Stanislas Amand – Lettres à une galeriste

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Stanislas Amand

LETTRES À UNE GALERISTE

Images En Manœuvres Éditions École normale supérieure de Lyon



Ă€ Brigitte


Cet ouvrage a bénéficié du soutien des Hôpitaux universitaires de Genève.


Stanislas Amand

Lettres à une galeriste

Images En Manœuvres Éditions École normale supérieure de Lyon


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De : S. A. 10:24:11 GMT+01:00 Objet : Homo périurbain / Urbanisation des routes

Nous devenons des « périurbains », en cherchant tous les jours notre pain dans le centre commercial de Plan de campagne, greffé à l’autoroute Aix-Marseille. L’homo périurbain, ici ou ailleurs, a une représentation mobile des espaces qui l’entourent. L’aménagement des entrées de ville ne correspond qu’à la fin de son parcours automobile, lequel, en faisant demi-tour, devient le début d’un nouveau monde sans limites, avec la route comme seul fil conducteur. Qu’il stoppe de façon singulière pour rentrer dans son garage, retrouvant ses connexions e-mailiques dans un nid supposé. Derrière sa façade. Finalement, les façades appartiennent autant à leurs propriétaires qu’à ceux qui les regardent. En roulant, on les voit défiler, légèrement floues. Lorsqu’on réfléchit bien, la face visible de chaque maison est un passage entre privé et public. Image intouchable du droit de propriété, flottant entre le trottoir du flâneur et la maison de ceux qu’elle représente. Elle est un cadre dans lequel s’agencent des fenêtres et des portes. Par addition, elle est un collage, une découpe dans le paysage. Elle est souvent le support d’une peinture au rouleau. Utopie, cadre, machine à voir, décorum de théâtre, collage, découpe, peinture, la façade convoque en sa minceur tout le potentiel d’une activité artistique liée au plan. La rue ou la route ne deviendraient-elles pas, pour le conducteur périurbain, flâneur à son retour le soir, une immense galerie, une grande exposition privée de tableaux éclairés par les réverbères publics ?


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De : S. A. 11:23:11 GMT+01:00 Objet : Polaroïd

Ce dont je me souviens le plus dans le polaroïd est cette pâte visqueuse et gluante du négatif qui, lorsqu’elle n’était pas rouge, pouvait faire penser à de la peinture. Plutôt une réalité transformée en surface visqueuse, dont le double était un petit positif plus présentable, plus lisse, enfin moins corrosif. On jetait l’autre – cette ressemblance hideuse – en le repliant sur lui-même comme un sandwich dégoulinant. Ce magma épais, archaïque et étrange avant l’existence de son double, partait à la poubelle pour éviter que des fuites acides ne viennent brûler les mains ou les yeux : peinture ou photographie ? Paradoxe d’une chronologie inversée dans la fabrication même du polaroïd : le négatif instantané est jetable et on doit attendre le positif malgré tout assez lent. Avec un sentiment sacrilège de jeter un morceau de réel fondateur, loin des JPEG ou raws numériques : peinture avant photographie.


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De : S. A. Date : 11:23:11 GMT+01:00 Objet : Au château

Vous me parlez de cet individu, actuellement au château. Dans mes archives, je n’ai aucune image de lui et aimerais mieux ne pas m’occuper de cette nouvelle fourberie du marketing. Vous conseille de ne pas réagir pendant la conférence. Cela ne sert à rien : les coups de cœur de ses amis fortunés, collectionneurs démagogiques, faussent le discernement du commissaire. Le château a bon dos en ce moment pour choquer ­– légitimer, mots clés du marketing ambiant. Retenez votre colère : cela lui donnerait encore du crédit, et il vous demanderait de réfléchir au fait qu’il pourrait être notre miroir. Il oserait même vous expliquer en costard gourmette, que vous pourriez comprendre si vous n’étiez pas une « réac ». Dans notre monde en pleine confusion, nous avons des difficultés à nous représenter (en gardant à l’esprit que le mot représentation appartient autant à la sphère politique qu’à la sphère artistique). Les Étrusques, les Grecs, grâce à leurs voyages, nourris par toutes les cultures le long de leurs parcours, savaient qu’ils étaient Étrusques ou Grecs… Nous, nous ne savons rien de nous-mêmes. Et nous avons une définition de plus en plus clinique de notre identité. Il faut juste continuer en silence, par une présence discrète. Actuellement au château le passé glorifié ou le futur triomphant n’a rien de bon pour notre simple présent. En regardant le nombre de sponsors ayant eu un coup de cœur pour cette star à l’entrée, j’ai préféré longer les grilles. Mieux vaut arpenter les confins du parc, loin des faux-semblants et du clinquant. Contre l’hygiénisme ambiant, j’ai raboté mes semelles pour éviter qu’elles marquent de leurs logos le sol humide. Pour éviter l’instrumentalisation de nos propres empreintes.


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De : S. A. 16:24:21 GMT+01:00 Objet : Vitrine

Pardonnez-moi, tout est encore fermé en ce moment. Je ne sais pas si cela est définitif tellement ce fut rapide. Je n’arrive même pas à voir ce qu’il y a derrière la surface peinte, et si les choses que vous cherchez sont encore présentes. Voilà en fichier joint à quoi ressemble la surface de la vitrine. Je me souviens de la crème Mont Blanc et du fond de mon assiette. Cela me revient comme si c’était présent. J’utilisais l’arête de ma cuillère pour dessiner en surface des superpositions infinies de projections et de formes courbes.


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De : S. A. 16:09:20 GMT+01:00 Objet : Ampoules

Merci pour la maison de vos amis, amateurs d’objets apparemment ? Je me suis permis de changer deux ampoules ce matin sur la terrasse. Si agréable hier soir. Nous étions tournés vers une nature immense. Dans des chaises longues et sous des couvertures. Nous regardions le lac immobile, plus sombre que le ciel qui l’éclairait encore. Après ce voyage à Manhattan, je continue, par l’inertie des rêves, à courir au fond de la vallée des gratte-ciel, encore halluciné d’avoir vu pour la première fois des ruines américaines. J’étais tout de même content de revenir en face de cette autre nature, profonde et noire comme nos verres. Loin des sirènes et des lucioles de la ville. Juste peut-être des contrecoups réguliers à la surface du lac, comme des ondes de choc silencieuses à peine visibles, sans fondement apparent. Dans le garage, nous regardons leur collection d’objets liés à la neige (raquette, pioche…), donnant une idée de la force de l’hiver. Vous leur demanderez si on peut utiliser un aspirateur Hoover, rangé derrière la voiture. La forme des ampoules n’est pas tout à fait la même ici. En les remplaçant, au travers de leur double paroi, des reflets et des réflexions viennent troubler le réel enfermé dans ce petit volume transparent. L’insecte de filaments électriques, au milieu de l’ampoule, perturbe aussi l’image prise au piège : une espèce de signature en volume. Je regardais la boîte aux lettres dans cette bulle de verre comme une maquette annonçant la maison, plantée sur un poteau de bois.


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De : S. A. 09:39:25 GMT+01:00 Objet : Rétroviseur nord-américain

Pardonnez-moi, je n’étais pas connecté depuis plusieurs jours. Après une commande photographique à Ottawa focalisée sur les modes de présentation de l’image (encadrements, socles et caissons pour les plus lourdes, présentoirs, vitrines, écrans…), nous avons séjourné quatre jours dans un bungalow, en face d’un lac, sans clavier ni portable. Au retour, nous sommes passés par cette manifestation internationale conseillée dans votre dernier message. Je dois vous avouer que ce monde est livré, comme chez nous, à des mondains en veste de lin. Partout, dans la moindre région, tourisme et culture sont économiquement liés. Des VRP en noir extraplat. Quelques artistes mondialisés : le théoricien académique de la côte Ouest, au regard tellement glacial. Les sandales du faux compassionnel. Les lunettes carrées rassurant les banques. L’écologiste en hélicoptère. Le bison était vraiment saignant et le théâtre n’est vraiment pas loin du nôtre. Pour finalement valider, au nom des grands payeurs, protecteurs des arts dans leurs mois creux, le regard monoculaire de tous ces passionnés d’images qui n’ont pas le temps de s’apercevoir de l’entourloupe. Accrochés comme un seul Narcisse aux lentilles d’inconscients rappelant tous les ans « la crise conjointe du reportage et de l’art » ou « la superficialité publicitaire ». Habillages rhétoriques, afin d’oublier ceux qui dans l’Histoire donnent pourtant des pistes pour mieux réfléchir, ou plus grave pour notre présent, ceux dont la sensibilité empêche de fréquenter ce genre d’établissement. Je revoyais le lac la nuit devant le bungalow, miroir dont la surface était crevée par des corps soudainement mouillés. Dans l’eau, on observait le calme se reformer au-dessus de nos têtes et le ciel légèrement déformé. On entendait encore ces ondes de choc régulières, sans cause apparente, provenant du fond. Remontant vite à la surface, confondant les étoiles et les satellites, on revoyait la clarté du ciel, sans reflet ni déformation, une sorte de plongée à l’envers, dans un miroir liquide, reflétant d’abord et transparent ensuite, dont l’image, comme une double preuve de cette même réalité, pourtant si lointaine, réapparaissait avant et après chaque plongeon. Le silence de nos regards complices face au même spectacle me donne encore des frissons. Un commissaire invité m’a gentiment raccompagné au petit matin, car je dois


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reprendre le lendemain. Je me rappelle juste la plaque francophone à l’arrière de sa voiture, avec un numéro et une inscription : JE ME SOUVIENS. Son rétroviseur, de provenance américaine, dans lequel je regardais défiler les images de notre voyage, avait lui aussi une inscription en filigrane : OBJECTS IN MIRROR ARE CLOSER THAN THEY APPEAR. Je n’ai pas tenté de lui parler de cela en anglais. En français, on pourrait traduire par DANS LE RÉTROVISEUR,LES CHOSES SONT PLUS PROCHES QU’ELLES NE LE SEMBLENT ?


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De : S. A. 16:24:22 GMT+01:00 Objet : Max la menace

Vous conseille de regarder via internet (taper Don Adams) les photographies d’une série américaine Max la menace où le détective a un téléphone imbriqué dans sa chaussure noire. Une chaussure très classique avec juste des talons un peu plus hauts. Il pouvait communiquer sans fil avec le premier portable finalement. Nous regardions cela avec mes frères, médusés lorsque Max se déchaussait et faisait son numéro en mettant l’index dans un petit cercle en plastique cranté de 0 à 9. Et portait sa chaussure à l’oreille, s’isolant pour ne pas être vu. Aujourd’hui je regarde toujours la chaussure de ceux qui livrent leur vie privée dans les lieux publics. Je vois souvent des chaussures pointues dans lesquelles, en regardant l’épaisseur de la semelle, il serait difficile de placer un portable ou un appareil photo.


