L'automobile et son monde

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L’automobile et son monde

L’A U T O M O B I L E ET SON MONDE

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L’auto carrée et l’auto ronde

“Chaque matin, les voitures se mettent en routes. La carrée quitte la rue, le lotissement, puis passe devant l’école, dépose un ou deux enfants puis poursuit sa route à travers l’entrelacs de voies rapides, de rocades et de pénétrantes, pour aller se garer loin de là, sur un parking ou dans un garage. La ronde navigue sur le même pasage, mais dans une autre direction, avant d’échouer sur un autre parking ou dans un autre garage. en fin d’après-midi c’est la ronde qui revient la première, passant devant l’école, récupérant les enfants avant de se garer sur le parking d’un hypermarché. Puis d’un supermarché car on a pas tout trouvé à l’hyper. Puis devant une boite en tôle grise où l’on répare des chaussure et aussi devant la boulangerie bio qui a poussé sur les bord de la quatre voies, depuis que le quartier vote écolo. Et enfin la ronde rentre à la maison. Les lumières s’allument. LA carrée se gare elle aussi devant le pavillon et, quinze minutes plus tard, un filet de fumée s’échappe de la cheminée.” Comment en sommes nous arrivé là? Cet article est tiré d’un ouvrage personnel retraçant plus largement les transformations dans le temps des villes européennes au prisme des problématiques liées à la santé des populations urbaines. Il utilise comme fil conducteur l’émergence de l’automobilité et en aborde les conséquences sur la société actuelle ainsi que sur notre santé (au sens large). Cet article est le fruit d’une vision personnelle, d’une intuition déroulée et étayée de références extérieures. Il s’apparente à une promenade menée sans but précis si ce n’est donner l’envie d’approfondir les sujets traités et sans aucun doute à peine effleurés.


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VERS L’IMPERMÉABILISATION DES RUES La première modification de la voirie imputable à la fois à l’automobile et à l’hygiénisme, fût la transformation de la section de rues qui, de concave avec en son centre, le ruisseaux, devient convexe. Cette transformation, qui permis aux diligences de ne plus se heurter en leur sommet, engendra deux modifications notables: la création de caniveaux, non plus centraux mais latéraux, et la création de trottoirs mettant hors d’atteinte des eaux néfastes et remplies de miasmes, ruisselant maintenant des deux côtés de la chaussées, 1 les piétons. Entre 1818 et 1838, à Paris, 120m de trottoir sont construits. C’est l’apparition des premières séparations modales entre piétons et automobilistes.

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Les miasmes Cité à l’instant, le miasme est une théorie qui nous vient du début du Ier siècle et que l’on attribue le plus souvent à Vitruve lorsqu’il décrivit les meilleurs emplacements dédiés aux habitations urbaines. La théorie fut ensuite reprise par Hippocrate au cours du Vème siècle dans son traité “Des 2 airs, des eaux et des lieux”. Cette théorie des miasmes mortels va dominer la conception de la santé jusqu’à la révolution pasteurienne, fin du XIXème siècle. Si l’on s’en tient à cette doctrine, les maladies seraient le résultat d’émanations du sol remplies de particules, les miasmes, altérant la qualité de

2. . Bernhardt, Christoph, Le démon moderne: la pollution dans les sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Histoires croisées (Clermont-Ferrand: Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2002)


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. Barles, Sabine, La Ville Délétère: Médecins et Ingénieurs Dans L’espace Urbain, XVIIIeXIXe Siècle, Collection Milieux (Seyssel: Champ Vallon, 1999), pp7-8

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. Lévy, Albert, Ville, urbanisme & santé: les trois révolutions (Paris: Éditions Pascal, 2012), p41

l’air et des eaux et engendrant, au contact des personnes, des maladies. La période allant du XV au XIXème siècle, voyant le passage de la ville délétère à la ville hygiéniste, a donc ses ennemis bien désignés: “L’ennemi c’est l’air corrompu par les exalaisons de toutes sortes et d’autant plus dangeureux qu’elles y sont concentrées et qu’il se renouvelle difficilement dans les habitation trop petites, dans les rues trop étroites et les trop nombreux cules de sac […], l’ennemi, c’est aussi l’humidité qui suinte de toute la surface de la ville et dont se charge les fluides aériens[...]; l’ennemi, c’est enfin l’homme lui-même et ses éxcrétion: respiration, 3 transpiration, excrément.” Pour s’attaquer à ces ennemis désignés par Sabines Barnes, le 19ème siècle va voir médecins et ingénieurs s’associer dans un projet commun et global afin de transformer l’espace malsain et pathogène en un espace sain, purifié des miasmes. Pour cela, il faudra impérativement séparer les éléments comme l’eau, le sol, dont le contact et le mélange sont néfastes à la santé: «Etanchéifier le sol et l’assécher, canaliser les liquides et les sépare, ouvrir l’espace et le ventiller, évacuer les déchets et éliminer les rejets, empêcher la stagnation et le cumul des matières organique[…]. Et pour se faire, percer, éclairer, ensoleiller, aérer, assécher, drainer, nettoyer [...] passer du tout-à-la-rue au tout-à-l’égout, remplacer la “ville-marais” ou tout stagne, s’accumule et pourrit, par la “ville-flux” ou tout roule 4 et respire. ” Sous l’influence de cette pensée miasmatique, les grand-travaux se mirent en route peu avant le milieu du XIXème siècle. Percements, aération et infrastructures d’égouts furent les fers de lance servant à contrer l’insalubrité sur leur terrain de prédilection: l’espace public, où se concentrent les boues, les poussières et les gens. C’est aussi dans cet espace que l’on va pouvoir s’attaquer au sol urbain, ce sol responsable des émanations. Il fallut l’assécher pour y séparer l’eau de la terre, avant de le recouvrir séparant ainsi ces deux éléments. Dès lors il fallut le nettoyer, régulièrement, afin de le déblayer de ses boues qui stagnaient alors sur cette surface imperméable et les chasser dans les égouts en cours de réalisation. Le système d’assainissement mis en place pour les rues reposait alors sur une grande consommation d’eau puisqu’il ne fallait assurément pas que celle-ci ne stagne et ne dégage elle-même des miasmes par évaporation. Le tracé des rues, cependant, se prêtait alors mal à ce nettoyage qui nécessitait, pour en garantir l’efficacité, des tracés rectilignes. Par conséquent, l’espace public s’en trouva fortement transformer par des percées rectilignes, ellesmême déterminées par le tracé préalable des égouts, traçant au milieu de ces quartiers hérités du Moyen-âge et d’une construction rapide et archaïque de la fin du XVIIIème siècle. Le souci, qui se posa aux ingénieurs des ponts et chaussées, fut alors de


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trouver le matériau le plus adéquat pour l’imperméabilisation des voiries. Le pavage sera la première de leur solution. Les améliorations dont il a hérité à l’époque en améliore et en facilite la pose ainsi que sa durée de vie, il imperméabilise le sol et restreint les boues dans les intercales que sa mise en œuvre crée. Cependant, de la même manière qu’il empêche les vapeurs et les miasmes de s’évaporer du sol, il empêche aussi aux eaux de s’y infiltrer et de renouveler par la même occasion les nappes phréatiques alimentant les puits de la ville. Ce qui entraîna l’abandon du pavé comme revêtement sera pourtant, bel et bien l’hippomobile – la voiture à cheval –.

