La grand-messe La vie en Normandie, mœurs et coutumes sociales
La grand-messe allait commencer. La foule des paroissiens avait pris place dans les bancs de Saint-Vigor. C’était plein, aucun endroit disponible, même dans la petite chapelle latérale dédiée à la bienheureuse Placide Viel, une des saintes de l’abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte, originaire de la paroisse. C’était jour de Pâques, le soleil resplendissait et donnait à travers les vitraux de l’église un flamboyant coloré, illuminant le chœur de l’édifice. Des taches rouges, bleutées, mauves, rosées se posaient comme des papillons sur les bancs et les stalles. Le retable, paré de ses ornements, resplendissait de beauté. On attendait maintenant monsieur le curé. La petite porte latérale s’ouvrit encore sur un retardataire. Lorsqu’on entendit grincer la porte sur ses gonds, le léger brouhaha s’interrompit. Les têtes se tournèrent vers l’arrivant, zieutant l’intrus. Ah, c’est Jojo, toujours lui ! Il devait encore avoir une vache en train de vêler ou un dernier rang de pommes de terre à faire ! Jojo, tout juste arrangé pour la cérémonie pascale, les cheveux poivre et sel encore ébouriffés, s’avança prudemment en scrutant d’un air presque apeuré l’assistance. Pourtant, Jojo est un habitué, un gars connu dans la bourgade. Il traîne derrière lui toute
sa condition de vieux garçon dont il n’arrive pas à se débarrasser. Il souhaiterait vivement trouver une femme même plus âgée que lui, mais voilà, papa et maman sont là, exigeants, rétifs à toutes les filles ne possédant pas quelques vergées de terre au soleil. Sa mère désespère de voir son fils unique sombrer dans un état devenu presque fantaisiste. Par trois fois, Jojo a été officieusement fiancé, puis les promises ont fini par décliner la promesse de mariage. On ne sait pour quelles raisons, mais ce fils de maison trop couvé ne semble pas encore mûr pour le mariage. Les filles de la bourgade ne manquent pas, celles des hameaux, puis celles du bourg. Pour ces dernières, il ne faut pas trop rêver, elles ne sont pas intéressées par la condition paysanne. Tôt ou tard, ces demoiselles partiront vers d’autres cieux, la grande ville, probablement. Dans cette ambiance décourageante, Jojo se désole et s’accroche tant bien que mal à fréquenter la religion en compensation. Chaque dimanche, il se rend à la grand-messe et chante le latin au gré de sa mesure. Il déforme les mots qui prennent parfois une curieuse résonance. Le sacristain (surnommé Jésus) lui jette un regard mauvais, mais Jojo n’en a que faire, car « Jésus » chante encore plus mal que lui ! Les chants en latin vont paraît-il disparaître avec un profond remaniement de la liturgie, le curé en a parlé. 39