Bernard Perrot 1640-1709 (extrait)

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BERNARD PERROT (1640 - 1709) Secrets et chefs-d’œuvre des verreries royales d’Orléans

Cet ouvrage paraît à l’occasion de l’exposition « Bernard Perrot (1640-1709). Secrets et chefs-d’œuvre des verreries royales d’Orléans » présentée au musée des Beaux-Arts d’Orléans, du 13 mars au 27 juin 2010 Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture et de la Communication / direction générale des patrimoines / service des musées de France. Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État.

M U S É E D E S BEAUX-


Exposition placée sous le patronage de

Monsieur Serge Grouard Maire d’Orléans Député du Loiret

Monsieur Frédéric Mitterrand Ministre de la Culture et de la Communication Monsieur Philippe Bélaval Directeur général des Patrimoines Madame Marie-Christine Labourdette Directrice chargée des Musées

eee Commissariat général

Organisation de l’exposition

Isabelle Klinka-Ballesteros, directrice des musées d’Orléans Catherine Gorget, assistante qualifiée du patrimoine, chargée des collections du Musée historique et archéologique de l’Orléanais

Architecte-muséographe Christophe Moreau Graphiste

Catherine Félix Régisseur des œuvres

Comité scientifique

Erwin Baumgartner, historien d’art, Bâle Isabelle Biron, ingénieur, Centre de recherche et de restauration des musées de France UMR 171, Paris Jeannine Geyssant, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale, historienne du verre, Paris Bernard Gratuze, chargé de recherche CNRS, directeur du centre Ernest Babelon, Institut de recherche sur les archéo-matériaux UMR 5060, Orléans Corine Maitte, professeur d’histoire moderne, laboratoire ACP, université de Paris-Est Marne-laVallée Solène Pistre, vacataire, C2RMF, Paris Jean-Luc Olivié, conservateur en chef, département du Verre, musée des Arts décoratifs, Paris Helmut Ricke, conservateur en chef honoraire, Glasmuseum Hentrich, Kunstmuseum, Düsseldorf Marie-Laure de Rochebrune, conservateur, département des Objets d’art, musée du Louvre, Paris Christian de Valence, historien, Orléans Mark T. Wypyski, chercheur associé, Sherman Fairchild Center for Objects Conservation, Metropolitan Museum of Art, New York Auxquels ont été associés deux experts-antiquaires, spécialistes du verre Bernard Dragesco, Paris Sylvie Lhermite-King, Paris

Angélique Quinquenel Restauration

Martine Bailly Cécile Bignon Olivier Omnes Annie Volka Ateliers et moyens techniques

Florence Joachim Johny Grimoire Joël Heurtematte Photographe

François Lauginie Bibliothèque

Marie-Paule Besle Documentation

Raphaëlle Drouhin Nelly Matras Administration et finances

Chantal Furet Joséphine Iglesias Action culturelle et pédagogique

Isabelle Roulleau Bénédicte Coutin Catherine Rime David Vincent Hélène Valla Service des publics et communication

Véronique Galliot-Rateau Vincent Fourmont


remerciements

Nous tenons à adresser notre profonde gratitude à tous ceux qui ont apporté leur soutien et leur concours à la réalisation de cette exposition et à la publication de cet ouvrage. Sans leur confiance et leur appui, cet ouvrage n’aurait pu paraître :

Patricia Brattig, conservateur

Serge Grouard, député du Loiret, maire d’Orléans

Genève, musée Ariana, Roland Blaettler, conservateur

Éric Valette, adjoint au maire

Guéret, musée d’Art et d’Archéologie, Catherine Wachs-Genest, directrice

Catherine Dupraz, directeur général adjoint, vie culturelle et sportive François Bonneau, président du conseil régional du Centre Éric Doligé, président du conseil général du Loiret Philippe Bélaval, directeur général des patrimoines Marie-Christine Labourdette, directrice chargée des musées

Dijon, musée des Beaux-Arts, Sophie Jugie, directrice Écouen, musée national de la Renaissance, Thierry Crépin-Leblond, directeur

La Rochelle, musée d’Orbigny-Bernon, Annick Notter, directrice Limoges, musée national de la Porcelaine Adrien-Dubouché, Chantal Meslin-Perrier, directrice Londres, The British Museum, Aileen Dawson, conservateur

Jean-Claude Van Dam, directeur régional des affaires culturelles du Centre

Londres, Victoria and Albert Museum, Reino Liefkes, directeur du département des Objets d’art, Christopher Maxwell, conservateur

Annick Lautraite, conseiller pour les musées, direction régionale des affaires culturelles du Centre

Moulins, musée Anne-de-Beaujeu, Maud Leyoudec, attachée de conservation

Jean-Philippe Liger, président de la société des Amis des musées d’Orléans

Nantes, musée Dobrée, Jacques Santrot, directeur

Nous exprimons nos plus vifs remerciements aux membres du comité scientifique pour leurs contributions scientifiques et leurs participations à la redécouverte d’un artiste important du XVIIe siècle. Qu’ils en soient tous chaleureusement remerciés, et tout particulièrement Jeannine Geyssant pour son aide et sa disponibilité. Nous exprimons toute notre gratitude aux prêteurs pour leur généreuse participation sur laquelle repose l’ampleur de la manifestation. Nous tenons donc à exprimer notre reconnaissance aux responsables ou aux propriétaires des collections suivantes : Bordeaux, musée des Arts décoratifs, Bernadette de Boysson, directrice Bourges, musées, Béatrice de Chancel-Bardelot, directrice Charleroi, musée du Verre, Rina Margos, conservateur Cologne, Museum für Angewandte Kunst,

Orléans, service régional de l’archéologie, direction régionale des affaires culturelles du Centre, Laurent Bourgeau, directeur Paris, musée des Arts décoratifs, Béatrice Salmon, directrice, Jean-Luc Olivié, directeur du département du Verre Paris, musée du Louvre, Henri Loyrette, présidentdirecteur, Marc Bascou, directeur du département des Objets d’art Paris, musée national du Moyen Âge de Cluny, Élisabeth Taburet-Delahaye, directrice Provins, musée de Provins et du Provinois, Luc Duchamp, directeur Rouen, musée de la Céramique, Audrey Gay-Mazuel, conservateur du département des Objets d’art Rouen, musée départemental des Antiquités, Nathalie Roy, directrice Saint-Denis, unité d’archéologie, Nicole MeyerRodrigues, directrice


Saumur, château-musée, Jacqueline Mongellaz, conservateur en chef, Françoise Hau-Balignac, conservateur adjoint

Dedo von Kerssenbrock-Krosigk, conservateur, Glasmuseum Hentrich, Kunstmuseum, Düsseldorf

Sèvres, musée national de Céramique, Antoinette Hallé, directrice

Florian Knothe, conservateur, Corning Museum of Glass, État de New York

Zürich, Musée national suisse, Andreas Spillmann, directeur

Professeur Olivier Lafont, président de la Société d’histoire de la pharmacie

Londres, Adrian Sassoon

Janette Lefrancq, conservateur, musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles

Paris, Compagnie Saint-Gobain, Pierre-André de Chalendar, directeur général Paris, Didier Cramoisan

Jean-Jacques Lannois de Faller, membre de l’association GenVerrE

Paris, Jeannine Geyssant

Michel Marion, directeur de la bibliothèque municipale d’Orléans, Marie Maignaut, Anne Monginoux, assistantes

Ainsi qu’aux collectionneurs privés qui ont souhaité garder l’anonymat.

Jacques Menendez, conseiller municipal, Fay-aux-Loges

Paris, Bernard Dragesco

Paul Micio, historien, Paris Nous remercions vivement tous ceux qui, à des titres divers, nous ont apporté une aide précieuse, par leurs suggestions, leurs documents ou leurs informations : Frédéric Aubanton, architecte des Bâtiments de France, Orléans Daniel Charpigny, membre de la Société archéologique et historique de l’Orléanais Thimo te Duits, conservateur, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam Maxime Préaud, conservateur général, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, Paris Sophie Brégeaud, directrice du musée de Châtellerault Hubert Gérardin, président de l’association GenVerrE Anne Hall, écrivain Maurice Hamon, directeur des relations générales, Compagnie Saint-Gobain, Paris, et Catherine Bigot, Sabrine Gillespie-Lécuyer, archives historiques de la société, Blois Barry R. Harwood, conservateur, Brooklyn Museum, New York Annie Henwood, directrice adjointe des archives départementales du Loiret, Orléans

Christiane Naffah, conservateur général, directrice du Centre de recherche et de restauration des musées de France Benoît Pinchart, membre de l’association GenVerrE Jean-Paul Philippart, conservateur, Grand Curtius, département du Verre, Liège Françoise Tétart-Vittu, conservateur honoraire, musée Galliera, Paris Jean Rosen, directeur de recherche, CNRS, UMR 5594, Dijon Giovanni Sarpellon, professeur, université Ca’Foscari, Venise Anna-Elisabeth Theuerkauff-Liederwald, historienne d’art, Berlin Martine Vincent, directrice des archives municipales, Orléans Nous remercions également, pour sa collaboration efficace, l’ensemble du personnel des musées d’Orléans.


sommaire 7

Préface Frédéric Mitterrand

Ministre de la Culture et de la Communication 9

Préface Serge Grouard

Maire d’Orléans, député du Loiret 10

Préface Isabelle Klinka-Ballesteros

Conservatrice en chef du patrimoine, directrice des musées d’Orléans 14

Éléments biographiques Christian de Valence

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Abréviations

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ESSAIS Le contexte européen. L’art du verre hors de France, à l’époque baroque Helmut Ricke

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Bernardo Perrotto, un verrier migrant d’Altare au XVIIe siècle Corine Maitte

35

Bernard Perrot, maître de la verrerie d’Orléans. Biographie Christian de Valence

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Les innovations de Bernard Perrot à la lumière des archives Christian de Valence

51

Secret du verre rouge transparent de Bernard Perrot et comparaison avec celui de Johann Kunckel Jeannine Geyssant

55

La table de Louis XIV Erwin Baumgartner, Jeannine Geyssant

67

Gobelets à millefiori à croix de Malte Erwin Baumgartner

79

Flacons travaillés à la lampe Jeannine Geyssant, Isabelle Biron, Mark T. Wypyski

87

Étude en laboratoire d’objets en verre attribués à Bernard Perrot Isabelle Biron, Bernard Gratuze, Solène Pistre

95

PRÉSENTATION ET PARTICULARITÉS DES ŒUVRES EXPOSÉES Jeannine Geyssant, Catherine Gorget

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CATALOGUE DES ŒUVRES EXPOSÉES Jeannine Geyssant, Catherine Gorget, Françoise Tétart-Vittu

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ANNEXES Liste non exhaustive des œuvres attribuées à Perrot ou successeurs, et conservées dans les collections publiques

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Sources manuscrites et imprimées

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Bibliographie


préface

À

partir de quelques objets d’art en verre patiemment réunis, c’est toute une histoire qui est déroulée pour comprendre et permettre au public de s’approprier ce patrimoine. L’art du verre au XVIIe siècle, comme les autres disciplines artistiques à la même époque, participe de l’essor de la civilisation de l’Europe. Vaste champ d’exploration, dont l’étude fait surgir un nouveau maillon qui porte le nom de Bernardo Perrotto. Quittant l’Italie, l’artisan voyage à travers l’Europe pour s’installer à Orléans, fort de son savoir-faire et de ses expériences glanées ailleurs. En analysant les procédés techniques, les formes et les décors, cette exposition précise l’attrait exercé par la tradition du verre de Venise et montre la capacité d’innovation d’un précurseur, dont la réputation atteint la cour et le roi Louis XIV jusqu’à susciter la venue de l’ambassade du Siam à Orléans. Formé au sein du creuset européen, Bernard Perrot fait la preuve de la vitalité de la création française pendant le grand siècle. Considérant la qualité scientifique et l’originalité du propos, j’ai souhaité que cette manifestation soit distinguée par l’attribution du label d’intérêt national. L’exposition met en valeur une nouvelle facette des collections exceptionnelles du Musée historique et archéologique de l’Orléanais, enrichies d’année en année par des acquisitions réalisées avec le concours du ministère de la Culture. Je suis particulièrement heureux à cette occasion de rendre hommage à l’action du musée d’Orléans qui, par sa volonté de rendre l’art et la culture accessibles pour chacun, a su conduire des activités pédagogiques et des expérimentations originales de création et de rencontres avec le public.

