PART. 1 Industrialiser une tradition dans les années 1980 - Mémoire - Baptiste Dintilhac
Mémoire de Fin d'Études
L'opération d'urbanisme de Saint-Quentin par le Taller de Arquitectura de Ricardo Bofill
Industrialiser une tradition dans les années 1980
Baptiste Dintilhac Session de février 2024
Sous la direction de Didier Laroque
École Nationale
Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine
REMERCIEMENTS
Didier Laroque, encadrant mon travail de recherche tout au long de la rédaction de ce mémoire, pour la qualité et la précision de ses corrections et son aide dans la clarification de notions historiques et architecturales indispensables à la compréhension des sujets abordés.
L'équipe du Taller, en particulier Alicia Stiglitz, pour l'opportunité qui m'a été donnée de travailler à La Fabrica, et les différents échanges que nous avons eu à propos de ce travail, Pablo Bofill, fils de Ricardo Bofill et directeur général du RBTA pour son accueil si généreux à Barcelone dans ce lieu si magnétique, et son autorisation à exploiter les documents du projet de Saint-Quentin, Ale Garzon, archiviste, pour les documents fournis et la définition des scans qui m'ont permis d'en comprendre beaucoup sur les intentions de l'équipe de conception des villes nouvelles.
Dominique Serrell, ancienne directrice du Taller et auteur de livre "Bofill, Les années françaises" paru en 2023 pour l’interview qu'elle m'a accordée en novembre, et dont les réponses alimentent mon argumentaire.
Les habitants rencontrés sur place, notamment Jeanne pour son temps, Claire pour la visite commentée du Lac, et leur enthousiasme à vivre cette expérimentation architecturale.
Ma famille, pour leur accompagnement depuis cinq ans, Anne-Valérie, ma grand-mère Micheline, ma maman MarieLaure, ma sœur Lucile, et mon père Benoît, pour tout son temps investi dans la relecture tout à long du semestre, et lors de bon nombres de travaux d'écriture de ce cursus.
Enfin, mes amis pour leur accompagnement dans cet intérêt pour l'architecture du Taller. Morgane, Calixte lors de notre visite épique à Abraxas et aux arènes de Picasso. Nos différentes visites à la Fabrica avec Loic, Edouard et Calixte, je crois qu'on y étais tous heureux. Soane, là où l’écriture a commencé en septembre... Et bien sûr Carla pour son temps, son soutien, et son rire qui j’espère ne la quittera jamais.
UN PRINTEMPS À BARCELONE
AVANT-PROPOS
Le soleil brille haut dans le ciel de Barcelone, diffusant sur la ville une lumière écrasante. Derrière la végétation luxuriante du Jardin de la Reina, où les palmiers ondulent sous la brise tiède de ce mois de mai 2024, un portail vert glisse silencieusement. Peu à peu, il laisse apparaître les volumes de la Fábrica. Cette ancienne cimenterie, métamorphosée par Ricardo Bofill en 1973 pour devenir l’atelier de son agence, se dévoile lentement.
Je connais bien cet endroit. Un an plus tôt, alors que j’étudiais à Grenade, j’étais venu jusqu’ici, m’arrêtant devant ce même portail, tentant d’apercevoir l’intérieur, fasciné par l’univers du Taller de Arquitectura. À travers ses projets, l’agence semblait abolir les frontières stylistiques, faisant dialoguer les époques et les influences. Intriguant pour un élève en architecture, dont les études amènent plutôt à se définir un style particulier.
À mesure que l’architecture de la Fabrica se révèle, le souvenir de cette diversité très référencée prend forme sous mes yeux : une colonne grecque plaquée contre un silo de béton brut, un mur-rideau de verre reflétant le ciel, des chaises de Gaudí dans l’entrée, des sculptures romaines sur des piédestaux de marbre. Les échos du passé et les aspirations du présent se fondent dans une harmonie singulière.
Cette fois, je ne me contente pas de regarder à travers la grille. Je franchis le seuil et pénètre dans l’atelier : je suis désormais stagiaire assistant-dessinateur au sein du Taller de Arquitectura.
J’ai participé au projet de développement d’une nouvelle ville au nord de Marrakech : Benguerir. Sous l’impulsion du roi du Maroc, cet ancien village va devenir un pôle universitaire international. Cette étude fut pour moi d’une nouveauté totale d’autant plus que j’ai découvert la
méthode de dessin du Taller, inédite pour moi : la décomposition d’une façade selon des ordres architecturaux, l’ordonnancement des vides dans l’espace pour définir les pleins, et l’utilisation de l’intelligence du bâtit et de l’habitat marocain pour dessiner le projet. Je m’interroge sur l’élaboration de cette méthode de travail, depuis la création de l’agence en 1963.
Je descends au sous-sol de la Fábrica, là où sommeillent les archives des œuvres du Taller. Dans la pénombre, je regarde de lourds rouleaux de plans, révélant des fragments de villes pensées, et surtout rêvées. Xanadu, Montpellier, Saint-Quentin-en-Yvelines, Marnela-Vallée, Houari Boumediene…
Chaque tracé, d’une précision rigoureuse, dévoile une maîtrise du dessin des plans masses, une mise en scène des perspectives où se mêlent traditions de vie et ambitions locales. Rien n’est figé, chaque projet s’adapte, s’imprègne de son contexte, explore un langage propre. Pourtant, un fil rouge demeure : une quête constante des références historiques, établissant un dialogue avec le passé.
Parmi ces visions urbaines, un projet retient mon attention : les Arcades du Lac, le Viaduc, le Temple et les Templettes, ensemble conçu en 1982 à Saint-Quentin-enYvelines. Depuis la France, les projets de villes nouvelles des années 80 sont souvent perçus avec scepticisme, mais ici, les planches racontent une toute autre histoire. Sous mes yeux, les dessins rappellent les esquisses des grands maîtres classiques : des compositions ordonnées, des perspectives infinies, des scènes divines suspendues dans le ciel comme dans les fresques de la Renaissance.
Créer une ville nouvelle, loin d’être une contrainte, devient pour le Taller un terrain d’émulation créative, un espace où l’histoire et l’innovation se répondent, s’entremêlent, et donnent naissance à une architecture qui transcende son époque. Souvent construites par les urbanistes selon le plan quadrillé rectiligne d’Hippodamos, à l’image de Barcelone - où je vis alors - de New-York ou de nombreuses villes coloniales d’Amérique du Sud, le Taller se saisit cette fois de l’occasion du dessin de la ville nouvelle comme l’opportunité d’imaginer un urbanisme utopique, et ainsi faire renaître un imaginaire de la ville idéale vers lequel tendre. Depuis l’invention d’une société idéale par Thomas More
More dans son ouvrage Utopia (1516), de nombreux architectes ont dessiné des villes imaginaires, qui ne furent jamais réalisées. Le Taller tente quant à lui de concevoir de façon réaliste, tout en restant guidé par l’utopie de la ville idéale.
La fin de l’été 2024 a marqué la fin de mon stage et mon retour en France. Je me suis alors rendu aux Arcades du Lac. La plaquette informative indique qu’il s’agit de logements sociaux en béton préfabriqué. Après la traversée d’un jardin classique jonché de petits temples en béton blanc, je découvre plutôt un enchaînement de références historiques : colonnes, arches, frontons, et autres archétypes connotés des siècles précédents surgissent ça et là. M’avançant vers le lac, situé au bord sud du projet, je me suis rendu compte du paradoxe : on croirait plutôt voir un château sur le Lac qu’une enfilade de logements sociaux. Je m’interroge alors sur les inspirations historiques si évidentes pour ce projet. L’utilisation de l’histoire a-t-elle été à la hauteur des références empruntées dans ce projet de ville nouvelle ? Comment définir ce style propre à cette période du Taller ? Cette réflexion pour préparer la rédaction de ce mémoire a mûrit au fil des mois grâce à des témoignages recueillis pour l’occasion, des écrits de l’atelier et des documents que j’ai pu me procurer à Barcelone, prenant la forme d’une véritable enquête historique. Il n’y a pas à ma connaissance de travail d’analyse réalisé sur ce premier projet du Taller en France, bien qu’il soit la genèse et le “projet test” du style adopté ensuite en France à Montpellier, Abraxas, et de façon plus ou moins évidente dans tous leurs projets.