Du Macadam à l’asphalte Nous sommes en 1818, en Angleterre, et John Loudon Mac Adam, chargé de la maintenance des routes de Bristol, invente le procédé qui porte son nom. Il est ensuite importé en France pour les même raisons que celles ayant menées à sa création; il s’agit à l’époque de « profiler la route et de dessiner la voiture de façon à ce que la première oppose le moins de résistance à la seconde qui 5 ne doit pas fatiguer la première. » L’optimisation de la voirie résultera donc de la mise en place d’un revêtement opposant le moins d’obstacles et de friction possibles, afin de facilité le travail des chevaux et la vitesse des voitures. Le Macadam engendra toutefois de nombreux inconvénients qui joueront en sa défaveur quelques décennies plus tard. S’il joue parfaitement bien son rôle en assurant une meilleure circulation urbaine, la technique d’empierrement des chaussées, dite Macadam, provoque une augmentation de boues, engendrant des chaussées et des trottoirs glissants, ainsi que l’encombrement des réseaux d’égouttage par les matières inertes qui le compose. « Il suffit qu’il pleuve un quart d’heure pour que Paris redevienne [...] une ville de boue: une vase qui menace de vous faire tomber à chaque 6 instant, qui abime vos habits et vous colle jusqu’aux os ». Le Macadam sera graduellement abandonné, tout d’abord recouvert de goudron pour être par la suite remplacé par l’asphalte. Il est important de 7 remarquer, comme le note Walter Benjamin , que ce fut tout d’abord pour les trottoirs que l’asphalte fut utilisée et qu’avant de servir de surface idéale pour l’automobile ce matériau fera tout d’abord le bonheur des piétons et des cyclistes. Ce n’est que plus tard, une fois passé au tout-à-l’égout – suite aux “grands travaux” du 19ème siècle – et débarrassée de ses boues et gadoues que la rue se sépara du Macadam. Car une fois les rues propres, la macadamisation de celles-ci révéla une autre problématique, la poussière. Composé d’une succession de granulats concassés, le macadam, sec, produit énormément de poussière; amenant à la création d’accessoires divers – voilettes, chapeaux, masques – pour s’en protéger. Pour remédier à cela, un arrosage constant des chaussées est nécessaire, mais cela ne suffit pas; nous sommes alors en pleine révolution pasteurienne, les germes ont été découverts,

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Barles, Sabine, La Ville Délétère: Médecins et Ingénieurs Dans L’espace Urbain, XVIIIe-XIXe Siècle, Collection Milieux (Seyssel: Champ Vallon, 1999), p234

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Giovanni rajberti, il viaggio di ignorante ossia, Ricette per gli opicondriaci composta dal dottore Giovanni Rajverti (Guida Editor, 1985), p68. Cité dans: Schivelbusch, Wolfgang, Mirko Zardini, and Centre canadien d’architecture, Sensations urbaines: une approche différente à l’urbanisme (Montréal: Centre canadien d’architecture, 2005), p241 7 Schivelbusch, Wolfgang, Mirko Zardini, and Centre canadien d’architecture, Sensations urbaines: une approche différente à l’urbanisme (Montréal: Centre canadien d’architecture, 2005)

8.

Murard, Lion, and Patrick Zylberman, L’haleine des faubourgs (Recherches, 1977)


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*.

Schivelbusch, Wolfgang, Mirko Zardini, and Centre canadien d’architecture, Sensations urbaines: une approche différente à l’urbanisme (Montréal: Centre canadien d’architecture, 2005)

les épidémies de Tuberculose sévissent et la poussière est largement incriminée. En 1911, en France, la phtisie - une forme de tuberculose - représente 42% de la 8 mortalité du pays (voir p40 du mémoire). Les premières ligues anti-poussière vont naître en France dès 1904, voulant convaincre les administrations de recouvrir les rues d’asphalte. Ce matériau fait diminuer les bruits des carrioles, des diligences et des chevaux en général; mais va surtout introduire dans la ville moderne une surface lisse et ininterrompue sur laquelle il sera plus tard aisé d’y tracer le marquage destiné à gérer le trafic autoroutier. L’asphalte sera le matériau parfait afin de rendre la ville moins bruyante, plus hygiénique mais surtout, adaptée à l’usage de la voiture, avant son heure. Pour l’opinion publique actuelle, l’asphalte représente désormais la * principale alliée de l’automobile, de son monde et l’ennemi de la vie urbaine qu’il faille dorénavant combattre.

Exode ouvrier Parallèlement à l’imperméabilisation des rues pour cause d’insalubrité publique, se produit, à partir du milieu du XIXème siècle plusieurs phénomènes, qui auront une incidence directe et/ou indirecte sur la propension de l’usage de la voiture.

9.

Lévy, Albert, Ville, urbanisme & santé: les trois révolutions (Paris: Éditions Pascal, 2012) 10.

Chadwick, Edwin, Conférence «Les unions ouvrières du point de vue criminel», reproduite dans, Richardson, Benjamin Ward, Frédérique Lab, and Michelle Perrot, Hygeia: une cité de la santé : communication au congrès de 1875 de la Social science association (Paris: Editions de la Villette, 2006) 11.

Dessouroux, Christian, and Alice Romainville, La production de logements en Belgique et à Bruxelles: Acteurs, dynamiques, géographie’, EchoGéo, 2011

Avec la révolution industrielle, les usines s’installèrent en ville, rameutant avec elles une bonne partie de la population rurale qui engendra, par leur établissement au plus proche de leur lieu de travail, les taudis et les quartiers insalubres. L’hygiénisme naissant, trois phénomènes vont avoir lieu. Premièrement, suite à des lois réglementant la pollution de l’air et des cours d’eau dans les zones urbaines, de nombreuses usines ne souhaitant pas se conformer aux normes ou n’en ayant pas les moyens, vont s’exporter dans la périphérie attirant encore une fois avec elles, leur main-d’œuvre. Ce fut le temps des cités ouvrières financées par le patronat. Ensuite, la classe ouvrière, entassée dans ces quartiers où règne la criminalité, engendra la peur et la méfiance vis-à-vis d’une certaine classe bourgeoise à laquelle s’ajoutèrent les préoccupations des institutions 9 politiques envers les émeutes ouvrières . Ainsi bien évidemment que la 10 question de l’insalubrité manifeste de ces mêmes quartiers . Ce fut alors le temps des aides à l’accession de la propriété à l’aide de primes et de garanties de l’Etat afin d’encourager le logement individuel hors de la ville – Habitat à bon marché en France ou encore loi de Taeye en Belgique-. Ce sera aussi l’époque des premiers abonnements bon marché délivrés par les chemins de 11 fer . Troisièmement, l’essor des chemins de fer permettant aux ouvriers de se


