Alain Badiou and Giovanbattista Tusa, De la fin

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« En réalité, pour ce qui est du pathos de la fin, il est très frappant de constater qu'il a nécessité le recours à une théorie ou à une expérience, ou les deux liées, de ce qu'on pourrait appeler la figure du désastre, c'està-dire la figure de ce qui est présenté en réalité comme un événement radical, mais dont la substance est la négation ou la mort. »

Alain Badiou Giovanbattista Tusa

De la fin Conversations

Éditions Mimésis www.editionsmimesis.fr info@editionsmimesis.fr Cedif Diffusion / Pollen Distribution

12,00 €

ISBN 978-88-6976-090-7

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ÉDITIONS MIMÉSIS VISAGES


Le philosophe Alain Badiou, en dialogue avec Giovanbattista Tusa, propose ici d'abandonner la thèse heideggérienne d'une unité destinale de la philosophie, sous le nom de métaphysique. Plutôt

que d'affirmer qu'il n'y a pas de vérité, il s'agirait alors de reconstruire une relation entre les vérités et un absolu non transcendant. En menant une critique radicale de la doctrine de la finitude, qui nous rappelle que l'être humain est mortel et qui affirme le relativisme culturel et le caractère inachevé de tout accès au vrai, le philosophe entend ainsi montrer comment le concept d'infini serait la condition des vérités universelles.

'"@ ÉDITIONS MIMÉSIS / VISAGES N.3


ALAIN BADIOU GIOYANBATTISTA

Tusx

DELA FIN Conversations

"@

ÉDITIONS MIMÉSIS


SOMMAIRE

Giovanbattista Tusa APOLOGUE

9

Alain, Badiou, Giovanbattista Tusa DE LA FIN. CONVERSATIONS

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PROLOGUE DE LA FIN

21 31

ÉPILOGUE

71

CODA

77

Jun Fujita Hirose

© 2017 - ÉDITIONS MIMÉSIS www.editionsmimesisfr e-mail: info@editionsmimesisfr Collection : Visages, n. 3 ISBN: 9788869760907 ©

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POSTFACE

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BIBLIOGRAPHIE

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J'écris cette courte note initiale le 17 janvier 2017, le lendemain du dernier séminaire d'Alain Badiou au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers, à l'occasion de son quatre-

vingtième anniversaire.

Paris, 17 Janvier 2017, Giovanbattista Tusa


ÛIOVANBATTISTA TUSA

APOLOGUE

Le commencement est la négation de ce qui commence avec lui. F. W. J. Shelling [ ... ] la « contradiction » est inséparable de la structure du corps social tout entier, dans lequel elle s'exerce, inséparable de ses conditions formelles d'existence, et des instances même qu'elle gouverne, qu'elle est donc elle-même, en son cœur, affectée par elles[ ... J. L. Althusser, Pour Marx

Le narrateur italien ltalo Calvino a toujours vu dans Paris un symbole de l'ailleurs, la ville étrangère1: à Paris, écrivaitil, « j'ai ma maison de campagne, dans le sens où exerçant la profession d'écrivain je peux passer une partie de montravail dans la solitude, peu importe l'endroit, dans une maison isolée en pleine campagne, ou sur une île, et cette maison de campagne moi je l'ai en plein cœur de Paris2 ». Les personnages des romans et des récits de Calvino font souvent preuve d'une union singulière d'ascèse et d'obstination, toutefois mystérieusement conjuguée à une tenace curiosité pour les êtres humains et leur situations contradic-

2

« [ .... ] pour moi la ville reste l'Italie. Paris est plus le symbole d'un ailleurs qu'un ailleurs». Extrait de l'entretien avec Calvino, « Un altrove da cui guardare l 'universo », Paese sera, 7 gennaio 1978. 1. Calvino,« Eremita a Parigi » (1974), in Romanzi e racconti, Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1994, vol. III, p. 104.


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De la fin

toires, pour leurs étrangetés, pour leurs singularités. Dans Il barone rampante (le baron perché) Calvino raconte l'histoire de Cosimo, fils aîné du baron Laverse du Rondeau, lequel, âgé d'à peine douze ans, décide, à la suite d'une dispute avec ses parents qui avait pour objet un plat d'escargots qu'il refusait de manger, de monter au sommet de ! 'yeuse de leur jardin. Et de là, de ne jamais plus descendre. La famille de Cosimo ne se distingue pas par sa particulière sévérité, et pourtant Cosimo, en dépit d'un environnement familial tout compte fait bienveillant, manifeste une invincible obstination à vouloir suivre sa propre voie, sa propre manière précise, bien qu'excentrique, d'être au monde. Il barone rampante nous transporte au XVIII0 siècle, dans le Paris des Lumières. Cosimo vit sur les arbres, mais entretient une fervente correspondance épistolaire avec Rousseau. À un moment donné, il constitue même une bibliothèque, elle aussi suspendue, qui comprend les volumes de I 'Encyclopédie de D'Alembert et de Diderot. Et c'est précisément à Diderot qu'il envoie son Projet de Constitution d'un État idéal fondé sur les arbres. C'est l'utopie, pour Deleuze et Guattari, la conjonction de la philosophie avec le milieu ambiant: l'utopie fait« la jonction de la philosophie avec son époque, capitalisme européen, mais déjà aussi cité grecque f ... ] elle désigne étymologiquement la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout avec les forces étouffées dans ce milieu3 ». Utopique est d'ailleurs le paradeigma (modèle) de la IloÂ.rtda (La République) de Platon, livre dont l'intention est de traiter de ce que Platon lui-même définissait <pLÀ.oooc)>(a JŒQl 'tà àv0gcinuva (philosophie des choses humaines), modèle d'une polis qui n'existe

G. Tusa - Apologue

en aucun lieu dans le monde, décrit dans le livre IX, à la fin du dialogue : Je comprends ; tu parles de la cité (nÔÀE't) dont nous avons tracé le plan, et qui n'est fondée que dans nos discours, [592bl puisque, aussi bien, je ne sache pas qu'elle existe en aucun endroit de la terre. Mais, répondis-je,il yen a peut-être un modèle l,meaoetyµal dans le ciel pour celui qui veut le contempler, et d'après lui régler le gouvernement de son âme. Au reste, il n'importe nullement que cette cité (.n:6Àet) existe ou doive exister un jour : c'est aux lois de celle-là seule, et de nulle autre, qu'il [le philosophe] conformera sa conduite.

L'engagement philosophique est un engagement étrange : ou plutôt, selon Alain Badiou, il crée une étrangeté. Il est différent de l'engagement politique, ou de l'engagement civil, précisément parce qu'il est marqué par cette étrangeté intérieure. La vérité, axiomatique et générique, fondatrice, pour Badiou, pose ses propres conditions de possibilité : non déductibles d'aucune prémisse, qui ne peuvent se confondre avec la simple cohérence, la correspondance ou la vérification des logiques ordinaires. La notion de vérité, pour Badiou, dépasse ce qui peut être prouvé ou démontré. Elle ne se déduit pas: la philosophie doit reconnaître et déclarer son existence4• La révolution, écrit Badiou « c'est ce qui fait un tour de plus, ce n'est pas un commencement absolu, c'est quelque chose qui est emporté dans la spirale d'un nouveau cycle. Je crois qu'il faut se représenter le présent comme la déclaration d'un emportement, de ce qui est effectivement emporté dans la projection. La déclaration - pour reprendre le mot de Mallarmé,

4 3

G. Deleuze - F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, pp. 95-96.

Il

Voir sur ce point le bel essai de Daniel Bensaïd, « Alain Badiou et le miracle de l'événement» in Résistances. Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001.


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De !afin

qui convient parfaitement-, c'est la coextension emportée de la répétition et de la projection5 ». En quelque sorte, Badiou se reconnecte à la notion d'authenticité de la décision comme détachement, interruption du continuum anonyme du das man Heideggérien. Das man, le On, décrit par Heidegger dans Sein und Zeit, est tout le monde en général mais personne en particulier: bien qu'en lui puisse s'inclure le sujet même de l'énonciation, il n'est jamais assignable à une réalité concrète et circonscrite à laquelle il serait possible de s'opposer. C'est une interruption pour Badiou qui provoque la déchirure, le passage de l'animal générique au sujet: s'il n'y a pas d'éthique« en général», écrit Badiou « c'est que le Sujet abstrait fait défaut, qui aurait à s'en armer. Il n'y a qu'un animal particulier, convoqué par des circonstances à devenir sujet. Ou plutôt à entrer dans la composition d'un sujet. Ce qui veut dire que tout ce qu'il est, son corps, ses capacités, se trouve, à un moment donné, requis pour qu'une vérité fasse son chemin. C'est alors que l'animal humain est sommé d'être l'immortel qu'il n'était pas6 ». Dans son livre sur Paul de Tarse, Badiou évoque une conception formelle laïcisée de la grâce. La grâce,« affirmation sans négation préliminaire» n'est pas un moment de l'Absolu. La position de Paul est antidialectique de manière radicale, et« la mort n'y est d'aucune façon l'exercice obligé de la puissance immanente du négatif». La grâce est plutôt pure rencontre, et tout le point est pour Badiou de savoir« si une existence quelconque rencontre, rompant avec l'ordinaire cruel du temps, la chance matérielle de servir une vérité, et de devenir ainsi, dans la division subjective, par-delà les obligations de survie de l'animal humain, un immortel? ». 5 6 7

A. Badiou, Le Séminaire - Images du temps présent (2001-2004), Paris, Fayard, 2014, p. 168. A. Badiou, L'éthique, essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993,p.60. A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris, PUF (collection Collège international de philosophie), 1997, p. 80.

G. Tusa - Apologue

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Les sujets sont des « points » de vérité, des occurrences locales du processus de vérité, des inductions particulières et incomparables. Sujet qui, pour Badiou « outrepasse l'animal (mais l'animal en est le seul support), exige qu'il se soit passé quelque chose, quelque chose d'irréductible à son inscription ordinaire dans "ce qu'il y a". Ce supplément, appelons-le un événement, et distinguons l'être-multiple, où il n'est pas question de vérité (mais seulement d'opinions), de l'événement, qui nous contraint à décider une nouvelle manière d'être. De tels événements sont parfaitement attestés : la Révolution française de 1792, la rencontre d'Héloïse et d' Abélard, la création galiléenne de la physique, l'invention par Haydn du style musical classique ... Mais aussi bien : la Révolution culturelle en Chine (1%5-1967), une passion amoureuse personnelle, la création par la mathématicien Grothendieck de la théorie des Topos, l'invention par Schoenberg du dodécaphonisme8 ••• ». L'événement est donc dans la position paradoxale d'être à la fois situé, mais aussi et en même temps délié de toutes les règles de la situation. Au cœur même de toute situation, comme fondement de son être, il y a un« vide situé» : l'événement nomme le vide« en tant qu'il nomme l'insu de la situation». Comme dans l'exemple célèbre qui a pour nom « Marx », lequel « fait événement dans la pensée politique en ce qu'il désigne, sous le nom de prolétariat, le vide central des sociétés bourgeoises commençantes. Car le prolétariat, totalement démuni, absent de la scène politique, est ce autour de quoi s'organise la plénitude satisfaite du règne des propriétaires de capitaux9 ». Finalement, conclut Badiou, « on dira que le caractère ontologique fondamental d'un événe-

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Badiou écrit aussi dans L'éthique : « la venue de l'ascétisme est identique au découvrement du sujet de vérité comme pur désir de soi. Le sujet doit en quelque sorte continuer sur ses propres forces, n'étant plus protégé par les ambiguïtés de la fiction représentative». A. Badiou, L'éthique, op. cit., p. 79. A. Badiou, L'éthique, op. cit., p. 61. lvi, p. 93.


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De la fin

ment est d'inscrire, de nommer, le vide situé de ce pour quoi il est événement'? ».

G. Tusa -Apologue

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la métaphysique est historiquement épuisée, mais que l'au-delà de cet épuisement ne nous est pas encore donné12 ». La philosophie est donc restée prisonnière, « prise entre l'épuisement de sa possibilité historiale et la venue sans concept d'un retournement salvateur. La philosophie contemporaine combine la déconstruction de son passé et l'attente vide de son avenir13 ». « Tout mon propos » écrit laconiquement Badiou dans Conditions,« est de rompre avec ce diagnostic14 ».

Image extraite du film« Tout va bien» de J. L. Godard et J. P. Gorin

L'Abbau de Heidegger, la grande « déconstruction » de Heidegger, est le désassemblement de ce qui s'est édifié sur le commencement : d'un même geste, il ébranle l'édifice de la tradition métaphysique, et fonde l'auto-positionnement historique de cette tradition, emportant la philosophie à son extrême, à ses extrémités, à ses confins si l'on veut. Heidegger,« installé dans la venue d'un au-delà de la philosophie, la venue d'une« pensée pensante» f ... ] qui transcende la disposition philosophique11 >>, place, selon Badiou, la philosophie sous une détermination plus essentielle qu'elle-même : elle est, dans la perspective heideggérienne, destinée ou envoyée par une disposition de pensée plus originaire et plus essentielle qu'elle-même. Le destin de la philosophie, et sa capacité, doit toujours être mesuré à cette condition qui est plus profonde et plus décisive qu'elle ne peut l'être elle-même. L'idée dominante de la grande construction heideggérienne est pour Badiou « que

Image extraite du film « Tout va bien » de J. L. Godard et J. P. Gorin

Tout va bien, film français écrit et réalisé par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, sorti en 1972, raconte une grève dans une usine, avec piquet de grève et séquestration du patron, dans la France de l'après mai 68. En cela Alain Badiou voit « une allégorie du gauchisme finissant », le récit des événements entre 1969 et 1972, le bilan politique d'une fin, voire insiste-t-il, « de la fin d'un commencement15 ». 12 13

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11

Ibid. A. Badiou, Le Séminaire - Images du temps présent, op. cit., p. 317.

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15

A. Badiou, Conditions, préface de F. Wahl, Paris, Seuil, 1992, p. 58. Ibid. Ibid. A. Badiou « La fin d'un commencement. Notes sur Tout va bien de Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin ». Texte d'une conférence


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De la fin

D'une certaine façon, le film de Godard ouvre une réflexion sur les conditions à partir desquelles le nouveau pourrait surgir, et la création être modifiée par l'expérience des combats populaires. Selon Badiou, il s'agit d'une véritable rééducation d'un artiste petit-bourgeois et d'une jeune femme à travers la révolte et l'amour.

DELA FIN CONVERSA TI ONS PAR ALAIN BADIOU ET

Tout va bien » de J. L. Godard et J. P. Garin

Et tel est, « dans son étrange beauté intemporelle, la déclaration du film de Godard » écrit Badiou : « Tout va bien » est « l'esprit de ceux qui s'organisent librement, et n'ont de compte à rendre qu'à eux-mêmes" ».

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prononcée à Nantes le 14 février 2003, à l'invitation de l'association La vie est à nous, dans le cadre de la rétrospective « JeanLuc Godard : années politiques », in A. Badiou, Cinéma, textes rassemblés et présentés par A. de Baecque, Paris, Nova éditions, 2010, p. 389. Ivi, p. 402.

