Poussière d'Etoile

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L’espace, d’une inquiétante noirceur, mais tapissé d’étoiles étincelantes, était traversé par une averse à la dorure luminescente d’une beauté plus saisissante que toutes les étoiles réunies. C’était là la trace du passage d’un voyageur intersidéral peu courant dans ce recoin de la galaxie. Eliote était seul, enfermé dans sa capsule faite d’une matière indéfinissable, dorée et éclatante. Il avançait à l’aveuglette, perdu dans l’immensité du cosmos, à des millions d’années lumières de chez lui. — Cette région de l’univers est désertique Katalf. Tu es sûr que c’est dans le secteur ? Demanda Eliote en une langue faite ni de mots ni de sons. Son assistant et vieil ami Katalf lui répondit immédiatement, malgré la distance que le message devait parcourir depuis la base de recherches. — Tu te rapproches de l’étoile du système. Ils l’appellent… Une voix forma alors le mot « Soleil » dans le hautparleur de la capsule, spécialement installé pour le voyage d’Eliote, et qui fonctionnait depuis le début de l’expédition pour parfaire son langage humain.


La discussion redevint insonore. — Drôle de nom pour une étoile, surtout avec cette curieuse façon de dire les choses avec des bruits, ne put s’empêcher de remarquer Eliote. — Tu vas finir par t’habituer à ce langage. Tous les humains parlent en émettant des bruits. — Je sais. J’ai suivi l’entraînement. D’ailleurs les morphologistes sont sûrs que cette forme humaine me convient ? Je ne risque pas de paraître différent ? Il se regarda dans le reflet de la vitre et vit une forme qui ne lui rappelait rien de familier. Katalf le rassura par un de ses sempiternels discours explicatifs. — Ta forme physique humaine a été conçue par rapport aux propriétés de ton esprit. C’est le reflet physique humain parfait de ton esprit. Et ne t’inquiète pas, tu seras exactement comme un des leurs. Nous avons bien étudié le corps humain avant de concevoir ton enveloppe corporelle, même si nous ne savons finalement pas grand chose d’eux en dehors de données résultant de l’observation visuelle pure. Mais nous allons enfin pouvoir en connaître en peu plus sur ces intriguantes formes de vie, maintenant que nous t’envoyons sur le terrain pour les fameux prélèvements. — On verra si ces prélèvements sont aussi précieux et intéressants que les spécialistes avaient l’air de l‘espérer… — Tu jugeras par toi-même. — J’ai une étoile dans mon cadran. Et voilà une planète, signala Eliote. — Plus que 5 heures-lumière et tu y es.


— Déjà ? Il faut que je me prépare à l’atterrissage. — Rappelle-toi l’entraînement. Tu dois atterrir à un endroit où tu passeras inaperçu. — Les atterrissages inaperçus, ça me connaît. Lucille était seule devant l’immensité du cosmos. Chaque petit point brillant était pour elle un symbole tout à la fois d’inconnu, de rêve, de mystères et d’espoir. Le simple fait d’en observer un assez longtemps dégageait dans l’atmosphère le parfum exquis du secret de l’existence de toute chose. Ces astres, qui brûlaient à une distance inimaginable pour un pied humain, étaient la preuve irréfutable de la grandeur de l’univers, de sa beauté et de son sens, caché certainement quelque part au plus profond de ses entrailles. Lucille réajusta la lunette de son télescope pour faire la mise au point sur Sirius, la plus brillante des étoiles du ciel terrestre. Ses yeux, fascinés par cette lumière si vive et pourtant si inaccessible, se concentrèrent. Elle tenta d’imaginer quels mondes incroyables Sirius devait éclairer et réchauffer de son incandescence astrale… Depuis son enfance, Lucille avait pris l’habitude et le plaisir de regarder le ciel, et surtout de regarder au-delà grâce à un pouvoir de vision plus puissant que n’importe quel télescope : son imagination. Grâce à ce pouvoir, elle vivait d’incroyables éruptions solaires, des atterrissages improbables sur des planètes hostiles ou enchanteresses, elle échappait de peu à des supernovae destructrices et manquait d’être aspirée dans de


terrifiants trous noirs, tout en gardant ses yeux fixés sur les lumières nocturnes pour persuader ses sens que ces mondes existent réellement, puisqu’ils sont réellement là devant nos yeux, visibles par tous et depuis toujours. Ces lumières juchées dans le ciel qui guidèrent les voyageurs, enflammèrent les poètes, stupéfièrent les scientifiques et eurent un rôle prépondérant dans bien des destins terriens, devaient abriter tant d’autres mondes aux destins peut-être même également influencés par la lumière de notre propre monde. L’univers abrite sans doute, par le biais des étoiles, et sans que personne n'y pense, une logique galactique de destins croisés plus importante que ce que nous ne pourrions envisager. Peut-être qu’un peuple du système de Proxima du Centaure imagine les curieux habitants du système solaire comme d’étranges créatures avec une seule tête, qui absorbent de l’oxygène et crachent de puissants gaz carboniques capables d’asphyxier une planète entière. Ils ne seraient d’ailleurs pas si éloignés de la vérité. Peut-être que la planète habitée la plus proche dans notre galaxie a fait de notre Soleil une véritable divinité qui rend en esclave tous ses habitants et enrichit les puissants. Un feu divin brûlant dans le ciel étoilé qui rappelle chaque nuit que le pouvoir des plus puissants n’est pas à discuter. Lucille revint sur Terre. Elle entendait son téléphone sonner. Elle descendit la pente du jardin, qui lui permettait d’avoir une vue imprenable sur le ciel


lorsqu’elle était au télescope, et vint décrocher le combiné à l’intérieur de la maison. C’était Fred. – Allez viens, je te dis que tu le regretteras pas, essaya t-il de la convaincre avec cet air pas du tout rassurant qu’il avait souvent. Je suis sûr que tu t’ennuies toute seule dans cette maison. La mort de ta grand-mère doit te peser, surtout dans sa propre baraque. — Je t’ai dit que ça allait, et j’adore cette maison. — Mais qu’est-ce que tu y fais ? Tu dois t’ennuyer depuis la semaine dernière ? — Je profite des mes vacances, je regarde le paysage et… les étoiles. — Encore ? C’est ça que t’appelles t’amuser ? Reviens sur Terre, et viens avec moi aux Egouts. — Là ce serait plutôt « revenir sous terre », et en plus tu sais que je déteste cette boîte. — J’ai envie de toi. — Hum… Tu as déjà entendu parler de courtoisie, de romantisme, de sentiments, d’amour ? La voix de Fred troqua soudain son ton faussement conciliant en un ton sèchement menaçant qui glaça Lucille. — Rien à foutre de l’amour ! Je te veux ! Si tu viens pas, je vais devoir venir te chercher ! Et crois-moi que tu vas en voir des étoiles ! — Fiche-moi la paix Fred ! lâcha t-elle avec effroi. — OK. J’arrive. Tu vas voir, lâcha t-il en une menace sinistre.


— Tu me fais peur Fred. Je vais appeler les flics tu sais, l’intimida t-elle avec une incertitude qui trahissait sa peur. Elle raccrocha le combiné comme pour chasser le démon qui venait de s’adresser à elle et le regarda un moment pour se remettre de sa panique et se persuader que Fred bluffait. Une voix vint de la baie vitrée menant sur le jardin. — Ça m’étonnerait que les flics fassent aussi vite que moi. Fred était là, à la regarder, baignant dans la semi-clarté provoquée par la lumière extérieure, son portable à la main. Lucille pouvait deviner un air malsain inscrit sur son visage. C’était de très mauvaise augure pour elle. Elle savait depuis le début que ce type, qu’elle ne connaissait finalement qu’à peine, était très louche. Elle laissa tomber le combiné et commença à reculer lentement. En réponse à ce mouvement, il avança vers une obscurité totale dans laquelle Lucille ne pouvait plus voir la perversité de son regard. Mais elle entendait maintenant bien mieux la respiration rauque de ce malade. Elle n’osa plus bouger, pétrifiée. Crier ne servait à rien, puisque les premiers voisins étaient si lointains qu’ils ne pourraient l’entendre. Fred était déjà en face d’elle. Elle leva des bras rageurs pour l’empêcher de s’approcher. Il s’en empara par les poignets et les serra de toutes ses forces. Elle parvint à libérer un de ses bras et le frappa au ventre. Il la cogna au visage et l’envoya à plat ventre par terre. Il se


précipita sur elle et posa ses genoux sur son dos pour l’empêcher de se relever. Fred ouvrit la bouche. — Tu vois, je sais ce que c’est l’amour Lucille… L’amour, c’est cette force extrême qui unit deux êtres. Si extrême que rien, RIEN, ne peut empêcher leur union. Il descendit une main moite, la colla sous la robe de Lucille et poursuivit son discours. — Une union vitale, pour la reproduction et la survie de l’espèce. Le visage de Lucille, écrasé sur le sol, éclata en sanglots qui vinrent se mêler au sang qui coulait de sa lèvre blessée. — L’amour c’est nous, déclara Fred en lissant la jambe de Lucille d’une main crispée. Et ensemble, ce soir, on va assurer la survie de notre espèce. C’est la volonté de la Nature. Rien ni personne ne pourra l’empêcher. — A ce moment même une détonation assourdissante retentit au dehors. Fred tourna un visage ahuri. — Merde ! Qu’est-ce que c’était ce boucan ? Il lâcha Lucille et courut vers le jardin. Lucille se releva, les yeux troublés par les larmes, rampa jusqu’aux rideaux et s’empara du téléphone. Elle s’immobilisa et fixa le ciel au travers de la fenêtre, complètement tétanisée. Elle se crût soudain dans un rêve, un rêve qui succédait au cauchemar. Elle n’avait jamais vu quelque chose d’aussi merveilleux de toute sa vie.