Remerciements
Avant-propos
Introduction
Partie
Partie II
Conclusion
Projets néo-clas.
Bibliographie
Annexes
Partie
Partie I
1. L'origine de la conscience d'une tradition dans la composition architecturale des années 1980
1.1. La remise en question d'un modernisme anhistorique
1.2. Introduire un néoclassicisme au sein du Taller
2. Les sources distinguées par le Taller pour son propre travail : l'architecture dite "classique"
2.1. Réutiliser une tradition
2.2. La genèse de l’architecture classique
2.3.Les règles de dessin définissant progressivement le style classique en architecture
Le classicisme italien, principale
2.4.source du Taller de Arquitectura
2.5. Le corpus de la Renaissance
1. Méthode de composition architecturale du Taller en France
1.1. L’évolution de l'intérêt du Taller vers le néoclassicisme
1.2. L’interprétation du style classique dans une période postmoderniste
1.3. La méthode pour une ville nouvelle
1.4. Genèse du projet : le choix des collaborateurs et des méthodes de représentation
2. Lecture de l’opération de SaintQuentin-en-Yvelines
2.1. Caractéristique générales
2.2. Le jardin à la française, base d’une composition morphologique néoclassique
2.3.Dessiner l’espace public, le retour à la rue séculaire
2.4. Construire des monuments néoclassiques
2.5. Employer les règles des ordres classiques, tentative d’obtenir une façade harmonieuse et renforcer le sentiment d'unité de la ville
2.6. Les façades des Arcades du Lac, étude de cas de composition des façades
3. Appréhender la technique
31. Imiter l’Histoire avec les moyens contemporains
L'objet de ce mémoire est de connaître et comprendre la façon dont un corpus historique de l'architecture est entré dans la conception de l’opération réalisée par le Taller de Arquitectura à Saint-Quentin-en-Yvelines en 1981 à 1986, ville nouvelle francilienne.
MÉTHODE
Afin d'accéder à cette connaissance, il convient de discerner les sources avouées qui ont nourri le travail du Taller pour ce projet. Pour ce faire, nous chercherons dans les témoignages publiés des collaborateurs du Taller, ceux qui exposent une conception de l'imitation. Nous présenterons un entretien réalisé avec Dominique Serrell, directrice du Taller en France à l'époque de l'opération étudiée. Nous observerons ensuite sous quelle forme le Taller a mis en œuvre de “beaux modèles” dans le projet de Saint Quentin en Yvelines, selon des techniques de préfabrication.
CONCLUSION ATTENDUE
Évaluer la pertinence architecturale du recours à une tradition lors du projet de Saint Quentin en Yvelines, à toutes ses échelles.
Dans cette série de cinq peintures, Thomas Cole dépeint l’imaginaire d’une ville moderne qui se construirait selon les traditions stylistiques classiques. A cette période, New York se développe et de nombreux artistes tentent d’anticiper la forme urbanistique qu’elle pourrait adopter, s’inspirant de modèles connus de différentes traditions.
FIG. 01 Thomas Cole (1801-1848), The Consummation of Empire, 1836, huile sur toile
PARTIE I
La conscience d’une tradition
I
1
Définition du dictionnaire du Larousse 2022
2
L’évolution de l’architecture que nous évoquerons dans cette partie ne concerne que l’architecture occidentale
La tradition est par définition « une doctrine, une pratique transmise de siècle en siècle ». En architecture, l’ensemble des traditions développées par l’être humain depuis la préhistoire à travers le monde forme l’histoire de l’architecture 2 . Au XIXe siècle, dans History of architecture, Sir Banister Fletcher réunit l’ensemble des traditions sous la forme de schémas et de textes explicatifs pour tenter d’établir un panorama exhaustif de l’histoire de l’architecture. Ce livre de 1 794 pages donne une idée de la diversité de ces traditions, et des variations de chaque tradition en fonction des contextes temporels, politiques, sociaux, constructifs… constituant un véritable palimpseste architectural constamment réécrit. La publication de ce livre en 1896 se place dans un contexte d’avènement de l’ère industrielle, lors de laquelle les pratiques traditionnelles occidentales se voient dépassées par la technique, dans tous les domaines. L’architecture en subit directement les conséquences 3 , par l’emploi de nouveaux matériaux, produits en série à une vitesse exponentielle. L’histoire lente de la construction qui s’était formée jusqu’alors disparaît progressivement vers un mouvement prônant la tabula rasa face à l’histoire : le modernisme.
L’origine de la conscience d’une tradition dans la composition architecturale des années 1980
La remise en question d’un modernisme anhistorique
L’idéologie moderniste propre aux années 1920 incarne une rupture avec l’histoire de l’architecture. En effet, la quête de pure fonctionnalité et rentabilité dans le programme architectural amène au rejet progressif du passé : on veut concevoir des formes épurées, dénuées d’ornementation, répondant strictement aux besoins d’usage. Le Corbusier formalise ces idées à travers cinq principes, qui redéfinissent les notions de façade, toiture, structure et plan. Ces principes mènent à l’abandon progressif des références traditionnelles et ouvrent la voie à une architecture standardisée et universelle, appliquée à toutes les échelles.
Ricardo Bofill « Toute la modernité le proclamait : il fallait rompre avec le style décoratif, qui faisait verser l’architecture dans l’art de la façade et de la décoration. Pour Le Corbusier comme pour Mies van der Rohe FIG 02 , l’esthétique moderne scientifique fournissait un autre modèle. Plus d’arches, plus de frontons, plus de colonnes. Le vocabulaire se réduit à deux mots : vertical et horizontal, articulés dans le volume général, mais aussi dans la disposition des ouvertures. Les matériaux sont là, dans leur pureté essentielle, brutale. » 4
Cette idéologie atteint son apogée lors du Congrès international d’architecture moderne (CIAM) de 1933, où un modèle d’organisation urbaine fonctionnaliste est présenté : c’est la Charte d’Athènes. La ville y est pensée en termes d’efficacité : des quartiers dédiés à des fonctions spécifiques (travail, logement, commerce, loisirs), reliés par un réseau routier, supplantant les formes historiques de la vie urbaine. Le Corbusier résume cette ambition en affirmant vouloir
1.1.
FIG 02
Rapport de la section de la colonne en aluminium technique de Mies Van Der Rohe et la colonne grecque corinthienne stylistique, Document personnel
4
Bofill, R., Espaces d’une vie, p.39
Ce chapitre se réfère à des citations analytiques de l’architecte dans le but de mettre en relation sa vision de cette période avec le contexte réel.
5
Bofill, R., Espaces d’une vie, p.40
6
Les membres de la team X sont Jaap Bakema, George Candilis, Rolf Gutmann, Peter et Alison Smithson, Aldo van Eyck, Bill and Gill Howell, John Voelcker et Shadrach Woods
« la mort de la rue », cette dernière étant le symbole d’un urbanisme organique et spontané développé depuis toujours. Cette approche fonctionnaliste, inspirée par le modèle industriel du fordisme, privilégie la rationalité et l’efficacité au détriment des dynamiques sociales historiques et culturelles propres à chaque lieu.
Ricardo Bofill « C’était l’époque où se constituaient d’énormes entreprises de travaux publics, où l’Europe devait faire face à la plus forte demande en logements qu’elle ait jamais connue, et les architectes choisissent ce moment pour réduire leur vocabulaire au lieu de l’enrichir. Nous abordions l’ère post-industrielle avec moins de mots que nous en avions jamais eu. L’architecture, dans ces conditions, devenait «internationale », dans le plus mauvais sens du terme. Nous construisions, de Paris à Moscou, le même paysage uniforme. » 5
L’application de ces principes révèle rapidement des limites profondes. Des villes comme Chandigarh en Inde ou Brasilia au Brésil, bien que photogéniques et monumentales, témoignent des effets délétères d’une planification déconnectée des réalités humaines. Conçues pour incarner des idéaux universels, elles se sont souvent transformées en espaces de vie inadaptés, isolants et dépourvus de lien avec leur environnement. En Europe, l’adoption de ce modèle à travers les grands ensembles FIG 03 montre également ses failles : l’effacement des éléments historiques a contribué à leur rapide déclin social et urbain.