FRÉDÉRIC MITTERRAND Ministre de la Culture et de la Communication

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préface

A

près les redécouvertes du trésor gallo-romain de Neuvy-en-Sullias, de l’imagerie populaire qui a rendu célèbre Orléans, important foyer d’édition au XVIIIe siècle, de l’art des maîtres orfèvres d’Orléans, apparu dès le XVe siècle et à son apogée au siècle des lumières, un autre pan méconnu des collections du Musée historique et archéologique de l’Orléanais est aujourd’hui dévoilé pour la première fois au public, grâce aux recherches de spécialistes entreprises depuis plusieurs années sur Bernard Perrot (1640-1709) et les verreries royales d’Orléans. Suivant la trace des fameux verriers d’Altare, en Ligurie, Bernardo Perrotto quitte son pays natal, voyage en Europe et, arrivé en France, installe à Orléans son atelier de verrerie Grande rue de Recouvrance, près de l’église et à proximité de la Loire pourvoyeuse de matériaux. Cet entrepreneur, talentueux et inventif, fait rayonner l’art du verre appris de ses pairs dans l’Orléanais et bien au-delà, grâce à ses relations avec le milieu scientifique contemporain. La tradition de ces objets d’art figure dans les collections du roi Louis XIV et marque aussi une étape dans la réception de l’ambassade de Siam en 1686 par le Roi-Soleil : la visite des ambassadeurs à Orléans est accompagnée de précieux cadeaux, ouvrages de verre, participant du faste déployé à Versailles pour s’allier cette grande puissance d’Asie réputée pour sa tolérance religieuse et le raffinement de sa culture. Trois cents ans après la disparition de Perrot, ces découvertes contribuent à restituer une période majeure de l’histoire de la ville et de ses savoir-faire et de mieux comprendre le rôle joué à Orléans par cet inventeur de talent dans l’histoire de l’art du verre en Europe. Aussi, je me réjouis tout particulièrement du fait que cette exposition, entièrement consacrée à cet artiste d’exception, se soit vu décerner le label d’intérêt national par le ministère de la Culture. SERGE GROUARD Maire d’Orléans Député du Loiret

9


préface

L

a collection de verre du Musée historique et archéologique de l’Orléanais est à l’origine de cette vaste étude entreprise sur Bernard Perrot (1640-1709) et ses successeurs, dont nous livrons aujourd’hui le résultat au public par la publication de cet ouvrage, somme d’essais réalisés par des spécialistes du verre, historiens, collectionneurs et ingénieurs : Erwin Baumgartner, Isabelle Biron, Jeannine Geyssant, Bernard Gratuze, Corine Maitte, Solène Pistre, Helmut Ricke, Christian de Valence, Mark T. Wypyski, ainsi que Jeannine Geyssant et Catherine Gorget pour la rédaction du catalogue des œuvres exposées. L’exposition rassemble quelque deux cents pièces, parmi les plus importantes, réalisées pour l’essentiel à Orléans par Bernard Perrot et ses successeurs à Fay-aux-Loges pendant le règne de Louis XIV et la première moitié du XVIIIe siècle.

Si l’histoire du verre remonte aux précurseurs d’Égypte et de Mésopotamie, d’où se développent inventions techniques, formes esthétiques et courants commerciaux dans tout le MoyenOrient, puis en Italie et dans tout l’Empire romain, le verre, après les invasions barbares, retrouve toute sa vitalité à Venise dès le XIe siècle. La verrerie vénitienne s’étend ensuite rapidement à tout l’Occident et maintient sa renommée jusqu’au XVIIIe siècle. Près de Gênes, Altare devient le grand centre rival de Venise au XVe siècle. Si le départ à l’étranger des verriers installés dans l’île de Murano, au nord de Venise, était interdit et sévèrement puni, car il fallait éviter la divulgation des secrets de fabrication, il en fut tout autrement à Altare, grand centre de production de verre, où les verriers émigrent depuis le XVe siècle, en particulier vers la France. Bernardo Perrotto (1640-1709) appartient à cette communauté de familles de verriers d’Altare, qui pratiquent la migration, non pour des raisons de crise de la production locale, mais au contraire pour accroître les revenus financiers des familles et de la communauté. Ses origines et son parcours singulier sont aujourd’hui mieux connus grâce à l’étude des documents d’archives. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, les archives révèlent l’installation en France de familles d’Altarais, dont les liens sont encore renforcés par les alliances matrimoniales. L’examen des registres paroissiaux d’Altare met fin à l’énigme du personnage sur lequel planaient encore des doutes. Il a permis de reconnaître plusieurs Bernardo Perrotto vivant au XVIIe siècle et d’identifier, parmi eux, Bernardo, fils de Tommaso et Tonetta, petit-fils de Francesco et Biancafiore, comme étant le verrier installé à Orléans en 1668, après un passage à Nevers, peutêtre dans l’atelier de son oncle Giovanni Castellano. Bernard Perrot, bénéficiant de privilèges royaux qui lui reconnaissent de facto la qualité de noble et la naturalisation française en 1666, épouse une Française, Marie Clouet, de quinze ans son aînée. Bien que resté sans enfant, le couple prend des dispositions pour transmettre l’entreprise à deux Altarais, qui ont épousé les nièces de Marie Clouet, et assure ainsi les obligations et la pérennité de la communauté d’Altare dans 10


Préface

Médaillon de Louis XIV (1638-1715), deuxième moule. Paris, Compagnie Saint-Gobain (cat. 113).

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BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

l’Orléanais. Installé dans son atelier de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance à Orléans, à proximité de la Loire et de la capitale pour les approvisionnements en matières premières et les débouchés commerciaux, Bernard Perrot apparaît comme un chercheur déterminé à poursuivre ses innovations dans la fabrication du verre. L’analyse de la correspondance du savant Nicolas Thoynard avec le philosophe John Locke, du Mercure galant, des documents d’archives, et en particulier l’accès aux archives de la Compagnie Saint-Gobain, ainsi que les ouvrages consultés révèlent un homme de métier, formé par son père, qui ne se contente pas des acquis de l’apprentissage, mais poursuit sans cesse ses expérimentations. Bernard Perrot détient plusieurs secrets qui font sa singularité d’innovateur lié au réseau scientifique contemporain, comme ces boules de feu de terre (charbon), nouveau combustible remplaçant l’utilisation du bois, dont il fait la démonstration devant le roi et la cour ; les procédés du verre rouge et de l’émail ; la production de récipients hermétiques pour des manipulations de chimie, à la demande de savants contemporains ; les inventions de verre imitant la porcelaine et l’agate. Parmi toutes ces inventions, l’innovation la plus importante reste la coulée du verre sur table, que Perrot présente à l’Académie des sciences en 1687. Par ce procédé, il réalise en particulier la célèbre suite de médaillons figurant le buste de Louis XIV et celui de son frère Philippe, duc d’Orléans. Cette invention aussitôt divulguée devient la méthode de fabrication du verre plat, reprise par la Manufacture royale des glaces, qui réalise la première coulée sur table en 1691. Ces découvertes historiques sur Bernard Perrot et les verreries orléanaises s’accompagnent du résultat de recherches scientifiques qui manquaient jusque-là. Les prélèvements et analyses en laboratoire engagés conjointement par le laboratoire du Centre de recherche et de restauration des musées de France (UMR 171) sous la conduite d’Isabelle Biron, assistée de Solène Pistre, et ceux engagés par le Centre national de la recherche scientifique (UMR 5060, CNRS / université d’Orléans), sous la conduite de Bernard Gratuze, apportent un éclairage nouveau sur les œuvres de Bernard Perrot. Le corpus étudié de quarantetrois pièces, reflet de la diversité de la production, a été soumis à des analyses physico-chimiques et à l’étude des techniques de fabrication. Si ces travaux soulignent l’inventivité et l’esprit novateur de Bernard Perrot, ils confirment aussi la difficulté à attribuer avec certitude des objets à Bernard Perrot sur la seule indication d’analyse physico-chimique et à établir une évolution chronologique, en raison de la rareté de pièces de référence documentées (la suite des médaillons de Louis XIV et le plateau de table en marqueterie de verre mentionné dans les collections de Louis XIV). L’exposition des pièces de Bernard Perrot et de ses successeurs est l’aboutissement de la synthèse de ces investigations historiques, scientifiques et techniques entreprises depuis plusieurs années par ce collège de spécialistes. La sélection des objets et leur localisation ont aussi béné-

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Préface

ficié des conseils avisés et du soutien constant de nos collègues conservateurs, Marie-Laure de Rochebrune et Jean-Luc Olivié, au musée du Louvre et au musée des Arts décoratifs, qui nous ont permis de rassembler, autour du noyau de la collection orléanaise, des objets d’art de grande qualité provenant des collections publiques et privées, qui témoignent de la richesse et de la diversité de la production des ateliers orléanais : flacons, gobelets, vases, aiguières, chandeliers, surtouts de table, manches de couverts… Pour réunir ces œuvres, les conseils précieux de deux experts, Bernard Dragesco et Sylvie Lhermite-King, associés à cette entreprise de grande envergure, ont été irremplaçables pour la réussite du projet. Par sa connaissance de la verrerie d’art et son sens de l’innovation, Bernard Perrot a su adapter la tradition vénitienne en produisant des pièces d’une grande originalité exigeant habileté et technicité. Au tournant du XVIIIe siècle, l’activité de la verrerie marque la fin des structures artisanales de production du verre plat et annonce une ère nouvelle d’industrie avec la Manufacture royale des glaces installée à Saint-Gobain (Aisne). Au terme de ce projet, des réponses sont apportées et de nouvelles questions se posent, qui font avancer l’histoire du verre en Europe et ouvrent d’autres pistes pour l’avenir.

ISABELLE KLINKA-BALLESTEROS Conservatrice en chef du patrimoine Directrice des musées d’Orléans

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ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES eee

Christian de Valence

1640, 29 février naissance de Bernardo Perrotto à Altare (Italie)

1695, 5 novembre, saisie des ouvrages servant à faire des glaces en verre coulé et des glaces produites

1664, passage de Perrot à Liège ?

1696, 10 mars, décision du roi réaffirmant le monopole de la compagnie des glaces ; 15 mars, abandon par Perrot de ses réclamations contre la manufacture des glaces, octroi d’une pension

1666, 30 juin, signature d’un traité d’association, Paris 1666, 18 septembre, privilèges pour faire des boules de feu de terre, naturalisation 1668, séjour à Nevers, privilèges du roi du 7 décembre pour mettre en œuvre deux secrets ; Perrot crée la verrerie d’Orléans 1671, privilèges du duc d’Orléans les 28 septembre et 3 novembre ; incendie à la verrerie et secours donné par le roi 1672, 29 février, lettres patentes du roi confirmant l’établissement de la verrerie d’Orléans et extension des privilèges 1679, achat de la propriété de Beauvoir 1686, 25 et 26 juillet, visite de l’ambassade du Siam à la verrerie d’Orléans 1686, octobre, Marie Clouet, épouse Perrot, offre des cadeaux aux ambassadeurs du Siam à Paris 1687, mars, rappel dans le Mercure galant, du verre rouge transparent des anciens et révélation de l’invention du verre coulé en table ; 2 avril, Perrot présente son invention devant l’Académie des sciences 1688, 25 septembre, lettres patentes du roi accordant à Perrot le privilège exclusif de son invention pour couler le cristal en table 1692, mémoire contre Massolay, signé par Marie Clouet ; mémoire de réponse de Massolay 14

1702, 28 avril, décès de Marie Clouet, âgée de soixante-dix-sept ans 1708, installation de la verrerie de Fay-aux-Loges par Jacques Jourdan et Jean Perrot 1709, 10 novembre décès de Bernard Perrot à Orléans 1710, renouvellement des privilèges pour les verreries d’Orléans et Fay-aux-Loges en faveur de Jacques Jourdan et Jean Perrot 1714, mai, départ de Jean Perrot de la verrerie de Fay-aux-Loges 1738, reconduction pour quinze ans des privilèges des verreries d’Orléans et de Fayaux-Loges ; Thévenot du Vivier nouveau maître de la verrerie de Fay-aux-Loges 1740, les verreries d’Orléans et de Fay-aux-Loges réprimandées pour faire des bouteilles de taille contraire aux règlements ; dernière information sur la verrerie d’Orléans ; incendie à la verrerie de Fay-aux-Loges 1754, fermeture probable de la verrerie de Fay-aux-Loges


Éléments biographiques

Sébastien Le Clerc (Metz, 1637 - Paris, 1714), Les Ambassadeurs de Siam à Versailles, 1686, gravure à l’eau-forte ; H. 16,4 ; l. 20 ; Orléans, musée des Beaux-Arts, S.N.