Le noir profond de la nuit était fendu en deux par une explosion de poussière dorée et incandescente s’abattant comme une pluie d’étoiles dans le vallon. Une lumière ambrée réchauffa la froidure du ciel, tout comme la vue miraculeuse de cette ondée étincelante réchauffa son cœur. Elle eut le sentiment intense qu’il se passait quelque chose d’exceptionnel, en ce moment précis. Ce sentiment l’envahit jusqu’au frisson. Un frisson d’un tel plaisir qu’elle oublia tout : l’incident avec Fred, ses récents chagrins, sa solitude,… Elle ne voyait plus dans son champ de vision que le spectacle nocturne ahurissant du ciel prenant vie, comme si les étoiles lui parlaient enfin, qu’elles s’animaient pour elle, qu’elles allumaient des feux de joie partout à travers toute la galaxie pour signifier ensemble à toutes les autres étoiles leur présence, leur existence. L’averse dorée se concentra finalement en une droite piquant vers le vallon et s’y abattit avec fracas. Lucille se rappela qu’elle devait échapper à Fred, et qu’elle pouvait atteindre sa vieille guimbarde garée de l’autre côté du vallon. Elle grimpa la colline en courant et s’agrippa aux arbres pour descendre dans le vallon. C’était sans compter qu’un cratère fumant se dressait en plein milieu de son passage. Une silhouette se dessina au travers de la fumée. Lucille se mit à penser que c’était Fred, et qu’elle ne s’en sortirait jamais. Un homme émergea des volutes et cet homme était tout sauf Fred. Le cœur de Lucille s’accéléra. Elle évalua rapidement l’individu. Il devait faire 1 mètre 70. Il avait un visage


apaisant et des yeux… Elle était hypnotisée par ces iris qui la rassuraient et la faisaient frissonner à la fois. Elle se sentait en paix dans ce regard sans fin, ni faille. Elle aurait pu y rester plongée pour l’éternité, comme un fœtus ne connaissant plus que la chaleur réconfortante du ventre maternel. Elle pensa être morte. Elle n’était plus consciente de son corps. Seul son esprit établissait un contact enivrant avec ces merveilleux iris. Elle devait être au Paradis, ça ne pouvait être que ça. Une telle sensation ne pouvait exister dans ce monde. Un telle sensation ne pouvait exister que dans ce monde. — Il se passe quelque chose de curieux dans mon bras Katalf ! hurla mentalement Eliote. Il se hissa tant bien que mal en dehors de son vaisseau. — Chapitre « Chocs et Douleurs », répondit Katalf avec évidence. « Si un humain rencontre un choc trop violent avec la matière, il ressent une peine dans son corps qui lui rappelle ses limites et l’empêche de se conduire inexorablement à la destruction ». On a pourtant revu ce chapitre avant de partir. — Ah oui… Bien sûr. Mais au moins maintenant je suis au courant de ce que c’est concrètement. Il souffla sa douleur entre ses dents et se frotta le bras. Il se mit à examiner les environs autour du vaisseau. Il ne voyait rien d’autre qu’une épaisse fumée grisâtre qui occupait tout son champ de vision. — Alors c’est ça la planète Terre ? C’est pas plutôt la planète « Brouillard » ?


— Non ça c’est les résidus atmosphériques du crash de ton vaisseau. Mais à part le bruit et les nuées, les atterrissages inaperçus ça te connaît ? railla Katalf. — On ne fait pas d’Ankthar sans casser des liobes. — Forcément tu as toujours le mot d’esprit pour avoir raison. Il n’empêche que si tu n’avais pas passé le mur du son dans l’atmosphère terrestre, comme je te l’avais rappelé, ton atterrissage aurait été moins mouvementé et moins… bruyant ! — Cesse de me casser l’esprit Katalf, et allons plutôt voir de quoi à l’air ce monde. Il s’évada du brouillard et tout autour de lui devint clair. Il discerna alors un être qui lui ressemblait beaucoup. C’était forcément un autre humain, étant donné la ressemblance. Cet être le regardait intimement. Tout devint très confus pour lui. L’étrange pompe dans son corps se mit à s’activer de plus en plus rapidement. Il eut un bref coup d’œil surpris vers l’origine thoracique d’un tel raffut et releva lentement ses yeux vers ceux de l’être humain, qui lui parurent d’une beauté hypnotique. Il sentit son esprit voler jusque dans ces yeux et s’imprégner de leur majesté. Il n’avait jamais vu si belle créature, il n’avait jamais sondé un esprit si profondément apaisant. Il remarqua une trace de sang, qui dégoulinait de la bouche de l’être humain. Eliote déploya de son thorax un bras, fait d’une vive lumière jaune, qui vint effleurer d’un doigt de lumière gracile la bouche de l’être humain pour en essuyer sa blessure. Le sang s’illumina en un scintillement ambré, et se résorba magiquement. Ce fut


l’heure du premier contact entre un humain et une entité extra-terrestre. Un silence pacifique honora ce moment historique. Eliote se sentit prisonnier du regard pénétrant de la créature, au corps totalement immobile et sans voix. — Alors ça a l’air de quoi sur Terre ? demanda impatiemment Katalf dans l’esprit très occupé d’Eliote. Une réponse d’Eliote vint finalement. — La vue est… très belle, assura t-il en souriant bêtement. — Oh oui… surtout en cette saison, la Terre est plus proche du Soleil et son énergie fait pousser la végétation… ça doit être assez vert dans le coin paumé où tu t’es écrasé ?… Eliote, tu me reçois ? Eliote, on a une mission à accomplir! — Katalf, je crois que je n’ai pas survécu à l’accident… Je dois être dans l’Extra-Univers… — Qu’est-ce que tu racontes ? Il délire ! C’est peutêtre le trop plein d’oxygène ? Un coup retentit dans l’air et réveilla l’esprit d’Eliote. Un petit objet ricocha sur la coque du vaisseau doré en jetant des étincelles, juste derrière l’extra-terrestre. Celui-ci étudia vite l’objet retombé à terre comme étant une petite balle de métal. Il chercha sa provenance et découvrit un autre être humain, s’avançant vers lui et tenant dans sa main un petit canon pointé vers lui. — Recule-toi Lucille, je vais lui régler son compte, proféra t-il vers l’autre être humain.


— Lui régler son compte ? Mais de quel compte tu parles Fred ? Il ne t’a rien fait ! — Tu sais bien ce que je veux dire ! insista Fred. Tu as bien vu son vaisseau s’écraser ? Et la tentacule jaune qui lui est sortie du ventre ? Cette chose n’est pas… humaine ! Fred tremblait et transpirait à grosses gouttes, visiblement effrayé. Ne comprenant pas réellement l’enjeu de la situation dans laquelle il se trouvait, Eliote estima qu’il était temps pour un premier contact sonore avec les êtres humains. Il émit ses premiers mots, certain que l’honnêteté de son discours était le seul moyen de rassurer ces terriens. — Je me présente. Je me nomme Eliote. J’ai fait un long voyage depuis ma planète pour venir vous rendre visite. De la part de l’ensemble de mon peuple, je viens en p… Il fut brusquement interrompu par un nouveau projectile qui rebondit de nouveau sur le vaisseau en une étincelle, un peu plus proche de lui cette fois. Il regarda tomber la balle assez naïvement. — Te fous pas de nous, salopard de mutant ! Je sais ce que font les aliens de ton genre quand ils débarquent sur Terre. J’ai vu assez de films pour ça ! lança méchamment Fred en faisant trembler son arme, et en essuyant la sueur de son visage trempé de haine et de peur. Eliote envoya un message à Katalf avec son esprit. — Déclenche le Code Rouge Katalf. Planète hostile.