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loger hors de la ville et d’y retourner travailler tous les matins. Ces aides massives à la propriété privée, couplées à l’essor ferroviaire, vont mener à l’émergence de la périurbanisation et alimenter la filière de construction des habitations individuelles. Toutefois, ce retour à la campagne, puisque rendu possible par le trafic ferroviaire, restera limité le long de ses rails durant une certaine période; le besoin de mobilité lié à la locomotive restreindra l’étalement des villes. Ce fut la démocratisation et l’émergence de la voiture individuelle et des infrastructures routières qui occasionna la périurbanisation et l’étalement urbain qui caractérise notre temps; et dont les matériaux nécessaires à sa mise en place, l’asphalte en premier lieu, furent élaborés en réponse à l’insalubrité de ces mêmes villes. Ce phénomène automobile prit tout le monde de vitesse. Les voitures remplacèrent les calèches, ce qu’applaudirent les hygiénistes, mais très vite 12 elles proliférèrent, se rangèrent le long des trottoirs et accaparèrent les rues . L’extension radiale de la ville liée au chemin de fer se transforma vite en une immense tache d’huile s’éparpillant et polluant nos campagnes, toujours plus loin que la ville d’origine. L’imperméabilisation des villes gagna ainsi la campagne et augmenta en intensité. La raison en est simple: en ville dense, en tenant compte des coûts marginaux liés aux infrastructures de déplacement, un logement entraine l’imperméabilisation de 10.32m² par personne. La même 13 famille qui irait s’installer en périurbain en engendrerait 113. Face à l’arrêt des subventions des maisons individuelles, l’imaginaire l’emporta, la ville qui fut quittée pour des raisons sanitaires est toujours malsaine et celle quittée à cause de l’incivilité est toujours dangereuse. La ville dense rend impossible l’intimité, est bruyante et polluée par rapport à la campagne qui est propre, calme et verte; et l’habitat périurbain, l’émiettement du territoire ou encore la rurbanisation continuèrent leurs chemins. Notons tout de même que l’émergence de la voiture individuelle ne fut pas une chose simple et rapide. En Amérique comme en Europe, l’automobile à longtemps fait face à de nombreuses critiques et son implémentation n’était pas chose acquise. En Suisse dans le canton des Grisons par exemple, entre 1900 et 1928, les habitants rejetèrent l’automobile individuelle par une succession de référundums d’initiative populaire. Nous assistons aussi, en France dans les années 20, à de nombreuses propagandes anti-voitures, les argumentaires s’appuyant sur les problématiques d’appartenance de l’espace de la rue, d’appropriation de l’espace public ou pointant encore la dangerosité 14 des automobiles pour les jeunes enfants. Quoiqu’il en soit, en Amérique, il n’aura fallu attendre que les années 20 pour qu’un foyer sur deux n’en possède une. En ce qui concerne l’Europe occidentale, l’automobile fera sa grande entrée dans nos vie après la fin de la seconde guerre mondiale et les trente glorieuses.

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12.

Bernhardt, Christoph, ed., Le démon moderne: la pollution dans les sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Histoires croisées (Clermont-Ferrand: Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2002)

13.

Allemand, Sylvain, François Ascher, and Jacques Lévy, eds., Le Sens Du Mouvement: Modernité et Mobilités Dans Les Sociétés Urbaines Contemporaines (Paris: Belin, 2004)

14. Le média


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Ayant rapidement retracé l’émergence de la voiture et de son corollaire, la périurbanisation; la suite de ce chapitre se tardera d’en exposer les aspects négatifs qu’ils font peser sur différentes tranches de la population.

L’AUTOMOBILITÉ ET SES CONSÉQUENCES Nouveau modèle d’entreprise

14.

Le Breton, Eric, Bouger Pour S’en Sortir: Mobilité Quotidienne et Intégration Sociale, Sociétales. Mondes Sociaux (Paris: A. Colin, 2005), p18

Ce phénomène de périurbanisation s’est mis en branle suite à la délocalisation des entreprises en périphérie. Afin de saisir les logiques d’exclusion sur lesquelles cette partie va porter, il me semble important de rappeler que ces entreprises de l’époque moderne étaient basées sur un modèle tayloriste ou fordiste fondé sur la demande, la prévisibilité, la production en série qui s’assurait de disposer à la fois d’une main-d’œuvre abondante mais aussi fidélisée. « C’est cette garantie de l’emploi qui permettait aux travailleurs de s’installer à proximité de leur lieu de travail. Le bassin d’emploi se superposait au 14 bassin de vie. Dans cette configuration les besoins de mobilité étaient réduits. » Le monde dans lequel nous vivons actuellement et dont je considère que la voiture en est le parfait symbole, n’est cependant pas celui des trente glorieuses. La production de masse, la gestion des stocks… sont remplacés par une «production en flux tendu» adaptée à une demande. Plus de stock, mais une gestion flexible et réactive combinée à un réajustement immédiat des volumes de main-d’œuvre, voilà ce qui caractérise le modèle de société actuel. Le chevauchement des zones d’emploi et d’habitat s’effrite donc, les emplois sont aussi moins stables et les demandeurs doivent ainsi aller chercher leur nouveau travail là où il se trouve. Nous décidons, en conséquence, de moins en moins de l’endroit où nous résidons en fonction de notre lieu de travail, puisque celui-ci n’est plus assuré. Dû à ce changement, la capacité de mobilité est devenu un impératif beaucoup plus important que par le passé. Qu’arrive-t-il alors lorsque la périurbanisation rencontre un manque d’accès à cette mobilité?

15.

Ibid.

Les archipels urbains Dans « Bouger pour s’en sortir », Eric Le Breton appelle ces personnes privées de mobilité: les insulaires. Il poursuit en les décrivant comme « des personnes durablement assignées à des territoires étroits et empêchées d’accéder aux 15 ressources de la vie quotidienne par des difficultés de mobilité. » Cette insularité


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combine ainsi isolement social et rapport contraint au territoire et serait observable dans le périurbain, les zones rurales mais aussi dans le cœur des grandes agglomérations. Ce défaut de ressource est bien entendu une conséquence de l’étalement urbain et/ou de la périurbanisation; et si ces deux phénomènes sont si souvent attribués à l’émergence de l’automobile, c’est alors essentiellement parce que vivre dans un environnement étalé supporte l’idée du tout-à-la-voiture pour accéder aux infrastructures socio-culturelles de la vie courante. Habiter dans un environnement diffus sans moyen de transport motorisé est ainsi souvent synonyme d’une perte de ressources « tant en matière d’emploi 17 que d’aménités de vie quotidienne 17». 18 Dans une société d’archipels, selon l’expression de Jean Viard , chaque personne est supposée pouvoir choisir ses lieux de vie, ses “iles”. Pour les personnes en situation précaire ou les allocataires de minima sociaux sans moyens de locomotion, la pratique de cette archipel se retrouve bien souvent limitée à une et seule île.

Les insulaires Pour ces personnes a revenu réduit, la part de mobilité dans le budget familial prend immédiatement une place fort importante. Pour cette tranche de la population, la mobilité occupe ainsi le second poste de dépense du foyer après le logement. C’est ainsi un quart de leur budget qui s’en va dans les 19 déplacements . Pour cette part de la population précarisée possédant tout de même une voiture malgré son coup relatif, celle-ci est alors souvent ancienne. Elle a dix, quinze ou vingt ans, elle est fragile et il va falloir la ménager et l’utiliser parcimonieusement puisque le cas échéant, ces familles n’auront la plupart du temps pas les moyens de la remplacer. De plus, il s’agira bien souvent, d’un véhicule à usage collectif, dans le sens de la famille, et dans celui où elle ne sera utilisée que pour des causes d’intérêts communs. Nullement questions de l’emprunter pour se balader, de faire des détours, pour se distraire, etc... La voiture ne va servir qu’au profit du réseau social de la famille et pour faire ce qui ne pourrait être fait autrement. Pour ces foyers, l’automobile n’est donc pas l’objet libérateur des publicités dans lesquelles de grands monospaces nous transportent en vacances. Le coût de la voiture, quand celle-ci est indispensable, sera bien souvent ce qui les empêchera de partir à la plage ( a voir si je supprime, un peu bateau comme phrase). Les usages de la voiture sont alors très restrictifs et l’on peut distinguer trois grandes raisons pour lesquelles on prendrait le risques de la sortir: les courses alimentaires, l’entretien du réseau social et surtout familial – pour

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17

. Ibid., p52

18.

Viard, Jean, La société d’archipel ou les territoires du village global (Editions de l’Aube, 1994)

19.

Le Breton, Eric, Domicile-Travail: Les Salariés À Bout de Souffle, Modes de Ville (Paris: Carnets de l’info, 2008)


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20.