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abréviations

AD45 : archives départementales du Loiret AD58 : archives départementales de la Nièvre AMO : archives municipales d’Orléans APA : archives paroissiales d’Altare BMO : bibliothèque municipale d’Orléans BSAHO : bulletin de la Société archéologique et historique de l’Orléanais BSAMO : bulletin de la Société des amis des musées d’Orléans Cat. : catalogue Coll. : collection C2RMF : Centre de recherche et de restauration des musées de France CSG : archives historiques de la Compagnie Saint-Gobain D. : diamètre EP. : épaisseur de la paraison g : gramme H. : hauteur H. 14,5 / 7,5 : hauteur d’un objet avec et sans couvercle Inv. : inventaire IRAMAT : institut de recherche sur les archéomatériaux, CNRS JGS : Journal of Glass Studies L. : longueur l. : largeur MAD : Paris, Les Arts décoratifs, musée des Arts décoratifs MHAO : Musée historique et archéologique de l’Orléanais MNC : musée national de Céramique de Sèvres MP : marque de pontil, diamètre P. : profondeur SAHO : Société archéologique et historique de l’Orléanais SAMO : Société des amis des musées d’Orléans SRA : service régional de l’archéologie t. : tome Les dimensions sont exprimées en centimètres.

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LE CONTEXTE EUROPÉEN L’art du verre hors de France, à l’époque baroque eee

Helmut Ricke

L

es bouleversements importants politiques, intellectuels et culturels auxquels on assiste en Europe, à la fin de la guerre de Trente Ans, ont changé le monde. Renouveau et changement sont particulièrement visibles dans le domaine des arts figuratifs. Le renforcement du pouvoir personnel des princes allemands et du souverain français se traduit par de nouveaux devoirs pour les artistes. Art de cour, démonstration de puissance et souci de représentation acquièrent une grande importance. À la suite de cette évolution, la place de l’art dans la vie publique et pour la représentation individuelle de chacun devient plus grande qu’elle n’a jamais été. L’image vient de plus en plus en complément du verbe et, souvent, se substitue à lui. Allégorie et symbole déterminent les arts figuratifs tandis qu’apparaissent des thèmes profanes, traités à égalité avec les sujets religieux. Imprimerie et gravure prennent une importance insoupçonnée et contribuent à la diffusion de nouvelles images au contenu toujours plus complexe. Les arts décoratifs, en particulier celui du verre, ne restent pas extérieurs à cette mutation culturelle. Au moins dans l’aire germanique, au nord des Alpes, les contemporains ne considèrent plus seulement, sur les pièces de prestige, l’élégance et le façonnement mis en œuvre. Ils entrevoient de plus en plus la possibilité d’en faire le support de décors et d’ornements. Il s’agit pour l’essentiel de compositions à caractère symbolique, historique, commémoratif ou anecdotique. L’autoreprésentation est elle aussi présente sous forme d’armoiries, d’emblèmes, de devises, de dédicaces, de témoignages d’amitié, etc. Cette évolution trouve ses prémices au XVIe siècle, dans la peinture émaillée et la gravure au diamant, mais surtout et avant tout dans la taille du cristal de roche. Art d’apparat par excel17


BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

lence, tant par son extrême délicatesse que par le prix de sa matière première, ce dernier reste l’apanage de l’aristocratie. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le désir de posséder de tels objets se répand plus largement au sein de la petite noblesse, du patriciat et de la bourgeoisie aisée. On recherche un matériau moins dispendieux et d’aspect semblable au précieux cristal, et le verre s’impose d’emblée. Ce n’est certainement pas le fruit du hasard si les recherches pour l’obtention du cristal le plus pur se développent à cette époque dans divers centres, au nord des Alpes. Un matériau qui conserve sa transparence et son brillant, même s’il est issu d’une paraison épaisse, et dont la surface peut être taillée en profondeur est certain de susciter une forte demande. À partir des années 1670, les maîtres verriers de Bohême, mais aussi plusieurs ateliers princiers au nord des Alpes, s’attachent à satisfaire ce nouveau besoin. Ces efforts vont grandement bénéficier des recherches en alchimie, alors très actives1. Les ateliers du Nord, qui fabriquaient depuis longtemps du verre potassique, sont en l’occurrence mieux armés que ceux du Sud, dont le verre à fondant sodique était moins adapté à la taille. Qu’il s’agisse du verre à la chaux des fours des comtes de Buquoy, en Bohême du Sud, du cristal imaginé à Potsdam par Johann Kunckel ou du cristal au plomb élaboré par George Ravenscroft en Angleterre2, l’aboutissement de ces recherches marque un tournant essentiel de la production du verre en Europe. Il en va ainsi de ses aspects techniques comme de ses applications artistiques. Du XVe au milieu du XVIIe siècle, le terme cristallo reste inséparable des réalisations de Murano. Le verre de luxe est alors vénitien ou est fabriqué ailleurs, « à la façon de Venise ». En règle générale, ces pièces élégantes aux formes recherchées doivent leur attrait et leur perfection à l’habileté du maître verrier officiant à la sortie du four. La finesse des parois et la délicatesse des applications ou des décors filigranés, inclus dans la matière, constituent les principaux critères de qualité. L’ennoblissement par la gravure au diamant, la peinture émaillée ou la dorure est alors avant tout destiné à souligner les formes ; les représentations figuratives et signifiantes jouent rarement un rôle important. À Murano, au XVIIe siècle, on se refuse à voir que les temps changent. Le travail de la matière à chaud, raison même d’une suprématie incontestée depuis plusieurs siècles, est trop profondément ancré dans les traditions. Une crise qui va se prolonger jusqu’en plein XIXe siècle commence. Murano perd peu à peu de son importance. Le souhait fondamental de décors figuratifs ou ornementaux est ici méconnu ou sous-estimé. Au lieu de mettre au point des variétés de cristal conformes au goût de l’époque, on essaie d’égaler les produits du Nord en faisant assaut de virtuosité à la sortie du four. Il en résulte des pièces, véritables tours de force d’une extrême finesse, excluant tout contact et même toute utilisation de l’objet. Une nature morte réalisée en 1716 par le peintre romain Gabriele Salci (fig. 1) met bien en évidence les contradictions de cette période. La coupe vénitienne filigranée, avec l’incroyable diversité de ses anses entrelacées, ornées de fleurs et de feuilles aux formes librement imaginées, marque l’aboutissement ultime de cette évolution3. Placé à côté du verre d’apparat, le gobelet épais et solide « à la façon de Bohême », avec sa forme simple, symbolise par contraste une évolution du goût qui ne parviendra pas à s’imposer sous cette forme en Italie. La « façon de Venise » connaît ici à la fois son apogée et son terme. Même pour ses incomparables lustres et ses miroirs, dont elle a le quasi-monopole, la Sérénissime sera finalement supplantée par des centres de production d’Europe du Nord. Nous savons aujourd’hui que l’application des techniques de gravure du cristal de roche au 18


Fig. 1. Gabriele Salci, nature morte avec corbeille de fruits, perroquet, violon, verres et fleurs, Rome, 1716, collection du prince von und zu Liechtenstein, Vaduz-Vienne.

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verre, plus facile à travailler, a fait l’objet d’expériences précoces. L’atelier de taille de la cour de Munich est parvenu dans ce domaine à des résultats d’une qualité remarquable dès la fin du XVIe siècle. Formé dans ce même atelier, Caspar Lehmann, à qui l’on attribue encore fréquemment cette « invention », n’obtiendra que bien plus tard de l’empereur Rodolphe II le privilège d’exercer son art à la cour de Prague4. De rares exemples de ces premiers essais sont parvenus jusqu’à nous, pour l’essentiel des tailles peu profondes sur des verres creux d’époque aux parois fines ou sur des plaques. L’étape déterminante pour l’art du verre baroque va se jouer à Nuremberg. On y trouve très tôt le Deckelpokal (coupe à couvercle) doté d’un pied élancé, nouveau type de verrerie élaborée au nord des Alpes qui se répandra dans les centres de fabrication allemands5. La coupe de ces verres décoratifs, avec toujours une paroi relativement fine, est gravée, à Nuremberg, de préférence avec des paysages continus sur leur pourtour (fig. 2). Cette ville d’empire libre devient ainsi le premier centre de la nouvelle technique de décoration au nord de l’Europe. Les principaux maîtres en sont Hans Wolfgang Schmidt, Hermann Schwinger et Heinrich Schwanhardt. La tradition d’une gravure du verre de grande qualité, à Nuremberg, établie par Georg Schwanhardt l’Ancien au milieu du XVIIe siècle, se poursuivra jusqu’en plein XVIIIe siècle avec des tailleurs comme Georg Friedrich Killinger, Paulus Eder ou Anton Wilhelm Mäuerl, pour ne citer que ces trois artistes. À partir des deux dernières décennies du XVIIe siècle, les verres en cristal de Bohême, dont l’épaisseur peut être très forte, commencent à dominer le marché6. La production européenne de verre se concentre de plus en plus en Bohême et en Silésie, deux régions qui jusqu’en 1740 constituent un espace économique unifié sous la houlette des Habsbourg. Les fabriques assurant la production de verre brut se trouvent surtout en Bohême, tandis que les ateliers de taille et de polissage sont pour l’essentiel établis sur le versant silésien du Riesengebirge (Monts des Géants). Dans l’esprit des décors baroques foisonnants, les graveurs de Silésie exploitent largement les possibilités du nouveau matériau et, semblant répondre à l’horreur du vide, saturent la surface de leurs verres de représentations qui associent personnages et ornements (fig. 3). Ce faisant, ils surpassent souvent la qualité de la gravure sur cristal de roche. Cette évolution est favorisée par l’introduction de nouvelles techniques comme la roue hydraulique, mise au point en 1691 par Friedrich Winter, alors au service du comte Schaffgotsch à Hermsdorf (aujourd’hui Sobieszów, en Pologne) dans la vallée de Hirschberg (actuelle Jelenia Góra)7. On doit à cet atelier les célèbres coupes ou pokals à l’exubérant décor en relief, produits de prestige de la gravure sur verre silésienne (fig. 4). Gravés à la roue sur des parois pouvant atteindre dix millimètres d’épaisseur, les décors en haut relief reprennent librement des éléments ornementaux baroques. Rares sont les maîtres capables de les exécuter aussi parfaitement. Citons ici Franz Gondelach, à la cour de Hesse-Kassel, et Gottfried Spiller, à celle du Brandebourg à Potsdam. Dès la fin du XVIIe siècle, produire son cristal et le faire graver dans ses propres ateliers devient un attribut essentiel de l’image princière, comme le sera plus tard la possession d’une manufacture de porcelaine. Grandes et petites cours d’Europe se livrent une concurrence acharnée. Outre celles de Potsdam et de Hesse-Kassel, il convient de mentionner la cour royale de Saxe à Dresde, avec des maîtres comme Johann Gottfried Kießling, mais aussi les plus petites cours d’Allemagne centrale, comme celles de Saxe-Gotha et de Saxe20


Le contexte européen. L’art du verre hors de France, à l’époque baroque

Fig. 2. Hans Wolfgang Schmidt, Nuremberg, vers 1680-1690, Deckelpokal (coupe à couvercle) au pourtour décoré d’une gravure peu profonde figurant un paysage*.