— Quelle poisse ! réagit Katalf. Il a fallu que ça tombe sur nous ! Une planète qui avait l’air si charmante pourtant… — Fred ! cria Lucille. Baisse ce revolver ! Tu ne te rends pas compte de l’importance de ce que nous vivons. C’est ton premier contact avec une civilisation extra-terrestre, et tu lui tires dessus ! — La loi du plus fort ne s’applique sûrement pas qu’à notre planète, idiote ! Fred rechargea son revolver pour tirer une nouvelle fois. Eliote sortit promptement un objet à l’apparence d’un pistolet et le braqua sur Fred. Il tira, mais rien ne se produisit. Etonné, Fred tenta de se ressaisir de son effroi soudainement accru en fanfaronnant. — Alors t’as raté ton coup, sale mutant ? se moqua t-il en tentant d’avoir un semblant de prestance. — Non, répondit Eliote en regardant la jauge de son pistolet. J’ai exactement ce que je voulais. — Ah oui ? Eh ben pas moi, souffla Fred en braquant son arme. Lucille se jeta sur Eliote et ils tombèrent ensemble sur le sol. La nouvelle balle de Fred frôla l’épaule d’Eliote. L’un sur l’autre, Lucille et Eliote eurent de nouveau l’occasion de se regarder dans les yeux, un peu perdus. Eliote la releva avec une délicatesse qui troubla Lucille. Il sauta dans son vaisseau, se retourna vers elle et tendit des bras accueillant, pendant que Fred rechargeait son barillet vide. —Viens avec moi Lucille, proposa Eliote dans l’urgence.


Elle promena ses yeux partout autour d’elle et revint vers le regard d’Eliote. — Je ne sais pas, conclut t-elle. — Tu as confiance en moi ? Lucille sonda rapidement les yeux d’Eliote, d’une couleur inimaginable, et prit une décision spontanée que l’urgence imposait et que son cœur lui dictait. Elle monta dans le cockpit. Un panneau doré et translucide se rabattit sur eux, avant d’essuyer un dernier coup de feu vain de Fred. Le vaisseau s’éleva si haut dans le ciel que Lucille fut prise de vertige. Une traînée de poudre d’or flottait dans le vent à la suite du vaisseau et illuminait la nuit. Lucille osa enfin rouvrir les yeux, et vit Eliote aux commandes du vaisseau, affairé à régler des paramètres de conduite. — Bon, procédons par ordre, essaya t-elle de rationaliser. Elle se pinça le bras très fort. — Aie ! Bon je ne rêve pas, et je ne suis pas morte, énuméra t-elle avec ses doigts. Peut-être que j’ai été droguée ? Elle se retourna lentement vers Eliote, les yeux pleins d’incertitude. — Vous êtes… Elle marqua une pause. Il se retourna derrière lui, pour vérifier que personne d’autre n’était avec eux dans la navette. — Pourquoi tu dis « Vous » ? Je suis le seul ici, demanda Eliote, intrigué.


— C’est comme ça comme ça qu’on traite les étrangers, c’est de la politesse. — Ah. Vous vous démultipliez pour être polis ? Je ne comprends pas bien. Elle baissa les yeux et rit. Avec cet être de l’espace, toutes les choses allaient prendre un autre sens. — TU n’as pas tort, c’est stupide. Et tout le monde le fait sans même savoir pourquoi. Viens-tu… d’une autre galaxie ? Elle n’osait croire qu’elle formulait des questions aussi fantaisistes. — Non, répondit Eliote en affichant un visage marqué par l’évidence et l’amusement. La Galaxie est peuplée de 100 milliard d’étoiles, ça fait déjà beaucoup de mondes à visiter pour un seul voyageur, plaisanta t-il. Pourquoi, quelque soit la planète sur laquelle je me rends, veut-on toujours que je vienne d’une autre galaxie ? Je me pose toujours la question. Il lui lança un sourire et retourna à la conduite de son vaisseau. Elle rit de nouveau en acquiesçant. — Tu as raison… Eliote, c’est ça ? demanda t-elle plus très sûre de ce qu’elle était en train de vivre réellement. Je crois juste que nous autres terriens ne nous rendons pas bien compte de l’immensité de l’univers. La prochaine Galaxie nous semble être la porte d’à côté. — Je dois te remercier, lui confia Eliote en la regardant avec une infinie gratitude. Mon enveloppe corporelle aurait pu être endommagée sans ton… — Inconscience ? continua t-elle d’une voix perplexe.


— J’allais dire « Courage », mais je ne peux parler de ces sentiments humains qu’au moyen de noms reliés à de vagues notions, étant donné qu’il ne nous a jamais été permis de les analyser d’aussi prêt, jusqu’à aujourd’hui. Elle poussa un soupir et se frotta les yeux. — Qu’est-ce qui ne va pas Lucille ? — Je ne sais pas ! C’est complètement surnaturel ! Je suis là dans une soucoupe volante, en train de parler à un martien… Je ne comprends pas grand chose à ce qu’il se passe, et à ce qu’il me raconte. Et pourtant je me sens si bien, continua t-elle paisiblement. Je devrais paniquer et crier à l’aide… Mais non, je me sens réellement bien ici, avec toi… — Pourquoi devrais-tu crier ? demanda t-il intrigué. — Parce que c’est ce que les gens font lorsqu’ils sont confrontés à quelque chose d’inconnu, et de différent, quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Ils ont peur, ils deviennent agressifs, et ils veulent détruire cette chose qui leur paraît différente d’eux. — Désolé, comme je te l’ai dit notre connaissance des terriens est bien limitée et ce genre de comportement n’a pas beaucoup de sens pour moi. — Si ça peut te rassurer, pour moi non plus. Elle sourit, inspira profondément et se retourna vers lui, puis leva la tête vers les étoiles au dehors du vaisseau, des yeux mouillés par le liquide de l’émotion. — Tu n’es pas la seule à avoir un comportement inhabituel, avoua Eliote. Je n’ai pas non plus pour habitude d’inviter des autochtones dans mon vaisseau…


Et je me sens bien avec toi aussi, mais je ne sais pas pourquoi. Le regard qu’il posa sur elle la troubla. — Enfin j’ai dit « martien », bredouilla t-elle en riant pour rompre le charme, mais je ne sais même pas d’où tu viens ! — Je viens de l’étoile la plus brillante du ciel terrien. Il brandit son doigt vers la voûte céleste qui les surplombait, au travers du cockpit. Le ciel, ainsi dégagé et plus proche d’elle que jamais, éblouit une nouvelle fois Lucille. — Tu viens de Sirius, affirma t-elle en fixant le petit point lumineux dont elle essayait encore d’imaginer les habitants il y a seulement quelques minutes. — Si c’est comme ça que vous l’appelez. Mais je suis étonné de voir que les terriens ont des connaissances astrologiques. — Tu veux dire « astronomiques » ? — Oui c’est sûrement ça, mon vocabulaire terrien peut avoir quelques lacunes. J’ai suivi un apprentissage accéléré de toutes les langues parlées sur votre planète, lorsque ma mission sur Montressor a été annulée, et que cette nouvelle mission sur Terre m’a été assignée. — Une mission ? — Je suis un collecteur, c’est mon métier. — Un collecteur ? Tu collectes quoi au juste ? —Je collecte… les émotions… des êtres vivants, à travers la galaxie. Lucille eut l’air plus qu’intriguée.


— Tu collectes des émotions ? Mais comment ? Et ça vous sert à quoi ? — Les émotions sont la source de vie de mon peuple. Notre esprit les assimile comme une nourriture, ce qui nous permet de continuer de vivre chaque jour. Mais il s’est avéré avec le temps que la prospérité de mon peuple allait devenir la cause de sa perte certaine. — J’en connais d’autres dans ce cas-là… — Les émotions de mon peuple ne sont plus assez puissantes pour qu’on puisse s’auto-alimenter, et en grandissant notre société est devenue très gourmande en énergie. C’est pourquoi les collecteurs comme moi sillonnent l’espace à la recherche d’émotions puissantes que nous pourrions reproduire et exploiter sur notre planète, pour sauver l’avenir de notre espèce. Autrement, nous courons à notre perte, annonça t-il avec amertume. — Tu es venu sur Terre pour capturer des émotions ? — Oui, grâce à cet engin, répondit-il en sortant le pistolet qui lui avait servi lors de la confrontation avec Fred. Il enregistre les émotions capturées, et constitue une base de données de toutes les émotions récoltées, tout en étant capable de les restituer à n’importe quel moment. — Tu as… capturé les émotions de Fred avec… ce pistolet ? — Son attitude, tout à l’heure, m’a paru dégager une émotion très intéressante. — De la haine, voilà ce qu’il ressentait, ce que tout imbécile qui se respecte ressentirait en présence d’un


être qui lui est différent et qu’il ne comprend pas. Je ne sais pas si une émotion comme la haine, aussi puissante soit-elle, pourra un jour sauver un peuple ! — La jauge de mon catalyseur indique un degré de puissance extrêmement fort, affirma t-il en jetant sur la machine des yeux exorbités. Il faut maintenant que je goûte à l’émotion pour savoir si elle est exploitable ou non. Il dirigea le catalyseur vers sa tête et ferma les yeux. Il appuya et un jet bleu électrique fondit en son esprit. Il laissa tomber le pistolet sur le sol du vaisseau, et se prit la tête à deux mains. Il serra les dents, laissa échapper un cri de rage, se retourna vers son siège et y enfonça son visage pour se maîtriser. — Ah ben moi non plus je ne voudrais pas voir ce que Fred a dans la tête, plaisanta quand même avec inquiétude Lucille en regardant Eliote s’arracher les cheveux. — Un bruit de réacteur surgit et Lucille aperçut un engin énorme foncer droit sur eux. — Eliote ! Retourne, toi ! Un avion ! Eliote, le visage comprimé par la colère, se retourna et appuya sur une touche du tableau de bord. Il retourna aussitôt purger son émotion la tête enfoncée dans le dos du siège. Lucille prit peur. — Euh… Eliote, l’avion fonce toujours sur nous, et nous ne bougeons pas, dit-elle vraiment inquiète. L’avion parvint à deux mètres d’eux. Totalement figée par la peur, Lucille eut l’occasion d’apercevoir le capitaine de bord.


