UTOPIES PRÉCAIRES ou l'art d'habiter les marges de l'infosphère

Angelica Ceccato sous la direction de Madame Manuela de Barros

UTOPIES PRÉCAIRES OU L’ART D’HABITER LES MARGES DE L’INFOSPHÈRE

Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis U.F.R. Arts, Philosophie et Esthétique Département Arts plastiques Master 2 mention Arts plastiques et art contemporain Parcours Esthétique, pratique et histoire de l’art contemporain (EPHAC) N° 18904268 - Juin 2020

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REMERCIEMENTS Merci à ma famille (Nicoletta, Giorgio, Virginia), à mon université (Paris VIII Vincennes - Saint Denis), à ma directrice de recherche (Madame Manuela de Barros) et mes autres professeurs, à mes amis (Marco, Floriane, Mégane, Grégoire, Araks, Konrad, Chantal, Tristan, Miriam, Viola, Giulia, Filippo, Chiara, Francesca), et tous ceux qui ont stimulé ma réflexion, avec patience et soutien inconditionnel.

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SOMMAIRE INTRODUCTION

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I

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1. L’invisible

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2. Le non-représentable

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3. Le non-reconnaissable

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4. Le non-pensable

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5. L’in-mémorable

15

6. L’inactuel

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7. Invisibilité hyper-exposée

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EX-STASE N. 1 II

24 32

1. (Hyper)fer et (hyper)feu

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2. Orienteering dans l’infosphère

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3. Bloody Sunday, ou la catastrophe onirique

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4. Utopie, hyperstition, an-archéologie

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5. Conjuguer le présent progressif

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6. CNTRL+C / CNTRL+V

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7. Petite apologie de l’apocalypse

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EX-STASE N. 2

3

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III

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1. Biostructure grosse et plate

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2. Ville ouverte

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3. Sexe abstrait

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4. Entropie disciplinée

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5. 01111000 01111000 01111000 (xxx)

74

6. POO (Pornographie Orientée Objet)

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7. Programmer l’apocalypse

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EX-STASE N. 3

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CONCLUSIONS

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ANNEXE : Entretien avec Silvio Lorusso

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TABLE DES ILLUSTRATIONS

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BIBLIOGRAPHIE

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SITOGRAPHIE

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INDEX RERUM

107

INDEX NOMINUM

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INTRODUCTION En avril 2020, on comptait 4,57 milliards d'internautes actifs, soit environ 59 % de la population mondiale, et 439 millions de plus qu'en 2019. N'ayant aucune idée du nombre de personnes pouvant correspondre à ces 439 millions, j'ai découvert que les États-Unis comptaient 328 millions d'habitants et l'Europe environ 743 millions1. J’ai, donc, réalisé qu'en quelques mois l’équivalent de la population d’un continent entier s'est mis en ligne alors qu'auparavant, peutêtre, ils faisaient d'autres choses, ou ils les faisaient autrement. Bien sûr, l’avril 2020 de la pandémie, du confinement et de la psychose sociophobe a été un mois extraordinaire pour tout le monde, et 59 % de la population mondiale, moi y compris, a profité de la torture luxueuse d'être toujours en ligne. Le fait que le web et la construction d'un ‘soi’ virtuel, codifié et numérique, croissent de manière exponentielle, n'est ni une nouveauté ni un mystère. Néanmoins l'accélération de cette tendance dans sa forme la plus impétueuse, et peut-être inattendue et redoutée, conduit à raisonner avec une urgence inédite autour de l'inscription humaine dans la nébuleuse géante de données qu'est Internet. À cet égard, je fais appel au terme ‘infosphère’, non pas tant pour des raisons d’appeal vers ce mot. En effet, je suis convaincue que la terminologie des nouveaux médias vieillit tôt, et souvent mal, à tel point que le terme ‘nouveaux médias’ lui-même commence à me paraître légèrement trop classique, voire nostalgique. Je pense plutôt à l’’infosphère', car je peux voir l'union entre l'interconnexion physique individuelle concernant l'utilisateur et son dispositif, mais aussi l'interconnexion virtuelle qui tisse notre collection actuelle de 4,57 milliards d'utilisateurs et autant - ou peut-être plus - de dispositifs.

Lorsque dans mes dernières recherches j'ai essayé de définir ce qu'était une possible 'esthétique de l’échec' dans la collaboration entre art, science et technologie, mes conclusions m'ont amené à penser que si nos chères prothèses numériques digèrent les informations plus rapidement et d'une manière qui ne nous est pas accessible, il faut se demander comment éviter d'être soi-même ingéré et digéré, si cette manière existe. En résumé : si nous nous noyons dans une marée de données, c'est parce que nous nous adonnons à la narcose qui nous fait flotter dans le cyberespace et le cybertemps, qui ne sont pas et n'ont jamais été les nôtres, mais qui promettent efficacité rationnelle, transparence et véracité. Je parle d’’utopie' en ces termes, en faisant valoir que la promesse d'un avenir fièrement technophile n'a pas été Données repérées en ligne https://www.statista.com le 25 mai 2020. Toutes les sources en ligne ont été consultées le 25 mai 2020.

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tenue, du moins pas entièrement, et que ces mêmes postulats de transparence, d'efficacité et d'invincibilité sont aussi précaires que naïfs. En ce sens, l'utopie ne peut pas être unique, elle est plurielle et précaire. Franco ‘Bifo’ Berardi affirme que la dernière véritable utopie a été celle du cyberpunk, et que le futur est mort en 1977, année de l'enregistrement de la marque Apple, mais aussi de la première fécondation in vitro et l’année dans laquelle les Sex Pistols chantaient « No future, No future, No future for you » dans God Save The Queen2. Le ‘futur’, comme utopie prévisible, est mort, et il n'existe aucun manuel ou Manifeste explicite capable de diriger notre ‘soi quantifié’. Pour cette raison, la codification de chaque instance de la vie quotidienne, sa mise en réseau et son partage investit l'attention et l'écologie émotionnelle des individus en tant qu'utilisateurs, mais aussi la relation inter-objectifs des humains en tant que ‘choses parmi les choses', en particulier dans l'espace virtuel. Dans un régime de techno-euphorie, d'hyperréalité programmée et de datapanoptisme, est-il possible de penser à une écologie qui réinterprète la dynamique interne de l'infosphère et échappe au necrocapitalisme informationnel ? Comment la création artistique contemporaine peut-elle refléter et réinventer l'(s)objectivité mais aussi l'agence humaine face à l'émergence d'un monde où tout est hyper(rapide, résolu, intelligent, productif), à une époque où l'on annonce l'effondrement écologique, sanitaire, et probablement économique, politique et militaire ? Est-il possible d'imaginer des solutions de cohabitation durable et des colloques entre les hommes et les machines ? Dans mes recherches, j'essaie d'interpréter les modes actuels de ‘monder'3 dans l'infosphère, de son centre mais surtout de ses marges, où je vois dans la fluidité poreuse et perméable, dans les points de faiblesse et de discontinuité la possibilité d'une coexistence durable - en ligne comme hors ligne.

C'est pourquoi je m'appuie sur une lecture spéculative du discours, une lecture qui est propre à l'artiste en tant qu'inventeur et ‘joueur sérieux’. En ce sens, la dystopie, ainsi que la science-fiction et la fiction en général, sont des outils constructifs pour lire le présent qu'un calcul prédictif d'un avenir probable, calculable et rationnel que nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre. Si l’art est un jeu sérieux, sa technique c’est la spéculation. Par conséquent, il ne faut pas tomber dans le catastrophisme, car la crise et l'accident ne sont pas le symptôme de la misère humaine mais la clé d'une ouverture vers une position de possibilité, et non de prévisibilité. Dans mes recherches, je n'ai pas la Berardi, Franco ‘Bifo’. Dopo il futuro: dal futurismo al cyberpunk : l’esaurimento della modernità. Rome : DeriveApprodi, 2013.

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Le terme ‘monder’ est une traduction du concept de ‘worlding’, qui dans le langage de Donna Haraway correspond à la SF (science-fiction, ou fabulation speculative).

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prétention d'apporter des réponses définitives, mais j'essaie de ne pas me résigner à un déterminisme passif et stérile. Mon texte comporte trois grands parties, dans lesquelles je traite respectivement : le biais cognitif et perceptif inhérent à la représentation numérique et à l'architecture logique des algorithmes ; l'écart spatio-temporel qui s'établit entre la géographie de la connaissance humaine et celle propre à l'infosphère ; la matérialité et la sensualité des dispositifs informatiques dans leur inscription au corps humain et inversement. Pour ce faire, je me base sur l'analyse des théories de matrice philosophique, sociologique et artistique. Je décrirai pour chaque partie trois scénarios qui présentent une issue potentielle à une impasse loin d'être rassurante, grâce à des interventions issues de la science-fiction, des arts plastiques et de la littérature. J'ai intitulé ces sections supplémentaires ‘Exstases’ parce qu'elles visent à décrire un point de vue extérieur à celui proposé par les sciences humaines, qui est plus proche de la spéculation artistique comme voie de sortie de la stase.

Dans la première partie, j'aborde la question de l'hypervisibilité et de la résilience des images dans le web, où dans l'infosphère il existe un régime d'incitation à la construction d'un ‘soi quantifié’, de datapanoptisme et de gouvernance algorithmique, avec des conséquences sur notre perception, notre mémoire, notre attention et notre sensibilité empathique. Dans un second moment, j'associe la notion d'hyperobjet à celle de Big Data afin de décrire une possible écologie, ‘futurité’ et ‘futurabilité’ du web. En tenant compte des limites de la calculabilité, j'essaie d'affirmer comment une majeure efficience présumé, traduite en ‘productivité’, à travers des processus algorithmiques, provoquent une désorientation et une perte de contrôle dans la navigation en réseau, mais pas seulement. Dans la dernière partie de mon texte, j'aborde une dimension plus intime de la relation homme-machine, en faisant référence à la construction d'une nouvelle sexualité (comprise au sens large comme un mélange d'informations entre des corps de toutes sortes) comme la construction d'une ville ou d'une interface. Je conclus mon texte par quelques perspectives personnelles sur notre responsabilité, en tant qu'êtres humains mais surtout en tant que ‘joueurs sérieux’ dans l'infosphère. J'ai décidé d'inclure également la transcription d’un entretien que j’ai eu l’occasion d’organiser avec Silvio Lorusso, un auteur grâce à la collaboration duquel j'ai pu réévaluer certaines questions d'importance fondamentale autour de perspectives nouvelles et anciennes dans la culture numérique. La crise et l'impuissance seront-elles un tournant pour une génération d'utopies précaires ?

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I

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1. L’in-visible En 2013, Hito Steyerl réalise une vidéo intitulée How Not to Be Seen : A Fucking Didactic Educational .MOV File1 dans laquelle elle présente cinq leçons sur l'invisibilité, ou plutôt, elle ironise sur la possibilité de devenir invisible face aux nouvelles technologies de surveillance. Steyerl nous explique comment : 1. rendre quelque chose invisible pour une caméra ; 2. être invisible à la vue de tous ; 3. devenir invisible en devenant une image ; 4. être invisible en disparaissant ; 5. devenir invisible en se fondant dans un monde fait d'images.

Steyerl dit que « la réalité est une question de visibilité », et que « la résolution détermine la visibilité ». Elle filme des cibles de calibrage photographique, c'està-dire des motifs qui rappellent vaguement les passages pour piétons, qui ont été créés dans les années 50 et 60 pour tester la résolution des images aériennes, et qui sont dispersées dans le désert de Mojave (Californie) ironiquement, le même désert qui donne son nom à une version récente du système d'exploitation macOS développé par Apple. Ces dispositifs de calibrage se situent, maintenant obsolètes et inutiles, loin des regards indiscrets et sont présentés par Steyerl comme les reliques d'une idéologie d'hypervisibilité (et, donc, de surveillance) qui est tout sauf que dépassée.

Steyerl parle de la résolution comme d'une instance de visibilité, mais pas de légitimité, et défend, au contraire, l'image qui en est dénuée. Dans son essai The Wretched of the Screen, l'artiste définit cette dernière comme une ‘image pauvre’, c'est-à-dire « […] un fantôme d'image, un aperçu, une vignette, une idée errante, une image itinérante distribuée gratuitement, pressée par des connexions numériques lentes, compressée, reproduite, déchirée, remixée, ainsi que copiée et collée dans d'autres canaux de distribution. »2 Mais c'est son caractère d'irrésolution, d'indétermination, de déni, d'interdiction qui fait ressortir son statut d'illégitimité et d'exclusion. Steyerl insiste sur le caractère incomplet de l’image pauvre, car le statut d'hyper-documentation actuelle n'est pas tant liée à la réalité de l'image qu'à sa légitimité. D'autre part, l'image numérique ‘parfaite’ - dans sa résolution maximale - n'est pas éphémère et immatérielle, mais sous-tend un système d'entraînements et d'échanges qui Toutes les sources en ligne ont été consultées le 25 mai 2020.

Hito Steyerl, How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational.MOV File (2013), vidéo, couleur, son, 14 min. https://www.artforum.com/video/hito-steyerl-how-not-tobe-seen-a-fucking-didactic-educational-mov-file-2013-51651.

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Steyerl, Hito, et Franco Berardi. The Wretched of the Screen. E-Flux Journal 6. Berlin : Sternberg Pr, 2012. P. 32, traduction par l’auteure : « […] a ghost of an image, a preview, a thumbnail, an errant idea, an itinerant image distributed for free, squeezed through slow digital connections, compressed, reproduced, ripped, remixed, as well as copied and pasted into other channels of distribution. » 2

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renvoie à un régime économique spécifique, déterminé par sa reproductibilité massive.

L'ambition de perfectionner la résolution renvoie à la calibration convoitée du monde en image qui, si dans l'histoire de l'art se traduit par le mimétisme, dans un panorama socioculturel d'hégémonie techno-scientifique pourrait se résumer à la nécessité d'une rationalisation massive de littéralement tous et de tout. En ce sens, la remise en cause du statut de réalité de l'image implique un système de circulation et de prolifération d'informations aux proportions indéfinies (et, probablement, indéfinissables). Chaque année, Google organise un grand congrès appelé Zeitgeist, qui prend la forme d'une sorte de festival ou de foire et auquel sont invités d'anciens dirigeants politiques et militaires, des pop stars et des PDG de grandes multinationales. Lors du Zeigeist de 2013, le président exécutif du conseil d'administration Eric Schmidt a tenu ce qui aurait pu ressembler à une homélie autour de l'avènement des nouveaux objectifs de Google, conçus comme des nouveaux outils révolutionnaires d'émancipation universelle de la terreur de la guerre et des dictatures, et comme moyen d'affirmer la liberté et les droits humains3. Pour Steyerl, la résolution est la clé de la visibilité. La même visibilité qui correspondrait, selon Schmidt, à l'amélioration et la réalisation du ‘bien’ à l'échelle universelle : le chemin glorieux vers le pouvoir universellement distribué d'immortaliser ce qui nous entoure et de le partager instantanément, nous rendrait plus sûrs à tous les niveaux, jusqu'à ce que nous soyons sauvés des guerres et des génocides. En ce sens, la possession d'un smartphone et la possibilité d'une interconnexion mondiale aideraient les jeunes filles de Libye à se rendre à l'école à travers un champ de mines, ou les habitants de Corée du Nord à s'émanciper du totalitarisme, ou encore ceux du Rwanda à documenter, dénoncer et arrêter les génocides 4, en considérant que « il est très très difficile de mettre en œuvre le mal systématique maintenant à l'ère d’internet. »5 Néanmoins, l'idée que l'hyper-documentation et le partage en ligne de matériel audiovisuel à l'échelle mondiale peuvent nous protéger (de qui ? de quoi ?) laisse place à une réflexion qui ne tolère pas de simplifications. Au contraire, la véracité des images qui peuplent l'infosphère est loin d'être assurée. D'autre part, même une image ‘riche’ correspond à une traduction numérique du monde en image, et SCHMIDT, Eric. Google. « How Should We Think About the Future? | Google Zeitgeist ». Disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=hMGP_PQ51uI 3

Exemple également mentionné dans : BRIDLE, James. New dark age: technology, knowledge and the end of the future, « Cloud ». Londres ; Brooklyn, NY : Verso, 2018.

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Ibid. [Schmidt, 3]

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son exactitude, sa transparence, sa véracité, son objectivité et sa partageabilité ne sont que des suppositions. Aussi tentante que soit l'idée qu'une photographie (analogique ou numérique) puisse capturer objectivement le monde en pixels, elle reste une traduction et, en tant que telle, elle n'est pas discernable de son contexte et de son traitement - selon les termes de McLuhan, « Les médias sont des traducteurs. »6 Et cela concerne à la fois l'impossibilité d'une traduction transparente et absolue, aussi bien que le fait que la transposition en code de ce que nous voyons passe par des instruments de capture du monde qui ne peuvent être que culturellement chargés et susceptibles de différentes lectures et interprétations. Si le processus de traduction en langage verbal s'avère inévitablement riche en porosité dans les déséquilibres et les différences culturelles, les médias d'aujourd'hui sont encore plus imprégnés des mêmes miasmes, de sorte que l'exactitude de la traduction de l'image du monde découle de sa nature officielle et non de sa correspondance réelle, complète et absolue.

2. Le non-représentable La crise du principe de réalité trouve également - et surtout - sa contrepartie dans la fin ou la mort de l'art, de Hegel à Hans Belting, en passant par Walter Benjamin et Arthur Danto, en ce sens que ce qui entre en crise est en fait la représentation et la représentabilité. Je parle de ‘crise’ (du grec krisis) dans le sens d’'examen, décision’, aussi parce que la vérité devient une question de choix à partir du moment où elle se révèle mutable, non garantie, non accessible, résultat d'interprétations différentes, quantifiable et gérable sur le plan algorithmique et objet de discussion politique. Antoinette Rouvroy est docteur et chercheuse en droit, et sa recherche multidisciplinaire comprend l’étude des implications juridiques, semio-épistémologiques, et politiques de la profilation algorithmique - i.e. la somme des données que définissent la mise en réseau du soi, et qui donne naissance à un nouveau statut : la ‘gouvernabilité algorithmique’. Dans ses textes, elle explore aussi les modes de construction de la réalité selon un nouveau procès de subjectivation qui passe à travers la numérisation individuelle. Dans ce sens Rouvroy, en colloque avec Bernard

MCLUHAN, Marshall, PARÉ, Jean. Pour comprendre les médias : les prolongements technologiques de l’homme. Nachdr. Collection Points Essais 83. Paris : Mame / Seuil, 2000.

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Stiegler, parle d'un ‘régime numérique de la vérité’7, dans le quel les données se substituent à la réalité concrète - là où le réel correspond au « savoir à partir d’un certain point de vue et en ‘temps réel’ » et non le ‘savoir’ à propos du monde. Le réel n'est pas accessible - ni maintenant, ni jamais - comme l'écrit Rouvroy, en déclarant que : « Je ne vais pas présupposer que le réel nous soit accessible ou nous ait été accessible autrement auparavant. Chaque époque a sa manière de rendre le réel gérable sans qu’il soit nécessairement accessible. »8 Le réel dépend de son propre temps, et supposer qu'une représentation universellement ‘valable’ du monde par la machine est possible, n'est probablement pas aussi naïf que dangereux, car cela génère un biais pour lequel ce qui est documenté numériquement est nécessairement vrai. Pour reprendre les termes de Lev Manovich - le père du langage des nouveaux médias, également désabusé par l'idée d'un progrès technologique prédéterminé, inévitable et inévitablement ‘correct' - « Il n’existe pas plus d’ ‘ordinateur pur’ que d’ ‘oeil innocent’. »9 Pour Rouvroy c'est une position qui correspond à l'abandon d'une responsabilité (celle de la mémoire, celle du calcul, celle du jugement objectif), ou plutôt de la délégation à la machine pour un problème de gestion des insécurités : si rien n'est certain, il est sûr que la machine le soit pour nous (ou, du moins, on l'espère). Cette cession de responsabilité, qui pour Rouvroy est avant tout légale, incarne une série de questions sur la paradoxalité qui existe dans la construction de l'intelligence artificielle - que, non par hasard, Steyerl a rebaptisée ‘stupidité artificielle’. De plus, l'automatisation implique le même paramètre de fiabilité qui régit la question de la réalité dans l'expérience, en ce sens la visibilité est à la résolution comme l'automatisation est à la fiabilité (pour un discours de précision et d'exactitude). Mieux encore, si nous faisons davantage confiance à l'image numérique qu'à notre expérience du monde, de la même manière que nous avons tendance à considérer les informations automatisées comme plus fiables que nos propres expériences, même si elles entrent en conflit avec d'autres observations.

ROUVROY, Antoinette, STIEGLER, Bernard. « Le régime de vérité numérique : De la gouvernementalité algorithmique à un nouvel État de droit ». Socio, no 4 (25 avril 2015): 113-40. https://doi.org/10.4000/socio.1251.

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ROUVROY, Antoinette. « Mise en (n)ombres de la vie même : face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet comme puissance. » GOUVERNEMENTALITÉS ET TECHNOLOGIES CONTEMPORAINES (blog), 27 août 2012. https://blogs.mediapart.fr/antoinette-rouvroy/blog/270812/mise-en-nombres-dela-vie-meme-face-la-gouvernementalite-algorithmique-repenser-le-sujet-com.

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MANOVICH, Lev. Le langage des nouveaux médias. Paris : Les Presses du réel, 2015. P. 247 9

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3. Le non-reconnaissable En 2009, Nikon lance le Coolpix S630, un appareil photo numérique compact doté, entre autres, d'une fonction de reconnaissance faciale. Il peut notamment déterminer si une personne sur la photo a les yeux fermés pour aider à prendre le portrait parfait. Par ailleurs, la caméra - surnommée ‘caméra raciste’ après le scandale - n'est pas capable d'interpréter les visages qui ne sont pas caucasiens, et les visages des personnes asiatiques semblent avoir les yeux perpétuellement fermés. De facto, ce n'est pas la caméra qui est raciste, tout comme les intentions de ses créateurs. Le racisme n'est pas intrinsèque à la machine puisque, en réalité, c'est la machine elle-même qui est modelé par la morale et la culture : l'existence d'un tel bug dans la machine révèle une sorte de racisme aussi insaisissable qu'il est imprégné dans la structure de production de la machine elle-même, là où l'appareil technico-scientifique des ouvriers de Nikon confirme une écrasante prédominance blanche qui n'a pas pris en compte la nécessité de tester la machine avec des sujets d'autres groupes ethniques. Dans How Not To Be Seen de Steyerl, l'une des façons de ne pas être vue est d'être une femme de plus de 50 ans. En revanche, pour le Coolpix S630, il suffit probablement d'avoir des caractéristiques asiatiques. La reconnaissance faciale n'est pas seulement une instance passive qui démontre l'intelligence présumée de la machine, mais elle est souvent un paramètre pour la prédiction des phénomènes sur une base statistique, qui révèle une idée préconçue selon laquelle le comportement se manifeste de manière somatique, et cette manifestation est en quelque sorte rationalisée. En ce sens, Rouvroy parle de ‘comportamentalisme numérique', où le comportement se dissocierait de ses causes, et pourrait se manifester, se rationaliser et se lire dans un code.

De plus, les expériences précurseurs des techniques actuelles de reconnaissance faciale, de la DeepFace de Facebook aux techniques DeepFake, sont liées au domaine malheureusement ambigu de l'anthropologie criminelle. À cet égard, Siegfried Zielinski propose une archéologie des médias, qui trace la construction d’une histoire des médias non-linéaire et non-déterministe et comprend, entre autres, la figure de Cesare Lombroso.10 Au XIXe siècle, Lombroso a accompli un projet - incontestablement controversé - de catalogage massif des données anthropométriques des prisonniers et il a ensuite rédigé un livre intitulé L’uomo delinquente (L’Homme criminel, 1887). Lombroso,

ZIELINSKI, Siegfried. Deep Time of the Media: Toward an Archaeology of Hearing and Seeing by Technical Means. Cambridge, Mass : MIT Press, 2006. P. 205 - 226 10

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convaincu que le mal avait un visage et que ce visage était mesurable, a commencé à documenter systématiquement la circonférence du crâne, la distance entre les yeux, la longueur des cheveux, les empreintes digitales, l'anatomie des organes internes et externes de ses criminels - hommes et femmes11 - afin de définir ses caractéristiques jusqu'à ce qu'il puisse être dessiné. La même accumulation massive de paramètres, de mesures, d'événements qui distinguent la prévision - et la prévention - de la criminalité chez Lombroso, sanctionne la totalité des phénomènes de notre vie quotidienne, dans une tentative de rationalisation numérique à 360 degrés.