Le dernier Congrès international d’architecture moderne à Dubrovnik en 1956 marque un tournant décisif dans la pensée architecturale. Les principes fonctionnalistes sont remis en question par le groupe Team X, un groupe de jeunes architectes du nord de l’Europe 4 . Ils rédigent le Manifeste de Doorn, qui appelle à intégrer l’échelle, l’histoire et l’humain dans la réflexion architecturale, en opposition au modèle fonctionnaliste qui considérait la ville comme une machine.
FIG 03
Inconnu, Immeuble rue A. Blanqui, Bondy, carte postale
Ce glissement conceptuel amorce une nouvelle ère où la ville est perçue comme un organisme vivant, enraciné dans son contexte historique et social, de l’échelle de l’ornement jusqu’à l’organisation de la rue.
A travers l’Europe se développe alors une volonté de retour à une tradition dans la composition architecturale, marquant le début du mouvement post-moderniste. L’Italie est le fer de lance de ce mouvement, dans une approche qui consiste à réinterpréter les formes historiques pour rétablir un lien entre l’architecture contemporaine et le patrimoine. La tour Velasca érigée à Milan en 1961 par l'agence BBPR (Gian Luigi Banfi, Lodovico Barbiano di Belgiojoso, Enrico Peressutti et Ernesto Rogers), illustre ainsi ce dialogue : elle est construite selon une structure poteaux-poutres et des éléments modulaires en phase avec la pensée constructive moderniste, mais sa volumétrie et le dessin de ses façades évoque directement les tours médiévales qui ponctuent la ville, à l’image du château Sforzesco situé dans le centre de la ville et érigé au Moyen Âge. Plus tard, à l’occasion de la première Biennale d’architecture de Venise en 1980, Aldo Rossi dessine un pavillon qui, par sa forme octogonale et son toit pointu, évoque les baptistères romans tout en étant construits en structure acier, matériau moderne aux portées importantes permettant ainsi de créer une grande salle de représentation au sein du pavillon, tout en conservant une esthétique en harmonie avec la Sérénissime. Ces œuvres manifestent une volonté claire de rompre avec l’abstraction moderniste en intégrant différents styles de l’histoire de l’architecture dans la conception contemporaine.
Le déclin du modernisme, marqué par les échecs de son application sur la ville, la fin des CIAM et la disparition progressive de l’influence de Le Corbusier, ouvre ainsi la voie à une réflexion plus équilibrée. Rejeter totalement l’histoire, tout comme la figer dans une reproduction idéalisée, se révèle inefficace pour répondre aux défis contemporains de l’urbanisme. La véritable durabilité réside alors peut-être dans une approche capable de conjuguer la mémoire des traditions avec une modernité inévitable.
Structuremoderne
Façadehistorique
FIG. 04
Torre Velasca, Milan, dessin de G. Capurso
Introduire un néo classicisme au sein du Taller
Ricardo Bofill « Rendre à l’architecture tout le patrimoine historique que lui a fait oublier, un temps, l’émerveillement devant les techniques nouvelles offertes par l’évolution de la construction dans les premières décennies de notre siècle » 7
A la différence des autres pays de l’ouest de l’Europe, l’Espagne est restée en marge du développement technique et de la mondialisation de l’architecture jusqu’aux années 1970. La dictature franquiste réprime l'innovation depuis Madrid et l’architecture moderne peine à se développer. Le pays se modernise ensuite dans les années 1980 via le développement du tourisme et de l’économie. C’est alors l’occasion pour les architectes de développer des réflexions sur l’intégration de la modernité au sein d'une Espagne traditionnelle. L'Escola Tècnica Superior d'Arquitectura de Barcelona devient un lieu d’innovation, moins impacté par le pouvoir franquiste. Naît de ces réflexions un collectif de jeunes barcelonais composé de Anna Bofill, son frère Ricardo Bofill et une série de collaborateurs FIG 05, qui invitent des artistes et des spécialistes de différents domaines à explorer l’adaptation de l’architecture moderne au contexte historique et social espagnol : le Taller de Arquitectura est né.
La diversité du groupe permet de développer différents sujets de réflexion à l’occasion de différents projets. L’atelier travaille d’abord sur des questions d’évolutivité des structures, d’agencement de systèmes modulaires dans l’espace, sous l’influence de la vision utopique de Peter Hodgkinson, alors membre d’Archigram. C’est là qu’est dessinée la Muralla Roja en 1972, célèbre exemple d’architecture modulaire géométrique FIG 07 , suivi de Walden 7, immeuble double pensé comme une propriété commune verticale des habitants qui l’habitent. En réponse à l’expansion madrilène croissante dans l’après-dictature, La Ciudad en el Espacio FIG 06 est un projet marquant de l’atelier. Il est la première occasion d’approcher l’échelle
7 Bofill, R., Espaces d’une vie, p.44
Anna Bofill
1944Architecte, musicienne
Ricardo Bofill
1939 - 2022
Architecte
Salvador Clotas 1939Ecrivain
Peter Hodgkinson 1939Ecrivain
Manolo N. Yanowksi 1942Architecte
José A. Goytisolo
1928 - 1999
Poète, philosophe
Ramon Collado 1946Architecte
FIG 05
L’équipe du Taller en 1963
06
La ville dans l’Espace, Schéma promotionnel du RBTA, 1968
Les inscriptions, dont «La ciudad eres tu» (la ville c’est toi), montrent la vision de la ville comme organisme dont fait partie l’habitant dans la pensée du Taller
8
Rapport évoqué dans Christian de Portzamparc, interview ART, 18 septembre 2020
de la ville dans la conception d’un projet sous la forme de Plug-in City : par la variation du système modulaire développé par l’équipe RBTA et Archigram dans des projets antérieurs sous forme de modules cubiques, on tente alors de libérer des espaces pour créer des places, des rues, et des vides de façon aléatoire, comme dans toute ville au développement organique. Une démarche initiée par Moshe Safdie, qui conçoit notamment Habitat 67 en 1967. Mais rapidement, le Taller s’inscrit dans le mouvement de recherche sur les traditions architecturales, à l’image des recherches menées en Italie par le groupe BBPR.
Le Taller rejoint en effet la France en 1971 pour travailler sur les villes nouvelles françaises. Le pays est alors soucieux de créer des identités urbaines singulières pour répondre à l’expansion démographique, en intégrant des monuments et des tracés inspirés par l’histoire dans ces villes qui doivent concurrencer les grands centres historiques. Certains architectes français se démarquent par leur approche historiciste de l’architecture. Antoine Grumbach enseigne à ses étudiants les ordres classiques pour retrouver les dimensions harmonieuses des éléments classiques dans des écoles d’architecture plutôt modernistes. Portzamparc propose une vision de la ville retrouvant les deux artefacts qui la composent selon lui : la rue et les monuments. Il écrit à l’époque dans un rapport sur les villes nouvelles 8 que “l’automobile envie la ville, on ne peut rien contre, toute les voiries sont composées en fonction d’elles, et s’imposent sur notre vie et le piéton.” Pour y palier, il propose un projet de château d’eau, élément technique devenant monument lorsqu’il est placé à la croisée de deux axes de circulation, redonnant de la valeur à ces espaces déshumanisés.
Inspirés par ce mouvement de retour à la tradition, les références historiques influencent de manière croissante leurs projets. Ce glissement vers le retour à des références traditionnelles suscite des tensions au sein du groupe, notamment entre Anna Bofill, attachée à la pureté des principes modulaires et d’espace du début de leur exploration, propres au modernisme, et Ricardo Bofill, attiré par une esthétique traditionnelle.
FIG
Ricardo Bofill « Même si je pense, toujours, que c’est l’espace qui prime, on a besoin de signes pour le ponctuer. Ce retour au patrimoine historique s’opère alors que je réalise mes premiers projets en France, dans les Villes Nouvelles. Je redécouvre la tradition dans un pays où tout l’exalte, mais où personne ne s’en réclame. » 9
Il prend la tête du Taller, le nomme Ricardo Bofill Taller de Arquitectura (RBTA) et commence à s’intéresser à l’histoire de l’architecture afin de dégager des sources historiques à utiliser dans les projets de ville nouvelle en France.
