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Alain Badiou and Giovanbattista Tusa, De la fin

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GIOVANBATTISTA TUSA

APOLOGUE

Le commencement est la négation de ce qui commence avec lui.

F. W. J. Shelling

[ ... ] la « contradiction » est inséparable de la structure du corps social tout entier, dans lequel elle s'exerce, inséparable de ses conditions formelles d'existence, et des instances même qu'elle gouverne, qu'elle est donc elle-même, en son cœur, affectée par elles[ ... J.

L. Althusser, Pour Marx

Le narrateur italien ltalo Calvino a toujours vu dans Paris un symbole de l'ailleurs, la ville étrangère 1 : à Paris, écrivaitil, « j'ai ma maison de campagne, dans le sens où exerçant la profession d'écrivain je peux passer une partie de montravail dans la solitude, peu importe l'endroit, dans une maison isolée en pleine campagne, ou sur une île, et cette maison de campagne moi je l'ai en plein cœur de Paris 2 ».

Les personnages des romans et des récits de Calvino font souvent preuve d'une union singulière d'ascèse et d'obstination, toutefois mystérieusement conjuguée à une tenace curiosité pour les êtres humains et leur situations contradic-

« [ .... ] pour moi la ville reste l'Italie. Paris est plus le symbole d'un ailleurs qu'un ailleurs». Extrait de l'entretien avec Calvino,

« Un altrove da cui guardare l 'universo », Paese sera, 7 gennaio 1978.

2 1. Calvino,« Eremita a Parigi » (1974), in Romanzi e racconti, Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1994, vol. III, p. 104.

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toires, pour leurs étrangetés, pour leurs singularités. Dans Il barone rampante (le baron perché) Calvino raconte l'histoire de Cosimo, fils aîné du baron Laverse du Rondeau, lequel, âgé d'à peine douze ans, décide, à la suite d'une dispute avec ses parents qui avait pour objet un plat d'escargots qu'il refusait de manger, de monter au sommet de ! 'yeuse de leur jardin. Et de là, de ne jamais plus descendre.

La famille de Cosimo ne se distingue pas par sa particulière sévérité, et pourtant Cosimo, en dépit d'un environnement familial tout compte fait bienveillant, manifeste une invincible obstination à vouloir suivre sa propre voie, sa propre manière précise, bien qu'excentrique, d'être au monde.

Il barone rampante nous transporte au XVIII 0 siècle, dans le Paris des Lumières. Cosimo vit sur les arbres, mais entretient une fervente correspondance épistolaire avec Rousseau. À un moment donné, il constitue même une bibliothèque, elle aussi suspendue, qui comprend les volumes de I 'Encyclopédie de D'Alembert et de Diderot. Et c'est précisément à Diderot qu'il envoie son Projet de Constitution d'un État idéal fondé sur les arbres.

C'est l'utopie, pour Deleuze et Guattari, la conjonction de la philosophie avec le milieu ambiant: l'utopie fait« la jonction de la philosophie avec son époque, capitalisme européen, mais déjà aussi cité grecque f ... ] elle désigne étymologiquement la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout avec les forces étouffées dans ce milieu 3 ». Utopique est d'ailleurs le paradeigma (modèle) de la IloÂ.rtda (La République) de Platon, livre dont l'intention est de traiter de ce que Platon lui-même définissait <pLÀ.oooc)>(a JŒQl 'tà àv0gcinuva (philosophie des choses humaines), modèle d'une polis qui n'existe

G. Tusa - Apologue Il

en aucun lieu dans le monde, décrit dans le livre IX, à la fin du dialogue :

Je comprends ; tu parles de la cité (nÔÀE't) dont nous avons tracé le plan, et qui n'est fondée que dans nos discours, [592bl puisque, aussi bien, je ne sache pas qu'elle existe en aucun endroit de la terre.

Mais, répondis-je,il yen a peut-être un modèle l,meaoetyµal dans le ciel pour celui qui veut le contempler, et d'après lui régler le gouvernement de son âme. Au reste, il n'importe nullement que cette cité (.n:6Àet) existe ou doive exister un jour : c'est aux lois de celle-là seule, et de nulle autre, qu'il [le philosophe] conformera sa conduite.

L'engagement philosophique est un engagement étrange : ou plutôt, selon Alain Badiou, il crée une étrangeté. Il est différent de l'engagement politique, ou de l'engagement civil, précisément parce qu'il est marqué par cette étrangeté intérieure.