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Madame, Je viens d’effectuer un petit reportage sur le caméléon pour un de mes voisins fasciné depuis son enfance par cet animal. Il m’a montré comment cette bête – assez repoussante de prime abord – a la capacité de capter un moucheron. En projetant son appendice buccal gluant, jusqu’à une distance de deux fois sa taille. C’est hallucinant. Rendez-vous compte : comment intègre-t-il l’angle de l’axe de sa vision et celui de sa langue ? Grâce à ses yeux, m’explique le spécialiste. L’animal, lorsqu’il repère quelque chose latéralement, a la capacité de se mettre en position stéréoscopique frontale. Les globes oculaires se concentrent en avant pour créer une même image. Cela lui permet de voir l’insecte en volume. Puis il fait varier ses deux yeux, alternativement, de haut en bas, pour déterminer exactement la position de l’insecte par un savant calcul triangulaire : un véritable télémètre. Vous ne pouvez pas imaginer l’immuabilité de l’animal, avant qu’il lance son arme buccale en une fraction de seconde. C’est épatant. Ce reptile insectivore a aussi la faculté de changer de couleur en fonction du milieu. Ce mimétisme lui permet de se confondre et de se protéger. Cette pauvre bête ne sait pas qu’elle a une image péjorative par comparaison avec une personne qui change fréquemment d’humeur, d’opinion, ou quoi que ce soit, selon les circonstances. Politiquement douteux, on dit changer de couleur comme un caméléon. Psychologiquement, devenir fou comme un caméléon sur une couverture écossaise. La détermination expérimentale de « la vraie » couleur du caméléon exige un dispositif complexe. Il faut placer le caméléon dans une boîte dont toutes


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les parois intérieures sont couvertes de miroirs, ainsi il sera obligé de se mimer lui-même. Un photographe pourra glisser discrètement son œil mécanique à l’intérieur de la boîte et vous connaîtrez enfin la couleur du caméléon quand il ne ressemble qu’à lui-même. Cette faculté visuelle pour repérer un détail dans un ensemble, et cette capacité à intégrer par la peau le milieu dans lequel il est, me feraient presque accepter le mauvais côté du caméléon. Il se protège ainsi en s’assimilant immédiatement au milieu qui l’entoure. Comme des vêtements et des cosmétiques adaptés. Finalement, une qualité aussi pour un photographe reporter. Je vous envoie quelques images paraissant idiotes après les explications du scientifique. Et puis comment ne pas influencer Caméléon en le photographiant ? Comment ne pas rendre autre chose que l’animal lui-même ? À un moment, c’était rigolo, il a enlevé un moucheron sur mon objectif en déclenchant sa langue gluante. Cordialement, S.A.

Madame, En écoutant l’histoire ridicule de ce baiser sur une toile d’un célèbre peintre, j’ai pensé au tableau de Francisek Kupka datant de 1907. Il a la dimension d’un miroir de salle de bain. Ce tableau est légendé Lipstick, rouge à lèvres. En italien truccare, se maquiller. Devant ce profil de femme, sans doute elle-même face à un miroir, il est intéressant d’observer le point limite entre maquillage, peinture et photographie. L’image en cours (le maquillage n’est pas terminé) relie de façon instantanée peinture et cosmétique. Le tube et/ou le pinceau réunissent frivolité et gravité. Deux possibilités pour la matière rouge : la pâte picturale pour l’artiste, le rouge


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à lèvre pour madame. Cela nous place devant une image de visage féminin en train de se peindre, un face-profil à moitié imaginaire. Les deux représentations restent superficielles. La peinture peint le rouge à lèvres. Le rouge à lèvres est aussi de la peinture. Le « ceci n’est pas du rouge à lèvres » de Magritte ne fonctionne plus vraiment : « ceci est de la peinture », mais « ceci est aussi du rouge » : e truccato. En fait, Kupka peint une femme en train elle aussi de se représenter. Portrait bien réel en profil d’un autoportrait de face imaginé par le spectateur. Théâtre privé, théâtre social, Commedia dell’arte. Cette petite surface rouge génère pourtant un sentiment de vérité, une étrangeté quasiment photographique. L’art réfléchit. Par cette peinture-cosmétique, tout ce que l’on voit en surface devient aussi un morceau de réalité, une tangente à quelque chose de plus profond. Inversement, tout ce que l’on nomme trop facilement notre quotidien est un potentiel de peinture. Comme tous les tableaux intéressants, Lipstick de Kupka réfléchit beaucoup plus que sa seule surface. Prague est sinon une très belle ville baroque, mais les façades fraîchement repeintes sont quelquefois trop léchées. Je suis dans le quartier Baba, un peu à l’écart de ce toilettage pour un tourisme globalisé. Cordialement, S.A.


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De : S. A. 17:48:24 GMT+01:00 Objet : Roman-Photo

Veuillez trouver ci-joint un roman-photo traitant des détails vestimentaires.


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De : S. A. 18:32:59 GMT+01:00 Objet : Acheteurs d’art

J’ai été invité par un couple d’acheteurs et « connaisseurs d’art ». C’était vraiment pénible, d’autant plus que je connais des collectionneurs chaleureux et passionnés. Intuitifs et cultivés. Elle portait de larges lunettes avec un énorme D et une autre lettre, un C je crois, en or. Des chaussures vernies avec deux grosses lettres dont la seconde était renversée par rapport à la première. Un sac avec encore deux lettres se répétant partout, des parodies d’armoiries sans doute, d’une laideur difficilement descriptible. Son chien était couvert d’un petit vêtement imprimé de carreaux faisant d’ordinaire la doublure des imperméables. Ses chaussures étaient pointues et très longues. Elle se caressait les jambes souvent, comme si elle était toute seule. C’était une sacrée plante, comme on dit. Il lui manquait seulement un peu d’âme. Pendant qu’elle allait chercher le bip et le collier dans son 4x4, je me suis retrouvé avec lui. Il était très affairé. Dans la banque et la soie, puis conseil artistique aux entreprises. Il vient d’acheter une œuvre à 1,5 million d’euros. J’ai fait semblant de ne pas être impressionné, en pensant qu’il pouvait m’acheter quelque chose. Très occupé, en prononçant « mes couilles » tous les deux mots, il me montrait une œuvre en répétant « c’est très beau ». J’ai failli lui répondre en rassemblant ses deux expressions favorites. Après un long silence inspiré, il a dit, en regardant une peinture hyperréaliste de sa femme dénudée : « Narcisse est l’inventeur de la peinture puisqu’il crée une image qu’il ne peut toucher. » Il avait sans doute appris par cœur cette citation, et la déroulait mécaniquement en remballant pour signifier qu’il ne fallait pas toucher, ni à ses œuvres, ni à rien du tout. Et prolongeait : « Il est pris entre le désir d’embrasser une image et la nécessité de se tenir à distance pour pouvoir la regarder. » Sa collection était sans cohérence. Par hasard, une ou deux choses regardables, mais engluées dans le reste. J’ai vidé leurs vins et suis parti me fondre dans la nuit. S.A.


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De : S. A. 17:48:24 GMT+01:00 Objet : Rencontre d’un collectionneur en formation

Nous nous sommes rencontrés il y a pas mal de temps déjà durant une formation photographique de pratique amateur que je donnais à l’époque. Il avait acheté une image, pendant le cours, à une jeune femme. Alors que j’étais en train de dire à cette dernière qu’elle avait effectué une autre photographie plus juste du même endroit. Mais non, monsieur pouvait payer. Cela m’a fait réfléchir au pouvoir de celui qui peut rompre les efforts de jugement. Cela lui plaît, il paye, et il accroche dans une galerie, où la clientèle le suit avec une confiance totale d’après ce qu’il dit. Lors de notre rendez-vous chez lui, il m’a avoué que ces établissements servent de relais à la défiscalisation et de conseil pour rester en dessous du seuil de l’impôt sur la fortune (ISF). À l’époque il était déjà conseil artistique pour des grandes entreprises. Ces galeries-écrans s’entre-déchirent pour s’assurer les artistes les plus à la mode, mode définie par la moyenne des goûts de leurs acquéreurs, mode programmée aussi par des artistes qui anticipent les goûts et les phantasmes de ces mêmes acquéreurs.


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Sa collection était révélatrice de cette bourgeoisie lisse, proche des acteurs de la dernière crise financière. Mais monsieur est protecteur des arts, ami des musées et passe son temps à revendiquer ses coups de cœur et ses émotions. Pardonnez-moi l’expression, des faux-culs. Même si financièrement, cela pourrait être intéressant pour vous, je vous déconseille de le rencontrer. Vous risquez de tomber dans ce vertige à court terme, parodie de culture et civilisation. S.A.

Madame, J’aimerais prendre avec vous l’autoroute, puis la route pour vous montrer une métamorphose difficilement contrôlable. J’ai juste filmé dans ces zones dites périurbaines une vente de poteries ; en fait des moulages plâtrés d’inspiration grecque, romaine ou romantique. Des poètes démultipliés, des bergères laiteuses, des nymphes à moitié nues, des nains clonés par centaines, tous figés dans des poses instantanées. J’ai vu aussi des clonages de lapins, hiboux, aigles… L’image fixe une seconde fois ces corps immobiles et leur redonne vie. Cela réenchante ces pauvres plâtres. Je suis en train d’écrire pour la énième fois aux divers représentants, adjoints des élus. Le mitage ou la démultiplication des maisons individuelles est d’abord une erreur d’urbanisme. Tous les représentants ont favorisé cet individualisme pavillonnaire inquiétant et cette absence de densité faisant la ville. Dans ce contexte, je retrouve souvent un plâtre moulé et posé sur un sol blanc comme un nougat. Toutes ces maisons à paraboles, sans cave ni grenier, sans fantôme ni mémoire avec 4 murs, 4 chiens, 4 voitures ont au moins, si ce n’est un nain, un de ces plâtres moulés. Malheureusement il est isolé et loin de ses compagnons. Il faudrait dans chacun de ces jardins refaire un moule avec ce seul plâtre et le démultiplier pour qu’il retrouve ses semblables. Cordialement, S.A.


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P.S. : Il est étrange de penser que les corps de Pompéi ont créé des sculptures vides – moules potentiels. Si un volcan se propageait lentement vers la banlieue, on pourrait se tromper sur le caractère idéal des plâtres d’inspiration antique. La lave modèlerait au travers de son rouleau brûlant des instantanés de poses parfaites, sculptures en négatif. Avec un peu de chance, ces moules parfaits deviendraient rugueux et imprécis lors de l’infiltration progressive du plâtre, comme celui utilisé à Pompéi. Nous aurions probablement un résultat inégalé. Je vais d’ailleurs proposer à une amie sculpteur d’imaginer quelque chose de ce genre.