Weimar. Le meilleur de la production de l’époque est issu de ces centres8. C’est à l’alchimiste Johann Kunckel, un des meilleurs spécialistes du verre à la cour du prince électeur de Brandebourg, que l’on doit, entre autres avancées dans le domaine du cristal, la redécouverte du procédé de fabrication du verre rubis à l’or (fig. 5). Par son aspect et sa réputation, ce matériau entouré de mystère aurait bien pu concurrencer le cristal9, mais sa diffusion reste limitée en raison de son coût et de la difficulté de sa fabrication. Les autres verres de couleur ne sont généralement pas moins appréciés, mais, tout comme la gravure au diamant, on ne les considère pas forcément comme conformes au goût de l’époque (fig. 6). Seul le verre dit « blanc

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Fig. 3. Maître du gobelet de Koula, Silésie, Riesengebirge (Monts des Géants), vers 1685-1690, grand flacon décoré de scènes mythologiques, de fleurs et de fruits, en gravure profonde mate et brillante*.

Fig. 4. Friedrich Winter, Silésie, Hermsdorf, vallée de Hirschberg, vers 1690-1692, détail d’un Pokal en taille polie et gravé en haut relief*.

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Le contexte européen. L’art du verre hors de France, à l’époque baroque

Fig. 5. Entourage de Gottfried Spiller, Potsdam, vers 1710-1720, chope, verre rubis à l’or*. Fig. 6. Bohême, datée 1664, grande bouteille bleue décorée de l’aigle impériale et des armes de Nuremberg, gravure au diamant*.

de lait » connaîtra un succès plus durable favorisé par les recherches sur la porcelaine. L’intérêt diminue aussi pour les verres à décor émaillé. La tradition typiquement allemande des grands hanaps à couvercle se perpétue, avec des formats plus réduits, à travers une verrerie populaire d’usage courant. Quant aux verres d’apparat, dans la continuité des hanaps ornés d’armes impériales ou princières du XVIe et du début du XVIIe siècle, ils deviennent plutôt rares après 1650. Cependant, les pièces de la Hofkellerei de Dresde, avec leurs riches armoiries, continuent, semble-t-il, à jouir d’une certaine faveur (fig. 7). Un cas à part reste celui des verres de petit format aux décors minutieux, réalisés dans la seconde moitié du XVIIe siècle, pour l’essentiel dans l’entourage de Johann Schaper à Nuremberg (fig. 8) et d’Ignaz Preißler en Silésie. Le verre incolore devient ici le support transparent d’une peinture émaillée aux nuances subtiles de gris qui donne toute sa valeur à ces pièces (Schwarzlotmalerei). Une autre spécialité est constituée de pièces de cabinets de curiosités de petite taille. Il s’agit de gobelets à double paroi, dont le décor à la laque et à l’or gravé est pris entre deux

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Fig. 7. Saxe, après 1733, hanap à couvercle de la Hofkellerei de Dresde, verre émaillé*.

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Fig. 8. Johann Schaper, Nuremberg, vers 1665-1670, gobelet avec un paysage de ruines sur le pourtour, en Schwarzlotmalerei, peinture émaillée*.

verres emboîtés l’un dans l’autre (fig. 9). Très prisés des amateurs, ils se retrouvent dans les collections des princes et de la noblesse allemande. Vers le milieu du XVIIIe siècle, ces réalisations précoces donnent naissance à l’importante production des Zwischengoldgläser de Bohême, coupes et gobelets en cristal à double paroi accessibles à une clientèle plus large. Mais le leitmotiv de l’art du verre baroque reste le cristal incolore gravé. Depuis la Bohême (fig. 10), la Silésie et la Thuringe, il se propage vers les pays scandinaves tout comme vers la Pologne et jusqu’en Russie, à la cour de Saint-Pétersbourg. Mais si l’obtention du cristal le plus pur reste un but partout recherché, la technique de la gravure et le goût pour les effets obtenus par la taille et le polissage ne rencontrent pas toujours le même écho. C’est d’autant plus étonnant en Angleterre, où le cristal au plomb, breveté dès 1674 par George Ravenscroft, constitue un matériau de grande valeur. Les Anglais continueront toutefois longtemps à le travailler à chaud, dans l’esprit vénitien. Une évolution analogue s’observe en France. On remarque, en général, une certaine retenue quant aux possibilités de décors artistiques offertes par le verre. La verrerie ne semble guère avoir donné lieu au développement d’une tradition proprement française et, depuis le Moyen Âge, elle s’est cantonnée dans les limites d’un transfert des techniques et des formes venues du sud, qu’il s’agisse de Venise ou d’Altare. C’est ainsi que la France de Louis XIV reste largement en dehors des évolutions du monde germanique décrites plus haut. En la personne de Bernard Perrot, le royaume dispose certes d’un verrier d’une grande maîtrise et aimant innover, mais le cristal enrichi par la taille ou la gravure ne semble pas être au centre de ses préoccupations. Cela vaut pour toute l’évolution de l’art du verre en France. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, celui-ci se cantonne de fait à la tradition des verriers d’Altare et de Murano, c’est-à-dire au travail du verrier à la sortie du four. Ce constat peut également être étendu à l’Espagne et au Portugal voisins. Cette nette retenue française dans le domaine de la verrerie est d’autant plus étonnante qu’au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, le pays est en passe d’endosser le rôle de chef 25


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Fig. 9. Dresde ?, vers 1720-1730, gobelet à double paroi, décor Zwischengold, feuille d’or gravée et laque entre les deux parois de verre*.

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Le contexte européen. L’art du verre hors de France, à l’époque baroque

de file de l’Europe dans le domaine des beaux-arts et de la culture. Dans un État aussi centralisé que la France, sans doute faut-il aussi tenir compte du peu d’intérêt manifesté par le souverain pour le verre. Dans son esprit, cette matière semble être surtout intéressante pour la production des miroirs et des vitrages. Qu’il s’agisse d’apparat, d’art de la table, de cadeaux officiels ou de son propre cabinet de curiosités, Louis XIV ne voit dans le verre qu’un succédané sans valeur du cristal de roche, indigne de côtoyer l’or, l’argent ou les pierres précieuses. Ce parti pris aura en France des effets à long terme. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on maintient la prééminence du travail à chaud à la sortie du four, conformément aux principes vénitiens, technique enrichie ici par une conception vigoureuse des formes qui confère au verre volume et présence plastique10. C’est seulement au début du XIXe siècle que la France adoptera une nouvelle attitude à l’égard de la gravure et de la taille lui permettant d’entrer en concurrence avec les centres de Bohême, de Silésie et d’Allemagne centrale11. Ainsi, avec les produits des manufactures de Baccarat et de Saint-Louis, le pays prendra finalement sa place dans le peloton de tête des producteurs européens de verrerie de luxe.

Fig. 10. Bohême, vers 1710-1720, gobelet avec représentation du miracle de saint Hubert, cristal taillé, gravé et dépoli*.

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eee NOTES 1. Cf. Dedo von Kerssenbrock-Krosigk, Glass of the Alchemists. Lead Glass – Gold Ruby, 1650-1750, The Corning Museum of Glass, Corning, 2008. 2. À propos des recherches sur le développement de nouveaux types de cristal, cf. note 1, pp. 63 sqq. 3. Un exemple comparable de cet aboutissement se retrouve dans les chefs-d’œuvre du célèbre cabinet vénitien aménagé au début du XVIIIe siècle par le roi Christian IV du Danemark, au château de Rosenborg. 4. Le tailleur de cristal Zacharias Peltzer dirigeait très probablement l’atelier munichois dont Caspar Lehmann était un compagnon, comme l’attestent les livres de compte de la cour de Bavière. Cf. Brigitte Klesse, « Zu Meisterwerken der frühen deutschen Glasschnittkunst » in JGS, 50, 2008, pp. 117-141. 5. C’est une autre façon de boire au nord des Alpes qui explique le développement, depuis le Moyen Âge, de formes de verres différentes des modèles italiens. 6. Le concept de verre à la chaux, en allemand Kreideglass ou « verre à la craie », fait référence à l’ajout de craie finement pulvérisée au mélange qui sera fondu pour obtenir le précieux cristal de Bohême. Il s’agit là d’un seul des nombreux composants du mélange. La pureté de la matière première et l’utilisation de nouveaux décolorants comme le bioxyde de manganèse (savon des verriers) et, surtout, l’arsenic sont déterminants. Quant au fondant à base de potasse (cendres de végétaux),

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il est enrichi, entre autres, de salpêtre. 7. Particulièrement entreprenante, la noblesse de Bohême et de Silésie favorise grandement le développement de la production de verre dans ces régions. C’est particulièrement vrai de la production de verre de cristal, mais aussi du perfectionnement des techniques de taille et de gravure. Il est ainsi révélateur que le comte Schaffgotsch ait mis une coupe en cristal de roche à la disposition du verrier Friedrich Winter, à charge pour lui de réaliser des travaux similaires en verre de cristal. 8. L’essentiel des besoins de la noblesse et de la bourgeoisie, autrement dit le gros de la production, est assuré par les grandes fabriques et les ateliers de Bohême et de Silésie, lesquels se consacrent de plus en plus à l’exportation. 9. Sur ce thème, cf. Dedo von Kerssenbrock-Krosigk, Rubinglas des ausgehenden 17. und des 18. Jahrhunderts, P. von Zabern, Mayence, 2001. 10. Par contre, avec la minutie de leurs compositions, les verres réalisés à l’est du Rhin font l’effet de petits mondes clos tenant peu compte de leur environnement. 11. Sur l’importance du verre taillé français au début du XIXe siècle, voir l’ouvrage de référence de Fernando Montes de Oca, L’Âge d’or du verre en France 1800-1830. Verreries de l’Empire et de la Restauration, Paris, 2001. * L’ensemble des verres minuscules reproduits appartient au Glasmuseum Hentrich du Museum Kunst Palast de Düsseldorf.


BERNARDO PERROTTO, UN VERRIER MIGRANT D’ALTARE AU XVIIe SIÈCLE eee

Corine Maitte

L

e XIXe siècle a valorisé les inventeurs comme de nouveaux héros des temps modernes et de ses industries conquérantes. Il en a fait des génies, appliquant souvent à leurs figures les traits dessinés à partir de la Renaissance aux artistes, catégorie en devenir qui voulait se détacher de celle des « artisans mécaniques ». L’histoire des sciences, des techniques et de l’art a montré tout ce que ces constructions avaient d’idéologique, éléments constitutifs de l’édification d’une mythologie moderne. Étudier de façon isolée la figure de Bernard Perrot risque de faire courir le même travers, déjà présent dans certaines notices biographiques du XIXe siècle : construire la figure d’un inventeur de génie, quelque peu malmené par la dépossession finale de l’une de ses plus fameuses « inventions », le coulage des glaces. Pour sortir du mythe, il faut remettre Bernard Perrot en ses contextes multiples, pour saisir non pas le génie d’exception, mais le « cas limite » qu’il représente. Or deux grands faits historiques ont rendu possible un cas tel que celui de Perrotto : les migrations organisées par la communauté d’Altare depuis le XVe siècle et la pratique changeante des privilèges. D’ailleurs, à le saisir de plus près, le personnage se démultiplie et il est au moins deux ou trois Bernardo Perrotto, nés à Altare et vivant de façon contemporaine… Au moins deux se sont rendus en France et ont travaillé à Nevers. Lequel est celui d’Orléans ? Le travail de l’historien se meut souvent en quête du fil brisé d’Ariane.

ALTARE, UNE COMMUNAUTÉ VERRIÈRE MIGRANTE1 29


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Des migrations depuis le Moyen Âge Comme ailleurs en Italie, la fabrication du verre se développe en Ligurie au Moyen Âge. La première mention actuellement connue de la présence de verriers et d’activités verrières à Altare date de 1281-1289. Aux XIVe et XVe siècles, Altare devient le centre régional dominant, dont Gênes et surtout Savone commercialisent la production. Le rayon d’exportation de ses produits est très large et atteint dès le XVe siècle la Barbarie. Par ailleurs, les verriers d’Altare semblent être à l’initiative des nombreux fours qui se développent alors en Ligurie, l’une des régions verrières les plus productives de la péninsule avec la Toscane et la Vénétie. La reconnaissance de la corporation en 1495 est donc le résultat d’une activité déjà très développée2. Elle ne sert pratiquement qu’à encadrer les migrations. De fait, contrairement à Venise qui interdit de plus en plus sévèrement la mobilité de ses verriers, la corporation d’Altare leur en reconnaît la possibilité et en réglemente les dispositions. Il existe donc un système de migrations « emboîtées » : certains partent longtemps, voire « définitivement », pour installer ou reprendre des verreries « à l’étranger » dans lesquelles ils font venir des équipes de travail du village dont la mobilité est cette fois liée à la saison de travail des fours, d’octobre à juin. Une même équipe peut travailler dans des lieux différents au cours d’une même saison. Tous restent liés à Altare.