La période post-moderniste est l’occasion d’entamer un lien à travers toute l’Europe entre la modernité constructive et les références historiques des traditions séculaires. Ces traditions sont multiples et complexes, et le Taller de Arquitectura va s’y intéresser pour choisir, tel un catalogue, les sources qui lui semblent les plus intéressantes à emprunter. Présentons cette étude approfondie qu’il a menée sur l’histoire de l’architecture en France, notamment dite “classique”.
Bofill, R., Espaces d’une vie, p.42
FIG. 07 RBTA, La muralla Roja, plan de structure, esquisse à la main
Les sources distinguées par le Taller pour son propre travail : l’architecture dite “classique”
Paolo Portoghesi « Le rapport avec la tradition et l'histoire qui ressort des expériences du Taller de Arquitectura de Ricardo Bofill est un rapport de désinhibition progressive. » 10
Les premières recherches du Taller de Arquitectura furent plutôt spatiales et menées par le groupe de recherche. Dans les appartements Xanadu par exemple, c’est le langage de l'architecture populaire qui est analysé et décomposé jusqu’à une certaine stimulation créative. La Petite Cathédrale de Cergy-Pontoise, en 1971, est une autre étape significative, une réflexion sur le gothique revécue à travers le systématisme de Viollet-le-Duc. A partir du premier projet construit en France - Les Arcades du lacc’est Ricardo Bofill qui aborde avec le Taller le thème avec lequel sa véritable personnalité s’exprime : le classicisme. Les visites successives de l’architecte et son équipe en France les menèrent dans les hauts lieux architecturés du XVIIe siècle, comme les châteaux, les jardins ou encore les palais . Il découvre le panache que les différents rois de France ont voulu donner au pays à travers l’architecture classique. Fascinée par cette architecture grandiose, l’équipe s’interroge sur le contraste avec les grands ensembles construits alors à cette période et la possible réutilisation des beaux modèles classiques :
Dominique Serrell “L’ambition du Taller était de glorifier l’architecture. On voulait loger les gens dans des châteaux, peu importe leur classe sociale, leur proposer des espaces dignes des plus beaux modèles historiques. C’est naturellement la riche histoire de l’architecture française qui a guidé le Taller pour entamer le dessin des projets en France, et l’architecture des ordres, intemporelle, le classicisme”. 11
Paolo Portoghesi dans l’avantpropos de Huert A., Les Espaces d’Abraxas, Annabelle Huert, 1989
11
Serrell D., directrice du Taller en France de 1975 à 1989, extrait d’un entretien réalisé le 11.11.2024
2.1.
FIG 08
Couvertures des deux ouvrages d’histoire de l’architecture ayant principalement inspiré le Taller
2.2.
12
Serrell D., directrice du Taller en France de 1975 à 1989, extrait d’un entretien réalisé le 11.11.2024
13
Notons qu’en France on emploi «architecture classique» pour parler du style architectural des bâtiments construits au XVIIe siècle en France inspirés des ordres antiques
Réutiliser une tradition
La réutilisation de traditions historiques peut prendre deux aspects : soit la manière littérale qui consiste à copier l’architecture telle quelle, soit la manière spirituelle qui consiste à imiter l’architecture avec ses propres informations. Pour cette dernière, il est nécessaire de saisir les codes et de l’analyser en profondeur avant de proposer une réinterprétation imitée. Début des années 1970, le Taller de Arquitectura se plonge ainsi dans la lecture de plusieurs livres abordant l’histoire des traditions architecturales. L’atelier répond premièrement à un concours pour le jardin des Halles, et en parallèle à une série de projets de villes nouvelles dans la région Île-de-France.
Dominique Serrell « Pour ces conceptions, deux livres traînaient dans les bureaux, The Classical Language of Architecture de John Summerson et A history of Architecture de Sir Banister Fletcher FIG 08, qui ont instauré des bases de dessins des façades. » 12
Le livre de Fletcher leur permet de découvrir l’évolution de l’architecture dans le monde entier, et de considérer que le classicisme développé en France au XVIIe siècle qui les fascine se base sur des siècles de construction, remontant en Italie à la Renaissance, à Rome durant l’empire et jusqu’en Grèce aux origines de l’architecture.
La genèse de l’architecture classique
John Summerson, auteur du livre Le langage de l’architecture classique, étudié par le Taller pendant ses recherches, définit dans ses écrits l’architecture classique comme “tout édifice dont les éléments décoratifs proviennent directement ou indirectement du vocabulaire architectural du monde antique” 13 . Ces éléments sont facilement reconnaissables : les cinq types de colonnes et leur utilisation réglée, les manières également définies de traiter portes, fenêtres et pignons, ainsi que les types de moulures qui s’y rattachent. Cette définition suggère l’antédiluvianité de ce style, dont il faut décortiquer les origines pour en comprendre les fondements.
Le classicisme serait né de la nature. L'Homme préhistorique, pour s’abriter du danger extérieur, aurait construit la fameuse « hutte primitive » FIG 09 qui se composait d’un assemblage d’éléments verticaux espacés entre eux de façon régulière, et d’une toiture inclinée (le fronton) 14 . Ce type primitif de construction inspira la composition de temples en bois, et fut ensuite rapporté à la pierre pour former l’ordre dorique des temples grecs, puis les ordres ionique, corinthien et toscan de l’architecture antique. Vitruve écrit que l'ordre corinthien 15 aurait été inspiré par la disposition gracieuse de feuilles d'acanthe autour d'une corbeille sur une tombe. Cette anecdote symbolise bien la manière dont l’art et l’architecture antique s'inspirent de la nature pour tenter de créer des formes équilibrées. 16
Les règles de dessin définissant progressivement le style classique en architecture
Vitruve exprime la communauté des proportions du corps humain et de l'architecture. Par exemple, on sait que le visage et la main mesurent chacun un dixième de la hauteur totale de l'Homme, que le pied correspond à un sixième de cette hauteur et que la poitrine et l'avant-bras représentent un quart de cette hauteur. Le corps humain s'inscrit aussi idéalement dans un carré et dans un cercle dont le centre est le nombril FIG 10 . Vitruve explique que le rapport du pied à la hauteur d’un homme, soit 1/6, a été appliqué à la colonne dorique. Pour la colonne ionique, plus élancée et considérée comme plus féminine, le rapport est de 1/8. Vitruve propose ainsi un système modulaire basé sur le diamètre de la colonne mesurée à sa base. Ce diamètre sert d’unité fondamentale pour définir le vocabulaire de l'architecture antique, les distances entre les colonnes, la hauteur de l'entablement, et les détails des frises et des triglyphes.
Les Romains usèrent de cette architecture dans le développement de l’Empire romain, car elle leur permettait de déployer une architecture reconnaissable et ainsi de conserver l’unité esthétique et le sentiment d’appartenance à cet empire. Ils théorisent par ailleurs le placement des
14
Cette théorie est portée par Vitruve, architecte Romain ayant vécu au 1er siècle av. J.C. dont les écrits dans le traité “De Arquitectura” ont permis de comprendre les origines de l’architecture classique
15
Un des cinq ordres de l’architecture classique, comme nous le verrons ensuite
16
Cette version mystifiée de la création des ordres antiques a été nuancée par des recherches indiquant que les grecs s’inspirèrent également des structures vernaculaires en bois, et des arts égyptiens très raffinés.
2.3.
FIG 09
Frontispice de la hutte primitive extrait de Laugier M.A., Essais sur l’architecture, 1755
FIG 10
Da Vinci, L, L’Homme de Vitruve, 1490
L’ARCHITECTURE CLASSIQUE A Q
« Tout est classique. Très tôt, l’homme géométrise les espaces qu’il habite. Il analyse la morphologie naturelle, et, par un processus d’abstraction, il construit d’abord une enceinte carrée qu’il fragmente de fenêtres par la suite. Naîtra ainsi la maison à patio où la vie s’organise autour d’une cour ou d’un atrium, que ce soit dans la maison arabe ou dans la villa romaine.