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De : S. A. 20:32:22 GMT+01:00 Objet : Nains de jardin

J’ai visité une vente de moulages en plâtre. Curieusement, chaque objet pris séparément est pénible à regarder, alors qu’ensemble, dans leur répétition industrielle, ils deviennent féeriques. Lorsque je suis entré dans cette zone de vente périurbaine, j’étais enchanté de voir les expressions multiples de plusieurs


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centaines de nains de jardin, chacune répétée par dizaines. Les catégories du bon goût et du mauvais goût sont souvent évoquées devant eux. Un jour à Rome, un sculpteur m’a dit qu’il avait refusé une commande de nains de jardin à un industriel. Pour lui, un artiste contemporain, qui travaille la rareté et l’unicité ne pouvait se fourvoyer en faisant un nain démultiplié. J’avais enface de moi un imbécile vraiment gigantesque. Cordialement, S.A.


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Madame, J’ai retrouvé des archives en noir et blanc faites dans les villes de Marseille, Barcelone et Paris, intéressantes, à mon avis, pour cette exposition. Je les regarde encore avec une certaine nostalgie. Elles viennent d’un exercice pratiqué à l’école de photographie consistant à faire des images à la manière de, nous plaçant dans une logique académique de copie ou d’imitation. Cela nous permettait de chercher, dans une contrainte de style et non de sujet. Le danger était d’oublier ce qu’il y avait devant nous. Un chewing-gum à la bouche, voulant voyager, je regardais des photographes américains : Robert Frank, Walker Evans, Lee Friedlander, Garry Winogrand, puis un peu plus tard Robert Adams et pour le même exercice en couleurs, William Eggleston. Cordialement, S.A. P.S : Ci-joint quelques photographies scannées parmi mes archives noir & blanc.


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De : S. A. 09:30:01 GMT+01:00 Objet : Empreinte


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De : S. A. 11:34:42 GMT+01:00 Objet : Recadrages

Un artiste a volé plusieurs toiles au musée des Beaux-Arts. Au même moment, la police était mobilisée sur la place de la République par une manifestation. Le temps pour l’artiste de scier plusieurs tableaux, de refaire des cadres similaires et de les rapporter sur leurs clous. Quelquefois d’un tableau, il en a fait deux ou même trois. Il a laissé une lettre dans laquelle il justifie ses recadrages de façon très précise. S.A.


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De : S. A. 12:21:12 GMT+01:00 Objet : Miroir

Le négatif d’une photographie que vous vouliez voir est intouchable. J’ai cherché partout, même sous les tapis… Cela me met hors de moi. On voyait ma trombine dans un miroir en train de regarder un œil avec l’autre, avant de mettre des gouttes ophtalmologiques. Je l’avais agrandi à la dimension d’un miroir de salle de bain standard. C’était un moment où je commençais à comprendre l’opportunisme de certaines attitudes de travaux trop rapidement qualifiés de documentaires. Tout ce qui est impersonnel, glacial, systématique ou trop agrandi est considéré aujourd’hui comme un tableau. Certains critiques prennent cette pratique académique comme une garantie. On devrait relire Francis Ponge, retrouver la rage de l’expression, prendre le parti pris des choses. Il reste un document en basse définition de ce miroir. Elle est légendée Mon œil. S.A.


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Madame, Merci pour ce contact et l’invitation à ce vernissage. Profitant d’une panne électrique, je m’éloignais dans le parc. On discernait encore un peu les mots à travers les vitres sombres. Par équilibre de transparences et de reflets, les invités étaient accrochés aux branches avec au loin, un reste de soleil rouge-orangé. On entendait aussi les premières feuilles tomber. Un léger bruissement à chaque fois. Il me semblait avoir déjà vu cela, comme l’ombre d’un souvenir précis entre deux paupières. J’en ai fait un rêve un peu plus tard. Un vieil homme se tenait un peu à l’écart. Une tête très gentille, une silhouette vraiment élégante. Il m’a dit posément : « L’édifice invisible de la psychanalyse s’est construit sur les ruines du langage. » Après un long silence, je lui ai répondu que le seul moyen de réunir les artistes et les spectateurs était de mettre le feu au théâtre, pendant une représentation. Je ne fais pas de théâtre et il n’y avait que des photos. Ce monsieur était sûrement présent dans le vernissage. Une amie a pris le cocktail en vidéo et pourra vérifier. La phrase exacte était : « L’édifice invisible de la psychanalyse s’est construit sur les ruines du temple de l’image. » C’est curieux de retenir par cœur très facilement, sans vraiment le vouloir. S.A.



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De : S. A. 17:58:21 GMT+01:00 Objet : Ballon recadrage


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Madame, Ce matin, le lapin est mort dans l’appartement. Il ne courait plus déjà hier soir. Il ne bougeait presque pas cette nuit. Nous l’avons enveloppé dans une couverture, essayant de le nourrir. Il a bu un peu. Vers 7 heures, nous l’avons allongé devant le radiateur, puis nous l’avons pris dans nos bras. Il est mort. Le monde a disparu à ses yeux. Son inaction depuis deux jours lui donnait un air de rêveur. Il regardait en baissant légèrement les paupières. Puis, il est mort, les yeux mi-clos. L’air de dire, je le savais. Peut-être, il regarde encore la moitié du monde. On soupçonne une nuit abyssale derrière ses paupières bleutées. Il a été longtemps assimilé au sexe féminin. Il portait le nom de « conin ». Coniglio en italien. Comme son cousin le lièvre, Lapin a aussi une image de mâle à la réputation sulfureuse, en raison de sa tendance à une copulation répétée. En peinture, pour cette raison, Lapin apparaît souvent aux côtés de jeunes femmes dénudées… Hantise des marins comme taraudeur de coques, Il a aussi connu les banquets royaux et les tables bourgeoises. Un peu plus tard au XIXe siècle, il remplit les assiettes des prolétaires. Je l’ai laissé emmitouflé dans sa couverture et sa serviette, couché sur un peu de paille et une épaisseur de feutres. Nous l’avons mis dans une petite caisse de bois. Des mots, des herbes, des pétales, puis nous l’avons enterré au-delà du périphérique, loin de Paris, près d’une ferme. Je voulais faire des photographies de ce petit enterrement dans les bois, mais comme je creusais, je n’y ai plus pensé. C’est la première fois que je faisais cette petite besogne. La pelle, le trou légèrement plus grand que la petite caisse. Curieusement, en limite du trou, il y avait une grosse masse de graisse. Le soleil nous réchauffait dans cette belle forêt d’hiver. Je pense à lui depuis le retour. Cette énergie éteinte. Cette chaleur gelée. Ce poids inerte. Comme une photographie. S.A.


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Madame, En prenant le bateau de Toulon, j’ai pu arriver à Rome et visiter le Colisée ce matin, évitant de justesse les blocages provoqués par un discours du bouffon ou buffone en italien (piazza Venezia, devant le Vittoriano.) Entre deux voitures, j’ai eu juste le temps de le voir gesticuler sur fond de grands plâtres restaurés en lifting de stucco marbré, dont on peut voir des répliques dans les jardins des nouveaux pavillons périphériques. Dès le début de la visite, on nous a conduits dans une salle et installés dans des poufs. J’ai échangé mon casque de vespa contre des lunettes vidéo délicatement posées sur nos têtes par une hôtesse américaine, habillée en Cléopâtre. Par ce spectacle permanent, on peut voir des images virtuelles en relief nous montrant des Romains passer toute la journée au Colisée, remplissant les gradins sur 524 m de circonférence. 100 000 personnes assises avec des coussins et des boissons pour assister aux combats des gladiateurs, et à leur mort.


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L’hypogeum, une chambre souterraine, s’ouvre par une trappe sur les cris des spectateurs encore excités par la violence des derniers spectacles sanglants. Les lamentations des uns sont mêlées au plaisir de 100 000 voyeurs, sans compter les 200 touristes regardant comme moi ces images virtuelles, presque vingt siècles plus tard. En comptant bien, un spectacle d’une violence inouïe est vécu dans toute son horreur par 100 200 personnes bien assises. De retour en France en fin d’après-midi, j’ai regardé les informations, puis le grand film du soir baigné dans le sang. Dans un demi-sommeil, j’observais une sorte de grille sous mon radiateur. Il est maintenant une heure et je n’arrive pas à dormir. Je zappe sur toutes les chaînes en filmant des morceaux. J’aimerais vous montrer cette nuit de zapping dont je fais le montage. Peut-être Zapping Night comme légende ? Cordialement, S.A.


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Madame, D’après ce que je comprends, un client lié à la presse vous a demandé que je fasse des portraits de jeunes dans des cités marseillaises. Pour ses journaux j’imagine. Je ne suis pas intéressé par cette idée. Les « jeunes » comme il dit, n’ont pas besoin d’images. Ils sont trop souvent réduits à une image médiatique. Les cités sont complexes et un constat photographique est difficile. De plus, comme vous le savez déjà, j’ai beaucoup de mal à effectuer des portraits. Le mystère face à la reproduction photographique, une certaine naïveté même devant ce miroir magique étaient directement transmis sur les visages photographiés au XIXe et surtout au début du XXe siècle, hors des studios spécialisés. L’ensemble des portraits d’enfants ouvriers de Lewis Hine en est le plus bel exemple. Aujourd’hui, les médias façonnent les comportements, et il est très difficile de sortir de cette pollution normative, sauf par des mises en scène. Certaines compositions du Canadien Jeff Wall sont pertinentes mais presque morbides ou trop parfaites. La seule chose intéressante que j’ai faite dans une cité est un apprentissage de la photo dans le cadre d’une pratique sportive. « Boxe et beaux-arts » en était le projet. À la fin du stage, les jeunes boxeurs-photographes parlaient de proportions, d’équilibres, d’adéquation entre une forme et un sujet, la boxe. Boxe d’abord (geste, rythme, coup, attente), puis image précise de la boxe dans un deuxième temps (temps de


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pose, instantanéité, cadrage, profondeur de champ…). À la fin du stage, je leur ai dit qu’ils pouvaient adapter cette méthode d’analyse dans tous les musées du monde. Ils m’ont dit en riant : « Oh, m’sieur, on est pas des taffioles, on va pas au musée. » Quelques-uns m’ont dit en aparté qu’ils iraient si ce n’était pas si cher. Pour votre client, je vous envoie les seules images que je pense être correctes prises à Lyon. Lointaine, floue, brouillée, voilà la vision photographique la plus juste de la part d’un petit-bourgeois comme moi, venant à court terme pour exposer. Elles masquent volontairement la solidarité et l’humanité invisible que seuls des écrivains lyonnais, habitant peut-être dans ces immeubles, pourraient approcher. Je vous incite vraiment à ne pas répondre à ce personnage. Je m’en souviens, il était habillé tout en noir comme tous ces gens qui s’achètent des panoplies de « culture politiquement correcte ». Cordialement, S.A.