Aujourd'hui, ce que nous lisons, mangeons, écoutons, visualisons, aimons, haïssons devient un code et, à ce titre, un jeu de modèles statistiques et d'algorithmes qui prédisent, influencent et orientent nos choix entre en jeu. Les modèles comportementaux qui régissent l'informatique prédictive s'inspirent de ce que Rouvroy appelle la ‘mise en nombre de la vie même’ ou le quantified self, et se posent apparemment comme des exemples d'agence neutre, de sorte que si quelque chose est enregistré, il est exhaustif et donc - encore une fois, selon l'idéologie de Google - meilleur. Ainsi, si ma consommation en ligne est suivie, ma navigation sera guidée par mon propre algorithme de recherche personnel - il suffit de penser au fonctionnement des plateformes de streaming de musique ou de vidéo, tout d'abord Spotify et Netflix. L'hyper-documentation de tous les aspects de la vie quotidienne et sa mise en réseau font entrer la subjectivité dans une nouvelle phase où tout est potentiellement calculable, et donc statistiquement prévisible et économiquement exploitable.

En ce sens, la réduction de l'objet à un code et de son activité future à son calcul préalable affirme la primauté de l'objectivité machinique sur la subjectivité humaine. Il s’agit de ce qu'Eric Sadin appelle ‘néo-humanisme technologisé’12, et que Bernard Stiegler définit comme le ‘nouveau processus de

En particulier, en 1893, Lombroso écrit La Donna delinquente, la prostituta e la donna normale (La Femme criminelle, la prostituée et la femme normale), dans lequel il considère la criminalité féminine comme une pathologie en recherchant ses symptômes dans l'analyse statistique du poids, de la taille, du niveau de masse graisseuse, du sang, des sécrétions, de la sensibilité sexuelle, du sentiment de honte, de la sensibilité à la douleur, etc.

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SADIN, Éric. La vie algorithmique : critique de la raison numérique. Paris : Éditions l’échappée, 2015. P. 147 12

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grammatisation’13, c'est-à-dire une nouvelle condition pour la constitution même du processus d'identification. En particulier, pour Sadin, l’émergence du quantified self répond à une vulnérabilité et une angoisse propres à l'être humain, où réside une volonté de rationalisation du moi. Néanmoins, à cette urgence succède une inscription du sujet dans un datapanoptisme, i.e. la « visibilité tendanciellement continue de la vie tant entretenue par les personnes que par une myriade d’instances qui l’exploitent en vue de sa monétisation ininterrompue » et aussi l’ « Attitude schizophrène des individus, qui d’une côté prétendent à juste titre vouloir bénéficier du droit inaliénable à vivre une part de leur existence à l’abri des regards, et qui d’une autre côté adossent des pans de cette même existence à des systèmes conçus pour la divulguer sous diverses modalités aux yeux du monde. »14 En synthèse, l'individu, selon la logique du réseau social, correspondrait à un agrégat temporaire d'informations - peu importe leur nature - exploitables à l'échelle industrielle. De même, Stiegler affirme que nous avons accès à une nouvelle condition techno-logique dans laquelle, grâce à la discrétisation comportementale des (et parmi les) individus pour lesquels nous avons accès à une « époque hyper-industrielle qui se constitue comme troisième révolution technologique de la grammatisation, comme support des sociétés des contrôle. »15 La grammatisation correspond donc à la discrétisation et à la formalisation des comportements humains afin de les prévoir, et donc de les contrôler, de les guider, de les détourner.

Depuis la fin des années 1990, l'émergence de la condition de panoptisme numérique a conduit certains artistes - dont Steyerl elle-même - à réfléchir au nouveau statut de confidentialité des informations en ligne et à la manière dont cela module la perception de soi et de la communauté. Parmi eux, le duo artistique composé d'Eva et Franco Mattes travaille sur la construction de dispositifs d'hyper-exposition de l'information, à la lumière de l'axiome « partage de fichiers = partage de vie » (« file sharing = life sharing »). De 2000 à 2003, le couple a rendu tous les contenus de son ordinateur accessibles au public, qui était alors libre de consulter et de télécharger des fichiers privés, de consulter ses emails, son compte courant, l'historique de son internet, etc., tout cela sous STIEGLER, Bernard. « Individuation et grammatisation : quand la technique fait sens… ». Documentaliste-Sciences de l’Information. A.B.D.S. 2005/6 Vol. 42. P. 354 360. https://www.cairn.inforevue-documentaliste-sciences-de-l-information-2005-6page-354.htm Pour une définition plus complète de ‘grammatisation’ : http://arsindustrialis.org/ grammatisation 13

14

Ibid. [Sadin, 12]

15

Ibid. [Stiegler, 13]

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la forme d'une archive en ligne - appelée, précisément, Life Sharing16. À partir du moment où l'on accède à une phase globale non plus liée au paradigme de la navigation ‘.com’ mais à celui des réseaux sociaux, la forme de la base de données en ligne perd de son potentiel régime de radicalité et de sa subversivité. En d'autres termes, l'esthétique et l'économie des réseaux sociaux et leur interconnexion rendent non seulement plus évident l'hyper-partage en tant que pratique auto-voyeuriste, mais incitent également au partage spasmodique de contenus. Dans quelle mesure la totalisation numérique permet-elle d'incorporer l'intégralité de l'individu dans un code ? Si, d'une part, la numérisation massive de nos instances culturelles, mais aussi monétaires, biologiques, etc. peut se montrer garante de la liberté individuelle et de l'horizontalité des échanges humains sous la bannière de l'interconnexion mondiale, quel est le prix à payer pour l'immolation volontaire du Net ? La banalisation de la surveillance en ligne, de la prédiction comportementale sur la base de statistiques informatiques et de l'accumulation aléatoire de données, est-elle destinée à la souscription d'un statut de capitalisme informationnel ?

4. Le non-pensable Dans l'Oxford English Dictionary, le terme Big Data est défini comme « des ensembles d'informations trop vastes ou trop complexes pour être traités, analysés ou utilisés avec des méthodes standard » (« sets of information that are too large or too complex to handle, analyse or use with standard methods ») et suivent cinq caractéristiques de base, appelées les 5 ‘V' - vitesse, variété, visibilité, valeur, véracité. Chacune de ces caractéristiques révèle donc une mesure et une complexité qui n'est pas compatible avec la capacité de rationalisation humaine, et donc non gérable, non soutenue - comme l'écrit Steyerl « Ne rien voir d'intelligible est la nouvelle norme. »17 Je voudrais souligner le verbe to handle utilisé dans la définition du dictionnaire anglais, dont la traduction en ‘traitement’ omet une référence à la manualité qui n'est pas sans importance, puisqu'elle est utilisée pour analyser le relation d'inscription du corps humain dans une logique algorithmique. En fait, aujourd'hui, le terme d'algorithme ne correspond pas seulement à un ensemble défini et fini de calculs visant à résoudre un problème, mais il coïncide avec Eva et Franco Mattes, installation interactive, plateforme en ligne, 2000-2003. [en ligne] https://anthology.rhizome.org/life-sharing .

16

STEYERL, Hito. Duty free art, Art in the Age of Planetary Civil War. London ; New York : Verso, 2017. P. 47, traduction par l’auteure : « Not seeing anything intelligible is the new normal. » 17

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l'objet d'une nouvelle culture de programmation impliquant évolution, croissance, adaptation et changement structurel. Luciana Parisi est une théoriciennes qui travaille à l’analyse des transformations cognitives et corporelles dues à la computation et au développement techno-capitaliste des biotechnologies. Parisi conçoit l'algorithme comme un nouveau statut sans rapport avec la préexistence physique des corps biologiques18, situé entre les mathématiques et la biologie, entre le modèle abstrait et le corps concret. Ce niveau d'intimité corps-machine, sur lequel je reviendrai dans les prochaines sections de mon texte, est lié à une nouvelle médiation technologique que Giorgio Griziotti, ingénieur informatique et militant dans l’opéraïsme italien, appelle ‘Biohypermedia', à savoir « le cadre dans lequel le corps dans son intégralité, se connecte aux dispositifs de réseau d’un façon si intime qu’ils entrent dans une symbiose dans laquelle se produisent des changements et des simulations mutuels. »19 Cette proximité corporelle dans la programmation machinique du vivant, est liée à la variabilité de l'algorithme, puisque la logique de l'algorithme est basée sur un calcul prédictif (a priori, inductif) et est susceptible - et encline - à changer. À cet égard, Parisi défend l'idée que la probabilité algorithmique est inextricablement liée à l'existence de limites de calcul. Comment distinguer ce qui est calculable de ce qui ne l'est pas ? Comment pouvons-nous décider si une machine peut résoudre un problème qui nous est indéchiffrable ? Parisi écrit que si pour Alan Turing les problèmes qui peuvent être résolus selon la méthode axiomatique sont des problèmes calculables, le théorème d'incomplétude de Gödel (1931) affirme qu'une méthode axiomatique n'existe pas, outre le fait que l'existence de nombres réels infinis qui ne peuvent être ordonnés selon les nombres naturels rend la calculabilité inévitablement limitée.

L'auteur ajoute que : « Les limites incompréhensibles du calcul algorithmique montrent que toute procédure de codage est intrinsèquement liée à ses quantités incalculables, et que l'esthétique peut impliquer la manière dont les actualités algorithmiques sont infectées par une variété infinie d’infinis. »20 De

PARISI, Luciana. Contagious Architecture: Computation, Aesthetics, and Space.

Technologies of Lived Abstraction. Cambridge; London : The MIT Press, 2013.

18

GRIZIOTTI, Giorgio. Neurocapitalisme : pouvoirs numériques et multitudes. Caen: C&F éditions, 2018. P. 141 19

Ibid. [Parisi, 18] P. 21, traduction par l’auteure : « The incomputable limits of algotirhmic computation show that any coding procedure is intrinsically attached to its incalcubable quantities, and that aesthetics may imply how algorithmic actualities are infected with an infinite variety of infinities ».

20

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ce point de vue, la ‘marée de données’ (Steyerl21) étouffante qui imprègne l'environnement numérique est infectée par l'incomputabilité, et la seule programmation possible serait soumise à sa condition de randomness (terme qui équivaut à l'incompressibilité d'une quantité infinie de données et à leur nonarbitrarieté). D'où la présence inévitable de discontinuités, de lacunes, d'angles morts découlant de l'impossibilité de calculer et du paradoxe - présupposé réciproque - dans l'existence d'énoncés contradictoires, au niveau physique et numérique (l'infini naturel et réel). Parisi appelle ces discontinuités ‘malentendus', c'est-à-dire «[...] la probabilité d'indétermination dans le calcul numérique des relations. »22 Puisque l'indétermination, l'incompressibilité, l'impossibilité de calcul, l'irréductibilité de l'information imprègnent chaque instance de la vie algorithmique, la distinction entre l’image pauvre de Steyerl et la richesse supposée - et donc la légitimité, la fiabilité, la cohérence - d'une image haute définition a-t-elle un sens ?

Remo Bodei est un des penseurs qui tente de reconstituer le lien entre la pensée et l'intelligence artificielle, et dans son son dernier ouvrage Dominio e sottomissione; Schiavi, animali, macchine, intelligenza artificiale (‘Domination et soumission ; Esclaves, animaux, machines, intelligence artificielle’, 2019), il affirme que cette dernière apprend et ‘pense' aveuglément, sans conscience23.

Il évoque notamment ce que Leibniz appelle les ‘pensées aveugles', c'est-à-dire les pensées qui sont irrépressibles au niveau de la conscience, en donnant un exemple : « Pour expliquer leur nature, essayons de fermer les yeux et d'imaginer un carré, un pentagone ou un hexagone. Il est facile de les représenter. Mais il devient de plus en plus difficile - et, à un certain point, impossible - de représenter un polygone aux côtés croissants jusqu'à ce qu'il atteigne un kiloton, figure géométrique aux mille côtés rappelée par Descartes dans la sixième des Méditations métaphysiques. »24 Cette cécité est-elle La définition du net comme ‘mer de données’ est répétée systématiquement dans les textes de Steyerl. En particulier, dans : STEYERL, Hito. Duty free art, Art in the Age of Planetary Civil War. London ; New York : Verso, 2017.

21

Ibid [Parisi, 18] P. 96, traduction par l’auteure : « […] the probability of indeterminacy within the digital computation of relations. » 22

BODEI, Remo. Dominio e sottomissione; Schiavi, animali, macchine, intelligenza artificiale. Bologne: Il Mulino, 2019.

23

Ibid. [Bodei, 23] « I pensieri ciechi », p. 386, traduction par l’auteure : « Per spiegarne la natura, proviamo a chiudere gli occhi e ad immaginare un quadrato, un pentagono o un esagono. Rappresentarseli é facile. Ma diventa sempre più difficile - e, ad un certo punto, impossibile - raffigurarci un poligono a lati crescenti fino a giungere a un chiloton, una figura geometrica di mille lati ricordata da Cartesio nella sesta delle Meditazioni metafisiche ».

24

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compatible avec l'idée de déléguer chaque instance de notre vie à une intelligence artificielle qui pense, apprend, se souvient plus que nous, en termes de rapidité, de variété, de visibilité, de valeur, de véracité ?

5. L’in-mémorable L’émergence du quantified self implique une accumulation inévitable d'informations amorphes, que Bernard Stiegler appelle ‘hypermatérialisation’25.

En bref, la dématérialisation - par la numérisation - ne correspondrait pas à une dissolution de la matière mais à un stade d’’hypermatérialisation', c'est-à-dire « un complexe d’énergie et d’information où il n’est plus possible de distinguer la matière de sa forme. »26 En ce sens, à partir du moment où un dispositif technologique devient le vecteur de délégation de tout échange social, il prend les connotations d'une nébuleuse amorphe mais saturée de matière. En particulier, la possibilité d'objectivation et d'externalisation de la mémoire provoque une frénésie généralisée de stockage aléatoire et dé-hiérarchisé, qui correspond à la ‘mer de données’ de Steyerl. Que se passe-t-il à partir du moment où la mémoire est condensé dans un code et externalisée face à la cécité de l'IA ? L’œuvre de Bernard Stiegler se concentre sur le thème de la mémoire, en particulier de son extériorisation à travers les dispositifs technologiques. Stiegler appelle ‘hypomnémata’ l'artificialisation technique et l'extériorisation de la mémoire, par opposition à ‘anamnésis’, c'est-à-dire la ‘vraie’ connaissance qui ressurgit du processus de la mémoire. Pour cette raison, il ne parle pas tant de révolution technologique ou numérique que de 'révolution hypomnésique’, où l'hypomnémata correspondrait aux supports techniques dans lesquels réside cette extériorisation et aux supports de l'otium (le développement de la liberté de l'esprit), ajoutant que ces mêmes dispositifs peuvent « […] intensifier le processus d’individuation et développer la liberté de l’esprit, sont aussi [ceux] qui permettent son contrôle et sa destruction. »27 Le problème se pose, probablement, à partir du moment où la soif mondiale de données face à l'émergence du capitalisme informationnel, se rapproche d’un statut de negotium plutôt qu’à l’otium comme libération. En ce sens, la

STIEGLER, Bernard, PETIT, Philippe, et Vincent Bontems, ed. Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir: entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, Paris : Mille et une nuit, 2014.

25

26

Ibid. [Stiegler, Petit, 25] P. 111

27

Ibid. [Stiegler, 27] p. 33

16

consultation de l'infinité de contenus en ligne disponibles 24 heures sur 24 est loin d'être gratuite, surtout en termes de liberté.

Le datapanoptisme mondial se nourrit de nos préférences, de nos pensées, de nos attitudes socioculturelles, de nos goûts, de nos choix, et nous les propose selon des prédictions artificielles élaborées par une IA rusée mais aveugle. À cet égard, Bodei écrit que : « Sommes-nous donc aujourd'hui menacés dans notre propre conception de la liberté telle qu'elle a été élaborée par les Lumières et le libéralisme ? Et si Spinoza avait raison de dire que nous ne sommes pas libres parce que nous ne connaissons pas les causes qui nous poussent à désirer et à vouloir certaines choses plutôt que d'autres ? Si nos désirs et nos penchants en matière de consommation, d'orientation religieuse ou politique étaient systématiquement interceptés et judicieusement retravaillés, la véritable source de notre propre liberté ne serait-elle pas en danger ?»28.

D'autre part, Rouvroy affirme que la primauté de la logique algorithmique inductive sur la logique déductive (calcul prédictif sur une base statistique) signifie que la relation entre l'acte de se souvenir et l'oubli est inversée. Pour mieux dire, à partir du moment où l'on procède par probabilité et accumulation, toutes les informations sont potentiellement enregistrées numériquement, et l'effacement - oubli devient une action positive, une exception à la règle. Eric Schmidt lui-même, dans son discours au sein du Zeitgeist, a déclaré que « plus il y a d'informations, plus il est difficile de les supprimer car elles sont toujours multiples. »29 Est-il donc possible de disparaître dans un monde d'images surpeuplé, comme l'explique Hito Steyerl dans son tutoriel ?

La multiplicité des images rend leur suppression impossible, mais c'est la condition de la mort de l'original ou de la ‘perte de l’aura’ à travers la reproduction technique, comme il le dit Walter Benjamin. De plus, la multiplicité correspond à la variabilité - en tant que caractéristique incluse dans les ‘5V’ qui définissent les données de numérisation - et déclenche une crise non seulement dans la relation copie-original mais aussi dans le statut même d'existence et de véracité des images. Oliver Laric présente, en même temps à Ibid. [Bodei, 23] P. 420, traduction par l’auteure : « Siamo perciò oggi minacciati nella nostra stessa concezione della libertà elaborata dall’Illuminismo e dal liberalismo? E se avesse ragione Spinoza a dire che noi non siamo liberi perché non conosciamo le cause che ci spingono a desiderare e a volere certe cose piuttosto che altre? Se i nostri desideri e inclinazioni nel consumo, nell’orientamento religioso o politico venissero sistematicamente intercettati e sapientemente rielaborati, la fonte reale della nostra stessa libertà non sarebbe allora a rischio? ».

28

Ibid. [Schmidt, 3] 37m56s, traduction par l’auteure : « The more information, the harder it is to delete because they are always multiple. » 29

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Steyerl, sa vidéo Versions30, qui enquête sur la façon dont la multiplicité et l'extrême prolifération des images - de leurs copies, et des copies de leurs copies - investissent une autre stratégie de disparition. À la fin de la vidéo, Laric dit « Hybridiser ou disparaître » (« Hybridise or disappear »), où les deux termes sont en fait équivalents. Pour disparaître, il faut brouiller les pistes et libérer l'image de son authenticité : si l'image est hybridé, l'image - l’originale n'existe plus. L'univers dans lequel cette multitude d'images est insérée est donc un flux, et sa fluidité nie la possibilité de construction d'une archive stable d'informations. Au contraire, la mémoire collective interconnectée est préfigurée comme une information en transition et transformation continue, d'où la métaphore évanescente du cloud. Le cloud est évanescent, mais il n’est pas éphémère. Lorsque le net-artiste Igor Štromajer dans Expunction (2011)31 efface de son site web ses œuvres une par une, il souligne l'action positive de l'effacement, une action qui n'est pas propre au fonctionnement du Net. La suppression, si elle n'est pas provoquée, est un accident. Par rapport à l’Expunction de Štromajer, Dragan Espenschied - l’un des premiers net artistes, avec sa compagne Olga Lialina - déclare que : « Bien sûr, il y a des accidents vous pouvez dire : « Quelqu'un peut tout simplement débrancher la prise. Mais il est si facile de faire des sauvegardes. Bien sûr, les systèmes tombent en panne, mais les ordinateurs copient sans cesse des données pour effectuer les opérations les plus élémentaires. Si vous ne copiez pas vos données, vous négligez ce que les ordinateurs font de mieux. »32 Supprimer une partie de son ‘soi-quantifié’ devient un acte de subversion du paradigme mémoire-oublie proposé par Rouvroy. En particulier, selon cette dernière, la mémoire numérique est affectée d'une plus grande fragilité que la mémoire humaine, contrairement à ce que l'on pourrait penser comme rapide, variable, visible, vaillante, vraie. Dans « Réinventer l’art d’oublier et de se faire oublier dans la société de l’information », elle écrit que « […] la 'mémoire digitale’, à la différence de la ‘mémoire incarnée’ dans les individus ou les collectivités, est une mémoire éminemment mobile, se réorganisant constamment ‘en temps réel', répondant principalement aux impératifs de pertinence et de vitesse alors Oliver Laric, Versions, 2012, vidéo, couleur, 6;17 min. Disponible sur https:// vimeo.com/85436770 .

30

31

Œuvre documentée sur https://expunction.wordpress.com .

KHOLEIF, Omar. Electronic superhighway: from experiments in art and technology to art after the internet. London : Whitechapel Gallery, 2016. P. 218. Traduction par l’auteure : « Of course, there are accidents - you can say, ‘Someone can just pull the plug’. But it is so easy to make backups. Of course systems fail, but computers are copying data all the time in order to do the most basic operations. If you don’t copy your stuff you’re neglecting what computers do best. » 32

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que deviennent inopérants les critères de vérité, d’objectivité, de diversité, de critique et de ‘profondeur historique’ propres à l’évaluation de la mémoire humaine. »33 La mémoire numérique est soumise à son statut de synchronisation, et donc condamnée à un éternel ‘présent'. En ce sens, l'auteure invoque un éventuel ‘droit à l’oubli', où l'information en ligne est étonnamment résistante et liée à une mise à jour continue qui projette les prévisions futures sur les traces d'un passé impossible à oublier.

6. L’Inactuel L'externalisation non seulement de la mémoire mais aussi de la quasi-totalité du soi (de ses propres relations sociales, affectives, économiques, politiques, etc.) conduit à ce que Paul Virilio appelle la ‘téléprésence délocalisée’34. Il s'agit cependant d'un type de présence qui nie l'existence d'un hic et nunc, au contraire, l’ ‘ici’ (hic) serait annulé face à l'actualisation (le ‘maintenant', nunc) comme condition nécessaire à la constitution actuelle du ‘réel'. A cet égard, Antoinette Rouvroy fait allusion à la vision de Christian Boltanski sur la relation monde-réalité, ajoutant que la prédiction des événements et la réduction de l'univers du possible à celui du calculable - et donc du gérable - projettent la réalité dans une phase ‘post-actuarielle’35. Le monde de Boltanski correspondrait à ‘ce qui survient’, ce qui est possible et non probable, ce qui échappe à la prédiction. La post-actuarialité est une condition propre à une idée ‘humaine' du monde, au contraire, le monde algorithmique est essentiellement prédictif, et ce qui n'est pas calculable n'existe pas, ni ici ni maintenant, et donc 'jamais'. L'hyper-matérialisation de l'information en ligne est configurée dans cette vision : l'information n'a pas de place, sa localisation est condensée dans l'instance du ‘maintenant’. La présence du réseau est perpétuelle et non locale, et ce qui peuple le web ne peut qu'intégrer l'attitude à l'égard de la productivité et de la consommation 24h/24 et 7j/7. Le temps de l'hypermatériel n'est pas compatible avec le temps biologique humain, et ce qui suit est à la fois le développement d'une attitude hyper-compétitive dans la production et un changement radical dans l'économie de l'attention, comprise comme la faculté ROUVROY, Antoinette. « Réinventer l'art d'oublier et de se faire oublier dans la société de l’information ? », version augmentée du chapitre paru, sous le même titre, dans La sécurité de l'individu numérisé. Réflexions prospectives et internationales. Ed. Stéphanie Lacour. Paris : L'Harmattan, 2008. 249-278. Disponible sur http:// works.bepress.com/antoinette_rouvroy/5.

33

Virilio, Paul. Vitesse et politique. Nachdr. Collection L’espace critique. Paris : Ed. Galilée, 1991.

34

35

Ibid [Rouvroy, 33]

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du désir. En ce sens, Stiegler explique que la concrétisation du psychopouvoir correspondrait à une nouvelle ingénierie sociale dominée par les nouvelles technologies, en particulier les réseaux sociaux, dans laquelle toute forme d'attention - et donc de désir - est détruite36.