Le Breton, Eric, Bouger Pour S’en Sortir: Mobilité Quotidienne et Intégration Sociale, Sociétales. Mondes Sociaux (Paris: A. Colin, 2005), p94

21. Dupuy, Gabriel, and François Bost, eds., L’automobile et Son Monde, Société et Territoire (La Tour d’Aigues: Editions de l’Aube : Diffusion, Harmonia Mundi, 2000) 22. Ibid., p78

ceux qui en ont un –, et la recherche d’emploi. Pour cette partie de la population qui ne dispose par contre pas du saint grâle qu’est l’automobile, les transports en commun resteront le seul moyen d’effectuer un déplacement plus ou moins long sans avoir à quémander l’aide d’un proche. Cependant, bien qu’en centre-ville, les réseaux de transports en commun sont efficaces, ce n’est pas particulièrement le cas des réseaux périurbains ou ruraux. Dans ces territoires, le maillage des transports est lâche et le temps d’attente important. De plus, nous dit Le Breton, « la théorie de la captivité considère que les pauvres sont obligés d’utiliser les transports collectifs. La 20 réalité est symétriquement inverse. » Plus les individus seraient économiquement dépendant des transports en commun, moins ils les emprunteraient.

Le paradoxe des transports en communs Ajoutons à ces faits que selon une étude réalisée sur les transports publics et la motorisation en France et en Angleterre, il ressort qu’une augmentation de l’offre des transports publics ne se traduit pas par une motorisation 21 moindre . Dans les deux pays, et en dehors du cas de la capitale; l’étude démontrait l’interdépendance entre l’étalement du territoire et la voiture pour un ensemble de petits trajets. Ainsi, « pour l’ensemble des ménages dit insulaire, la motorisation intervient comme un facteur d’accentuation des inégalités 22 dès lors qu’être motorisé est de plus en plus incontournable et obligatoire. » Reste alors pour ces personnes la marche à pied. Celle-ci permet une autonomie relative, libère de l’attente de l’arrêt de bus mais surtout, libère de cette dépendance omniprésente aux institutions pour au moins, un domaine de la vie.

23.

Le Breton, Eric, 2005, op.cit., p97

24.

Ibid.

Pour toute ces familles, il parait évident que le choix du mode de transport n’en est pas vraiment un, et que souvent, un seul trajet en combinera plusieurs, rendant celui-ci à la fois long à organiser, long à parcourir et épuisant dans son ensemble. Il convient aussi de tenir compte du fait que le choix de l’un ou de l’autre moyen modal cité ci-dessus n’affranchira pas les insulaire de leur île. « Pour les insulaire, les territoires de la marche, du bus et de la voiture ont presque les mêmes 23 frontières. »

Sans voitures... Sans emplois Moins 23% pour les habitants d’une zones urbaines sensible possédant un permis de conduire, moins 20% pour les personnes possédant un moyen de transport individuel, moins 8% pour ceux bénéficiant de titre de transport 24 gratuit . Ces chiffres sont éloquents, ils se réfèrent à la diminution du temps des périodes de chômage par rapport à la capacité de mobilité et démontrent


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une fois encore la dépendance de notre société à la voiture, que ce soit pour le loisir, l’accès aux ressources et ici, l’accès au travail. En France, à l’occasion du Grenelles de l’insertion, une question fut posée lors d’une enquête menée auprès d’un millier d’allocataires au RMI: 25 De quoi auriez-vous le plus besoin pour travailler? La réponse est évidente, 20% y ont répondu par un moyen de transport. Philippe Choffel, en 2002, démontrait d’ailleurs que la durée de chômage était nettement impactée par la capacité de mobilité des demandeurs d’emploi. Ainsi, à toute chose égale, la durée moyenne du temps de chômage pour des personnes habitants une zone 26 urbaine sensible était de 20 % inférieure si ces dernières étaient motorisées . Le besoin de véhicules va croissant donc et ne semble pas devoir s’arrêter, les prix de l’immobilier -en ville- continuent de grimper et poussent les populations paupérisées à s’exiler là où les prix sont abordables. La pauvreté n’est plus réservée aux zones urbaines sensibles, elle s’installe dans le périurbain ou à l’intérieur des zones rurales, loin des agglomérations; elle apparait chez des familles appartenant à la classe moyenne suite à un souci quelconque: problème de santé, perte d’un véhicule, perte d’emploi, décès du conjoint, etc... Cet éloignement de la ville entraine systématiquement un éloignement des centres commerciaux et des magasins, des écoles et des lieux de travail; obligeant la motorisation de ces foyers. Mais dans certains cas, le coût à gagner d’un nouvel emploi sera contrecarré par le coût et/ou la longueur des déplacements qui y sont liés. Si les déplacements deviennent un travail en soi en engendrant des coûts non compensés par le faible salaire, il arrive que les demandeurs d’emploi choisissent de rester délibérément au chômage, puisque cette situation leurs rapporteraient plus d’argent que s’ils se mettaient à travailler. Les personnes au chômage rentrent dans une boucle sans fin, dans laquelle, loin de la ville, la motorisation devient la solution pour décrocher un travail mais aussi la raison de ne pas en accepter.

Les navetteurs Pour comprendre une autre réalité de notre monde, plongeons nous dans un lotissement périurbain en plein milieu d’après-midi; les allées, bondées de voitures pas plus tôt que le matin même, sont maintenant vides; tout comme le sont les maisons qui s’alignent le long de ses rues. Chaque matin, les voitures se mettent en marche, arrachant leur propriétaire de leur résidence pour les emmener sur leur lieu de travail, avant de les y ramener le soir venu. Entre temps, celle-ci l’aura déposé devant le supermarché, puis devant la boulangerie après l’avoir mené devant l’école, où il ramassera ses enfants qu’une autre voiture avait déposés le matin même.

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25.

Le Breton, Eric, 2008, op.cit.

26.

Choffel Philippe, Emploi et chomage dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, Saint-Denis la Plaine [France] (Les Editions de la DIV, 2002)


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Il arrive même de temps en temps que ce soit le conducteur qui amène son véhicule devant une pompe à essence, histoire de l’abreuver pour qu’elle puisse reprendre son rôle…

27.

Orfeuil, Jean-Pierre, Transports, pauvreté et exclusion (l’Aube, 2004)

28.

Le Breton, Eric, 2008, op.cit.

29.

Mongin, Olivier, La Ville Des Flux: L’envers et L’endroit de La Mondialisation Urbaine (Paris: Fayard, 2013)

Pour cette tranche de population qui peut acquérir une ou deux automobiles sans peine – ou presque -, le débat est alors tout autre. Souvent issues de la classe moyenne, ces personnes disposent la plupart du temps, d’une part, d’un emploi stable et assuré et d’autre part, d’un revenu assez important pour que la part de la mobilité dans le budget n’empiète pas sur leurs autres activités de loisir. Pour cette population plus aisée, la part de mobilité avoisine les 18% du total du budget familiale, cependant il s’avère que le nombre de kilomètres 27 parcourus est presque deux fois plus élevé que celui des insulaires . Effectivement, le quart d’un budget insulaire ne représente pas le même montant que le quart du salaire d’un revenu moyen. Les classes moyennes dépensent donc plus dans leur part de mobilité que les populations insulaires tout en en dépensant moins relativement au pourcentage de leur budget total. Pour ces personnes, le choix du mode de transport participe alors plus d’un choix dans l’organisation de leur vie quotidienne, ou encore d’un choix idéologique – par rapport à l’écologie par exemple – que d’un choix financièrement contraint. La stabilité de ces choix modaux constitue ainsi la stabilité de leurs trajets quotidiens et de leur style de vie qui se répète encore et encore. Ces individus ne connaissent alors pas beaucoup le changement, ils savent qu’ils seront dans les embouteillages entre telle et telle heure ou qu’ils resteront debout dans les transports en commun entre tel ou tel arrêt parce que le bus y sera bondé. Cependant, la mobilité de ces navetteurs, comme les appelle une fois de 28 plus Eric Le Breton , reste massivement, entre 60 et 80%, une automobilité. Ces navetteurs font partie de cette population à hypermobilité contrainte – selon l’expression de Jacques Douzelot – imposée par la séparation territorial des zones d’emploi et de travail, associé à un établissement résidentiel dans le périurbain à laquelle nous allons nous intéresser. Cette population, coincée dans cette réalité, avait donné vie au slogan «métro-boulot-dodo». Elle pourrait bien accouché encore une fois du même slogan, la voiture remplaçant simplement le métro quotidien.