De : S. A. 17:40:21 GMT+01:00 Objet : Maison péri-urbaine – SRU

La loi SRU indique clairement que 20 % des logements doivent être réservés aux personnes en difficulté. Pendant ce temps, il est curieux de voir des débats sur le favoritisme des élus concernant leurs logements. Comme si les questions de cet ordre étaient réellement intéressantes. On pourrait à la limite se demander dans quel type de bâtiment ils habitent. Puisqu’ils nous représentent, ils devraient aussi représenter leur époque. Malheureusement, la standardisation progressive du territoire est en marche. Elle prolifère dans les zones dites périurbaines. Prétention, histoire mal copiée, tromperie sur la marchandise en sont les caractéristiques. Sans urbanisme collectif, l’individualisme est en marche. Plus grave à long terme, il en est la représentation ou la signature politique.


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De : S. A. 17:40:21 GMT+01:00 Objet : Cauchemar climatisé

Deux dessins de Marco Tortorici. Évocation de la perte du grenier et de la cave. On a parlé de rajouter dans cette nouvelle maison périurbaine deux ou trois voitures dans un immense garage, nécessaires à l’absence de tout service public proche. Il cherchait aussi une solution efficace, sans trop surcharger, pour évoquer la climatisation. En été, transformation de la maison en une boîte frigorifiée, surchauffée l’hiver. Enfin l’univers WI-FI des liaisons e-mailiques.


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De : S. A. 17:58:21 GMT+01:00 Objet : Pot de chambre

Madame, Je vous envoie la seule photographie correspondant à cette « manifestation contemporaine »*. Vous le savez, je me méfie souvent des expositions thématiques et vous en conviendrez, c’est un sujet vraiment risqué à traiter en soi. Mais stratégiquement, n’est-il pas préférable que vous validiez ma présence ? Il y a des noms d’artistes très médiatisés. En m’y associant, je serais sans doute plus autonome ensuite. Ci-joint, donc, une photographie prise par mon frère. Je me souviens de ce moment à chaque fois que je retourne sur le pot. Peut-être aussi leur proposer une poésie que j’avais écrite sur un rouleau de papier hygiénique ? Que j’avais déroulé dans la cour de recréation. La maîtresse m’avait bien noté. Le directeur me tira les oreilles, en traitant cette professeur d’art plastique de beatnik complètement déconnectée. Comme si ce que j’avais fait ne valait rien au regard de l’autorité ? S.A. *Je reprends l’expression dans le texte de présentation du commissaire. Comment imaginer une manifestation qui ne soit pas contemporaine ?


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De : S. A. 18:57:22 GMT+01:00 Objet : Œil du cyclone


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De : S. A. 02:40:20 GMT+01:00 Objet : Mounine


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Madame, Je viens de revoir ce monument nommé le Vittoriano à Rome, complexe et presque nécessaire à la compréhension de l’architecture et de l’histoire italienne. Point nodal de trois grandes artères de circulation, le Vittoriano limite la piazza Venezia. Énorme monument funéraire inauguré en 1911, il commémore deux personnes : Vittorio Emanuele II symbolise l’unité italienne et le soldat rappelle l’anonymat de la guerre. Il est aujourd’hui pour le touriste de bon ton et le Romain cultivé, la référence en matière de mauvais goût. Dentier pour ceux qui en parlent ou clavier pour ceux qui écrivent, ce monument mortuaire est devenu le point d’ancrage de la vulgarité. Bouc émissaire du laid, il suffit de lui tourner le dos pour être envahi de valeurs sûres. Rejetant le monstre, on peut se permettre la vraie Rome, la Rome tellement merveilleuse, la Rome éternelle.


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Il faudrait pourtant le regarder, ce monstre. Monumental et grotesque, écrasé par le soleil, en remontant le Corso, son blanc crayeux éblouit. Les enfants plissent les yeux, les adultes remettent leurs lunettes de soleil. Guimauve en fin d’après-midi, tungstène le soir. Toutes les échelles se confondent en lui : coffret à bijoux, podium, gros gâteau, bibelot posé comme un cadeau un peu gênant. Mince dans sa partie supérieure, il devient un écran de cinéma hollywoodien. Sa blancheur reflète toutes les lumières qu’on lui offre : les phares, les néons, les feux d’artifice, les masques cosmétiques, les souliers vernis. Il enregistre une chorégraphie anonyme préparée la journée par les gesticulations nerveuses et baroques du poliziotto qui se trouve au centre de la piazza Venezia. Plus tard, dans le calme, il ne renvoie que la lumière pâle de la lune. Rencontrant cette grosse tombe blanche, les visages des derniers passants s’uniformisent en masques mortuaires. Tout est immobile. Il représente à cette heure le vide, le laid, et la mort. Il rayonne toujours, baigné de cette lumière blafarde, et éclaire ceux qui lui tournent le dos. Cordialement, S.A.

Madame, Au nord de Marseille, un homme natif de l’Estaque, à la fois amusé et gêné, m’a montré sur son mur une reproduction de L’Origine du monde exposée actuellement à Paris, au Grand Palais. Découpée dans son calendrier, légèrement floue. Il me l’a donnée très gentiment, en me disant qu’il en avait une autre, en couleur. Ceci est une peinture de sexe féminin. Une peinture de « moun ou mounine », « contraction de Madona en Italien » m’a-t-il dit, « creux ou calanque en provençal. »


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Sous la reproduction, une citation latine (d’origine grecque ?), « inter faeces et urinam nascimur », déplace la peinture vers ce qu’elle n’est pas seulement. Dommage en effet de ne pas évoquer la correspondance d’une telle vision à une légende aussi sublime : L’Origine du monde. Dilatation d’un temps présent pris par le questionnement de l’origine. Ramenant le sexe de tout le monde à sa propre origine. Associant les lieux du désir et de la naissance. Moderne et démocratique par le choix du sujet : L’Origine du monde est une peinture réaliste comme l’est Un enterrement à Ornans. Des anonymes, l’enterrement de tout le monde, à Ornans ou ailleurs. Ici une peinture clinique : le sexe de toutes les femmes, l’origine de toutes les naissances. Réaliste par nature, allégorie réelle. Baroque aussi par les plis et les replis du corps et des tissus. Par le théâtre inhérent au corps féminin. Dort-elle ? En provoquant – par décadrage – un état de rêverie dans lequel on pourrait avoir ce genre de vision fragmentaire ? Réaliste par essence, étrangement baroque, romantique maintenant : En posant plus de questions à celui ou celle qui regarde, en décalant légèrement son point de vue ? Sur celle qui dort ? Celle qui rêve à toutes les autres origines et possibilités d’autres mondes ? Cordialement, S.A.


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Madame, J’ai vu récemment à Rome une petite église baroque rassemblant des qualités architecturales et urbaines en un seul mouvement. On devrait la regarder aujourd’hui car on a souvent l’impression que les architectes, même lorsqu’ils sont très bons, posent des objets déconnectés de la ville. L’église de Santa Maria della Pace et sa place ont été mises au point par Pietro della Cortona en 1656-1657. Cette place relie trois rues dans un jeu de courbes et de contre-courbes rendant difficile un aperçu général de l’église. Depuis le milieu de la via della Pace, on peut voir la façade, mais en légère dissymétrie. De ce point de vue, par ce petit décalage entre l’axe de la rue et celui du parvis, l’ensemble paraît en phase d’installation. On voit alors un décor de théâtre à la dérive. En s’approchant, le théâtre s’efface et le relief de l’église apparaît. Deux rues plus petites – via dell’Arco della Pace et vicolo della Pace – percent la façade. Par ces coulisses asymétriques, on peut tourner autour d’une architecture qui devient aussi une sculpture. D’une sensation optique de mouvement à l’arrêt, on passe – par une lente approche – à la transformation d’un plan à un volume, d’un tableau à une architecture. C’est en fait une église dont les renflements correspondent à une articulation urbaine. Architecture et urbanisme, théâtre, église, sculpture, connexion : cette structure organique mêle à plusieurs niveaux fonctions et décors. Elle ressemble à un agencement de roches sous-marines et fait écho à l’étymologie portugaise du mot baroque : barroco désigne une perle irrégulière. Santa Maria della Pace en est une rare. Cordialement, S.A.


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De : S. A. 12:35:05 GMT+01:00 Objet : Archives automobiles

Descendre dans des fonds d’archives industrielles est une expérience que nous allons répéter à l’avenir. Dans une entreprise automobile, on voit ici les maladies de peau causées par de mauvaises peintures. Rubrique après rubrique, longeant des albums numérotés, regroupant des prises de vues dont l’accroissement s’est fait de façon organique, et que les conditions de conservation risquent de faire disparaître, nous arrivons au niveau 5 en sous-sol. Dans une salle très humide. Veuillez trouver ci-joint deux épreuves. D’une peau anonyme et collective à la fois. On peut observer différents niveaux de brûlures pour une sémiologie médicale plus efficace. D’abord sous-cutanées, puis progressivement visibles, ces légères différences sont mises en évidence par une mise au carreau. L’anonymat des archives automobiles s’explique par la perte des traces des malades. Et des noms de ceux qui nous permettent d’observer aujourd’hui ces milliers d’épreuves gélatineuses. Quelquefois des blouses, des voix, des loupes : – Je voudrais celle-ci s’il vous plaît ? – Non, ça ne sera pas possible. – Les moisissures sur le négatif, sans doute. Ou autre chose ? Des couloirs, des portes numérotées, les mêmes longueurs l’étage en dessous, des escaliers, des étagères, des numéros de négatifs, des grilles, des numéros d’épreuves. Avec l’humidité, des mains et des têtes s’abîment. Du travail, des habits, des chaussures, des blouses disparaissent. Des corps s’évanouissent. Histoires profondes et silencieuses. Dans des caves et des galeries mal éclairées.



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De : S. A. 14:52:36 GMT+01:00 Objet : Pluie

En descendant en ville le matin, je m’arrête souvent pour regarder une vache sous la pluie. Abstraction des tâches noir et blanc. Coulures noires et blanches. Puis en bas, au feu rouge, les immeubles changent suivant le battement des essuie-glaces. Tous les discours sur la représentation, abstraite ou figurative, suivant le rythme de ce va-et-vient, deviennent limpides.