G10v ANBATTISTA Tusx


En mai 2016, accompagné de mon ami cinéaste Armel Hostiou qui a filmé l'entière conversation, nous avons dialogué avec Alain Badiou sur le thème de la fin, de la finitude, du militantisme, de l'obstination et bien d'autres choses encore. La transcription reflète plus ou moins, avec quelques menues corrections afin d'éviter certaines redondances, ce qui a été dit à cette occasion. J'ai par la suite ajouté les notes et certaines citations sans toutefois apporter aucune note ni précision à ce que Alain Badiou a dit. Je propose par ailleurs une brève bibliographie sélectionnée parmi les très nombreuses œuvres qu'il a publiées en français, pour ceux qui voudraient lire ses textes, qui sont bien sûr beaucoup plus importants et denses qu'une note explicative en bas de page. Les images de ce volume sont extraites de la vidéo d'Armel Hostiou, que je remercie encore pour sa patience et pour sa disponibilité. Paris, Janvier 2017, G. Tusa


Un grand merci Ă Isabelle Vodo.::

pour son hospitalitĂŠ Paris, Mai 2016


PROLOGUE

Et ! 'Étranger tout habillé de ses pensées nouvelles se fait encore des partisans dans les voies du silence Saint-John Perse, Anabase

G1ovANBAITISTA Tusx : La chose nait difficile et obscure. Nous connaissons bien la scène. Un homme raconte et d'autres l'écoutent. L'histoire est encore une fois celle de la caverne de Platon. Cette histoire de prisonniers, d'ascèse et de fantômes est très connue, mais nous la racontons encore. Des captifs, enchaînés dans une demeure souterraine, le visage tourné vers la paroi opposée à l'entrée, et dans I 'impossibilité de voir autre chose que cette paroi. Elle est éclairée par les reflets d'un feu qui brûle au dehors, sur une hauteur à mi-pente de laquelle passe une route bordée d'un petit mur. Derrière ce mur défilent des gens portant sur leurs épaules des objets hétéroclites, statuettes d'hommes, d'animaux. De ces objets, les captifs ne voient que l'ombre projetée par le feu sur le fond de la caverne. De même, ils n'entendent que les échos des paroles qu'échangent les porteurs. Habitués depuis leur naissance à contempler ces vaines images, à écouter ces sons confus dont ils ignorent l'origine, ils vivent dans un monde de fantômes qu'ils prennent pour des réalités. Soudain, l'un d'entre eux est délivré de ses chaînes et entraîné vers la lumière. Au départ, il en est tout ébloui. La lumière du soleil lui fait mal, il ne distingue rien de ce qui ) 'entoure. D'instinct, il cherche à reposer ses yeux dans


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De la fin

l'ombre qui ne le blessait pas. Peu à peu, cependant, ses yeux s'accoutument à la lumière, et il commence à voir le reflet des objets réfléchis dans les eaux. Plus tard, il se sent prêt à en affronter la vue directe. Enfin, il deviendra capable de soutenir l'éclat du soleil. C'est alors qu'il réalise que sa vie antérieure n'était qu'un rêve sombre, et il se met à plaindre ses anciens compagnons de captivité. Mais s'il redescend près d'eux pour les instruire, pour leur montrer le leurre dans lequel ils vivent et leur décrire le monde de la lumière, les plus sages eux-mêmes le traiteront de fou et iront jusqu'à le menacer de mort s'il s'obstine. La fin de l'histoire est elle aussi bien connue, et vous,Alain, la racontez aussi dans votre la République de Platon, bien qu'en la situant dans une gigantesque salle de cinéma. Comme chacun le sait, l'évadé retournera parmi les siens, dans la caverne des ombres'. Mais je tenais à lire ce que vous avez écrit dans votre « traduction » de Platon :

L'histoire est située, cette fois, à l'intérieur d'une gigantesque salle de cinéma. L'évadé, sorti de la salle obscure où sont projetées des images;« est d'abord aveuglé par l'éclat de toute chose et ne voit rien de tout ce dont nous disons communément:« Cela existe, cela est vraiment là ». [ ... ] Il essaie cependant de s'habituer à la lumière. Après bien des efforts, sous un arbre isolé, il finit par discerner le trait d'ombre du tronc, la découpe noire des feuilles qui lui rappellent l'écran de son ancien monde. Dans une flaque au pied d'un rocher, il arrive à percevoir le reflet des fleurs et des herbes. De là, il en vient aux objets eux-mêmes. Lentement il s'émerveille des buissons, des sapins, d'une brebis solitaire. La nuit tombe. Levant les yeux vers le ciel, il voit la lune et les constellations, il voit encore se lever Vénus. Assis raide sur une vieille souche, il guette la radieuse. Elle émerge des derniers rayons et, de plus en plus brillante, décline et s'abîme à son tour. Vénus ! Enfin, un matin, c'est le soleil, non dans les eaux modifiables, ou selon son reflet tout extérieur, mais le soleil lui-même, en soi et pour soi, dans son propre lieu. Il le regarde, il le contemple dans la béatitude qu'il soit tel qu'il est ».A. Badiou, La République de Platon, Paris, Fayard, 2012, pp. 369-370.

A. Badiou, G. Tusa - Prologue

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L'anabase de l'évadé dans la montagne et sa contemplation des cimes, posons que c'est l'ascension du Sujet vers le lieu de la pensée. Ces comparaisons, mes jeunes amis, sont conformes à ce que j'espère et que vous désirez tant connaître. Ce n'est que du point de l'Autre, et non de l'individu - cette pauvre chose, fût-il Socrate -, que se décide si mon espérance est fondée. Je peux seulement affirmer que tout ce qui une fois m'est apparu, quels que soient le temps et le lieu de cette expérience, se disposait selon un unique principe de son apparition. À l'extrême limite du savoir, presque hors de son champ, se tient ce que j'appelle faussement l'Idée de la Vérité.« Faussement», puisque je vous ai déjà dit que, soutenant l'idéalité de toute Idée, la Vérité ne pouvait être elle-même une Idée comme les autres. C'est du reste pourquoi il est très difficile d'en construire un concept2•

Comme on le sait, pour Heidegger, la duplicité du commencement de la métaphysique et la mutation dans l'essence de la vérité se font d'un seul et même geste. L'interprétation de Heidegger est en grande partie consacrée à tracer les contours des deux déterminations de l'essence de la vérité telles qu'elles opèrent dans l'allégorie de la caverne. L'allégorie de la caverne est l'histoire de la Paideia. Insistant sur le caractère intraduisible du mot, Heidegger tente une simple approximation avec l'allemand Bildung au sens ancien du terme, et aussi une approximation analogue avec le français « éducation ». Mais ces substitutions font à peine allusion à la détermination platonicienne: la Paideia est Umwendung des ganzen Menschen, écrit Heidegger, un retournement de l'âme humaine tout entière. Bien que le concept grec originel de vérité comme « décèlement » opère encore dans l'allégorie de la caverne, une autre détermination y est, elle aussi, à l'œuvre. Une véritable mutation dans la détermination de l'essence de la vérité. Le problème ne sera plus de voir, mais d'exactitude de la vision, de correspondance, et« l'adaptation de l'appréhension comme ide in à I 'idea produit une Orthotes, un accord entre le connaître et la chose elle-même. De la prééminence de 1'idea 2

Ibid.


26

De la fin

et de l' idein sur I 'aletheia résulte ainsi une mutation dans ! 'essence de la vérité. La vérité devient Ortothes, rectitude de l'appréhension et de l 'énoncé3 ». Cette mutation dans l'essence de la vérité, de « décèlement » en rectitude, produit en même temps une mutation du lieu de la vérité: la vérité se trouve déplacée du domaine des étants à celui du comportement humain à l'égard des étants. Vous écrivez, dans votre Second manifeste pour la philosophie, que le problème de Platon reste le nôtre, à savoir« comment notre expérience d'un monde particulier (ce qui nous est donné à connaître, le "connaissable") peut nous ouvrir un accès à des vérités éternelles, universelles et, en ce sens, transmondaines4 ». Le problème serait donc: « entrer dans la composition d'un Sujet oriente notre existence individuelle, tandis que chez Platon la conversion dialectique rend possible une vie juste. C'est cette "entrée en vérité" que signe l 'Idée5 ». li n'y a de vérité, écrivez-vous dans Conditions, que par séparation, contre tout dogme de familiarité. Toute vérité est particulière, singulière, et même si vous voulez, dénouée de toute ressemblance, de toute adequatio. Emblématique, en ce sens, dans votre œuvre, l'histoire de Paul de Tarse,« lui-même contemporain d'une figure monumentale de la destruction de toute politique» qui, comme vous l'avez écrit, est celui qui, « destinant à l'univers une certaine connexion du sujet et de la loi, se demande avec la plus extrême rigueur quel est le prix à payer pour cette destination, tant du côté du sujet que du côté de la loi. Cette demande est exactement la nôtre6 ». 3

4 5

6

M. Heidegger, Wegmarken. Gesamtausgabe, Band 9, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1976, (trad. fr. de A. Préau« La doctrine de Platon sur la vérité», in Questions Il, Paris, Gallimard, 1969, pp. 230-231). A. Badiou, Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009, p. 120. /vi,p.123. A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris, PUF, (collection Collège international de philosophie), 1997, pp. 8-9.

A. Badiou, G. Tusa - Prologue

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Formulations vertigineuses. Le rapport entre le sujet et la loi semble être, depuis le début, fondamental. Et aussi, d'ailleurs, la ténacité d'une sainteté qui s'oppose à l'expérience d'une extrême faiblesse. Vous avez écrit, toujours dans votre texte sur Paul que« quiconque est le sujet d'une vérité (d'amour, ou d'art, ou de science, ou de politique) sait qu'en effet il porte un trésor, qu'il est transi par une puissance infinie. Il dépend de sa seule faiblesse subjective qu'elle persiste ou non à se déployer, cette vérité si précaire7 ». Sujet et vérité. Quelle nature a cette obscure et précaire relation? ALAIN

Bxorou : C'est en vérité la question la plus difficile

que vous abordez dès le début, question sur laquelle d'une certaine fayon porte le mouvement même de mes écrits, d'abord L'Etre et l'événement, puis Logique des mondes, puis le livre auquel je suis en train de travailler et qui s'appelle « L' Immanence des vérités ». C'est ça, la question stratégique. Pourquoi cette question est-elle importante et difficile ? C'est parce qu'on est toujours pris dans la contradiction qui consiste d'un côté à considérer que la vérité dispose d'une autonomie primordiale, comme éclaircie ou comme devenir ou comme lieu, et que le sujet, au fond, est comme l'habitant de cette souveraineté, et de l'autre, l'idée qu'en définitive la vérité est une production subjective. Tout mon problème consiste à éviter de me tenir d'un côté, ou de l'autre, donc forcément à soutenir qu'il y a une espèce de coappartenance, absolument singulière entre vérité et sujet, qui fait qu'on pourra dire que le sujet est une figure d'orientation dans la construction de la vérité. Toutefois on pourra dire en même temps que la vérité en tant qu'événementielle est une création de possibilité qui n'est pas du ressort du sujet, mais dont le sujet dépend. D'un certain point de vue, le sujet n'advient comme sujet que sous la condition qu'il y ait une rupture événementielle, 7

Ivi p. 66.


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De /afin

puis un travail orienté qui le constitue comme sujet, et d'un autre côté, une vérité n'est possiblement créée que si, en effet, il y a eu cette installation subjective post-événernentielle dans la possibilité du vrai. Vous voyez, la question très difficile, c'est de trouver les organisations conceptuelles de tout ça. Finalement sujet/vérité c'est un couple, mais c'est un couple qui renvoie en définitive à une co-relation, et cette co-relation, en fin de compte, il faut bien en définir le statut ontologique. Ça c'est le travail primordial de L'Être et l'événement. Et la conclusion qui est la mienne c'est que cette Co-relation entre sujet et vérité doit être conçue en réalité comme une métamorphose de l 'individu qui est le pré-sujet, métamorphose de l'individu dans la figure du sujet, qui n'est rendue possible que par la provocation de l'événement. Et donc, finalement le couple vérité/ sujet, c'est ce qui, du point de vue de la doctrine générale de l'être, c'est-à-dire de la multiplicité quelconque, constitue un régime d'exception. La vérité c'est une exception au regard des savoirs encyclopédiques, et le sujet c'est une exception au regard de l'individu, au regard de la coappartenance de l'individu au monde et à la situation. Alors, la difficulté, c'est que cette exception, qui est lestatut des vérités en général - les vérités sont dans la figure des exceptions - est une exception du côté du sujet comme du côté de la situation du monde. C'est une exception aux lois du monde, parce qu'il n'y a pas de vérités sans une rupture événementielle, et c'est une exception aussi à la figure ordinaire qui est appelée la figure de la subjectivité, parce que le sujet n'est pas réductible à l'individu qui cependant en est traditionnellement le support ou l'enjeu. C'est pour cela que mon interprétation de la caverne de Platon met l'accent sur un point qu'en général on dissimule, à savoir que celui qui sort de la caverne est forcé de sortir. Platon le dit expressément : ce n'est pas du tout une sortie qui est le résultat d'un processus éducatif, une sortie préparée de l'intérieur de la caverne ; non, le mot, le mot grec, c'est le mot« Bia » (~(a) ; il est sorti par la force, il est forcé

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de sortir. Cet élément présent dans l'allégorie de la caverne traduit, à mon avis, le fait que le sujet est une exception de l'individu, et que la vérité est une exception du savoir, les deux de façon conjointe. La vérité est dans! 'exception du savoir, parce qu'elle ne se constituera qu'à l'extérieur de la caverne, qui est tout simplement le lieu des savoirs ordinaires, et elle est une exception de l'individu, parce que l'individu est forcé de sortir et ne trouve pas le chemin de la sortie dans un processus spontané ou cohérent avec sa nature propre. C'est pour ça que j'ai été amené à introduire l'expression suivante, qui vaut à la fois pour sujet et pour vérité, et à parler d' « exception immanente». Alors on pourra me dire que toute ma philosophie vise à expliquer cette expression et le paradoxe qu'elle représente, puisqu'une exception normalement ne peut pas être immanente, parce que justement elle est exception aux lois de l'immanence, et inversement, ce qui est immanent ne peut pas être saisi dans un rapport immédiat à l'exceptionnel. Alors l'exception immanente, c'est ça que je vois, moi, dans l'allégorie de la caverne. C'est immanent, parce qu'en définitive tout se passe d'abord dans la caverne, c'est-à-dire que l'élément de la sortie n'est pas prescrit par la caverne, c'est un élément, un mouvement dans la caverne, et en même temps c'est une exception. De cette exception Platon ne nous donne pas trop la raison d'être, puisqu'il introduit tout simplement le fait qu'en tout cas elle est forcée, ce qui veut dire qu'elle ne va pas être un résultat raisonnable de la situation dans la caverne. C'est d'ailleurs ce que vous rappeliez en citant saint Paul, à savoir que la connexion entre vérité et sujet, il faut la tenir du côté du sujet en tant que le sujet advient, d'une certaine façon, à lui-même dans cette figure de l'exception immanente. Et il faudra aussi le tenir du côté de 1 'être, dans la mesure où l'être ne suffit pas à ce qu'une vérité soit produite, puisqu'il y faut en quelque sorte la collaboration de la rupture événementielle.


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GIOVANBAITISTA TUSA : Vous avez parlé de la Bia, de la violence de la sortie comme de quelque chose qui n'est pas produit par la situation, mais plutôt comme d'une violence toute extérieure, toute exceptionnelle. Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de !'Histoire, dit que l'Occidental est caractérisé par le« sortir au-dehors» (Hinaus), par la« sortie de la vie en dehors et au-dessus de soi ». C'est par cette différence radicale qu'en Asie, selon Hegel, la mer n'a pas d'importance : les peuples asiatiques se sont fermés à la mer, mais « ! 'Occidental » au contraire c'est cette sortie par la navigation, par les motivations de la navigation. L' Asiatique est plutôt caractérisé par l'immobilité et par le fait de rester à l'intérieur des territoires, que par celui de sortir du pays ... ALAIN BADIOU : Oui, je comprends tout à fait ce que veut dire Hegel, simplement ça signifie qu'il ordonne sa théorie de l 'Occidental comme sortie, de façon à faire en définitive de ! 'Occident, le lieu ultime de l'absoluité. En vérité, « sortie » n'a pas forcément le sens d'une expatriation, c'est-à-dire qu'à l'intérieur de l'espace chinois, qu'on peut en effet considérer comme un espace non maritime, comme un espace voué au commerce intérieur, il se peut qu'il y ait des sorties, des sorties intérieures à cet espace. Je le vois d'autant plus, que, d'une certaine manière, la poésie chinoise est entièrement une poésie de la sortie et de l'exil. Évidemment, on peut dire que le fonctionnaire qui était envoyé au fin fond de la Mongolie et qui écrit un magnifique poème pour se plaindre du fait qu'il est si loin de tout, ce n'est pas la même chose que le navigateur qui part à l'aventure vers l'Amérique. Mais en un certain sens c'est la même chose parce que la sortie est toujours relative à la structure interne de la caverne, et qu'il n'y a pas lieu de penser que la caverne occidentale est dans son essence, en tant que caverne, différente de la caverne chinoise. Peut-être pourrait-on simplement dire que la figure, le tour impérial pris par la vérité occidentale, c'est-à-dire l'interprétation de l'aventure occidentale comme une aventure qui donne

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un droit finalement sur les autres, n'a pas été à proprement parler une aventure chinoise. Mais l'aventure chinoise a été jusqu'à Mao Zedong compris, l'idée que l'espace chinois à lui tout seul était comme le monde, et que donc il contenait des sorties immanentes, extrêmement nombreuses. Après tout il est difficile de trouver un exemple plus spectaculaire de sortie révolutionnaire que la longue marche. C'est une sortie révolutionnaire plus frappante que la prise du Palais d'hiver.


DELA FIN

Et toujours Une nostalgie va vers ce qui n'est point lié. Mais bien des choses Sont à conserver. Et nécessaire la fidélité. Mais ni en avant ni en arrière Nous ne regarderons, nous laissant Nous ne regarderons, nous laissant bercer comme Dans la barque qui tangue sur la mer. F. Holderlin GIOVANBATIISTA TUSA : Depuis longtemps la « fin » obsède la philosophie. Dans Das Ende aller Dinge, « la fin de toutes les choses», Kant se pose le problème de la« fin» :

Qu'un jour survienne un instant du temps qui fasse cesser tout changement (et par suite, le temps lui-même), c'est là une représentation qui choque l'imagination. En effet, la nature entière se trouvera alors figée et comme pétrifiée : la dernière pensée, le dernier sentiment s'immobiliseront dans le sujet pensant et resteront sans changement, identiques à tout jamais. Pour un être qui ne peut prendre conscience de son existence et de la grandeur de celle-ci (en tant que durée) autrement que dans le temps, une telle vie, si toutefois elle mérite ce nom, doit se confondre avec l 'anéantissement1•

l. Kant,« Das Ende aller Dinge », Berlinische Monatsschrift, 23, 1794, (trad. fr. de H. Wismann, La fin de toutes choses, Paris, Éditions de la Pléiade, 1986, p. 318).


