Les Gosans de la triste patrie

Page 1

LES GOSANS de la triste patrie

AFIFI

KATAYOUN

Ce livre est dédié à toutes les femmes du monde, qu’elles soient militantes, écrivaines, ou simplement femmes. L’histoire ne manque pas de ces héroïnes intrépides et vaillantes, femmes courageuses et déterminées, qui se sont battues, coûte que coûte, contre la tyrannie et l’oppression, un combat d’une actualité brûlante qu’elles mènent aujourd’hui, avec, cependant, une plus grande visibilité.

vi

Table des matières

1 Les bossus comme moi 1 2 Celle qui fabriquait des baignoires... 9 3 Voie à sens unique 31 4 N’écrivez plus en persan 53 5 Madame Simine 71 6 Femme dans le miroir 95

vii

Les bossus comme moi

Leréveil de la chambre à coucher de M. Bossu annonça six heures du matin ; mais depuis que l’usage du mot « Pourquoi » sous toutes ses formes possibles et impossibles avait été interdit dans la langue, et toutes les formes de la langue, le temps avait perdu son sens pour lui.

Assis sur le lit, M. Bossu regarda son appartement. Une pièce moyenne, carrée, au sixième étage d’un bâtiment quasi disloqué qui était à la fois la chambre à coucher et la salle de séjour avec une petite salle de bain et la cuisine qui ne pouvait accueillir qu’une seule personne.

Toute sa vie, M. Bossu avait essayé de vivre de la manière qu’il désirait, libre et soulagé du superflu ; il cherchait toujours une vie simple et sans inquiétude. A l’exception d’un lit, d’une petite table avec deux chaises, d’un canapé et aussi d’une toile à peindre avec son chevalet et quelques pinceaux, il n’y avait rien d’important dans sa chambre.

1
1

Les gōsāns de la triste patrie

Le vase de porcelaine sur la table ornée par des miniatures persanes disparaissait de jour en jour sous la pesanteur de la poussière. Il n’y avait plus les tournesols ou les narcisses de Chiraz qu’il y posait la plupart du temps. En tout cas, si le jour du désastre n’était jamais arrivé, M. Bossu aurait pu continuer sa vie quotidienne comme une personne ordinaire. Avant qu’il perde son emploi, M. Bossu était allumeur de réverbères. Il avait la responsabilité d’éclairer la voie publique dans six quartiers de la ville d’ Apollo . Le vieux maire ne voulait pas moderniser le système d’éclairage et il n’avait jamais remplacé la chaleur et la beauté harmonieuse des couleurs sous la lumière des lanternes à quinquet par des lampadaires à gaz. Chaque soir vers six heures, M. Bossu commençait à allumer les lanternes. Resté debout sous l’une de ces lanternes, il rencontra pour la première fois un homme bizarre qui serait plus tard son plus cher ami.

« Christ qui parlait de la paix et de l’humanité, qui s’opposait à la répression et à la guerre et qui invitait les gens à l’unité, portait toujours une robe jaune. Cet homme n’avait peut-être pas eu de chance durant sa vie et il ressentait toujours une peine profonde. Resté incompris et abandonné par les gens qu’il aimait tendrement, il était condamné à la solitude et à une errance désespérante. Mais sa robe, sa robe jaune, était d’un jaune exceptionnel, d’un jaune rare. »

2

Les bossus comme moi 3

M. Bossu regardait cet homme étrange qui parlait chaleureusement du Christ et qui s’habillait comme des villageois qui portent leur meilleur vêtement pour venir en ville. Il fut tellement surpris qu’il resta bouche bée. Qui était cet homme tant intéressé par la couleur jaune de la robe du Christ et qui ressemblait plutôt aux villageois du dix-neuvième siècle qu’il avait déjà vu dans des films ?

– Je m’appelle Vincent et je suis peintre ! Sous la lumière de ces lanternes j’ai pu trouver beaucoup de mes couleurs préférées. Vous ne pouvez pas imaginer la couleur jaune des violettes et… le jaune rougeâtre des jupes des femmes quand les lanternes brillent. En tout cas, vous êtes allumeur, n’est-ce pas ?