De : S. A. 16:08:54 GMT+01:00 Objet : Le style sur terre battue

En regardant la finale de tennis à la télévision, je me suis dit qu’une interrogation sur le style artistique pouvait passer par le tennis, tellement démocratisé depuis une trentaine d’années. Plus exactement par le tennis joué sur terre battue… La lenteur inhérente à cette surface permet des ajustements, une exactitude singulière. Malheureusement, les surfaces en quick ou synthétique ne donnent pas le temps nécessaire à cette justesse. La vitesse favorise au contraire une certaine standardisation. Au moins deux des quatre finalistes à Roland Garros cette année sont les représentants de cette adéquation entre élégance et efficacité. Dans les années 80, au moment du remplacement des raquettes en bois, la diversité des façons de jouer était très large : Connors, Tanner, Gerulaitis,


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Vilas, Borg, McEnroe, en étaient les acteurs singuliers. Des gestes orthogonaux et plats, une espèce de renaissance minimaliste pour les uns. Baroque faussement négligé pour les autres. Justine Henin et Roger Federer se nourrissent de leurs aînés. Ils alternent en effet leurs façons de jouer avec des rebonds de balle variant en permanence, confondant leurs adversaires par cette alternance imprévisible et déstabilisante. Rafael Nadal est proche de l’animal. Lorsqu’il gagne trop facilement, il écrase totalement. Il veut vaincre de façon maladive. Il ne s’amuse plus. Lorsque l’autre est abattu, il continue à l’asphyxier. Par contre, lorsque son adversaire fragilise sa mécanique, les limites extrêmes de son jeu sont proches d’une certaine folie, une folie géniale. Son œil se réfugie dans la balle, captant des informations comme par bluetooth, sentant le moindre effet, anticipant la moindre lourdeur de celle qui ne demande rien, cette balle idiote. Balle restant idiote s’il n’y a pas celui qui, comme sur n’importe quelle surface artistique, la transforme, l’anime. Comme son adversaire Federer, encore plus hallucinant lorsqu’il peut répondre à sa propre folie. C’était incroyablement beau. J’en avais la chair – pardonnez-moi, c’est artistiquement incorrect de vibrer pour du sport – comme une terre battue ou rebattue. Et l’on pensait aux anciens fous, à Gerulaitis, à Vilas, à McEnroe surtout, balayant la balle, la coupant, la liftant jusqu’à épuisement.


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De : S. A. 13:22:66 GMT+01:00 Objet : De la rue de l’Abbaye au style international

Merci de m’avoir sollicité pour la commande photographique concernant la tour Montparnasse. Elle a des proportions très justes avec la rue de Rennes. Lentement, partant de Saint-Germain-des-Prés, quand on remonte la rue, on observe la tour d’un trottoir à l’autre, essayant d’oublier les magasins de vêtements, de bijoux et autres cosmétiques. Traçant dans la foule affairée, on peut observer le positionnement de cette verticale masquant le point de fuite de la rue en perspective. En effet, la largeur de la tour est proche de celle de la rue, la prolongeant sur la verticale tout en déstabilisant ses lignes de fuite horizontales. Cette faille échancrée, longue, rectiligne, est comme le rappel en creux de celle qui la limite et la prolonge. De la gare, au travers des baies vitrées, la tour est très proche et fait oublier ce qu’il y a derrière elle. Les quelques placardages publicitaires pourraient masquer le village du baron Haussmann. Même lui, le baron, semble perché sur une toute petite échelle. Des fenêtres d’escaliers de service entourant la tour, on a une impression d’ascension vertigineuse. Par son isolement, elle est comme un ovni ou une sculpture contemporaine posée sur un vieux plateau. Cette rupture permet d’observer le patrimoine qui l’entoure. Une modernité permettant de mieux regarder son patrimoine, n’était-ce pas la plus belle définition d’un mot aussi vilain ? La nuit est incroyable autour d’elle. Deux fines lignes rouges soulignent une bande noire, verticale et silencieuse. Un spectre dans le bleu sombre d’une nuit parisienne. S’endormant dans les plis d’un canapé, on pense aux nuances romantiques des visions difficilement modernes de Whistler. Par temps de brouillard, sans limites visibles, elle est infinie. Sous la pluie en fin d’après-midi, elle est un rectangle gris parfaitement homogène. En permanence, de loin comme de près, on pense surtout à Barnett Newman, à ses tableaux et à ses dessins (Now II de 1967, Notes XI de 1968…). Sa sculpture Here III en acier datant de 1966 pourrait en être la maquette, merveilleuse anticipation des proportions de notre édifice construit entre 1969 et 1972. Sinon, la tour Montparnasse a 209 m de hauteur, 32 m de large. Elle a un poids de 120 000 tonnes, elle a 112 000 m2 de surface sur 58 étages. La profondeur des fondations est de 70 m. Très cordialement, S.A.



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De : S. A. 06:38:14 GMT+01:00 Objet : Archives ENS • Microbiologie • Jeux dans les cités


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Madame, En allant faire pipi l’autre jour, regardant la banalité de l’urinoir accroché devant moi, je me suis dit que les gens sont vraiment injustes avec Marcel DUCHAMP. Certains artistes parlent encore de lui comme d’un provocateur. Critique idiote envers celui qui induisait aussi dans la désignation de cet urinoir un lien entre dessin et industrie. Ce qui est très proche des idées du Bauhaus en Allemagne, à la même époque. Encore dernièrement, 93 ans après, des responsables de la maison des artistes ont réduit ce ready-made à une supercherie. Ne parlons pas de Pinoncelli qui casse régulièrement les quelques fountains restantes. Sans penser que, s’il arrive à tous les éliminer, on ne pourra plus le remouler. On fera pipi définitivement sur les urinoirs branchés des designers high-tech. Cordialement, S.A.


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De : S. A. 17:09:20 GMT+01:00 Objet : FILM JLG SOCIALISME

VOUS POUVEZ TAPER SUR GOOGLE POUR OBSERVER UNE DES VERSIONS INTERNET DU FILM JLG SOCIALISME / JLG / FILM ANNONCES FILM ANNONCE 24’ 6’’ 16/9 Avec CATHERINE TANVIER ANCIENNE JOUEUSE DE TENNIS. ON A L’IMPRESSION QUE LE MONTAGE ET LE TOURNAGE SE FONT EN MÊME TEMPS. DES RAPPROCHEMENTS QUI EN DISENT LONG OU QUI VONT SANS DIRE. LES VITESSES DU FILM ENTRE RALENTI, ACCÉLÉRÉ, MOTS ACCÉLÉRÉS ou RALENTIS, PAUSE, ARRÊT SUR IMAGE VOLONTAIRE OU INVOLONTAIRE SUIVANT LE TÉLÉCHARGEMENT… C’EST L’HISTOIRE D’UN BATEAU IVRE (LE COSTA CONCORDIA ?) AVEC DES MACHINES À SOUS DÉMOCRATIQUE ET TRAGIQUE TANT LES SALAUDS SONT SINCÈRES. TOURISME IDIOT ET FINANCE SANS TERRITOIRE. « NOUS SOMMES DES MORTS EN PERMISSION. » « NOUS TRAVAILLONS DANS LA NUIT. » DES PHRASES DES MOTS DES LÉGENDES. SLOW MOTS ÉPONGE EMPREINTE ÇA OU SA.

De : S. A. 17:09:20 GMT+01:00 Objet : Ruines américaines

Vu, sans croire mes yeux, des ruines américaines, reste des deux Twin Towers. L’étroite bande de ciel, séparant les tours jumelles et touchant terre, est ramenée aujourd’hui au Ground Zero. Cet interstice immense était l’amorce d’un moulage


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de l’ensemble des vides de New York. Il me rappelait les photographies de gratte-ciel de Stieglitz, que l’on peut retourner facilement, comme une clef, en ayant l’impression de tenir leur négatif entre les mains. Fatigués par la foule et les sirènes policières, nous sommes rentrés chez un bouquiniste. Les piles de livres rappelaient la ville juste derrière la porte. Au fond, des géants longeaient des couloirs de mots. Devant deux piles équivalentes, élégantes et minces, on pouvait revoir et tourner au-dessus des Twin Towers. J’essayais de les rapprocher avec le pied, pour être plus proche d’un souvenir déjà fragile. En me demandant s’il est incorrect de penser formellement à celles que les attentats du 11 ont fait disparaître ? À bien y réfléchir, pas forcément. Surtout pour rappeler le contexte de leurs constructions au début des années soixante-dix… En effet, pour la première fois à Manhattan, le mimétisme de ces deux tours allait rendre impossible leur comparaison en terme technique et quantitatif. Une similitude démocratique. Pour la première fois, elle et son double annulaient la folie d’une compétition sans limite. Le peintre Barnett Newman aurait sans doute regardé ce vide entre elles, que seule l’imagination peut reconstruire. Aujourd’hui, il serait sans doute atterré devant le nouveau projet « déconstructiviste », incluant le Ground Zero. Provocation de luxe remplaçant la sobriété minimale des Twin towers, kitsch bourré de symboles, moralisme en high-tech anguleux… Esthétisation gratuite et dangereuse ? Ce nouvel édifice, s’il ressemble à sa maquette, déjà prétentieuse, risque d’aller à l’encontre de ses intentions initiales. Une pensée architecturale non formaliste ne pourrait-elle pas être la base d’une démocratie moins arrogante ? Cordialement S.A. P.S. : Face à ces questions vertigineuses, nous avons pris la rue de Broadway, longue rue sinueuse, traversant toute la ville en diagonale, pour voir les sculptures de Richard Serra exposées au Musée d’art moderne.


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De : S. A. 08:40:24 GMT+01:00 Objet : Premier pas sur la lune

Dans l’avion vers l’Amérique du Nord, entre trois films et des publicités incluses dans leurs scénarios, une personne assise à côté de moi regardait, sur son portable extra-plat, des images du premier pas sur la lune. Sur l’une d’elles que je viens de retrouver et que je voulais vous montrer, on voit juste la chaussure d’un bon 43 se retirer de sa propre empreinte. « Cette vue est distante aujourd’hui de 384 403 km, un peu moins peut-être puisque nous volons à trois mille mètres » me précisa-t-il. Empreinte très marquée d’une lourde botte, due sans doute aussi au poids, sur une seule jambe, du cosmonaute et de sa panoplie. Véritable coffrage d’une semelle presque archaïque.


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Puis cette même personne, pourtant très calme lorsqu’elle parlait chiffres, a commencé à s’agiter : « Comment imaginer ça ? Cette première rencontre avec la Lune aurait pu dessiner un logo commercial, le logo d’une marque inscrit sous la semelle », a-t-elle rajouté, en me regardant, avec un fort accent français. Poursuivant, sanglée sur son siège « Christie, vous imaginez un logo sur la lune, comme seule trace humaine. Aujourd’hui ces fumiers auraient pu le faire. Heureusement, sur cette photo prise en 69, scannée en JPEG, on pourrait presque sentir comme une odeur de chaussette. Et ça, ça les gêne qu’un cosmonaute puisse sentir des pieds, comme tout le monde. » L’hôtesse de l’air s’est inclinée vers lui en souriant, pour lui demander de fermer son portable et de dormir un peu. On rattrapait la nuit et le voyage était encore long. Des couvertures. Silence total. Seule la lumière blafarde de la lune nous éclairait par le hublot. Quelques minutes plus tard, avec une petite voix diffuse et nasillarde, quelqu’un a dit par-derrière : « On devrait interdire l’avion aux fous. Qu’en plus, avec son portable, il risquait de brouiller les circuits internes de l’appareil ».