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Le jour de la « fin », où le Tout se récapitule, qui est à la fois le dernier de la chaîne ou de la série et en dehors de toute la série, révèle la coïncidence paradoxale de tout le temps et de ! 'éternel. Duratio noumenon dont nous ne pouvons faire aucun concept. Pensée à la fois terrifiante et sublime (erhaben) où la « fin » trouve un étrange accord avec le début, pas au sens de la pacification, de la réconciliation, mais plutôt du désastre. Mais c'est bien Hegel qui affirme que le lieu par excellence de la vérité, c'est la fin. Il ne fait certainement pas partie des philosophes qui privilégient le moment des commencements. Selon Hegel,« dans l'ordre de l'esprit, l'initial est ce qui est plus pauvre, le postérieur ce qui est plus riche2 ». La philosophie émerge comme moment terminal d'une époque, et elle en est la négation déterminée: la négativité que la philosophie exerce sur son époque en déclin en implique sa transformation et la production d'une nouvelle époque de l'histoire. Philosophie qui pour Hegel n'a rien de prophétique ni d'utopique, mais qui apparaissant comme la fin et la clôture del 'époque «anticipe», au niveau du « libre royaume de la pensée3 », la figure prochaine de l'esprit qui va émerger dans ! 'histoire. La « fin », comme vous le relevez, était donc considérée comme une idée positive en philosophie4. Dans votre Manifeste 2

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G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie. Teil 1. Einleitung in die Geschichte der Philosophie. Orientalische Philosophie, Herausgegeben von P. Garniron und W. Jaeschke, in Vorlesungen. Ausgewâhlte Nachschriften und Manuskripte. Band 6, Hamburg, F. Meiner, 1994, p. 157. lvi, p. 333. « Pour Hegel, la philosophie est parvenue à sa fin parce que la philosophie est capable de comprendre ce qu'est la connaissance absolue. Pour Marx, la philosophie, en tant qu'interprétation du monde, peut être remplacée par une transformation concrète de ce même monde. Pour Nietzsche, l'abstraction négative que représente la vieille philosophie doit être détruite pour libérer la vraie affirmation vitale, le grand« Oui ! » à tout ce qui existe. Et pour le courant analytique, les phrases métaphysiques, lesquelles sont de

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pour la philosophie vous commencez par la« fin», ou encore par l'achèvement, par l'impasse radicale dans laquelle la philosophie semble se trouver. Une philosophie rendue muette et jetée dans un silence stupéfait devant l'extermination des juifs d'Europe, gardienne de l'impensable, de l'inexprimable. Philosophie qui, comme vous l'écrivez,« transie par le tragique de son objet supposé -1 'extermination, les camps - [ ... ] transfigure sa propre impossibilité en posture prophétique. Elle s'orne des sombres couleurs du temps, sans prendre garde que cette esthétisation aussi est un tort fait aux victimes. La prosopopée contrite de l'abjection est tout autant une posture, une imposture, que la cavalerie trompettante de la parousie de l'Esprit. La fin de la Fin de !'Histoire est taillée dans la même étoffe que cette Fin5 ». Vous occupez une position absolument singulière dans le panorama philosophique contemporain. Face à ceux qui soutiennent que la fin du projet philosophique est inévitable, ou que, tout du moins, les conditions de son devoir originel se trouvent aujourd'hui délégitimées, ou pire, oubliées, il me semble que pour vous il est possible, et même nécessaire, d'élaborer une pensée philosophique qui renonce au pathos d'être-à-la-fin, et qui recommence, toujours à nouveau, à partir de ses propres conditions spécifiques. Vous rappelez dans votre Manifeste, que la philosophie est aujourd'hui encore possible, pas sous forme d'un continuel être-à-la-fin, mais plutôt que l'époque réclame à la philosophie« un pas de plus6 ». Quel pas alors? ALAIN BADIOU : Je commencerais par dire que la question de la finitude et de la critique de la finitude est devenue pour

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purs non-sens, doivent être déconstruites en faveur de propositions et d'arguments clairs, sous le paradigme de la logique moderne». A. Badiou, La relation énigmatique entre politique et philosophie, Meaux, Germina, 2011, p. 17. A. Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, p.

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lvi, p. 12.

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moi de plus en plus importante au fur et à mesure que je développais les caractéristiques de ma philosophie, et qu'il y a probablement, entre le début de mon entreprise et sa situation aujourd'hui, un passage qui, en fin de compte, fait de la contradiction, de la relation entre finitude et infini, la question centrale. Question centrale, y compris des vérités elles-mêmes, ainsi que le point où peut s'élucider également la question dont nous sommes partis. Je tenais à dire cela en introduction. En réalité, pour ce qui est du pathos de la fin, il est très frappant de constater qu'il a nécessité de recourir à une théorie ou à une expérience, ou les deux liées, de ce qu'on pourrait appeler la figure du désastre, c'est-à-dire la figure de ce qui est présenté en réalité comme un événement radical, mais dont la substance est la négation ou la mort. Et la façon dont j'ai abordé ce problème revient à dégager le concept d'événement en tant qu'événement appropriable dans la figure d'une vérité, de cette figure du désastre. J'ai fait cela en particulier dans L'Éthique. Je crois avoir montré qu'en réalité il n'y a pas de dimension événementielle dans le génocide, dans le massacre, parce que ce n'est pas une proposition ou une possibilité, c'est au contraire, par soi-même, la réalisation d'une fin pré-donnée qui est que, pour quel' Allemagne accomplisse son destin historiai, il fallait en passer par l'extermination de ce qui rendait la négation immanente, c'est-à-dire les juifs. Cela n'a rien d'événementiel, ce n'est pas survenu dans la figure de l'événement, c'est survenu dans la figure d'une conclusion mortifère, qui au lieu d'être un commencement, s'accomplit absolument comme fin. Et il m'a toujours semblé qu'en s'articulant sur ces événementialités fallacieuses, sur ces désastres qui tentent de présenter comme un commencement ce qui est en réalité une fin, pour en tirer la conclusion d'une fin, on est en réalité à l'école de l'ennemi, c'est-à-dire que celui qui a été vraiment le doctrinaire de la finitude, le plus grand doctrinaire de la finitude, c'était finalement Hitler. C'était Hitler, parce que tout cela avait lieu uniquement pour circonscrire une totalité fictive, en même temps triomphale,

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qui était la structure des Aryens, de la race supérieure, de l 'Allemagne éternelle, de l'Allemagne et du Reich millénaire. Il me paraissait donc tout à fait périlleux de se tenir sous le couvert del 'épreuve absolue que nous imposait ce genre de catastrophe, de désastre ou de massacre, et d'en tirer la conclusion de la fin. Je pense que c'était en réalité une victoire subjective de l'ennemi lui-même, que d'avoir en quelque manière rendu la métaphysique, ou la philosophie, impossibles, par le seul fait de ce geste mortifère et catastrophique. Se soustraire à la dictature de la catastrophe, c'est à mes yeux, tout simplement dire« on peut continuer». Et moi.j'ai toujours vécu, presque de façon douloureuse, l'ensemble de ce pathos de la fin, de cette idée qu'on ne peut plus faire de poème après. Je l'ai vécu véritablement comme un triomphe de l'adversaire. Finalement, dans cette vision des choses, le personnage le plus important du siècle c'était Hitler, et on ne pouvait pas accepter cela. On ne pouvait pas non plus lui opposer une fiction du même ordre, mais une fiction positive. C'est la raison pour laquelle j'ai proposé de dire qu'en définitive la position radicale consiste à dire que ça continue, que la philosophie continue. Cette position al 'air modeste et tranquille, mais en réalité c'est elle qui est véritablement radicale, parce que c'est elle qui refuse de se laisser imposer un pathos de l'achèvement, de la fin, de l'impossibilité de l'absolue nouveauté, alors que ce qui a eu lieu c'est un désastre et un crime. Or s'opposer au crime, ce n'est jamais entrer dans le système des normes qu'il propose, à savoir qu'il aurait commencé quelque chose, ou mis fin à quelque chose. C'est au contraire simplement le circonscrire, lui, dans sa propre finitude mortifère, de façon à en interdire définitivement la répétition, la survenue. Tout cela était très important pour moi parce que, comme vous le voyez, c'est del 'ordre de la philosophie, du spéculatif, de l'historique. C'est aussi de l'ordre d'une épreuve personnelle car j'ai toujours trouvé qu'il y avait quelque chose d'irrespirable dans cette victoire de la thématique de la fin. Y compris dans son corrélat, qui est« nous avons une fois pour toutes fait l'expérience de ! 'horreur absolue, du mal radical, etc.», pour lequel toute notre


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pensée doit être reconfigurée à partir de cette expérience. Cela veut dire réellement qu'on admet la dictature du crime sur la pensée et çaje le récuse absolument,je le ressens comme vraiment intolérable, comme quelque chose qui nous est imposé. Or nous savons aujourd'hui que sous cette imposition on a fait revenir quoi? On a fait revenir comme l'alpha et l'oméga de l'existence humaine le capitalisme libéral et la démocratie parlementaire; c'est quand même ça qu'on nous a vendu, comme compensation à la criminalisation de l'histoire par les entreprises hitlériennes, nazies ou autres. Ça je ne peux pas l'accepter. Je suis en révolte contre cette figure. Cela m'amène du coup à examiner de près, quelles sont dans cette affaire les fonctions du concept de fin dans son double sens d'achèvement et de clôture, et aussi à m'interroger sur le fait qu'il se peut, en définitive, que précisément la question des vérités soit aussi la question de l'in-fini, c'est-à-dire de quelque chose qui n'est pas astreint à cette finitude telle qu'elle nous a été historiquement imposée. Voilà le cheminement en quelque sorte personnel de mon rapport à la finitude, à la fin, et à la méthodologie qui consiste à se saisir de l'acte par lequel le désastre est arrivé comme s'il était le point de départ obligé de la pensée nouvelle, alors que précisément si c'est cela, cette pensée n'est pas nouvelle. Cette pensée est elle-même le déploiement immanent d'un malheur que nous devrions refuser. G10VANBATIISTA Tusx : Dans votre séminaire de l'année 1986-87 sur Heidegger, élaboré en même temps que L'Être et l'événement, vous reveniez sur le syntagme heideggérien de « destruction de la terre», qui apparaît dans I 'Introduction à la métaphysique de 1935. La sentence heideggérienne, comme vous le rappelez, était impitoyable :

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n'a rien à voir avec un pessimisme civilisationnel : car à chaque coin de la terre l'obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la massification de l'homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint de telles proportions que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont devenues dérisoires depuis longtemps7•

À cet obscurcissement du monde Heidegger opposait un appel à faire front. L'Europe, prise « dans la tenaille formée par la Russie d'une part et l'Amérique de l'autre », ou plus encore l'Allemagne, « en tant que peuple placé au milieu » devait se recentrer, redécouvrir son propre site, voire le refonder. Dans votre Séminaire vous mettiez l'accent sur une lecture qui implique une dimension politique de l'humain, et de sa relation avec la terre, en ce que dans l'idée de la terre il y a l'idée de l'appropriation de l'homme à son site. L'homme de Heidegger, disiez-vous, « a la terre comme patrie, patrie au sens de la racine, du site, de ce qui constitue son appariement à l'être, ce qui le lie à la nature, en tant que disposition de l'être. Patrie naturelle ou nature comme patrie8 ». L'allergie heideggérienne pour l'expatrié semble se heurter violemment à la suggestion que Nietzsche nous donnait de sa reconstruction de la naissance de la philosophie, c'est-à-dire du philosophe comme « un immigré arrivé chez les Grecs », un étranger dépaysé ... ALAIN BADIOU : Je pense que, dans cette figure métaphorique de la « Terre », il y a d'abord, une sorte de concession exagérée faite au poème. Je dirais, une concession exagérée à 7

Le déclin spirituel de la terre est déjà si avancé que les peuples sont menacés de perdre cette dernière force spirituelle qui leur permet tout juste de voir et d'estimer comme tel ce déclin (conçu dans sa relation au destin de I '«être»). Cette constatation simple

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M. Heidegger, Einfùhrung in die Metaphysik, Gesamtausgabe, Band 40, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1976, (trad. fr. de G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1987, p. 49). A. Badiou, Le Séminaire - Heidegger. L'être 3 - Figure du retrait ( 1986-1987), Paris, Fayard, 2015, p. 55.


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la représentation du « il y a » dans une figure déjà métaphorique en réalité, déjà close d'une certaine manière sous le nom de «Terre», cette «Terre» qui, en définitive, va être aussi l'occasion de la localisation, d'une vision intense du site originel, etc. Je ne peux pas m'empêcher de penser à la phrase du maréchal Pétain:« La terre, elle, ne ment pas». Quand je vois arriver la« Terre »,je me méfie un peu de la métaphorique qui orchestre tout cela, même dans l'écologie profonde, l'écologie métaphysique. Mais ce que je pense surtout, c'est que le concept de «Terre», tel qu'il est manié, est une espèce de restriction du « il y a » à une donation métaphorique qui paraît être sacralisable, importante, ouverte, qui rassemble l'humanité dans sa terre, mais qui en réalité est la négation d'une thèse qui chez moi est fondamentale, à savoir qu'il y a une multiplicité infinie de mondes, et que la « Terre » est une totalisation probablement impraticable. Dans Logiques des mondes, un des tout premiers énoncés, c'est qu'il n'est pas possible, précisément, de totaliser la figure des mondes. Il n'y a pas d'univers total qui serait représentable comme le site originel du « il y a» ou de l'expérience. Le« il y a», en tant que saisi dans la multiplicité pure et dans la multiplicité des mondes, est toujours en perspective de fuite. Je sens dans la« Terre», l'idée d'une métaphore stabilisatrice qui permet à son tour de parler de la dévastation de « la Terre» comme d'une espèce de sacrilège fait au « il y a» originaire, alors que la vérité c'est que l'homme est typiquement le nomade des mondes. D'ailleurs, on pourrait presque définir l'animal humain comme l'animal qui parcourt le plus de mondes ; et cette multiplicité lui est consubstantielle. Sur ce point je pense qu'il faut éviter toute sacralisation métaphorique, quand elle n'a pas pour enjeu le poème, c'est-à-dire quand elle n'a pas pour enjeu de travailler dans la langue des nominations singulières qui métamorphosent les identités. Parce que la poésie utilise ce genre de choses, la terre, le ciel, les astres, la nuit, etc. Mais elle les utilise de telle sorte qu'il s'agit de sommer la langue de

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dire sur les identités à travers ces métaphores quelque chose de plus que l'identité elle-même. Un poème c'est toujours quelque chose qui fouille dans la langue jusqu'au moment où la langue, qui est toujours chargée de dire les identités, va les dire autrement, ou va montrer qu'elles sont autres qu'elles ne sont, ou va montrer qu'elles sont plus qu'elles ne sont, etc. Et le poème vise toujours, en réalité, à dégager l'excès de chaque chose sur elle-même et non pas simplement d'en décrire le« il y a» phénoménal, ordinaire. C'est là, à mes yeux, une entreprise légitime. Le poème peut avoir cette fonction. Mais il ne faut pas que la philosophie conceptualise cela. Il y a chez Heidegger une tendance à conceptualiser le poème. Or le poème n'est pas fait pour être conceptualisé. Le poème est à lui-même sa propre vérité, et sa conceptualisation totalisante au sens heideggérien, c'est-à-dire quand on fait du poème l'exercice final du berger de ! 'être, c'est une dénaturation du poème lui-même. On peut le montrer assez précisément sur des exemples. On peut montrer que ce que Heidegger fait dire aux poèmes, n'est pas ce que le poème a l'intention de dire dans le dire lui-même, c'est autre chose. Moi je m'écarterais donc de toute cette logomachie terrestre et j'assumerais au fond deux énoncés antithétiques, d'apparence dialectique. D'un côté, c'est qu'il y a une multiplicité infinie de mondes non totalisables, donc il n'y pas de« il y a». D'un autre côté, en règle générale, dans tout monde sauf dans des mondes atones ou perdus, il y a un point inexistant. Donc, sur un bord il n'y a pas de totalité, et sur l'autre bord il y a une ponctualité essentielle qui est le mode sur lequel quelque chose est dans un monde, à savoir dans la figure du minimum, dans la figure de ce qui soutient le monde. Non pas parce que c'est la totalité, mais tout au contraire, parce que ce n'est presque rien, parce que c'est cela qui est traité comme le presque-rien du monde, et c'est du presque-rien du monde que peut naître, en vérité, le témoignage de l'événement. Et puis évidemment, tout événement va être ce qui saisit le rien, en lui donnant la possibilité d'être plus que le rien.