L’immense carcasse aérienne entra en contact avec le vaisseau spatial d’Eliote et le traversa d’un bout à l’autre. Lucille resta immobile un instant, le temps de réaliser qu’elle était vivante, bien assise dans le vaisseau fantôme. — J’ai activé le bouclier de transparence à temps, déclara triomphant Eliote, se remettant de son émotion. — Et tu aurais pu me le dire, lâcha t-elle sans oser bouger un sourcil. Je viens d’avoir la trouille de ma vie ! lui lança t-elle en tapant sur son dos. Eliote se mit à rire. — Je préfère encore tes coups que de revivre une émotion comme celle de Fred. La rancœur passagère du visage de Lucille se modela petit à petit en sourire. — Attention, prévint t-elle, je pourrais y prendre goût, et toi aussi, surtout si la haine humaine est une émotion assez puissante pour alimenter ton peuple. Je vous imagine bien, toi et ton peuple, passer le clair de votre temps à vous tabasser. Quand on y pense, un peuple nourri par la haine, ça ressemble à mon peuple. — Malheureusement, cette émotion n’est pas exploitable. Elle est largement assez puissante pour en retirer de l’énergie, mais cette énergie sera fatalement négative, et donc néfaste pour quiconque s’en abreuvera. Le pôle de cette émotion est assurément négatif. Même si j’ai du mal à cerner tous ses composants, j’y ai décelé un soupçon de peur, un zeste d’incompréhension, et une grosse dose de bêtise aveugle. — Un fin goûteur d’émotions à ce que je vois.


— Je ne comprends pas encore bien ce qui motive tous ces sentiments, mais d’y avoir goûté ne me rassure pas quant à la nature humaine, dit-il assez anxieux. Il vit Lucille approuver avec un regard amer. Elle était ce qui motivait encore sa curiosité et son espoir de trouver une richesse enfouie en l’humain, au-delà de la noirceur à laquelle il venait de goûter. Malgré une certaine tristesse qui émanait de Lucille, il sentait vivre en elle une âme d’une pureté éblouissante. — Katalf ? appela l’esprit d’Eliote. — C’est pas trop tôt Eliote ! C’était impossible de te joindre, que faisais-tu ? — J’ai été attaqué par un humain. — C’est bien ce que je pensais ! Cette espèce est hostile ! Nous n’y trouverons rien de bon. Part immédiatement. Il ne faut pas risquer qu’ils tombent sur toi et te fassent du mal. — Non, je vais rester Katalf. — La folie humaine est-elle contagieuse ? Tu déraisonnes ! — Je suis tombé sur un humain qui n’est pas comme nous pensions qu’ils étaient tous. Elle m’a sauvé, et… Il y a quelque chose en elle… — Quelque chose comme quoi ? — Je ne sais pas encore bien, c’est juste une impression que je ne comprends pas quand je suis en sa présence. Je veux découvrir ce que c’est, j’ai besoin de plus de temps. Je te recontacte quand j’en aurais découvert un peu plus.


— Fais attention à toi Eliote. Je n’ose imaginer ce qui pourrait se passer s’ils détruisaient ton enveloppe corporelle… Le vaisseau commença à perdre de l’altitude. — Regarde ces lumières. Un bâtiment ? S’enquit Eliote. — Oui c’est l’auberge du vieux Ben Beault. J’adorais y passer du temps avec ma grand-mère… C’est un endroit truffé d’émotions, tu vas pouvoir te régaler… — Alors attention à la descente ! Le vaisseau prit un virage qui souleva le cœur de Lucille. Elle retint son souffle et regarda son fabuleux conducteur avec de la magie dans les yeux. C’était son extra-terrestre à elle toute seule, et désormais son ami. Elle le savait. Elle avait l’impression d’être l’humain le plus chanceux de toute cette petite planète. Avec lui, pour la première fois depuis très longtemps, elle se sentait en sécurité. Sauf quand il effectuait des atterrissages. Ils franchirent la porte de l’auberge des Beault et furent immédiatement réconfortés par sa chaude lumière. — L’auberge est tenue par Elise Beault, précisa Lucille. Elle l’a entièrement restaurée après la mort du vieux Ben, pour lui donner cette allure ancestrale. A chaque fois que je rentre ici, j’ai l’impression de voyager dans le temps. C’est superbe non ? — Cet endroit m’inspire du respect, avoua Eliote, un peu étourdi par la beauté des enluminures en bois


massif, une matière d’une noblesse qu’il n’avait jusque là jamais connue. Lucille sourit avec fierté en baladant ses yeux dans cet endroit qui renfermait tant de souvenirs. Eliote s’arrêta devant la photographie en noir et blanc d’un marin. Il avait belle allure et il se dégageait de son regard et de son sourire une étrange quiétude. Eliote avait presque l’impression en regardant fixement la photo un moment, que le marin prenait vie et le regardait. — Cet homme me regarde, déclara t-il à Lucille en la prenant par le bras pour lui montrer. Comment fait-il ? Il n’a pas de relief et il est encastré dans ce mur. Lucille rit de la naïveté toute enfantine de son extraterrestre. — Mais non Eliote ! C’est une photographie. Il n’est pas réel. Tu n’as pas ça sur ta planète ? — Non, répondit-il un peu ahuri, nous avons des êtres réels sur notre planète. A quoi bon une simple illusion ? — Tu as dit que tu avais l’impression qu’il te regardait, c’est que l’illusion n’est pas si simple que ça finalement. En fait une photographie ou une peinture peut être bien plus expressive qu’un être bien de chair. On appelle ça de l’Art, déclara t-elle très dignement. — Ça m’intrigue, avoua t-il en plissant les yeux devant la photo. Cet homme a l’air d’exprimer tant d’émotion. Qui est-il ? — C’est l’Amiral Ben Beault, le mari d’Elise. A sa retraite, il a ouvert cette auberge avec le seul amour de sa vie. Elise et Ben ont connu une très belle histoire tous les deux. Ils se sont aimés jusqu’au dernier instant, et je


crois même que cet amour perdure au-delà de leur séparation, à voir avec quelle bonne humeur Elise continue de chérir le souvenir de son mari. Une femme d’âge mur, à la corpulence et au visage accueillants déboucha de la cuisine et vint à la rencontre d’un homme accoudé au bar. A cette heure tardive, il n’y avait plus dans l’auberge que ce client habitué qui traînait au comptoir. — Liz, sers-moi encore un peu de ton eau de vie, s’il te plaît, tenta t-il vaguement de demander d’une voix ondulante. — Tu es déjà saoul comme un Polonais, Max ! lui répondit-elle avec vigueur. — T’occupes pas, je rentre à pied ce soir ! Elle leva des yeux exaspérés vers le plafond. — C’est ça ! Si jamais tu te rappelles à quoi servent tes pieds ! lui expédia t-elle avec piquant en lui resservant un verre. C’est le dernier de la soirée, après je te raccompagne s’il le faut ! Elise tourna la tête vers les nouveaux arrivants de la soirée, prête à leur faire un chaleureux accueil dont elle avait le secret. Mais quand elle aperçut de qui il s’agissait, ce fut une explosion de joie. — Lucille ! Cria t-elle le visage éclairé de bonheur. Elle se hâta vers Lucille en s’essuyant les mains sur son tablier. — Comment tu vas mon chaton ? lui lança t-elle affectueusement en la prenant dans ses bras. — Je vais mieux, rassura t-elle le menton collé sur l’épaule réconfortante d’Elise.


Lucille souffla un merci plein de gratitude que seule Elise entendit. L’aubergiste en eut le cœur réchauffé, et se retourna vers l’inconnu. — Tu me présentes ton ami ? demanda t-elle avec un intérêt très sincère. — Oui bien sûr. Elise je te présente Eliote… Un ami… qui n’est pas d’ici. Il est… en visite. — On peut dire ça comme ça, poursuivit Eliote. Je suis très honoré de vous rencontrer Madame Beault. Je viens en paix. Ces derniers mots rendirent Elise curieuse. Lucille tenta de rattraper le coup. — Il veux dire qu’il se sent en paix… ici. — Ah ! s’exclama chaleureusement Elise. Eh bien, je suis toujours heureuse que notre auberge procure une telle sensation. Venez vous asseoir à une table, je vais vous apporter de quoi boire et manger. Je vous offre le couvert ! Je devine que mourrez de faim Eliote après un si long voyage ! — En fait, je ne mange pas, avoua Eliote. Lucille le regarda de travers comme s’il avait dit un mot de trop. — Mais je veux bien essayer ! tenta de rattraper Eliote un peu penaud. — Vous êtes au régime jeune homme ? demanda Elise. C’est bien ! Mais vous devez certainement plaire aux jeunes filles tel que vous êtes déjà, croyez-moi ! Elle lança un clin d’œil à Lucille et s’engouffra aussitôt dans sa cuisine, toute amusée.