La théorie des écrans Pour comprendre ce que vivent jour après jour les navetteurs de Le Breton, arrêtons-nous un moment sur la notion de paysage en mouvement énoncé par 29 Olivier Mongin et attardons nous encore une fois sur l’histoire.


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C’est au XIXème siècle que l’on commence à avancer sur des routes en terre à une allure différente de celle de la marche. Avant cela, c’était le temps des chemins, de la marche à pied et des sabots de l’âne guidant Stevenson dans les Cévennes. La route a, contrairement au chemin, une détermination technique, et sera ainsi à l’origine d’une nouvelle relation au paysage. Les chemins ne menaient visuellement nulle part, la route quant à elle, permet au regard de se porter au-delà de celle-ci et de découvrir un paysage plus lointain. Cette invention de la route, une fois combinée à la vitesse du chariot ou de la diligence, rend possible la naissance d’un paysage en mouvement particulier vu de la route; au travers d’un cadre constituant un paysage multisensoriel et multiscalaire. Ce paysage peut ainsi être détaillé dans le lointain, l’intercalaire et le proche. « La route du XVIIIème siècle n’est [alors] pas seulement une aventure technique, 30 c’est aussi un paysage ». La route, indissociable alors de la vitesse de la voiture à cheval, est donc le révélateur spatial qui assure la visibilité des paysages traversés.

13

30.

Desportes, Marc, Paysages en mouvement (Gallimard, 2005), p79 cité dans: Mongin, Olivier, La Ville Des Flux: L’envers et L’endroit de La Mondialisation Urbaine (Paris: Fayard, 2013)

Par après, suite à l’apparition de la locomotive qui engendra la périurbanisation, le paysage en mouvement changea. La vitesse ferroviaire entraîna avec elle une dépossession du voir due à une mise en recul du paysage et de l’environnement proche. Le train sera le véhicule du paysage que l’on contemple, l’air hagard et rêveur, perdu dans nos propres pensées en regardant au travers de la vitre un paysage inatteignable. Le chemin de fer laissa toutefois vite sa place à l’automobile qui favorisa les métamorphoses de l’espace urbain et favorisa des connexions plus rapides entre les territoires urbanisés, avec la création de l’autoroute. Au temps de la création de cette dernière, l’automobile n’est cependant pas plus rapide que le train, toutefois, la vision depuis le véhicule poursuit la dépossession du territoire et du paysage débuté par le voir ferroviaire. Assis derrière son volant, le conducteur ne peut se laisser porter par ses pensées et ses rêves, et doit dès lors conserver toute son attention pour la concentrer sur la route qui s’illumine devant lui. Le regard latéral, propre aux anciennes formes de déplacement est par conséquent proscrit, remplacé par les rétroviseurs. Ce déficit de latéralité qui constituait le paysage en mouvement de la diligence et du train, devient alors la condition d’une poussée vers l’avant, le paysage disparaît et l’espace découvert durant le trajet autoroutier ressemble de plus en plus, avec l’augmentation des vitesses, à une « troué vers l’avant, dont les bords fuiraient inexorablement. La perspective générale du cadre extérieur est [à cette occasion] modelé par cette orientation frontale: les éléments très lointains apparaissent presque immobile et 31 offrent le fond du décor. » Le conducteur se trouve au milieu d’un couloir d’espace et de temps, le véhicule lancé à toute vitesse ne dispose pour lors plus de cette fenêtre-écran

31.

Ibid., p312


14

32.

Cité dans: Mongin, Olivier, La Ville Des Flux: L’envers et L’endroit de La Mondialisation Urbaine (Paris: Fayard, 2013)

latérale, qui était encore présente dans le train. La vision autoroutière est donc une vision contrainte et normalisée par les médiations inédites que sont le pare-brise – cet écran tourné vers l’avant – et les rétroviseurs latéraux et centraux. Là où le train proposait encore un monde discontinu mis en place autour de connexions et d’arrêts; le passager-conducteur de l’automobile, comme s’il était prisonnier d’un réseau, est entraîné, quant à lui, dans une fuite désespérée vers l’avant, passant de connexion en connexion dans un univers frontal où tout imprévu est vécu comme un surgissement. C’est ce que Hartmut 32 Rosa nomme l’immobilité fulgurante. Une très grande vitesse combinée à un sentiment de surplace. Le point d’arrivée se confond avec le point de départ, phénomène amplifié par l’accoutumance des trajets inlassablement répétés.

Une théorie des non-lieux 33.

Augé, Marc, Non-Lieux: Introduction À Une Anthropologie de La Surmodernité, La Librairie Du XXe Siècle (Paris: Seuil, 1992)

34.

Ibid., p122

Après avoir été confronté à cette vision de la mobilité automobile, propre à ces navetteurs de Le Breton, et décrite par O. Mongin; je n’ai pu m’empêcher d’y entrevoir un rattachement possible avec une certaine définition des non33 lieux spécifique à Marc Augé . Comment n’aurais-je pu voir, en effet, dans cette fuite frontale de l’automobilité, dans la perte du paysage en mouvement, dans ce couloir automobile caractérisé par les panneaux de signalisation que l’on entrevoit dans ce lointain déjà si proche; la définition des non-lieux de la surmodernité qui se définissent par les mots et les textes qui nous imposent leur mode d’emploi, s’exprimant de manière prescriptive, prohibitive et informative et ayant recours aux pictogrammes et autres idéogrammes codifiés par les institutions. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que dans « non-lieux », M. Augé prenne explicitement l’exemple de l’autoroute pour définir et approfondir sa théorie: « On ne traverse plus les villes, y écrit-il, […] le voyageur est en quelque sorte dispensé d’arrêt et même de regard […] le paysage prend ses distance et ses détails architecturaux ou naturels sont l’occasion d’un texte, parfois agrémenté d’un dessin schématique lorsqu’il apparait que le voyageur de passage n’est en réalité pas vraiment en situation de voir le point remarquable signalé à son attention […] le parcours autoroutier […] évite par nécessité fonctionnelles, tous les hauts lieux dont 34 il nous rapproche, mais il les commente », faute de nous laisser le temps de les entrapercevoir. Ces textes de Marc Augé qui saturent l’espace automobile sont les mêmes textes qui se retrouvent dans les supermarchés devant lesquels d’immenses parkings attendent patiemment que l’on vienne y garé notre véhicule. Une fois à l’intérieur de ces magasins, on y circulera – d’ailleurs; le vocabulaire n’est