A partir du moment où on entre dans cette dimension d'immersion et d'absorption maximales mais de manque total d'attention, que reste-t-il du temps in-productif ? Silvio Lorusso est un artiste chercheur qui essaie de définir les conditions actuelles du travail culturel, là où le statut de freelancer - ou bien d’autoentrepreneur - deviendrait la matrice d’un type d’exploitation bien caché derrière un faux choix d’autonomie, flexibilité et indépendance. En ce sens il utilise le néologisme ‘entreprécariat’37 pour décrire comment l’autoentreprise active 24h/7j correspondrait à la clé d’une précarité déguisé en (malsaine) compétitivité et privation ‘volontaire’ de sommeil. Lorusso écrit que « [...] le web ne dort jamais. La connectivité mondiale entraîne un éveil constant qui ne tient pas compte du rythme circadien, cette horloge à l'intérieur de notre corps qui nous communique au niveau physiologique s'il est temps de rester éveillé ou de dormir. »38 Si la synchronisation prime sur notre attention, l'architecture du défilement infini (infinite scrolling) en est l'emblème cohérent : les pages web que nous consultons sont en extension continue et dynamique, et nous montrent périodiquement un contenu presque infini. Cette logique n'inclut ni la contemplation, ni la procrastination, ni l'attente, ni l'oisiveté, mais configure une nouvelle idée d’ ‘attention' qui se détache inévitablement de ce qui pourrait être le désir. Alors que dans Life Sharing Eva et Franco Mattes remettent en cause la confidentialité des contenus en ligne, ils organisent en 2016 une projection, intitulée For Internet Use Only39, dans laquelle les visiteurs de l'exposition peuvent voir toutes les actions que les deux artistes réalisent sur leur ordinateur en streaming live. La banalité des actions qu'ils accomplissent (leur navigation sur Facebook, la lecture des e-mails, etc.) n'exclut pas que la projection elleSTIEGLER, Bernard. Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir ; entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems. 2014.

36

LORUSSO, Silvio. Entreprecariat: siamo tutti imprenditori, nessuno è al sicuro.

Brescia : Krisis Publishing, 2018.

37

Ibid [Lorusso, 37] P. 93, traduction par l’auteure : « […] il web non dorme mai. La connettività globale porta con sé una veglia costante che non tiene conto del ritmo circadiano, quell’orologio interno al nostro corpo che ci comunica a livello fisiologico se è ora di stare svegli o di dormire. » 38

Eva et Franco Mattes, For Internet Use Only, performance, 2016. Blueproject Foundation, Barcelona. Documentation disponible sur http://0100101110101101.org/ for-internet-use-only/ .

39

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même devienne un dispositif hypnotique capable d'activer une dynamique voyeuriste : les artistes ne font pratiquement rien, l'oisiveté en ligne devient un fétiche. La ‘perte de temps’ n'est pas compatible avec la recherche d'une performativité absolue, et le temps de la vie algorithmique est aussi entrepreneurial que prévisible.

A la lumière de cette dynamique, il existe une série d'applications destinées à ceux qui travaillent avec des ordinateurs et qui permettent de discriminer les applications et les sites ‘utiles' des ‘gaspilleurs de temps’ par « un terrorisme psychologique plus ou moins explicite et des formes ingénieuses de punition. »40 Ainsi, grâce à des applications comme StayFocusd, Freedom, Isolator, ChatterBlocker, la tentation d'entrer sur Facebook ou de chatter sur Whatsapp devient impossible pendant les heures de production. Mais ce système de ‘libération' quasi-religieuse de la distraction, de recherche épuisante et perpétuelle de la stabilité dans une marée de données qui va irrémédiablement plus vite que nous, est-il compatible avec notre sensibilité ?

Je parle de ‘compatibilité’ et non d'équilibre, car l'immersion dans un monde débordant de stimuli se transforme facilement en noyade, et l'hyperstimulation sensorielle combinée au caractère addictif du Net conduit à une sécheresse émotionnelle comme aussi dans la croissance des cas de troubles de l'attention. Si je veux me soumettre volontairement à un réservoir virtuel de privation sensorielle, que reste-t-il de ma présence physique si le temps de traitement d'une perception complète des stimuli est trop court ? Franco ‘Bifo' Berardi est un théoricien et activiste des médias qui s’occupe dans ses réflexions de la précarisation de l’économie de l’attention par la surabondance des stimuli dans l’infosphère. La surcharge d'informations non seulement ‘en temps réel’ mais aussi la condensation des différentes phases spatiotemporelles sont à l'origine de ce que ‘Bifo' Berardi appelle ‘Dyschronie’ (discronos), la ‘pathologie du temps vécu’ éradiquée dans l’'ère de l’impuissance' actuelle41. La saturation sensorielle conduirait à un état d'anesthésie et d’inempathie (« la catastrophe éthique de notre temps »42), qui n'est pas détaché

Ibid. [Lorusso, 38] Traduction par l’auteure : « un terrorismo psicologico più o meno esplicito e delle ingegnose forme di castigo. » 40

BERARDI, Franco ‘Bifo'. Futurabilita. Rome : Nero, 2018.P. 67. L'auteur emprunte le terme "Zeiterlebnis" d'Eugène Minkowski, qui correspond littéralement à "l'expérience du temps", où cette expérience est remise en question dans la relation humaininfosphère.

41

42

Ibid. [Berardi, 41]

21

de ce que McLuhan appelle la ‘narcose' en référence aux nouveaux médias43.

Inattentifs, in-empatiques, frigides et narcotisés, nous ne pouvons pas maîtriser un temps qui n'est pas le nôtre et que nous ne comprenons pas, et nous confions sa gestion aux instances de calcul, de connexion et de compatibilité.

7. Invisibilité hyper-exposée Jean Baudrillard écrit que « La fascination est une passion nihiliste par excellence, c’est la passion propre au monde de la disparition. Nous sommes fascinés par toutes les formes de disparition, de notre disparition. »44 La fascination, dans son sens littéral de capture sensuelle, d'attraction, d'attention, se heurte au monde de la disparition expliqué par Steyerl, mais ne semble pas compatible avec les caractéristiques de l'infosphère, où tout est visible, représentable, calculable, prévisible, archivé et actualisé. En ce sens, l'acte de disparaître, comme celui d'oublier, prend une forme active, et effacer l'information ou disparaître signifie subvertir une hiérarchie de pouvoir.

Baudrillard ajoute que nous ne pouvons pas être à une époque de ‘transparence involontaire’, où le sens est évaporé dans le système opérationnel45. Dans un régime de datapanoptisme, la disparition est possible, mais il ne s'agit pas d'un acte normatif ou volontaire. Le travail de Steyerl met au défi qui ou quoi nous rend invisibles afin de retracer ce qui configure la résilience de l'image sur le Net. En particulier, l'architecture visuelle des réseaux sociaux incite à l'hypervisibilité, à un dénuement du soi dans une mer de données. Mais si je réponds à la question ‘à quoi pensez-vous ?’ par un post, je cède ma pensée à Facebook, et Facebook n'oublie pas. Le festival commémoratif annuel de Google s'appelle Zeitgeist, i. e. l’ ‘esprit du temps’ : le réseau est-il intemporel et transparent comme un esprit ? Est-il possible de se cacher dans la nébuleuse alarmante des Big Data ou faut-il demander la permission pour le faire ?

Steyerl réfléchit à la prédiction d'Andy Warhol concernant les 15 minutes de célébrité, et écrit que : « Maintenant, beaucoup de gens veulent le contraire : être invisible, ne serait-ce que pendant quinze minutes. Même quinze MCLUHAN, Marshall. Pour comprendre les médias: les prolongements technologiques de l’homme. « L’Amour des gadgets : Narcisse la Narcose ». Collection Points Essais 83. Paris : Mame / Seuil, 2000.

43

BAUDRILLARD, Jean. Simulacres et simulation. Débats. Paris : Galilée, 1981. P. 229 44

45

Ibid. [Baudrillard, 44] P. 232

22

secondes, ce serait bien. [...] Lorsque nous nous enregistrons aux caisses, aux distributeurs automatiques et autres points de contrôle - lorsque nos téléphones portables révèlent nos moindres mouvements et que nos clichés sont marqués avec les coordonnées GPS - nous finissons par ne pas être exactement amusés à mourir, mais représentés en morceaux. »46 Notre représentation par fragments (reproductibles, rationnels, hyper-matériels) nous interdit-elle d'être invisibles ? Disparaître n'est probablement pas possible, mais être invisible l'est. En 1985, Doug Richmond a écrit How to Disappear Completely and Never Be Found47, un guide pour créer une nouvelle identité. L'identité est multipliable, elle peut être construite et inventée, mais qu'en est-il de l’identité originelle ? J'aime penser que les informations supprimées, et donc invisibles, ne disparaissent pas mais reposent obsolètes et inutiles dans le désert de Mojave.

Ibid. [Steyerl, 2] P. 167-168. Traduction par l’auteure : « Now many people want the contrary: to be invisible, if only for fifteen minutes. Even fifteen seconds would be great. […] As we register at cash tills, ATMs, and other checkpoints— as our cellphones reveal our slightest movements and our snapshots are tagged with GPS coordinates— we end up not exactly amused to death but represented to pieces. » 46

Richmond, Doug. How to disappear completely and never be found. Carol Pub. Group ed. Secaucus, N.J : Carol Pub. Group, 1995.

47

23

EX-STASE N.1 La plupart des araignées ont quatre paires d'yeux, appelés ‘ocelles’. Pour chaque ocelle, il existe une classification précise selon sa position - yeux médian, latéral, antérieur, postérieur - ou selon sa fonction : les ‘yeux directs’, c'est-à-dire ceux qui possèdent suffisamment de cellules photoréceptrices pour traiter une image, et les ‘yeux indirects’, équipés du tapetum lucidum (tapis ‘luisant', ou tapis clair), et capables de réfléchir la lumière perçue vers les récepteurs, augmentant ainsi la quantité de lumière elle-même qui peut être captée par la rétine. Le tapetum contenu dans yeux indirects des araignées, comme ceux de la plupart des animaux nocturnes ou de ceux qui habitent les profondeurs maritimes, leur permet de voir même quand il n'y a pas assez de lumière - du moins pour les humains. Le tapetum lucidum est le modèle de tous nos dispositifs rétroréfléchissants, dans lesquels la réfraction accrue de la lumière aide à identifier la présence d'un objet dans l'obscurité. Nos yeux sont deux, et ils n'ont pas cette dimension de lucidité et de réflexion. Là où il y a quelque chose d'invisible, d'irrésolu, de non représentable, d'inconnaissable, d'impensable, d'immémoriale, de pas ‘présent' et de caché de notre vision dans l'infosphère, une paire d'yeux ne suffit pas - pas sans un tapis clair. Peut-on imaginer une vision adaptée à l'environnement de l'infosphère ? Peut-on imaginer une façon de voir, même submergé dans les profondeurs d'une mer de données ? Pourrions-nous nous équiper d'un tapis brillant qui réfléchit la lumière et permet à nos 8 yeux hypothétiques de voir, résoudre, représenter, reconnaître, penser, mémoriser, mettre à jour et s'exposer ?

Le verbe ‘réfléchir’ vient du latin re-flectere, qui signifie se pencher en arrière, se pencher à nouveau. Si une vision directe n'est pas suffisante dans l'infosphère, en se retournant, en modulant son regard selon un virage inédit, pourrait-elle constituer un nouveau modèle de vision indirecte, et donc adapté à une trop grande obscurité ? Les yeux indirects des araignées pourraient-ils capter les limites et les malentendus qui grouillent dans l'infosphère ? Dans les Métamorphoses d'Ovide, Persée a réussi à décapiter la Gorgone Méduse grâce à un miroir, car un regard directe vers Méduse, l’aurait immédiatement pétrifié.

Pour Ovide, la vision sans réflexion pétrifie. Le tapis clair des araignées met en lumière ce qui est imperceptible, mais qui reste imperceptible pour nous. Si nos yeux sont directs comme aussi nos pensées sont aveugles, la réflexion devient un moyen de sortir de la pétrification. L'architecture même de l'infosphère souffre d'une obsession récurrente pour le nombre 8, où le réseau pense sur

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une base binaire, octale et hexadécimale, et où les processeurs actuels comptent (8x8) 64 bits. Giorgio Griziotti, à propos de l'ADN octal du réseau, décrit la structure de Castel Del Monte, une forteresse médiévale située dans la province d'Andria en Italie et construite selon cette même obsession octale : le Château a un plan octogonal, possède huit tours, huit pièces au premier étage et huit au deuxième, huit fenêtres, etc. Pour Griziotti, le Château n'a aucune utilité pratique, et malgré son nom, elle n'a pas été construite à des fins militaires, ni résidentielles, ni administratives, ni de divertissement, et elle compromet toute utilisation compulsive et finalisée de la technologie. Au contraire, il conserverait une beauté ancestrale et constituerait une « […] métaphore de la construction du commun dans la société en réseau. Cela représente un immense défi que nous pouvons relever parce que nous disposons d'outils technologiques puissants, mais cela ne suffit pas. Les humains restent responsables de l’étincelle. »48 Selon Griziotti, le Castel del Monte résout une nouvelle écologie du réseau dépourvue de buts commerciaux malveillants. Le Castel est aussi une araignée à huit pattes et huit yeux, et contient ce qui pourrait être les outils nécessaires pour habiter l’infosphère.

L’’étincelle' dont nous sommes responsables est le miroir de Persée et notre tapis clair.

Ibid [Griziotti] P. 211. Traduction par l’auteure : « […] metaphor for the construction of the common in network society. It represents an immense challenge that we can face because we have powerful technological tools, but this alone is not enough. Humans remain responsible for the spark. » 48

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Figure 1.1 Capture d’écran. Hito Steyerl, How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational.MOV File (2013), vidéo, couleur, son, 14 min. [en ligne] https://www.artforum.com/video/hito-steyerl-how-not-to-be-seen-a-fuckingdidactic-educational-mov-file-2013-51651.

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Figure 1.2 Fond d’écran. Apple iOS Mojave.

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Figure 1.3 Capture d’écran. Google. « How Should We Think About the Future? | Google Zeitgeist ». [en ligne] https://www.youtube.com/watch? v=hMGP_PQ51uI, 37min49s.

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Figure 1.4 Eva et Franco Mattes, installation interactive, plateforme en ligne, 2000-2003. [en ligne] https://anthology.rhizome.org/life-sharing .

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Figure 1.5 Araignée Chiracanthium. Source : https://it.m.wikipedia.org/wiki/ File:Chiracanthium_eye_pattern.jpg

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II

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1. Hyper)fer et (hyper)feu Dans le Protagoras de Platon, est raconté le mythe de Prométhée et d'Épiméthée, deux titans dont les noms signifient littéralement ‘pensée prévoyante’ et ‘rétrospection'. Selon la légende, Zeus leur confia la tâche de répartir les vertus entre les différentes espèces mortelles, afin que chaque être vivant ait des facultés particulières liées à sa structure corporelle qui lui permettent de survivre et d'assurer l'équilibre entre les espèces - vitesse, force, taille, présence de cuirasse ou de griffes, etc. Epiméthée proposa d’accomplir seul cette tâche de distribution, et de laisser ensuite à Prométhée le soin de contrôler le travail effectué. Mais Epiméthée, victime de la folie qui porte son nom, épuisa le répertoire de vertus chez les êtres sans logos, laissant les êtres humains nus, fragiles et sans défense, et donc sujets à une extinction précoce.

Prométhée, conscient de cet oubli, décida de voler pour l'homme les connaissances techniques d'Athéna et le feu d'Héphaïstos, afin de donner aux humains la capacité de survivre. Survivre, mais aussi inventer, communiquer, construire, cultiver, élever, mais pas pour s’unir dans une collectivité, car ils n'en ont pas la capacité politique. Dépourvu de technique politique et riche en vertus divines, l'être humain peut incarne que le simulacre d'un dieu, et reste sans défense et tendant à l’autodestruction. Zeus, pour le sauver, indiqua à Hermès de leur apporter l'aidos (la honte) et la digue (la justice), qualités indispensables de la politique, afin qu'ils puissent établir des liens entre eux et réussir à cohabiter sur la Terre. Les vertus humaines seraient donc le fruit d’un oubli et d’un vol, alors que l’obtention du feu et de la technique par ces voies peut mettre en évidence le caractère néfaste de la contribution de l'espèce humaine sur terre.

D'autre part, dans le mythe de Platon, l'action humaine sur le monde s'avérerait être une catastrophe aussi radicale que inévitable. Le vol du feu et de la technologie ne serait pas le cas de survie de l'être humain, comme le serait la capacité des antilopes à s'échapper et du léopard à courir après sa proie, mais correspondrait à la matrice d'un impact mortel et prévisible telle que la relation entre l'humain et le monde. Timothy Morton est un philosophe américain qui cherche à redéfinir le terme ‘écologie’ face à l'impact disproportionné des humains sur la Terre. Il parle en particulier d'une ‘écologie sombre’ (‘dark ecology’)1 par rapport à la logique fondamentale de la crise écologique actuelle, imprégnée de mélancolie et de négativité dans la coexistence entre l'humain et MORTON, Timothy. Dark ecology: for a logic of future coexistence. Wellek Library lectures in critical theory. New York : Columbia University Press, 2016.

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le monde. Si d’une côté Platon dans son discours parle du feu et de la technique comme hypothèses de la naissance de l'espèce humaine, Morton2 parle de la chaleur et de l'hyper-industrialisation comme étant les causes principales de la ‘fin du monde’3. La fin serait non seulement déjà arrivée, mais elle serait également datable, à partir du moment où le monde - compris comme le monde-pour-l’humain - change en raison de l'impact significatif - et significativement destructeur - de l'humain sur la Terre. La date de cet impact serait 1784, l'année de l'invention par James Watt de la machine à vapeur - une machine polyvalente, ancêtre de l'ordinateur en tant que système cybernétique à la base de l'intelligence artificielle - et de l'émergence consécutive de l'humanité en tant que force géophysique à l'échelle planétaire. En ce sens, la chaleur et le développement technologique peuvent être lus comme des forces jumelles et non antagonistes, bien que leur symbiose entraîne inévitablement des conséquences contradictoires.

Aujourd'hui, l'apparente intangibilité de la marée de données qui peuplent l'infosphère soustrait l'attention au fait que les infrastructures numériques qui sous-tendent la logique du cloud ne sont pas un pur Zeitgeist évanescent qui vole au-dessus de nos têtes et nous surveille, mais existent en tant qu'objets dans le monde physique. Des objets qui, pourtant, sont plutôt sujets à la surchauffe. Les infrastructures numériques sont à la fois cause et objet de la hausse de la température planétaire, consomment des doses massives d'énergie, produisent des doses massives de chaleur résiduelle, ont besoin de doses massives d'énergie pour le refroidissement. La transmission d'informations en ligne n'est pas totalement immatérielle, ce n'est pas de la télépathie. Libero Zuppiroli est un physicien chercheur qui s’intéresse aux responsabilité des scientifiques dans les choix qui s’imposent à nos sociétés, et il fait appel en particulier à la démesure technologique. Dans un texte qui étudie les besoins énergétiques du web4, il estime que le téléchargement d'une image de moyenne résolution en ligne consomme environ 25 W/heure. Aujourd'hui, plus de 95 millions d'images sont téléchargées sur Instagram chaque jour5, et MORTON, Timothy. Hyperobjets : philosophie et écologie après la fin du monde, Saint-Étienne : Cité du Design, 2018.

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Le monde dont parle Morton correspond plutôt à une ‘idée du monde’ en tant que construction anthropocentrique et obsolète. Les termes 'monde' et ‘nature’ ne suffisent pas pour créer une nouvelle éco-logie. Morton adopte une approche particulière du réalisme spéculatif, l'Ontologie Orientée Objet, d'où le terme (hyper) "objet".

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ZUPPIROLI, Libero. Les utopies du XXIe siècle, Lausanne : Editions d'en bas, 2018.

Statistiques datées 30 novembre 2019. Disponibles sur https://99firms.com/blog/ instagram-marketing-statistics/#gref .

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chacune d'entre elles consomme comme une ampoule laissée allumée pendant une heure. L'augmentation exponentielle des services numériques, l'expansion du cloud dans son univers virtuel, mais surtout physique, augmenterait ses besoins énergétiques pour couvrir, voire dépasser, ceux de toute une nation : en 2015, les bases de données mondiales consommaient plus (416,2 térawattheures) que la totalité des besoins du Royaume-Uni (300 térawattheures), et étaient responsables de la même quantité d'émissions que l'industrie aéronautique6. En ce sens, je parle de la consommation, où elle reflète, en réalité, une production qui est, avant tout, celle d'un énorme gaspillage (de chaleur, d'objets anciens et obsolètes). En ce sens, Giorgio Griziotti parle des e-déchets (e-waste) comme de la nouvelle pathologie émergente de l'écosystème humain-environnement, née de la phase actuelle de la production capitaliste7. Plus de stockage de données, plus d'espace de stockage numérique, plus de consommation d'énergie, plus de chaleur, plus de besoin de refroidissement, plus de consommation d’énergie (stockage consommation - chaleur - consommation). Peut-être que la mer de données est plus sèche et plus chaude que prévu, et si mon iPhone m'informe à temps qu'en cas de surchauffe il ne peut pas fonctionner, télécharger une image de moins sur Instagram n'est probablement pas la solution.

L'immatérialité présumée de l'infosphère n'est pas compatible avec une logique prédictive qui étudie les symptômes, et de notre point de vue, un smartphone trop chaud semble ne pas suffire pour comprendre des phénomènes à une si grande échelle. En réalité, la définition de Big Data ne se dissocie pas de celle que Timothy Morton donne aux ‘hyperobjets’8, à savoir la « choses massivement réparties dans le temps et l’espace par rapport aux humains » qu'en plus d'être responsables de la fin du monde, ils ne sont jamais perceptibles dans leur intégralité. Le réchauffement climatique, Big Data, Internet, l'explosion de la plate-forme pétrolière Deepwater Horizon, la zone d'aliénation autour de Tchernobyl, les incendies en Amazonie, au Congo et en Australie, les épidémies sont des hyper-objets. L'imperceptibilité du ‘trop’ (trop de données, trop de temps, trop d'espace) se traduit dans la vision de Morton par la métaphore de l'hologramme, ou du fichier MP3 ou JPEG, où la compression de l'information correspondrait à un maillage fait d'une grille et de BRIDLE, James. New dark age: technology, knowledge and the end of the future.

London ; Brooklyn, NY : Verso, 2018.

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GRIZIOTTI, Giorgio. Neurocapitalisme: pouvoirs numériques et multitudes. Caen : C&F éditions, 2018.

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Ibid. [Morton, 2]

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trous dont on perçoit les ‘phases' mais pas la totalité. Chaque partie de l'hologramme ou du fichier MP3 contient toutes les informations de la totalité de l'objet : Morton appelle ce phénomène le phasing, l'hologramme est la métonymie de l'hyperobjet. Comment pouvons-nous survivre après la fin du monde si ses causes ne sont ni complètement perceptibles ni gérables, si le problème est incompréhensible ? Pour Morton, le fait que nous ayons besoin d'appareils pour voir les hyperobjets est une leçon d'humilité, des appareils qui produisent un déchet au-delà de la taille humaine (la chaleur, les déchets, les edéchets de Griziotti) pour l'évacuation duquel il n'y a pas de ‘chasse d'eau ontologique’, encore moins physique9.

2. Orienteering dans l'infosphère Les hyperobjets et leurs produits, comme nous, peuvent peut-être devenir invisibles à l'œil nu, mais, comme nous l'enseigne Steyerl10, ils ne peuvent pas disparaître. Le livre de Morton ne parle pas d'extinction mais plutôt d'une perspective d'écologie et de coexistence dans un monde qui n'était pas, n'est pas et ne sera jamais le nôtre, dans lequel chaque objet est sous-tendu par l'ondulation de l'espace-temps, de sorte qu'il y a un ‘ailleurs ailleurs’ et un ‘futur futur’ inscrits dans tout. L’’ailleurs ailleurs’ et le ‘futur futur’ des objets sont tous deux inconnus. En ce sens, l'existence d'un hic et nunc serait réconfortante, mais impossible. L'interconnexion et la mise en réseau du soi - le quantified self - correspondraient à une situation dans laquelle l'individu est englouti par une marée visqueuse et massive de cyberespace et de cybertemps. L'imbrication de l'espace-temps dans l'infosphère est cybernétique, ce qui en grec (κυβερνητικός, kubernētikós) signifie ‘bon pilote’, ou plutôt, dans ce cas, ‘bon navigateur’. L'architecture du web et son interface utilisent obstinément la métaphore de la navigation maritime, l'icône même du logiciel de navigation Safari est une boussole bleue. La métaphore de la navigation ou du surf sur le web est sans aucun doute intuitive, même si nous ne sommes pas ceux qui gardent le cap. Existe-t-il une géographie explicite du web ? Comment notre moteur de recherche est-il orienté, si nous ne tenons pas la barre et que notre Ibid [Morton, 2] P. 163. Morton parle du problème lacanien de l'élimination des excréments, où ce qui doit être éliminé dépasse de loin la taille humaine, et cette même élimination devrait dépasser l'anthropocentrisme qui présuppose aujourd'hui le problème des déchets.