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Madame, Nous allons commencer avec différents centres d’art publics et privés une recherche sur les photographies prises dans les années 1970. Ces images, souvent en couleur, ont du mal à être rangées ou considérées comme des archives. La valorisation des images photographiques a suivi la chronologie des techniques utilisées : le noir et blanc avant la couleur. La couleur est toujours associée au présent, à l’actualité. Trente ou quarante années ne suffisent pas à ranger ces images colorées dans l’aura de notre mémoire lointaine… De plus, elles correspondent aux bouleversements de mai 68 et à l’hyperactivité économique des années Pompidou. On produit, on travaille, on part en vacances. Après la pilule, avant le sida. Quand on vit, on n’a pas trop le temps de se regarder vivre. De nouveaux appareils japonais beaucoup plus légers permettent de fixer cette société en mutation : les banlieues, l’électroménager, les voitures, les papiers peints, les vacances, les pique-niques, les terrains vagues, les maisons individuelles. Trente ans plus tard, des archives bien réelles nous montrent un monde légèrement décoloré en pleine transformation. Cordialement, S.A.


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De : S. A. 10:45:32 GMT+01:00 Objet : Caravage

Très tôt nous sommes partis sur la plage d’Ostie. Bains, tennis pong, volley, bains, jusqu’à épuisement, en nous endormant à l’ombre d’un pin à l’écorce brune et rouge, se crevassant par endroits en grandes plaques grises. La pénombre de la maison, les cigales encore tard, le linge à étendre, le bassin, les films d’Antonioni que vous avez laissés, la musique de Steve Reich… Tout cela va disparaître dans une semaine. En repassant des moments de notre journée sur l’écran de la caméra, je pense sans trop l’exprimer à Pasolini assassiné brutalement dans une nuit d’hiver en 1975, sous les traces de nos jeux de touristes. Vais vous envoyer ce que j’essaie d’écrire sur Caravage et Borromini au risque de répéter ce que l’on a déjà dit sur eux, peut-être aussi une façon de l’éviter. Je retourne tous les jours à la chapelle Contarelli pour observer, filmer et photographier la Vocation de saint Mathieu, nourrissant pièce après pièce une tirelire et un tronc fort gourmand pour éclairer les trois tableaux de ce triptyque. La vision est trop brève et l’on replonge très rapidement dans l’obscurité. Souvent à court de monnaie, j’attends les visiteurs suivants pour déclencher ce spot. Une lumière crue, placée au-dessus des tableaux, enveloppe en même temps les touristes et les personnages peints. Dans un même théâtre. Érotisme troublant entre réalité et peinture réaliste. Structure encore florentine, main déjà baroque.


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De : S. A. 09:00:32 GMT+01:00 Objet : Antoine Benard Nioré

J’aimerais vous présenter un ami peintre qui observe les singes depuis presque 20 ans. Souvent en noir et blanc, d’une grande simplicité, il a la touche de ceux qu’il regarde : Cézanne et Jasper Johns… Au début était la peinture. Gestes, pattes, poils de pinceaux étaient pris dans la matière picturale noire, grise ou blanche. C’était la guerre, une lutte liée au commencement. Le singe est apparu encore englué dans ce chaos. Il s’est débarrassé progressivement de cette lourdeur picturale et de ses attributs artistiques pour devenir présentable, et se montrer hors de l’atelier. Il fréquente aujourd’hui la galerie ou voyage dans des paysages photographiques. Qu’il soit au garde-à-vous, au repos, angoissé, médusé, ou romantique, il reste toujours égal à lui-même pour contempler son spectateur, son égal, son frère. Cordialement, S.A.


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De : S. A. 08:40:24 GMT+01:00 Objet : Chez le dentiste

Un dentiste m’a demandé de serrer la mâchoire dans une sorte de spatule bourrée de pâte à la fraise. Au bout de quelques secondes, cela a donné un instantané en creux, le négatif du volume de la bouche en quelque sorte. Fermant les yeux, cela m’a fait penser à la relative épaisseur de l’empreinte photographique dans la gélatine d’argent. Ces images déjà archaïques sont remplacées aujourd’hui par des fichiers JPEG, une information binaire. O ou 1. Le fichier RAW. J’essayais de lui dire, sans vraiment pouvoir l’ouvrir, qu’il faudrait se servir du numérique, plus économique, pour observer notre quotidien commun de façon plus collective. En urbanisme, on pourrait utiliser cette même pâte à modeler pour effectuer une empreinte de la ville. Cela donnerait aux politiques une possibilité d’observer les vides des espaces publics, et de libérer la parole démocratique.


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De : S. A. 12:25:30 GMT+01:00 Objet : Pont de Normandie

Je vois défiler souvent entre Le Havre et Honfleur deux mâts et harpes au loin, en fait les pylônes et haubans du pont de Normandie. Sculpture musicale se redoublant et se prolongeant symétriquement dans mon rétroviseur. Machine à voir le ciel que je retrouve en rentrant, éclairée cette fois-ci par la lumière du large. Spectacle permanent des variations du temps, le pont de Normandie nous permet d’aller voir très vite l’église Sainte Catherine de Honfleur, le vieux bassin, merveille de proportion puis revenir le soir regarder la silhouette du Havre reconstruit par Auguste Perret, le Volcan d’Oscar Niemeyer, à la forme d’une cheminée de paquebot tout près du bassin de Vauban. Perret, Niemeyer, Vauban, trois noms d’architectes, surtout urbanistes de trois villes nouvelles : Neuf Brisach (1699), Le Havre (1945), Brasilia (1960). Le tableau de Courbet que vous voulez voir Vague, par temps d’orage, (89,5 × 134,5 cm) est au Musée Malraux (architecture conseillée par Jean Prouvé), lieu d’observation idéal de l’entrée du port, par une grande vitre rectangulaire (proche en proportion du vitrage dans la salle des embarquements de ferries) devant laquelle je reste des heures au moment des tempêtes.


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De : S. A. 13:08:11 GMT+01:00 Objet : Dessins d’architecture

Si vous n’avez pas le temps de rester le soir, nous déjeunerons avec un ami Rémi Kerfridin à la Petite Brocante, merveilleux restaurant dans lequel gentillesse et cuisine sont placées au même niveau d’importance. Nous avons un projet au Havre avec lui, qui a déjà effectué une série de dessins divulguée par la presse locale sur l’architecture de la reconstruction à Toulon. Le choix de ses points de vue, la simplicité et la précision du trait lui permettent de revenir à l’origine même du projet de l’architecte. Différencier l’architecture contemporaine est au moins aussi important que de différencier l’art contemporain. La mauvaise réputation de Toulon après sa destruction pendant la guerre et l’amalgame autour de l’habitat collectif a provoqué un état d’aveuglement lourd de conséquences pour l’état de notre urbanisme aujourd’hui. Ci-joint une banque de l’architecte Alfred Henry à Toulon.


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De : S. A. 09:10:20 GMT+01:00 Objet : La page du patient

Par beau temps, un malade m’a confié que, tous les jours, il attendait le soleil dans sa chambre vers 10h du matin. « Je sens lentement la chaleur derrière la vitre et je regarde la beauté de ma bouteille de perfusion, renversant la montagne au loin, en me laissant éblouir, ouvrant et fermant les yeux alternativement, observant les brillances autour de mes paupières et cône lumineux vers mes sourcils, les quelques poussières encore présentes dans un endroit si aseptisé, la chaleur plus intense sur l’arcade et la joue gauche. Cette chaleur sur ma peau me redonne de l’énergie. » Il peut lire et écrire ensuite pendant une heure. Tous les matins, espérer le soleil, puis l’après-midi la visite de son fils, qui lui apporte de temps en temps une bouteille de très bon vin avec un morceau d’andouillette grillée. Et leurs archives photographiques qu’ils regardent ensemble. Tous les jours, il écrit une page ou deux sur des sujets très variés, ses souvenirs, ce qu’il voit à l’hôpital. Il reprend de temps en temps l’après midi un même verre de vin lorsque le soleil est passé de l’autre côté, entre chien et loup, sachant que son fils garde en mémoire le dernier niveau, avant de s’endormir en regardant les « bêtises à la télévision »… Malgré ma fatigue, je pense à ce que j’ai écrit la journée, le plaisir de rectifier le lendemain, de corriger des détails, de revenir sur une impression trop rapidement écrite, tout en la sauvegardant. Par exemple décrire exactement comment la montagne renversée arrive lentement à l’intérieur de ma bouteille. Comment exactement mes Bonjour Madame, comment allez-vous ? Comment exactement les échanges de Bonjour et Bonsoir. Comment exactement le plaisir progressif des effets du suppositoire de théophiline butobarbital calmant mes douleurs. Comment exactement Comment allez-vous ? des autres à moi, comment exactement Comment allez-vous ? de moi aux autres, comment le plus exactement possible certains silences, pas exactement les mêmes, ceux des autres, les miens, comment exactement les regards si différents associés à ces silences. Et puis très tôt, le lendemain, ça recommence, mais jamais tout à fait pareil. Bonjour Madame. »


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De : S. A. 09:27:30 GMT+01:00 Objet : Photographies sur l’hystérie

Le terme d’hystérie vient du mot grec hystera proposé par le médecin Hippocrate, signifiant utérus. La maladie était donc à cette époque intimement liée à cet organe féminin. D’après cette croyance, lorsqu’il demeure stérile et sec trop longtemps, entre la puberté et la ménopause, l’utérus devient inquiet et cherche de l’humidité plus haut, s’avançant à travers le corps, en gênant la respiration de la patiente, provoquant de grandes souffrances et toutes espèces de maladies. Au Moyen Âge, les hystériques (folles, sorcières, etc.) étaient considérées comme possédées par le diable et souvent brûlées. En 1632, à Loudun, la supérieure d’un couvent d’Ursulines, mère Jeanne des Anges et les autres religieuses affirmèrent avoir été ensorcelées par le curé Urbain GRANDIER (curieusement à la fois très bel homme, favorable aux protestants et hostile à Richelieu). Pourtant innocent, il fut torturé et brûlé vif après un témoignage hystérique de l’une des sœurs l’accusant nominativement. Cette célèbre affaire donne une idée de la peur que suscitait chez ces femmes leur propre sexualité. Le professeur CHARCOT observe cette maladie à la fin du siècle dernier. Il rentre dans la salle où la patiente l’attend dans une relation fantasmée, en réagissant vivement, quelquefois se découvrant à la seule vue d’une blouse blanche et des symboles liés à l’autorité médicale. Le professeur calme la patiente hystérique et déclenche une hypnose à ce momentlà : « Vous respirez profondément, tranquillement, tous vos muscles se détendent, vos paupières sont lourdes, vous les fermez, vous sentez une agréable sensation de lourdeur vous envahir, vous êtes merveilleusement bien, vous glissez lentement, irrésistiblement dans un sommeil réparateur ». Les sujets hystériques sont hypnotisables, et bientôt la réciproque s’impose : ces sujets hypnotisables peuvent sur commande devenir hystériques. Les conditions de la grande crise décrites par Monsieur le professeur étaient réunies avec tour à tour, sous son autorité : syncopes, épilepsies, contorsions, regards révulsés, tétanies, extases puis états seconds, somnolents, amnésiques, puis vénérations, visions et réminiscences que le photographe Albert LONDE pouvait fixer « scientifiquement pour permettre au médecin de prouver le bienfait de son action ». En regardant bien ces photographies, je vois une patiente qui essaie de se cacher, extrêmement énervée, l’air de se moquer du pouvoir, tirant la langue à ceux qui l’observent. Trente ans plus tôt, Flaubert écrivait Madame Bovary.