[...] Parce qu’il s’étonne devant l’idée de la mort, l’homme crée pour la première fois la symbolique afin de perdurer. Ainsi apparaissent les pyramides et les temples. Le temple, chez les Grecs comme chez les Hindous, est une création symbolique ou encore la sublimation de la maison. Il établit des proportions justes à partir de l’échelle humaine; il invente la symétrie, il compose des harmonies. Les fragments de murs entre les fenêtres, une fois dessinés, ont une valeur en eux-mêmes et deviennent colonnes. Les entrecollonnements sont des fenêtres qui laissent passer la lumière; ils cadrent la nature qui devient domestique et plus compréhensible. Le socle surélève l’édifice qui va présenter alors deux caractéristiques: vu de l’extérieur, c’est un monument, un objet qui domine la nature, mais son espace intérieur proportionné à l’échelle humaine redevient le grand atrium de la maison. »
FIG. 11 Abstract de l’histoire de l’architecture classique selon Bofill, dans Espaces d'une vie
La Tour de Pise, construite en 1173, s’inspire du travail de superposition des ordres opéré par les Romains au Colisée. Son premier niveau est composé de l’ordre dorique (A), les niveaux intermédiaires de l’ordre ionique (B) et le dernier niveau de l’ordre corinthien (C). Ces trois ordres suivent les traditions de l’architecture classique antique, tout en étant adaptés au style roman de l’époque. La tour a commencé à s’incliner dès sa construction au XIIe siècle en raison de fondations instables sur un sol argileux, devenant un objet touristique, relevé par Martin Parr.
FIG. 12 Parr Martin, The Leaning Tower of Pisa, Italy, 1990, photographie argentique
17
colonnes grecques dans l’espace. En effet, une colonne isolée est juste un point sur un plan : elle donne le module vertical d’un ordre, mais rien de plus. Deux colonnes, en revanche, donnent un entrecolonnement, donc un rythme, et avec ce module horizontal, on tient la base de tout un bâtiment. Les façades sont alors dessinées horizontalement mais aussi verticalement en fonction de la hauteur de la colonne, elle-même définie selon un rapport, fondé sur les règles de la nature, entre son diamètre et sa hauteur.
Les règles d’espacement sont les suivantes : ““L'espacement le plus étroit s'appelle le pycnostyle. Viennent ensuite le systyle, l'eustyle, le diastyle et enfin le plus large, l'aréostyle, de quatre diamètres; le systyle et l'eustyle sont les plus courants.” 17 .
Sur la base de ces ordres et de ces règles d’espacement géométriques, se dessinent non plus uniquement des temples antiques, mais des édifices plus complexes, comme un théâtre ou un palais de justice, comportant plusieurs étages, des arcs, des voûtes et de nombreuses portes et fenêtres, car les éléments sont ordonnés et régulés, de la structure à l’ornement par les ordres.
Dans ce langage, les ordres ne sont ainsi pas simplement plaqués sur la structure sous forme de colonnes mais bien intégrés à elle avec des règles. Lorsque les Romains construisent le Colisée par exemple, les colonnes plaquées sur la structure permettent de réguler les dimensions des arches (structurelles), et les espaces entre chaque ouverture. Le choix d’attribuer un ordre différent à chaque étage donne également une variation à l’édifice, là où l’utilisation d’un système structurel sans ordre aurait abouti à une façade monotone FIG 12 .
Avec la chute de l’Empire romain, l’usage des ordres antiques déclina progressivement. Le Moyen Âge perfectionna les techniques de l’arc et de la voûte, donnant naissance au style gothique, où les colonnes perdirent leur rôle ornemental et de régulation traditionnel.
Summerson J., The Classical Language of Architecture, p.
Le classicisme italien, source principale du Taller
La grammaire de l’architecture utilisée par l’empire grec, un langage structurant qui régit la composition, les proportions et l’harmonie des édifices, ne réapparaît sous sa forme complète qu’à la Renaissance. Inspirés par la culture gréco-romaine, les érudits redécouvrent d’anciens manuscrits, souvent transmis par la civilisation islamique ou retrouvés dans des bibliothèques médiévales. Le traité de Vitruve, De Architectura, attire une attention particulière. Dépourvu d’illustrations d’origine, ce traité nécessite de l’imagination pour visualiser les merveilles qu’il décrit. Grâce aux éditions illustrées et traduites, ses enseignements se diffusent largement, entraînant une réappropriation des ordres antiques par les architectes de la Renaissance. Un ultime ordre, résultat de la synthèse des ordres ionique et corinthien dans un dessin nouveau, apparaît : c’est le composite. Vignole établit les cinq ordres d’architecture qui composent le vocabulaire du « style classique » 18 + FIG 13 . Il donne une méthode très précise pour dessiner chaque élément, de la base au chapiteau, mais aussi la composition complète des édifices. Le style classique est alors défini et se nomme comme tel en Italie 19 .
Le corpus de la renaissance
Ce vocabulaire étant défini, le Taller s’intéresse à la façon dont les architectes ayant ce style à portée de main se le sont appropriés :
Ricardo Bofill “Il faut lire les traités de Palladio, Alberti, ou plus tard Blondel. Pour voir comment ces architectes, qui tous emploient la même langue, tentent de trouver une expression personnelle, simplement en changeant, au départ, la forme d’une colonne ou d’une fenêtre. Toucher à un seul élément, dans ce système d’architecture organique, amène à restructurer l’ensemble. Les architectes qui s’y risquent le font en fonction de leur personnalité, mais aussi de la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Ce compromis entre une marque locale et une vision personnelle détermine le style.” 20
2.4.
18
Il établit la règle des cinq ordres en 1562, qui deviendra, grâce à la vulgarisation de son interprétation de l’antique, la base des études des projets classiques de toute l’Europe.
19
Dans les livres d’histoire de l’art français on nomme le style déployé à cette période « style renaissance ».
2.5.
20
Bofill, R., Espaces d’une vie, p.49
Les Cinq Ordres d’Architecture
FIG. 13 Vignole, Règle des cinq ordres d’architecture, esquisse à la main
Dès la période Renaissance, les architectes adaptent ainsi le style antique aux technologies de leur époque. Le style gothique ayant mené à l'aboutissement de nouveaux artefacts (dôme, arche, pilastre…), on se permet de les intégrer au nouveau langage classique. Brunelleschi, architecte italien du XVIe siècle, introduit de nouvelles formes lorsqu'il dessine le dôme de la cathédrale de Florence FIG 14 . Il développe une ingéniosité dans le dessin qui lui permet de dialoguer avec les références historiques redécouvertes tout en produisant des ouvrages qui impressionnent et l’inscrivent dans son époque. De son côté, l’architecte Andrea Palladio, s'inspire des écrits de Vitruve à propos des ordres appliqués aux édifices religieux et monuments, et les interprète de façon à les adapter aux besoins et aux goûts de son époque, en particulier pour des demeures privées et des petits édifices civils FIG 15 . Les évolutions technologiques lui auraient permis de créer des voûtes, des arches, des entablements spectaculaires mais il choisit de se référer aux objets associés au style antique (temple, colonne…), fasciné par leur caractère intemporel.
Ricardo Bofill “Le génie de Palladio est d’utiliser la structure du temple antique pour couvrir le patio des villas ; d’inventer un nouveau type d’architecture qui transpose, dans le domaine du profane, les règles d’harmonie utilisées plus de mille ans auparavant pour célébrer le sacré. Il aurait pu construire des objets bien plus spectaculaires qui auraient tout aussi bien exalté le pouvoir économique de ses clients. Les bourgeois de l’époque s’en seraient sans doute félicités : il est allé plus loin, jusque dans l’organisation d’un système complexe de volumes et de vides parfaitement articulés. Palladio, ce n’est pas seulement pour moi l’inventeur du style qui a été repris par tous les architectes néo-classiques, c’est surtout un des rares grands maîtres capables d’élaborer une composition personnelle.” 21
Ces deux architectes de la Renaissance italienne s'approprient ainsi les formes d'une architecture éprouvée, l’architecture antique et l’architecture Renaissance, afin de
FIG 14
Vereycken K., Croquis de la coupole du Dôme de Florence de Brunelleschi, 2003
Introduction de la voûte héritée du Moyen Age dans le vocabulaire antique. Ici, il s’agit de diviser le diamètre de l’octogone en cinq parties égales, les 4/5ième constituant le rayon de la courbe du dôme.