Lucille prit Eliote par la main pour le mener jusqu’à une table. Ils s’assirent. — Eliote, chuchota t-elle, il va falloir que tu tiennes ta langue. Elise est une personne de confiance, mais tous les autres ne sont pas comme ça. Et il ne vaut mieux pas attirer l’attention sur toi. Tu te souviens du sort que Fred te réservait ? — Où est partie Elise ? — Telle que je la connais, elle nous prépare un petit plat avec amour. Je meurs de faim. Pour ton premier repas terrien, tu vas goûter à la meilleure cuisine de la planète. — Lucille, je ne peux pas manger, dit-il en continuant de chuchoter. Mon peuple ne se nourrit que d’émotions, c’est un tout autre plat que ce dont vous vous nourrissez, crois-moi. — Pour le moment, tu as un corps humain. Profites-en pour goûter aux plaisirs terriens, lui conseilla t-elle avec un clin d’œil. — Ton œil, dit-il avec hésitation. Il m’a fait un effet bizarre. — Quoi ? — J’ai l’impression d’avoir aimé ça. Lucille se sentit gênée un instant et tenta de trouver une explication logique. — C’est un clin d’œil, expliqua t-elle sereinement. C’est un geste qui exprime une certaine complicité entre deux personnes. Essaies, tu vas voir. C’est amusant. Eliote ferma ses deux yeux d’un seul coup. Lucille se mit à rire.


— Non il faut fermer un seul œil, expliqua t-elle, ça demande de l’entraînement. On apprend tous ça quand on est petit. Attends, je vais t’aider. Elle se pencha vers Eliote. Il se laissa faire. Elle posa ses mains sur son visage et glissa un doigt vers l’œil gauche en rabattant la paupière. Il se mit à sourire avec un plaisir tout enfantin. Le contact de Lucille avec sa peau lui faisait un effet très étrange. Lucille était ellemême assez émotionnée, mais heureuse de se rapprocher autant d’Eliote. La chamade de leurs deux cœurs s’interrompit lorsqu’il sentirent une présence auprès d’eux. — Je suis affreusement désolée d’interrompre une scène aussi charmante, annonça Elise un peu embarrassée et les bras encombrés de mets, mais mes plats sont tout chauds et je compte sur vous pour me les nettoyer. Lucille sourit à Elise pour la remercier. Eliote se sentit un peu gêné sans vraiment comprendre pourquoi. — Elise, j’aimerais voir ton nouveau pétrin dans la cuisine ? demanda Lucille. — Mais…bien sûr mon trésor ! l’invita Elise, comprenant qu’il s’agissait là d’une autre affaire plus urgente. Viens donc maintenant si tu veux. — Je reviens Eliote, lui glissa t-elle à l’oreille. En se relevant, elle posa une main sur celle d’Eliote sans s’en rendre compte. Ils se regardèrent un peu troublés. Elle faillit lui demander de ne pas faire de bêtises, mais elle se ravisa trouvant la requête un peu autoritaire.


— Ne goûte pas à ça, lui dit-elle finalement amusée en lui désignant un verre d’alcool servi par Elise, ou tu m’en diras des nouvelles. Lucille suivit Elise dans la cuisine. Eliote se mit à fermer les yeux en se forçant, sans réussir à n’en fermer qu’un seul. Il posa un doigt sur son œil, et au bout d’un moment il réussit à cligner, ce qui le fit sourire de fierté. Il fut finalement très tenté de boire une gorgée de l’élixir d’Elise comme un enfant rendu curieux par l’interdit. A peine l’eut-il goûté, qu’il s’étrangla immédiatement et repoussa le verre. Elise avait été de bon conseil. Réveillé par le bruit d’étouffement, le vieux Max se retourna vers le curieux inconnu et posa sur lui ses yeux vitreux d’ivrogne. Eliote lui fit un clin d’œil dont il avait désormais la science. Le vieil alcoolique se sentit gêné et se retourna vers sa boisson, totalement dépité. — C’est pas vrai, bougonna t-il. On est envahis… Eliote fronça les sourcils en regardant Max, puis son verre d’Elixir. Il sortit son catalyseur, le braqua sur Max et appuya. Il retourna le canon de l’engin vers lui et inspecta la jauge. Il n’y lit rien de vraiment puissant, mais quelques données intriguantes le poussèrent à goûter à l’émotion qu’il venait de capturer. Le jet bleu de l’émotion arriva jusqu’à son esprit. Tout devint flou autour de lui. Il se sentit lourd. Tout tournait autour de sa tête. Des idées bizarres lui venaient à l’esprit, il avait envie de les dire à haute voix. Il se leva et se dirigea vers Max.


— Vu ton air, j’ai comme l’impression que le pétrin dont tu voulais me parler n’est pas celui de ma cuisine, intima Elise en posant une main réconfortante sur le bras de Lucille. — C’est vrai Elise, concéda Lucille. Il faut que je te dise. Ce charmant jeune homme… Il est… — Amoureux de toi ? Tu n’as pas à y aller par quatre chemins avec moi, ma chérie. Je sens ces choses-là ! Et pour vous ça se voit comme un nez au milieu de la figure, dit-elle tout en pinçant de manière espiègle le nez de Lucille. — Non… En fait c’est plus compliqué que ça, vois-tu. Eliote est… spécial. — Bien sûr qu’il est. L’élu d’un cœur amoureux est toujours spécial. Tu sais, je suis passé par-là avec Ben. Quand nous nous sommes rencontrés, ça a été le coup de foudre ! Lucille fut soudain intéressée. — Est-ce que tu avais l’impression de te noyer dans ses yeux ? — Une véritable brasse coulée, assura Elise. — Est-ce que lorsque tu le touchais ou qu’il te regardait, c’était comme si vos deux êtres fusionnaient ?... — Pour n’en former plus qu’un. Le temps n’avait plus d’importance. Notre réunion nous semblait s’éterniser dans un seul instant… — Alors c’est ça ce dont tout le monde parle ? demanda Lucille un peu déconcertée.


— L’Amour, le vrai, le seul, déclama tendrement Elise en saisissant le menton de sa protégée. Ma petite Lucille, toi que j’ai tenue sur mes genoux quand tu faisais encore tes dents en me mordillant, te voilà amoureuse. — Non c’est impossible, réfléchit Lucille. Je ne peux pas l’aimer. Il n’est pas… Ce serait contre nature. Une union entre nous deux est impensable. — Aucun amour n’est contre la nature, quel qu’il soit. C’est la nature elle-même qui a orchestré votre rencontre. Le destin vous a réunis tous les deux. Je ne sais pas ce qui te fait penser que votre union est impossible, mais sache que l’amour est le plus précieux cadeau de cette planète. Alors ne le refuse pas, embrasse-le de toutes tes forces. Lucille serra très fort Elise dans ses bras. — Tu es pire qu’une mère pour moi, lui confia t-elle émue. — Il faut bien que quelqu’un fasse attention à toi, lui chuchota Elise dans l’oreille avant d’essuyer une larme pourtant contenue. Un grand cri retentit au dehors. — Eliote ! s’inquiéta brusquement Lucille en sortant précipitamment de la cuisine. Max éclata d’un rire rauque. Lucille déboula aussitôt dans la salle. — Toi, affirma Max en se tortillant d’ivresse, t’es le mec le plus bidonnant que j’ai jamais rencontré sur cette


planète… Bon moi faut que j’y aille, sinon ce gars va me faire pisser de rire. Eliote sentit en lui un changement. Il redevint soudain totalement sobre, l’émotion absorbée plus tôt ayant cessé d’agir sur lui. — Qu’est-ce que tu fais Eliote ? demanda Lucille, très intriguée. — Je profite de l’ivresse des plaisirs terriens. Emotion neutre, complètement inutile, mais fort amusante, ma foi. — Tu n’as quand même pas…, commença t-elle à demander en empêchant un sourire. Elise vint les rejoindre. Max prit son manteau, posa un billet sur le comptoir et dit au revoir à tout le monde avant de prendre la porte. Dans le nez. Et de l’ouvrir ensuite. — L’auberge ferme, mais vous pouvez naturellement rester mes petits, annonça Elise. Votre repas est encore chaud. Je vous mets un peu de musique, avant de sortir vers mes appartements. Je laisse la porte ouverte. Tu sais fermer à clé Lucille. Je vous souhaite la plus merveilleuse des nuits. Lucille la remercia. Elise sortit avec un sourire accroché aux lèvres. Lucille et Eliote s’installèrent de nouveau autour de la table, les yeux perdus dans la lumière vacillante des chandelles et les oreilles enivrées par la douce musique. — Qu’est-ce qu’on entend ? demanda Eliote, soudain fasciné.