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De : S. A. 01:03:00 GMT+01:00 Objet : Radiographies trouvées. Ancienne maternité.

Nous avons trouvé deux radiographies anonymes d’un enfant, de face et de profil, dans le couloir de l’ancienne maternité en fin de déménagement. Radiographie anonyme, de nous tous. Il est notre enfant, notre père, nous-mêmes. Notre ami, notre frère. Aucune date ne figurant sur ce document, la fragilité de ce petit être est en fait celle de l’humanité tout entière.


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De : S. A. 01:03:00 GMT+01:00 Cc : Brodeur, Chateauminois, Corbier, Degermann, Fornier, Henry, Ponselle, Ribes, Sauzay.

Chaque été, les réminiscences lointaines procurées par les lieux que nous fréquentions enfants reviennent. Les mêmes rochers, les mêmes arbres, le même lentisque, le micocoulier. Un monde clos comme le jardin. Essences infinies comme les voyages. Blanc des glaçons dans le rosé, rosé du verre entourant le cube blanc, transparent en périphérie. Apaisement des graviers mouillés par l’arrosage, gris aloès et terre de Sienne, bleu gris des tissus usés, des motifs irréguliers, des feuilles et des branches. Visions multiples des yeux mi-clos durant la sieste, mêlant eucalyptus et inconscient. Brutalement, comme un deuil en pleines vacances, viennent les premières pluies d’été, quelque chose comme un évanouissement, une discrète disparition réveillée par des rêves et les lignes. Les chaussures, le manteau, le grand Paris. Un autre gris. Lieux emmêlés grâce à l’écriture, absences sans remède, comme un effacement.


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Madame, J’aimerais revoir Alain Bashung à qui j’avais envoyé juste avant sa mort cette petite prose en bleu ciel :

Nous enfilons nos bottes Nous marchons sur la route Entrées de Sorties de villes Des voitures Des automobiles Des bagnoles Des Tuyo Tout du long Nous regardons Des maisons posées Sans grenier ni cave 4 chiens, 4 voitures, 4 grillages Des chiens méchants Des 4X4, énormes Des thuyas en plastique Nous regardons du crépi saumoné Des Terrasses en nougat Pomme C Des colonnes greco Des Gâteaux romains Pomme V

Nous marchons Sur la route Regardons Les maisons posées Sans cave ni grenier MERZ MON FUFU Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Est-ce qu’il y a quelqu’une ? Personne Les chiens aboient La route Plus de maçon Les alarmes Suzanne Avec un z comme crêpe Suzette Saumone Sur son nougat blanchâtre Restent sans bouger UN PETIT PAS DE DANSE SUR LE NOUGAYORK ? Nous tussons

Nous repensons à la bonne odeur du béton encore mouillé

Ça pouille le numérique Les freebox et Wifi


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ÇA POUILLE LE NUMÉRIQUE LES RÉSIDENTS, LES ÉLECTEURS SONT PRÊTS POUR LES BOUFFONS

Un petit mur saumon Des talons sans terre Sur un petit nougat Un portail sucré

Nous marchons Nous regardons Les maisons posées Sans mystère ni mémoire

NOUS TUSSONS ENSEMBLE

4X4 sur nougat Garages en entrée Roses lubriques PVC roulant Tuiles saumon Sur son lit de Nougat ALLEZ SUZANNE UN PETIT PAS DE DANSE SUR LE NOUGAYORK ? BONJOUR SALAMALEKOUM BONJOUR MADAME NOUS AIMERIONS FAIRE UN PETIT PAS DE DANSE SUR VOTRE NOUGAYORK Plus loin Une ferme, Un maçon Un sourire Erri De Luca Brûlure et apaisement Odeur mélangée Ciment encore mouillé Mains écaillées de ciment gris

Merz de Merz Pas de café, pas de boulange Moelleux est le rythmus, le rutmus Il n’y a plus de ryhmus, il n’y a plus de rutmus VRAIMENT BOULIF Saperlipopette Fripouille Merz de merz MERZ de MERZ TUYO PVC Thuya Nougat Gâteaux Saumone Grosse dada 4X4 Sur la route Les maisons posées Sans cave ni grenier Culture du Dimanche C’est ouvert POUR UN DOCUMENT Sans mystère ni mémoire On tusse

Et puis ça recommence Voitures, Clôtures, Chiens Les mêmes, pas tout à fait Lisses

Puis soudain Un paysage ondoyant et mousssu Un personnage de dos avec une canne


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Qui regarde au loin Un petit tableau Immense QUE C’EST BEAU Mais non Merzzzz, une petite balle blanche un golf Un personnage de dos Un golfeur MERZZ de MERZZZ Nous nous souvenons des amis Sur le banc, sous l’arbre Nous nous souvenons d’un coin de rue Nous nous souvenons d’une palissade Plus loin BARNAOUD MONDIAL CARPET BUTU CASINUS JOSPORT MIMOUTH Encore un peu plus loin Jaune et bleu Un cycliste Un crédit Un rôti de porc Trois euros Fuck the context hurle Rem Khoolhass pour mettre les compteurs à zéro


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De : S. A. 16:46:13 GMT+01:00 Objet : Légendes

J’ai bien reçu toutes les images que vous avez puisées dans l’atlas et j’ai cherché les légendes si vraiment il y a nécessité, sans en être certain, en faisant correspondre avec les numéros des fichiers tiff que vous m’avez transmis.

5. LES OISEAUX ONT CHAUD 7. YEUX VITREUX – LAPIN MORT 9. ARCHITECTURE D’ŒUFS 10. MASQUE D’OISEAU CREUX 18. PHOTOGRAPHIE COMPLÈTEMENT CONNE 20. ÂNE EN DÉPRESSION 25. BALLON légèrement dégonflé 29. READY-MADE DE BON GOÛT 30. LE RÉAC SE REBELLE 31. SCALPEL OU PLUME 32. CRÂNE D’OEUFS 33. SLIP ÉLECTRIQUE OU PIPISTOP 48. PHOTOGRAPHIE DE TRÈS BON GOÛT 50. PLIANT DE VOYAGE 51. DRONE


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52. COCHONS POST-MODERNES 57. MOISISSURE 58. HORRIBLE CHOSE 59. PLUIE 62. LE CIEL VU DE LA TERRE 66. BULLES 67. TRUELLE DE MAÇON 69. LA TERRE VUE DE LA TERRE 71. FLOUTER OU NE PAS FLOUTER 72. FAUCONS SI MAL NOMMÉS 75. RÉMINISCENCE AU RALENTI 76. PAYSAGE AUX CITRONS 77. SOUVENIRS DU MEXIQUE 91. PEINTURE DE LA VIE COURANTE 92. BOULIF 96. FONTAINE 97. JOURNAL D’UN MONDE EN CONSTRUCTION 99. NOUGAYORK 100. COMPOSITION SELON LES LOIS DU HASARD 103. MUR DE LA HONTE 108. JARDIN ENSOLEILLÉ


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109. IMAGE VIRTUELLE 145. AUCUNE PHOTO NE PEUT RENDRE LA BEAUTÉ DE CE DÉCOR 146. LES DANSEURS ONT APPRÉCIÉ LA BEAUTÉ DU PARQUET 147. L’HOMME A ATTRAPÉ CE BROCHET APRÈS 20’ DE COMBAT 149. MOULES EN PLÂTRE 151. LE CROISEMENT DE LA RUE DELAGE ET DE LA RUE DES NOYERS 153. LA ROUTE VÉHICULE L’URBANISATION 154. RÉTROVISEUR en œil de poisson 155. SOULIERS vernis D’UN PSYCHANALYSTE 156. SALÉ AUX LENTILLES 159. MUR AVEUGLE 160. POMMES DE TERRE RISSOLÉES

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lIVRE TACHE DE CAFÉ


MOUSTIQUE MORT

HERBES SÉCHÉES

PLUIE


BALLON

POUSSIÈRE


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De : S. A. 02:40:20 GMT+01:00 Objet : Captures d’écrans / video stills

Ci-joints quelques video stills, captures d’écran transformées en photographies de petites tailles, à partir d’enregistrements numériques. Le ralenti permet d’isoler ces fragments en revenant sur des séquences filmées. Visions intuitives et inconscientes, souvent difficiles à discerner. Petits tableaux entre deux riens, entre deux trames. Vie entre inertie et continuité, comme une toupie, prête à déraper au moindre aléa.


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De : S. A. 02:40:20 GMT+01:00 Objet : Recadrages Prose optique

Le goût de démultiplier l’unicité du tirage, et d’en fouiller les reflets ou les détails, provoque une seconde vision dépassant quelquefois les limites du cadrage initial. Montrer le théâtre des manipulations ne va à l’encontre ni de l’intuition, ni d’une volonté descriptive. Tricoter, assembler, découper, fragmenter…


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De : S. A. 02:40:20 GMT+01:00 Objet : Atlas

Atlas, musée imaginaire, archives familiales ou industrielles, photos hier et aujourd’hui, captures d’écrans de télévision, citations historiques sous forme de vignettes, détails... Ensemble des images regardées, utilisées, latentes, l’atlas devient un potentiel illimité d’associations et d’échanges. Vous ne m’en voudrez pas, nous sommes obligés d’en rendre floues quelquesunes, pour pouvoir les montrer tout de même, mais peu importe, ça les rend quelquefois plus intéressantes. Les images cachées par un masque noir (ou retirées, en blanc dans la grille de montage) sont celles qui posent des problèmes de divulgation*. Cordialement S.A. * Il faut savoir aussi que l’on doit quelquefois payer des droits à une star – architecte décrétant que « son » bâtiment lui « appartient visuellement » ; que la privatisation des lieux publics rétrécit les possibilités de points de vue du photographe flâneur ; qu’un maire peut contrôler la représentation de sa ville pour des ambitions touristiques. Notre monde devient un immense champ marketing, où tout est COM, comme si une succession d’intérêts privés et contigus pouvait nous apprendre à regarder ensemble. Idéalement nos lieux communs, en continuité.