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Hito Steyerl, How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational.MOV File (2013), vidéo, couleur, son, 14 min. Disponible sur https://www.artforum.com/video/hito-steyerlhow-not-to-be-seen-a-fucking-didactic-educational-mov-file-2013-51651.

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compas indique un Nord qui n'est que fictif ? Une carte générée par un bot qui ne raisonne probablement pas comme nous - est-elle illisible ?

Les employés d'Amazon utilisent des ordinateurs de poche pour se repérer dans des entrepôts aussi grands que des villes, où toutes sortes de produits sont stockés selon une logique humainement incompréhensible. Il n'y a pas d'étagère avec tous les CDs, ni avec toutes les chaussettes ou les services de couverts, car pour une IA ce ne serait pas efficace du point de vue de la productivité. Dans un livre qui vise à décrire le cadre où les relations humaines s’inscrivent dans le système d’hégémonie techno-scientifique - au sein d’une ‘nouvelle ère obscure’ - James Bridle11 décrit la logique de stockage d'Amazon comme étant ‘chaotique', alors qu'il s'agit encore d'un concept de ‘chaos’ humain. D'un point de vue algorithmique, l'association des CD, des chaussettes et des fourchettes a un sens précis et optimise la productivité d'un employé qui consomme probablement déjà quelque chose comme 24 km par jour en courant entre les rayons. Comme je l’ai déjà mentionné, il existe un biais de l’automatisation pour lequel ce qui est géré de manière algorithmique est perçu comme étant nécessairement plus efficace qu'un calcul ‘humain’, nous avons tendance à croire que l'IA qui gère les employés d'Amazon sait bien ce qu'il fait.

Comme on peut le lire dans le Protagoras, Hermès donnerait aux humains un sentiment de honte et de justice. Que se passe-t-il à partir du moment où cette même honte (attention) et cette même justice sont gérées de manière algorithmique ? Existe-t-il un moyen pour que même ces paramètres ‘humains' par excellence - soient plus corrects et crédibles s'ils sont gérés de manière algorithmique ? Antoinette Rouvroy s'interroge sur la possibilité de l'existence d'une gouvernance algorithmique, se demandant si l'indulgence, la pitié, la misère sont numérisables, et quelles sont les conséquences d'une éventuelle ‘justice numérique’12. Si l'économie, la politique et enfin la justice suivaient un processus de décision basé sur le calcul prédictif algorithmique, que resterait-il des malentendus dont parle Parisi, ou des trous dans le maillage informatique de Morton ? Si le PDA d'un magasinier d’Amazon surchauffait, serait-il capable de sortir de l'immense labyrinthe dans lequel il travaille ?

11

Ibid. [Bridle, 6]

ROUVROY, Antoinette. « Mise en (n)ombres de la vie même : face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet comme puissance. » GOUVERNEMENTALITÉS ET TECHNOLOGIES CONTEMPORAINES (blog), 27 août 2012. Disponible sur : https://blogs.mediapart.fr/antoinette-rouvroy/blog/270812/miseen-nombres-de-la-vie-meme-face-la-gouvernementalite-algorithmique-repenser-lesujet-com.

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3. Bloody Sunday, ou la catastrophe onirique Selon ‘Bifo' Berardi, le réseau mondial suit le modèle de contrôle de l'automatisation omniprésente, c'est-à-dire le passage final de la subsomption (dans le sens marxiste) grâce auquel le temps humain est capturé dans le flux de la machine. De cette façon, la mémoire, l'attention et l'intentionnalité seraient reconfigurées et nous assisterions à l'émergence d'un pouvoir (i.e. «[…] la condition d'imposition temporaire d'un plan de possibilités, à son tour choisi parmi de nombreux plans de possibilités. »13) de gouvernance automatisée.

Dans ce cadre, se rebeller contre une décision dictée par l'automate correspondrait à « choisir entre l'impuissance et le suicide. »14 Les vidéos de Jon Rafman délimitent efficacement la capture du corps et de l'intentionnalité humaine par le cyberespace et le cybertemps, même si elles suivent une esthétique alarmante et pessimiste qui ne se détache pas de l'impuissance et du suicide dont parle Berardi. Dans Disasters Under The Sun (2019)15, Rafman nous présente des corps anthropomorphes tridimensionnels à la texture lisse et homogène en proie à une collision perpétuelle et violente entre eux et contre l'environnement qui les entoure : une planète dont la surface n'est rien d'autre que de la peau humaine (avec d'éventuels poiles et piercing) et dont les intestins sont des tunnels de muqueuses inhospitalières, humides et saignantes. Ces corps, anonymes et impuissants, sont frappés par des vents violents, électrocutés par de violentes tempêtes, noyés par des marées soudaines, brûlés par des coulées de magma. Le voyage de Rafman dans cette destruction programmée et sauvage se termine par l'arrivée de sons et de couleurs nostalgiques, dont les couleurs et les sons des synthétiseurs des années 80 rappellent le Los Angeles - année 2019 de Ridley Scott dans Blade Runner. Les œuvres de Rafman sont souvent décrites comme faisant partie d'une imagerie dystopique, comme des lectures catastrophiques d'un futur proche. Il est plus probable que les corps qui se sont heurtés lors de la ‘catastrophe sous le soleil’ n'appartiennent pas au futur, mais ce sont les fantômes qui habitent un présent insuffisamment actualisé, un ‘futur futur' qui n'a rien à voir avec la linéarité chronologique et un ‘ailleurs ailleurs’ introuvable Berardi, Franco ‘Bifo’. Futurabilita. Roma : Nero, 2018. P. 127. Traduction par l’auteure : « condizione di imposizione temporanea di un piano di possibilità, a sua volta selezionata tra molti piani di possibilità. » 13

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Ibid [Berardi, 13]. Traduction par l’auteure : « scegliere tra impotenza e suicidio. »

Jon Rafman, Disasters Under The Sun (2019), vidéo, couleur, 7min53s. Disponible sur https://vimeo.com/334276546.

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sans cartes ni boussole. L'espace de Rafman est sombre et hybride, le temps est incohérent et il n’est jamais rassurant. Les personnages en 3D qui peuplent la planète de chair sont les acteurs d'un crash test sans fin et au succès improbable.

Depuis 2016, Rafman travaille sur une série d'épisodes intitulée Dream Journal 2016-1716 qui partagent le même univers psychotique, éclectique et inquiétant de l'apocalypse aveugle de Disasters Under The Sun. Dans Dream Journal, l'écriture de Rafman est automatisée et génère des scénarios oniriques dans lesquels le protagoniste, une sorte de Barbie virtuelle appelée Xanax Girl, habite un scénario magique et parfois horrifiant, hyper-violent, hypersexualisé, charnel et inquiétant, généré numériquement à partir d'un répertoire allant de l'imagerie hentai, des chimères mythologiques, aux paysages postapocalyptiques. Piotr Bockowski passe en revue la production du Dream Journal de Rafman en déclarant que « l'imagerie générée par ordinateur (CGI) révèle la sombre vitalité du techno-matérialisme qui façonne des formes posthumaines avec des bêtes chimériques, des insectes monstrueux et des perversions sexuelles japonaises. »17 La narration perverse d'un courant de conscience inhumain mais charnel se manifeste dans une vidéo ironiquement imprévisible, du moins pour nous. La logique prédictive des algorithmes, la même qui devrait permettre de gérer tout type de choix de la manière la plus efficace possible, construit des scénarios dans lesquels si le présent est d'une lucidité alarmante, le futur est complètement opaque. Le storyboard qui anime Xanax Girl est dépourvu de toute forme de consecutio temporum ou de causalité, mais ce n'est pas pour cette raison qu'il n'est ni aléatoire ni dénué de sens. L'architecture des ‘rêves’ de Rafman est celle d'un entrepôt d’Amazon, dont, peut-être, lui seul dispose du PDA pour s'orienter. Comment s'y retrouver sans se noyer dans une mer de données ou se perdre dans un entrepôt qui contient trop de choses ? C'est probablement par le rêve que nous pourrions nous rapprocher de la perception du ‘futur futur’ et de l’'ailleurs ailleurs’ qui régissent une sphère dans laquelle l'espace et le temps sont en asynchronie avec ceux que nous percevons. Cela ne signifie pas que la machine fonctionne de la même manière que notre inconscient, mais cela met en évidence le fait 16

Jon Rafman, Dream Journal 2016-2017, vidéo, couleur, son, 49min, 2017.

BOCKOWSKI, Piotr. « ‘Anxiety of Mutations’ Jon Rafman’s Dream Journal at Venice Biennale ». Clotmag.com. CLOT, 26 octobre 2019. https://www.clotmag.com/oped/ anxiety-of-mutations-jon-radmans-dream-journal-at-venice-biennale-by-piotrbockowski. Traduction par l’auteure : « CGI [Computer Generated Imagery] reveals the dark vitality of techno-materialism that moulds post-human forms with chimeric beasts, monstrous insects and Japanese sexual perversions. » 17

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que si la conscience ne suffit pas à une compréhension complète d'un espace et d'un temps qui ne sont pas les nôtres, l'inconscient acquiert une nouvelle légitimité.

Dans un article publié sur Wired18, on raconte et ‘romantise’ la naissance de Deep Dream de Google par une idée d'Alexander Mordvintsev. Deep Dream (‘rêve profond’) est un programme de traitement d'images qui utilise un réseau neuronal convolutionnel (basé sur l'architecture neuronale animale) pour trouver et améliorer les motifs dans les images créant des effets hallucinogènes, oniriques et souvent dérangeants. La reconnaissance d'éléments dans une image par un logiciel est basée sur l'accumulation, l'analyse et la comparaison de quantités massives d'images. Deep Dream fonctionne à l'inverse : à partir d'une image, le logiciel manifeste dans une deuxième image ce qu'il ‘veut’ voir dans la première, un peu comme lorsqu'on regarde le ciel, on essaie de trouver des formes de visages en forme de nuages. Apparemment, Mordvintsev a écrit le programme pour son propre amusement à 2 heures du matin, se réveillant d'un cauchemar, découvrant ainsi une façon de générer des images extraterrestres et improbables, extrêmement paréidoliques et psychédéliques. Hito Steyerl parle du fonctionnement ‘inceptionniste' de Deep Dream non pas comme une simple hallucination mais comme «[...] un document d'une époque qui apprend aux smartphones à identifier les chatons, ce qui permet d'intégrer des jargons vraiment terrifiants et mignons dans les moyens de production. Il démontre une version de l'animisme d'entreprise dans laquelle les marchandises ne sont pas seulement des fétiches mais se transforment en chimères franchisées. »19 L'inceptionnisme de Deep Dream nous oblige à nous demander si et comment les machines rêvent, et si la lucidité de leurs rêves correspond à celle des nôtres. Mais Deep Dream n'est pas une expérience anecdotique, il n'oblige pas les logiciels à devenir paranoïaques et, surtout, il ne s'agit pas d’une dystopie. Le rêve, l'hallucination psychédélique des images générées par le rêve profond de Google ne sont qu'un point culminant du processus d'apprentissage profond lui-même. Ce que Steyerl appelle un ‘animisme d’entreprise' reflète la propension idéologique de Google pour le mysticisme religieux, avec son propre Zeitgeist, sa mémoire LEVY, Steven. « Inside Deep Dreams: How Google Made Its Computers Go Crazy ».

Wired, 12 novembre 2015. https://www.wired.com/2015/12/inside-deep-dreams-howgoogle-made-its-computers-go-crazy/.

18

STEYERL, Hito. Duty free art, Art in the Age of Planetary Civil War. London ; New York : Verso, 2017. P. 139. Traduction par l’auteure : « […] a document of an era that trains smartphones to identify kittens, thus hardwiring truly terrifying jargons of cutesy into the means of production. It demonstrates a version of corporate animism in which commodities are not only fetishes but morph into franchised chimeras. » 19

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infinie et éternelle, sa propre vision du monde, son omniprésence, son omniscience, et son omnipotence. Mais Google est toujours une entreprise, et c'est en tant qu'entreprise qui conserve une étonnante propension à l'utopie.

Peut-on croire que Google soit notre ‘bon navigateur’ ? Comment savoir - sans carte ni boussole - que cela ne nous fait pas courir 24 km par jour comme les magasiniers d’Amazon ?

4. Utopie, hyperstition, an-archéologie La tension entre le temps humain et le temps de la machine, l'ambition d'une productivité maximale où le temps c'est de l’argent et le sommeil est un ennemi de la production, nous rappellent que notre navigation désorientée et interconnectée est - au moins en grande partie - une question de temps. Le dispositif technoscientifique qui régule toutes sortes d'échanges et de tensions dans l'infosphère peut-il soutenir l'idée d'une relation horizontale entre les individus et les utilisateurs ? Rouvroy affirme que la virtualité (en tant que condition préalable à la liberté) est à l'individu ce que l'utopie est à la communauté20. Mais si la seule utopie possible est préservée dans le Zeitgeist de Google, ou dans d'autres hyper-objets capitalistes, est-il possible de penser à une liberté dans l'espace virtuel ? La virtualité de l'infosphère ne peut pas représenter le non-lieu (u-topos), alors que l’'ailleurs ailleurs’ de Morton ne peut avoir une représentation que par métonymie. La virtualité reste une chimère, un fétiche, un rêve (profond). L'utopie est placée sur le plan du possible et non sur le plan du pouvoir, car l'ailleurs est possible mais non représentable dans son intégralité. Est-il possible de penser à un autre temps et à un autre lieu dont le contrôle échappe à la tyrannie du temps réel qui force l’'ici et maintenant’ à l'espace-temps cybernétique ?

En 1963, La Monte Young et Mariam Zazeela ont formulé le concept de Dream House, c'est-à-dire un organisme-maison dans lequel la lumière et la musique de bourdon génèrent, grâce à des générateurs d'ondes sinusoïdales, un modèle qui évolue en fonction des mouvements des visiteurs dans l'espace. La présence dans l'espace façonne une composition qui intègre à des sonorités drone délicats des lumières douces et enveloppantes. En ce sens, ce que nous percevons dans la maison de rêve est l'architecture même d'un espace-temps qui est généré par nos mouvements, et non l'inverse. La construction de la maison s'énonce, c’est la maison même qui se fait jouer, qui est dirigée, qui est 20

Ibid. [Rouvroy, 12]

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orientée selon nos mouvements. L'existence d'une ‘maison de rêve’ laisse ouvert le plan des possibilités dans la création d'un espace créé par nous et pour nous, subvertit le paradigme de l'interface technologique comme un dispositif qui module notre présence. De plus, la musique de Young se retrouve dans une analogie cohérente dans ce que Torben Sangild21 appelle la musique oceanic glitch, faite d'harmonies riches et tièdes et de textures sonores oniriques comme celles de William Basinski ou de Brian Eno. Dans la réflexion de Timothy Morton, la musique - celle de La Monte Young, mais aussi celle de John Cage ou My Bloody Valentine - occupe une place privilégiée car elle parvient à évoquer avec une extrême efficacité les caractéristiques des hyperobjets, notamment ceux liés à la ‘futurité’ qui s'oppose à la vision d'un espace-temps compris comme une boîte modulaire contenant les entités existantes. La Dream House révèle cette même ‘futurité'. La tyrannie d'une actualisation perpétuelle, d'un présent qui n'existe que par rapport à son prochain moment, est liée à une idéologie dans laquelle l'utopie semble ne pouvoir aller de pair qu'avec l'idée de progrès.

Personnellement, je me méfie d'une éventuelle définition du progrès qui ne soit pas tacitement imprégnée d'historicisme, de déterminisme et d'exaltation de la (sur)production. Et c'est précisément à cause de l’allure entrepreneuriale de ce terme que la progression vers un horizon incalculable et incalculablement incertain ne semble pas correspondre à un mirage prospère, où l'utopie futuriste d'une avancée machinique, rapide et rayonnante nous est maintenant nostalgiquement lointaine. Selon ‘Bifo’ Berardi22, le futurisme aurait été une prémonition de notre dernière Utopie, celle des cybercultures des années 80, du Neuromancien de Gibson23 et de l'esthétique cyberpunk, d'où germe la pensée accélérationniste dont Nick Srnicek et Alex Williams sont les porte-

Sangild, Torben, « Glitch—The Beauty of Malfunction », Washburne, Christopher, et Maiken Derno, Bad music: the music we love to hate. New York: Routledge, 2004. P. 198-211 21

Berardi, Franco. Dopo il futuro: dal futurismo al cyberpunk : l’esaurimento della modernità. Roma: DeriveApprodi, 2013.

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Dans son roman, Gibson nous donne la première définition de cyberespace comme « Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays, par des enfants à qui des concepts mathématiques sont ainsi enseignés… une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain ».

Gibson, William. Neuromancien. Paris : La Découverte, 1985.

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parole contemporains24. Est-il possible de penser à un avenir, à une avancée sans utopies, où l'horizon est un présent en perpétuelle actualisation ? Si un Manifeste ou une utopie ne nous sont plus suffisant, est-ce qu’ils nous sont nécessaires ? À cet égard, Srnicek et Williams écrivent que les utopies sont l'incarnation des hyperstitions (prophéties auto-réalisées) du progrès, et que s'il n'y a pas d'utopie, seul l'échec demeure25. Mais si l'utopie repose sur une dérive religieuse, et que la dystopie s'inspire du répertoire des structures de la laïcité et de la science, le ‘progrès’ (de qui ? de quoi ?) est un concept assez ambigu puisqu'il prend la forme d'une idéologie, d'un ‘animisme d’entreprise', mais il concerne le développement du dispositif techno-politique. Le fait que le progrès soit considéré comme une hyperstition, comme la capacité de la fiction à se manifester dans le monde physique, renvoie-t-il à la possibilité d'un raisonnement prédictif du futur ? Peut-être que croire à un déterminisme dans le progrès - en particulier le progrès techno-scientifique - est plus productif que probable.

L’accélérationnisme est née dans les années 1990 au sein de l'Unité de recherche sur la culture cybernétique de Nick Land (CCRU), et propose une alternative socialiste intégrant l'économie libidinale de Lyotard à la déterritorialisation et au décodage des flux du capitalisme de Deleuze et Guattari. Dans la vision accélérationniste, le travail humain devient obsolète face à l'automatisation technologique, et, étant donné l'inscription du capitalisme dans les pulsions libidinales humaines (Lyotard), l'accélération du capitalisme serait alors un processus naturel d’exagération de la compulsion humaine vers sa propre mort. En résumé : l'accélération de la dynamique capitaliste de l'hyperproduction conduirait à l'extrémisation et à la mort du capitalisme même, et à une demande sociale de vitesse et d'automatisation. L'accélérationnisme de Nick Land n'est pas sans contradictions et critiques. Edmund Berger résume dans un court essai la généalogie du premier (Land) et du second Accéléralisme (Srnicek et Williams) : BERGER, Edmund. Underground Streams. A Micro-History of Hyperstition and Esoteric Resistance. Rizosfera, 2017. https://issuu.com/obsoletecapitalism/docs/ edmund_berger_underground_streams. Je suis d'accord avec Berger pour dire que : « Land et le CCRU ont fébrilement produit texte après texte en mêlant cyberpunk et science-fiction, horreur lovecraftienne, EDM (electronic dance music) et théorie française déformée en un système irrationnel qui semble plus chaotique que les mouvements philosophiques précédents » (p.17). Les écrits de Land sont largement disponibles sur le site du CCRU (http://www.ccru.net) et sur le blog Hyperstitions (http://hyperstition.abstractdynamics.org). Un deuxième mouvement accélérationniste est né autour des figures de Srnicek et Williams (2013), qui se débarrassent de la rhétorique fièrement apocalyptique de Land, et tentent de rationaliser une coopération socialiste, intelligente et horizontale entre l'homme et la machine.

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SRNICEK, Nick, WILLIAMS, Alex. Accélérer le futur : post-travail & post-capitalisme, Saint-Étienne : Cité du Design, 2017.

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Siegfried Zielinski 26 - parmi d'autres - s’oppose à une vision du progrès comme une exigence inexorable, également parce que, selon lui, les ‘meilleurs' développements technologiques s'opposent à l'image de ce qui est proprement humain. Zielinski utilise une approche ‘paléontologique’ - radicalement opposé à toute possible élaboration du présent à partir du (ou d’un) futur - pour décrire ce qu'il appelle lui-même une ‘an-archéologie’ des médias, désillusionné de cette même idée de progrès technologique et tendant à rechercher les tensions entre la calcination et l’imagination, la certitude et l’impredictabilité. En particulier, Zielinski examine des situations d'hétérogénéité dans l'histoire de la connaissance humaine, lorsque le flux de connaissances contenait encore diverses possibilités de solutions techniques et culturelles pour la construction des ‘mondes des médias’, où ce qui prévaut, c'est la standardisation et l'uniformité autour de l'architecture même des technologies numériques.

L'auteur concentre une grande partie de sa réflexion sur le rapport de centralité et périphérie du savoir, et nous explique que si d’un côté rechercher une ‘archéologie du savoir’ signifie viser une sorte de hiérarchie originelle du pouvoir (archaios, l’originel ; archein, le leader), de l’autre une an-archeologie présuppose l’absence d’un objet originel d’expérience et comprends plusieurs formes de connaissances, à la fois considérées comme moins ‘légitimes’ - voire la magie et l’ésotérisme. Y a-t-il un lien entre la fusion des pratiques magiques, scientifiques et technologiques de l’’anarcheologie' de Zielinski, l’’hyperstition' d'un avenir aussi unique que rapide et l'animisme d’entreprise qui imprègne l'économie de réseau ? Le cybertemps préfigure l'avenir, il l'organise mais il ne le réalise pas - pas nécessairement. Au contraire, l'idée d'avenir correspond plutôt à la friction entre les objets (humains ou non), au résultat de l'affrontement entre les personnages de Rafman, à la multitude de visages trouvés par Deep Dream dans l'image d'un chaton.

5. Conjuguer le présent progressif Le ‘futur’, ainsi que le ‘monde’, a atteint sa fin. À cet égard, ‘Bifo' Berardi insiste sur l'idée d’’épuisement du futur’27, compris comme un symptôme d'un imaginaire social du XXe siècle imprégné de l'idolâtrie du progrès, il suffit de penser aux grands récits propagés par les avant-gardes artistiques depuis ZIELINSKI, Siegfried. Deep Time of the Media: Toward an Archaeology of Hearing and Seeing by Technical Means. Electronic Culture-History, Theory, Practice.

Cambridge, Mass : MIT Press, 2006.

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BERARDI, Franco ‘Bifo’. Dopo il futuro: dal futurismo al cyberpunk : l’esaurimento della modernità. Roma : DeriveApprodi, 2013.

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1900. La fin de l'avenir correspondrait à la crise du désir, de l'attention, de l'empathie, où la vitesse de l'infosphère séparerait la connaissance de l'expérience corporelle et accélérerait les rythmes de travail. En réalité, il semble que ce soit toute une question d’écart : de temps et de cybertemps, de poursuite et d'accélération. En ce sens, ‘Bifo’ Berardi distingue deux grandes tendances : 1. Le mirage accélérationniste pour lequel nous pouvons et devons inventer l'avenir : la réalisation de la complète automatisation productive pourrait conduire à l'émancipation technologique des instances capitalistes, et à une conséquente ‘renaissance post-travailliste’, privée de la tyrannie du travail et capable d'aplanir enfin toute différence sociale. Cette position propose un techno-enthousiasme à l'échelle mondiale qui se démarque d'un ‘localisme néoprimitiviste’ ou d'un ‘folklore ruraliste’, où la seule solution ne coïnciderait pas avec le développement de myriades de petites initiatives locales et de ‘petits gestes concrets’ (selon une éthique du ralentissement ou de ‘décroissance heureuse’) mais avec un renversement à grande échelle qui vise à échapper à la catastrophe sociale, politique et écologique.

2. L’accélération conduirait, par sa nature même, à l'appauvrissement de la vie sociale et de l'appareil cognitif mondial, à la dévastation de l'esprit et du corps social, à l'épidémie psychotique, au suicide environnemental et militaire. Dans ce scénario, l'union entre la technologie et l'économie conduirait à une nouvelle forme de théocratie de la machine du marché mondial appelée ‘nécro-capital’, le « nécro-empire du terrorisme sous toutes ses formes de bigoterie religieuse, de colère nationale et de stratégie économique. »28 ‘Bifo’ Berardi, qui se trouve en deuxième position, nous confronte à deux tendances diamétralement opposées, l'une utopique à haut risque, l'autre dystopique et désenchantée. Est-il possible d'imaginer une façon de ‘monder’ (worlding29) qui s'écarte de ces positions diamétralement opposées et nécessairement incompatibles ? Yves Citton est un traducteur du Manifeste

Berardi, Franco ‘Bifo’. Futurabilita. Roma: Nero, 2018. P. 51-121. Traduction par l’auteure : « necro impero del terrorismo in tutte le sue forme di bigottismo religioso, rabbia nazionale e di strategia economica. » 28

Donna Haraway utilise le terme worlding, qui correspondrait au concept de coexistence (animale avant qu’humaine) sur Terre. Haraway, Donna Jeanne. Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene. Experimental Futures Technological Lives, Scientific Arts, Anthropological Voices. Durham, Londres : Duke University Press, 2016.