— C’est de la musique. Elise adore Nat King Cole, elle trouve ça romantique. Eliote ferma les yeux pour mieux écouter. — C’est absolument sublime, dit-il. —Toi qui parles toutes les langues, tu sais ce que ça dit ? Et maintenant le crépuscule pourpre de la fin du jour, se faufile à travers les prés de mon cœur. Haut dans le ciel, les petites étoiles me rappellent toujours que nous sommes séparés. Tu erres sur un chemin si lointain, me laissant seulement une chanson qui ne mourra pas. L'amour est désormais la poussière d'étoile d'hier, la musique des années enfuies. Parfois je me demande pourquoi je passe mes nuits solitaires à rêver d'une chanson. La mélodie hante ma rêverie et je suis de nouveau avec toi, quand notre amour était neuf, et chaque baiser une inspiration. Mais c'était il y a bien longtemps, et maintenant ma consolation est dans la poussière d'étoile d'une chanson. Par-delà la barrière du jardin, quand les étoiles sont lumineuses, tu es dans des mes bras. Le rossignol chante son conte de fées, d'un paradis où les roses poussaient. Bien que je rêve en vain, dans mon cœur il restera toujours, ma mélodie de poussière d'étoile. Le souvenir d'un refrain d'amour.


C’est incroyable, réagit doucement Eliote, comme s’il émergeait d’un rêve. Je n’aurais jamais cru ça possible. Je commence à comprendre quelque chose sur les humains que je soupçonnais fortement depuis que je suis ici. — Quoi donc ? — D’abord, cette photo qui dégageait une telle émotion, ensuite cette musique… En fait, je crois que vous êtes les premiers êtres que je rencontre, qui… capturent les émotions. Vous avez ce pouvoir en vous aussi. Vous capturez une émotion et vous êtes capables de la reproduire, de la transmettre… — Je n’avais jamais vu l’Art comme une de tes machines à capturer les émotions… Mais je crois que tu as raison, admit-elle en y réfléchissant. — Quelle est cette émotion dont parle cette musique ? — Euh… L’Amour, tu veux dire ? — Oui ça doit être ça. Je n’ai jamais ressenti une chose pareille. Et curieusement… — Quoi ? — Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. — Dis moi, essaya t-elle de convaincre. Lucille posa la main sur son cœur emballé. Elle n’arrivait plus à le contenir. Eliote se rendit compte que le sien cognait à l’intérieur de lui comme pour le pousser à se lancer. Il décida d’utiliser la langue de l’esprit pour communiquer à Lucille ce qu’il ressentait. — Ça me rappelle le sentiment que j’éprouve… quand je suis avec toi. Est-ce que tu ressens la même chose ?


Lucille ferma les yeux et se sentit partir. Il lui parlait dans son esprit. Aucun son n’avait été proféré et pourtant elle avait compris ce qu’il venait de dire. Elle avait reconnu sa voix si réconfortante, sans même l’aide du son. Il fallait qu’elle se lance, il fallait lui dire. Elle se mit à penser. Ce fut finalement plus facile qu’elle ne l’aurait crû. — Depuis la première fois que je t’ai vu, j’ai ressenti ça. Au début j’ai cru que tu avais hypnotisé mon esprit. Je n’étais pas tombé loin, mais c’était sans compter qu’une telle chose est possible sur Terre sans le recours de la science-fiction. Eliote lui prit les mains et continua à converser avec son esprit. — Je ne sais pas comment c’est possible, car une telle chose n’existe pas chez moi. Aucun des miens n’a jamais éprouvé ça. J’ai voyagé sur bien des mondes, à travers toute la galaxie, et pourtant je n’ai jamais rencontré une émotion aussi puissante, aussi étourdissante, aussi infinie. C’est comme si la somme de toutes mes actions dans mon existence ne menait qu’à une seule chose : cette planète et… toi. Je ne comprends vraiment pas ce que c’est que l’Amour, mais je comprends intimement que ce que je ressens est un événement qui va changer ma vie, et pourrait peut-être sauver mon peuple. Les yeux mouillés de Lucille reflétaient la lumière des bougies en un scintillement étoilé. — Personne ne sait vraiment comment ça fonctionne, songea Lucille. Mais je crois que l’Amour, c’est ce que


deux personnes destinées à se réunir ressentent lorsqu’elles se sont trouvées. — Je t’ai trouvée, Lucille, proclama t-il de tout son esprit en souriant et en passant une main douce sur sa joue. — Toi et moi on a pas besoin de se parler pour se comprendre, plaisanta t-elle qu’à moitié. Elle sourit et se pencha lentement vers lui. Elle ferma les yeux, entrouvrit la bouche, et goûta les lèvres d’Eliote. Il fut d’abord surpris, puis se laissa emporter par la sensation exquise du baiser qu’elle lui donnait. Un frisson parcourra Lucille et elle se sentit quitter son corps pour rejoindre celui d’Eliote. Une vague intense porta également l’esprit d’Eliote jusque vers les portes grande ouvertes du cœur de Lucille. Leurs deux êtres, deux étoiles brûlant du feu de la vie, plongées dans la vacuité de l’univers, s’entrechoquèrent en une titanesque supernova d’une intensité incommensurable, dont s’égailla une pluie de poussière d’étoile rayonnante, unique souvenir de l’instant fugace mais éternel de la fusion amoureuse de deux âmes, une poudre magique brillante se distillant dans l’obscurité et s’évanouissant peu à peu comme une tâche de lumière imprimée sur la rétine d’un œil ébloui. Leur réunion fut interrompue par le bruit d’un déclic. Lucille et Eliote se retournèrent dans un seul élan vers sa source. Fred se tenait en face d’eux, le catalyseur d’Eliote à bout de bras, le doigt encore sur le bouton qu’il venait de presser. Mais il ne s’était rien produit du tout. Fred regarda l’engin avec énervement.


— Il marche pas ce foutu pistolet laser ! s’impatienta t-il. Il jeta l’ustensile par terre et sourit à Lucille. — J’étais sûr que tu serais ici ma chérie, tu y es toujours fourrée… — Fred, qu’est-ce que tu nous veux ? demanda Lucille d’une voix déterminée. — Qu’est-ce que je « vous » veux ? Mais de quoi tu parles ? Qu’est-ce que « vous » êtes l’un pour l’autre ? Qu’est-ce que tu fais Lucille ? Tu aimes ce… truc là ? lança Fred en désignant Eliote d’un doigt malhabile. — Tu ne sais pas ce que c’est qu’aimer Fred, argua Lucille. Tu ne pourrais pas comprendre. — Ah mais je comprends tout à fait, dit il en commençant à reculer. Vous êtes répugnants tous les deux. Un extra-terrestre embrassant un humain, c’est dégueulasse… Et expliquez-moi, vous comptez faire des enfants comment ? Et c’est lequel de vous deux qui accouche ? A moins que ce soit lui qui ponde les œufs ? railla t-il en éclatant d’un rire malsain. Vous êtes des monstres, tous les deux. Eliote se mit à réfléchir. Il ne voulait pas dire ou faire quoi que ce soit d’irréfléchi avec un tel individu. Fred passa une main derrière son dos, poussa son revolver au fond de sa poche, et s’adressa à Eliote. — Finalement, on a pas besoin d’arme pour régler ça entre nous, le monstre. — C’est pas lui le monstre Fred ! protesta Lucille. Suite à cette réplique agaçante de vérité, Fred n’eut aucune hésitation en frappant Lucille pour la clouer au


sol. Elle perdit connaissance. Eliote se précipita vers Lucille et tenta de la ranimer. Il regarda son corps abattu et sentit quelque chose d’étrange et d’intense grandir en lui : de la haine, de la colère, un désir de vengeance, de violence. Eliote, ne se contrôlant plus, bondit vers Fred et l’envoya au tapis en cognant aussi fort qu’il put avec ses phalanges. Fred fut propulsé à travers la salle jusqu’à se retrouver plaqué contre le mur. Avec le choc, la photographie de l’Amiral se décrocha et le cadre explosa en morceaux de verre. Eliote regarda son poing avec étonnement. Il se souvint de l’émotion de Fred dont il s’était nourri plus tôt : la haine. Toute émotion négative qu’il absorbait avait forcément pour lui une conséquence négative à un moment ou un autre. Ce moment était arrivé. L’émotion s’était emparée de lui. Il avait suffit d’un élément déclencheur. Il n’avait plus besoin de catalyseur pour la ressentir. Désormais il sentait cette émotion grandir en lui comme un virus le dévorant de l’intérieur. Esclave de la haine humaine, il devait obéir à ce que cette émotion lui commandait désormais de faire : frapper, détruire, tuer. Dans son inconscience, Lucille ressentit la haine dévorante d’Eliote. Il fallait qu’elle l’arrête. Il n’y avait désormais plus qu’elle pour le raisonner, pour le sauver. Il était asservi par une émotion humaine extrême et dangereuse qui lui était quasiment inconnue et qu’il ne pouvait maîtriser. Il fallait qu’elle se relève, mais le coup de Fred avait été fort et elle se sentait déjà partir.