La vérité, axiomatique et générique, fondatrice, pour Badiou, pose ses propres conditions de possibilité : non déductibles d'aucune prémisse, qui ne peuvent se confondre avec la simple cohérence, la correspondance ou la vérification des logiques ordinaires. La notion de vérité, pour Badiou, dépasse ce qui peut être prouvé ou démontré. Elle ne se déduit pas: la philosophie doit reconnaître et déclarer son existence 4 • La révolution, écrit Badiou « c'est ce qui fait un tour de plus, ce n'est pas un commencement absolu, c'est quelque chose qui est emporté dans la spirale d'un nouveau cycle. Je crois qu'il faut se représenter le présent comme la déclaration d'un emportement, de ce qui est effectivement emporté dans la projection. La déclaration - pour reprendre le mot de Mallarmé,

3 G. Deleuze - F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, pp. 95-96.

4 Voir sur ce point le bel essai de Daniel Bensaïd, « Alain Badiou et le miracle de l'événement» in Résistances. Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001.

12 De !afin

qui convient parfaitement-, c'est la coextension emportée de la répétition et de la projection 5 ».

En quelque sorte, Badiou se reconnecte à la notion d'authenticité de la décision comme détachement, interruption du continuum anonyme du das man Heideggérien. Das man, le On, décrit par Heidegger dans Sein und Zeit, est tout le monde en général mais personne en particulier: bien qu'en lui puisse s'inclure le sujet même de l'énonciation, il n'est jamais assignable à une réalité concrète et circonscrite à laquelle il serait possible de s'opposer.

C'est une interruption pour Badiou qui provoque la déchirure, le passage de l'animal générique au sujet: s'il n'y a pas d'éthique« en général», écrit Badiou « c'est que le Sujet abstrait fait défaut, qui aurait à s'en armer. Il n'y a qu'un animal particulier, convoqué par des circonstances à devenir sujet. Ou plutôt à entrer dans la composition d'un sujet. Ce qui veut dire que tout ce qu'il est, son corps, ses capacités, se trouve, à un moment donné, requis pour qu'une vérité fasse son chemin. C'est alors que l'animal humain est sommé d'être l'immortel qu'il n'était pas 6 ».

Dans son livre sur Paul de Tarse, Badiou évoque une conception formelle laïcisée de la grâce. La grâce,« affirmation sans négation préliminaire» n'est pas un moment de l'Absolu. La position de Paul est antidialectique de manière radicale, et« la mort n'y est d'aucune façon l'exercice obligé de la puissance immanente du négatif». La grâce est plutôt pure rencontre, et tout le point est pour Badiou de savoir« si une existence quelconque rencontre, rompant avec l'ordinaire cruel du temps, la chance matérielle de servir une vérité, et de devenir ainsi, dans la division subjective, par-delà les obligations de survie de l'animal humain, un immortel? ».

5 A. Badiou, Le Séminaire - Images du temps présent (2001-2004), Paris, Fayard, 2014, p. 168.

6 A. Badiou, L'éthique, essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1993,p.60.

7 A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris, PUF (collection Collège international de philosophie), 1997, p. 80.

G. Tusa - Apologue 13

Les sujets sont des « points » de vérité, des occurrences locales du processus de vérité, des inductions particulières et incomparables. Sujet qui, pour Badiou « outrepasse l'animal (mais l'animal en est le seul support), exige qu'il se soit passé quelque chose, quelque chose d'irréductible à son inscription ordinaire dans "ce qu'il y a". Ce supplément, appelons-le un événement, et distinguons l'être-multiple, où il n'est pas question de vérité (mais seulement d'opinions), de l'événement, qui nous contraint à décider une nouvelle manière d'être. De tels événements sont parfaitement attestés : la Révolution française de 1792, la rencontre d'Héloïse et d' Abélard, la création galiléenne de la physique, l'invention par Haydn du style musical classique ... Mais aussi bien : la Révolution culturelle en Chine (1%5-1967), une passion amoureuse personnelle, la création par la mathématicien Grothendieck de la théorie des Topos, l'invention par Schoenberg du dodécaphonisme 8 ••• ». L'événement est donc dans la position paradoxale d'être à la fois situé, mais aussi et en même temps délié de toutes les règles de la situation.