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Accélérationiste30, et il nous explique que nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas accélérer, car nos mesures contre ce qui nous menace doivent avoir une échelle hyper-objective31. Il n'y aurait pas d'autre moyen de sortir de la catastrophe que l'accélération. Est-il possible de réduire l'écart entre notre échelle et notre temps et l'espace-temps hyper-objectif de l'infosphère ? Peuton aujourd'hui combler les trous dans la maille spatio-temporelle, l'impensable, l'irreprésentable, l'imperceptible qui est par définition la dimension hyperobjective des menaces actuelles ? La planète de chair dans l'œuvre de Rafman, peut-elle se protéger de la catastrophe sous le Soleil ? L'entrepôt d'Amazon peut-il devenir une maison de rêve comme celle de Young et Zazeela ? Dans un texte d'analyse et de critique du mouvement accélérationniste, Benjamin Noys écrit que l'automatisation complète correspondrait au symptôme d'une mutation du travail et de l'intégration humain-machine dans tout pointe de vue, qui porterait à l’émergence d'un ‘fantasme marxiste acéphale de la production auto-engendrée’32.

D'autre part, la pensée d'auteurs comme Paul Virilio propose un profond antagonisme à l'idée d'accélérer pour sortir d'une stase catastrophique, où le cyberespace ne pourra jamais servir la démocratie pour une question de ‘vitesse’. En ce sens, tout comme le pouvoir ne peut pas faire abstraction de la richesse, la richesse ne peut pas être séparée de la vitesse, et le pouvoir dromocratique (dromos, la course) ne peut que s'associer à la dynamique nécro-capitaliste. En outre, Nick Land lui-même, le père de la première vague accélérationniste des années 90, se tourne ensuite vers une position déconcertément pessimiste qu'il appelle le ‘Misérabilisme Transcendantale’, dont la devise est « Le temps est du côté du capitalisme, le capitalisme est tout ce qui me rend triste, donc le temps doit être mauvais. Les ours polaires se

WILLIAMS, Alex, SRNICEK, Nick. « Manifeste accélérationniste ». Traduit par Yves Citton. Multitudes, n. 56 2014. https://www.cairn.info/revue-multitudes-2014-2page-23.htm.

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CITTON, Yves. « Accélérer notre attention collective aux hyperobjets ». In Accélération !, par Laurent de Sutter, 205-24. Paris : PUF, 2016. http:// www.yvescitton.net/wp-content/uploads/2013/09/Citton-AccelerationismePUFHyperobjets-Avril2015.pdf.

31

NOYS, Benjamin. Malign Velocities: Accelerationism & Capitalism. Winchester, UK Washington, USA: Zero Books, 2014. P. 1-12 32

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noient, et il n'y a rien que l'on puisse faire. »33 Le temps, le temps capitaliste, machiniste, perversement accéléré, serait notre malfaiteur. Ironiquement, le propre code de conduite de Google inclut la phrase « Ne soyez pas mauvais. »34 Sommes-nous impuissants face à une marée (d'eau, de données) trop haute, sinon ‘maligne’ ? Les personnages brutalisés dans les vidéos de Rafman, sont-ils eux-mêmes des ours polaires ?

6. CNTRL+C / CNTRL+V Comme je l’ai déjà mentionné, il existe des attitudes humaines non automatisables, qu’on pourrait imaginer comme les trous dans le maillage spatio-temporel de Morton ou les malentendu de calcul algorithmique de Parisi.

Que se passe-t-il à partir du moment où l'apparat cognitif, le système de connaissance actuel, tend à s'automatiser ? Puisque la logique prédictive tend à réguler de plus en plus l'architecture technoscientifique, la connaissance peut-elle continuer à être construite sur des fondations qui sont per se perforées ? James Bridle utilise la dissolution du permafrost comme métaphore de la dissolution des connaissances, de l'effondrement des infrastructures cognitives35. En ce sens, la ‘théorie’ est au moins aussi morte que le ‘monde’ et le ‘futur’, étant donné que la régulation du general intellect est de plus en plus détachée de l'idée de pensée et de recherche ‘originale' mais basée sur l'accumulation, l'assemblage et le calcul statistique, s'emparant d'une marée de données d'une profondeur incalculable. L'automatisation et la mise en réseau du travail cognitif provoqueraient, selon les termes de Bernard Stiegler, une « prolétarisation de l'esprit, voire d'une paupérisation de la culture. »36 En réalité, la construction ou la mise en place de l'apparat cognitif dans l'infosphère ne présage pas nécessairement l'effondrement du cadre des connaissances humaines, la liquidation de l'iceberg qui devient - aussi - une marée.

Néanmoins, le développement exponentiel des algorithmes dans le réseau LAND, Nick. « Critique of Transcendental Miserablism ». HYPERSTITIONS (blog), 15 janvier 2007. http://hyperstition.abstractdynamics.org/archives/008891.html.

Traduction par l’auteure : « Time is on the side of capitalism, capitalism is everything that makes me sad, so time must be evil. The polar bears are drowning, and there’s nothing at all we can do about it. » 33

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« Don’t be evil. » https://en.wikipedia.org/wiki/Don%27t_be_evil

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Ibid [Bridle, 6] « 3. Clima »

STIEGLER, Bernard, PETIT, Philippe, et Vincent Bontems, ed. Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir : entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, Paris : Mille et une nuits, 2014. P. 9-19 36

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d'information et de communication module la centralité et la décentralité de l'information elle-même selon des protocoles d'accumulation de clics et de données. Ainsi, le système cognitif de production et de distribution de connaissances en ligne serait soumis aux lois du Pagerank de Google ou de l'Edgerank de Facebook, qui régulent ce que chaque utilisateur voit en fonction du contenu consommé précédemment et d’autres, inextricables paramètres. À cet égard, Tiziana Terranova37 tente de définir un nouveau nomos qui condense l'Internet aux nouvelles formes de souveraineté qui s'étendent dans l'infosphère, en gardant à l'esprit que l'automatisation du common (compris comme la valeur universelle des relations sociales et cognitives de la communauté) est à la base du capitalisme de l'information. Dans ce cadre, l'automatisation progressive des forces productives mais aussi cognitives serait configurée comme un dispositif de recombinaison économique, sociale et biologique 38, où les vecteurs de cette même production s'avèrent soumis à une logique où la connaissance ne connaît pas d'autonomie par rapport aux lois du marché, et où les lois du marché dépendent de classements automatisés. En ce sens, l'artiste et le scientifique, les créateurs de nouveaux concepts, dépendent de l'ingénieur qui préfigure les aspects techniques, ainsi que de l'économiste qui en régule le salaire et de l'immense carrousel de flux de données, de calculs, de cookies, de clics et autres. Comment faire appel à l'inventivité, à la créativité, à l'idée originale là où la distribution des idées est soumise à la cupidité centralisée des stocks de données et à leur monétisation ? Si d'une part, la diffusion culturelle en ligne peut être la matrice d'un éventuel éclectisme culturel, et permet le libre accès à un patrimoine matériel infiniment vaste (musique, livres, films, etc.), d'autre part, l'hyperpersonnalisation de la recherche fait de l'utilisateur non pas un consommateur mais un produit. De même, l'agent créatif devient marchand et entrepreneur, et il est condamné à troquer son statut d'artiste pour une poignée de likes.

Véritable enfant de la postmodernité, il se réapproprie et réadapte les copies sans originaux qui pullulent dans la culture de réseau. Si la recherche scientifique adapte elle-même ses canons à la lumière de l'automatisation, la (post)production artistique voit l'émergence d'une étape similaire. Si la justice, TERRANOVA, Tiziana. « Red stack attack! Algorithms, capital and the automation of the common », Effimera, 2014. [en ligne] http://effimera.org/red-stack-attackalgorithms-capital-and-the-automation-of-the-common-di-tiziana-terranova/.

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Terranova explique comment la construction d'une ‘pile’ (stack, une méga-structure qui sous-tend les relations entre la technologie, la nature et l'être humain) passe par trois niveaux d'innovation socio-technologique : monnaie virtuelle, réseaux sociaux, bio-hypermedia (selon la définition de Griziotti, les dispositifs qui régulent les relations les plus intimes avec l'infosphère).

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la honte et la création sont soumises à l’automatisation et à la prédiction algorithmique, le droit d'auteur n'est peut-être qu'une réminiscence nostalgique, ou un luxe pour ceux qui peuvent se permettre quelques tours de valse au tribunal.

Pour cette raison, l'auteur qui revendique le caractère ouvert (libre, gratuit ou non) de ses œuvres réinvestit sur le droit de copie comme sur le droit d'intervention sur des structures préexistantes. L'un d'eux est Kenneth Goldsmith, poète américain et porte-parole de la ‘non-créativité', où la figure du créatif serait soumise à la même logique de marché qui dissout les deux iceberg - le physique et le common. Goldsmith propose une apologie du plagiat, incarnée dans la logique du copier-coller, et entrevoit a mort de l’auteur dans sa transformation en marchand. « Sommes-nous simplement en train de reconstituer la mort de l'auteur, un personnage que de telles théories n'ont pas réussi à tuer la première fois ?»39, se demande Goldsmith, loin d'être perplexe quant à une prétendue suppression de l'expression personnelle. L'écriture ‘non créative’ serait donc «[...] une écriture imprégnée de célébration, les yeux embrasés d'enthousiasme pour l'avenir, embrassant ce moment comme une femme enceinte de possibilités. »40 Pour le dire autrement, ‘l'auteur est mort, vive l'auteur !’. En réalité, la non-créativité comme nouveau mode de production (culturel, cognitif), est le symptôme d'une tendance à l'appropriation, au libre partage, au remake et au remix complètement post-moderne. Lorsque la production et la diffusion d'informations sur le net sont soumises au temps et à l'espace de l'accumulation capitaliste, comment croire à l'idée de la ‘mort de l’auteur' comme ouverture vers de nouvelles possibilités (créatives ou noncréative) et embrasser les complexités du numérique ?

Une réponse est celle que Pekka Himanen a donnée dans L'Éthique hacker et l'esprit de l'ère de l’information41. Pour Himanen, le hackerisme ou la ’n-ethique’ hacker serait une alternative pour la société en réseau qui remettrait en cause l'éthique protestante dominante, selon laquelle le développement technologique GOLDSMITH, Kenneth. Uncreative writing: managing language in the digital age.

New York : Columbia University Press, 2011. P. 31. Traduction par l’auteure : « Are we simply reenacting the death of the author, a figure such teorie failed to kill the first time around? » 39

Ibid [Goldsmith, 38] P. 20. Traduction par l’auteure : « […] a writing imbued with celebration, its eyes ablaze with enthusiasm for the future, embracing this moment as one pregnant with possibility. » 40

HIMANEN, Pekka. L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information. Paris : Exils, 2001.

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est une fin en soi, est nécessaire et nécessite de la qualité (« on doit le faire bien »). Alors que la logique du net tend vers la forme d'un monastère ou d'une cathédrale protestante, le hackerisme préfère une structure ouverte, dont le modèle de référence est, pour Himmanen, celui de Linux. En ce sens, la logique du Logiciel Libre se configurerait avec la structure du bazar, voire du bazar académique pour lequel chaque expert est aussi un étudiant, l'apprentissage de nouveaux codes est collaboratif, l'appropriation est légitime.

Himanen ajoute que « Tant que la connaissance scientifique demeure ouverte, seuls les ajouts secrets et marginaux à l’information collective permettent à certains de s’enrichir rapidement. »42 De ce point de vue, Himanen et ‘Bifo’ Berardi s'accordent à dire que le capitalisme actuel repose précisément sur l'exploitation du communisme scientifique, un concept résumé par Silvio Lorusso sous le terme d’ ‘entreprécariat' 43, où l'esprit d'entreprise du secteur scientifique-culturel en précarise les acteurs. Si l'intellect général est réellement destiné à se dissoudre face à une précarité plus humaine que machinique, quel est le rôle des neuro-prolétaires invoqués par Berardi à sauver le monde44 ? Si nous ne sommes pas capables de prédire l'avenir aussi bien qu'une machine, mettre le présent en crise pourrait être une priorité par rapport à la programmation de l'avenir.

7. Petite apologie de l’apocalypse Nous avons tué nos dieux, le monde, le présent, le futur, l'auteur et la théorie, en confiant notre mémoire, notre empathie, notre orientation mentale et physique au calcule. En réalité, toutes ces morts n'ont été que des morts-pournous, et la limite de l'anthropocentrisme est de supposer que si l'humanité se noyait dans l'océan - qu'il soit un océan de données ou non - alors il ne resterait ‘rien’. Pouvons-nous nous permettre de penser qu'il n'y a pas d'alternative au dilemme ‘anthroposcène ou la mort’, ‘l'accélération ou l’extinction' ? À vrai dire, le terme ‘anthroposcène' constitue en soi une réminiscence d'une idée d'anthropocentrisme aussi nuisible qu'obsolète, où c'est l’anthropocentrisme même qui fait le deuil du futur. Le monde des objets de Morton ne prévoit pas un suprématisme du sujet, au contraire : le sujet n'est pas ‘au-dessus’ de rien, et il n'est rien d’autre qu'une sous-catégorie de l'objet. Dans un monde où les 42

Ibid. [Himanen, 40] P. 71

LORUSSO, Silvio. Entreprecariat: siamo tutti imprenditori, nessuno è al sicuro.

Brescia : Krisis Publishing, 2018.

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Ibid [Berardi, 27] P. 245

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sujets et les objets sont interconnectés à l’échelle globale, nous ne pouvons pas nous permettre de penser à un ‘monder’ uniquement pour nous. Le fait que la fin du monde soit déjà arrivée ouvre la possibilité à l’invention de nouveaux scénarios qui contournent la préoccupation actuelle selon laquelle nous avons besoin d'une nostalgique et insuffisante ‘correction des erreurs du passé’. Les sujets, comme les objets, changent, de la même manière que notre idée du monde, du présent, du futur, de l’auteur. Si le monde n'est pas le nôtre, et ne l'a jamais été et ne le sera jamais, nous n'avons pas d'autre choix que de relire la dystopie du présent pour imaginer ou inventer de nouveaux scénarios, qui ne soient pas nécessairement prévisibles, là où une nouvelle éco-logie est urgente et nécessaire. La crise est, dans ce sens, une opportunité, et la fin ou la mort n'équivaut pas à une disparition stérile mais à une réévaluation et un changement (ou plutôt un élargissement) de perspective. Si la prévision de l'avenir n'est pas possible pour nous ou pour nos calculs, l'avenir n'est pas fait de demandes statistiques d'un présent constamment mis à jour. L'avenir n'est même pas une pure autopoïèse : l'avenir est sympoïétique, il change avec nous et non pour nous. Se considérer comme des objets et non comme des individus exceptionnels, dans notre relation à la Terre comme à l'infosphère, à l’océan comme à la mère de données, ne nous subordonne pas à une passivité totale, ne signifie pas se sentir misérable et seul comme l'écrit Nick Land, mais cela nous met dans une condition de parité ontologique avec les autres objets avec lesquels nous cohabitons dans le monde. Le monde est mort, vive le monde !

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EX-STASE N.2 Chia Chuyia est une artiste malaisienne qui aujourd'hui vit et travaille en Suède, et qui apporte dans ses œuvres les traditions et les produits de la terre que l’a formée, la Malaisie et la Chine, avec une attention particulière à l'écologie des matériaux et à la préservation d'un équilibre spontané entre ce qu'elle prend et ce qu'elle donne à la terre. Depuis 2016, elle présente une performance intitulé Knitting The Future (2016-2020)45 (‘tricoter l’avenir’), dans laquelle elle tricote une armure faite de feuilles, qu'elle a précédemment préparé es avec soin. Le tricot a les couleurs de la terre et il est fait de poireaux, qui est, pour l'artiste et sa communauté chinoise, un substitut plus facile à trouver à l'ail. Le poireau, l'ail, ainsi que d'autres plantes herbacées du genre Allium (qui signifie en latin ‘brûlant', ‘piquant’ comme son goût), est considéré comme une plante aux pouvoirs curatifs et, en général, propice - pas seulement pour la culture chinoise. L'ail porte chance, et son nom en chinois, trouve son équivalent phonétique dans le mot ‘compter’46. Chia Chuyia compte et tisse pendant cinq semaines. Pourquoi a-t-on besoin d'une armure de feuilles ? De quoi est-il censé nous protéger ? Le tricot pourrait-il être le modèle d'une construction éco-logique méticuleuse et durable, ou mieux, d'un ‘avenir’ ? Tricoter l'avenir est envisageable, peut-on compter sur lui ? L'armure tricotée de Chia Chuyia est un hyperobjet qui assimile les connaissances ancestrales - populaires ou non - à la création d'une armure fragile, organique, mais indispensable où si le futur n'a pas de maître - ou d'amiral - alors personne n'est à l'abri. La maille qui constitue l'architecture de l'infosphère est tout aussi fragile, et constitue un entrelacement continu de racines et de feuilles dans lequel la lecture d'un point de départ et d'arrivée est impensable. Cette maille spongieuse et visqueuse nous absorbe, nous tire et nous harnache comme des objets entre les objets.

Le Web emprunte au règne animal son nom (la ‘Toile') ainsi que sa structure et sa matérialité, en fait élastique, visqueuse, collante. En ce sens, la toile devient la métonymie parfaite pour décrire la toile comme un réseau irrégulier et non régulé de sécrétions organiques, rhizomatiques, denses et denses avec des trous et des transparences.

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Chia Chuyia, Knitting The Future (2016-2020), performance, depuis 2016.

SZENDY, Peter, ALLOA, Manuel, PONSA, Marta. Dossier de presse : Le Supermarché des images. Paris, Jeu de Paume, 2020. Disponible sur http:// www.jeudepaume.org/pdf/DP_Supermarche-des-images.pdf.

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Les dernières œuvres de Tómas Saraceno tombent dans une fascination et une quasi-obsession pour le monde des araignées, là où l’artiste voit dans l'architecture des toiles d'araignées un modèle possible de divination. Son projet Arachnophilie47 propose une plateforme d'analyse interactive et cumulative d'images de toiles d'araignée, grâce à laquelle il crée une base de données mondiale de photos de toiles d'araignée et les associe à une série de cartes de tarot qu'il a conçues. Les archives de Saraceno interrogent une nouvelle façon d'aborder un tissu organique qui, parmi tant d'autres, tend à disparaître. L'attention portée à l'existence de différents types de toiles d’araignée grâce à la biodiversité des arachnides renvoie à une vision dans laquelle l'entité toile/araignée - objets conceptuellement assimilés par l’artiste dans le binôme ‘spider/web' - devient le moyen de comprendre des modèles plus menacés, qui incluent certainement l'homme. Mais les archives de la toile d'araignée sont aussi - et surtout - le répertoire de l’Arachnomancy, pratique spéculative de divination (µαντεία, manteía - ‘prédiction, oracle’) pour laquelle la lecture de la toile d'araignée permet d'obtenir des réponses. Connaître les araignées est, pour Saraceno, un moyen de se préparer et - peut-être - d'éviter l'extinction, l'extinction d'autres comme la nôtre. L’’arachnomancie' d’après Saraceno nous ramène à une dimension dans laquelle, peut-être, aucune divinité ou oracle n'est nécessaire pour nous rappeler que nous ne sommes rien de plus que des animaux observant d'autres animaux et possédant leur résponsa-bilité, littéralement notre promesse au monde. Cartographier le monde correspondrait à construire les intersections possibles entre l'équilibre fragile et quasi-magique de la toile d'araignée et la toile d'information qui supporte déjà la quasi-totalité de nos interactions. Spéculer sur l'existence d'un lien organique entre la toile que je photographie à Venise, l'épicentre de l'Oracle de Saraceno48, et celle qui habite un conifère au Canada signifie à son tour construire un réseau de collaboration et de coexistence, une armure qui énonce sa propre existence comme son avenir, tous ses futurs possibles.

La compréhension du maillage végétal de Chia Chuyia, l'entrelacement des sécrétions des araignées de Saraceno tracent une géographie d'un monde qui, s'il ne peut être le nôtre en tant qu'humain ou animal, est le nôtre en tant que maison (oikos) à laquelle nous devons une écologie. Si l'Internet est une toile, peut-il construire une géographie aussi lisible qu'une toile d'araignée ? Nous, Tómas Saraceno, Mapping Against Extinction. Spider/webs Pavilion: Oracle Readings, Weaving Arachnomancy, Synanthropic Futures: At-ten(t)sion to invertebrate rights! (2019), 58th Biennale di Venezia : You May Live in Interesting Times, Ralph Rugoff.

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comme les feuilles de poireaux, comme les araignées, sommes responsables de notre ‘monder’ : pouvons-nous construire un pacte de responsabilité et de coexistence dans un réseau qui n'est pas fait pour nous protéger, dont l'existence et la cartographie assurent notre exposition mais pas notre survie ?

Si notre incorporation dans l'infosphère est aveugle et notre subjectivité noyée dans les codes, s'il n'y a ni carte ni boussole et que notre agence n'est qu'une copie dont l'original est perdu, il est urgent d'inventer une façon d'exister et de nager dans une mer adverse. L'oracle de Saraceno trouve cette façon dans la toile animale, et en invente un parmi les futurs possibles du monde blessé.

Pourtant, si habiter une planète endommagée est un art, c'est peut-être le seul art possible.

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Figure 2.1 Mon idée d’hyperobjet. Capture d’ècran. Angelica Ceccato, Nightfall, vidéo C4d, n/b, son, 4min. [extrait en ligne] https:// www.youtube.com/watch?v=QroJ3PFaCSI.

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Figure 2.2 Capture d’écran. Jon Rafman, Disasters Under The Sun (2019), vidéo, couleur, 7min53s. Disponible sur https://vimeo.com/334276546

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Figure 2.3 Photogramme. Jon Rafman, Dream Journal 2016-2017, vidéo, couleur, son, 49min, 2017.

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Figure 2.4 Alexander Mordvintsev, image Deep Dream (Google). Source : https://aiartists.org/alexander-mordvintsev .

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Figure 2.5 Chia Chuyia, Knitting The Future (2016-2020), performance, Singapore Art Museum, depuis 2016.

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Page laissĂŠe intentionnellement vide

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III


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1. Biostructure grosse et plate En 2005, le MAM de Paris a exposé le projet I’ve heard about… (a flat, fat growing urban experiment)1, conçu par le studio R&Die(n) dans lequel collaborent François Roche, Stéphanie Lavaux, Benoit Duradin et Jean Navarro. Le projet, documenté sous forme de rendus vidéo et d'images numériques, est conceptuel et implique la construction spéculative d'un organisme vivant en constante évolution dont la structure est basée sur des scripts algorithmiques susceptibles aux variations des émissions et des expressions humaines, sous forme d'informations (date) de l'émission chimique (ex. : variation des niveaux d'ocytocine). Les données, collectées par des nanorécepteurs, alimentent une machine appelée Viab, définie comme « [...] le vecteur de l'autodétermination politique et territoriale sur un mode double : variabilité / viabilité »2, est également une partie constitutive de la structure, et sécrète un treillis de fibres de ciment, qui est formé selon une relation empathique avec les habitants de la structure elle-même. En ce sens, la structure-organisme constituerait un entrelacement organique et rhizomatique dont la croissance serait assurée par la multiplicité et l'hétérogénéité des scénarios possibles et non réductibles, non prévisibles, non calculables. Au contraire, les habitants de la biostructure en seraient également les vecteurs, et seraient donc immunisés contre toute mutation en tant que défenseurs et garants de son éventuel avenir. I’ve heard about… suit un protocole qui délimite un code comportemental de la structure-organisme et de ses habitants, parmi lesquels il est prévu : un principe général d'entropie (« La structure habitable est la résultante d'un mouvement en train de se faire. C'est un paysage adaptatif, un biotropisme basé sur des processus de croissance locaux, euxmêmes en évolution. Ce principe est générique. ») ; des droits pour les biocitoyens (« Les droits du résident sont engagés et validés par le fait de sa seule présence dans la biostructure. Ce principe est générique. ») et leur degré d'aliénation volontaire (« Le résident accepte d'intégrer un corps social déterminé par un partage informationnel physiologique. ») ; une régulation géopolitique (« La structure sociale est conforme à la structure territoriale. ») ; un régime de open source (« L'open source est un outil politique et

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Documentation disponible sur https://new-territories.com/I%27veheardabout.htm

Durandin, Benoît, R & Sie (Architectural Firm), et Animation-recherche-confrontation (Museum), éd. I’ve heard about...: a flat, fat, growing urban experience. Paris : Paris musées : Musées de la ville de Paris, 2005. P. 79 2

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géographique. »)3. La biostructure I’ve heard about… correspond à une habitation idéale dont les mutations ne sont pas causées par un algorithme de prédiction du comportement humain mais, au contraire, s'adaptent en réponse à celui-ci en créant un organisme ‘sur mésure’ en fonction de données externes liées aux limites de la morphologie préexistante, des informations à l'intérieur de la structure (données humaines), et du processus électronique et décisionnel effectué par le Viab - qui se révèle être une imprimante 3D avec une aura mystique qui condenserait l'artificiel et l'organique. Le schéma générateur du bio-organisme est ancré dans l'imprévisibilité et la négociation des contradictions possibles, compte tenu du fait que « la sphère publique est partout, comme un organisme pulsant animé par des postulats qui sont mutuellement contradictoires et néanmoins vrais. »4 et que la cohérence des prévisions algorithmiques est et ne pourra jamais être garantie ou transparente.