Fred se releva et retira froidement un bout de verre planté dans sa main. — Ah tu veux te battre, la lopette de l’espace ? — Réglons ça dehors, détermina Eliote en serrant son poing, comme un robot détraqué et obnubilé par une envie aveugle d’anéantir sa cible. — Comme tu veux, si tu préfères le goût de l’asphalte ! Le lieu était à l’image de leur confrontation. Une route de campagne sans fin, dure et froide, une impitoyable ligne droite ne se terminant que dans un horizon inaccessible. Eliote envoya un nouveau coup dans le corps déjà bien meurtri de Fred, qui tomba tête la première sur le bitume ensanglanté de la route. Les yeux d’Eliote révélaient une fureur qui ne l’avait jamais caractérisé jusqu’ici. Eliote ne se reconnaissait plus et pourtant il ne pouvait s’empêcher de faire éclater sa colère. Il ressentait désormais pleinement les émotions de cette planète. Il devenait peu à peu humain, au contact de ceux-ci. Au fur et à mesure de sa confrontation avec Fred, il se rendait compte qu’il avait découvert des sentiments merveilleux avec Lucille, mais que d’un autre côté il se rendait aussi esclave de sentiments humains dangereux. Il tenta de se contrôler en repensant à sa planète natale, à son ami Katalf, à Lucille. Ils n’approuveraient pas un tel comportement de sa part. A cette pensée, il revint peu à peu à une raison salvatrice pour Fred, et pour lui-


même, prisonnier du cercle vicieux de la vengeance. Il se libéra finalement de cette prison d’émotions. Son visage se détendit et redevint celui d’un être pacifique, mais il garda un aspect dur. Il était déterminé à faire fuir Fred et à courir prendre soin de Lucille. — Ecoute, tenta vainement de raisonner Fred, d’accord tu es très fort… Je m’incline sur ce point. Fred cessa subitement d’implorer et sa voix devint grave. — Mais est-ce que tu es assez fort pour éviter ça ? Il sortit son revolver dissimulé dans sa poche, et pressa la détente. Eliote ouvrit grand des yeux pénibles, perdit l’équilibre et s’effondra sur ses genoux. Il porta sa main à son cœur et vit le flot de sang qu’il perdait. Une douleur insupportable le frappa dans la poitrine, comme si on lui avait arraché le cœur à main nue. Un message de Katalf se mit à raisonner dans sa tête. — Eliote ! Ta procédure d’urgence s’est activée ? Tu es en train de perdre ton enveloppe humaine ! — Katalf, il faut que tu… sauvegardes mon esprit… — Mais tu sais bien que c’est impossible Eliote ! Ton esprit ne survivra pas à l’atmosphère terrestre ! Je ne peux rien faire ! Tu m’entends ? Extra-Univers tout puissant… Lucille arriva, chancelante, devant le drame. Elle pointait le catalyseur d’Eliote sur Fred comme s’il s’agissait d’une arme. — Tu crois sérieusement que ta merde galactique me fait peur ?


— Peut-être que tu n’as pas compris comment fonctionnait cette « merde », Fred. C’est le plus gros problème avec toi et une grande partie de tes congénères. Lorsque vous ne comprenez pas quelque chose, vous la condamnez. Elle lui lança un regard intimidant. Fred tenta de riposter en raillant. — Oh Lucille on dirait que tu m’aimes quand tu fais ces yeux là, ironisa Fred. — Tu vas peut-être finalement apprendre ce que c’est que d’aimer, Fred. Je t’offre une leçon accélérée. Intrigué par ces propos, Fred troqua son air de triomphe avec une crainte soudaine. Pour se défendre, même sans savoir de quoi, il brandit lui aussi son arme. Mais Lucille pressa la détente avant qu’il n’ait pu décharger un seul coup de feu. Un jet bleu vint pénétrer l’esprit de Fred et lui susurrer des choses qu’il n’avait jamais entendues. Il lâcha son revolver qui vint cogner durement contre le sol. Il reçut en lui toute l’émotion qu’il avait lui-même, sans le savoir, enregistrée avec le catalyseur lors du baiser de ses ennemis. Son cœur s’ouvrit à des horizons insoupçonnables qu’il se mit à combattre de toutes ses forces. La puissance d’un véritable amour terrassa toute sa vie de haine et d’inconscience en une vague déferlante dans laquelle il se débattit pour ne pas se noyer. Il céda finalement à la douceur, et réalisa, au plus profond de son être, son absurdité, son ignorance, son incompréhension du monde qui l’entourait. Il comprit qu’il avait passé son existence sur un chemin sombre et


sans issue, tandis que d’autres avaient connu un chemin d’une lumière bienfaisante à un point qu’il n’avait jamais osé essayer d’imaginer. Il s’effondra en larmes sur le macadam en cachant son visage de honte. Lucille se précipita vers Eliote et souleva sa tête pour la disposer délicatement sur ses genoux. Eliote respirait désormais de manière violente. Il tentait tant bien que mal de demeurer dans son enveloppe charnelle, mais la lutte était dure. — Eliote, l’implora t-elle, dis moi que quelque chose va se passer, que tu ne vas pas mourir comme ça… Tu n’es pas humain. Tu ne peux pas mourir. Dis-le moi. Il ouvrit les yeux pour la regarder. La revoir saine et sauve lui fit un infini plaisir, même au milieu de sa souffrance. — Dans mon état originel, commença t-il à expliquer péniblement, je ne suis pas une forme de vie corporelle comme toi et les autres humains. Une fois que ce sera terminé… — Ne dis pas ça Eliote ! — Une fois que ce sera terminé, mon esprit rejoindra certainement l’endroit où vont vos esprits, car il ne peut survivre dans votre monde comme il le fait dans le mien. — Tu veux dire que tu vas mourir, comme n’importe quel terrien ? demanda t-elle en frottant ses yeux pour s’empêcher de déverser sa tristesse.


- Il en aurait été autrement sur ma planète, là où nous vivons comme de simples esprits, libres de toute cage corporelle. — Tu n’aurais jamais du quitter ton monde, tu n’aurais jamais du venir sur Terre. Nous ne sommes que des bêtes, des corps sans âmes qui haïssent égoïstement Eliote passa une main fatiguée sur sa joue et la regarda avec un profond espoir. — Ne dis pas ça Lucille. J’ai vu du bon en vous. J’ai senti du bon en toi, plus que dans toutes les émotions dont j’ai pu me nourrir dans mon existence entière. Il inspira soudainement de douleur et prononça ses tout derniers mots. — Je pars, lui annonça t-il calmement. Mais je serais toujours là, dans ton esprit. Il indiqua d’un doigt tremblant les yeux de Lucille. Elle lui prit le bras avec délicatesse et dirigea sa main vers son cœur. — Tu seras toujours là, aussi, lui confia t-elle avant d’entendre son ultime soupir humain. Lucille demeura figée à scruter le visage d’Eliote, frappé par l’impassibilité éternelle. Les yeux de Lucille s’animèrent d’une émotion nouvelle pour elle : une tristesse et une solitude si infinies qu’elle eut l’impression de sombrer dans un puits sans fond. Une larme perla de son œil et coula le long de sa joue. Elle se rattrapa désespérément au bord du menton, promise à une chute inexorable. Elle finit par lâcher prise et se jeter dans le grand vide. Elle retomba finalement sur le corps sans vie d’Eliote.


— Je t’aime, murmura Lucille presque imperceptiblement. La jeune femme s’abattit sur le cadavre pour saigner à blanc sa peine en un flot continu de larmes. — Eliote, que t’arrive t-il ? demanda Katalf. — Je quitte mon corps humain… Elle est si triste…de ne plus jamais me revoir. — « Elle » ? Qui ça « elle » ? Eliote ! Ton signal faiblit. Je perds ton esprit ! — Toute cette tristesse, tout cet amour, ça m’envahit. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Ces émotions sont d’une force incroyable. — Des émotions Eliote ? Puissantes ? Saisis-les, c’est ta chance ! Nourris t’en ! Elle te donneront peut-être assez de force pour regagner ton corps ! Tu es trop faible pour l’instant ! — Oui, des émotions, affirma t-il avec un immense espoir. Elles me submergent ! Mais je ne vais pas regagner mon corps humain Katalf. Je sens que je pourrais y puiser la force pour… me manifester en tant qu’esprit, dans l’atmosphère terrestre. — C’est impossible Eliote ! Aucune émotion dans l’univers ne peux te donner assez d’énergie pour ça ! — Si, il en existe une Katalf, assura Eliote. Notre quête est terminée, notre peuple est sauvé. J’ai enfin trouvé. — Je t’aime, murmura Lucille presque imperceptiblement.