L’explosion migratoire des XVIe et XVIIe siècles Du XVIe au XVIIe siècle, le cercle des migrations s’agrandit considérablement grâce à la fondation de nombreuses verreries par des Altarais un peu partout en Europe, et par l’extension de leur rayon de migrations de travail. Les Altarais profitent alors de la grande vogue du verre « à la façon de Venise » dont ils se font les vecteurs de diffusion, même si les techniques en œuvre à Altare sont différentes de celles de Venise. Les migrations des Altarais, contrairement à celles des Vénitiens, se font alors essentiellement par exploration et dissémination sur les territoires parcourus. Ainsi, Nevers était, en 1583, un essaimage de l’équipe installée à Lyon, avant de devenir à son tour un centre dont Orléans fut une des émanations dans le second XVIIe siècle.

LES PERROTTO MIGRANTS Dès le départ de l’installation nivernaise, se trouvent solidement alliées quelques-unes des grandes familles de verriers altarais : Saroldo, Ponte, Bertoluzzi et Ferro. Dès le départ, des Perrotto travaillent à Nevers, notamment un certain Battista, présent dans les actes dès 1587. De plus, l’un des frères Saroldo, Vincenzo, est marié à Caterina Perrotto et, en 1597, la fille de Jacopo Saroldo épouse Vincenzo Perrotto. Ce n’est certes pas la première sortie hors les murs de ces familles que l’on voit sillonner les routes depuis le XVe siècle. Au XVIIe siècle, ils ne sont pas qu’à Nevers, loin de là. Notons seulement qu’un Jean-Marie Perrot reçoit, avec Lorenzo Rossi, lui aussi d’Altare, un privilège en 1626, qui les autorise à ouvrir des verreries en Poitou, Saintonge, Aunis et à Orléans3. Le Bernardo Perrotto qui arrive en France en 1647 suit donc les chemins connus de ses prédécesseurs.

Un Bernardo, des Bernardi ! 30


Bernardo Perrotto, un verrier migrant d’Altare au XVIIe siècle

Mais qui est-il au juste ? L’affaire ici se corse. En effet, les registres paroissiaux d’Altare ne sont conservés de façon lacunaire qu’à partir de 1593 pour les registres de mariage, 1613 pour ceux de baptême. Ils permettent néanmoins de constater qu’il existe au moins trois Bernardo/Bernardino Perrotto ayant vécu de façon contemporaine au XVIIe siècle : l’un est né à la fin du XVIe siècle, fils de Gio Antonio ; il s’est marié en 1618 à Bernardina de Gio Antonio Sappa (autre famille verrière). Le deuxième, né le 27 juin 1619, est fils de Francesco, fils de Tommaso, et de Biancafiore, fille de Francesco Saroldo. Il est donc l’oncle du troisième, né le 29 février 1640 de Tommaso, fils de Francesco, et de Tonetta (ou Antonetta), fille de Fralimondo Ponte, mariés depuis 1636. Chacun a eu de nombreux frères et sœurs.

Lequel s’installe à Orléans ? Il s’agit du troisième, né le 29 février 1640, fils de Tommaso et Tonetta, petit-fils de Francesco et Biancafiore. C’est d’ailleurs la filiation annoncée en 1706 par le vieux Bernard Perrot, maître de la verrerie d’Orléans, dans le mémoire justificatif de sa noblesse4. Mais il est alors bien sûr impossible que ce soit le même qui ait stipulé un contrat à Altare en août 1646 avec Giovanni Castellano afin de reprendre la verrerie de Nevers laissée vacante par le décès sans enfants de Horace Ponte et la dissolution de la société formée entre Giovanni Babino, Gio Antonio Massari et Ambrogio Travetto, qui était censée la gérer depuis 16265. Ce premier Bernardo Perrotto, qui vient à Nevers en 1647, renouvelle la société avec Castellano en 1651 et disparaît sans laisser de traces à une date inconnue, est le plus âgé des trois, fils de Gio Antonio, puisque le second candidat, Bernardo de Francesco, né en 1619, est décédé dès 1638.

Les atouts du jeune Bernardo Le jeune homme qui vient à Nevers au début des années 1660 est neveu de Giovanni Castellano par les femmes : sa mère, Tonetta de Fralimondo Ponte, est la sœur de Maria de Fralimondo Ponte, la femme de Giovanni. Il est donc normal que Giovanni Castellano accueille ce neveu à Nevers. Il y travaille sans aucun doute de 1666 à 1668, mais il n’a aucune chance de s’y établir étant donné que le gendre et le fils de Giovanni y sont solidement installés. Pour voler de ses propres ailes, il lui faut donc de l’argent, ce que va lui assurer le contrat qu’il signe en 1666 avec Marie de La Haye Saint-Hilaire, marquise du Plessis au Chat, et Dominique de Mede, baron de Sainte-Colombe, récemment découvert par Alain Bouthier6. Ce faisant, Bernardo reprend une tendance ancienne des Altarais à s’associer avec les détenteurs de capitaux et de relations des pays et des villes où ils désirent s’installer7. Il lui faut parfaire son expérience, qu’il va acquérir essentiellement à Nevers, peut-être aidé des fameux « secrets » que sont censés lui avoir révélés ses associés de 1666. Il doit enfin s’assurer des protections que vont lui procurer son oncle Castellano, obligé de Colbert, et son installation sur les terres du duc d’Orléans, dont il devient le verrier privilégié. Mais si ce jeune homme suit les chemins bien tracés par ses parents et alliés d’Altare, il va par contre innover dans la revendication de ses inventions, qu’il va protéger par des demandes de privilèges.

BERNARDO ET LES PRIVILÈGES

La pratique ancienne des privilèges8 Les verriers italiens migrants dans les différents pays européens au XVIe siècle ont tous sollicité des privilèges auprès des princes : le plus souvent des privilèges d’exploitation qui leur confé31


BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

raient un monopole de production et parfois de commercialisation de leurs produits sur le territoire concerné. Dès 1533, les verriers altarais installés en France ont généralement choisi une autre voie : ils ont demandé à jouir des privilèges concédés par les rois de France, peut-être au XVe siècle, à coup sûr par François Ier en 1523, aux gentilshommes verriers du royaume. D’une nature tout à fait distincte des premiers, ces privilèges les exonèrent de toutes taxes sur les matières premières : premier avantage de taille si l’on songe que le verre à l’italienne est nécessairement réalisé avec de la soude importée. Ce n’est pas tout : les hommes de la verrerie sont eux aussi exonérés de toutes taxes, voilà qui peut les attirer et réduire les coûts du travail, d’autant que les produits de leur alimentation sont également détaxés. Enfin, le sont également les produits commercialisés par les gentilshommes verriers. Autant d’avantages dont les verriers savaient très bien estimer le prix. Mais surtout, la jouissance de ces privilèges leur reconnaît de facto la qualité de noble, puisqu’elle est réservée aux seuls gentilshommes verriers. Or, ni à Venise, ni à Altare, ni nulle part ailleurs en Italie, les verriers n’étaient considérés comme nobles. Ils le deviennent en France ! Ces avantages cumulés expliquent la longue série d’enregistrement de ces privilèges par les verriers altarais, et ce jusqu’au XVIIIe siècle9. Seul désavantage : ce type de privilège ne concède pas d’exclusivité, au contraire des premiers évoqués. Pourquoi ne pas tenter de les combiner ? Déjà en 1597, Jacopo Saroldo obtient de cumuler les privilèges personnels d’exemptions de taxes et l’exclusivité de production autour de la capitale. En 1661, Giovanni Castellano réitère en obtenant de Colbert un privilège d’exclusivité le long de la Loire, dont bénéficie ensuite son neveu Bernardo. Mais c’est encore sa longue expérience et sa maîtrise d’un savoir-faire qui étayent sa demande. C’est pourquoi l’attitude de Bernardo Perrotto constitue une véritable exception dans le milieu des verriers altarais, lui qui, pour obtenir des privilèges exclusifs, met en avant une pratique dont aucun jusque-là ne s’est vanté : l’invention.

Revendiquer l’invention La plupart des privilèges que Bernardo demande et reçoit sont des revendications d’inventions individuelles, depuis celui de 1666 (le « secret d’un feu ardent sans fumée »), jusqu’à celui de 1688 par lequel il dit avoir « inventé un moyen inconnu jusques à présent de couler le cristal en tables, comme on fait les métaux, luy donnant telle couleur que l’on veut », en passant par celui de 1668 : « Deux beaux et rares secrets qui pourroient être aussi utiles que curieux, à savoir celui de teindre le verre en couleur rouge transparente intérieurement et dans sa substance, l’autre est de faire un riche émail sur des carreaux et des collones de cuivre ou autres formes, qu’il voudra leur donner de toutes sortes de couleurs et figures10. » Ces privilèges sont symptomatiques d’une rupture affirmée avec le savoir-faire commun du groupe et caractérisent une revendication individuelle de l’invention. Cela est peut-être autant une construction de Perrot et de certains secteurs du gouvernement monarchique qu’une « réalité » de l’invention, comme tendraient à le montrer les termes du contrat notarié de 1666 qui indique que des « secrets » ont été confiés à Perrotto. En tout état de cause, il est impossible de faire de lui un « inventeur » isolé : il est le produit de la longue histoire du verre à l’italienne, lui-même issu de traditions et de techniques verrières distinctes qui sont entrées en contact, au cours des XVIe et XVIIe siècles, avec les pratiques et les techniques des nombreux verriers qui se rencontrèrent lors de leurs migrations11. Sans développer ici ce point, il est fort possible que les relations entretenues par Perrot 32


Bernardo Perrotto, un verrier migrant d’Altare au XVIIe siècle

avec le milieu orléanais, mises au jour par Christian de Valence, soient à l’origine de cette démarche12. En effet, Thoynard est proche de certains membres de la future Académie des sciences. Or, l’Académie se voit attribuer, plus tard il est vrai, l’expertise préalable à la délivrance de ces fameux privilèges d’invention dont la formule remonte à la loi vénitienne de 1474. Il est donc probable que ses relations orléanaises, à moins qu’il ne s’agisse de ses directs associés dans le contrat de 1666, aient soufflé à Perrotto les termes d’une procédure peu utilisée par les Altarais de France. Cela n’empêche d’ailleurs pas Perrotto d’obtenir une exclusivité de production pour la ville d’Orléans en 1671, contre la tentative du Vénitien Mazzolao de venir le concurrencer sur ses terres. Ainsi obtient-il de faire en exclusivité pendant vingt ans toutes sortes de verres, et pas seulement ceux pour lesquels il a proclamé avoir inventé de nouveaux procédés13. Il cumule ce privilège avec celui déjà mentionné qui lui permet de commercer en exclusivité le long de la Loire. Il n’oublie pas non plus de revendiquer les exemptions traditionnelles des verriers qui lui sont aussi formellement reconnues en 1671 par le duc d’Orléans14 : il joue bien sur tous les aspects possibles des privilèges pour développer son entreprise et sa notoriété sociale. Notoriété qu’il va défendre une première fois contre la tentative de « faire payer les étrangers » en 1697, et surtout noblesse qu’il va devoir prouver en 1706. Comme son oncle Giovanni et la plupart des Altarais présents dans le royaume, il n’aura finalement pas de mal à se la faire reconnaître, dans la mesure où il est devenu relativement courant d’admettre que les verriers sont nobles, même si cette noblesse semble fragile à certains, et surtout parce que personne ne va vérifier les supercheries opérées par les copistes altarais qui certifient que des actes comportent la mention de la noblesse des ascendants quand les documents originaux n’en soufflent mot. La mise en réseau des fichiers n’est pas de ce temps ! Reste un dernier point à évoquer pour comprendre à la fois l’originalité et la banalité du comportement de Bernardo Perrotto : son mariage et la succession de son entreprise.

