Un spectre sur le mont Texte écrit en hommage à Barbey d’Aurevilly.
Maître Jules Lafouasse de la ferme-manoir de PierreBas est fermier de père en fils, des Du Villiers de La Haye, vieille famille cotentine dont les générations gardent jalousement quelques belles propriétés sur le territoire communal de Doville. Maître Jules, comme dit la contrée, est un homme respecté et fait partie de ces gens pour qui le terroir est un bien précieux. Les hommes, les bêtes, tout ce qui se rattache à la terre est un trésor important que maître Jules n’admet pas d’être désavoué. C’est par respect pour ses propriétaires qu’il cultive et entretient les terres, pour sa famille aussi, qu‘il s’emploie avec Hortense, son épouse, à élever dans la tradition afin que tous ses membres deviennent après lui de fidèles serviteurs de la terre. Maître Jules aime aussi entretenir l’image des événements dramatiques qui se sont déroulés durant la Révolution, il raconte parfois quelques faits qui ont enflammé la région, mais aussi toutes les fameuses histoires liées au brigandage et à la sorcellerie, tout près de chez lui, dans la forêt du mont Étenclin, un massif forestier parmi les plus épais du coin. Le mont de Doville qui lui fait face n’est pas en reste non plus. Pour l’un, c’était la fameuse Charlotte Sidy partant et galopant toute nue sur le dos d’un énorme taureau pour se rendre aux sabbats au plus profond des bois en pleine nuit. À Doville, sur le mont, on voyait pendant
les grandes nuits d’été des flammèches de langue de feu parcourir le haut de la lande désertique. Maintenant que l’ordre semble revenu, que la monarchie est de retour, Jules se sent satisfait, même s’il comprend les événements passés, ceux de la Révolution de l’empereur à qui il vouait une véritable vénération. Avec lui, n’y avait-il pas eu le renouveau lié à l’ordre et à la puissance conquérante de son armée ? Le monde paysan avait pu traverser des années florissantes. Jules n’oublierait jamais la grandeur napoléonienne. À la ferme de Terre-Bas, Maître Jules est secondé par sa solide femme, une fille du cru, formée pour être une vraie patronne de la terre. La famille a grandi rapidement. Pratiquement chaque année, le couple ajoute un petit « drôle ». Les premiers gars sont de taille à mener les travaux de labour, Jules est heureux. Cette année encore, les récoltes ne sont pas mauvaises. Les moissons touchent à leur fin. En cette fin de soirée, après la soupe, le paysan sort de sa maison pour aller respirer l’air de la nuit et tirer quelques bonnes bouffées de sa pipe en merisier. La nuit est belle en cette période de l’année lorsque la mi-août est passée. On sent la douce fraîcheur après la torpeur du jour et le parfum de la moisson 69