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C'est pourquoi je dis finalement, que tout est dit dans I 'Internationale: nous ne sommes rien, soyons tout. ÜIOVANBATTISTA ÎUSA : La poésie a eu pour vous, tout au long de votre travail, une importance particulière9• Une vérité, selon vous, n'est jamais homogène à la langue dominante du lieu où elle fut créée, et la poésie, comme les mathématiques, exprime une limite. En ce sens, il me semble pouvoir comprendre pourquoi, dans vos écrits et vos séminaires, vous avez toujours attribué une importance décisive à la poésie. La poésie, comme vous avez écrit récemment, est « la forme artistique, la forme naïve (mais "naïveté", ici, veut dire "invention pure dans la langue"), la forme formelle, et sans arrogance, de l 'antiphilosophie. Elle l'est d'autant plus aujourd'hui que nous avons été contemporains de ce que j'ai appelé "l'âge des poètes", où s'était réalisé une sorte d'accord sur le fait que, la métaphysique systématique étant dépassée, dévaluée, achevée, seul le poème était le gardien d'une pensée pour notre temps qui soit totale et cependant dégagée de la prétention philosophique. À cette pensée, l'immense poète Fernando Pessoa avait donné le nom de "métaphysique sans métaphysique'?" ».

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Il me semble fondamental de citer, au moins en note, ce que Badiou écrivait sur le rapport poésie/événement dans L'Être et l'événement, à propos en particulier, de Mallarmé: « Si la poésie est un usage essentiel du langage, ce n'est pas qu'elle puisse le vouer à la Présence, c'est au contraire qu'elle le plie à la fonction paradoxale de la maintenance de ce qui, radicalement singulier, action pure, serait sans lui retombé dans la nullité du lieu. La poésie est l'assomption stellaire de ce pur indécidable qu'est, sur fond de vide, une action dont on ne peut savoir q_u'elle a eu lieu qu'autant qu'on parie sur sa vérité». A. Badiou,L'Etre et l'événement, Paris,Seuil, 1988, p. 214. 10 A. Badiou, Que pense le poème?, Caen, Éditions NOUS, 2016, pp. 10-11.

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Mais, pour vous,« l'âge des poètes est clos11 ». Il faut plutôt retourner à Platon, c'est-à-dire à la« réarticulation clarifiée et primordiale des conditions scientifiques et politiques de la pensée12 ». C'est une voie différente de celle parcourue par Heidegger, qui nous installe« dans le pressentiment de l'être, comme audelà et horizon, comme soutien et éclosion de l'étant en totalité" ». Une voie dont le point de départ n'est plus l'angoisse situationnelle du vide, ce que Heidegger nomme, « le souci de l'être », « l'extase de I 'étant14 », la grande voie du poème, qui cherche à restituer la langue oubliée de l'origine ...

ALAIN Bxorou : Dans la poésie il est absolument clair que la capacité réelle du poème, c'est d'agencer un dire, qui est manifestement le dire de ce qui ne peut pas être dit. Donc c'est toujours une balance incertaine entre le dire et le non-dit, que le poème agence dans la figure d'un dire, lequel est en réalité une présentation possible du non-dit sans que ça en soit le dire au sens strict. Le dire du non-dit n'a pas de sens. Néanmoins le poème est tendu comme ça, comme lisière entre le dire et le non-dit, etje pense que c'est en relation avec ceci que toute activité créatrice humaine est prise dans le paradoxe d'être à la fois immanente et déliée de cette immanence. Alors tout ça m'intéresse vivement parce que l'activité créatrice se fait avec les matériaux disponibles dans le monde, dans la situa« l- .. ] l'âge des poètes est clos. Cela ne signifie pas que les choses sont plus claires, mais que la question est celle de la clarté. En conséquence, il faut à notre tour rompre avec ce désir heideggérien de perpétuer l'obscur. J'entends ici par "obscur" non pas l'obscurantisme, mais en vérité l'ambition de perpétuer le poème comme instance de la pensée du temps. De ce point de vue, notre juridiction est sous le paradigme platonicien de la primauté du mathème, et non pas sous le paradigme présocratique du splendide poème obscur ».A. Badiou, Le Séminaire - Heidegger, op. cit., pp. [34-135. 12 Ibid. 13 A. Badiou, L'Être et l'événement, op. cit., pp. 489-490. 14 Ivi, p. 109.

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tion, elle ne peut pas se faire autrement, et cependant cette disponibilité doit toucher quelque chose qui étant post-événementiel, absolu, en un certain sens, transcendant à la situation elle-même, n'en n'est pas moins entièrement créé dans la situation. Ça c'est l'exception. On tombe naturellement sur l'exception immanente, et l'exception immanente est aussi cette dialectique de la soustraction, c'est-à-dire le fait que l'essence propre d'une chose n'est pas tant l'intensité de sa présence que la figure de ce qui est en perspective de fuite et que cependant elle retient ou qu'elle tient d'une certaine manière. ÜIOVANBATIISTA TusA : « Finir » et « commencer15 » . Dans un de vos séminaires en Amérique, publié ensuite sous le nom de« Destruction, Negation, Substraction16 », vous avez commenté un poème célèbre de Pier Paolo Pasolini, intitulé « Vittoria », poème qui met en scène l'absence de tout espoir des communistes partisans morts, ainsi que l'absence de tout futur perçue par la génération qui a succédé à la Seconde Guerre mondiale. Pour vous, ce poème de Pasolini est un « manifeste » de la vraie négation 17• 15

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« Finalement, le problème du siècle est d'être dans la conjonction non dialectique du motif de la fin et de celui du commencement. "Finir" et "commencer" sont deux termes qui demeurent, dans le siècle, irréconciliés ». A. Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, 2005, p. 59. Le séminaire a été publié dans The Scandai of Self-Contradic-

tion. Pasolini's Multistable Subjectivities, Traditions, Geographies. L. Di Blasi, M. Gragnolati, C. Holzhey (eds.), Wien/Berlin, 17

Turia+Kant, 2012, pp. 269-277. Sur la question du 'manifeste', nous lisons dans Le Siècle : « Qu'est-ce qu'un Manifeste? La question m'intéresse d'autant plus que j'ai moi-même écrit, en 1989, un Manifeste pour la philosophie. La tradition moderne du manifeste est fixée dès 1848 par le Manifeste du Parti communiste de Marx[ ... ] Le problème est encore une fois celui du temps. Le Manifeste est la reconstruction, dans un futur indéterminé, de ce qui, étant de l'ordre de l'acte, de la fulguration aussitôt évanouie, ne se laisse pas nommer au présent. Reconstruction de ce à quoi, pris qu'il est

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Dans À la recherche du réel perdu vous voyez Le ceneri di Gramsci, autre extraordinaire œuvre poétique de Pasolini, comme le témoignage du renoncement à l'optimisme qui place sa foi dans un chemin progressif vers l'émancipation dans le parcours historique même. Seule une destruction historique à grande échelle pourra être à la hauteur d'une telle Histoire : si « !'Histoire doit accoucher d'un monde émancipé, on peut sans états d'âme accepter et même organiser une destruction maximale18 ». Au xxe siècle, comme vous l'avez souligné plusieurs fois, c'était la négation qui produisait l'affirmation, la destruction qui engendrait la construction. Une conviction enracinée au XXe siècle,« qui donne à l'enthousiasme révolutionnaire sa touche de férocité inutile: les principes réels du monde émancipé surgiront de la destruction du vieux monde. Mais c'est inexact, et cette inexactitude entraîne que la destruction du vieux monde occupe une place disproportionnée, et que la lutte pour venir à bout de ce vieux monde jusqu'à en extraire les principes du nouveau est infinie, interminable19 ». La destruction, l'épuration comme fil conducteur du siècle. Mais déjà depuis L'Etre et l'événement, vous montrez qu'une pensée soustractive de la négativité peut surmonter l'impératif de la destruction et del 'épuration. L'obsession du siècle a d'ailleurs été une destruction nécessaire, une destruction génératrice sans laquelle le nouveau ne serait jamais né;« car ce n'est pas la destruction qui produit le définitif, en sorte qu'il y a deux tâches bien différentes: détruire l'ancien, créer le nouveau. La guerre elle-même est une juxtaposition non dialectisable de la destruction atroce et du bel héroïsme victorieux" ». À une telle destruction historique, fondée sur un antagonisme sans fin entre le nouveau et l'ancien, vous opposez une

18 19 20

dans la singularité disparaissante de son être, ne convient aucun nom». A. Badiou, Le Siècle, op. cit., pp. 193 et 195. A. Badiou, À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015, pp. 57.

Ibid. A. Badiou, Le Siècle, op. cit., p. 59.


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affirmation qui a aussi dans la négation son propre commencement. Au siècle de la « passion du réel" » l'avant-garde est ce qui proclame une rupture formelle avec ce qui lui est antérieur, et elle se présente comme porteuse« d'un pouvoir de destruction du consensus formel qui, à un moment donné, définit ce qui mérite le nom d'art22 ». Comme vous l'écrivez l'art, et l'art dit d'avant-garde en particulier, nous offre un regard différent sur le couple destruction/soustraction. Ce que, dans le tableau de Kasimir Severinovië Malevië, Carré blanc sur fond blanc (1915), vous appelez« l'origine d'un protocole de pensée soustractif qui diffère du protocole de la destruction ». Carré blanc sur fond blanc est, comme vous le souligniez« dans l'ordre de la peinture, le comble de l'épuration. On élimine la couleur, on élimine la forme, on maintient seulement une allusion géométrique, qui supporte une différence minimale, la différence abstraite du fond et de la forme, et surtout la différence nulle du blanc au blanc, la différence du Même, qu'on peut appeler la différence évanouissante= ». Vous avez traversé dans une étrange et tortueuse navigation la séparation de Hegel, la contradiction de Mao, la lutte de classe de Marx, pour ensuite aboutir (peut-être, mais c'est ma question) à la multiplicité, à la mathématique. À la fidélité militante, pratique, aux situations« locales», générées à chaque fois de manière événementielle, enracinées dans les actions des militants, qui semblent être en réalité le fondement, en ce sens, de la vérité.

21

lvi,p.63. « La passion du siècle, c'est le réel, mais le réel, c'est l'antagonisme. C'est pourquoi la passion du siècle, qu'il s'agisse des empires, des révolutions, des arts, des sciences, de la vie privée, n'est autre que la guerre.« Qu'est-ce que le siècle?» demande le siècle. Et il répond ;« c'est la lutte finale». Ivi, p. 61. 22 lvi, p. 187. 23 Ivi, p. 86.

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ALAIN

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Bxorou : Pour moi l'expérience fondamentale du pré-

cédent siècle, qui était déjà en gestation dès le XIX• siècle, a été la mise à l'ordre du jour du fait quel 'essence de l'histoire, et donc de toute création, est dans le registre du deux, c'est-àdire dans le registre d'une contradiction antagonique centrale, autour de laquelle tout se joue. Et tous les autres éléments se rassemblent autour de cette contradiction centrale, d'où tout ce que vos questions rappellent, c'est-à-dire l'importance décisive de la guerre comme figure, l'axiome« la construction naît de la destruction», à savoir le primat de la négativité, en réalité hérité d'Engels, et bien d'autres traits qu'on retrouve, y compris dans les avant-gardes esthétiques, voire scientifiques. Parce que je suis frappé de voir que, si on prend l'entreprise mathématique de Bourbaki en France, et la création de la tota1 ité de la mathématique moderne, c'était aussi : on lutte contre la vieille tradition académique des mathématiques, et on lui oppose une construction monumentale absolument nouvelle, qui est un système axiomatisé d'un bout à l'autre, etc. Donc cette idée, essentielle, a pénétré partout. Ce que je pense c'est que nous entrons dans une période où il faut absolument se rendre compte que l'essence des processus créateurs comporte toujours trois termes, et non pas deux. C'est fondamental. Pas trois termes au sens de la caricature de la dialectique (thèse, antithèse, synthèse), mais trois termes en interrelation dialectique. L'exemple le plus clair sur ce point est malgré tout la politique. La politique a consisté à dire pendant toute une époque que l'essence de la politique était l'organisation de l'antagonisme. Cela a eu pour conséquence que le parti du prolétariat s'est conçu à tous les niveaux comme une machine de guerre contre la bourgeoisie et que par conséquent, il a été amené à fusionner avec l'État. Une fois la victoire remportée, le parti et l'État, le parti et le pouvoir, fusionnent dans un seul terme, de façon à maintenir à tout prix la dualité. Il y a le parti-État d'un côté, et puis il y a les adversaires, les ennemis, la bourgeoisie, qui continuent, d'où le côté à la fois soupçonneux et terroriste de cette entreprise.


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En réalité, symétriquement, on peut dire que la grande contradiction, c'est entre les masses et l'État. Alors on va dire que la seule catégorie politique valable c'est le mouvement en tant que mouvement de masse, et puis de l'autre côté, on a les rigidités, on a le pouvoir, on a le vieux monde, etc. Ce que je dirais c'est que politiquement la figure du deux a été maintenue, et dans la tradition du parti bolchévique et dans la tradition mouvementiste, anarchisante. Un des bilans les plus intéressants de l'histoire, c'est que, dans les politiques disons « révolutionnaires » de toute la séquence passée, la thèse du deux, comme thèse organique du combat politique, enracinée en vérité dans la vision de la lutte des classes comme antagonisme primordial, a été à la fois défendue par les partisans de l'organisation centralisée autoritaire, mais aussi par les partisans anarchistes du mouvement de masse. Dans un premier cas c'était, le parti fusionne avec ! 'État contre tous ses ennemis. Et dans le second cas, c'était, les masses révoltées se lèvent contre toute forme de pouvoir et d'organisation. Orje pense que! 'histoire concrète montre qu'il faut absolument réintroduire qu'il y a toujours trois termes. Il y a toujours, en effet, un pôle de pouvoir exposé, ça peut être l'État bourgeois mais ça peut aussi être l'État socialiste. li y a le mouvement parce que, malgré tout, on voit bien que sans mouvement la politique disparaît, elle est finalement remplacée par la gestion pure et simple, parce qu'il n'y a pas de gouvernement populaire significatif des décisions prises. Et puis il y a aussi, nécessairement, un principe d'organisation. Ce principe d'organisation ne doit pas fusionner avec l'État, parce que, si tel est le cas, le deux pur réapparaît dans sa figure terroriste. li ne doit pas non plus être identique au mouvement, pour la raison toute simple que le mouvement est dans son essence même quelque chose qui commence et qui finit. Donc c'est quelque chose qui crée une possibilité, mais qui n'est pas non plus la gestion de cette possibilité ou le devenir de cette possibilité. J'estime que dans le champ politique on voit très clairement qu'il y a trois termes, et que tout dépend de I'arti-

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culation de ces trois termes. Est-ce que, par exemple, l'organisation, quelle qu'elle soit, va être capable de n'être ni en état de semi fusion avec le pouvoir, avec l'État, ni en passe d'être dissoute, en quelque sorte, dans l'historicité toujours précaire des mouvements. L'organisation va donc représenter ou tirer les conséquences du mouvement auprès de l'État. C'est une question très complexe, mais absolument centrale aujourd'hui. Pour moi le grand mouvement historique de réfection du marxisme, de réorientation du communisme, c'est, de façon tout à fait abstraite, la substitution à une dialectique binaire d'une dialectigue à trois termes. Et c'est vraiment une leçon del 'échec des Etats socialistes. Pourquoi les États socialistes ont-ils échoué ? Parce qu'ils ont été incapables de se mouvoir vers une autre étape. lis ont tout simplement conservé ce qu'il y avait autant qu'ils ont pu, jusqu'à ce qu'ils crèvent, et c'est ce qui s'est passé. lis ont quand même fait une chose qui n'avait jamais été faite dans l'histoire : ils ont aboli le régime de la propriété privée, et ensuite ils se sont cramponnés à cette abolition, jusqu'à ce que finalement ils lâchent prise et réinstaurent la propriété privée. Et tout ça, parce que le parti et l'État c'était la même chose, et que parti et État n'admettaient pas qu'il y ait quoi que ce soit d'autre qui soit de l'ordre de la politique. Or, si vous voulez que la phase politique soit celle de ce que Marx appelait le dépérissement de l'État, c'est-à-dire la phase de la mise au poste de commande des intérêts communs, sans qu'ils revêtent la forme d'une machine séparée au-dessus de la société ci vile, vous devez continuer tout au long à avoir vos trois termes. L'État est bien là. Il doit dépérir mais pendant une longue période historique il est là. Le mouvement, il faut qu'il soit possible, et que l'État ne soit pas en mesure de brimer, d'interdire tout mouvement au long cours. Et l'organisation est là justement pour protéger de façon durable et instituée la possibilité du mouvement par rapport aux initiatives del 'État. Cette dialectique à trois termes doit circuler constamment en sorte de créer une temporalité qui sera réellement la temporalité stratégique. En fin de compte, si on y regarde de près,


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la structure générique des procédures de vérité comporte toujours, aujourd'hui, si on veut en avoir l'intelligence complète, la substitution à la dualité d'une triplicité qui n'est pas une triplicité successive, mais une triplicité immanente. C'est pour cela que je dirais que nous ouvrons le règne de la trinité. Parce que c'est un peu ça que voulait dire la Trinité, abstraitement, à un niveau transcendant et religieux. Au fond, il faut bien voir que le Père c'était l'État, le Fils c'était le mouvement, et l'Esprit c'était la médiation. lis avaient bien vu ça les chrétiens ... ÜIOVANBATI'ISTA TUSA: André Bazin soulignait que« la mort est un des rares événements qui justifie le terme de spécificité cinématographique24 ». Les technologies de l'image nous poussent au cœur d'une« crise de la mort». Dans le cinéma, ce qu'il est impossible de reporter dans le champ du cadre, c'est justement, comme dirait Lacan, l'impasse de la formalisation, ce qui ne participe pas de cette mort à l'œuvre que le cinéma rendrait intelligible. Comme vous le soulignez dans À la recherche du réel perdu, « le réel d'une image cinématographique, c'est ce qui est hors-champ. L'image tient sa puissance réelle de ce qu'elle est prélevée sur un monde qui n'est pas dans l'image mais qui en construit la force25 ». Selon vous, démocratie et totalitarisme « sont les deux versions épocales de l'accomplissement du politique dans la double catégorie du lien et de la représentation26 », et en général la politique est désignée philosophiquement comme le concept du lien communautaire, et de sa représentation dans une autorité. La tâche serait donc de nous diriger vers ce point de l'impossible où le lien se défait, là où le lien ne nous conditionne plus, ne nous lie plus, même pas à l'illusion irréductible« de la familiarité, de la ressemblance, du proche». Il n'y a de vérité,

24 A. Bazin, Qu'est-ce que le cinëma T, vol. 1, Paris, Cerf, 1958, p. 68. 25 A. Badiou, À la recherche du réel perdu, op. cit., p. 31. 26 A. Badiou, Peut-on penser la politique T, Paris, Seuil, 1985, p. 17.