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pas anodin – silencieusement derrière son charriot, on évitera certaines des allées inutiles à nos achats, en y planifiant notre parcours le long de rayons portant leur nom propre, on consultera les étiquettes, y pèsera nos fruits et légumes à l’aide d’une machine avant de se rendre à la caisse enregistreuse où une personne peu loquace y scannera nos articles, avant d’insérer sa carte de crédit dans une machine un peu plus bavarde, dans ses encouragements constituant cependant de véritables rappels à l’ordre.. Toutes ces « interpellations qui émanent de nos routes, de nos centres commerciaux […] visent simultanément chacun de nous, [...] n’importe lequel d’entre 35 nous : elles fabriquent l’homme moyen » qui tous les matins ne rechignera pas à entamer sa journée de la même manière que la précédente, à la même heure, par les mêmes embouteillages, et qui se nourrira des produits qu’ont en commun ces mêmes grandes surfaces qui le formatent jour après jour. A l’intérieur de ces non-lieux, les individus s’oublient, ils sont pour un certain temps libérés de leur identité, ils sont ce qu’ils y font et ce qu’ils y vivent en tant que clients passagers et passagers-clients. L’environnement qu’ils habitent dans ces lieux, qui n’en sont en fait pas, les éloigne de leur propre personne. Que les personnes assises derrière leur volant se permettent tant d’incivilités et changent parfois même de comportement, n’a pas à être considéré comme un phénomène étrange, ceci est le résultat d’une dépersonnalisation liée à l’environnement temporaire qu’ils occupent et qui les met à l’écart, par ce rapport frontal et cette fuite vers l’avant, du paysage environnant qui forme leur vraie personnalité. « C’est avec une image de lui-même qu’il se trouve confronté, nous raconte M. Augé, mais une bien étrange image de la vérité. Le seul visage qui se dessine, la seule voix qui prenne corps, dans le dialogue silencieux qu’il poursuit avec le paysage-texte qui s’adresse à lui comme aux autres, ce sont les leurs – visage et voix d’une solitude d’autant plus déroutante qu’elle en évoque des millions d’autres. Le passager des non-lieux ne retrouve son identité qu’au contrôle de douane, au péage ou à la caisse enregistreuse. En attendant, il obéit au même code que les autres, enregistrent les mêmes messages, répond aux mêmes sollicitations. L’espace du 36 non-lieu ne crée ni identité singulière ni relation, mais solitude et similitude. » De vivre dans ces lieux qui n’en sont pas résultent principalement deux choses. La première est le dessin d’un monde de consommation dans lequel tout individu agit de la même manière, un monde remplit de messages nous formatant continuellement et, par ce phénomène de désingularisation, nous individualisant. La deuxième est qu’il est alors évident, qu’un individu qui avance vite et sans réfléchir ne se retourne pas. Il apparait irrémédiablement que ces paysage-textes sont présents pour une certaine raison, nous orienter; toujours

15

35.

36.

Ibid., p126

Ibid., pp129-130


16

plus, toujours plus souvent et toujours plus rapidement. La rapidité est synonyme de vitesse, la vitesse est la dérivée du déplacement par rapport au temps et dans notre société, le temps, c’est important. 37.

Gwiazdzinski, Luc, ed., La Ville 24 Heures Sur 24: Regards Croisés Sur La Société En Continu (La Tour d’Aigues: Aube : Datar : Diffusion Seuil, 2002), p20 38.

Rabhi, Pierre, Vers la sobriété heureuse (Arles: Actes Sud, 2013) 39.

Minkowsi, Eugène, Le temps vécu (Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1978). Cité dans : Gwiazdzinski, Luc, op.cit., p20

40.

Rabhi, Pierre, op.cit., p19

Un nouveau rapport au temps Au fil des siècles, les êtres humains ont construit leur environnement selon trois éléments principaux: « les opportunités spatiales, le surplus économique dégagé par ses activités et [enfin,] le temps. C’est cette dernière dimension temporelle 37 qui devient centrale dans l’émergence d’une nouvelle société urbaine ». Mais il n’en a pas toujours été ainsi, au début de son roman: « la sobriété 38 heureuse », Pierre Rabhi nous conte l’époque où l’industrie de la houille n’était pas encore apparu dans son petit village d’Algérie, le temps était alors celui des marchands, de l’alternance répétitive du jour et de la nuit et de la succession des saisons. Eugène Mirkowski quant à lui dans « le temps vécu » nous dit « qu’à travers les découvertes techniques, l’homme cherchait sans cesse à vaincre l’espace et 39 le temps ». Je pense que l’homme a en effet toujours voulu vaincre l’espace, le dominer; en ce qui concerne le temps par contre, j’estime qu’il s’agit d’une tout autre histoire. L’apparition du temps comme valeur comptante n’est, quand on y pense, que toute récente puisqu’elle apparait, il me semble, avec la révolution industrielle et la fin du XVIIIème siècle; à l’heure – justement – de la généralisation des cadrans et des aiguilles de l’horloge sous leur forme portable: la montre. Ce fut par la suite, l’invention du pointage dans les usines, ainsi que de la sirène remplaçant les cloches de l’église rythmant les périodes de la journée. La société industrielle imposa au monde son temps, ignorant les temps morts du jour et de la nuit, ignorant les saisons, les temps religieux et tout cela, au nom du temps de la production capitaliste de masse. Mais être productif dans quel but? Pierre Rabhi nous raconte ainsi l’histoire des premiers mineurs algériens qui, après avoir empoché leur premier salaire, se remirent pour un temps à leurs activités séculaires. Quelques semaines plus tard, de retour aux mines, leur embaucheur leurs demanda pourquoi ils n’étaient pas revenu travailler plutôt, la réponse fut simple et immédiate: « ils répondirent avec candeur qu’ils 40 n’avaient pas fini de dépenser leur argent: pourquoi donc travailleraient-ils? » Avec la société moderne, le temps est devenu argent et l’argent le seul moyen qu’on nous enseigna pour subvenir à nos besoins et à nos attentes en tant


L’automobile et son monde

qu’Homme. Le temps fut alors irrémédiablement la notion après laquelle tout le monde couru, et comme explicité ci-dessus, du temps dérive la vitesse.

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41.

Gwiazdzinski, Luc, op.cit., p23

Le temps dérive de la vitesse Le XXème siècle sera dès lors l’époque de la vitesse et de la course après le temps. « Alors que le temps de travail s’emballe dans la frénésie de produire et grignote 41 sur la nuit, le temps libre est devenue [quant à lui] un temps rempli d’obligations » qu’on ne sait plus comment combler. Paradoxalement, la réponse à la question de ces ouvriers algériens, inventée en ces temps, fut la consommation de masse. Ce fut la plus belle réussite du monde moderne: faire en sorte que nous produisions par notre travail ce pour quoi nous travaillerons. Face à ce temps dont on ne sait plus que faire, la vitesse procura un sentiment de libération et de fuite, nous dispensant de nous poser les questions sur le but de notre existence. Alors le monde courra, encore et toujours plus, s’en oublier d’accélérer, par la même occasion. La seconde des temps modernes sera remplacée par la microseconde de l’économie, de la bourse et du néocapitalisme. « Sous pression, soumise à cette idéologie de l’urgence et de l’emballement et face à tant de responsabilité, nos emplois du temps craquent et nous avons sans cesse l’impression, éternels frustrés, de manquer quelque chose. L’attente [et le temps libre] ne sont plus promesses ou perspectives mais deviennent des retards irritants à la 42 concrétisation d’une demande urgente. »

42.

Gwiazdzinski, Luc, op.cit., p24

( Manque de ( Temps ) et santé ) A la recherche du temps soi-disant perdu, l’Homme le trouva dans la nuit. Poursuivant le grignotage des temps morts, la société colonisera le dernier espace-temps disponible. La lumière pris possession de l’espace urbain supprimant l’obscurité inquiétante de la ville. Mais cela aura un prix. Peu de gens en ont connaissance, mais en l’absence d’une stimulation extérieure régulière telle que l’alternance du jour et de la nuit ou d’horaires fixes et réguliers, le corps humain ne fonctionne pas selon un rythme journalier de vingt-quatre heures, mais bel et bien de vingt-cinq. C’est ce que l’on appelle la période propre du rythme du corps humain. Cette période s’ajuste et se calque sur les vingt-quatre heures de la journée sous l’influence de paramètres environnementaux que l’on appel pour cette raison, des synchronisateurs. « Il apparait ainsi que l’homme est sensible au synchronisateurs environnementaux, mais il l’est plus encore aux impératif de la vie familiale et de la vie sociale […] ces activités qui se répètent chaque jour avec une grande régularité ont pour effet de synchroniser 43 les rythmes des fonctions physiologique sur une base de vingt-quatre heures. » Dans la ville en continue, ou globale, pour reprendre les mots de Saskia

43.

