heatherwick.com/rolling-­‐‑bridge/

Issermann Dominique : h"p://www.mep-­‐‑fr.org/evenement/dominique-­‐‑issermann/

Jourda Françoise-­‐‑Hélène : h"p://www.jourda-­‐‑architectes.com/ h"p://www.grenoble.archi.fr/servideo/spip.php?article51

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Mangeat Vincent h"p://www.mangeat-­‐‑wahlen.ch h"p://www.fondation-­‐‑janmichalski.com

Nervi Pier Luigi : h"p://www.universalis.fr/encyclopedie/pier-­‐‑luigi-­‐‑nervi/ h"p://www.archidiap.com/opera/palazze"o-­‐‑dello-­‐‑sport/

Perraudin Gilles : h"p://www.perraudinarchitectes.com

Prouvé Jean: h"p://www.territoires.gouv.fr/le-­‐‑salon-­‐‑des-­‐‑arts-­‐‑menagers-­‐‑des-­‐‑annees-­‐‑1950 h"p://jeanprouve.centrepompidou.fr/maison-­‐‑nancy.php h"ps://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cMebyxp/r6rG7Bo h"ps://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c6bX5Ld/ryA858 h"p://www.pixelcreation.fr/nc/galerie/voir/jean_prouve/jean_prouve/09_jean_prouve/

Pugliese Ma+eo : h"p://www.ma"eopugliese.com/component/k2/itemlist/category/4-­‐‑extra-­‐‑moenia.html

Royaumont : h"p://www.royaumont.com/fr/abbaye-­‐‑refectoire-­‐‑des-­‐‑moines

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TABLE DES ILLUSTRATIONS Page 13 -­‐‑ Sculptures de Ma.eo Pugliese, série Extra Moena. | © Ma.eo Pugliese -­‐‑ Thermes de Vals de Peter Zumthor | © Peter Zumthor -­‐‑ Exposition Laetitia Casta | © Dominique Issermann Page 15 -­‐‑ Cariatides de l’Érechthéion | Photo Harrieta171, CC BY-­‐‑SA,via wikipedia.fr -­‐‑ Colonne papyriforme du temple d’Isis de Philae | Droits Réservés -­‐‑ Pilotis de la Villa Savoye, Le Corbusier | Photo Mark Hogan, CC BY-­‐‑NC-­‐‑SA -­‐‑ Souvenirs de l’Eternel Présent | © François Schuiten & Benoît Peeters, © Casterman Page 20 -­‐‑ Voûte de la Sainte Chapelle | Photo Benh Lieu Song, CC BY-­‐‑SA, via wikipedia.fr -­‐‑ Voûte du hangar d’Orvieto, Pier Luigi Nervi | Photo Hulton Ge-y, via universalis.fr Page 28 -­‐‑ Maison de l’Ecriture, Vincent Mangeat – Auditorium et foyer | Photo Benjamin Pra, CC BY-­‐‑NC-­‐‑SA Page 30 -­‐‑ Maison Coque, Jean Prouvé | © Fonds Jean Prouvé Page 33 -­‐‑ Détails constructifs, Jean Prouvé | © Fonds Jean Prouvé Page 36 -­‐‑ Structure tendue du stade Olympique de Munich, Frei O'o | Photos Jorge Royan, CC BY-­‐‑SA Page 38 -­‐‑ Serre du centre de formation de Herne-­‐‑Sodingen, Françoise-­‐‑Hélène Jourda | © Jourda Architectes -­‐‑ Détails de structure | © Jourda Architectes, © CRIT Page 43 -­‐‑ Projet de la Cité de la Musique, Jourda & Perraudin | © Jourda Architectes, © perraudinarchitecture -­‐‑ Schéma de Viollet-­‐‑Le-­‐‑Duc | Domaine Public -­‐‑ Le Réseau, La Fièvre d’Urbicande | © François Schuiten & Benoît Peeters, © Casterman Page 49 -­‐‑ Abbaye de Royaumont, réfectoire des moines | Photo Clicsouris, CC BY-­‐‑SA Page 54 -­‐‑ ENSAL, Jourda & Perraudin | © Jourda Architectes, © perraudinarchitecture Page 56 -­‐‑ Maque&e funiculaire de la Colonie Güell, Antoni Gaudí | Photo Canaan, CC BY-­‐‑SA Page 61 -­‐‑ Torso Tower et Twisting Torso, Santiago Calatrava | © Santiago Calatrava Valls

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Page 64 -­‐‑ Rolling Bridge, Heatherwick Studio | © Heatherwick Studio Page 67 -­‐‑ Milwaukee Art Museum, Santiago Calatrava | © Timothy Hursley, © Santiago Calatrava Valls -­‐‑ Etudes chronophotographiques, Jules-­‐‑Etienne Marey | Domaine Public Page 71 -­‐‑ Viaduc de Garabit, Gustave Eiffel | Droits Réservés -­‐‑ Vue d’une pile et du pied de l’arche | Photo Nicolas Janberg, via structurae.net -­‐‑ Grand Torii du sanctuaire d’Itsukushima, sur l’île de Miyajima | Photo Benjamin Pra Page 75 -­‐‑ Petit Palais des Sports, Pier Luigi Nervi | Photo Nicolas Janberg, via structurae.net -­‐‑ Poteau : jambes et bras | © Nicholas Iyadurai -­‐‑ Sysiphe poussant son rocher, | © Jankovics Marcell Page 78 -­‐‑ Hemisferic, Santiago Calatrava, photo et esquisses | © Santiago Calatrava Valls Page 80 -­‐‑ Eglise d’Atlantida, Eladio Dieste | © Eladio Dieste -­‐‑ Vue de l’extérieur | Droits Réservés -­‐‑ Vue de l’intérieur | Photo Rafael Oliveira Page 86 -­‐‑ Pont de Visegrad vers 1900 | Auteur inconnu, Domaine Public -­‐‑ Pont de Višegrad en 2009 | Photo Branislav Andric, CC BY Page 89 -­‐‑ Maison de l’Ecriture, Vincent Mangeat – Canopée | © Mirabella Balaciu, via fondation-­‐‑ janmichalski.com -­‐‑ Formations basaltiques de la Chaussée des Géants | © Florian Knorn Page 93 -­‐‑ Sculpture de Vincent Ganivet | © Vincent Ganivet Page 96 -­‐‑ Couverture prévue pour L’Horloger du Rêve | © Casterman, © François Schuiten -­‐‑ Serres Royales de Laeken, Alphonse Balat | © Emmanuelle Hubert

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