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comme vous avez écrit, que quand« l'infini enfin échappe à la famille27 » ? ALAIN BADIOU : Nous sommes là dans un cas particulier, enfin plutôt dans une illustration particulière, de l'exception immanente, c'est-à-dire de ce qui constitue le point d'invisibilité du visible. De quoi le hors-champ est-il la représentation ? Le hors-champ est la représentation de ce que la puissance de l'image en tant que visible résulte pour part de ce qu'il a circonscrit comme invisible, précisément dans l'image. L'image est ainsi une découpe dans ce qui par ailleurs résume en absence le lieu même dont elle est l'image. Alors cela m'intéresse dans la mesure où ce sont des dialectiques soustractives, lesquelles consistent à repérer la force de quelque chose non seulement dans sa puissance de présence, mais dans sa soustraction intérieure, qui en organise le régime d'existence, la clôture, la délimitation, etc. L'art est évidemment un champ d'exercice privilégié pour ça, parce que dans l'art, il y a presque toujours dans le dire une puissance du non-dit. Dans le visible, le circonscrit de la peinture, il y a quelque chose de l'ordre de l'absence, qui structure la représentation elle-même. Dans le cinéma il y a le hors-champ qui délimite la puissance de l'image, etc. C'est la question du réel comme introuvable, comme toujours disparu. C'est la question de l'événement comme création d'une possibilité, mais qui d'une certaine façon disparaît en même temps qu'il crée cette possibilité. C'est la question directement posée ici de la déliaison, c'est-àdire du fait que toute relation se soutient de ce qui en elle n'est pas vraiment relié, n'est pas effectivement constitué comme relation. Etje pense que c'est là que se constitue le sujet, qui est toujours le résultat de cette opération d'écartèlement entre la possibilité effective et ce qui conditionne

27 A. Badiou, Conditions, Paris, Seuil, J 992, p. 129.


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cette possibilité et qui est absent, non représenté, non représentable, marginal, délié, etc., et finalement soustractif. C'est pour cela qu'en effet vous avez eu parfaitement raison de passer dans votre question, de la question du montage au cinéma à la question de la négation et de la non-négation chez Pasolini. Ces choses-là sont des thèmes que je réorganiserais, pour ma part, autour de la conviction que ce qui constitue la présentification du vrai est en réalité toujours de l'ordre de ce qui est délié ou soustractif, mais pas de l'ordre de ce qui est négation au sens habituel du terme, c'est-à-dire de ce qui est exclusion. C'est inclus. C'est un protocole d'inclusion de ce qui originairement n'appartient pas exactement à ce qui est inclus. En définitive, le résumé de tout ça, c'est que tout ce qui se construit de significatif, ayant une valeur universelle dans une situation déterminée, touche au point inexistant de cette situation.

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tisé par son site, en opère la ruine au regard de la situation, puisqu'il en nomme rétroactivement le vide intérieur29 ». « L'inexistant», vous l'évoquez aussi dans Le Réveil de i'Histoire à propos des révoltes qui ont traversé récemment beaucoup de pays arabes. En elles, ce qui n'existe pas encore semblait compter plus que ce qui s'était rendu manifeste. Plus que de sauvegarder un ordre quelconque, il semblait que la tâche des organisations politiques insurgées était de sauvegarder un désordre qui ne se laisse reconduire à aucun état de choses consolidé. Mais qui laisse en revanche s'éveiller une Histoire qui n'existe pas encore, ou n'existait pas. Je vous pose la question que vous posiez en fait vous-même, à cette occasion : « Comment être fidèle au changement du monde, dans le monde lui-mêrne'? ? »

GJOVANBATIISTA Tusx : « L'inexistant». Il apparaît un peu à l'improviste dans Logiques des Mondes. Je me permets de citer votre formule : « Un événement a pour conséquence maximalement vraie de son intensité (maximale) d'existence, l'existence de l'inexistant" ». Une véritable subversion de l'être, un tel inexistant affaiblit à coup de nullité ce qui semblait soutenir la cohésion du monde. Comme vous écrivez dans L'Être et l'événement, il y a un paradoxe à l'intérieur de l'événement même, en ce que le paradoxe d'un site événementiel est de ne se laisser reconnaître qu'à partir de ce qu'il ne présente pas dans la situation où lui-même est présenté. Chaque événement est la ruine de la situation, en ce que « ! 'événement, outre qu'il est loca-

Je suis anti-totalitaire moi aussi, mais à ma manière. L'inexistant, c'est au fond ce qui dans le monde est le plus proche de quelque chose qui serait comme une existence pure, c'est-à-dire une existence réduite à l'existence, ou l'existence del 'exister. Mais ça, c'est une catégorie qui serait propre à chaque monde. Chaque monde aurait ce qui, en luimême, dit ce que c'est qu'exister dans ce monde, mais il le dit au minimum, c'est-à-dire au ras de l'existence en tant que pure existence, et pas clairement en tant qu'existence de ceci ou de cela ... Ce serait le point nodal del 'exister comme tel, et il est, lui, aux lisières del 'appartenance. On peut en effet relier cela à la question de l'appartenance. Le point nodal appartient aussi peu que possible comme le montrent les grands exemples, y compris politiques, prenons, si vous voulez, la définition marxiste du prolétariat: comme chacun sait, ça a révélé l'inexistant de la situation en politique. Et c'est bien pour ça que le prolétariat

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29 A. Badiou, L'Être et l'événement, op. cit. p. 2 L4~ 30 A. Badiou, Le Réveil de l'Histoire, Paris, Editions Lignes,

A. Badiou, Logiques des mondes, L'Être et l'événement 2, Paris, Seuil,2006,p.398.

ALAIN BADIOU :

2011,p. 102.


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est la capacité révolutionnaire en personne. Mais ça peut être bien d'autres choses. Ça peut être, aujourd'hui, en partie, la fonction du nomade, ou la fonction du réfugié. On voit très bien comment la fonction du nomade et du réfugié s'insinue dans les consciences comme quelque chose qui existe mais qui ne devrait pas exister, ou qui existe sans exister, ou qui existe au minimum. Et là évidemment surgissent tout de suite les discordances politiques majeures. Car, et c'est très important, c'est toujours autour d'un inexistant qu'une situation se divise de la façon la plus violente. GIOVANBATTISTA TUSA : Comme vous le savez, ces dernières années le mot « communauté » a été central dans le débat philosophique. Et pourtant, au nom de la communauté, l'humanité a montré une extraordinaire capacité de détruire, de transformer la valeur même de communauté « humaine» dans l'extermination organisée. La capacité fondatrice, la capacité productive ou autoproductive de la communauté, semble se transformer en son contraire: la capacité auto-destructive démesurée. La communauté continue à être, malgré tout, le lieu où autoconstruction et autodestruction se lient. Vous savez bien que Jacques Derrida a toujours refusé de parler de communauté ... ALAIN BADIOU : Si vous permettez je le soutiens dans cette perspective,je suis proche de lui. G1ovANBATTISTA Tusx : ... Derrida avait un certain problème avec le mot communauté, et c'est pour ça qu'il a écrit plutôt Politiques de l'amitié, et il a parlé de l'amitié, pas de la fraternité. Quel est votre rapport à la question de l'appartenance? ALAIN Bxorou : Vous savez, appartenir pour moi, c'est un mot très compliqué, parce que la relation ontologique fonda-

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mentale, celle qu'on appelle justement« appartenance» c'est finalement un ensemble de multiplicités quelconques, défini par ce qui lui appartient. Mais que la relation d'appartenance soit fondamentale, ce n'est pas le régime des vérités, c'est le régime de l'être. C'est-à-dire qu'il est absolument exact, après tout, et indiscutable, que nous naissons dans des systèmes d'appartenance. Après tout, l'ordre symbolique qui constitue l'individu je ne parle pas de sujet, parce que ce serait équivoque - les constructions symboliques de l'individu sont formulables en termes d'identité, en termes d'appartenance, en termes de filiation, etc., ce n'est pas douteux. Mon problème n'est donc pas de dire, que l'appartenir est en soi une catégorie négative, parce que ce serait nihiliste, absolument, ce serait destructif de ce qui, à l'évidence, constitue une part significative des individus, des groupes, des sociétés. Mais en revanche, ce que je soutiens, c'est qu'il existe dans mon lexique, sous le nom de vérités, des choses irréductibles à la relation d'appartenance, et à la communauté qui va avec. Je veux dire par là qu'il existe des choses qui sont diagonales par rapport au système des identités et qui, à l'intérieur de ce système, font apparaître la possibilité d'une universalité, des choses qui se soustraient au pouvoir des communautés, des identités, ou des appartenances, sans pour autant les détruire, puisqu'elles continuent à générer la continuité normale du système mondain dans lequel elles s'exercent. Ce à quoi je m'opposerais, c'est qu'on fasse des identités, des appartenances, des communautés, des catégories normatives. Pour moi ce ne sont pas des catégories normatives, ce sont des catégories de la construction de ce qu'il y a en tant que la pure et simple figure du « il y a». Il y a des communautés, il y a des appartenances, il y a des filiations, il y a des langues, il y a des pays. Oui, il y a ! Ce qui m'intéresse dans la vie c'est le moment où la vie peut toucher non pas à ce qu'il y a, mais justement à ce qu'il n'y a pas dans ce« il y a». Et ce qu'il n'y a pas dans ce« il y a», c'est néanmoins quelque chose qui ne lui est pas extérieur,


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mais qui se fait avec le« il y a», en s'affranchissant de ses bordures, de ses limites, en faisant des traversées et des diagonales à signification universelle précisément. En effet, bien qu'elle soit née toujours dans un contexte réel et symbolique constitué d'appartenances et d'identités, il s'avère qu'elle crée quelque chose qui n'y est pas réductible et qui n'arrive pas, qui ne s'insère pas dans la clôture de ses identités. Je tiens beaucoup à ce point, à sa part qui paraît la plus conservatrice, c'est-à-dire celle qui dit: il n'y a pas de sens à dire que nous allons détruire les identités. Je pense que c'est une thèse maximaliste, qui en fin de compte est extrêmement dangereuse parce que, comme on le sait, l'affirmation d'une identité peut très bien être cachée dans l'idée de la destruction d'une autre. Après tout on pourrait dire que Hitler voulait aussi que les Aryens s'affirment comme ça, comme quelque chose de supérieur à toute autre identité. En tant que supérieur à toute autre identité, il tenait le meurtre de masse d'une identité, qu'il considérait comme immanente et périlleuse, comme la seule effectuation de cette sortie. Donc, je le répète, des identités il y en a et il y en aura toujours. Nous ne sommes pas dans une vision des choses qui consiste à dire qu'on va défaire les identités, les appartenances, les communautés, mais simplement on va favoriser comme éléments de construction subjective les irréductibilités aux appartenances tramées sans exclure les appartenances.

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Toute référence politique ayant disparu, au sens où, comme vous avez écrit il y a quelques temps, une fois que « tous les référents politiques dotés d'une vie ouvrière et populaire réelle » étaient,« par rapport au marxisme, atypiques, délocalisés, errants », il ne restait qu'à demeurer dans le « lieu inhabitable d'une hétérodoxie marxiste à venir" ». Je sais que vous n'aimez pas beaucoup les discours mortifères, ou les rappels incessants à la finitude. Évoquer la mort, d'ailleurs, comme vous vous demandiez dans D'un désastre obscur à propos du communisme, « nous mènera-t-il à une nomination convenable pour ce dont nous sommes les témoins33 » ? ALAIN Bxmou : Oui, je me rends compte aujourd'hui, si je revois tout ce problème, que lorsque j'ai énoncé que le marxisme était probablement dans une crise mortelle, je parlais au fond d'un certain marxisme. Je parlais du marxisme tel qu'il était un élément culturel, partout répandu avec son système propre de références historiques. Je parlais du marxisme, au fond, au sens où Sartre disait que le marxisme était l'horizon indépassable de notre culture. Il a dit cela, Sartre: le marxisme est l'horizon indépassable de notre culture. Etje vois bien qu'il parlait du marxisme en tant que le marxisme était omniprésent, qu'on soit pour ou qu'on soit contre, il était là. Et il était là d'une double manière. Il 32

G1ovANBATIISTA Tusx : Penser la politique, après une crise mortelle du marxisme, qui n'étant pas encore mort, était plutôt « historiquement détruit » et demandait justement de se maintenir « dans l'immanence de la destruction31 ». Fin du marxisme classique donc la fin des classes, la fin de leur opposition. 33 31

A. Badiou, Peut-on penser la politique Y, op. cit., p. 52.

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lvi, p. 56. « Se tenir dans le marxisme est occuper un lieu détruit, donc inhabitable. Je pose qu'il y a une subjectivité marxiste qui habite ! 'inhabitable. Elle est, au regard du marxisme tel que détruit, dans une situation de dedans/ dehors. La topologie de la politique, qui demeure à penser au lieu de l'inhabitable, est de l'ordre de la torsion: ni intériorité à l'héritage marxiste-léniniste, ni non plus extériorité réactive de l'antimarxisme. Ce rapport de torsion s'oppose à tout le triomphalisme du marxisme antérieur, à la rectitude infaillible de la "ligne juste". La pensée politique ne fait aujourd'hui état que d'un rapport biaisé à sa propre histoire». Ivi, p. 55. A. Badiou, D'un désastre obscur, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 1998, p. 7.