TRANSMETTRE

Se marier à une étrangère On ne trouve trace à Altare d’un mariage de Bernardo Perrotto, fils de Tommaso. Jusqu’à preuve de documents contraires, Marie Clouet, de quinze ans son aînée, semble avoir été sa seule et unique épouse. La date ni le lieu des noces ne sont connus, mais une chose est certaine : la mariée était française. Cela mérite d’être replacé dans les comportements d’ensemble de ses compatriotes, tant la question du mariage exogame ou endogame a de signification sociale. Son oncle Giovanni par exemple, tout comme le premier Bernardo Perrotto, se sont mariés à Altare, selon une logique endogame qui fait des milieux migrants des communautés relativement fermées. Souvent la deuxième, voire la troisième génération, y obéit encore, même si c’est alors généralement parmi les fils et les filles immigrés ou nés en France d’Altarais que le choix se fait15. Bernardo aurait-il encore une fois rompu avec certaines habitudes de son groupe ? En fait non, car il est une troisième pratique, fort ancienne également, qui veut que ceux qui se destinent à rester en terre étrangère puissent se marier avec des demoiselles du lieu, dans le but évident de développer des liens avec les familles du pays : notoriété, relations, éventuellement capitaux, sont la rançon attendue de ces mariages exogames qui n’entravent pas forcément la transmission des entreprises au sein du milieu altarais, comme le montre d’ailleurs fort bien le cas même de Bernard Perrot. 33


BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

Organiser la succession En effet, si des enfants sont nés du mariage, point de problème a priori : ce sont eux qui héritent, en général après avoir été mariés à des descendants d’Altarais. Ainsi, le cercle s’est agrandi, mais la communauté peut rester soudée. Le problème principal peut survenir lorsqu’un tel couple est sans enfant et qu’une veuve étrangère risque donc d’hériter de l’entreprise. Celle-ci est alors susceptible d’échapper aux réseaux altarais, a fortiori si la veuve se remarie à un nonAltarais. Cela voudrait dire perdre un maillon dans le réseau migratoire et a parfois entraîné des conflits16. C’est ce qui risquait de se passer à Orléans, dès lors que le couple Bernardo-Marie est resté sans enfants (et avait dès le départ bien peu de probabilité d’en avoir, étant donné l’âge de Marie). Pour que la logique communautaire de transmission des entreprises ne heurte pas visiblement la logique héréditaire, il faut organiser de façon cohérente le mariage des collatéraux, ce qu’a manifestement fait, ou contribué à faire, Bernardo. L’amour a certes ses secrets, mais il peut difficilement relever du hasard que deux nièces de Marie Clouet aient été mariées à des Altarais de la proche parenté de Bernardo, Jean (ou Jean-Baptiste) Perrot et François Vincent Ponte. Ainsi, malgré les querelles, il pouvait espérer que la verrerie resterait dans le giron communautaire : Bernard Perrot, tout français qu’il était devenu depuis longtemps, n’en avait pas perdu le sens de ses obligations envers ses parents, si ce n’est la communauté d’Altare.

eee NOTES 1. Maitte, 2009a. 2. Sa création est antérieure puisqu’il s’agit en cette année d’une confirmation. 3. Ce Jean-Marie dont on ne connaît pour l’heure la filiation pourrait être fils de Leonie et Vincenzo Perrotto, né à Altare en 1597. 4. AD45, C.16. 5. Archivio di Stato di Savona (ASS), notaire Rolando, 1/8/1646. 6. Bouthier, 2009. 7. Maitte, 2009a, chap. 4. 8. Maitte, 2009a, chap. 7. 9. AD58, 1 E 87. 10. Maitte, 2004b. Un certain nombre de privilèges obtenus par Perrot ont déjà fait l’objet de publications, mais ils se trouvent pratiquement tous dans la section des manuscrits de la bibliothèque de la Chambre des députés à Paris. 11. Maitte, 2009a, chap. 7.

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12. Maitte, 2004b. 13. Bibliothèque de la Chambre des députés, Mss 1516, fol. 35 ; Cuissard, 1897 (1981), p. 248 ; Bondois, 1932 : « […] pendant le temps de vingt années, toutes sortes d’ouvrages de cristal, de verre commun, de verre teint et d’émail et autres sortes de verreries en telles figures, fassons, manières et grandeur qu’il conviendra pour la commodité publique et de les faire transporter, vendre et débiter en toutes les villes et autres lieux de nostre royaume où bon luy semblera sans empeschement. » 14. « […] generalement [jouir] par luy et ceux qui y seront employez de tous les privileges franchises imunitez exemptions et autres avantages dont sont accoustumé de jouir les autres maistres des verreries de ce royaume. » Cf. bibliothèque de la Chambre des députés, idem. 15. Marie Castellano, mariée en 1658 à Marc de Bormiol, né en France d’Altarais immigrés dans le Dauphiné, en est un bon exemple. 16. Notamment en Bretagne, Maitte, 2009c.


BERNARD PERROT, MAÎTRE DE LA VERRERIE D’ORLÉANS Biographie eee

Christian de Valence

D’Altare à Nevers Bernard Perrot, né en 1640 à Altare1, travaille sans doute d’abord à Altare auprès de son père, avant de partir rejoindre l’une ou l’autre verrerie en Europe. Perrot serait signalé en 1664 à Liège. Il est en 1666 à Paris où il passe le 30 juin un traité avec deux associés2. L’activité de leur association ne doit apparaître que sous le seul nom de Perrot, et il n’est pas spécifié qu’il s’agisse de verrerie. La première application de leur accord est, le 18 septembre 1666, l’obtention d’un privilège exclusif du roi pour trente ans pour faire des boules de « feu de terre », sans qu’il soit fait mention d’Orléans, ni de l’établissement d’une verrerie. Ce privilège accorde à Perrot la naturalité française3. Bernardo Perrotto a pris définitivement le nom de Bernard Perrot avec ce privilège et il se réclamera désormais de sa qualité de noble, à l’instar d’autres verriers originaires d’Altare. Perrot séjourne ensuite en 1668 à Nevers, sans doute chez son oncle Jean Castellan, maître de la verrerie de Nevers.

Établissement de la verrerie d’Orléans en 1668 Orléans jouissait d’une bonne situation pour y établir une verrerie : approvisionnement facile en bois, en sables, proximité de Paris pour les débouchés (fig. 1). Bernard Perrot a fondé la verrerie d’Orléans fin 1668 et il reçoit des lettres patentes du roi le 7 décembre 1668, grâce à deux secrets, celui du verre rouge et celui d’un riche émail4. Ce sont très probablement les associés de Perrot qui obtinrent le secret du verre rouge auprès d’un alchimiste établi à Turin5. Perrot obtient l’exclusivité pour la mise en œuvre de ses secrets pendant vingt-neuf ans. Pour établir sa verrerie, Perrot a bénéficié d’une somme de douze mille livres fournie par ses associés et de la collaboration à Orléans de l’un d’eux pendant un an. Accusé de ne pas rembourser ses associés, il se brouille avec eux en 1671 et est poursuivi en justice. 35


BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

Fig. 1. Pierre Corbierre (actif à Orléans, milieu XVIIe siècle), plan de la ville d’Orléans, 1661 ; gravure au burin ; H. 62 ; l. 79 ; Orléans, MHAO, inv. 12624.

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Bernard Perrot, maître de la verrerie d’Orléans. Biographie

Famille et paroisse Notre-Dame-de-Recouvrance Perrot est marié et n’a pas d’enfants. Son épouse, Marie Clouet, est originaire de Pontoise, où son père est maître tisserand6. Elle jouera un rôle important pour la verrerie de Perrot; ainsi, elle reçoit à Orléans en juillet 1686 l’ambassade de Siam et est admise en octobre à faire quelques cadeaux aux ambassadeurs à Paris. Le ménage Perrot habite Grande rue de Recouvrance, dans la verrerie même, qui se trouvait près de l’église. On sait qu’il y avait en 1695 dans «un grand lieu appelé la verrerie », donnant sur la rue, un four, trois carquaises, diverses tables de travail; on traversait ensuite une cour pour rejoindre un second bâtiment constitué d’une salle basse et d’une chambre haute, le logement proprement dit de Bernard Perrot7. La paroisse de Recouvrance est fort animée. Le port de Recouvrance est le principal lieu d’accueil du trafic d’Orléans sur la Loire, et bateliers et voituriers par eau y habitent en grand nombre. Les approvisionnements en bois et en sable de la verrerie devaient passer par là. Cette paroisse est aussi un lieu des nouvelles activités. Les grandes familles marchandes y sont établies, comme Georges Vandebergue, originaire d’Anvers, qui a installé la première raffinerie de sucre d’Orléans. Bernard Perrot est impliqué dans sa paroisse : il est parrain d’enfants Vandebergue, d’enfants de verriers, d’enfants des nièces de son épouse, le ménage ayant accueilli à Orléans en 1690 les trois filles orphelines d’une sœur de Marie Clouet, Catherine. Il est, en 1688, premier gagier, en charge des biens de la fabrique de la paroisse. En 1679, il achète une « maison de vignes » joliment située au bord du Loiret, dénommée Beauvoir, ce qui permettra à Perrot, écuyer, de se dire sieur de Beauvoir8. Cette modeste maison avait un jardin arboré et traversé de plusieurs allées, descendant jusqu’au Loiret, et une orangerie. Cette partie d’Olivet devenait un lieu recherché pour les riches familles de négociants d’Orléans9. Ce sera d’ailleurs un fils de Georges Vandebergue qui rachètera Beauvoir en 1710. Perrot possédait aussi une maison située rue de l’Écu-d’or dans la paroisse de Notre-Dame-de-Recouvrance10.

Réputation et affirmation de la verrerie Quelques noms de verriers apparaissent à Orléans, tels que Brossard, Borniol, Jean Perrot, Vincent-François 37


Fig. 2. Anonyme, Vue de la cathédrale d’Orléans en 1670 ; gravure à l’eau-forte ; H. 15 ; l. 20,5 ; Orléans, MHAO, inv. 2009.4.1.

Ponte, ce qui signifie des liens avec d’autres verreries (Liège ?, Charles-Fontaine dans l’Aisne, Vaujours en Indre-et-Loire). La réputation de Perrot dans sa verrerie d’Orléans est rapidement établie. Un secours lui est accordé par le roi vers 1670 ou 1671 à la suite d’un accident de feu. En 1671, une verrerie concurrente menace de s’installer à Orléans : Perrot mobilise en sa faveur le duc d’Orléans et le soutien de Colbert est demandé par Castellan, que cette verrerie menace aussi. La clôture de cette dispute se fait en faveur de Perrot par l’arrêt du roi du 29 février Désormais, Perrot jouit de 167211. larges privilèges : outre son exclusivité pour mettre en œuvre ses deux secrets de 1668, il peut pendant vingt ans fabriquer et vendre toutes sortes d’ouvrages « de cristal, de verre commun, de verre teint & d’émail, & autres sortes de verrerie ». Ce terme d’ouvrage d’émail recouvre les productions de verre travaillé à la lampe. Le duc d’Orléans lui octroie une exclusivité complète pour son duché d’Orléans. Perrot tenait boutique depuis 1671, et encore en 1692, sur le quai de l’Horloge à Paris12. En 1673, la capacité de Perrot pour certains ouvrages de verre est telle qu’Hubin, émailleur du roi, renommé dans le monde des savants, vient à Orléans faire faire par Perrot des baromètres d’exécution délicate. Les objets de verre que l’on trouve dans les inventaires d’Orléans au XVIIIe siècle sont des flacons, bouteilles, carafes et carafons, verres, gobelets, carafes et gobelets à ratafia, salières, huiliers, compotiers (mais ni confituriers ni sucriers), aiguières, bras de cheminée, chandeliers, souvent dénommés « de cristal ». Outre ce qu’on connaît aujourd’hui des objets attribués à Perrot, des témoignages montrent que celui-ci faisait aussi des poudriers, des mortiers, des fioles et bouteilles pour la médecine ou pour des expériences. Deux objets attribués à Perrot figurent dans les inventaires du mobilier royal, mais il n’est pas possible de dire s’il a bénéficié de commandes royales. Les inventions de verres imitant la porcelaine et l’agate sont attestées dès 1682, et en 1686 le Mercure galant en fait l’éloge dans la relation de l’ambassade de Siam. Cette même année, 38


Bernard Perrot, maître de la verrerie d’Orléans. Biographie

Nicolas de Massolay, sieur de la Motte, fils du Massolay qui avait tenté d’installer une verrerie à Orléans en 1671, avait obtenu un privilège portant sur ce type d’imitations13. Perrot fait opposition à ce privilège au nom de son antériorité14. À Orléans, Perrot fréquente quelques savants et rencontre les visiteurs de passage (le philosophe anglais John Locke en 1678). Tous parlent de lui et Thoynard, un savant né à Orléans qui fréquente souvent la verrerie, sera un intermédiaire précieux. À deux reprises, l’Académie des sciences examinera les inventions de Perrot, en 1684 et 1687.