Au cœur même de toute situation, comme fondement de son être, il y a un« vide situé» : l'événement nomme le vide« en tant qu'il nomme l'insu de la situation». Comme dans l'exemple célèbre qui a pour nom « Marx », lequel « fait événement dans la pensée politique en ce qu'il désigne, sous le nom de prolétariat, le vide central des sociétés bourgeoises commençantes. Car le prolétariat, totalement démuni, absent de la scène politique, est ce autour de quoi s'organise la plénitude satisfaite du règne des propriétaires de capitaux 9 ». Finalement, conclut Badiou, « on dira que le caractère ontologique fondamental d'un événe-

Badiou écrit aussi dans L'éthique : « la venue de l'ascétisme est identique au découvrement du sujet de vérité comme pur désir de soi. Le sujet doit en quelque sorte continuer sur ses propres forces, n'étant plus protégé par les ambiguïtés de la fiction représentative». A. Badiou, L'éthique, op. cit., p. 79. 8 A. Badiou, L'éthique, op. cit., p. 61. 9 lvi, p. 93.

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ment est d'inscrire, de nommer, le vide situé de ce pour quoi il est événement'? ».

G. Tusa -Apologue 15

la métaphysique est historiquement épuisée, mais que l'au-delà de cet épuisement ne nous est pas encore donné 12 ». La philosophie est donc restée prisonnière, « prise entre l'épuisement de sa possibilité historiale et la venue sans concept d'un retournement salvateur. La philosophie contemporaine combine la déconstruction de son passé et l'attente vide de son avenir 13 ».

« Tout mon propos » écrit laconiquement Badiou dans Conditions,« est de rompre avec ce diagnostic 14 ».

Image extraite du film« Tout va bien» de J. L. Godard et J. P. Gorin

L'Abbau de Heidegger, la grande « déconstruction » de Heidegger, est le désassemblement de ce qui s'est édifié sur le commencement : d'un même geste, il ébranle l'édifice de la tradition métaphysique, et fonde l'auto-positionnement historique de cette tradition, emportant la philosophie à son extrême, à ses extrémités, à ses confins si l'on veut.

Heidegger,« installé dans la venue d'un au-delà de la philosophie, la venue d'une« pensée pensante» f ... ] qui transcende la disposition philosophique 11 >>, place, selon Badiou, la philosophie sous une détermination plus essentielle qu'elle-même : elle est, dans la perspective heideggérienne, destinée ou envoyée par une disposition de pensée plus originaire et plus essentielle qu'elle-même. Le destin de la philosophie, et sa capacité, doit toujours être mesuré à cette condition qui est plus profonde et plus décisive qu'elle ne peut l'être elle-même. L'idée dominante de la grande construction heideggérienne est pour Badiou « que

10 Ibid. 11 A. Badiou, Le Séminaire - Images du temps présent, op. cit., p.

317.

Image extraite du film « Tout va bien » de J. L. Godard et J. P. Gorin

Tout va bien, film français écrit et réalisé par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, sorti en 1972, raconte une grève dans une usine, avec piquet de grève et séquestration du patron, dans la France de l'après mai 68.

En cela Alain Badiou voit « une allégorie du gauchisme finissant », le récit des événements entre 1969 et 1972, le bilan politique d'une fin, voire insiste-t-il, « de la fin d'un commencement 15 ».

12 A. Badiou, Conditions, préface de F. Wahl, Paris, Seuil, 1992, p. 58.

13 Ibid.

14 Ibid. 15 A. Badiou « La fin d'un commencement. Notes sur Tout va bien de

Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin ». Texte d'une conférence

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De la fin

D'une certaine façon, le film de Godard ouvre une réflexion sur les conditions à partir desquelles le nouveau pourrait surgir, et la création être modifiée par l'expérience des combats populaires. Selon Badiou, il s'agit d'une véritable rééducation d'un artiste petit-bourgeois et d'une jeune femme à travers la révolte et l'amour.

DELA FIN

CONVERSA TI ONS PAR ALAIN BADIOU ET G10v ANBATTIST A Tusx

Tout va bien » de J. L. Godard et J. P. Garin

Et tel est, « dans son étrange beauté intemporelle, la déclaration du film de Godard » écrit Badiou : « Tout va bien » est « l'esprit de ceux qui s'organisent librement, et n'ont de compte à rendre qu'à eux-mêmes" ».

prononcée à Nantes le 14 février 2003, à l'invitation de l'association La vie est à nous, dans le cadre de la rétrospective « Jean­ Luc Godard : années politiques », in A. Badiou, Cinéma, textes rassemblés et présentés par A. de Baecque, Paris, Nova éditions, 2010, p. 389.

16 Ivi, p. 402.

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