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était là parce qu'il y avait des États socialistes et aussi dans la figure d'un pouvoir, d'une puissance, d'une puissance installée dans le monde. Et il était également là comme une des grandes pensées du siècle, un choix fondamental, etc. Donc il avait une présence, il avait une grosse présence, impressionnante, matérielle, nationale, étatique, etc. li avait aussi une grande présence spirituelle et c'était ça qu'était le marxisme. Et quand je disais qu'il y avait une crise mortelle, je disais que ça, il y a de bonnes chances que ça n'existe plus à un moment donné, etje pense qu'aujourd'hui ça n'existe plus. Cette forme-là n'existe plus. Les États socialistes ont disparu, ainsi que l'évidence d'une culture marxiste plus ou moins solide, mais présente partout. Donc il y a bien eu une crise mortelle de ce marxisme-là, comme horizon culturel indépassable. Alors, la conclusion que j'en tire aujourd'hui, c'est que nous devons le ressusciter, mais pas celui-là: comme toujours la résurrection ce n'est jamais en fait la même chose. Nous devons ressusciter le marxisme dont nous avons besoin aujourd'hui. Et ce marxisme sera ressuscité de façon inévitable. Pourquoi? Parce quel 'idéologie hégémonique aujourd'hui, c'est le libéralisme. Donc nous sommes revenus quand même à quelque chose comme les années 1830-1840, c'est-à-dire à un moment où le capitalisme est dans la conscience de sa victoire. En 1840, c'était la conscience de sa naissance, de l'énorme espace qui s'ouvrait pour lui. Aujourd'hui c'est la conscience de sa victoire. Ce n'est pas la même chose, mais il a surmonté l'épreuve finalement, l'épreuve del 'hégémonie marxiste antérieure, et il est installé. Et finalement, nous allons retrouver, de façon assez étrange, à un niveau très général, la contradiction entre libéralisme et communisme, telle qu'elle a structuré le mouvement révolutionnaire et ouvrier pendant tout le XIXe siècle. Et on va y revenir dans des termes qui ne sont pas encore fixés, qui sont encore incertains, qui se cherchent. Mais il est évident qu'il s'agit d'un nouveau marxisme. Le nom « marxisme » lui-même va réapparaître. Et le communisme va réapparaître avec lui. Et cela dans un affrontement, qui va se faire avec le

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libéralisme. Et à ce propos, j'insiste toujours sur le fait qu'à mon avis il n'y a pas de néo-libéralisme. Ce qu'on nous raconte aujourd'hui n'a rien de nouveau. C'est véritablement la dogmatique capitaliste originelle. C'est la compétition, la concurrence comme loi absolue, la concentration du capital à une échelle inconnue auparavant. Toutes les grandes lois du marxisme élémentaire sont particulièrement visibles et actives aujourd'hui. Et c'est d'autant plus étrange que le marxisme, lui, n'est plus là. Par contre ce qu'il décrivait est là, plus que jamais : l'internationalisation du capital, le marché mondial, la concentration des capitaux, et même quelque chose dont on a cru longtemps que ça n'était pas complètement vrai, à savoir la pénétration complète du capitalisme à la campagne dans la production agricole. En réalité ça se réalise aussi à l'échelle planétaire. Voilà pourquoi je pense qu'il est vrai qu'il y a eu une crise mortelle du marxisme, et il est non moins vrai qu'il va y avoir une résurrection, dans des conditions que je ne peux pas vraiment anticiper mais que je crois inéluctables, et qui va se faire de nouveau dans une espèce de corps-à-corps difficile, dominé au départ par la réapparition telle quelle del 'idéologie libérale comme idéologie hégémonique et même unique des sociétés dans le monde d'aujourd'hui. GrovANBAlTISTA Tusx

: Du désastre à l'événement. Abandonner

la fascination obscure pour les catastrophes, l'extase devant la destruction, la pédagogie révélatrice qui est montrée par ce qui ne semble pas réductible à la pensée, me paraît être un des thèmes fondateurs de votre travail. Vous avez souligné longuement que le xxe siècle a été le siècle de« l'irréconcilié », le siècle qui s'est pensé« lui-même simultanément comme fin, épuisement, décadence, et comme commencement absol u34 ».

34 A. Badiou, Le Siècle, op. cit., p. 52.


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Mais le XXI• siècle semble s'ouvrir sous le signe de la catastrophe incompréhensible, de la crise systématique, de la guerre vertueuse et inhumaine. Les révolutions elles-mêmes, si on veut, semblent aller vers cette catastrophe sans possibilité de compréhension aucune dont parlait Hannah Arendt dans Qu'est-ce que la politique ? , pour qui les guerres « sont des catastrophes monstrueuses capables de transformer le monde en désert et la terre en une matière inanimée », et les révolutions, « à supposer qu'on les considère sérieusement avec Marx comme les "locomotives del 'histoire", elles ont démontré on ne peut plus clairement qu'un tel train de l'histoire se hâte manifestement vers l'abîme, et que les révolutions - loin de pouvoir maîtriser le contenu du désastre- ne font qu'accélérer de façon effrayante le rythme de son développement35 ». Qu'en est-il donc, aujourd'hui, des révolutions? ALAJN BADI0U : Je dirais que nous sommes dans une période incertaine mais à mon avis, à sa manière assurée quand même d'une résurrection du marxisme, ça c'est le premier point. Dans un combat contre le libéralisme reconstitué, il est certain que la catégorie de révolution doit être réexaminée, et sera réexaminée, dans l'élément de la résurrection du marxisme, avec une extension et une signification probablement tout à fait renouvelées. Entre autres choses, y compris la nature de ce qui, du point de vue de la politique, peut être considéré comme « événement» va être remise en cause, car« révolution» a été aussi le nom des événements politiques majeurs dont l'humanité a été capable des' emparer. Mais tant que ça reste articulé autour de la catégorie tout à fait différente de pouvoir, il y a quelque chose qui dysfonctionne.

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H. Arendt, Qu'est-ce que la politique ? (Texte établi par J. Kohn. Édition française, préface et notes de C. Widmaier. Nouvelle édition augmentée), Paris, Seuil, 2014, pp. 279-280.

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Alors que va devenir dans cette affaire la catégorie de révolution ? C'était votre question. Je suis là-dessus, par contre, dans un climat de grande incertitude, parce que je pense quand même que l'expérience du socialisme réel a été aussi une expérience de la catégorie de révolution. Les états socialistes ont résulté de processus révolutionnaires, sous une forme insurrectionnelle organisée dans le cas de la révolution bolchévique, sous la forme plus inattendue de la guerre prolongée à enracinement paysan dans le cas de la Chine. Mais dans tous les cas, on a eu affaire à des processus militarisés de renversement du pouvoir d'État établi, considéré comme un pouvoir de classe, avec son remplacement par une formule relevant de ce que Marx avait appelé la dictature du prolétariat. On a là un schéma assez classique, et il doit évidemment être réinterrogé du point de vue de la question de l'État. Pourquoi ? Parce qu'il est clair que nous pouvons savoir aujourd'hui que l'échec final des pays socialistes a été l'hypertrophie de l'État, la conviction que l'État était la clef absolue de la transformation du monde social, et de ! 'humanité en général. Autrement dit, on a pensé que l'instrument qui avait produit la victoire révolutionnaire en tant que telle était aussi l'instrument qui pouvait diriger et organiser la société nouvelle. Je pense qu'il a été historiquement démontré que ce n'est pas vrai. Même si les méthodes utilisées pour résoudre le problème del 'insurrection victorieuse, à savoir le parti centralisé et l'organisation hiérarchique et militaire du parti puis del 'État - puisque le parti et! 'État avaient fusionné - avaient résolu le problème d'un certain point de vue. li y a eu des révolutions victorieuses, il n'y a pas de doute, mais ça n'a pas résolu du tout le problème du communisme, c'est-à-dire le problème de la visée stratégique de la configuration politique nouvelle. On s'est plutôt orienté vers un économisme étatisé, extrêmement hiérarchisé, une politique terroriste qui finalement a été aussi un anéantissement de la politique. Il y a eu une dépolitisation au profit de la souverai-


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neté absolue de l'État, ce qui est quand même une production tout à fait inattendue dans le cadre du marxisme classique. Alors révolution aujourd'hui, qu'est-ce que ça veut dire ? C'est une question vraiment ouverte, parce que« révolution» doit vouloir dire aujourd'hui, en tout cas de façon tout à fait abstraite, que c'est une figure de la mobilisation collective et sociale dans la direction du communisme. On ne peut plus dire simplement que« révolution» c'est la question du pouvoir. Oui, c'est la question du pouvoir, mais la question du pouvoir, nous savons qu'elle n'est finalement pas déterminante stratégiquement à elle toute seule. Il faudra donc concevoir« révolution», si on maintient le mot, en lui donnant une signification très fortement transformée par rapport à la signification qu'il a eue pendant tout le XIX· et la première moitié du XX• siècle. Quoiqu'on en pense par ailleurs il y a des anticipations de ça. Il est probable de ce point de vue que Trotski n'avait pas complètement tort en parlant de révolution permanente, que les Chinois n'avaient pas tort de créer la bizarre expression de « révolution culturelle». On voit très bien que ce qui est recherché c'est une réactivation du mot révolution dans des conditions qui ne sont plus celles simplement du renversement violent d'un pouvoir hostile, et qui vont dans la direction de la construction effective d'une société qui va dépasser le socialisme vers le communisme, ou qui va s'orienter vers la souveraineté du bien commun, dans la définition la plus originale du communisme. G1ovANBATIISTA Tusx : En 1967, dans une conversation avec Jean Duflot publiée ensuite dans Le rêve du centaure, Pasolini parle d'un projet cinématographique sur Paul de Tarse. Pasolini transpose l'histoire de Paul dans le présent : de Damas (Barcelone), Paul, pharisien d'une famille romanojuive, traverse le désert, qui dans la transposition pasolinienne deviendra les routes d'Europe, et « au milieu de la circulation et de la vie quotidienne d'une de ces grandes routes, mais dans le silence le plus total, Paul est enveloppé par la lumière. Il

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tombe à terre et entend la voix de la vocation36 ». Ainsi commence sa prédication qui se termine après de nombreuses péripéties à New York, la Rome corrompue du présent, où l'état d'injustice dominant dans une société esclavagiste comme celle de la Rome impériale se montre « dans le racisme et dans la condition des Noirs37 », et où Paul subira le martyre. La contradiction entre « actualité » et « sainteté », fascine Pasolini, l'opposition entre« le monde de l'histoire qui tend, dans son excès de présence et d'urgence, à fuir dans le mystère, ) 'abstraction, l'interrogation pure, et le monde du divin qui, dans toute son abstraction et toute sa religiosité, descend parmi les humains, devient concret, opérant38 ». Celle de saint Paul, était une rupture où la nouveauté de la parole, bien que totalement immergée dans le présent, rompait avec toute contingence, avec tout état de fait. Singulière, en ce sens, l'obstination que Pasolini attribuait à Paul dans son scénario pour le film jamais réalisé.

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P. P. Pasolini, San Paolo, Torino, Einaudi, 1977, (trad. fr. de G. Joppolo, préface d'Alain Badiou, Saint Paul, Caen, Éditions NOUS, 2013, p. 21). lvi, p. 24. « Le monde dans lequel saint Paul vit et agit, dans notre film, est celui de 1966 ou 1967. En conséquence, les lieux qu'il traverse ne peuvent plus être les mêmes, (Par exemple, le centre du monde n'est plus Rome. L'actuelle capitale du pouvoir et de l'impérialisme est New York (avec Washington). De même, le foyer culturel, idéologique et, à sa manière, religieux (en définitive, le sanctuaire du conformisme intellectuel), n'est plus Jérusalem, évidemment, mais Paris. Par ailleurs, Rome est actuellement, grosso modo (el en ne la considérant pas, ici, dans son rôle de capitale officielle du catholicisme), ce qu'Athènes était à l'époque, c'est-à-dire une ville imprégnée d'une grande tradition historique. Enfin, Antioche, par analogie, peut très bien, aujourd'hui et ici, devenir Londres (capitale d'un empire déchu depuis l'avènement de l'hégémonie américaine, comme le devint Antioche à la suite du triomphe de! 'Empire romain). Le théâtre des voyages de saint Paul n'est plus le bassin méditerranéen, par conséquent, mais l'Atlantique». Ivi, p. 18. /vi,p.19.


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Dans sa transposition au présent, la parole de Paul, reconstruite comme dit Pasolini,« par analogie», n'a rien d'actuel, et reste« l'autre face»: l'inactuelle, celle qui modifie le présent à chaque instant, qui ne le laisse pas reposer en coïncidence avec lui-même. En vous référant à Paul de Tarse, vous vous référiez encore à une figure du militantisme qui partait d'une obstination individuelle. Et pourtant, vous rappelez comment la Révolution française a remplacé la figure individuelle et aristocratique du guerrier par la figure démocratique et collective du soldat, en créant un nouvel imaginaire pour la relation entre humain et inhumain. « La notion fondamentale était celle de 'levée en masse' », écrivez-vous, de « mobilisation de tous les révolutionnaires du peuple, sans égard à leur condition, contre l'ennemi commun39 ». Si donc le soldat a été le symbole moderne de la capacité des animaux humains à créer quelque chose au-delà de leurs propres limites, et donc à participer à la création de quelques vérités éternelles, quel nouvel imaginaire est possible pour une création collective, quelle figure? ALAIN BA01ou: Vous avez tout à fait raison de dire que c'est dans le contexte du binaire antagonique que naît la figure classique del 'héroïsme. L'héroïsme est toujours exalté par le fait que l'ennemi est identifié de façon simple et univoque et que la figure du héros est la figure de celui qui incarne de la façon la plus déployée l'intériorisation du conflit comme tel, au risque de sa vie, au risque de l'exploit. Je pense en effet que, à l'héroïsme individuel et souvent sacrificiel de la binarité, se substitue quelque chose qui peut être un héroïsme à sa manière, mais qui serait un héroïsme créateur d'un mouvement extrêmement complexe, dans lequel on peut être en un certain sens un héros de l'État, un héros de l'organisation, un héros des masses. Ce sont trois formes 39 A. Badiou, La relation énigmatique entre politique et philosophie, op. cit., p. 55.

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d'héroïsme tout à fait différentes, qui vont circuler dans la création collective. Il importe de voir que ceux qui ont été des héros des révo1 utions ont eu beaucoup de mal à être des héros de l'État. Par exemple, dès les années vingt, Lénine est dominé par l'inquiétude, l'incertitude, la critique, et on a de lui des textes très violents qui disent que finalement on n'a rien fait d'autre que de rétablir une bureaucratie dégoutante. Au fond Lénine ne sait plus très bien que faire, c'est ça le problème, et il propose en effet un héros collectif, quand il dit : ce qu'il faut c'est qu'on ait une inspection ouvrière et paysanne qui vienne voir ce qui se passe exactement dans les bureaux. Finalement, voilà, et puis après il meurt. En un certain sens, Mao c'est pareil. On voit bien qu'à un moment donné il est absolument exaspéré par l'état des choses, et se lance finalement dans des aventures extrêmement coûteuses et terribles, parce que, au fur et à mesure, il est mis sur la touche. Et je pense que c'est là un indice de ce que la catégorie de révolution forge son propre personnel. Mais ce personnel n'a pas d'avenir. Trotski raconte qu'un jour, on était dans les années révolutionnaires, on lui a demandé: mais qui est ce Staline qu'on voit? Et il a répondu : Staline est le personnage le plus médiocre de notre direction politique. Or c'était vrai. Il y a une médiocrité tactique qui n'est pas du tout celle de l'héroïsme révolutionnaire. GJOVANBATIISTA Tusx : Comme vous l'avez écrit, ce que vous nommez le « matérialisme démocratique » présente comme une donnée objective, ou un résultat de l'expérience historique, ce qu'on appelle « la fin des idéologies ». Mais, comme vous le constatez avec amertume dans Logiques des mondes, il s'agit en réalité d'une injonction subjective violente, dont le contenu réel est: « Vis sans Idée». Au cours des deux derniers siècles dans les sociétés occidentales (mais pas seulement) de nouveaux droits ont été conquis, de nouvelles attentes et exigences se sont créées, ef-


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façant l'idée d'un destin inéluctable ; de nouveaux concepts tels que la« dignité» et « les droits » humains se sont imposés à l'attention quotidienne, des attentes d'égalité ont été suscitées. Et au même moment, chaque jour pendant vingtquatre heures, l'inégalité est montrée sur toutes les télévisions et media de masse comme Internet, à tous les habitants de la planète. Raison pour laquelle la délusion humaine a augmenté avec chaque progrès. Se donner la mort. Le kamikaze. Voilà peut-être la figure extrême de la négation, de la perte radicale, qui fait taire la raison démocratique, l'agora des opinions sur le mieux ou le moins mauvais. La figure du terroriste était à l'origine, neutralement, quelqu'un qui pratiquait la Terreur. Les Jacobins d'ailleurs se déclaraient officiellement terroristes. Bien sûr il faudrait peut-être citer les différents exemples de« terrorisme» dont ont été accusées les milices antinazies françaises ou les résistants italiens. Sans évidemment mentionner ici les différents « terroristes », ennemis de I 'Amérique, qui ont lutté pour libérer leur pays de l'impérialisme nord-américain. Aujourd'hui cependant, il semble que le terrorisme ne soit plus un terme neutre, indiquant un type de lutte qui emploie la terreur comme moyen de ne pas encourir une défaite face à un ennemi beaucoup plus puissant. Comme nous le disions, la philosophie, voire le raisonnement, devrait se taire face à ce terrorisme défini comme ouvertement« nihiliste» (comme était défini ou s'auto-définissait comme nihiliste le terrorisme russe des anarchistes du XIXe siècle). Mais n'est-ce pas précisément le devoir de la philosophie de commencer quand la sagesse a fini ses justifications et ses argumentations ? Pour citer Phèdre, la tragédie de Racine, vous avez récemment, dans une conférence prononcée juste après les attentats meurtriers qui ont eu lieu à Paris en novembre 2015, repris un moment de la pièce où Phèdre dit, alors qu'elle doit avouer son amour qui, à ses propres yeux, est un amour criminel:« Mon mal vient de plus loin». Vous avez ajouté alors: « Nous pouvons dire aussi que notre mal vient de plus loin que! 'immigra-

