Balade cotentinaise

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Un lieu aurevillien

MaĂźtre Tainnebouy Ă©tait lĂ , au pied du vieux porche, le dernier vestige du chĂąteau du Quesnay. Avec sa grosse veste brune en velours cĂŽtelĂ©, ses chaussures et ses guĂȘtres en cuir Ă  boutons dorĂ©s qui lui serraient les mollets, il semblait appartenir Ă  un autre Ăąge, Ă  une Ă©poque rĂ©volue, celle des seigneurs de l’Ancien RĂ©gime. Il me serrait la main de sa grosse main trapue, presque malhabile, plus habituĂ©e Ă  tĂąter l’épaisseur du gras entre les cĂŽtes de ses bƓufs qu’à accomplir des gestes amicaux. Il avait fini par racheter, aprĂšs plusieurs annĂ©es d’abandon, les murs du Quesnay, encore frĂ©missants de la tĂ©nĂ©breuse histoire de Sombreval. Il rĂ©gnait ici en maĂźtre absolu, fier de sa position de propriĂ©taire, fort de sa musculature et de son impĂ©tueux caractĂšre. Il se mĂȘlait en lui une puissance singuliĂšre, faite de supĂ©rioritĂ©, d’argent et de notabilitĂ©. En devenant le propriĂ©taire du Quesnay, il savait qu’il pourrait rivaliser avec quelques riches fermiers des alentours, Ă©taler au grand jour les vieux murs et les champs qui bordent la route dĂ©partementale reliant Saint-Sauveur Ă  Bricquebec. L’entrĂ©e principale du Quesnay a quelque chose de majestueux, de puissant. Le large porche s’enfonce dans la cour. Il est coiffĂ© d’un fronton triangulaire percĂ© d’un Ɠilde-bƓuf oĂč le lierre s’enhardit, s’incruste dans les moindres interstices, courant le long des bandeaux cerclant l’édifice. MaĂźtre Tainnebouy tient Ă  garder

cette chevelure naturelle, comme pour mieux garantir le poids du passĂ©. Sous le porche, on pouvait remiser quatre grandes voitures Ă  foin que l’on faisait atteler par deux ou trois percherons, ces chevaux lourds et puissants. Dans cette poignĂ©e de main, je ressentais toute la symbolique du milieu rural, cette ampleur dĂ©mesurĂ©e pour marquer un milieu social pour qui la prĂ©sence Ă©tait liĂ©e au visible, Ă  l’image rĂ©elle des pierres, des bĂątiments et des champs avec le matĂ©riel et les animaux qui les occupaient. Tainnebouy portait son regard au-delĂ  de la route, vers les prairies, jubilant presque Ă  l’excĂšs. Son troupeau de vaches normandes paissait tranquillement. Certaines bĂȘtes Ă©taient couchĂ©es et ruminaient, la tĂȘte droite, imperturbables. La vache normande, avec sa robe tricolore, Ă©voque la Normandie traditionnelle et Ă©ternelle, celle de Guillaume, fiĂšre et indĂ©pendante, presque rebelle. La terre verdoyante et gĂ©nĂ©reuse ressemble Ă  des parcs parfaitement entretenus. Chaque frondaison apporte la touche nĂ©cessaire Ă  la beautĂ© des lieux. En terrien avisĂ©, MaĂźtre Tainnebouy prĂ©servait les haies pour donner de l’abri aux animaux, surtout sur la façade ouest avec ses vents dominants. DerriĂšre lui, au-delĂ  de la zone d’ombre du porche, s’étale la clartĂ© lumineuse de l’immense cour sablĂ©e, 79


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