FIG 15
Facade de villa palladienne avec portique, extrait de Palladio A., I quattro libri dell’architettura, 1570
21
Bofill, R., Espaces d’une vie, p.36
On retrouve des références explicites au travail de Palladio dans certains projets du Taller, notamment le temple national de Catalogne. Ce théâtre a un aspect extérieur de Temple, avec des colonnes, un fronton et des transepts respectant les règles du classicisme.
* 2
répondre à des problématiques propres à leur époque. Au XVIIe siècle, ces architectes inspireront, via la transmission par l'architecte Serlio, le style classique français. Nous aborderons ce style, dont s’inspire principalement le Taller, lors de la lecture du projet de Saint-Quentin-en-Yvelines afin d’établir des comparaisons directement pendant l’étude de cas. Cette série de styles (antique, renaissance, baroque, classique) qui possèdent les mêmes origines est souvent réunie sous le nom de classicisme. Inspiré des proportions parfaites de la nature et du corps humain, il permet grâce à une série de règles s’adaptant à chaque époque en fonction des technologies et des programmes à développer, de conserver une harmonie et une cohérence esthétique. Cette méthode d’appropriation successive d'un style architectural à la base commune va attirer l'attention du Taller, qui s'en saisit pour définir sa propre méthode.
Pour dessiner les villes nouvelles efficacement, le Taller étudie les ouvrages et les traités de l’architecture classique, qu'il considère comme universelle et intemporelle. Il affirme vouloir renouer avec de grands modèles avec des moyens techniques nouveaux.
FIG. 16 RBTA (fondé en 1963), Les arcades du Lac, 1981, photographie argentique
II
PARTIE II
Construire un « beau modèle » contemporain néoclassique
La présentation succincte que nous venons de faire des différentes traditions ayant mené à la définition du classicisme montre plusieurs aspects qui vont inspirer le Taller pour concevoir les projets de villes nouvelles en France. Le style classique lui semble en effet intéressant à emprunter dans ces projets de grande échelle demandant une certaine efficacité pécuniaire et temporelle, car la série de règles que ce style suppose permet de développer un projet de façon esthétique et régulé. Si la ville romaine conserve une certaine harmonie visuelle, c’est qu’elle est basée sur le respect de règles, les règles des ordres classiques. Ricardo Bofill et son équipe, devant faire leurs preuves dans un pays où ils n’ont encore jamais construit, décident de s’en emparer pour proposer un projet de ville nouvelle qui se développera en respectant une esthétique harmonieuse, au style justifiable car employé depuis l’Empire Romain.
Méthode de composition architecturale du Taller en France (1971-1999) 22
L'évolution de l’intérêt du Taller vers le néoclassicisme
La réinterprétation progressive de l’architecture de la Renaissance italienne voit naître de nombreux styles : classicisme français, baroque italien, néoclassicisme allemand, style Louis XIII, Greek Revival anglais, rétrospectivisme russe, géorgien anglais, style fédéral américain, architecture fasciste, soviétique, du XV au XXe siècle, autant de styles architecturaux qui s’enchaînent dans le monde occidental, en se référant toujours aux ordres. Le Taller s’intéresse à un style qui, d’un côté tend vers la simplification rationnelle (cela lui permet d’industrialiser le processus de fabrication), et de l'autre cherche à présenter les ordres avec une extrême fidélité à l’antique : c’est le néoclassicisme. L’exemple de l’église Saint-Paul d’Inigo Jones FIG 17 est relevé par John Summerson comme un pur exemple de néo-classicisme : « Il y a une recherche sur les formes primitives qui s’appuie sur la description que Vitruve fait de l’ordre toscan. Ce beau toit débordant, ces colonnes massives et bien espacées relèvent presque de la pure archéologie et, en même temps, on ne peut guère imaginer un principe plus structurel - cela nous ramène assez à la hutte primitive. » . Pour dessiner un projet néo-classique, il faut donc employer les ordres classiques pour proportionner les éléments, mais adapter son style pour simplifier au maximum l’ouvrage.
L'interprétation du style classique dans un contexte post-moderniste
En France et en Italie, l’adaptation des styles traditionnels à des technologies contemporaines 23 mène, comme nous l’avons vu avec Palladio ou Brunelleschi, à créer des styles propres à chaque époque, mais toujours
22
1971 : La Petite cathédrale, Cergy Pontoise
1999 : Antigone, Montpellier
FIG 17
Jones I. Eglise Saint Paul, 1631, Londres, gravure E. Thomas, 1817
23
Entendre, adapté à son époque
24
Bofill, R., Espaces d’une vie, p.48
18
Kuma K., M2 building, Tokyo, Japan, 1991, @wakii
25
Ricardo Bofill développe cette
ancrés sur les bases solides et éprouvées du style prédominant, le classicisme. Il faut parfois réadapter les mots usités, préciser leur définition, en inventer d'autres. Le vocabulaire initial se transmet et on peut imaginer un nouveau vocabulaire augmenté.
La période post-moderniste est, à l’image de la Renaissance, l’occasion pour les architectes de se poser la question de l’intégration du classicisme à leur époque. En 1972, l’historien Jean Marie Pérouse de Montclos tente dans Architecture, description et vocabulaire méthodique de définir les bases du vocabulaire architectural classique, constituant une amorce pour leur réinterprétation. Il s’inscrit dans la même démarche que Vignole qui tentait de transcrire les écrits de Vitruve en dessin et d'établir une base de vocabulaire classique.
Le Taller accorde tout d’abord une importance primordiale à la redéfinition contemporaine des éléments de l’architecture classique pour les adapter à son temps.
Ricardo Bofill « Réapprendre la langue passe à la fois par une révision de la grammaire et par un approfondissement du vocabulaire. On n’écrit pas de poèmes sans une maîtrise préalable de la langue; un peintre a besoin de connaître à fond le jeu de l’harmonie et des couleurs. » 24
Cette réinterprétation est vue comme une occasion de provoquer le mouvement moderniste qui s’était efforcé de gommer toute ornementation des façades, et se globalise dans le mouvement postmoderniste. L’architecte japonais Kengo Kuma FIG 18 transforme la fonction de la colonne en un espace de circulation au M2 building au Japon, quand Philippe Johnson, américain, place le fronton d’un temple Grec à plusieurs centaines de mètres de haut pour coiffer la tour AT&T 25 . Le Taller met quant à lui en place sa propre méthode d’action.
FIG
recherche jusqu’à son projet Abraxas à Marne La Vallée, œuvre manifeste.
La méthode pour une ville nouvelle
Plus que la simple réinterprétation du classicisme, la période post-moderniste a transformé la conception architecturale en un véritable “Musée imaginaire” 26 , un laboratoire d'expérimentation dans lequel tous les styles historiques se rencontrent. Le classicisme, le surréalisme, le baroque, le gothique - les influences sont variées - peuvent se côtoyer au sein d’un même projet. Le Taller veut utiliser pour ses projets en France les références les plus appropriées pour chaque échelle. C’est par exemple l’étude des jardins français qui permet le dessin de la géométrie générale du Jardin des Halles, puis des Arcades du Lac et enfin des Espaces d’Abraxas, trois projets commandés par la France au Taller de Arquitectura. Ensuite, ce sont les dessins des morphologies volumétriques de Alberti ou de Brunelleschi qui aideront à composer l’échelle intermédiaire, et enfin les éléments de détails de Palladio qui alimenteront les croquis de la petite échelle.
A Saint-Quentin, ville nouvelle du sud-ouest de l'Île-de-France (rattachée plus tard à la communauté de communes de Saint Quentin-en-Yvelines) FIG 19 , la question de l’intégration des références historiques se pose lors de la construction des Habitations à Loyer Modéré (HLM) de la ville. En effet, ces programmes sociaux jusqu’ici délaissés par les architectes, se composaient de barres verticales dites “Grands Ensembles”. La construction des villes nouvelles est l'occasion de porter un regard nouveau sur les HLM et d’innover. Pour donner envie aux habitants de pénétrer dans les ensembles, il faut selon le Taller redessiner et valoriser les façades, portes d’entrées visuelles de ces quartiers et qu’elles ne soient plus le produit de la géométrie intérieure.