Les vitraux de la cathédrale Sainte-Croix En décembre 1681, Nicolas Thoynard atteste la mise en œuvre d’une autre manière de verre rouge et mentionne l’idée de pouvoir refaire des vitraux de couleur rouge, et de manière « plus belle » que la manière des anciens, qui s’était perdue depuis deux siècles. Perrot fournit les vitres de couleur des vitraux de la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans en 168915, en particulier pour les deux roses du transept (fig. 2).

L’invention du verre coulé en tables La dernière invention de Perrot est celle du « verre coulé en tables », révélée en mars 168716. Pour avoir l’exclusivité de cette importante invention, il sollicite un privilège, qui lui est accordé le 25 septembre 168817. Les ouvrages les plus spectaculaires réalisés par ce procédé, outre le coulage des glaces à miroir, sont les médaillons représentant le roi et le duc d’Orléans. Huit grands médaillons sont aujourd’hui connus : six tirés d’un même moule et deux autres de deux moules différents. Un médaillon représentant le roi et un médaillon représentant le duc sont mentionnés lors d’une saisie faite chez Perrot le 5 novembre 1695 (fig. 3). Le 14 décembre 1688, un groupe d’associés, certainement inspiré par l’invention de Perrot, obtient un privilège pour fabriquer des glaces au-dessus de soixante pouces, une dimension qu’on ne pouvait atteindre par le procédé de soufflage, alors seul utilisé. Perrot, fort de ses propres privilèges, réussissait à couler des glaces de soixante pouces. La compagnie de Plastrier, qui avait obtenu en 1695 l’exclusivité pour toutes sortes de glaces, fait opérer une saisie dans la verrerie d’Orléans le 5 novembre 169518. Le 10 mars 1696, le conseil du roi, face à la nécessité d’affirmer le monopole de la compagnie, met un terme aux prétentions de Perrot de produire des glaces. Cinq jours après, la compagnie octroie en compensation à Bernard Perrot et son épouse une pension viagère19.

Après Bernard Perrot, Fay-aux-Loges Marie Clouet décède à Orléans le 28 avril 1702, âgée de soixante-dix-sept ans, et Bernard Perrot

Fig. 3. Procès-verbal de saisie, 1695 ; Paris, Compagnie Saint-Gobain, J6.

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BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

le 10 novembre 1709, âgé de soixante-neuf ans. Il est enterré dans la chapelle Saint-Bernard de l’église Notre-Dame-de-Recouvrance (fig. 4), l’actuelle chapelle des tombes Vandebergue20. L’avenir de la verrerie d’Orléans et la création d’une seconde verrerie à Fay-aux-Loges sont liés aux trois nièces de Marie Clouet et à leurs mariages. La sœur aînée, Marie Sergent, née à Pontoise en 1660 du premier mariage de Catherine Clouet, épouse en 1693 à Orléans Vincent-François Ponte, un proche parent de Bernard Perrot. Ponte travaillait en 1690 à Nevers auprès de Michel Castellan, maître de la verrerie de Nevers, et il est en 1692 à Orléans, auprès de Perrot. Son fils, François-Vincent Ponte, né en 1690 à Nevers du premier mariage de son père, aura une place particulière dans la succession de Bernard Perrot : il est légataire universel de Bernard Perrot avec la condition d’épouser une petite-nièce de celui-ci vivant à Altare21, ce qu’il fera en 1712, ce mariage s’inscrivant dans la tradition de transmission des verreries détenues par les familles d’Altare au sein de leur communauté. Il n’est cependant pas associé à la création de la verrerie de Fay-aux-Loges en 1708. François-Vincent Ponte est décédé à Orléans en 1728. La seconde sœur, une autre Marie Sergent, épouse Jean Perrot à Orléans en 1696. Jean Perrot travaille depuis 1690 au moins dans la verrerie de Bernard Perrot. Il n’est pas proche parent de Bernard Perrot et il est issu de deux familles verrières, par son père Jacques Perrot, originaire d’Altare22, installé à la verrerie de Charles-Fontaine dans l’Aisne, et par sa mère Jeanne Dorlodot. La troisième sœur, Catherine Gaubert, née à Pontoise d’un second mariage de Catherine Clouet, épouse Jacques Jourdan, qui est « directeur des biens des religionnaires fugitifs23 », puis « directeur des affaires du Roy » jusqu’en 1709. Au décès de Perrot, Jourdan est créancier de la succession ; il a donc contribué au maintien de la verrerie d’Orléans, outre la création de la verrerie de Fay-aux-Loges. Jean Perrot quitte Orléans pour rejoindre en 1707 la verrerie de Vaujours (Indreet-Loire). Il est de retour à Orléans en 1709, pour créer avec Jacques Jourdan la verrerie de Fay-aux-Loges.

La fondation de la verrerie de Fay-aux-Loges Fay-aux-Loges se trouve à 25 km d’Orléans, traversée par le canal qui relie la Loire à Paris depuis 1692. Jourdan signe le 15 mai 1708 le bail de bâtiments de Fay-aux-Loges appelés « cour SaintJacques24 », qui faisaient partie de l’auberge du Cheval blanc, à côté du pont de Fay sur le canal d’Orléans. Des travaux sont faits en 1711, un incendie détruit la verrerie en 1740, une maison de l’autre côté du canal est acquise en 1741 et un fourneau y est installé25. Mais la verrerie de la « cour Saint-Jacques » semble avoir continué d’opérer. Il subsiste aujourd’hui un bâtiment à Fayaux-Loges censé avoir abrité la verrerie26 (fig. 5). L’implantation de Fay jouit de toutes les facilités, pour le bois, le transport des marchandises jusqu’à Paris, et le sable vient sans doute des carrières proches qui se situaient au bord du canal au lieu-dit Nestin27. Le 24 mai 1710, le duc d’Orléans donne à Jean Perrot et Jacques Jourdan ensemble ses lettres patentes de confirmation des établissements d’Orléans et de Fay-aux-Loges pour une durée de vingt ans28. Le roi fait de même pour une période de vingt-neuf ans. François-Vincent Ponte est propriétaire de la verrerie d’Orléans, sans avoir à son nom les privilèges du duc et du roi. Jean Perrot est maître de la verrerie de Fay-aux-Loges de 1710 à 1714 avant de repartir pour la verrerie de Vaujours, où il décède en 1718, et son épouse en 1720. Jourdan, qui était maî40


Fig. 4. Alfred Lemercier, d’après le dessin de Charles Pensée (Épinal, 1799 - Orléans, 1871), Vue de l’église N-D de Recouvrance à Orléans, 1843, lithographie ; H. 14,2 ; l. 10 ; Orléans, MHAO, inv. 12544.

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BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

tre de la verrerie d’Orléans, prend en 1714 la direction des deux verreries. Il met ses verreries en société, Jourdan et Cie, qui obtient en 1738 un renouvellement des privilèges pour les deux verreries d’Orléans et de Fay-aux-Loges. La verrerie d’Orléans est encore signalée en 1740. Celle de Fay-aux-Loges est dirigée vers 1737 par Jacques Grignard puis reprise en 1738 par Thévenot du Vivier. Les affaires sont difficiles : avance de quinze mille livres du duc d’Orléans à Thévenot, mise en société de la verrerie en 1745, arrêt de la verrerie vers 1754.

Fig. 5. Bâtiment de la seconde verrerie de Fay-aux-Loges, 2009, photographie.

eee NOTES 1. Maitte, 2009d. 2. BnF, pièces originales, 2237 Perrot ; Bouthier, 2009. 3. BnF, Actes royaux, janvier 1666 à mars 1667. 4. BMO Rés. E 18149, pièce 18. 5. Ravaisson, 1975, p. 26. 6. Toutes les informations sur les Clouet à Pontoise sont issues des actes paroissiaux communiqués par l’association GenVerrE. 7. CSG J6 Perrot, Proces verbal de visite et de saisie…, 5 novembre 1695. 8. Jouvellier, 1961. 9. Illiers (d’), 1952 ; références Perrot communiquées par M. Roland Boitard. 10. Sur le testament et la succession de Perrot : documents communiqués par GenVerrE, articles à paraître de GenVerrE. 11. BMO Rés. E 18149, pièce 18. 12. BnF, pièces originales, 2237 Perrot ; Blégny, 1692, vol. II, p. 44. 13. BnF FOL.-FM-10845, Factum pour Nicolas de Massolay (vers 1692).

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14. Herluison, 1863, p. 106, pièce (68). 15. Chenesseau, 1921, t. I, p. 154 ; Le Vieil, 1774, p. 104 ; correspondance Thoynard (De Beer 2454, BnF NAF 560 fo 297). 16. Mercure galant, mars 1687, pp. 227-235. 17. BMO Rés. E 18149, pièce 18. 18. CSG J6 Perrot. 19. CSG J6 Perrot. Extrait (fait le 16 juin 1702) du Registre des délibérations. CSG Registre des délibérations du conseil d’administration no 1 fos 20, 22. 20. AD45 33 J 92, Inventaire de Michel Vandebergue de Villebouré, janvier 1761. 21. Documents de succession de Perrot, communiqués par GenVerrE. 22. Painchart, 2009. 23. AD45 GG 1850, Orléans Recouvrance, 19 mai 1702. 24. AD45 3E 9627-9628, Jahan notaire à Fay-aux-Loges, 15 mai 1708 ; 5 août 1709. 25. AD45 2J 355. 26. Bénard, Dragesco, 1989. 27. Idem. 28. AD45 2J 355.


LES INNOVATIONS DE BERNARD PERROT À LA LUMIÈRE DES ARCHIVES eee

Christian de Valence

B

ernard Perrot fut un verrier en recherche permanente d’innovations. Couleurs, compositions de verres, pièces moulées et bien d’autres originalités apparaissent dans sa production. Les textes livrent également une grande diversité d’inventions et de secrets dès 1666 pour les boules de feu de terre, en 1668 le verre rouge et un « très riche émail » ; en 1677 des bouteilles de verre aux bouchons de verre qui se vissent ; en 1681 une autre manière de verre rouge ; en 1682 l’imitation de l’agate et de la porcelaine (fig. 1) ; en 1687 le verre coulé en table ; en 1689 le verre rouge pour vitraux.

Les boules de feu de terre Le privilège du 18 septembre 1666 concerne des boules de feu de terre, un secret que Perrot affirme apporter de l’étranger. Perrot en fait la démonstration à Vincennes devant le roi et la cour, puis devant une assemblée de savants. Perrot œuvrait au nom de l’association qu’il venait de conclure le 30 juin. Mais y avait-il vraiment un secret et une innovation dans ces boules de feu de terre puisque les verreries de Rouen et celle des frères Bonhomme à Liège avaient expérimenté la technique de chauffe au charbon ? Aucune suite ne semble avoir été donnée à ce privilège, dont l’intérêt public était de substituer ce feu de terre à l’utilisation du bois.