44.

Ibid., p90

Ibid.


18

45.

Adieu sommeil, DATA GUEULE n°43, Vidéo youtube

46.

Gwiazdzinski, Luc, op.cit., p39

Sassen, la ville dans laquelle nous vivons donc actuellement; l’espace-temps nocturne se voit graduellement colonisé par la vie diurne qui se prolonge après le couché du jour. « Les conditions de vie se rapprochent alors des conditions expérimentales du libre cours, du fait de la mise hors circuit des synchronisateurs 44 qui remettent à l’heure quotidiennement les rythmes de l’individu. » Les phases du rythme biologique sont perturbées, provoquant des troubles comportementaux, migraines, sensation de fatigue… Le sommeil est aussi synchronisé par la mélatonine que l’on surnomme d’ailleurs l’hormone du sommeil. C’est sa sécrétion qui donne au corps humain l’envie de sommeil, seulement celle-ci est influencée par les cycles lumineux. L’éclairage nocturne ainsi que la lumière bleus qui jaillit des multiples écrans dispersés dans les moindres recoins de notre journée, joueraient le rôle de 45 perturbateur hormonal décalant ainsi notre cycle de sommeil. Mais si les gens se couchent plus tard, l’heure du réveil quant à elle ne se modifie pas. Entre le début du XXème siècle et nos jours, le sommeil moyen a baissé de trois heures et trente minutes. Et nous savons pourtant que le manque de sommeil engendre obésité, diabète et maladie coronariennes… Soumis à la dictature de l’urgence, des conflits apparaissent en chaque être humain afin d’établir ses priorités. Le conflit devient permanent entre d’une part notre nous-consommateur de richesse et notre nous-producteur voulant conserver sa qualité de vie: « entre le salarié et l’usager, la schizophrénie 46 guette. » Mais revenons à notre fil conducteur. Si l’on vient de voir que la voiture, en tant que symbole d’une société qui s’accélère, produit, amplifie et nous offre à voir les méfaits de ce monde en continu des réseaux mondiaux, l’automobile produit d’autres effets indésirables, plus palpables que le temps et son accélération.

LES POLLUTIONS AUTOMOBILES Si nous avions dû, au XVIIIème ou au XIXème siècle, aborder le problème de la pollution atmosphérique, ce chemin nous aurait mené à la description des odeurs émanant de la ville, toutes plus insidieuses et corrompue les unes que les autres. Nous aurions décrit les abattoirs, les boyauderies et les suiferies qui empestaient la cité par leurs activités. Sans revenir sur les ordures, les boues ou encore les fleuves dans lesquels les égouts se déversaient. Au début du XXème siècle, nous nous serions arrêtés sur le smog anglais,


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le terme est inventé en 1905 pour décrire le mélange de fumée et de brouillard qui se répandait périodiquement dans les rues de Londres engendrant des vagues d’épidémie de maladies respiratoires. Aujourd’hui, toutes ces sources visibles de pollution atmosphérique ont disparu de notre paysage quotidien, les abattoirs ont quitté les centres-villes, les industries en ont fait de même et celles qui y ont persisté sont désormais régies par des normes environnementales drastiques. Les pollutions atmosphériques urbaines, de nos jours, ne sont principalement plus assurées que par les automobiles qui y roulent; et les derniers scandales en date, à commencer par l’entreprise allemande Volkswagen, démontre que cette pollution risque belle et bien de perdurer.

Rejets atmosphériques Le trafic automobile constitue une source de pollutions urbaines sous deux formes différentes, sous formes d’émissions gazeuses, principalement, mais aussi sous diverses formes résultant de l’altération des composants du véhicule.

Pollutions gazeuses L’essence, nourriture inconditionnelle de l’automobile, est composée d’un mélange très volatile d’hydrocarbure, de composants chimiques dérivés du pétrole brut ainsi que, dans le cas du diesel plus spécifiquement; de substances chimiques sous forme de gaz ou de particule comme les oxydes d’azotes, le monoxyde de carbone, le formaldéhyde ou encore le benzène. Dégageant, une fois brulée à l’intérieur du moteur à combustion, des millions de microparticules fines et ultrafines. La réaction entre l’oxyde d’azotes et certains de ces composants volatiles organiques crée par exemple l’ozone urbain, composant le smog dont les alertes deviennent de plus en plus courantes de nos jours. Une fois inhalée, l’ozone provoque des symptômes comme l’aggravation de l’asthme, des maladies pulmonaires en générale et des maladies cardio-vasculaires. 47 Menée dans les année nonante en Californie, l’étude Children’s Health observa sur les enfants vivant dans des quartier présentant un fort taux d’oxyde d’azote un retard de 10% dans le développement de leur système pulmonaire ainsi que des apparitions plus fréquentes de bronchite et d’asthme chez les enfants passant de long moment à l’air extérieur. Que ce soit les particules fines, l’ozone, le monoxyde de carbone, les oxydes d’azote et de souffre, tous ces composants sortant des pots d’échappement entrainent systématiquement

47.

Cité dans: Demers, Marie, Pour une ville qui marche: aménagemement urbain et santé (Montréal: Éditions Écosociété, 2008)

48.

80 % Des Cancers Dus À La Dégradation de L’environnement : L’urgence D’agir, La Relève et La Peste, 21.06.16 [EN LIGNE] 49.

IBGE, rapport 2007-2010, www.environnement.brussels


20

des problèmes de santé principalement pulmonaires et cardiovasculaires, ainsi que des irritations aux niveaux des globes oculaires et des maladies des voies respiratoires comme la gorge ou la trachée. Selon l’organisation mondiale de la santé, 10% des cancers seraient aussi 48 directement imputables à la seule pollution atmosphérique. En Région de Bruxelles-capitale, le coût de la pollution de l’air est de 49 septante millions d’euros par ans. 50.

Barles, Sabine, Le Sol Urbain, Collection Villes (Paris: Anthropos, 1999)

51.

Ibid.

L’altérité des véhicules Bien que moins importante, la pollution automobile passe aussi par toutes sortes de dégradations des composants qui la composent. Cela va du carburant, des huiles et des graisses de moteur qui se répandent sur les chaussées, à l’abrasion des pneumatiques et des plaquettes de frein, en passant par la détérioration de la carrosserie par les pluies acides – résultant de la pollution atmosphérique – ou en hiver, par le sel d’épandage 50 contre le verglas. L’usure des pneumatiques libère des résidus de caoutchouc et des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), de souffre, de zinc et de calcium; les plaquettes de frein, des métaux lourds; et les carrosseries, du fer, du nickel, du chrome ou encore du cuivre. A cela s’ajoute l’usure des revêtements routiers qui libère du quartz, du talc, des particules de bitumes, de granulats enrobés, du calcite ainsi que des 51 composants de peinture servant à la signalétique. Tous ces composants se retrouvent par la suite dans les rues, sur les trottoirs, sous nos chaussures puis dans nos maisons. Dès les premières pluies, toutes ces particules sont alors entraînées par ruissellement vers le système d’égouttage puis acheminées, soit vers les stations d’épuration, soit directement rejetées dans les cours d’eau ou dans les sols par infiltration. Ceux-ci polluent alors ces mêmes cours d’eau ainsi que les lieux qu’ils traversent. En ville, le ruissellement les entraine parfois jusque dans les espaces verts ou dans nos jardins où certains de ces composants pourront par la suite, sous l’effet de l’humidité, se diluer dans l’air ambiant et contaminer les résidents et les passants par voies respiratoires.