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tion, que! 'islam, que le Moyen-Orient dévasté, que l'Afrique soumise au pillage" ... ». Alain, d'où vient, notre mal? ALAIN BADIOU : Comme vous le savez, et ici notre dernière question rejoint la première, Heidegger a caractérisé - il n'a pas été le premier d'ailleurs - notre temps comme le temps du nihilisme. Cette question du nihilisme, c'est une question qui flotte dans la philosophie mais aussi dans la société elle-même. Je crois qu'il faut bien comprendre que ce qui soutient aujourd'hui le nihilisme c'est tout de même la mondialisation capitaliste. Parce que la mondialisation capitaliste ne fixe en réalité aucun autre objectif à la vie humaine que de s'intégrer à cette mondialisation. C'est une prescription tautologique, parce qu'il ne s'agit de rien d'autre que de soutenir, et de s'inscrire dans ce qu'il y a déjà, considéré en plus comme une victoire irréversible ou même pour certains comme une fin de vie de l'histoire. Le motif a été introduit à propos justement du capitalisme mondialisé. Toutes les subjectivités aujourd'hui sont convoquées par rapport à cette situation. Et le partage le plus évident se fait dans deux directions. Première di rection, l'acceptation de cette incorporation au capitalisme mondialisé, si possible au niveau le meilleur qui soit. Et ce niveau est représenté par la catégorie de l'Occident en général, c'est-à-dire à proprement parler par les sociétés libérales avec des modes de vie permettant aux gens de faire ce qu'ils veulent, dans un certain ordre d'idées, la libération sexuelle, la reconnaissance des minorités, le parlementarisme, les élections, tout cela. L'intégration à ça, ce que j'appelle le « désir d'Occident», existe de façon très large. Il ne faut pas se tromper là-dessus. Le désir d'Occident, à savoir l'idée qu'il n'y a pas d'autre but dans le monde que de trouver une place 40

A. Badiou, Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du l 3 novembre, Paris, Fayard, 2016, p. 61.


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dans cet agencement, le meilleur possible, du capitalisme globalisé, est une subjectivité d'une grande puissance. La deuxième figure subjective - c'est celle pour laquelle la question est centrale - consiste à être pris dans la déception, avec l'amertume nihiliste de ceux qui ne trouvent pas vraiment de place de ce type-là, ou qui ont des raisons de penser qu'ils ne l'auront jamais, ou qui se sentent exclus de ce type de place, et qui se raccrochent à quoi ? Ils se raccrochent à ce que précisément le capitalisme mondialisé dévalue et dépasse, c'est-à-dire des identités. Donc ils vont accrocher cette pulsion négative à une identité, et pour des raisons qui par ailleurs sont historiques, aujourd'hui, une des identités les plus actives est l'identité islamique, ce qui dans la profondeur historique, est au fond l'idée d'une revanche du monde arabe sur une grande défaite subie en réalité aux alentours du Xv" siècle. Et cette idée identitaire, c'est-à-dire absolument réactive, donne sa forme à quelque chose de plus profond qui est l'impossibilité réelle ou fictive de trouver une place convenable. Et la troisième figure, c'est la figure qui s'oppose à la prétention du capitalisme globalisé d'être la loi du monde aujourd'hui. C'est une subjectivité qui doit s'enraciner dans la possibilité qu'il existe autre chose que cela. Et ça va donc cumuler tout ce dont nous avons déjà discuté: résurrection du marxisme, programme fondamental dirigé contre la propriété privée, réinstallation de l'hypothèse communiste, militantisme de type nouveau, etc. C'est-à-dire justement la proposition d'une Idée. Quelque chose qui, dans le champ global, va s'alimenter de la reconstruction d'une idée stratégique hétérogène, en conflit avec la prétention du capitalisme mondialisé à être la seule forme possible d'organisation de la collectivité. C'est pour ça qu'il y a une grande discussion autour de l'Idée, de la vie sans Idée, qu'est-ce qu'une Idée, etc. C'est parce que ça donne l'impression d'un retour à l'idéalisme. Ça donne l'impression que le matérialisme est en réalité aujourd'hui du côté du capitalisme mondialisé et que c'est

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du côté des révolutionnaires traditionnellement matérialistes que se situe l'idéalisme. Or ça prouve que le problème est mal posé. Par « Idée », ce que j'entends simplement, c'est la restitution dès que possible d'un espace qui ne soit pas uniforme. L'Idée c'est ce qui indique comment il peut y avoir une division des possibilités selon des normes qui ne sont pas unifiées. En l'occurrence, sur le plan politique, ça veut dire reconstruire d'une manière ou d'une autre l'opposition canonique entre communisme et capitalisme, à la fois au niveau évidemment de la stratégie idéologique, mais aussi au niveau des situations effectives et de leur programme de transformation, au niveau aussi des mouvements. Ça c'est le contenu pratique, le contenu effectif de la politique. Je crois qu'on peut partir du fait que la domination actuelle du capitalisme mondialisé avec l'impératif« Vis sans Idée » est une proposition mortifère et que les attentats sont la visibilité de ce côté mortifère. Là, la mort est visible. Cette mort qui est visible, ces jeunes gens qui pensent que dans le monde tel qu'il est, leur vie n'a pas beaucoup d'importance, mais que la mort en a une, car c'est quand même ça finalement qui montre bien, c'est ça qui met en évidence de façon violente, théâtrale, tragique que notre monde est un monde de la mort. Alors la mort de quoi? La mort de tout ce qui n'est pas la pure et simple recherche concurrentielle et aveugle d'une place convenable dans le monde tel qu'il est. Donc c'est la mort en tant que la mort de tout ce qui peut dépendre d'une possibilité créée par! 'événement, par la fidélité, par la subjectivation. Nous devons assumer le fait que l'activité meurtrière du nihilisme revanchard, accroché à des identités, n'est qu'un sous-produit du nihilisme le plus fondamental qui est quand même le nihilisme du capitalisme lui-même. D'ailleurs, il est très remarquable que ces groupes qui assument en fait le primat de la pulsion de mort, groupes de tueurs suicidaires de surcroît, c'est-à-dire qui n'accordent de signification ni à la vie des autres, ni à la leur propre, n'ont jamais d'aucune façon mis en cause le capitalisme en lui-même.


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D'ailleurs les organisations qui sont derrière, les gens qui manipulent tous ces jeunes gens sacrifiés, absolument sacrifiés, sont intégrés au marché mondial. L'organisation Daech vend du pétrole à la Turquie en grande quantité. Les puits de pétrole de la région de Mossoul continuent à fonctionner. .. Ce sont des gens pour lesquels, comme pour la totalité des autres largement, le capitalisme est la forme naturelle d'existence de l'économie. Et donc ce nihilisme mortifère n'est que dans une opposition relative au désir d'Occident. En fait c'est une opposition relative. On peut dire que le désir d'Occident et la sphère dite de l'islamiste terroriste composent en réalité la forme même du monde contemporain. Il y a une unité conflictuelle du monde, qui est l'unité de son nihilisme. On pourrait dire qu'on a au fond un nihilisme de la marchandise, c'est-à-dire un nihilisme de la concurrence capitaliste dans sa forme ordinaire ou civilisée, et puis un nihilisme agressif contre le premier nihilisme, qui est un nihilisme identitaire et revanchard. Mais tout ça en fin de compte c'est le même monde. Je pense qu'on le voit très bien, parce que la guerre qui existe entre ces deux mondes définit aussi l'historicité de ce monde. C'est comme si la tâche du moment pour l'Occident, c'était de venir à bout de ces gens-là, qui sont des parasites de sa propre existence. C'est pour ça que, quand on entend le président Hollande dire que nous sommes en guerre, on voit bien que c'est une guerre civile. On le voit tout de suite. Ce n'est pas une guerre avec quelque chose de réellement étranger, parce que ça va se solder par des perquisitions policières chez des gens qui sont ici, par le fait qu'on va stigmatiser des groupes sociaux, qu'on vas' occuper négativement de laquestion des réfugiés, etc. Et c'est une guerre civile pourquoi ? Parce que c'est une guerre intra-capitaliste absolument. Alors, contre cela, réactiver l'Idée, c'est-à-dire la rendre présente dans l'ensemble des activités concrètes de la vie collective, de l'organisation, du combat politique, des mouvements de masse. Réactiver l'Idée,

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c'est se séparer, c'est simplement le premier stade d'une séparation d'un monde régi par une fausse contradiction. Je terminerai sur ce point. La difficulté du monde contemporain c'est qu'il propose à tout moment de fausses contradictions comme si elles étaient des contradictions antagoniques majeures. La propagande est une propagande en faveur du désir d'Occident contre tout ce qui, quoiqu'en réalité fasciné par l'Occident lui-même, apparaît comme en guerre contre lui. Et l'idée, la résurrection du marxisme, la relance du communisme, la figure des organisations nouvelles et les combats populaires nouveaux, tout cela, c'est pour organiser la figure d'une vraie séparation, parce que toutes les propagandes orientent les gens vers des séparations fallacieuses.


ÉPILOGUE

Dieu qui donne la vie aux morts et appelle à l'existence ce qui n'existe pas. Épître de saint Paul apôtre aux Romains 4, 17

G1ovANBATTISTA Tusx : Nous avions commencé par la fin. Et nous finirons peut-être, au contraire, en revenant encore une fois au début. La question semble toujours celle que se posait Hegel dans la Differenzschrift de 1801, à savoir que la fin doit toujours être vue comme un autre commencement, ultérieur, toujours à nouveau. Au début donc, la grandeur de la philosophie, comme vous le dites dans votre Séminaire de l'année 1985, serait quand même d'interrompre le récit. Et« Parménide» serait le nom de cette interruption, de cette faille ouverte en terre grecque, parce que comme vous le rappelez « la philosophie exige qu'il soit possible d'interrompre le récit - l'instauration parménidienne nous le dit. Certes, il y a dans Parménide du récit poétique, mais il y a du récit sous la condition qu'il puisse s'interrompre. Peut-être s'interrompt-il seulement pour fonder un autre régime de récit, mais il s'interrompt' ». Heidegger a écrit que Parménide et Héraclite sont les deux penseurs qui demeurent dans une unique coappartenance au début de la pensée occidentale. « Ce qui fut pensé A. Badiou, Le Séminaire - Parménide. l'être J - Figure ontologique (1985), Paris, Fayard, 2014, pp. 258-259.


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dans la pensée de ces deux penseurs » écrit Heidegger, « n'a pas été altéré par l'écoulement des années et des siècles [ ... ] Ce qui précède ainsi et détermine toute histoire, nous le nommons J'initiai (Das Anfânglichey. Parce qu'il ne réside pas en arrière dans un passé, mais devance ce qui est à venir f ... ] Le commencement est ce qui, dans le déploiement d'essence de l'histoire (ln der wesenhaften Geschichte), se montre en dernier lieu2 ». Comment lutter contre l'obsession de l'initial qui infeste la philosophie, contre la rage fondatrice qu'il faut maintenir intacte, intouchable : où, comme écrit Jean-Luc Nancy, on reconnaît la hantise « métaphysique par excellence, la plus atroce des vulgarités d'une haine de soi - de l'autre en-soi - à laquelle se reconnaît la triste volonté d'être ou de faire "soi'? »? Vous avez parlé plusieurs fois de « résurrection », en appelant « éternité des vérités » cette disponibilité inentamable qui fait qu'elles peuvent être ressuscitées, réactivées dans des mondes qui sont hétérogènes à celui où elles furent créées, franchissant ainsi des océans inconnus et des millénaires obscurs. Devoir de la théorie donc de « rendre possible cette migration4 ».

2

3

4

M. Heidegger, Parmenides (Wintersemester 1942/43 édité par Manfred S. Frings) in Gesamtausgabe, Band 54, Frankfort am Main, Vittorio Klostermann, 1992 (trad. fr. de T. Piel, Parménide, Paris, Gallimard, 2011, p. 12). J.-L. Nancy, Banalité de Heidegger, Paris, Galilée, 2015, p. 71. Jean-Luc Nancy écrit, à propos des Cahiers Noir de Heidegger : « c'est bien par l'autosuppression du sans-sol que peut advenir la victoire "de ! 'Histoire sur le sans-histoire" l- .. ] Il fallait donc que se détruise l'agent de la destruction occidentale. Tel est l'aboutissement de la logique historico-destinale selon laquelle l'être-Seyn s'est envoyé dans son premier commencement vers I'advenue d'un autre, du véritable (re)commencement selon lequel il lui sera donné de jouir de l'étant et non plus d'être recouvert par lui. On reste sans voix ». lvi, pp. 74- 75. A. Badiou, Second Manifeste, op. cit., p. 144.

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La résurrection était d'ailleurs au centre de votre travail sur Paul de Tarse. La résurrection du Christ, comme vous le rappelez, était l'élément simple, le trait fabuleux, ou si vous voulez, l'énoncé primordial du témoignage de Paul. La résurrection éradique la négativité. Le Christ, écrivezvous, a été tiré « èx VEXQWV », hors des morts. Et « cette extraction hors du site mortel établit un point où la mort perd son pouvoir. Extraction, soustraction, mais non pas négation5 ». Christ, comme 1 'écrit Paul dans l 'Épître aux Romains, étant mort avec vous, vit avec nous. Ressuscité parmi les morts, il ne meurt plus, et la mort« n'a plus d'empire sur lui ». (Rm. 6). La résurrection ne serait pas la négation de la mort, la négation de la nature divine et immobile qui nie ou détruit l'humain, la négation de l'humain comme mort continue, l'humain non pas comme vivant mais comme mortel ? La résurrection serait en revanche au-delà de la négation, audelà du pouvoir de la mort ? ALAIN Bxmou : Le monde contemporain est un monde qui propose aux individus tout sauf devenir sujet. Et en ce sens, on peut soutenir la thèse que le monde contemporain c'est l'idée de la mort du sujet comme tel, au profit de l'existence d'animaux humains concurrentiels, pour se partager, dans des conditions d'ailleurs d'inégalité absolue, les ressources disponibles. Alors de ce point de vue-là, il s'agit bien de proposer une résurrection, il s'agit de proposer une résurrection du sujet ou plus exactement une résurrection des sujets ou, si vous voulez, une résurrection de la subjectivité, étant entendu que par subjectivité, on entend toujours le rapport, le toucher, l'incorporation à un processus de vérité.

5

A. Badiou, Saint Paul, op. cit., p. 89.


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Donc, si la grande question d'aujourd'hui, sous le nom de retour du marxisme, réaffirmation de l'Idée, contestation du capitalisme mondialisé, si tout cela peut être décrit dans un certain sens comme une résurrection, résurrection au regard del 'état de mort du sujet institué par le triomphe de l'univers mercantile et concurrentiel, du capitalisme globalisé, alors cette résurrection est évidemment affirmative de manière essentielle. Elle n'a pas pour essence la destruction de la mort et elle n'a pas pour essence d'entraîner la destruction du capitalisme, bien qu'elle puisse s'orienter dans cette direction. Elle a pour essence la réapparition de la possibilité d'être, et de faire quel 'individu vive à la hauteur du sujet qu'il est capable d'être. Parce ce que, en fin de compte,je pense que la vraie vie c'est quand un individu s'aperçoit qu'il est capable de beaucoup plus que ce dont il se savait capable, quand il franchit sa propre limite intérieure, en matière précisément d'affirmation créatrice, de mise en œuvre d'une idée collective. Dans toutes ses expériences, l'individu subjectivé, incorporé au processus d'une vérité, éprouve de façon effective qu'il est vivant, qu'il est vivant dans le bonheur de l'être et ça, par soi-même, se sépare du monde tel qu'il est. Et donc je dirais, en conformité en effet sur ce point avec certaines affirmations de saint Paul, qu'il y a une thèse de résurrection qui est fondamentale, en tant que possibilité. Nous ne sommes pas voués à cette vie au fond largement animale que propose le désir d'Occident. Nous pouvons l'outrepasser. Nous pouvons ressusciter en nous la capacité d'être sujet. Et quand elle est ressuscitée, dans des pratiques réelles, dans des créations effectives, alors nous expérimentons que nous sommes au-delà de cette animalité élémentaire qui est l'humanité concurrentielle capitaliste. Et donc, je terminerai pour une fois en citant Spinoza : nous expérimentons que nous sommes éternels, voilà. Nous expérimentons dans le temps, dans la vie concrète, que nous sommes éternels, c'est-à-dire que nous sommes au-delà de l'ordre de la précarité et du pur et simple pla-

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cernent dans l'univers qui nous est proposé. Et comme en général ces expériences sont partagées et collectives, nous expérimentons aussi que nous pouvons vivre à la hauteur de l'altérité, nous pouvons vivre cela avec les autres, ce qui renforce en vérité le sentiment vital lui-même.