Verre rouge et émail, le privilège de 1668 43


BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

Deux ans après, le privilège du 7 décembre 1668 lui reconnaît deux secrets : « […] teindre le Verre en couleur rouge tranparente interieurement & dans sa substance, invention qui auroit esté usitée par les anciens ; mais qui se seroit depuis perdüe & n’auroit point esté retrouvée jusques à présent. L’autre est de faire un tres riche émail […]). » Comme déjà indiqué, Perrot a pu obtenir ce secret du verre rouge de l’alchimiste Chastueil, mais avait-il le secret de sa composition ou seulement les produits pour en faire ? Des analyses faites du verre rouge transparent utilisé par Perrot montrent un verre rouge associé à l’arsenic1. Nous verrons qu’il semble avoir trouvé en 1681 un autre procédé de verre rouge, pouvant donner un rouge rubis, par addition d’or dissous dans de l’eau régale.

Savoir-faire Hubin, renommé pour ses inventions d’instruments de mesure, vient en 1673 faire réaliser par Perrot des baromètres d’exécution délicate. Son témoignage est significatif, car lui-même fabrique des instruments de verre : « Et comme j’avois plusieurs nouvelles inventions à executer, pour lesquelles il me faloit differens vases, & des canons de verre extraordinairement gros & bien faits : je me transportay au commencement du Carême à Orleans, où je sçavois qu’il y avoit une belle & grande verrerie. J’eus tout sujet de me vouloir du bien d’avoir fait ce choix […]. » D’autres témoignages montrent que Perrot faisait des verres et vases spéciaux pour expériences, des fioles de médecine, des mortiers.

Science et réseau Bernard Perrot est entouré d’un réseau de compétences : Nicolas Thoynard d’abord, un savant né à Orléans, qui se livre à des expériences et cherche des recettes et des produits pouvant servir aux recherches de Perrot, qui communique avec l’Académie des sciences, qui demande l’explication du verre rouge à Robert Boyle. Thoynard est un des piliers de l’information savante à Paris ; il a un réseau pour obtenir informations et livres venant de toute l’Europe. Il est en contact étroit avec Perrot de 1673 à 1697. Ainsi envoie-t-il à Londres « ce que j’ay fait faire a notre verrerie pour vous [John Locke] et pour monsieur Boyle qui sont des vases dans une nouvele composition d’Agathe avec des ecroües et bouchons a visse2 ». À Orléans, d’autres savants et artisans concourent aux réflexions de Perrot et à ses travaux. À Paris interviennent Hubin, émailleur du roi, Comiers, rédacteur de nouveautés dans les journaux, en particulier dans le Mercure galant. Quant aux publications sur ces sujets, comme le verre rouge, comment imaginer qu’il n’en ait pas eu connaissance, d’autant que lui-même se préoccupait en 1682 d’écrire un traité de vitrification, dont Thoynard atteste la nouveauté3 : « Monsieur Perro […] travaille enfin a un ouvrage auquel je le porte depuis long tems, c’est un traité de la vitrification. Il m’a montré ce qu’il en a desja composé, et il y a des choses singulières, et inconnües a tout autre qu’a lui. Il en voudra bien regaler le public. » Cette entreprise met en évidence le travail constant de recherche de Perrot dans de larges domaines.

Bouteilles à bouchon de verre à vis Fig. 1. Écouen, musée national de la Renaissance (cat. 97).

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BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

En 1677, sur une idée de Nicolas Thoynard qui cherchait des récipients hermétiques pour des manipulations de chimie, Perrot invente les bouteilles à bouchon de verre à vis4. L’instant même de cette invention est relaté par Thoynard : « le maitre [Perrot] faisoit par son ordre des bouchons pour le seau de Glauber5, et en riant l’inventeur [Thoynard] luy dist il faudroit en faire a visse, le m. repondit pourquoi non, l’inventeur replica chaudement : repondriez vous que leur verre pretast pour etre moulé ; ouy dist-il, et moy, dit l’inventeur, j’entreprendray bien de faire faire les machines pour les bouchons et les goulets, on prit pour cela le premier taraud que l’on trouva, dans l’impatience de voir l’execution d’une chose si surprenante, et c’est pour cela qu’elle n’est pas dans la perfection ou l’on peut la porter. Cependant le maitre en vendit toutes imparfaites que soient ces bouteilles pour mille ecus en un an de sa confession propre, et l’inventeur n’en voulut autre retribution qu’une demie douzaine de manches de couteaux d’email qui valoient richement les six environ un ecu6 […] » (fig. 2). Il y eut même des bouteilles avec le pas de vis extérieur au goulet7 et d’autres exécutées « en façon d’agathe ».

Imitation de la porcelaine et de l’agate

Fig. 2. Londres, Victoria and Albert Museum (cat. 118).

Les inventions de verres imitant la porcelaine et l’agate sont attestées dès 1682, quand Nicolas Thoynard écrit à John Locke son admiration sur ce sujet : « Mr Perrot a aussi trouvé depuis six jours une couleur admirable d’Agathe. Elle est si

belle qu’ele eface la nature8. » Le Mercure galant en fait l’éloge en 1686. Cette invention ne donna pas lieu à privilège en faveur de Perrot. Nicolas de Massolay avait obtenu en 1686 un privilège pour ce type d’imitation de la porcelaine9 et Perrot y fait opposition : une pétition adressée par Marie Clouet au duc d’Orléans revendique les découvertes faites par son époux sur ces sujets bien avant 168610.

Le verre rouge En décembre 1681, Nicolas Thoynard atteste la mise en œuvre d’une autre manière de verre rouge, pour des tabatières et fioles, et mentionne l’idée de pouvoir refaire des vitraux de couleur rouge, et de manière « plus belle » que la manière des anciens11 : « Je vous [John Locke] prie aussi de lui [Henri Justel] faire part de ce que je vous mande touchant la decouverte de la maniere de faire le verre rouge […]. Vous savez bien que la maniere de faire la couleur rouge 46


Les innovations de Bernard Perrot à la lumière des archives

des ancienes vitres des Eglises est perdue il y a long tems, et la voila retrouvée plus belle qu’elle n’etoit. » Il faudra attendre la communication de Thoynard à l’Académie des sciences en 168412 et l’article de Comiers dans le Mercure galant de mars 1687 pour qu’une publicité de cette invention soit faite. On ne sait si l’invention pouvait se résumer à l’ajout d’or dissous dans de l’eau régale13 et à une manière de chauffer le verre. S’agissait-il du même procédé de verre rouge que celui que Perrot affirmait posséder en 1668 ? On peut en douter, tant ces événements de 1681 ont été présentés comme tout à fait nouveaux. Enfin, la relation de l’ambassade de Siam établit une distinction entre le « rouge des Anciens » et la « couleur de rubis ».

Les vitraux de la cathédrale Sainte-Croix En 1689, Perrot a suffisamment éprouvé son procédé et maîtrisé les couleurs pour fournir les vitres de couleur des vitraux de la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans14. Il envisage d’en fournir même en Angleterre, comme l’écrit Thoynard à Locke15 : « M. Perrot maître de notre vererie qui a fourni tous les vitraux de notre catedrale qui sont d’une beauté charmante en bleu rouge et vert m’a prié de savoir si à Londres l’Eglise de St Pol n’oroit pas besoin de pareils vitraux. Il en fourniroit par Nante ou Roüen ce qu’il faudroit, à juste prix. »

L’invention du verre coulé en tables (fig. 3) L’invention du « verre coulé en tables » est révélée début 1687 par Comiers dans le Mercure galant de mars16 : « Il coule en moule toute sorte de verre en tables de grandeur & de l’epaisseur qu’on veut, & y represente des Bustes, Medailles, Histoires, Chiffres, Armoiries, Devises, Inscriptions, Epitaphes, & toutes sortes d’Ornemens, & Ouvrages d’Architecture. » Perrot vient présenter son invention le 2 avril 1687 à l’Académie des sciences. Le coulage du verre est un procédé qui n’était plus pratiqué depuis l’invention du soufflage du verre au Ier siècle av. J.-C., à quelques exceptions près17. L’expression des contemporains indique la nouveauté de l’invention. L’enjeu de ce procédé paraît supérieur et il obtient un privilège le 25 septembre 1688 lui en donnant l’exclusivité18.

Glaces à miroir en verre coulé par Perrot Avec la publicité donnée à cette invention, les entrepreneurs de manufactures de glaces ont pu se poser la question de faire de grandes glaces à miroir par ce procédé, celui du soufflage limitant leurs dimensions. Le 14 décembre 1688, des concurrents de la manufacture royale obtiennent sous le nom d’Abraham Thévart un privilège pour fabriquer des glaces au-dessus de soixante pouces sur quarante. La compagnie de Thévart s’attache les services de Louis Lucas de Nehou, qui réussit avec bien des difficultés à sortir quelques grandes glaces à miroir, produites par coulage du verre sur une table de fonte, et il en montre quatre au roi en 1691 ou 169219. La fusion en 1695 des deux compagnies rivales faisant des glaces à miroir donna lieu à privilège exclusif pour toutes dimensions. Fort de ses propres privilèges, Perrot avait entrepris ou continué ses fabrications de glaces. La compagnie de Plastrier fit opérer une saisie dans la verrerie d’Orléans le 5 novembre 1695. Le procès-verbal de la saisie20 montre que Perrot faisait des glaces à miroir par le procédé de coulage du verre ; il décrit quelques « tables de verre » et bandes de soixante-quatre pouces, liste les équipements et matières utilisés. Perrot coulait des glaces avec une table de fonte de cinq 47


BERNARD PERROT. SECRETS ET CHEFS-D’ŒUVRE DES VERRERIES ROYALES D’ORLÉANS

Fig. 3. Paris, musée du Louvre (cat. 114).

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pieds de long. On peut présumer qu’avant de faire faire sa table de fonte, il avait essayé plusieurs procédés de coulage. Lucas de Nehou clama plus tard qu’il était l’inventeur de l’art des glaces coulées21. En 1691, quand Louis Lucas de Nehou fait ses premières glaces coulées, Perrot fabrique déjà couramment des objets en verre coulé22. Le Livre commode des adresses de Paris pour 1691 fait de la publicité pour ses ouvrages en verre coulé, mais ne parle pas de glaces à miroir faites par lui : ce peut être du fait des exclusivités pour Paris qui l’empêchent d’écouler des glaces à miroir par son bureau de Paris, ou parce qu’il n’a pas encore de production de glaces à miroir à cette date. Cependant, si Perrot fait opposition en 1692 à l’enregistrement au parlement des lettres patentes de Thévart du 15 décembre 1688, c’est qu’il a alors soit des fabrications de glaces en cours, soit la volonté de les faire et l’idée des principes à mettre en œuvre. Les efforts de Louis Lucas de Nehou et de Perrot sont simultanés, à la différence que ce dernier s’est arrêté à des longueurs de cinq pieds, attestées en 1695, et que Lucas de Nehou a visé de plus grandes dimensions, dès 1691. S’agissant des très grandes glaces, personne ne peut lui disputer son rôle, mais on doit rappeler que la réussite prit de très longues années, bien après 1700. Bernard Perrot a inventé ou réinventé le coulage du verre et a trouvé les innovations nécessaires à la production de glaces à miroir. L’impulsion donnée par l’invention de Perrot est sans doute un élément décisif dans la recherche de ces innovations par d’autres. Une partie de ces innovations devait être rapidement connue et commune. Le 10 mars 1696, le conseil du roi avait réaffirmé l’exclusivité de faire des glaces donnée à la compagnie de Plastrier et mis un terme aux prétentions de Perrot de produire des glaces.

« Philosophe et ouvrier, et homme de veües 23 » Bernard Perrot a travaillé au contact des Altaristes, à Altare, à Nevers, et peut-être dans quelques autres verreries, avant de créer sa verrerie à Orléans. Il a conservé à Orléans ses relations avec les Altaristes et la verrerie de Nevers. Son insertion dans d’autres réseaux est patente et les témoignages sur ses efforts et son inventivité, multiples. Sa biographie montre qu’il était un homme d’entreprise. Son incursion dans le coulage des glaces fut un succès et on ne peut que lui reconnaître ce mérite d’inventeur ou de co-inventeur en coulage des glaces, même s’il fut oublié par la suite.

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