D'autre part, la ville-organisme conçue par R&Sie(n) rejette toute forme de verticalité ou d’arbitraireté décisionnelle. I’ve heard about… nous dit que « La forme urbaine ne dépend plus de décisions arbitraires, ni du contrôle de son émergence par quelques-uns, mais de l’ensemble des contingences individuelles. », et que « Son existence est inextricablement liée à la fin des grands récits, à la reconnaissance objective des transformations climatiques, à la suspicion de toute morale fût-elle écologiste, à la vibration des phénomènes sociaux et à l’urgence de renouveler les mécanismes démocratiques. La fiction y est le principe de réalité : ce que vous avez devant vos yeux est conforme à la vérité de la condition urbaine de I’ve heard about… .»5 En ce sens, la démocratie potentielle des vecteurs qui contribuent à la construction perpétuelle de la biostructure correspondrait à un pacte social et territorial qu'un avenir ne lui garantit pas, mais qui en garantit la lecture, qui embrasse l'incomplétude, l'ouverture, la perméabilité par rapport à un aménagement du paysage - comme le disent les auteurs - arbitraire et par quelques-uns. L'expérience urbaine ‘grasse et plate’ prend une dimension de fiction spéculative, qui préfère l’ouverture à la fermeture, le possible au le prévisible. Notre inscription Durandin, Benoît, R & Sie (Architectural Firm), et Animation-recherche-confrontation (Museum), éd. I’ve heard about...: a flat, fat, growing urban experience. Paris : Paris musées : Musées de la ville de Paris, 2005. P. 79-89 3

Documentation disponible sur https://new-territories.com/I%27veheardabout.htm.

Traduction par l’auteure : « The public sphere is everywhere, like a pulsating organism driven by postulates that are mutually contradictory and nonetheless true. » 4

New-Territories / R&Sie(n) , Benoît Durandin, Expérience urbaine / processus de croissance évolutif à l’indéterminisme entropique, 2005, disponible sur https://newterritories.com/I%27veheardabout.htm.

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corporelle dans le paysage urbain ainsi que dans l'infosphère ne se ferait pas dans les mêmes conditions, où l'interaction humain-objet (que ce soit une voiture, un trottoir, une table ou son page d'accueil Facebook) passe par la lecture d'une interface, comprise comme le dispositif d'interaction entre deux systèmes. La biostructure I’ve heard about… est une anti-interface, elle ne circonscrit pas les actions de ses habitants mais se façonne en fonction d’eux: les habitants et la biostructure ne sont pas conçus comme deux systèmes en friction ou en accord mais font partie d'un unicum structurel. Or, dans notre interaction avec les dispositifs technologiques, cette friction ne peut qu’exister.

Pour paraphraser Agamben : le dispositif résulte de l'intersection des relations de pouvoir et de connaissance, il est de nature stratégique et fait toujours partie d'une relation de pouvoir6. D'autre part, l'idée que les nouveaux médias sont des instruments de manipulation et de contrôle n'est pas nouvelle, mais les modes d'interaction et les modèles de configuration continuent à se renouveler selon des règles différentes de celles de la biostructure de R&D(n), qui sont plus susceptibles de se concentrer sur des stratégies de marché et de profit que sur la simpoïèse (sim-poiesis, ‘faire-avec’) et la croissance simultanée d'objets et de sujets. Comment préfigurer le paysage physique et virtuel, les interfaces auxquelles nous sommes confrontés, selon une évolution dont nous ne sommes pas les vecteurs ?

2. Ville ouverte Dans la documentation relative à I’ve heard about…, on lit que « La ville contemporaine (européenne) se formate sous Windows, sans possibilités d’accès aux sources de programmation (Linux). »7 Si l'environnement urbain dans lequel nous vivons est configuré comme une interface, qui ne module pas en fonction de notre comportement actuel, mais selon des calculs prédictifs, il est nécessaire de réfléchir à nos opérations telles qu'elles sont insérées dans un système, avec tous ses codes et règlements. Récemment, j'ai eu l'occasion de lire un article académique écrit par Thomas Erickson et Mark McCahil8, les informaticiens à la tête de l'équipe de recherche sur le logiciel Gopher à

AGAMBEN, Giorgio. Qu’est-ce qu’un dispositif? Paris : Editions Payot et Rivages, 2014.

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Disponible sur https://new-territories.com/youwantmoretextIveheardabout.htm.

MCCAHIL Mark P., ERICKSON Thomas. « A Preliminary Design for a 3-D Spatial User Interface for Internet Gopher », 1995, disponible sur http://www.tomeri.org/ GopherVR.html .

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l'université du Minnesota. L’article a été rédigé en 1995, lorsque les casques de RV et Google Glass étaient peut-être encore des jouets dans les rêves de certains geeks. Les auteurs proposent la réalisation d'un projet préliminaire pour une interface 3D dans laquelle l'utilisateur se déplace dans l'espace selon la métaphore prédominante de ‘quartier’ et de ‘région’, et est orienté entre différents blocs interactifs qui suivent l'arrangement topologique des monolithes de Stonehenge ou d'une spirale galactique. À la fin de l'article, les spécialistes révèlent leur hésitation quant à l'habitabilité d'un espace virtuel tel que celui qu'ils dessinent, se demandant si le confort et la crédibilité de l'espace virtuel ne se réalisent pas au détriment de la cohérence qui sépare l'espace physique de l'espace virtuel : « Comment pouvons-nous soutenir simultanément les types de variations d'aspect régionales et individuelles qui rendent les lieux réels riches et attrayants, sans sacrifier le noyau de consistance qui permet aux personnes de rester orientées et à l'aise dans des espaces réels ?»9 En soi, l'étude semble obsolète et stylistiquement rétro, mais cela donne une image claire de la façon dont on peut parler d'analogie entre l'interface virtuelle et physique : parler de la maison, de la ville, du quartier ou de la région donne quelque chose de plus qu'une métaphore ou une légende de symboles. En ce sens, le formatage de la ville comme notre système d'exploitation suit une double logique et nous sommes autorisés à parler d'ouverture ou de fermeture - comme d'autres paramètres - des deux et suivant la même logique. Pour cette raison, l'interface ne peut être que politique, pour cette raison, si la ville (européenne) est Windows, alors I’ve heard about… est Linux.

Richard Sennett, en tant que sociologue et urbaniste, traite de l'esthétique de la fermeture et de l'ouverture en architecture comme en sociologie. Sennett résume ainsi la distinction entre villes ouvertes et fermées : « Fermé signifie surdéterminé, équilibré, intégré, linéaire. Ouvert signifie incomplet, errant, conflictuel, non linéaire. La ville fermée est pleine de frontières et de murs ; la ville ouverte possède plus de frontières et de membranes. La ville fermée peut être conçue et exploitée de haut en bas ; c'est une ville qui appartient aux maîtres. La ville ouverte est un lieu de bas en haut ; elle appartient au peuple.

Ces contrastes ne sont bien sûr pas des absolus de noir et blanc ; la vraie vie est peinte en gris. (...) Je crois que nous devons adopter des idées moins rassurantes, plus fébriles de vivre ensemble, ces stimulations des différences,

Ibid [Mccail, Erickson, 8] Traduction par l’auteure : « How can we simultaneously support the sorts of regional and individual variation of appearance that makes real places rich and inviting, without sacrificing the core of consistancy that that allows people to stay oriented and comfortable in real spaces? » 9

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tant visuelles que sociales, qui produisent l'ouverture. »10 L'idée de linéarité, de surdétermination, et donc de prévisibilité est le voile rassurant qui cache une verticalité décisionnelle (top-down, de haut en bas) qui, pour Sennett, n'est pas durable. Néanmoins, il n'y a pas non plus de distinction claire entre les cas de construction descendante (top-down) et ascendante (bottom-up). Au contraire, nous serions plongés dans un nuage grisâtre qui ferait s'effondrer les deux tensions, ce qui les rendrait méconnaissables. En fait, cette même ambivalence de tensions est comparable aux mécanismes qui régulent les choix de goût et d’esthétique, si l'on pense aux plateformes de partage de contenus audiovisuels d'aujourd'hui, et pas seulement. Par exemple : Spotify crée une playlist qui suit mon goût, en fonction de ma consommation musicale précédente (bottom-up), mais la plateforme dirige néanmoins mon écoute en me suggérant automatiquement le contenu le plus médiatisé et déjà copieusement consommé, et donc en haut des classements (top-down). La politique de consommation, celle de la ville physique et virtuelle, ne supporte pas le binarisme classique qui oppose un système ascendant à un système descendant : les deux théories se condensent, et passent d'un pôle à l'autre à un rythme imperceptiblement rapide. D'autre part, la possibilité d'acheminer le flux vers une ouverture possible, une horizontalité possible, une coexistence hybride de plusieurs facteurs repose dans cette même ambiguïté peinte en gris dont parle Sennett, voire dans l'impossibilité d'éradiquer une structure purement descendante et une structure purement ascendante. Comme le dirait Oliver Laric, « hybrider ou disparaître. »11 De ce point de vue, l'interface en tant que dispositif sert de médiateur, filtrant mes éventuels choix musicaux, la construction de ma maison/home-page/ bureau/desktop. Pour Sennett, tout est une question de perméabilité, où un système ouvert conserve une ambiguïté qui a des frontières perméables mais pas de frontières, qui est incomplète, non résolue, indéterminée. Une smartSENNETT, Richard. « The Open City », 2019, essai disponible dans le site de l’auteur. https://www.richardsennett.com/site/senn/UploadedResources/ The%20Open%20City.pdf Traduction par l’auteure : « Closed means over-determined, balanced, integrated, linear. Open means incomplete, errant, conflictual, non-linear.

The closed city is full of boundaries and walls; the open city possesses more borders and membranes. The closed city can be designed and operated top-down; it is a city which belongs to the masters. The open city is a bottom- up place; it belongs to the people. These contrasts of course are not absolutes of black-and-white; real life is painted in greys. […] I believe we have to embrace less re-assuring, more febrile ideas of living together, those stimulations of differences, both visual and social, which produce openness. » 10

Oliver Laric, Versions, 2012, vidéo, couleur, 6;17 min. Disponible sur https:// vimeo.com/85436770 .

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ification de la ville, selon un système de gouvernance algorithmique, peut-elle contenir en elle-même le caractère d’indétermination et d'irrésolution de la ville ouverte, où le système lui-même raisonne à partir des prévisions, des statistiques cumulées et, surtout, construit sur la base d’informations capitalisables et capitalisées ? Hito Steyerl fait l'éloge de l’ ‘image pauvre’, l'image incomplète et imparfaite, qui manque de résolution et échappe à la tyrannie datapanoptiste de l’iper-documentation des données. Existe-t-il une politique (de la ville, de l'infosphère, ou du palimpseste culturel) qui préserve les qualités de pauvreté et d'inachèvement propres à un système ouvert, et donc perméable, sympoïétique ? Après la mort de tout possible et durable Manifeste, est-il possible de penser à un récit non concluant, non résolu, imprévisible ? Si Windows me fait ouvrir une de ses fenêtres si je le lui demande, l'autorisation de démolir un mur ou de le construire ne me peut pas être accordée.

3. Sexe abstrait L'interaction utilisateur-système, ou client-server12, ne prévoit pas une coexistence sympoïétique durable, mais construit une hiérarchie dans laquelle l'utilisateur s’immolera13 à la cause du capitalisme informationnel et deviendra non seulement consommateur, mais aussi prosommateur14. Selon la politique des Biohypermédia décrite par Giorgio Griziotti, le capitalisme biocognitif - actif, aujourd'hui, dans l'infosphère - chercherait à intégrer l'utilisateur par l'accumulation d'informations concernant son comportement, ses émotions et, plus généralement, sa propre vie15. Dans ce cadre, l'incorporation de l'utilisateur-consommateur dans l'interface le prédispose à une certaine attitude qui, si cela n'empêche pas son libre arbitre, transmet tacitement ses mouvements, son attention, ses émotions, etc., selon une logique prédictive algorithmique. Les algorithmes de conception informatique sont bien plus que

GRIZIOTTI, Giorgio. Neurocapitalisme: pouvoirs numériques et multitudes. Caen : C&F éditions, 2018. Grizotti spécifie l’origine latine du terme ‘cliens’, c’est-à-dire celui qui nécessite la protection par un autre individu.

12

Pour des approfondissements autour de la ‘mort de l’Utilisateur’ : BRATTON, Benjamin H. The stack: on software and sovereignty. « Death Of The User ». Software studies. Cambridge, Massachusetts : MIT Press, 2015.

13

Étymologiquement, la con-sommation correspondrait à une coopération entre deux (ou plusieurs) parties dans le cadre d'une somme/accumulation. La pro-sommation prévoirait un caractère non seulement anticipé mais aussi qualitatif de ‘contribution souhaitée’ (pro), lorsque l'objectif est, précisément, celui de la somme/accumulation.

14

15

Ibid. [Griziotti, 12] P. 60-65

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de simples outils de résolution, car ils permettent d'automatiser la conception de choses matérielles ou abstraites. À cet égard, Luciana Parisi parle du paramétrisme architectural, le disciple algorithmique du modernisme et du postmodernisme en architecture et en design, décrit par l'auteure comme la ‘réification du formalisme’ et comme « […] le nouveau style global d'architecture fluide - [il] est une manifestation de la logique culturelle du néolibéralisme tardif, dont les opérations relationnelles post-cybernétiques de rétroaction positive, de couplage structurel et de correspondance mutuelle définissent maintenant la surface omniprésente d’un design lisse. »16 En réalité, le paramétrisme est basé sur la préhension algorithmique (l'opération par laquelle l'événement - ce qui est ‘pris' de l'extérieur, et par laquelle l'algorithme libère le ‘futur’ des spatiotemporalités numériques dans le présent), sur la prédiction d'un futur abstrait dans le présent. En ce sens, les réactions positives et l'autopoïèse qui contribuent à la génération d'une architecture paramétrique correspondraient à une hyperstition néolibérale, à une structure surdéterminée dans laquelle la prophétie se réalise et persiste. Une vie algorithmique serait guidée par un futurisme perfectionné qui ne laisse aucune place à l'incalculable, ou plutôt, nie son existence. La vie algorithmique est celle d'un corps abstrait dans une ville, une région, une nation, un domaine, une planète tout aussi abstraits.

L'obsession - purement humaine, purement masculine - de la perfection technique, de l'image hyper-résolue, de la rationalisation comme ceinture de sécurité extrême, conduirait paradoxalement à un renversement de paradigme où ce qui est modifiable serait contrôlable. C'est ce que Parisi dit dans son livre Abstract Sex: Philosophy, Bio-Technology and the Mutations of Desire (‘Le Sexe abstrait : Philosophie, bio-technologie et les mutations du désir’)17, ajoutant que c'est précisément ce contrôle humain acclamé sur la nature qui suggère la perte d'agence sur les mutations imprévisibles du corps, le corps social, mais aussi culturel, physique, du biologique. À cet égard, Parisi théorise l'émergence d'un ‘sexe abstrait’, où le ‘sexe' n'est pas nécessairement compris dans un sens anatomique ou reproductif, mais condense plutôt un « [...] mélange transversal d'informations entre des corps de toutes sortes (bactéries, PARISI, Luciana. Contagious Architecture: Computation, Aesthetics, and Space.

Technologies of Lived Abstraction. Cambridge London : The MIT Press, 2013. P. 86.

Traduction par l’auteure : « […] the new global style of fluid architecture - [it] is a 16

manifestation of the cultural logic of late neoliberalism, whose postcybernetic relational operations of positive feedback, structural coupling, and mutual correspondence are now defining the ubiquitous surface of smooth design. » PARISI, Luciana. Abstract Sex: Philosophy, Bio-Technology and the Mutations of Desire. Transversals New Directions in Philosophy. London NewYork : Continuum, 2004.

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légumes, animaux, humains et machines techniques). »18 Dans ce cadre, l'impact de la biotechnologie dans l'expansion des corps conçus, clonés, cybernétiques annoncerait la prolifération des mutations à tous les niveaux (biophysique, bioculturel, biodigital) du ‘corps-sexe' virtuel. C'est pourquoi ce sont ces mêmes mutations qui remettent en question ce qu'est notre corps et ce qu'il peut faire. Parisi écrit que « La transformation du sexe humain par rapport à la technologie a réouvert la question du genre et du pouvoir dans le capitalisme cybernétique » 19, expliquant que l'abstraction du sexe représenterait la réalisation maximale du rêve patriarcal d'indépendance de la chair, de triomphe de l'artificialité, d'annulation de la présence corporelle en vertu de la simulation. Entre naturel et artificiel, dans le capitalisme cybernétique dont parle Parisi, il n'y aurait pas de distinction socioculturelle qu'une frontière labile et perméable. D'autre part, l'auteure embrasse le cyberféminisme, le manifeste de Donna Haraway, l'idée du cyborg comme agent d'un monde post-sexiste, de la libération féminine de l'identité biologique, du détachement du corps et de l'esprit. En bref, le sexe abstrait est une réalité dans laquelle la nature et la culture ne peuvent être séparées mais font l'objet d'échanges continus et de phagocitations réciproques, de proliférations, de relations symbiotiques ou parasitaires. Paraphrasant Donna Haraway : dans la relation humain-machine, on ne sait plus très bien qui fait quoi20.

De plus, le biopouvoir - celui de la biotechnologie, selon Parisi - répandrait une ‘entropie disciplinaire’. Entropie, au sens marxiste, comme l'étouffement du travail humain dans l'extraction de la plus-value par la dynamique de la reproduction capitaliste ; discipline, au sens foucaldien, selon une politique d'isolement : déviation, infection, la maladie est confinée dans des cliniques, des jardins d'enfants, des prisons, des usines ou des maisons. L'auteure associe l'entropie disciplinaire à la mort, et cette même mort investirait tous les modes de reproduction « [...] de la reproduction humaine à la reproduction du capital (travail variable et constant), de la reproduction de l'équilibre à la

Ibid [Parisi, 17] P. 17. Traduction par l’auteure : « […] transversal mixing of information between bodies of all sorts (bacteria, vegetables, animals, humans and technical machines). » 18

Ibid [Parisi, 17] p. 2. Traduction par l’auteure : « The transformation of human sex in relation to technology has reopened the question of gender and power in cybernetic capitalism. » 19

HARAWAY, Donna Jeanne. « Manifeste cyborg: science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle ». Manifeste cyborg et autres essais: sciences - fictions - féminismes. (1991) 2007, Exils éditeurs édition.

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fonction de reproduction en psychanalyse, anatomie et gynécologie […]. »21 En ce sens, l'entropie régulerait le lien entre le sexe et la mort, la reproduction et l'effondrement. Le cyborg de Parisi est, pourtant, le cyborg de Donna Haraway un jeu sérieux, une stratégie rhétorique et une méthode politique - et il n'a conscience d'aucun jardin d'Eden ou péché originel, il n'est pas fait de boue et ne rêve pas de retourner en cendres, son sexe n'est pas reproductif, il ne meurt pas, il ne s'effondre pas. Si la logique algorithmique, la cybernétique ou le sexe abstrait, préservent un caractère de futurité, dans lequel le calculable est le (faux) paramètre d'infaillibilité dans la prévision, comment peut-on lire un présent déjà futur, un futur déjà au pouvoir, un futur déjà effondré ? Y a-t-il un intérêt à libérer une logique déviante, un avenir possible mais non probable, un paramétrisme hybride, horizontal et ouvert ?

4. Entropie disciplinée Dans l'introduction de la version française de Crash, le roman symphorophilique de James Ballard, l'auteur écrit : « Pouvons-nous voir dans l’accident de voiture le présage sinistre d’un mariage de cauchemar entre le sexe et la technologie ?

Cette dernière va-t-elle nous fournir des moyens jusqu’ici inimaginable d’explorer notre propre psychopathologie ? Cette fixation nouvelle pour nos névroses peut-elle en quelque manière nous être bénéfique ? Une logique perverse, plus puissante que la raison, est-elle en train de prendre forme sous nos yeux ? »22 Les personnages de Crash sont envahis par une’ imparable psychose d'excitation sexuelle dans la fusion des corps et des machines lors d'un accident de voiture, et ils cherchent donc un impact à tout prix - encore mieux si l'impact est fatal. Ballard parle de psychopathologies, et il le fait dans les années 1970, au zénith du cyberpunk, alors que le ‘futur’ est déjà mort, et la fiction dans la science-fiction aussi. Dans Ballard, l'union du sexe et de la technologie réalise un carnage violent et obstiné, d’une précision chirurgicale.

Mais le cauchemar incarné dans ce mariage malheureux n'est pas les cicatrices, le sang et les os cassés, mais plutôt l'épuisante absence de communication, l'atrophie émotionnelle, affective et attentionnelle qui imprègne

Ibid [Parisi, 17] p. 93. Traduction par l’auteure : « […] from human reproduction to the reproduction of capital (variable and constant labour), from the reproduction of equilibrium to the function of reproduction in psychoanalysis, anatomy and gynaecology […] » 21

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BALLARD, J. G. Crash. « Préface ». Paris : Denoël, 2007 (1973).

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le tissu sexuel de l’histoire23. C'est pourquoi Ballard pense à une idée de l'avenir qui est non seulement corrompue mais dévorée par la prolifération du présent. S'il n'y a pas de fiction possible, alors « Le travail du romancier est d’inventer la réalité. »24 Pour cette raison, la techno-pornographie de Ballard n'est pas de la science-fiction, elle n'est pas une dystopie, mais elle démontre l'inhumanité d'une idée d'avenir et de progrès tout aussi inhumains - d'autre part, elle est l'heureux consort de la technophobie apocalyptique de Virilio et Baudrillard25. Mais pour un monde qui a fait du progrès et de l'avenir son mantra, son vœu et son horizon, affirmer sa mort et exposer ses entrailles massacrées avec une franchise atroce signifie regarder au-delà de cette apocalypse (apokálypsis, ‘révélation'). Ballard nous a écorchés et nous a obligés à nous regarder dans le miroir26. Crash serait ce même miroir, et nous montre un tel excès qu'il est plus réel que le réel lui-même - l'hyper-réel Baudrillardien. Crash montre trop, Crash montre l'entropie et la discipline, Crash est de la pornographie, mais cela ne le rend pas déviant.

Simon Sellars est un chercheur australien obsédé par les métaphores extrêmes de Ballard, et propose une application philosophique : le Ballardisme27. Sellars théorise autour des romans de Ballard, l'écrivain qui n'a jamais voulu le faire, ou, du moins, pas explicitement. En réalité, Sellars parle en qualité de ‘Ballardian' plutôt que comme un critique, tout en admettant que s'aligner à la pensée de Ballard - qui est à la fois narrateur et protagoniste de son roman est inévitable. En bref, dans son livre Applied Ballardianism (‘Ballardisme appliqué’), Sellars fait osciller la pensée de Ballard et la sienne, entre théorie, Le ‘sexe’ est toujours compris dans la définition de Parisi - mélange transversal d'informations entre des corps de toutes sortes -, et comprend donc le tissu social, biologique, mais aussi machinique.

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24

Ibid [Ballard, 22] « Préface ».

Alors que Virilio parle de catastrophe dans l'union de la biologie et de la technologie, Baudrillard consacre un chapitre de son livre Simulacres et Simulations au roman Crash. En particulier, Baudrillard écrit que : « La technique n'est jamais saisie que dans l'accident (automobile), c'est-à-dire dans la violence faite à elle-même et dans la violence faite au corps », soulignant, comme Virilio, le fait que la technique se révèle dans l'acte de l’accident.

