Art Déco

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« Sur le plan technique, le canevas n’est pas une véritable tapisserie. Ça n’est pas une étoffe: c’est un tissu brodé, c’est à dire que, sur une chaîne préexistante, qui s’achète au mètre, on brode un dessin à l’aiguille avec un fil de laine […] Je traçais sur le canevas, je délimitais des zones de couleurs et, déjà je les numérotais… c’était, en somme, ma première démarche vers le carton numéroté». Jean LURÇAT

L’Archer (1927) appartient aux toutes premières et rares tapisseries de Jean Lurçat réalisées au canevas d’abord par sa mère puis par sa compagne, Marthe Hennebert. Les canevas occupent une place à part dans l’œuvre tissée de Lurçat. Ils se distinguent des nombreuses tapisseries exécutées sur métiers à tisser en plusieurs exemplaires à partir de 1931 dans les ateliers d’Aubusson et qui connaîtront un important succès commercial dans l’après-guerre. Pièces uniques, réalisées entièrement à la main selon la technique du point à l’aiguille, les canevas des années vingt sont de véritables œuvres d’art. L’Archer appartient aux quinze canevas de l’artiste aujourd’hui référencés1. Il est l’un des très rares localisés avec L’entrée d’un cavalier (1925) du Musée départemental de la tapisserie d’Aubusson, L’orage (1928) du Musée national d’art moderne – Centre Georges Pompidou à Paris et Les Hommes bleus (vers 1924) acquis en 2001 par l’atelier musée Jean Lurçat à Saint Laurent les Tours. L’Archer est ainsi un exceptionnel témoignage des toutes premières recherches de Lurçat, encore considéré aujourd’hui comme le grand rénovateur de l’art de la tapisserie au 20ème siècle. D’un point de vu stylistique, L’Archer est un magnifique exemple de l’art de Lurçat des années vingt. L’absence de perspective, la simplification des formes, les aplats colorés ainsi que le travail sur les motifs des tissus sont très proches de son œuvre picturale de l’époque. L’Archer fait également échos aux tapis dessinés par Lurçat sur le thème du cheval et édités par Myrbor (maison d’édition et galerie créées par Marie Cuttoli) et tout particulièrement aux tapis L’arc et Cheval au galop réalisés vers 19302. L’Archer porte par ailleurs l’empreinte des récents voyages de Lurçat. «Avec notre climat tempéré nous avons des buissons mais pas de cactus» soulignait-il dans un entretien en 19623. Les paysages arides d’Espagne, que l’artiste découvre en 1924, puis, ceux d’Afrique du nord lui inspirent le décor de cactus sur fond rose pâle. En bas à droite, la tapisserie est monogrammée JL. Un grand M relie les deux lettres. Le M de Marthe, femme de l’artiste, qui réalise cette tapisserie au canevas d’après le dessin de Lurçat. Les jeunes gens s’étaient mariés trois ans auparavant et

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devaient se quitter à la fin de l’année 1927, date de réalisation de notre tapisserie. Ainsi cet archer et cette amazone munie d’un petit arc, réunis dans ce sensible face à face, pourraient être une évocation du couple Lurçat. L’Archer provient de la prestigieuse collection de Marie Cuttoli et d’Henri Laugier. Lurçat avait rencontré Marie Cuttoli vers 1924. Elle lui achète ses premiers canevas et lui commande par la suite des cartons de tapisseries puis des cartons de tapis qu’elle diffuse dans sa boutique Myrbor. À la suite de Lurçat ce sont les peintres de l’avant-garde, de Picasso à Léger, que Marie Cuttoli invite à réaliser des cartons destinés à être transformés par les lissiers d’Aubusson en chefs-d’œuvre textiles. Dans l’appartement de Marie Cuttoli, rue de Babylone, les boiseries Art déco disparaissent derrière les toiles de Picasso, Léger ou Dufy qui, avec les tapis de Lurçat et les sièges garnis de tapisseries de Miro, s’imposent comme les témoins d’une vie professionnelle et privée passée aux côtés des artistes les plus éminents de leur temps. Une photographie du grand salon prise en 1937 montre dans un reflet de miroir L’Archer disposé dans le fond de la pièce4. En 1965, Marie Cuttoli et Henri Laugier quittent l’appartement de la rue de Babylone, bientôt occupé par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, et se retirent dans leur villa Shady Rock au Cap d’Antibes. Marie Cuttoli offre alors L’Archer à son architecte Henri Storoge. L’œuvre est restée dans l’entourage de l’architecte jusqu’à ce jour.

1 Les premiers canevas, Filles vertes et Soirée de Grenade, sont conçus en 1917. Durant les années vingt, Lurçat poursuit ses recherches avec Piscine, Pêcheurs, Le Cirque, Les hommes bleus, Entrée d’un cavalier, L’Archer ainsi que quatre tapisseries pour le salon de Pierre David-Weill. 2 Cf. D.Paulvé, Marie Cuttoli. Myrbor et l’invention de la tapisserie moderne, Editions Norma, Paris, 2010, p. 52-53. 3 Cf. Claude Faux, Lurçat à haute voix, Ed. R.Julliard, Paris, 1962, p. 171. 4 Cf. D.Paulvé, Marie Cuttoli. Myrbor et l’invention de la tapisserie moderne, op.cit., photo reproduite p.74.


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