Genèse du projet : le choix des collaborateurs et des méthodes de représentation
En 1970, Serge Goldberg, directeur de la ville nouvelle, commande ainsi une première étude au Taller 27 , demandant d'«étudier le rapport entre l'habitat et la rue », un thème au cœur de la recherche de l'atelier, qui tente alors de
26
Idée exprimée par André Malraux, selon laquelle toutes les formes d’art et de style se rencontrent et forment une communauté spirituelle.
FIG 19
Les cinq villes nouvelles de l’Île de France planifiée en 1965 par l’État, production personnelle
1.4.
Les collaborateurs du Taller que Ricardo Bofill choisis pour ce projet sont français et espagnols :
Manolo Nuñez (responsable de l'avant-projet depuis Barcelone), Bernard Torchinsky, Patrick Genard, Peter Hodgkinson, Xavier Llistosella, Omar Migliore, et Ramón Collado, accompagnés de l’agence d’Antoine Grumbach.
RBTA, Esquisse de représentation géométrique pour le projet du Temple et des Templettes
démontrer aux dirigeants politiques que l'usage de la tradition permettrait de résoudre les problèmes sociaux et esthétiques du HLM, tout en restant compétitif :
Ricardo Bofill “Ma préoccupation fut de démontrer que cette fonction [de HLM] et les coûts draconiens [contraints par les politiques de logement de masse] n’imposaient pas une esthétique. On pouvait loger les gens, mais faire, en même temps, un travail d’architecte. Nous étions, me semble-til, suffisamment mûrs et sûrs de nous pour ne plus nous émerveiller devant ces acquis de la modernité que sont des ascenseurs, des cages d’escaliers ou des gaines d’aération ; nous savions comment fonctionnait un immeuble, où devaient passer ses organes vitaux. Notre réflexion pouvait, enfin, porter sur d’autres points. C’est l’époque où nous avons commencé à dessiner ces façades, ces arcs, ces temples, ces formes culturellement très marquées, appartenant à la mémoire collective d’un pays qui s’efforçait depuis cinquante ans de l’oublier.” 28
Dominique Serrell, se souvient que l’initiation à ce dessin, nouveau pour toute l’équipe du Taller, passa également par la rencontre avec l’agence française d’Antoine Grumbach qui tentait de redessiner - à l’instar de Jean Marie Pérouse de Montclos dans son “dictionnaire du vocabulaire architectural - , les éléments classiques de l’architecture et de composer les façades.
28
Interview de Ricardo Bofill dans Serell D., Bofill, Les années Francaises, 2023 29
Serrell D., directrice du Taller en France de 1975 à 1989, extrait d’un entretien réalisé le 11.11.2024
Dominique Serrell “Grumbach s’est associé au Taller car leur vision se rencontrait. Ils ont recruté des étudiants qui sortaient d’une école moderniste pour l’opération, aussi ce dessin néo-classique était nouveau pour eux. Il fallait pour tout deux retrouver cette échelle dans l'architecture française, qui s’opposait aux tours fonctionnalistes”. 29
Cette association permet à l’agence espagnole de collaborer avec des nationaux renseignés sur l’histoire de leur pays, et justifier la faisabilité du projet.
FIG 20
Les collaborateurs se réunissent et tirent des constats FIG 20 de l'analyse de Paris et d'une ancienne ville nouvelle de l'Ile de France, Versailles, afin de comprendre leur construction.
La méthode de représentation adoptée dès le départ par le Taller transcrit également une volonté de se rapprocher du dessin classique FIG 20 (p. précédente) . Les planches présentant le projet sont élaborées selon les mêmes codes que les dessins des architectes classiques. Les anges dans le ciel, les scènes de vie dramatiques au sol, la perspective parfaite, l’usage du noir et blanc : il y a un aspect presque exagéré pour souligner l’utopie classique visée.
* Traduction espagnol > francais
1
"Rue piétonne, espaces qui ferment la rue, expression du pouvoir politique" ; "Éléments singuliers en désordre, nœuds stratégiques."
2
"Récupération de valeurs traditionnelles" ; " Les monuments devraient être habités."
3
"Versailles, premier développement urbain construit" ; "Développement de Paris en relation avec ses monuments" ; "L'ordre est uniquement architectonique"
4
"Les édifices publics sont des points de référence de la trame urbaine. Seul le plan d'Haussmann organise clairement Paris" ; "Avec l’organisation urbanistique on perd la richesse spatiale architectonique du gothique".
5
"Les édifices d'habitation de Le Corbusier sont les "nœuds" d'une trame urbaine plus complexe : rues couvertes, places à tout les niveaux, espaces collectifs fermés"
8
La méthode projet développée par le Taller se retrouve dans tous ses projets en France : un corpus historique classique, dont les règles et les ordres sont réemployés pour composer à toutes les échelles un projet de HLM français, avec des codes propres et des innovations pour s’inscrire dans son siècle, à l’instar de Palladio, Alberti, F. Blondel. Le Taller tente de créer son propre style, une sorte de néo-classicisme progressiste revendiqué, qu'il met alors en place à Saint-Quentin.
"Le gotique est une époque lors de laquelle, grâce à l'organisation, les espaces et les "?" , sont exposants et spectaculaires" ; "El gotique créé, toujours, des espaces statiques"
C * 3
FIG. 21 RBTA , Etude du patrimoine urbanistique et architectural francilien, esquisses à la main (traductions à gauche)
Lecture de l’opération de Saint-Quentin
Caractéristique générales
2.1.
L’opération du quartier HLM de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines se compose de 676 logements sociaux de type HLM en accession. Les collaborateurs organisent ensemble le projet autour d’une pièce d’eau, qu’ils dessinent comme élément fondamental dans la mise en scène du projet. Inspirée du dessin de la pièce d’eau des Suisses du château de Versailles, elle s’enrichit d’un demi-cercle sur sa largeur sud-est, introduisant une rupture dans la symétrie rectiligne des bassins de rétention que l’on retrouve généralement dans les villes nouvelles. Cette intervention simple guide instinctivement le regard et définit l’axe de composition du projet. Autour du demi-cercle s’organisent deux ensembles distincts, le Temple et les Templettes (1982-1987 224 logements) , qui évoquent directement la morphologie des temples grecs. Les Templettes, une série de maisons mitoyennes traversantes à un étage, suivent la courbure du demi-cercle. Leurs grandes ouvertures offrent une façade tramée et ouverte, qui n’est pas sans rappeler la façade de la galerie des glaces du château de Versailles. Au centre, le Temple trône, renforçant la gravité du centre du demi-cercle du plan d’eau. Il est percé d’un patio monumental, créant un vide structurant autour duquel s’articulent les logements. Ces derniers, traversants, bénéficient d’une vue double : sur le patio central et sur l’extérieur.
Au nord-ouest du lac, les Arcades du Lac (1972-1980, 378 logements) définissent l’autre séquence du projet. Le nom fait référence aux arcades classiques qui animent le rez-de-chaussée des édifices. Ce complexe se compose de six blocs distincts, dont quatre de forme carrée et deux en « C ». La disposition espacée des volumes bâtis libère des espaces pour les rues et une grande esplanade circulaire monumentale au centre de laquelle est érigé un petit artefact. Chaque bâtiment, limité à trois étages, abrite des logements traversants d’une profondeur de 10 mètres maximum. Les accès, situés dans des extrusions cylindriques verticales, desservent deux appartements par palier, avec une connexion directe aux parkings souterrains. La configuration exclut ainsi toute présence visuelle ou sonore d’engins motorisés. L’élément qui clôt le projet se trouve directement sur la pièce d’eau, c’est le Viaduc (1978-1982, 74 logements), qui rappelle les ponts habités que l’on pouvait retrouver à Paris, mais aussi le château classique de Chenonceau, construit en 1513. Le long des berges, deux allées bordées d’arbres complètent la mise en scène du lac, dans un tracé de jardin classique à la française, et encadrent une longue promenade paysagère.
Lac de la Sourderie
La lecture programmatique que nous venons de faire à partir des documents publiés révèle la conception d’une mini-ville rigoureusement géométrique et orthogonale 30 , mais brisée par le cercle du Lac, et structurée par des rues diagonales.