25

Pour reprendre les termes de Ballard, l'auteur souhaite « […] frotter le visage humain dans son propre vomi, puis le forcer à se regarder dans le miroir. » (Traduction par l’auteure : « to rub the human face in its own vomit, then force it to look in the mirror. ») Cité dans : SELLARS, Simon. Applied Ballardianism: memoir from a parallel universe. « 8. Unfamiliar Planet ». Falmouth, United Kingdom : Urbanomic Media Ltd, 2018.

26

Sellars, Simon. Applied Ballardianism: memoir from a parallel universe. Falmouth, United Kingdom : Urbanomic Media Ltd, 2018.

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fiction spéculative et (surtout) autobiographie, et affirme entre autres que : « Pour Ballard, la dystopie est un monde où tout le monde est complètement sain d'esprit, où la déviance est exclue de l'architecture, blanchie du paysage, siphonnée du comportement humain - les conditions mêmes de la banlieue. »28 La banlieue est une stase temporelle et cognitive, dépourvue de passé ou de futur et imprégnée d'un présent angoissant. Tout le reste est atrocité pornographique. D’autre part, la pornographie est quelque chose d'extrêmement discipliné, elle est faite de codes, de symboles, de répétitions et d'ordres, et a une politique d'hypervisibilité et d'abstraction. En ce sens, elle n'appartient pas à une logique de déviation mais à une tradition hypercanonisée - comme dans Crash, la fiction ne peut jamais être détournée autant que la réalité. L'infâme mariage entre sexe et technologie, peut-il trouver une possible évolution cyberféministe, où l'accident de voiture est une entropie et la pornographie une discipline ?

5. 01111000 01111000 01111000 (xxx) Florian Cramer et Stewart Home parlent du ‘codage pornographique’ dans une anthologie consacrée à l'étude des interactions sexuelles et, en particulier, du porno dans l’infosphère29. Pour les deux auteurs, « Le cybersexe n'est pas nouveau, le porno est son plus ancien outil. Le calcul et la programmation sont également connus dans le domaine de la pornographie depuis des siècles. »30 De ce point de vue, la pornographie ne serait rien d'autre que l'exécution d'un programme dans lequel les variables sont un ensemble de partenaires et leurs organes, et les règles sont celles d'un jeu sérieux. En fait, s'il est vrai qu'il y a toujours eu une programmation dans le domaine de la pornographie, on en peut affirmer aussi l’exacte contraire : il y a quelque chose de tout aussi pornographique dans la programmation elle-même. Cramer et Home donnent l'exemple de Linux, et affirment, sans ironie apparente, que « Le noyau de Ibid [Sellars, 27]. « 3. Still World ». Traduction par l’auteure : « For Ballard, dystopia is a world where everyone is completely sane, where deviance is factored out of the architecture, bleached from the landscape, siphoned off from human behaviour—the very terms and conditions of suburbia. » 28

JACOBS, Katrien, JANSSEN, Marije, PASQUINELLI, Matteo. C’lickme: A Netporn Studies Reader. Amsterdam : Institute of Network Cultures, 2007.

29

CRAMER, Florian, HOME, Stewart. « Pornographic Coding ». In : JACOBS, Katrien, JANSSEN, Marije, PASQUINELLI, Matteo. C’lickme: A Netporn Studies Reader.

Amsterdam : Institute of Network Cultures, 2007. P. 160. Traduction par l’auteure : « Cybersex is by no means new, porn is its oldest device. Computation and programming have likewise been known in pornography for centuries. » 30

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Linux, par exemple, contient le mot ‘fuck’ 56 fois dans sa source de codage. »31 Mais il ne s'agit pas seulement d'un langage plus ou moins obscène, ou de voyeurisme dans l'exposition de la machine. La relation humain-interface (ville, voiture, ordinateur, site web), suit le modèle d'une relation sexuelle. En ce sens, la pornographie s'avère être un art d'une franche discipline, et une manipulation directe des codes informatiques, une programmation manuelle, correspondrait à la manipulation charnelle des organes et des partenaires, pour dicter les règles du strip-tease. Si la biostructure I’ve heard about… est formatée Linux, alors ses bio-citoyens sont ses pornographes. D'un autre côté, si mon habitat suit des lois hors de ma portée, je devrai peut-être me contenter d'être l'un des organes disséqués selon des règles aussi hors de ma portée - je ne peux pas diriger mon porno.

En ce sens, un régime d'ouverture ou de fermeture dans l'architecture de l'interface façonne de nouvelles relations sexuelles possibles, et la virtualité de l'expérience devient une prothèse. De plus, la prothèse est configurée comme l'obsession - à nouveau humaine, à nouveau masculine - pour une efficacité et une satisfaction maximales. Dans ce contexte, lorsque l'efficacité et la satisfaction sont écrasantes, elles mettent en évidence les mêmes lacunes que l'on cherche obstinément à combler - anempathie, dyschronie, atrophie émotionnelle dont souffre Ballard dans Crash. À cet égard, Mario Perniola théorise l'existence d'un ‘sex-appeal de l’inorganique' et d'une possible sexualité neutre32, ni humaine ni inhumaine, dans laquelle la virtualité de l'expérience correspondrait à la radicalisation, la préservation et la stabilisation d'une expérience naturelle. La sexualité neutre de Perniola correspondrait à une virtualité sexuelle, le cybersexe de Haraway et de Parisi, qui va au-delà des casques, gants, caméras, écrans ou autres jouets technologiques de la RV, et investit une dimension ontologique inédite. La virtualité n'est pas la simulation, elle n'est pas la mimésis de la réalité, mais c'est l'accès à la virtus, la possibilité - pour paraphraser Antoinette Rouvroy33 : la virtualité est pour l'individu comme l'utopie est pour la communauté. Pour cette raison, la virtualisation de Ibid. [Cramer, Home, 30] P. 162. Traduction par l’auteure : « The Linux kernel, for example, contains the word “fuck” 56 times in its sourcecode. » 31

PERNIOLA, Mario. Le sex-appeal de l’inorganique. Traduit par Catherine Siné. Paris : Léo Scheer, 2003.

32

ROUVROY, Antoinette. « Mise en (n)ombres de la vie même : face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet comme puissance. » GOUVERNEMENTALITÉS ET TECHNOLOGIES CONTEMPORAINES (blog), 27 août 2012. [en ligne] https://blogs.mediapart.fr/antoinette-rouvroy/blog/270812/mise-ennombres-de-la-vie-meme-face-la-gouvernementalite-algorithmique-repenser-le-sujetcom.

33

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l'expérience ouvrirait une porte dans la relation homme-machine, vers un hybride fluide et neutre qui condenserait l'organicité et l'inorganicité, et dans lequel l'individu est un objet avant d'être sujet. L'intersubjectivité change en vertu (virtus) d'une relation objet-objet, façonnée par les directives de l'interface - qu'elle soit ouverte ou fermée.

6. POO (Pornographie Orientée Objet) L’‘écologie obscure’ de Timothy Morton34, déjà mentionnée précédemment, prévoit une coexistence inter-objective des choses - et des humains en tant que choses - et repose sur l’Ontologie Orientée Objet (OOO) de Graham Harman35, la prétention extrême de réalisme et de pensée non-anthropocentrique, qui ignore l’existence de tout métalangage ou distance cynique possible (nous sommes tous des objets, par conséquent il n'y a aucune forme de vision ‘de l’extérieur'). La sexualité objet-objet est imprégnée de pornographie, et donc de discipline et d'entropie, de jeu sérieux et de mort. Maintenant, l'infosphère propose une équivalence ontologique évidente entre les humains, les animaux et les machines en tant que (hyper)objets. Quelles sont les modalités de la négociation sexuelle entre objets ? Est-il possible de les remodeler, de les pervertir ? Dans un texte intitulé « Merzbow and the Noise of Object-Oriented Perversion » (‘Merzbow et le bruit de la perversion orientée vers l’objet’)36 Scott Wilson associe les sons violents et claustrophobes de l'artiste porno-noise et techno-dada Akita Masami (Merzbow) à la perversion lacanienne et à la OOO de Graham Harman. Si pour Lacan la père-version est l’identification en objet au nom de la jouissance de l’Autre, pour Harman l'objet est embouteillé dans un nuage de jouissance impénétrable «[...] au nom du pouvoir d'objectivation de la machine. »37 Dans cette perspective, l'utilisateur, ‘client’, prosommateur est condamné à être l'objet de la jouissance de la machine, et donc à la perversion.

L'art d'Akita, en particulier dans son projet musical Merzbow, cette perversion s'articule à travers «[…] des modes d'érotisation d'objets diversement très MORTON, Timothy. Dark ecology: for a logic of future coexistence. Wellek Library lectures in critical theory. New York : Columbia University Press, 2016.

34

HARMAN, Graham. Object-oriented ontology: a new theory of everything. Pelican book 18. London : Pelican Books, 2018.

35

WILSON, Scott. « Merzbow and the Noise of Object-Oriented Perversion ». In Lacan and The Posthuman, par Svitlana Matviyenko et Judith Roof, 171-91, Palgrave Macmillan. The Palgrave Lacan Series, 2018.

36

Ibid [Wilson, 36] P. 175. Harman cité par Wilson. Traduction par l’auteure : « […] for the sake of the machine’s power to objectify. » 37

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formels, la subversion technologique et la production machinale d'une humanimal-isation sonore. »38 Merzbow exaspère les sons stridents des instruments de musique et autres, en les glitch-ant électroniquement. Le résultat est intense et intensément déconcertant. Le bruit violent et pervers persistant de Merzbow - ou ‘por-noise’, ou a-musique, comme l'appelle Wilson est à la fois l'expression et le limage entre la porosité homme-animal-machine.

De plus, à la naissance du projet dans les années 70, Akita Masami s'est chargé de réaliser les cassettes des premiers enregistrements de Merzbow grâce à des collages d'empreintes pornographiques. Probablement parce que, en simplifiant un peu, le marché de la musique - le grand public - répudie le bruit, et le bruit lui-même est défini par son in-écoutabilité, son agressivité, son dérangement, ou simplement son inutilité. Pour Merzbow, le choix du bruit est délibéré, et le même fait de se déclarer inaudible - de le faire délibérément équivaut à faire de la pornographie. Wilson écrit que Merzbow met en corrélation le bruit et l'érotisme, en les plaçant sur le même plan que des objets imprégnés d'affectivité fétichiste, et en ouvrant « [...] un espace d'érotisme comme celui d'un accident de voiture, un site de relation et de non-relation, de collision et de communication violente d'entités hétérogènes ; ni mâle ni femelle mais situé dans l'espace, le frisson, entre les partenaires érotiques. »39 L'accident, la friction entre les objets-partenaires - Ballard et sa voiture, l'utilisateur de Linux et ses programmes, Akita et ses instruments stridents coïncide avec une entropie programmée, disciplinée, une entropie délibérément choisie. L'artiste en est conscient, et affirme que « Si la musique était du sexe, Merzbow serait de la pornographie. »40 Personnellement, j’ignore les goûts musicaux de Ballard, mais je pense qu'il aurait participé volontiers à un live de Merzbow.

Ibid. [Wilson, 36] P. 173. Traduction par l’auteure : « […] variously highly formal modes of object eroticization, technological subversion and the machined production of a sonic humanimalization. » 38

Ibid. [Wilson, 36] P. 178. Traduction par l’auteure : « […] a space of eroticism like that of a car crash, a site of both relation and non-relation, the collision and violent communication of heterogeneous entities; neither male nor female but located in the gap, the frisson, between erotic partners. » 39

HENSLEY, Chad, avec Masami Akita. « The Beauty of Noise. An interview with Masami Akita of Merzbow ». In Audio Culture: Readings in Modern Music, par Christoph Cox et Daniel Warner. Londres : Continuum, 2004. P. 60. Traduction par l’auteure : « If music was sex, Merzbow would be pornography. » 40

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7. Programmer l’apocalypse Angela Rodel dans un essai intitulé « Extreme Noise Terror: Punk Rock and The Aesthetics of Badness » (‘Terreur extrême du bruit : punk rock et l'esthétique de la méchanceté’) analyse les effets de l'agressivité des sons hardcore, dans le punk comme dans d’autres genres musicaux, d'un point de vue sociologique, en affirmant que le caractère violent et excessif des sons ‘inécoutables’ révèle une ‘beauté négative’ qui se soustrait aux mécanismes du marché et qui élève l'écoute à une dimension de sublime, au sens dionysiaque du terme. Rodel écrit que : « L’agression apocalyptique du hardcore extrême est plus ‘positive’ que la douceur de la musique produite en masse, puisqu’en fomentant une crise par la présentation de sons violents, le hardcore extrême laisse espérer un véritable changement, alors que la musique produite en masse renie les promesses de bonheur futur au nom d'une utopie dégradée du présent. »41 Pour Rodel, la résistance stylistique provoquée par des sons agaçants, dérangeants, violents, a des conséquences non seulement esthétiques mais aussi, et surtout, politiques. En ce sens, la sonorité hardcore laisse une ouverture à la possibilité de changement, où elle rejette un plaisir immédiat au profit d'une dissolution de la dynamique traditionnelle de l'écoute mais aussi de la marchandisation musicale. C'est pourquoi le hardcore rejette l'utopie dans la patine mielleuse et imperméable du courant musical, une utopie qui n'est (plus) suffisante, au nom d'un son qui est objet, perversion, pornographie, apocalypse. L'existence d'une sonorité pornographique révèle, dans ce tableau, la vanité de la revendication d'une efficacité et d'une efficience maximales d'un système fermé, tel que le marché de la musique pourrait l'être parmi beaucoup d'autres - par la revendication du ‘trop’ et du ‘mauvais’, la possibilité de construire un territoire sexuel neutre et fluide (des relations entre les corps de toutes sortes), qui réaffirme l'objectivité des machines humainesanimales dans l'infosphère, la transparence possible d'une interface, la démonstration du support à la matrice de l'horreur, de l'apocalypse comme révélation, de l'entropie comme discipline. D’ailleurs, l'entropie des sons hardcore est toujours programmée.

RODEL, Angela. « Extreme Noise Terror: punk rock and the aesthetics of badness », inseré dans WASHBURNE Christopher J. et DERNO Maiken, Bad Music: The Music We Love to Hate. Londres : Routledge, 2004. P. 193. Traduction par l’auteure : «The apocalyptic aggression of extreme hardcore is more ‘positive’ than the pleasantness of mass produced music, since in fomenting a crisis through the presentation of violent sounds extreme hardcore holds out the hope for real change, while mass- produced music forsakes promises of future happiness in the name of a degraded utopia of the present. » 41

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EX-STASE N.3 Vandana Singh est professeure de physique et auteure de nouvelles et romans de fiction spéculative, dans lesquels elle imagine de nouvelles façons de penser les planètes, les machines, les animaux, les gens, en brouillant leurs distinctions et en créant de nouvelles intersections entre eux. L'auteure écrit entre autres - sur des femmes qui se croient des planètes42, sur des machines impossibles qui violent nos lois, physiques ou non43. Dans l'une de ses nouvelles44, elle raconte l'histoire d'un ingénieur mongol qui avait été emprisonné dans le but de construire une nouvelle et puissante arme.

L'ingénieur n'avait aucun intérêt à construire une arme, et refusait de prendre part à toute conspiration politique ou technophile autour du marché militaire. Le protagoniste réussi à tromper ses ravisseurs en construisant une arme fictive, tout en travaillant sur son projet personnel, dont les intentions étaient tout sauf belliqueuses. Sentant le temps passer trop vite sur son jeune corps, courbé mais non corrompu par des années d'emprisonnement, il ne voulait qu'une chose : faire apparaître le visage de sa bien-aimée. Dans l’histoire, Vandana Singh nous dit que « Toutes les machines exaucent des voeux, mais certaines exaucent plus que ce que nous avons négocié »45, qu'il n'y a pas de machines qui évitent de succomber à la nostalgie, qu'il n'y a pas de machines qui ne soient pas des armes. Finalement, l'ingénieur réussi à construire une machine (ambiguë, impossible) qui évoquerait toutes les qualités de sa femme. Mais peu importe si elle est magique ou impossible, la réalisation de la machine n'était pas gratuite, et la femme a fini par les perdre. Le désir de l'ingénieur, avec la machine, devint un tourment, et l'image qu'il avait des joues soyeuses de sa femme, de ses cheveux, de sa sagacité, s'enrichit au détriment de l’effective douceur de ses joues, de l'éclat de ses cheveux et de la vivacité de son intellect. Les machines, celles décrites par l'écrivaine - et pas seulement répondent aux désirs et comblent les lacunes humaines, ce sont des divinités et SINGH, Vandana. The woman who thought she was a planet and other stories. New Delhi : Zubaan, en collaboration avec Penguin Books, 2008.

42

SINGH, Vandana. Ambiguity machines: & other stories. Easthampton, MA : Small Beer Press, 2018.

43

SINGH, Vandana. « Ambiguity Machines: An Examination ». Ambiguity machines: & other stories. Tor.com, 2015. https://www.tor.com/2015/04/29/ambiguity-machines-anexamination-vandana-singh/.

44

Ibid [Singh, 44]. Traduction par l’auteure : « All machines grant wishes, but some grant more than we bargain for. » 45

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des esclaves, c'est pourquoi elles sont ambiguës. Et, probablement, s'il existe un jouet technologique capable de combler la distance de l’ingénieur de sa femme, de le libérer de son emprisonnement, solitude, incomplétude, il ne peut pas être gratuit. Le projet du protagoniste de l'histoire de Vandana Singh était métaphorique, bien que l’ingénieur, un’arme l’avait finalement construite.

Néanmoins, l'auteure n'a pas pour but de mettre en garde contre la dangerosité des machines, où chaque machine est une bombe atomique prête à sauter, mais elle nous informe qu'en fin de compte, comme en physique, tout est question d'équilibre et que nous pouvons comprendre les métaphores des machines tant que nous ne voulons pas nous armer : « Comment expliquer des métaphores à un homme armé ? »46 L'inventivité de l'artiste ou du scientifique soumis à la violence d'un monopole techno-scientifique ‘armé’ ne peut que produire une arme de plus. Mais si tout est une question de désirs, de réalisation d'images - pauvres ou non - capables de combler les lacunes humaines, est-il possible de trouver cet équilibre traduit en ‘compatibilité’ ? S'il n'est plus clair, entre l'homme et la machine, ‘qui fait qui’, est-il logique de parler d'une distinction entre qui pense les choses et qui les crée ? Entre ce qui est ‘nature' et ce qui est ‘artifice' ?

Il ne s'agit pas de discuter de ‘qui est un artiste’ et si l'artiste est celui qui fait les choses, ce qui pourrait être un discours légitime. En fait, distinguer la théorie de la pratique, ou la théorie de la fiction, est une naïveté généralement partagée.

La théorie ne tue pas la fiction, car les deux tentent de résoudre les mêmes dilemmes. Dans une histoire, je veux lire quelque chose que je veux et dont la réalisation est peu probable dans l'état actuel des choses. La fiction me donne ce que je veux et ce que je n'ai pas, une machine me donne ce que je veux et ce que je n'ai pas. Selon toute probabilité, cela pourrait s'avérer être une simplification minimale, également naïve. Néanmoins, il est nécessaire de repenser l'équilibre entre le rôle des gens en tant que ‘chose’ pour un avenir qui est mort pour nous et un avenir pour tout ce qui est ambigu. Nous ne voulons pas créer des machines ‘plus humaines’, l'ingénieur mongol ne veut pas remplacer sa femme par une machine, nous ne voulons pas qu'elles reflètent notre image pauvre et imparfaite. Pourtant, ils incarnent bien nos défauts, ils circonscrivent bien nos malentendus et notre impuissance. C'est dans cette zone impuissante et grise que réside le potentiel de changement ouvert et changeant. Pour un monde qui a fait du ‘progrès’ et du ‘futur’ son mantra, son vœu et son horizon, affirmer sa mort est un acte d'humilité. C'est pourquoi, si la flexibilité, le changement, l'ambiguïté, la perméabilité ne sont pas accordés Ibid. [Singh, 44] Traduction par l’auteure : « How can you explain metaphors to a man with a gun? » 46

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pour des raisons de marché, ou de hiérarchie, si je ne peux pas expliquer des métaphores à un humain armé - alors la possibilité ne se trouve pas au centre mais dans les marges. La fiction, la spéculation de Vandana Singh, ainsi que ce jeu sérieux que nous appelons l'art, nous offre cette marge. Si dans un monde en deuil du futur, nous ne pouvons pas saisir les aspects de la réalité dans l’obsession technophile de documentation et d'accumulation - de données, d'images, d'argent et de choses -, nous apprécions le caractère documentaire d'un présent plus proche à nous dans la fiction.

81

Figure 3.1 New-Territories / R&Sie(n) , Benoît Durandin, Expérience urbaine / processus de croissance évolutif à l’indéterminisme entropique, 2005, disponible sur https://new-territories.com/I%27veheardabout.htm

82

Figure 3.2 Proposition d’interface interactive. MCCAHIL Mark P., ERICKSON Thomas. « A Preliminary Design for a 3-D Spatial User Interface for Internet Gopher », 1995. [en ligne] http://www.tomeri.org/GopherVR.html .

83

Figure 3.3 Affiche du film. Crash,David Cronenberg.

Alliance Communications Corp., TMN the Movie Network, RPC Recorded Picture Company, Téléfilm Canada, 1996. Adaptation du roman du même nom de J. G. Ballard.

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Figure 3.4 Cassette. Merzbow, Pornoise 1kg, RRRecords, 1993.

85

Figure 3.5 Extrait du livre. JACOBS, Katrien, JANSSEN, Marije Janssen, PASQUINELLI, Matteo.

C’lickme: A Netporn Studies Reader. Amsterdam : Institute of Network Cultures, 2007, p. 168-169.

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CONCLUSIONS Que se passerait-il si une ville était administrée selon un modèle de marché comme celui d’Amazon, ou de Facebook, ou de Spotify ? Dietmar Offenhuber est chercheur à la Northeastern University de Boston et auteur d'un texte intitulé « Premium Places : Pornhub »1. Le texte est inclus dans la collection How to Run a City Like Amazon, and Other Fables2, où des villes (imaginaires) sont régies par des entreprises (réelles) selon les règles du marché des services numériques - dont Amazon est une métonymie. Le conte de Offenhuber parle d’une ‘ville-Pornhub’ qui se révèle libre d'esprit, fait preuve d'une ouverture et d'une tolérance radicales, et garantit des services municipaux gratuits à tous les citoyens, qui ont également droit à l'anonymat.

Néanmoins, il est possible de devenir un ‘citoyen premium' et d'accéder à un système complexe de services plus luxueux grâce au paiement d’un tiers. La ville-Pornhub est un endroit dangereux, où chacun a peur de se montrer ou de révéler son âge, son sexe, son origine ethnique, et pour cette raison, il ne participe pas volontairement à la vie de la communauté et ne prend pas part aux processus des décisions administratives. En plus, « Ses résidents sont accablés par un problème de spam omniprésent, considéré par la plupart comme un héritage du passé sauvage et anarchique de la ville. Une quantité insondable de publicités non sollicitées s'est accumulée sur le pas de la porte des résidents. Malgré l'engagement de la ville en faveur de l'anonymat, ses sociétés associées ont tendance à devenir indûment personnelles, offrant aux citoyens des moyens douteux d'améliorer leur corps et des présentations non sollicitées de douzaines de célibataires sexy dans leur quartier. »3 C'est pourquoi les citoyens estiment qu'ils doivent se protéger et se doter de divers VPN (réseaux privés virtuels) et de mesures de précaution qui les rendent invisibles et les vaccinent contre tout risque éventuel de perte de leurs informations. La ville-Pornhub est risquée, mais l'auteur cite Richard Sennett OFFENHUBER, Dietmar. « Premium Places : Pornhub », dans Graham, Mark, Rob Kitchin, Shannon Mattern, et Joe Shaw. How to Run a City like Amazon, and Other Fables, 2019. P. 192-200.

1

GRAHAM, Mark, KITCHIN, Rob Kitchin, MATTERN, Shannon, SHAW, Joe. How to Run a City like Amazon, and Other Fables. Londres : Meatspace Press, 2019.

2

Ibid. [Offenhuber, 1] P. 196. Traduction par l’auteure : « Its residents are plagued by a pervasive spam problem, seen by most as a legacy of the city's wild and anarchic past.

Unfathomable amounts of unsolicited advertisements accumulate on the residents' doorsteps.