M. Bossu qui jusqu’à ce moment-là était resté stupéfait, bougea enfin la bouche et répondit « oui » d’un ton sec. Les yeux noisettes de Vincent brillèrent.

– Vous êtes donc artiste mon ami ! Venez, je vous offre un verre ! et il le suivit sans dire un mot…

Depuis ce soir, ils se voyaient fréquemment sous les lanternes. M. Bossu faisait le travail de l’allumage et Vincent essayait de trouver la couleur la plus émouvante selon son expérience. Puis ils prenaient le dîner ensemble et Vincent mêlait les couleurs sur le plat et esquissait les premiers dessins.

Les gōsāns de la triste patrie

En regardant les gens, M. Bossu avait constaté que la figure et les vêtements absolument démodés de Vincent ne les surprenaient pas. Personne ne le considérait quand il marchait dans la rue ou quand il parlait à haute voix de l’angoisse de l’humanité et de la couleur jaune de la robe du Christ. Peut-être que personne ne voyait son ami imaginaire.

Bien sûr avant le jour du désastre, M. Bossu n’avait aucune bosse sur le dos. C’était un homme charmant et bien fait avec un dos parfaitement droit. Tout commença dès le premier jour de l’interdiction du « Pourquoi ». Quel jour ? Quelle date ? Il ne s’est plus rappelé la date, ni le jour de la formation de la première bosse sur le dos courbé. Dans le temps poussiéreux le décompte des jours perdus semblait inutile.

Ce jour-là, M. Bossu se réveilla comme d’habitude à six heures du matin. C’était l’hiver et il faisait encore obscur. Il entendit soudain des bruits bizarres qui venaient du dehors : « Attention, attention ! Au nom de la splendide autorité de la ville d’Apollo, à partir de maintenant, le mot « Pourquoi » sous toutes ses formes linguistiques est supprimé de la langue écrite et orale. Sa Majesté et seul pouvoir royal d’Apollo, désire que les gens participent à cette campagne pour faire taire le « Pourquoi ». La conséquence sera terrible pour ceux qui ne respecteront pas cet ordre divin. »

Les annonceurs ne dirent pas ce que serait la conséquence de l’insoumission. En regardant les gens

4

Les bossus comme moi 5 par la fenêtre, M. Bossu voyait des visages étonnés qui ressemblaient plutôt au point d’interrogation.

« Comment c’est possible ? Est-ce qu’on peut substituer d’autres mots interrogatifs ? », se demandèrent-ils.

Au début, cet avertissement semblait comme une blague insensée, mais le jour suivant quand la nouvelle de la démission du maire fut publiée dans les quotidiens, les gens comprirent que cette blague insensée pouvait être réellement un avertissement.

En une semaine, le « Pourquoi » avait totalement disparu. Tous les livres furent regroupés pour être contrôlés. On fit une grande quantité de pâte à papier avec les anciens livres et journaux qui comportaient ce mot.

Le lendemain du silence du « Pourquoi », M. Bossu s’assit à six heures pile sur le lit avec le dos déformé par une bosse. C’était en effet la conséquence de l’insoumission. Les lampadaires à gaz avaient été substitués aux lanternes à quinquet et la part de M. Bossu de cette substitution était une bosse qui avait fleuri exactement au centre de son dos parce qu’il s’était juste demandé : « Pourquoi ? »  On n’avait donc plus besoin des allumeurs… Dès ce jour-là, le mot « Pourquoi » échappait à n’importe qui, il (ou elle) sentait une démangeaison sur le dos, puis lui (ou elle) était le témoin du fleurissement d’une bosse. La pesanteur de la bosse dépendait de l’intensité et de la fougue de la prononciation du « Pourquoi ». Mais l’histoire ne finissait pas ici.

Les gōsāns de la triste patrie

On avait employé les agents dévoués totalement entraînés à identifier les bossus. Quiconque était présenté comme un bossu, fut pendu aux lampadaires à gaz. Le châtiment d’un bossu n’importe où était l’exécution et la mort. Beaucoup de femmes et d’hommes furent pendus, dès que le dernier « oi » du mot « Pourquoi » avait séché sur leurs bouches. On obligea les condamnés bossus à porter une robe unicolore avant la pendaison, une robe jaune.