Pollutions sonores Le bruit est une notion subjective, on la définit habituellement comme un son perçu comme désagréable. Il se mesure physiquement en décibel – dB – mais lorsqu’il s’agit de rendre compte du niveau sonore réellement perçu par l’oreille humaine, on utilise le décibel pondéré A, dB(A). Deux autres notions du son souvent utilisées sont le Lnight, celle-ci


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caractérise le bruit nocturne enregistré le long des façades, et le Lden qui caractérise le niveau sonore pondéré sur 24h avec la prise en compte de correction en décibel pour les périodes du soir – +5dB(A) – et de la nuit – +10dB(A) –, les bruits durant ces deux périodes étant ressenti comme plus gênants. Dans la partie précédente de ce chapitre était abordés les méfaits sur la santé causés par un manque de sommeil régulier. Il ne nous semblera sûrement pas surprenant qu’avec la luminosité, le bruit est un des facteurs principaux impactant le sommeil des populations urbaines. Dans son rapport 2007-2010, l’institut bruxellois pour la gestion de l’environnement publiait une étude consacrée à l’exposition de la population 52 de la Région de Bruxelles-capitale aux bruits. Il en ressort que le trafic autoroutier représente la première cause d’affection par le bruit. Quarantetrois pourcents des Bruxellois sont ainsi susceptibles d’être exposés à des niveaux Lden supérieurs à 55 dB(A), seuil à partir duquel l’environnement sonore est considéré comme «relativement bruyant»; et onze pourcents à des niveaux dépassant les 65 dB(A), qualifiés de «bruyants». La nuit apporte les mêmes données avec quarante-sept pourcents, encore, des Bruxellois qui seraient exposés cette fois à des intensités sonores nocturnes, Lnight, supérieures à 45 dB(A); ce qui est le seuil pour lequel l’OMS considère la perturbation sur le sommeil comme étant modérée à forte. Et cela, pour le seul bruit routier... Si les impacts du manque de sommeil nous sont déjà connu, il s’agit maintenant d’en explicité ceux relatifs à une exposition prolongée de stimulus sonores considérés comme bruyant au cours de la journée. Perturbation du pouls, de la pression artérielle et de la transition du rythme cardiaque; anxiété, dépression, stress chronique ainsi que baisse de la concentration en sont les symptômes courants. Différentes études menées par des psychologues de l’industrie au cours du XXème siècle ont aussi mis en évidence la perte d’efficacité des travailleurs 53 exposés aux bruits et les tensions infligées au système nerveux par ces travailleurs afin de contrecarrer cette baisse de rendements. Cependant, fort de toutes ces données, le niveau sonores ne fait encore qu’augmenter. A cette profusion incessante de bruits automobiles, notre société, par son mode de vie, y rajoute de nouvelles sources; dans les magasins, les restaurants, les cafés, les musiques d’ambiances par exemple sont aujourd’hui omniprésentes, allant dans certains magasins de vêtements jusqu’à dépasser les limites autorisées pour les lieux publics. Technique de marketing ou « antidote à la peur diffuse de n’avoir rien à dire […] la musique d’ambiance serait devenu une arme efficace contre une certaine phobie 54 du silence. » Pour s’en convaincre, rien de mieux qu’un voyage en transport en commun, les casques sur la tête, les écouteurs dans les oreilles, le silence règne

21

52.

IBGE, op.cit.

53.

Schivelbusch, Wolfgang, op.cit.

54.

Ibid., p205


22

55.

Ibid.

par l’absence de conversation mais dans les écouteurs, le son est bel et bien au maximum. Pour notre société postmoderne, le silence serait pour certains auteurs un reste, le dernier espace en friche de notre civilisation, libre d’usage. Mais dès lors, cet espace-temps libre, selon une logique marchande et productiviste propre à notre économie, ne sert à rien, note David Le Breton. « Il occupe un temps et un espace qui pourrait bénéficier d’une fin vouée à un meilleur rendement. […] Le silence est un reste, ce que le bruit n’a pas encore pénétré ni altéré, ce que les 55 moyens ou les conséquences de la technique épargnent encore. »

Une privatisation du silence

56.

Cité dans: Comment le monde actuel a privatisé le silence, Télérama, 07.03.16 [EN LIGNE]

Avec cette dernière partie portant sur le silence, j’aimerais nous amener à orienter notre attention sur un dernier constituant de notre santé qui est particulièrement mis à mal dans les villes: notre capacité d’attention, justement. « L’attention, nous rappel Matthew Crawford, est la chose la plus personnelle qui soit: en temps normal, nous sommes responsable de notre aptitude à la concentration, et c’est nous qui choisissons ce à quoi nous souhaitons prêter attention. Mais l’attention est ausssi une ressource, comme l’air que nous respirons ou l’eau que nous buvons. Sa disponibilité est au fondement de toutes nos activités. De même, le silence, qui rend possible l’attention et la concentration, est ce qui nous permet de penser. Or le monde 56 actuel privatise cette ressource, ou la confisque. » On nous la confisque, en effet, avec la musique ambiante; on nous la confisque avec le son des voitures, on nous la confisque avec l’abondance de technologie mis à notre disposition, on nous la confisque lorsque le bruit incessant nous oblige à nous retirer en dessous d’un casque audio, et on nous la confisque avec une abondance d’informations incessantes. Les rouages de notre société actuelle craignent le silence, parce que celui-ci nous permet de ralentir, de réfléchir. Il stoppe cette fuite en avant, cette accélération constante, produit de notre environnement technologique. La ville étant le terrain de jeu de l’économie produisant l’accélération, celleci a l’obligation de ne pas ralentir, le silence ne peut exister. La journée se prolonge dans la nuit et emprisonne le silence nécessaire à notre sommeil et à notre récupération; la musique s’insinue partout et à toute heure; les klaxons, définition parfaite du symbole de l’impatience, nous agressent à longueur de journée, et dans les rues fleurissent les informations visuelles, trop d’informations visuelles. Car l’attention humaine est loin d’être une ressource infinie, et quand elle s’épuise, le corps et l’esprit vacillent avec elle, le corps se fatigue. Et pourtant, les paysage-textes d’Augé remplissent de plus en plus le paysage urbain: panneaux de circulation, panneaux d’information qui se


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superposent désormais à une masse d’informations indicibles: affiches de concert, de cinéma, de théâtre, d’exposition; enseigne de restaurant et de magasin, écrans géants, écrans d’arrêt de bus, horaires d’ouverture et de fermeture, publicités et j’en passe. Un trop plein d’informations optiques, mais aussi auditives que le cerveau n’arrive pas à gérer. Un fois l’esprit et le corps fatigués, la patience s’en va, le temps-patient spécifique à la réflexion n’est plus et sans cela, le temps de l’urgence reprend son droit, le stress et la dépression se réinstalle si cela n’était pas déjà fait. Un jour, l’Homme devra réapprendre à être patient, il y sera obligé. Quand la machine économique boostée au pétrole s’épuisera, viendra le temps du ralentissement, la fuite en avant cessera, l’Homme se retournera et comprendra que le déficit de latéralité qui tient tant à Olivier Mongin, corollaire de la vitesse qui accompagna l’Homme dans ses mouvements jusqu’à ce moment présent, n’était peut-être pas qu’une théorie. Espérons qu’il soit cependant prêt à en découvrir les conséquences.

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