Le jardin à la française, base d’une composition morphologique néo-classique
La ville de Saint-Quentin-en-Yvelines est située dans une région où l'architecture classique occupe une place importante. Au XVIIe siècle, c’est à quelques kilomètres que le Roi Louis XIV décide de dessiner une ville nouvelle classique conçue autour d’un château, monument principal qui en est le centre névralgique. FIG 23 Les trois grandes avenues de Versailles 31 forment une triple perspective en demi-cercle autour du château. Le roi missionne Le Nôtre pour concevoir des jardins classiques dans la continuité de la réflexion menée sur la ville. Les jardins sont conçus par séquence, avec des arrêts lors du parcours du spectateur pour contempler chaque espace. Les allées, parterres, et bassins sont disposés selon des motifs géométriques stricts et symétriques, créant une harmonie visuelle. Ils sont conçus pour offrir de longues perspectives, mettant en scène la grandeur du château et des paysages environnants. Une influence antique se ressent dans les références mythologiques des statues, fontaines et sculptures, issues des idéaux gréco-romains.
Symétrie et géométrie, perspectives monumentales, références à l’Antiquité : tout dans le jardin à la française est associé au style classique et semble s’apparenter à ce que le Taller cherche à retrouver à l’échelle de la ville. Manolo Nuñez, un des membres de l’équipe de conception, propose d’utiliser le plan des jardins pour dessiner le plan masse du bâti. A l’instar de la perspective centrale de l’allée Royale versaillaise, il trace une droite qui constitue une perspective, un axe principal parcourant tout le projet. Une percée visuelle de deux kilomètres se perdant à l'horizon du nordouest au sud-est du projet 32 . Ensuite, il dessine des axes horizontaux et diagonaux, comme des allées secondaires,
FIG 22 (p. précédente)
RBTA, Plan masse général, dessin à la main, 1970
FIG 23 (ci-contre)
De La Grive J., Plan de Versailles, 1746
2.2.
30
Ce type de plan, attribué à l’architecte grec Hippodamos de Milet au Ve siècle avant J.-C., a souvent été utilisé pour les villes nouvelles car il permet de concevoir rapidement le plan d’une ville et sa géométrie.
31
Avenue de Paris, Avenue de Sceaux et Avenue de Saint-Cloud
32
Ce travail de conception par la ligne avait été développé plus tôt en Andorre, à Meritxel en 1970 (FIG. 24) , et donne un sentiment d’appartenance à une communauté par le lien visuel traversant le projet. L’aboutissement de cette recherche sur la ligne fera naître quelques mois plus tard le projet de l’Axe Majeur à Cergy Pontoise, perçant bâtiment et topographie pour mourir dans un lac hors de portée visuelle.
FIG 24
RBTA, Plan du projet de Merixtell, non daté
Avenue de S-Cloud
Avenue de Sceaux
desservant des places plus petites. On remarque dans ce tracé un rapprochement direct avec la composition du jardin du château classique de Berny conçu par François Mansart en 1635 33 + FIG 25 . Les quatre “bosquets” (immeubles à Saint-Quentin, arbustes à Berny) sont brisés par un cercle au sein duquel s’insère une place, et en son centre se trouve un monument (Fronton à Saint-Quentin, fontaine à Berny).
Dessiner l’espace public, le retour à la rue séculaire
Pour dessiner la ville, le Taller pense à l’espace public en priorité. C’est le retour annoncé par les postmodernistes de la rue, la place, les espaces de rencontre. « Il s’agissait, d’abord, de composer un espace, de le mettre en forme, de retrouver un sens de la rue qui peu à peu avait été perdu et de créer des signes distincts » 34. Les programmes de logements, ensuite, y trouveraient naturellement leur place. : un volume “vide” qui permet ensuite de définir les volumes pleins que seront les HLM 35 . Cette méthode de composition est particulièrement efficace pour valoriser l’espace vide, et ce quel que soit le domaine artistique dans laquelle cette méthode est utilisée. Prenons en exemple la figure Omojlig de Oscar Reutersvärd FIG 26 . Elle montre au premier regard une étoile centrale. En réalité, elle est créée par notre cerveau par la succession de pleins dessinés par l’artiste, dans la recherche de cette forme centrale vide. L’impact visuel du négatif créé par le vide est alors plus fort que si l’on avait directement dessiné une étoile pleine 36 .
L’urbanisme fonctionne de cette façon : une promenade sur l’esplanade des mosquées de Jérusalem permet d’en prendre pleine conscience. Apparaissant au milieu d’un labyrinthe de rues étroites couvertes d’une toiture, l’esplanade des Mosquées est une respiration directe pour le regard. La mosquée Al-Aqsa se dévoile tel qu’un objet précieux au milieu d’un grand vide, telle une œuvre d’art au milieu de la pièce d’un musée. Quatre portiques délimitent l’espace, renforçant l'espace du vide 37 .
Le Taller avait commencé à explorer cette idée en France avec les croquis de La Petite Cathédrale, un projet
33
François Mansart, un des précurseurs de l'architecture classique en France, est connu pour avoir introduit les proportions harmonieuses et la rigueur symétrique dans les œuvres françaises, influencé par le classicisme italien de Serlio.
FIG 25
Inconnu, Gravure du chateau de Berny, 1635
34
André M. et Bofill R., L’architecture des Villes, p.87
35
La réflexion sur l’importance du vide dans la composition avait commencé lorsqu'ils furent appelés en Algérie pour réfléchir à un projet de villes nouvelles : ils durent concevoir des espaces urbains à partir du vide, sans morphologie préexistante.
FIG 26
Reutersvard O., Figure Omojlig, production personelle
36
Le travail sur le plein et le vide abordé à Walden 7 avait révélé un fonctionnement similaire en musique. L’observation des silences, de la pause sur une partition, avait permis à Anna Bofill
de définir à Walden 7 le vide et l’espace nécessaire pour s'arrêter, admirer avant d’explorer les espaces pleins.
Expérience personnelle rapportée d’un voyage à Jérusalem en 2020
38
Camillo Sitte explique dans son livre L’art de bâtir les villes, p.25 :
« Il faut étudier un certain nombre de belles places et d'ordonnancements urbains du passé, afin de dégager les causes de leur effet esthétique. »
39
Place des Vosges, place Vendôme, place de la Concorde
40
On peut noter une similitude avec les places barcelonaises formées par la découpe angulaire des blocs d’habitation du plan Cerdà.
FIG 27
Inconnu, Plan de la place Saint Pierre de Rome, 1635
d’ensemble de logements HLM. Inspiré par les cathédrales gothiques, ce travail mettait en avant la grande nef, un espace vide central, qui devient l’élément structurant du projet. L’espace vide qui prédomine et dicte la forme des pleins influence directement la morphologie des volumes bâtis. La volumétrie découle ainsi du dessin et de l’organisation de l’espace vide. On remarque sur le plan masse dessiné à la main la prédominance voulue du vide, qui est soulignée au feutre noir.
Cette étude sur le plein et le vide s’accompagne de l’étude de la morphologie des places classiques françaises, à partir de la méthode d’observation de Camillo Sitte 38 . Historiquement, les principales places parisiennes sont développées par les rois 39. Ces places étant des espaces hors d'échelle, l'idée du Taller pour dessiner la place a été de proposer une échelle appropriable par le piéton, la voiture étant éradiquée du sol du projet.
Suivant ce propos, le Taller dessine au centre de la perspective principale une place circulaire bordée d’arches basses lui redonnant une échelle identifiable par le piéton. Elle rassemble les regards, les flux, et fonctionne comme une respiration avant de se replonger dans les ruelles plus resserrées. En son centre trône un petit monument, à la manière de l’obélisque romain, renforçant le centre géométrique du cercle. Elle est formée d’un cercle autour duquel s'organisent les bâtiments. Ceux-ci sont extrudés dans leur coin intérieur pour laisser un dégagement suffisant à la place 40 .
Le dessin de cette place s’inspire assez directement de l’analyse de la plus grande place de Rome, la place SaintPierre, construite par Le Bernin en 1667 FIG 27 . Elle consiste en un immense ovale encadré par deux colonnades en courbe. Le centre de la place et ses axes sont matérialisés par des points de repères monumentaux, un obélisque et deux fontaines de part et d’autre de l’axe.