Bien sûr M. Bossu était l’une des plus heureuses victimes de ce malheur. Il avait pu échapper au regard perçant des dévoués et se réfugier dans son appartement. La seule chose qui l’attachait au monde extérieur, était la fenêtre. Pendant cette période il ressentait une perplexité si profonde qu’il avait totalement oublié son ami, Vincent.

A cause de son dos montagneux, M. Bossu ne pouvait pas dormir facilement la nuit. Il fixait ses yeux sur le plafond et respirait péniblement. D’une part, la peur de dire « Pourquoi » et d’autre part, la pesanteur de la bosse accentuaient son inquiétude et son chagrin.

Il se demandait fréquemment ce qu’était son péché. En révisant les questions sans réponse, il sentait soudain l’assaut du sang dans sa tête. Ses capillaires commençaient à enfler sans exploser. Une sorte de gonflement perpétuel avec une douleur et une chaleur intense qui sautaient des yeux. Les veines ne se déchiraient pas mais gonflaient sans saignement.

6

Les bossus comme moi 7

La bosse était devenue comme un grand serpent qui s’enroulait autour de lui et chaque instant serrait plus le cercle dans un temps illimité. Le sentiment d’une suffocation continuelle ne le laissait jamais tranquille. Dans son appartement, il était le prisonnier d’une bosse qui le distinguait des autres.

Vincent revint, mais comme s’il n’était pas le vrai Vincent. Ses cheveux étaient devenus pâles et ses yeux noisettes lumineux avaient perdu leur éclat. Il avait apporté avec lui une toile inachevée sur un chevalet et quelques pinceaux. M. Bossu regarda les yeux creux de son ami et lui demanda où il était allé et s’il allait bien. Vincent ne dit rien. Il était en effet une ombre et M. Bossu ne sentait plus sa présence. Il ne fixait ses yeux que sur le plafond avec un regard insensé. Vincent ne parlait ni de portrait de la femme italienne, ni de couleur jaune amère de la robe du Christ, ni d’autre chose…

Je m’appelle M. Bossu. Depuis longtemps je suis prisonnier dans mon appartement. Vincent est toujours silencieux. Il a laissé le portrait de la femme italienne sans colorier son foulard. Je vois chaque jour les dévoués par la fenêtre qui surveillent tous les quartiers et maisons de la ville avec les télescopes perfectionnés. Je viens de comprendre que je ne dois pas imaginer le « Pourquoi » même dans ma tête. La dernière fois que je l’ai essayé, j’ai vu une autre bosse en train de naître. J’ai donc décidé de bloquer mes pensées. Aujourd’hui on a pendu deux autres personnes au lampadaire près de mon appartement.

Les gōsāns de la triste patrie

L’une était la prostituée de la sixième rue. Je l’avais connue, elle m’apportait du pain et des légumes et l’autre, c’était le chanteur d’opéra. Je ne peux plus tolérer ces murs. Je sens qu’ils se rapprochent un peu plus tous les jours pour m’écraser. Je suis une personne ordinaire. Toute ma vie, je voulais seulement manger un sandwich sous la Statue de la Liberté quand je serais à la retraite. Je voulais toujours prendre des photos sur Abbey road où passèrent The Beatles tranquillement un jour de printemps.

« Pourquoi ? », « Pourquoi ? », « Pourquoi ? ». Je me vois gonfler comme un ballon. Les bosses se dispersent et envahissent mon corps. Je crois qu’ils m’identifient par les télescopes…

Les gardiens me poussent difficilement. Je suis devenu rond et lourd maintenant … c’est difficile de marcher … même de bouger ! Pourtant, je suis prêt à exploser ! Vincent me suit. Après un long silence il me dit à la fin : « J’ai trouvé mon jaune préféré. » Je ne sais pas comment, mais c’est exactement ce qu’il a dit.

La corde de pendaison serre de plus en plus contre mon cou, comme un serpent avide de s’enrouler autour de son gibier, comme les murs qui s’approchent autour de quelqu’un en vue de l’écraser. Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas, mais je sais très bien une chose : « L’histoire est pleine de bossus simples et innocents comme moi ! »

8

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.