Despite the city's commitment to anonymity, its associated companies tend to get inappropriately personal, offering citizens dubious means of body enhancements and unsolicited introductions to dozens of hot singles in their neighbourhood. » 3

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pour dire que grandir dans un environnement aussi exposé aux risques ne peut qu'enseigner une manière réussie de devenir un citoyen public. En ce sens, la méthode de navigation des citoyens-utilisateurs dans Pornhub serait plus constructive que celle normalement adoptée sur Facebook, où une villeFacebook ne serait qu'un mélange de ragots entre voisins et de censure impitoyables. Si le fait d'habiter l'infosphère nous rend inattentifs, anempathiques et paranoïaques, la paranoïa dont sont victimes les citoyens de la ville-Pornhub n'est probablement pas un modèle approprié pour devenir le citoyen parfait. C'est pourquoi notre relation à l'infosphère doit aller au-delà de la condescendance et d’une auto-victimisation stérile. Il est vrai que même si je me cache bien, « des douzaines de célibataires sexy » viendront me chercher, et ce qui pourrait être l'espace d'une anarchie vivante est soumis à la capitalisation de mes informations en ligne. Pour cette raison, la technophobie ne serait qu'un souvenir nostalgique du siècle dernier, le victimisme ou la colère face au contrôle numérique ne suffiraient pas, mais ce qui entre en jeu, c'est le défi d'habiter une ville dangereuse aux profils insaisissables et au sol glissant, de prendre conscience des obstacles qui se dressent devant nous et de les rendre explicites. Paradoxalement, c’est Eric Schmidt qui m'a appris cela, en affirmant que plus quelque chose est visible, plus nous sommes en sécurité. En ce sens, nous ne pouvons pas confier la question de la visibilité en ligne ou de la mémoire numérique à l'équivalence naïve ‘calculable = sûr', mais nous avons besoin d'une éducation et d'une rééducation qui tienne compte des limites et des obstacles que l'infosphère nous présente. Si nous sommes enclins à tout montrer et enregistrer, alors exigeons-nous le droit à l'invisibilité, exigeons-nous le droit à l'oubli. Dans le web, nous sommes tous des cliens, nous avons tous besoin de protection, comme l'armure des feuilles d'ail tricotées de Chia Chuyia. Mais un réseau de feuilles, une carte, une ‘toile’ ne nous protège que s'il n'y a pas de volonté de domination implicite. Exigeons-nous également une protection. Parce que si nous sommes tous des objets, alors nous sommes aussi tous des utilisateurs, tous des machines et tous des armes.

Virgil Dupras est l'ingénieur informatique canadien qui a créé un système opératif appelé Collapse OS4, dont le nom est dépourvu d'ironie mais riche en charge spéculative. Pour Dupras, l'effondrement global n'est pas certain mais il est probable - outre qu'il est daté de 2030 -, et se présenterait sous la forme d'une apocalypse médiatique, dans laquelle nous ne pourrons plus produire d'instruments électroniques à grande échelle. Les dispositifs restants constitueraient le centre du pouvoir politique et social. C'est pourquoi il 4

Projet documenté sur https://collapseos.org.

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encourage la collaboration dans la construction de microprocesseurs Z80-8 bits, c'est-à-dire les processeurs les plus couramment disponibles sur les supports quotidiens, tels que les ordinateurs mais aussi les calculatrices, les caisses enregistreuses, les instruments de musique, etc. Dupras lui-même met en doute l'utilité de ses recherches, mais il déclare que, même si elles sont futiles, « [...] c'est très amusant à essayer. »5, et que l'art, dans ce sens, est une priorité. L'éthique de l’hacker décrite par Himanen6 impose l’amusement dans la pratique de création, comprise comme un art et jeu sérieux, c'est pourquoi l'artiste a la responsabilité d'arrêter de romancer sur la fin du monde ou l'effondrement pour faire face à un statut de réalités conterfactuelles. Selon Žižek, « […] le contrôle numérique est une menace pour notre liberté, nous devons sensibiliser le public à toutes ses dimensions et nous engager à le combattre ! »7 Il n'est pas nécessaire d'avoir des appareils plus puissants, plus efficaces et plus parfaits, parce que si l'infosphère est parfaite, elle n'est pas parfaite pour nous. Si les machines sont construites de notre propre main et de notre propre inventivité, elles peuvent vanter de vaines ambitions d'efficacité et de production maximales, mais elles prévoient les erreurs, les défaillances et les malentendus dans leur propre code. C'est à nous, artistes, avant même que utilisateurs ou prosommateurs, de reconnaître l'inefficacité et l'impuissance comme un potentiel et d'adapter leurs façons d'être à une cohabitation durable, ouverte, flexible et peut-être même sûre. Lorsque ces caractéristiques sont privées pour des raisons de marché, la possibilité n'est pas au centre mais dans les marges. Nous n'avons pas besoin de la protection d’un héros ou d’un dieu, si nous avons mis tant de temps à les tuer. Nous n'avons pas besoin de faire le deuil du futur : le futur n'est pas nôtre, le futur est un art8.

Ibid. [Dupras, 4] https://collapseos.org/why.html Traduction par l’auteure : « […] it’s a lot of fun to try. » 5

HIMANEN, Pekka. L’éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information. Paris : Exils, 2001.

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Žižek l'affirme par rapport aux différents stades d'acceptation des événements ayant un impact traumatique, tels que les épidémies, les catastrophes environnementales, les soulèvements sociaux sanglants. ŽIŽEK, Slavoj. « What the coronavirus & France protests have in common (and is it time for ORGIES yet?) ». My heart will go on and so on (blog), mars 2020. [en ligne] https://myheartwillgoonandsoonandsoon.blogspot.com/ 2020/03/slavoj-zizek-what-coronavirus-france.html?m=0.

7

Pour paraphraser Dougles Davis : « The end of man is apparently the future of art. » (‘La fin de l’homme est apparemment le futur de l’art’). DAVIS, Douglas. Art And The Future: A History/Profecy of The Collaboration Between Science, Technology And Art. New York ; Chicago : Praeger, 1973. P. 208.

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ANNEXE Entretien avec Silvio Lorusso

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SAVOIR-OMBRE, LOCK-IN ET REVENDICATION DE LA GRATUITÉ Silvio Lorusso est un jeune artiste, conservateur et chercheur italien qui maintenant vit et travaille à Rotterdam. Dans ses recherches, il traite des formes alternatives de publication, il travaille avec des net-artistes et des hacktivistes, il s'intéresse aux changements du monde du travail dans l'ère post-numérique. J'ai eu l'occasion de lui poser quelques questions sur son livre et de lui demander son point de vue personnel sur les perspectives actuelles de la culture et du travail en ligne, à un moment où 50% de la population mondiale connaît la distanciation sociale, le confinement et la quarantaine1, et où la recherche de solutions alternatives pour travailler aussi smart et à distance que possible devient une obligation. Pour cette raison, réfléchir sur un potentiel ‘avant’ et ‘après’ n'est pas une activité totalement rassurante, mais il est essentiel de réinvestir les distances virtuelles et physiques d'un sens, par rapport au travail numérique, aux nouveaux et anciens agents culturels, et pas seulement. Je crois en l'importance de repenser les moyens de construire et de diffuser la connaissance. Je crois - moi aussi - que si « nous sommes tous des entrepreneurs, personne n'est à l'abri ! » et que c'est à nous - à nous tous d'exploiter notre propre impuissance.

Le livre Entreprécariat. Nous sommes tous des entrepreneurs, personne n'est à l’abri2 dénonce l'état actuel du travail, notamment celui des agents culturels, où un statut comme celui du freelancer est assimilé à un choix de ‘liberté’, de flexibilité et d'indépendance, alors qu'il est trop souvent la matrice de formes d'exploitation. En ce sens, l'auto-entreprenariat serait la clé d'un nouveau type de précarité, qui semble de plus en plus acceptée et assimilée comme ‘normale' sous le couvert d’une - pas trop saine - compétitivité. Dans ce cadre, l'Internet proposerait des plateformes capables d'accélérer cette dynamique, en L’entretien date des premiers jours d’avril 2020 et il est disponible dans le blog géré par Lorusso au sein de l’organisation networkcultures.org : https://networkcultures.org/ entreprecariat/intervista-di-angelica-ceccato-sapere-ombra-lock-in-e-rivendicazionedella-gratuita/?fbclid=IwAR0jr8_03uw5Yo5GBwdzxjjnx9PowLevZv1PIfj2cb5Nkf53bBNHaoTsF0#more-1146.

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LORUSSO, Silvio. Entreprecariat: siamo tutti imprenditori, nessuno è al sicuro.

Brescia : Krisis Publishing, 2018.

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proposant des systèmes qui compriment le travail cognitif plutôt que de le favoriser ‘spontanément'. Y a-t-il une façon de comprendre le web comme, au contraire, un instrument pour revendiquer une possible horizontalité des connaissances ou une démocratisation des connaissances ?

Il m'est difficile de raisonner en ces termes. Si l'on pense aux petits groupes présents sur des plateformes telles que Facebook, des formes de gouvernance pseudo-horizontales et démocratiques peuvent réellement être mises en place, où l'on ose et travaille, produit des connaissances et échange des connaissances. À côté de cette connaissance de base - cet intellect général - il en existe une autre, que l'on pourrait appeler ‘savoir-ombre’. Ce dernier est géré et possédé par les plateformes. Elle n'est pas seulement monétisable, mais elle est capable de reconfigurer le comportement des utilisateurs eux-mêmes et leurs relations. Il existe des environnements virtuels où un savoir que nous pourrions qualifier d'inductif est accessible aux communautés d'utilisateurs (je pense par exemple à Mastodon3). Cependant, il existe également ici la possibilité concrète d'autres inductions externes réalisées sur des données produites horizontalement, finalement rendues à nouveau inaccessibles. En paraphrasant Daumal : le fermé connaît l'ouvert, l'ouvert ne connaît pas le fermé.

Le texte fait appel à la mesure dans laquelle la logique concurrentielle du travail 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 entraîne une privation ‘volontaire’ de sommeil.

Cela affecterait en particulier l'économie de l'attention, qui est également précaire en raison de la présence de trop d'intrants. D'autre part, Bifo affirme également que la surcharge d'informations, ainsi que de travail, et la tyrannie de vivre dans une mise à jour perpétuelle conduisent à un état de ‘dyschronie’, c'est-à-dire la pathologie du temps vécu éradiquée à l'époque de l'impuissance.

En particulier en ce qui concerne le travail en ligne, est-il possible de rétablir un équilibre dans l'attention ou sommes-nous destinés à l'anesthésie, la dyschronie et l'anémpathie comme le laisse présager Bifo ? Est-il possible de se réapproprier une temporalité plus durable par rapport à celle proposée par un ‘travail intelligent’ qui va jusqu'à soustraire les besoins biologiques primaires ?

Lorusso fait référence au réseau social Mastodon : https://mastodon.social/about/ more.

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Cette question se pose à un moment où le travail intelligent devient un moyen de sauver l'économie et d'éviter que la machine de l'emploi ne se bloque en raison d'un verrouillage. Il me semble que le verrouillage s'accompagne d'un verrouillage logiciel : les organisations penchent vers des solutions centralisées et préemballées. Le travail est en train de se zoom-ifier4. Avant le Coronavirus, il y avait une certaine informalité dans mon environnement de travail concernant les outils utilisés pour les tâches de bureau : vidéoconférences, notes, mémos, chats, etc. Chacun pouvait proposer et utiliser l'outil ou le service qui correspondait le mieux à ses besoins techniques, à ses principes éthiques et à ses particularités personnelles. L'état d'exception a interdit cette variété et avec elle le droit de refuser certaines fonctions insidieuses. Les groupes Whatsapp ‘d’urgence', actifs à toute heure de la journée, les demandes fréquentes de rapports pour se tenir au courant (que peu ont le temps de lire), les appels vidéo dans lesquels il est possible de contrôler le niveau d'attention des participants ont poussé comme des champignons. J'ai bien peur qu'il ait fallu quelques jours pour créer les conditions de travail à distance pour les années à venir, et elles ne semblent certainement pas être des conditions favorables.

Le texte mentionne souvent les réflexions de Richard Sennett sur le concept de flexibilité, ou plutôt de flexploitation. D'autre part, Sennett, tout comme Kenneth Goldsmith, est l'un des théoriciens qui soutiennent la culture open, qui est configurée dans la ville ouverte, mais aussi dans l'Open Source numérique, dans le libre accès et la co-création de contenu en ligne. Un travailleur entrepreneur peut-il se permettre d'être le porte-parole d'une culture comme celle du ‘libre accès’ ?

‘Libre' a été le mantra de ces vingt dernières années. Chacun de nous a produit et consommé du contenu gratuitement. Tout est beau, en théorie.

Dans la pratique, cependant, la polarisation des réseaux autour des nœuds les plus connectés a fait que ces nœuds ont pu bénéficier plus que d'autres de la richesse produite par le réseau dans son ensemble.

Un artiste semi-inconnu produit une œuvre et la publie discrètement en ligne, celle-ci est utilisée comme repère ou directement découverte par un artiste ou une marque plus connue. Ce dernier en profite, tandis que le premier doit avoir un peu de choc même pour voir la paternité de

Lorusso fait référence à l’actuel boom d’utilisation des plateformes de visioconférence, parmi lesquelles le logiciel Zoom est la plus connue.

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l'œuvre reconnue. Si c'est le cas, devrions-nous devenir d'ardents défenseurs du droit d'auteur ? Pas du tout, et pas seulement parce que le droit d'auteur est une arme efficace principalement entre les mains de ceux qui ont le temps et l'argent pour intenter un procès. La raison la plus importante est que les biens communs sont à toutes fins utiles un bien commun, la culture est produite collectivement, bref, le droit d'auteur est une fiction juridique. Plutôt que de protéger ses œuvres, l'entrepreneur doit revendiquer leur gratuité, c'est-à-dire la possibilité de contribuer au bien commun en contestant le régime actuel de compétitivité induit par une rareté inégale.

Peut-on dire qu'embrasser l’’interdépendance' reviendrait à accepter (et à se réjouir) d'une défaite, celle de l'exceptionnalisme propagé par la logique entrepreneuriale ?

Oui. La conclusion de votre livre propose une sorte de bref éloge de l'impuissance.

En général, l'impuissance peut être liée à un impact négatif sur l'économie de l'attention, comme dans l'économie du plaisir, mise en crise par les nouvelles technologies de la communication - et du travail - comme l'ont affirmé Bifo ou Yves Citton. En quel sens l'impuissance comme ascèse et le renoncement au corps seraient-ils un moyen de sortir de la précarité ? S'agit-il d'un nouveau constat d'insuffisance individuelle face aux possibilités collectives ?

L'impuissance est le contraire de l'ascèse : la culture entrepreneuriale incite à un comportement ascétique du corps et de l'esprit. Mon bref éloge de l'impuissance vient d'une question simple : si même l'oisiveté et l'ennui sont mis à contribution, y a-t-il une valeur (ou une dévalorisation, selon le point de vue) que l'esprit d'entreprise ne peut pas récupérer ? La réponse est l'impuissance. Par impuissance, j'entends la soustraction radicale de ce que l'esprit d'entreprise appelle le ‘potentiel’.

Le ‘triomphe des nerds’ dans la culture entrepreneuriale semble prévoir une empreinte entièrement masculine. Peut-on dire que l'entreprécariat à l'ère numérique met en évidence les différences entre les sexes, alors que la culture numérique est souvent imprégnée d'un sexisme aussi explicite que tacitement accepté ?

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Si la culture entrepreneuriale, comme vous le soutenez à juste titre, a une empreinte essentiellement masculine (à l'exception de figures clés comme Margaret Thatcher), le discours critique sur la précarité a au contraire une forte matrice féministe et féministe. Face à l'urgence sanitaire actuelle, la culture entrepreneuriale n'a pas grand-chose à dire si ce n'est de réclamer haut et fort le rétablissement des activités. Au contraire, les théoriciens de la précarité ont su anticiper des questions qui deviennent dramatiquement évidentes, telles que la précarité ontologique de la vie et la relation non exclusive entre autonomie et dépendance. Dans cette période, la culture numérique, du moins celle dans laquelle je suis immergée, me semble plus précaire que l'entrepreneuriat et donc plus féministe que masculine.

Dans ce précis moment historique, d’un préannonce effondrement environnemental, sanitaire, et peut-être politique et militaire, beaucoup de gens s'appuient sur la culture en ligne comme bastion de renaissance et d’inspiration - il suffit de penser à la quantité de matériel culturel mis gratuitement à disposition par les musées, les magazines et les autres institutions culturelles en général. Maintenant que nous sommes tous en ligne, et pourtant personne n'est encore à l'abri, pouvons-nous penser à construire un réseau de coopération sans précédent qui dépasse les hiérarchies actuelles de la visibilité en ligne ? Ou, au contraire, la plus grande disponibilité de matériel culturel ne fera que renforcer les algorithmes de recherche actuels, favorisant le partage d'éléments déjà présents dans la consommation courante (je pense aux plateformes à forte tendance comme Netflix ou Spotify, contre des alternatives indépendantes et certainement moins gonflées) ?

Maintenant que nous sommes tous en ligne, comme vous le dites, ce qui m'inquiète, c'est la question des infrastructures. Il semble que ces dernières semaines, le trafic sur le réseau ait augmenté de 20 % et avec lui les coûts de gestion. De nombreuses initiatives culturelles confient leur présence en ligne à des géants de la haute technologie. Je crains que nous ne découvrions à nos dépens que l'accès aux ressources en ligne n'est jamais totalement gratuit.

Le rôle de l'artiste contemporain serait, dans ce tableau, d'explorer de nouvelles formes de pensée, de critiquer (dans son sens de crise analytique) et d'ironiser la hiérarchie actuelle de la production du savoir. Comment l'artiste, personnage qui fait lui-même partie de l'entreprécariat (l'artiste est un entrepreneur, par

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conséquent il n'est pas à l’abri), peut-il mettre en œuvre cette pratique métadiscursive ?

Je pense qu'il y a une différence entre le rôle et la fonction de l'artiste. Le rôle de l'artiste est celui que vous décrivez : critiquer, ironiser, subvertir, résister. Sa fonction est malheureusement autre : lutter pour la pseudosociété qui lui est offerte sous forme de bourses et de résidences ; alimenter la machine culturelle d'un État en sanctionnant sa largeur de vue ; donner un ancrage identitaire à ceux qui ne savent pas, ne veulent pas ou ne peuvent pas trouver une autre place dans le monde du travail.

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TABLE DES ILLUSTRATIONS Toutes les sources en ligne ont été consultés le 25 mai 2020.

Figure 1.1 Capture d’écran. Hito Steyerl, How Not to Be Seen: A Fucking Didactic Educational.MOV File (2013), vidéo, couleur, son, 14 min. [en ligne] https://www.artforum.com/video/hito-steyerl-how-not-to-be-seen-a-fuckingdidactic-educational-mov-file-2013-51651. P 26 Figure 1.2 Fond d’écran. Apple iOS Mojave. P 27 Figure 1.3 Capture d’écran. Google. « How Should We Think About the Future? | Google Zeitgeist ». [en ligne] https://www.youtube.com/watch? v=hMGP_PQ51uI, 37min49s. P 28 Figure 1.4 Eva et Franco Mattes, installation interactive, plateforme en ligne, 2000-2003. [en ligne] https://anthology.rhizome.org/life-sharing. P 29 Figure 1.5 Araignée Chiracanthium. Source : https://it.m.wikipedia.org/wiki/ File:Chiracanthium_eye_pattern.jpg. P 30 Figure 2.1 Mon idée d’hyperobjet. Capture d’ècran. Angelica Ceccato, Nightfall, vidéo C4d, n/b, son, 4min. [extrait en ligne] https://www.youtube.com/watch? v=QroJ3PFaCSI. P. 56 Figure 2.2 Capture d’écran. Jon Rafman, Disasters Under The Sun (2019), vidéo, couleur, 7min53s. Disponible sur https://vimeo.com/334276546. P. 57 Figure 2.3 Photogramme. Jon Rafman, Dream Journal 2016-2017, vidéo, couleur, son, 49min, 2017. P. 58 Figure 2.4 Alexander Mordvintsev, image Deep Dream (Google). Source : https://aiartists.org/alexander-mordvintsev. P. 59 Figure 2.3 Chia Chuyia, Knitting The Future (2016-2020), performance, Singapore Art Museum, depuis 2016. P. 60 Figure 3.1 New-Territories / R&Sie(n) , Benoît Durandin, Expérience urbaine / processus de croissance évolutif à l’indéterminisme entropique, 2005, [en ligne] https://new-territories.com/I%27veheardabout.htm. P. 82 Figure 3.2 Proposition d’interface interactive. MCCAHIL Mark P., ERICKSON Thomas. « A Preliminary Design for a 3-D Spatial User Interface for Internet Gopher », 1995. [en ligne] http://www.tomeri.org/GopherVR.html. P. 83 Figure 3.3 Affiche du film. Crash (David Cronenberg), Alliance Communications Corp., TMN the Movie Network, RPC Recorded Picture Company, Téléfilm Canada, 1996. Adaptation du roman du même nom de J. G. Ballard. P. 84 Figure 3.4 Cassette. Merzbow, Pornoise 1kg, RRRecords, 1993. P. 85 Figure 3.5 Extrait du livre. JACOBS, Katrien, JANSSEN, Marije Janssen, PASQUINELLI, Matteo. C’lickme: A Netporn Studies Reader. Amsterdam : Institute of Network Cultures, 2007, p. 168-169. P. 86

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INDEX RERUM accélérationnisme [44 ; 46 ; 47]

non-créativité [50]

anarchéologie [42 ; 45]

paramétrisme [70 ; 72]

anthroposcène [51]

non-créativité [50]

apocalypse [40 ; 51 ; 73 ; 78 ; 89]

paramétrisme [70 ; 72]

Big Data [3 ; 13 ; 22 ; 36]

POO [76]

biohypermédia [69]

pornographie [73 ; 74 ; 76 ; 77 ; 78]

biostructure [64 ; 65 ; 66 ; 75]

quantified self [11 ; 12 ; 16 ; 37]

cyberespace [1 ; 37 ; 39 ; 43 ; 47]

sexe abstrait [69 ; 70 ; 71 ; 72]

cybertemps [1 ; 37 ; 39 ; 45]

stack [49]

cyborg [71 ; 72]

Zeitgeist [7 ; 17 ; 22 ; 28 ; 35 ; 42]

datapanoptisme [2 ; 3 ; 12 ; 17 ; 22] Deep Dream [41 ; 45 ; 59] dyschronie [21 ; 75 ; 93] e-waste [36] entreprécariat [ 20 ; 51 ; 92 ; 95 ; 96] entropie disciplinaire [71] fiction spéculative [65 ; 72 ; 79] futurité [3 ; 43 ; 72] general intellect [48] Google [7 ; 22 ; 28 ; 41 ; 42 ; 48 ; 57] gouvernabilité algorithmique [8] hacker [50 ; 51 ; 90] hyperobjet [3 ; 36 ; 37 ; 43 ; 53 ; 56] hyperstition [42 ; 44 ; 45 ; 70] hypervisibilité [3 ; 6 ; 22 ; 74] hypomnémata [16] image pauvre [6 ; 15 ; 69 ; 80] Linux [51 ; 66 ; 67 ; 74 ; 75 ; 77] malentendus [15 ; 24 ; 39 ; 80 ; 90]

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INDEX NOMINUM Bifo’ Berardi, Franco [ 2 ; 22 ; 39 ; 43 ; 45 ; 51 ; 93 ; 95] Bridle, James [7 ; 36 ; 38 ; 48] Griziotti, Giorgio [14 ; 25 ; 36 ; 49] Himanen, Pekka [50 ; 51 ; 90] Laric, Oliver [18 ; 68] Merzbow [76 ; 77 ; 85] Morton, Timothy [34 ; 35 ; 36 ; 37 ; 39 ; 42 ; 43 ; 48 ; 51 ; 76] Parisi, Luciana [14 ; 15 ; 39 ; 48 ; 69 ; 70 ; 71 ; 72 ; 73 ; 75] Rafman, Jon [39 ; 40 ; 45 ; 47 ; 48 ; 57] Rouvroy, Antoinette [8 ; 9 ; 10 ; 11 ; 17 ; 18 ; 19 ; 38 ; 42] Saraceno, Tòmas [54 ; 55] Schmidt, Eric [7 ; 17 ; 28 ; 89] Steyerl, Hito [6 ; 7 ; 9 ; 10 ; 12 ; 13 ; 15 ; 16 ; 17 ; 18 ; 22 ; 26 ; 37 ; 41 ; 42 ; 67] Štromajer, Igor [18] Virilio, Paul [19 ; 47 ; 73] Young, La Monte [42 ; 43 ; 47] Zazeela, Mariam [43 ; 47] Zielinski, Siegfried [10 ; 45]

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