CODA « À la Fin ? Del 'Europe et de la philosophie»

Mais par là même intervient en même temps la difficulté d'établir un commencement, car un commencement, en tant qu'il est quelque chose d'immédiat, fait une présupposition ou plutôt est lui-même une telle présupposition. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophique (1830), § I

Cher Alain Badiou, Dans notre bref dialogue la « fin » a été évoquée dès le début. Ce n'est certainement pas un hasard : comme vous écrivez de façon polémique dans votre Manifeste, notre époque est celle où la subjectivité est poussée vers son accomplissement, et par conséquent la pensée ne peut s'accomplir qu'au-delà de cet« accomplissement ». Mais l'énigme de notre époque, vous écrivez,« au rebours des spéculations nostalgiques du socialisme féodal, dont l'emblème le plus achevé a certes été Hitler, réside premièrement dans la maintenance locale du sacré tentée, mais aussi déniée, par les grands poètes depuis Hëlderlin. Et deuxièmement dans les réactions antitechniques, archaïsantes, qui nouent encore sous nos yeux des débris de religion (du supplément d'âme à l'islamisme), des politiques messianiques (marxisme compris), des sciences occultes (astrologie, plantes douces, massages télépathiques, thérapies de groupe par chatouillis et borborygmes ... ), et toutes sortes de pseudo-liens dont l'amour au sirop des chansons,


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l'amour sans amour, sans vérité ni rencontre, fait la molle matrice universelle 1 ». Le pathos de l'achèvement engloutit donc la philosophie dans un tourbillon obscur ; mais la philosophie manifestait la nécessité de« penser à hauteur de capital», au lieu de céder « aux vaines nostalgies du sacré, à la hantise de la Présence, à la domination obscure du poème, au doute sur sa propre légitimité2 ». L'Histoire du monde, selon Hegel, commence par l'Est, « l'aube de l'esprit est à l'Est, - là où le soleil se lève», mais « l'esprit» n'est qu'à son « déclin ». Dans les Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte de Hegel un mouvement singulier relie continuellement origine et destination, le va-et-vient entre le début et la fin. C'est« l'Europe» la« fin» de !'Histoire de !'Esprit hégélienne dont I '« Asie » fut le début primitif. Et la crise de la philosophie sur laquelle Edmund Husserl écrit dans La crise de l'humanité européenne et la philosophie est la crise de l'Europe : parce que la philosophie est, dans sa perspective, essentiellement « européenne ». Le projet « européen » et le projet philosophique avaient semblé seconfondre,jusqu'à annuler toute distinction possible au moment où la Révolution Française a éclaté; tout comme dans le projet de ! 'Illuminisme, qui a relevé les édifices de la Raison qui étaient tombés suite au tremblement de terre de Lisbonne, au matin de la fête catholique de la Toussaint, le Ier novembre 17553• La crise des sciences européennes dont parle Husserl, comme Derrida le rappelait, était une crise de l'esprit: « l 'impuissance, le devenir-impuissant de l'esprit, ce qui le prive

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A. Badiou, Manifeste, op. cit. p. 38. lvi. pp. 38-39. Le tremblement de terre de Lisbonne suffit à guérir Voltaire de la théodicée de Leibniz» écrit Adorno dans Negative Dialekiik en 1966.

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A. Badiou, G. Tusa - Coda

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violemment de sa puissance, ce n'est rien d'autre que la destitution (Entmachtung) de l'Occident européen4 ». Une crise est la crise d'un projet, et le projet« Occidental » semble avoir été aussi celui d'une Philosophie qui avait dans cet « Occident » son propre site naturel, unique. Et encore plus, elle avait son site en Europe, et précisément dans l 'Europe occidentale. De plus en plus souvent on évoque, de toutes parts, et pour des raisons diverses, une inévitable fin de I'« Europe». Et de plus en plus souvent, en réponse, ou plutôt, en réaction à la « crise » des valeurs d'appartenance à cette « Europe » on évoque une sortie de l'Europe. Mais est-ce la fin de I'« Europe»? Ou est-ce la fin d'une pensée qui parait ne pas savoir se libérer du « projet» et par conséquent de la« crise du projet» ? Est-il possible de penser au-delà de la« crise», au-delà du « projet » ?

G.T. Le mot« projet» est équivoque. S'il désigne la vision messianique d'un monde achevé et dont la valeur est en quelque sorte transcendante, c'est en effet un mot perdu, un mot discrédité. S'il désigne la tension pratique et transformatrice qui s'unifie dans une Idée, et qui est active ici et maintenant, sans représentation programmatique d'un avenir stabilisé, c'est un mot acceptable. Il est certain aujourd'hui que ni l'Europe, ni plus généralement l'Occident, ne sont le lieu d'un quelconque projet. Ce sont des sites de maintenance, ce sont les grands Garages du capitalisme mondialisé. Leur puissance s'exerce à contrôler que partout dans le monde, et quelles que soient les formes politiques ou les idéologies religieuses ou nationales, en tout cas le principe du libre marché n'est pas remis en cause, et que les zones de pillage, notamment l'Afrique, restent dans le 4

J. Derrida, L'Autre cap, Paris, Éditions Minuit, 1991, pp. 36-37.


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statut d'espace ouverts à la concurrence des firmes, à l'intervention militaire des puissances, et à la circulation de bandes armées qui se vendent aux uns et aux autres. Je pense du reste qu'à force de n'être plus que des puissances matérielles conservatrices et sans Idée, ! 'Europe et l'Occident seront contraints un jour ou l'autre de jouer leur vie dans une troisième guerre mondiale, et probablement d'y mourir, comme la Grèce est morte dans la guerre du Péloponnèse, ou comme l'Europe coloniale a commencé à mourir dans la guerre de 14. Disons que ce sera la fin des États-Unis, cet ultime avatar de l'Europe. On verra alors le monde se redistribuer, entre la renaissance de l'Idée communiste à échelle mondiale d'un côté, seul projet tenable pour la survie del 'humanité à très long terme, et la résistance des plus jeunes impérialismes, sans doute la Chine, l'Inde ... On verra. Pour le moment, bien entendu, l'Europe n'est plus qu'une enveloppe sans contenu, elle n'intéresse l'humanité que comme musée, comme réservoir culturel, avec les débris du charme de son ancienne vocation planétaire. Mais cela n'a pas grande importance : tout se joue, aujourd'hui, au niveau mondial. C'est pourquoi toute activité de pensée véritable est immédiatement internationaliste. Les prolétaires, disait Marx, n'ont pas de patrie. Aujourd'hui, les intellectuels n'ont pas de patrie, parce qu'aucune idée forte ne peut en avoir. A.B.

POSTFACE


PETITE BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE D'ALAIN BADIOU

PHILOSOPHIE:

Le Concept de modèle, Éditions Maspero, Paris 1969. Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982. L'Être et l'événement, Paris, Seuil, 1988. Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989. Le Nombre et les Nombres, Paris, Seuil, 1990. Conditions, préface de F. Wahl, Paris, Seuil, 1992. L'éthique, essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993. Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris, PUF (collection Collège international de philosophie), 1997. Deleuze. La clameur de /'Être, Paris, Hachette, 1997. Court traité d'ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998. Logiques des mondes. L'Être et l'événement 2, Paris, Seuil, 2006. Petit panthéon portatif, Paris, La Fabrique, 2008. Philosophy in the present (avec S. Zizek), Cambridge, Polity, 2009. Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009. L'Antiphilosophie de Wittgenstein, Caen, Éditions NOUS, 2009. Le Fini et l'infini, Paris, Bayard, Les Petites Conférences, 2010. Il n'y a pas de rapport sexuel. Deux leçons sur « L' Étourdit » de Lacan, avec Barbara Cassin, Paris, Fayard, 2010. La Philosophie et !'Événement, entretiens avec F. Tarby, Meaux, Germina, 20 l O. Entretiens 1, série d'entretiens 1981-1996, Caen, Éditions NOUS, 2011. La République de Platon, Paris, Fayard, 2012. L'Aventure de la philosophie française, Paris, La Fabrique, 2012. Entretien platonicien, avec M. Kakogianni, Paris, Éditions Lignes, 2015.


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De lajin

À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015. Métaphysique du bonheur réel, Paris, PUF, 2015. Éloge des mathématiques, avec G. Haéri, Paris, Flammarion, 2015. Que pense le poème?, Caen, Éditions NOUS, 2016.

ESSAIS POLITIQUES :

Brouillon d'un commencement, avec M.-C. Boons, M. Loreau, P. Verstraeten, Bruxelles, Textures, 1968. Contribution au problème de la construction d'un parti marxisteléniniste de type nouveau (avec H. Jancovici, D. Menetrey, E. Terray), Paris, Maspero, 1970. Théorie de la contradiction, Paris, Maspero, 1975. De l'idéologie (en collaboration avec F. Balmès), Paris, Maspero, 1976. Le Mouvement ouvrier français contre le syndicalisme, Marseille, Potemkine, l 976. Le Noyau rationnel de la dialectique hégélienne (en collaboration avec L. Mossot et J. Bellassen), Paris, Maspero, 1977. La contestation dans le P.C. F., Marseille, Potemkine, 1978. Peut-on penser la politique ? , Paris, Seuil, 1985. Est-il exact que toute pensée émet un coup de dés ? , Les Conférences du perroquet n°5, Paris, Éditions du Perroquet, 1986. Une soirée philosophique, avec A. Vitez, F. Wahl, C. Jambet, J.-C. Milner et F. Regnault, Paris, Potemkine/Le Seuil, 1988. D'un désastre obscur, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 1998. Monde contemporain et désir de philosophie, Reims, Cahier de Noria: 1, 1992 (fascicule de 33 p.). Casser en deux l'histoire du monde ?, Paris, Les conférences du perroquet n°37, Paris, Éditions Le Perroquet, 1992. Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998. Le Siècle, Paris, Seuil, 2005. Démocratie, dans quel état ? (avec G. Agamben, D. Bensaïd, W. Brown, J.-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross et S. Zizek), Paris, La Fabrique, 2009 (contribution: L'emblème démocratique). L'Idée du communisme vol. 1 (Conférence de Londres, 2009), (A. Badiou et S. Zizek, dir.), Paris, Éditions Lignes, 2010 (contribution : L'Idée du communisme).

Bibliographie

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L'Explication, conversation avec Aude Lance/in, avec A. Finkielkraut, Paris, Éditions Lignes, 201 O. Regards sur la crise. Réflexions pour comprendre la crise ... et en sortir, ouvrage collectif dirigé par A. Mercier, Paris.éd. Hermann, 2010 (contribution: L'Événetnent Crise). Heidegger. Le nazisme, les femmes, la philosophie, avec B. Cassin, Paris, Fayard, 2010. L'Antisémitisme partout. Aujourd'hui en France, avec E. Hazan, Paris, La Fabrique, 201 l. L'Idée du communisme, vol. 2 (Conférence de Berlin, 2010), (A. Badiou et S. Zizek, dir.), Paris, Éditions Lignes, 2011 (contribution: Le socialisme est-il le réel dont le communisme est l'idée?). La Relation énigmatique entre politique et philosophie, Meaux, Germina, 2011. What Does a Jew Want ? : On Binationalism and Other Specters, Udi Aloni. With S. Zizek, A. Badiou and J. Butler, New York, Columbia University Press, 2011. Les Années rouges, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012. Controverse, Dialogue avec Jean-Claude Milner sur la philosophie et la politique de notre temps (collab. Ph. Petit), Paris, Le Seuil, 2012. Qu'est-ce qu'un peuple ?, avec P. Bourdieu, J. Butler, G. DidiHuberman, S. Khiari, J. Rancière, Paris, La Fabrique, 2013 (contribution : Vingt-quatre notes sur les usages du mot peuple). Que faire? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l'avenir de la démocratie, avec M. Gauchet, Paris, Philosophie édition, 2014. « L'impuissance contemporaine », in Le symptôma grec (ouvrage collectif), Nouvelles Éditions Lignes, 2014. Notre mal vient de plus loin. Penser les tueries du I 3 novembre, Paris, Fayard, 2016. La vraie vie : appel à la corruption de la jeunesse, Paris, Fayard, 2016.

ART ET CINÉMA :

Petit manuel d'inesthétique, Paris, Seuil, 1998. « Dialectiques de la fable», in Matrix, machine philosophique (ouvrage collectif), Paris, Ellipses, 2003.


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De la.fin

Cinéma, textes rassemblés et présentés par Antoine de Baecque, Paris, Nova éditions, 2010. Le noir: Éclats d'une non-couleur, Paris,Autrement, 2016.

ROMANS, ESSAIS LllTÉRAIRES:

Imagestes. Trajectoire inverse/, Paris, Seuil, 1964. Portulans. Trajectoire inverse Il, Paris, Seuil, 1967. Samuel Beckett. L'écriture du générique et l'amour, Paris, Éditions Le Perroquet, 1989 (fascicule de 36 p.). Beckett, l'increvable désir, Paris, Hachette, 1995. Calme bloc ici-bas, Paris, éd. P.O.L., 1997. Éloge de l'Amour, avec N. Truong, Paris, Flammarion, 2009.

Bibliographie

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Circonstances, 2. Irak.foulard, Allemagne/France, Paris, Lignes & Manifeste, 2004. Circonstances, 3. Portées du mot « juif», Paris, Lignes & Manifeste, 2005. Circonstances, 4. De quoi Sarkozy est-il le nom ? , Paris, Éditions Lignes, 2007. Circonstances, 5. L'Hypothèse communiste, Paris, Éditions Lignes, 2009. Circonstances, 6. Le Réveil de l'Histoire, Paris, Éditions Lignes, 2011. Circonstances, 7. Sarkozy : pire que prévu, les autres : prévoir le pire, Paris, Éditions Lignes, 2012. Circonstances, 8. Un parcours Grec, Paris, Éditions Lignes, 2016.

LE SÉMINAIRE : THÉÂTRE, OPÉRA : PIÈCES

sr

ESSAIS :

L'Écharpe rouge, Paris, Maspero, 1979. Ahmed le subtil, Arles, Actes Sud, 1984. Rhapsodie pour le théâtre, Paris, Imprimerie nationale, 1990. Réédition corrigée et augmentée Paris, PUF, collection Perspectives Critiques, 2014. Ahmed philosophe, suivi de Ahmed se fâche, Arles, Actes Sud,1995. Les Citrouilles, Arles, Actes Sud, 1996. Cinq leçons sur le 'cas' Wagner, Caen, Éditions NOUS, 2010. La Tétralogie d'Ahmed, Arles, Actes Sud, 2010 et 2015 (recueil en une nouvelle édition des quatre pièces des Ahmed, avec une nouvelle préface). Éloge du théâtre, avec Nicolas Truong, Paris, Flammarion, 2013. Le second procès de Socrate,Arles,Actes Sud, 2015. La République de Platon : feuilleton philosophique, suivi de L'incident d'Antioche : tragédie en trois actes, Paris, Fayard, 2016.

SÉRIE DES CIRCONSTANCES :

Circonstances, 1. Kosovo, 11 septembre, Chirac/Le Pen, Paris, Lignes & Manifeste, 2003.

Le Séminaire - Lacan. L'antiphilosophie 3 (1994-1995), Paris, Fayard, 2013. Le Séminaire -Malebranche. L'être 2 - Figure théologique ( 1986), Paris, Fayard, 2013. Le Séminaire- Images du temps présent (2001-2004), Paris, Fayard, 2014. Le Séminaire - Parménide. L'être 1 - Figure ontologique (1985), Paris, Fayard, 2014. Le Séminaire - Heidegger. L'être 3 - Figure du retrait (1986-1987), Paris, Fayard, 2015. Le Séminaire - Nietzsche. L'antiphilosophie 1 (1992-1993), Paris, Fayard, 2015. Le Séminaire - L'Un. Descartes, Platon, Kant (/983-1984), Paris, Fayard, 2016. Le Séminaire - L'infini. Aristote, Spinoza, Hegel ( 1984-1985), Paris, Fayard, 2016.


Alain Badiou ( 1937) est philosophe, dramaturge et romancier. Parmi ses publications : Théorie du sujet ( 1982), L'Être et févénement (1988), Conditions (1992), Logiques des mondes (2006), La République de Platon (2012). Il est actuellement professeur émérite à l'ENS de Paris.

GiovanbattistaTusa ( 1979) philosophe, spécialiste des médias et du cinéma, il exerce son activité à Paris et aux ÉtatsUnis, où il collabore avec de nombreuses institutions et centres de recherche.

Achevé d'imprimer en Italie en avril 2017 par Digital Team- Fano (PU) ISBN : 9788869760907 Dépôt légal: avril 2017


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