La jeune femme se pencha sur l’enveloppe corporelle d’Eliote et déversa une pluie de larmes comme on arrose une rose pour la faire éclore. — Mon corps vient de mourir, dit une voix dans l’esprit de Lucille. Mais je suis toujours vivant, je suis là à côté de toi. Lucille releva un visage encore larmoyant mais affichant un bonheur inespéré. — Je veux te voir Eliote, supplia t-elle en pensées. — Je ne suis plus visible pour tes yeux. C’est déjà un miracle que je puisse être encore ici, à tes côtés. Mon entité spirituelle n’aurait dû survivre dans cette atmosphère. Ce sont les sentiments que tu ressens pour moi, qui m’ont nourri et m’ont donné la force d’exister ici. — Mes sentiments ? réfléchit-elle en elle-même. — J’ai découvert avec toi une émotion d’une puissance qui dépasse toute mon imagination. Grâce à toi, grâce à cette émotion d’une intensité phénoménale que vous possédez tous au plus profond de vous, mon peuple sera sauvé de sa déperdition. Maintenant je dois trouver le moyen de repartir. Il me faut regagner mon enveloppe spirituelle originelle, celle qui me permettra de reprendre mon vaisseau et mon désormais précieux catalyseur, pour ramener notre amour, bien à l’abris, sur ma planète. L’échantillon que Fred a capturé sera la rédemption de mon peuple tout entier. De tels sentiments enfouis en chaque être humain pourraient bien aussi être sa propre rédemption, Lucille. J’en suis désormais certain. L’amour est la richesse de votre


peuple. Certains d’entre-vous ne se rendent tout simplement pas compte à quel point. Lucille acquiesça. Une telle sagesse allait décidément bien manquer à la Terre. Elle arbora un visage serein mais triste en pensant au départ d’Eliote. — Je ne veux pas que tu partes, dit-elle ne sachant plus où fixer ses yeux dans le vide… — J’aimerais rester. Tu le sais. Mais je ne peux survivre ici et mon peuple m’attend. Maintenant, je vais encore avoir besoin de ton aide, une dernière fois. Je dois m’introduire dans ton corps et embrasser ton amour, pour y puiser assez d’énergie pour reconstruire mon enveloppe spirituelle. — Ensuite, je vais donc pouvoir te revoir ? — Tu vas pouvoir me voir, pour la première fois. Lucille se décontracta et ferma les yeux. — Tu peux y aller. Je suis prête. Le corps de Lucille s’ouvrit comme une fleur lorsque Eliote pénétra en elle. Elle leva la tête, inspira et frissonna. Elle se concentra pour lui donner tout l’amour qu’elle pouvait et se mit à rayonner d’une lumière safranée très vive, qu’elle expulsa finalement par la bouche en une expiration puissante. Une forme lumineuse informe intense flottait devant elle. Eliote, pour ne pas effrayer Lucille, prit une forme humanoïde, puisqu’il pouvait modeler son enveloppe comme il le souhaitait. Il devint aux yeux de Lucille un fantastique être de lumière ambrée, traînant derrière lui une poudre dorée miroitante et arborant des yeux de braise encore plus perçants que le corps lui-même.


Eliote prit la main de Lucille dans sa paume brillante et ils se dirigèrent vers la cachette de son vaisseau spatial. Lucille ne se posa même pas la question de savoir si elle l’aimait encore sous cette forme différente. C’était évident que oui. Elle le sentait jusqu’aux tréfonds de son âme. Elle avait désormais embrassé son esprit et discernait intimement qu’il s’étaient trouvés. Ils avaient tous les deux compris que leur réunion était le fruit un peu à la fois du destin, du hasard et de leur propre volonté combinés. Deux âmes sœurs qui s’étaient trouvées à travers les millions d’années lumière de la galaxie. C’était la plus belle histoire d’amour à laquelle elle n’aurait jamais osé rêver, et elle le vivait aujourd’hui intensément, sans se soucier de l’apparence de l’élu de son cœur. Fusse t-il devenu un hideux extra-terrestre à tête de batracien, elle aurait couru vers lui pour l’embrasser. Il se serait de toutes façons changé, pour ses yeux seuls, en un irrésistible prince charmant. L’amour n’est pas aveugle, il ne voit juste pas avec les mêmes yeux. Ils étaient parvenus jusque devant le vaisseau d’or. Eliote ne pouvait pas parler car il n’avait plus de langue humaine. Il ne pouvait pas non plus entendre les mots que Lucille voulait proférer, car il n’avait plus d’oreilles. Pourtant, les deux amants se susurraient des mots d’adieu et de réconfort, par la seule magie de leur union invisible. Ce qu’ils se dirent avant qu’Eliote ne se résigne enfin à monter à bord de son vaisseau n’a pas


d’équivalent en mots, n’appartient qu’à eux, et serait difficile à comprendre pour un œil extérieur à leur fusion. Ce furent simplement les plus beaux et déchirants murmures d’adieux jamais proférés dans l’univers. Lucille finit par déposer entre les mains de lumière d’Eliote le catalyseur d’émotions, gardien de leur amour à jamais capturé à l’intérieur. Elle toucha au passage une dernière fois ses mains de feu, même inhumaines, d’une douceur et d’une chaleur dont elle voulut profiter jusqu’au dernier instant. Eliote toucha au passage une dernière fois ses mains de chair, même humaines, d’une douceur et d’une chaleur dont il voulut profiter jusqu’au dernier instant. A regret, il matérialisa sa lumière en une sphère, sa forme la plus courante, et s’envola jusque dans son vaisseau. Une fois à l’intérieur, il décolla et ne put même pas la regarder une dernière fois. De toutes façons, il ne voulait se souvenir que de sa douceur et de la sensation de sa présence si ressourçante. — Katalf, je suis de retour. — Eliote ! Tu vas avoir des tonnes de choses à m’expliquer. — C’est tout simplement inexplicable, Katalf. Le principal est que j’ai découvert un véritable trésor sur Terre, affirma t-il en dirigeant son regard de braise vers le catalyseur d’émotions.


Lucille observa le grand vaisseau d’or d’Eliote repartir vers les étoiles. Loin là-bas. Elle était triste, mais finalement étonnement paisible. Elle sourit de tout son cœur lorsqu’elle vit la pluie dorée du vaisseau se propager dans le ciel. Le feu d’artifices qui l’avait émerveillée à l’arrivée d’Eliote prenait finalement un tout autre sens. Il imprégnait maintenant le ciel étoilé comme la poussière d’étoile de leur amour, la trace d’une explosion fulgurante d’émotions retombant en une averse de souvenirs. Des souvenirs qui s’estomperaient certainement avec le temps, comme la traînée magique du vaisseau commençait déjà à s’évanouir dans l’obscurité nocturne. Non. Lucille décida qu’ils ne s’estomperaient pas. La poussière d’étoile de leur rencontre persisterait jusqu’à la fin de ses jours, d’une brillance à l’épreuve du temps. Lucille retrouva la route et s’approcha du corps inerte d’Eliote. Fred se trouvait à côté, replié sur lui-même et gémissant. Il releva la tête vers Lucille et la regarda tristement. — Je suis tellement désolé Lucille. Je ne savais pas. Je ne pouvais pas savoir. Vous vous aimiez si profondément, et moi j’ai tout gâché. Maintenant il est… mort. Je suis tellement désolé. Il avait l’air d’une sincérité et d’une tristesse désarmantes. Ce n’était plus du tout le Fred qu’elle avait connu. Ressentir une émotion qu’il lui était si étrangère avait chamboulé ses idées. Un nouveau Frédéric était


né. Il deviendrait peut-être même un très bon ami. Tout était possible désormais. — Ne regarde pas son corps, Frédéric, il n’y a plus rien de lui dedans. Relève la tête et imagine seulement le monde incroyable vers lequel son esprit est parti, suggéra Lucille en rivant des yeux tendres sur le ciel étoilé désormais sage. La vie humaine d’Eliote avait pris fin cette nuit là, mais une toute autre vie, peut-être meilleure, l’attendait désormais. Lucille n’oublia jamais la visite d’Eliote. Chaque nuit étoilée, elle scruta Sirius dans son télescope, en espérant qu’Eliote pouvait lui aussi voir le petit point scintillant du Soleil depuis sa planète. Jusqu’à ce que, trois années après la visite d’Eliote, un puissant tonnerre rompit le silence d’une nuit mélancolique. Lucille sortit en trombe dans son jardin et contempla dans le ciel un souvenir déjà lointain, mais resté gravé dans son cœur. Elle devait rêver. Ses yeux émerveillés furent arrosés par une averse à la dorure luminescente d’une beauté plus saisissante que toutes les étoiles réunies. C’était là la trace d’un voyageur intersidéral peu courant dans ce recoin de la galaxie. C’était une florissante poussière d’étoile. And now the purple dusk of twilight time Steals across the meadows of my heart High up in the sky the little stars climb


Always reminding me that we're apart You wander down the lane and far away Leaving me a song that will not die Love is now the stardust of yesterday The music of the years gone by Sometimes I wonder why I spend The lonely nights dreaming of a song The melody haunts my reverie And I am once again with you When our love was new And each kiss an inspiration But that was long ago Now my consolation Is in the stardust of a song Beside a garden wall When stars are bright You are in my arms The nightingale tells his fairy tale A paradise where roses grew Though I dream in vain In my heart it will remain My stardust melody The memory of love's refrain Mitchell Parish, 1931.


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