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On parle à l’envi de notre monde comme d’un monde d’image ou d’images. Soit. Mais si nous prenions alors l’expression à la lettre ? Que gagnerait-on à y aller voir de plus près ? C’est une des entreprises auxquelles nous convie le travail de Stanislas Amand. Aller y voir de plus près non pas pour savoir ce que les images sont, ont été ou devraient être, mais pour les questionner, œuvrer avec – ou contre, tout contre –, pour jouer de l’hétérogène, armés des vertus de l’étonnement. Un étonnement qui n’hésiterait pas à malmener les distinctions et à brouiller les géographies établies, aux longues et complexes généalogies. Géographies qui érigent ici des différences irréductibles entre image et langage, postulent là des écarts insurmontables entre art et vie quotidienne, voire affirment des contradictions supposées intrinsèques entre arts appliqués et Grand Art, sinon des incompatibilités entre esthétique et connaissance, art et politique, art et documentation. Cette entreprise de déstabilisation est à l’œuvre dans la diversité et la disposition même de son travail : multiplication des liens entre l’image et la forme écrite avec les Lettres, redistribution des places entre l’image prise dans sa singularité et le déploiement induit par la forme livre ou celle de la Maquette, déplacement des typologies modernistes de l’image entre une forme de fixité liée à la photographie et la saisie des images prises dans le flux du film numérique avec les Video stills provenant de ses propres vidéos, et enfin télescopages dans le grand maelström de l’Atlas. L’un des premiers lieux et moyens de cet étonnement passe par les frottements de l’écrit et de l’image présents dans les lettres mais traversant aussi tout son travail actuel. En effet, depuis quelques années, Stanislas Amand, qui jusqu’alors avait centré son travail sur la photographie, a montré, lors de chacune de ses expositions, la maquette à chaque fois renouvelée mais à la structure stable d’un livre « en construction ». Nouant textes et images, ses maquettes successives étaient toujours composées d’un ensemble de lettres et de mails adressés à une « galeriste », avec la question de la représentation en leur centre. Œuvre ou document, art ou théorie, ces maquettes entretenaient manifestement, non sans malice, un doute concernant leur statut, parfois ambivalent, souvent indécidable. Elles ne visaient pas explicitement une quelconque publication ( jamais réellement évoquée, toujours en suspens) mais constituaient en quelque sorte une ligne de fuite, un point d’horizon, sans objectif concret ni calendrier. Un objet esthétique et un outil spéculatif en soi.


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En une douzaine d’expositions, dont une virtuelle, Correspondances obliques que l’on a pu voir sur le site VITE VU de la Société française de photographie, Stanislas Amand a ainsi élaboré autant de maquettes de ce livre toujours « à venir ». Jouant des proportions des lettres suivant les lieux, entre pages et murs, articulant de multiples variations entre la maquette ramassée et les lettres en grand format, toujours en regard de ses autres travaux, ses combinaisons travaillaient ici la valeur visuelle des lettres, infléchissaient là le rythme de lecture… On a ainsi pu voir de grandes bâches tournées vers l’extérieur du centre d’art Le Rectangle à Lyon en 2006, des photocopies agrandies affichées sur les murs et les vitrines de la galerie La Traverse à Marseille en 2007, de grands tirages couleur dans les couloirs et les travées de l’École normale supérieure de Lyon en septembre 2008. Travail d’exposition qu’il poursuit en 2010 notamment dans les Hôpitaux universitaires de Genève, qui joue à chaque fois des porosités entre correspondance privée et réception collective. L’œuvre a ainsi cheminé, évolué mais en gardant toujours un cap, celui de questionner les images, et toujours un principe, rester un travail ouvert en perpétuel devenir, tel un chantier, en « construction ». Voici désormais le livre. Aboutissement ? Pas vraiment car il ne constituait pas l’horizon de ce projet. Point final ? Pas plus car ce travail autour des modes d’exposition et de réception des images, Stanislas Amand le poursuit. Une simple étape ? Pas seulement. Peut-être faut-il y voir un moment nécessaire pour rassembler le matériel accumulé au fil des expositions, et l’opportunité de revenir sur les textes produits, de procéder à des choix, d’expérimenter d’autres articulations 1. Le livre garde un impératif inchangé : maintenir l’idée et le modus operandi de la construction, de l’inachèvement. Ce que souligne la publication dans ce même livre, à la suite des Lettres, d’une proposition inédite de ce qu’il nomme son Atlas, ensemble in progress constitué d’images et pensé comme un réservoir, constamment nourri et enrichi, auquel il adjoint une série de légendes imaginaires. A émergé alors ce livre, qui ne relève pas exactement du catalogue monographique mais qui passe par le détour de l’expérimentation, adoptant délibérément les allures « du lieu commun d’un recueil de correspondances » et ne craignant pas la forme ouverte du journal de travail. Cette forme spécifique prolonge un projet sans fin prévisible voire proprement interminable. D’une exposition à l’autre les différentes versions de la maquette se sont succédé, autorisant repentirs, reprises, modifications, ajustements, allerset-retours. Mouvement dont on aura ici un seul état, le dernier en date (comme lors de chaque exposition), mais aussi ouvert qu’il se peut. Comment réinsuffler 1. À ce corpus de lettres, pivot et centre de gravité des expositions, étaient associés d’autres travaux de Stanislas Amand : des captures d’écran de ses films vidéo (video stills), des œuvres photographiques de grand format à l’autonomie revendiquée, des images issues de ses propres archives ou d’autres provenant de fonds divers (publics, privés, industriels ou familiaux).


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ici la fragilité de cet état provisoire, instable sinon justement en ouvrant à la (re) lecture, processus au cœur de ce travail ? Par l’idée d’un fil continu qui, la reliure aidant, joue des enchaînements, de l’alternance recto verso, des confrontations sur la double page, où lettres, livre et « maquette en construction » se confondent, par absorption mutuelle… Mais, à la différence de la maquette déployée dans l’espace, que l’on peut saisir d’un seul regard et qui induit certains rapprochements, le livre en appelle à nos habitudes de lecture et à notre mémoire de lecteur. Si les Lettres valent bien sûr pour elles-mêmes, elles s’inscrivent aussi dans le corpus, lacunaire, de la correspondance, tels des documents d’archive dont on aurait perdu le contexte exact. Un ensemble donné avec une chronologie absente (cette « correspondance » peut donc à bon droit être abordée par n’importe lequel de ses fragments), faussement flottant, qui est le fruit d’un montage précis, aux enchaînements ajustés au plus près. Soit une galeriste, imaginaire, on l’aura vite saisi, et quelque peu idéalisée d’ailleurs car les questions pratiques et matérielles, qui sont une des lois du genre, sont absentes de cette correspondance. De même, du milieu de l’art, ses anecdotes, on apprendra peu, même si le texte, adresse privée entre l’auteur des lettres et leur destinataire, use parfois de clichés et de fausses confidences. Exit également les situations à clef où il s’agit de reconnaître un tel ou une telle. Lieux, personnes et situations sont précis mais restent à dessein indéfinis. Par l’entremise de cette figure de fiction, une femme galeriste, s’instaure une mise à distance qui tient pour part du jeu de séduction. C’est une invite à un dialogue ouvrant d’autres espaces que ne le ferait un échange avec un alter ego ou que ne l’offrirait un soliloque méditatif ou introspectif. En outre, les éventuelles réponses de la correspondante étant omises, Stanislas Amand crée un court-circuit dans le flux même des échanges. Cet artifice permet d’appuyer les renvois à un ici et maintenant esthétique, politique, social (tout lecteur reconnaîtra ici ou là aisément quelque écho à des événements contemporains) ne refusant pas la virulence du grotesque et ne cédant en rien à l’enthousiasme d’un pur plaisir scopique. Ses textes, nourris des sujets les plus divers, sont traversés d’obsessions insistantes (l’œil, l’espace urbain…) et empruntent les tons les plus divers (intimiste, didactique, irrité…) bref toute une palette que le genre épistolaire autorise. Variations de rythme, d’humeur à l’humour parfois grinçant qui dessinent un portrait en creux mais insaisissable de leur auteur, construisant peu à peu un « je » où il se dédouble en un épistolier imaginaire et rejoint l’univers fictionnel de cette correspondance et de la galeriste. D’un mouvement allègre et stimulant, il croise genres, usages et univers esthétiques, frotte les unes aux autres l’histoire de l’art, la photographie (de presse,


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documentaire ou scientifique), l’architecture et l’urbanisme (du Colisée à la loi SRU)… D’une lettre à l’autre, sont convoqués la série télévisuelle Max la menace, une analytique du regard nourrie d’une description de la physiologie du caméléon, L’Origine du monde de Courbet, le mode d’habitat périurbain… Télescopages où sont convoqués des objets quotidiens (récurrence de l’éponge, de la voiture, de la maison…), la photographie de famille (s’y confondent les siennes et celles de proches ou d’anonymes), l’imaginaire animalier, mais aussi des gestes du sport, le photo-roman, l’univers médiatique et ses effets de mode… Documentant, archivant, de déplacements en détournements, Stanislas Amand procède à des rapprochements des plus inattendus sinon incongrus, qu’il risque un parallèle entre la boxe et la photographie ou, en un raccourci fulgurant, nous mène du kitsch des nains de jardin aux vestiges de Pompéi. Ainsi la toute première lettre, consacrée à cet « objet» multiple, complexe, invisible à force d’être vu, la façade, espace entre-deux « appartenant autant, insiste-t-il, à son propriétaire qu’à ceux qui la regardent », concentré générique de ses questionnements de prédilection, offre une ouverture emblématique sinon programmatique de la correspondance. Stanislas Amand, observateur précis, aborde ainsi le monde par le détail et en détail. Ce travail exigeant est le fruit d’un arpentage inlassable et d’une attention minutieuse envers nos environnements banals et familiers, nos lieux communs. Il pointe les contradictions, les failles, les zones d’indécision, nous faisant partager ses questionnements, reprenant à son compte l’attitude des Moralistes, lignée initiée par Montaigne, poursuivie plus près de nous par Adorno, par l’attention qu’il porte aux lieux, gestes et images, connus et reconnus ou apparemment triviaux et anodins. Loin de toute approche thématique, nous voilà ballottés d’un imaginaire à l’autre, d’une discipline à l’autre, malmenés dans nos habitudes et nos catégories, sollicités par l’acuité d’un regard sur le qui-vive, toujours prompt à rebondir, à interroger. Réflexion et praxis sont tournées principalement vers les images, toutes les images, sur leurs pouvoirs poétiques, grâce ou malgré les contingences de leur production et de leur émergence. Regarder les images avec les images : nous voici conviés et associés à une de ses activités favorites. Entreprise que Stanislas Amand mène hors de toute naïveté béate, ou de son pendant positiviste qui viserait l’explicitation d’un message unique ou le décryptage d’un supposé sens caché. Ce serait se méprendre sur son travail, même si la question pédagogique traverse tout ce projet. Ce faisant Stanislas Amand s’inscrit dans une double filiation, paradoxale. Il poursuit certaines approches en partie inspirées par une forme d’iconoclasme, telles que celles initiées dès la fin des années soixante par une génération d’artistes alors qualifiés de postconceptuels, artistes pour le moins circonspects sur les usages de l’image (qu’elles soient médiatiques, artistiques…) et qui utilisaient alors la photo ou la vidéo comme cible et comme moyen. Son travail semble prendre acte de cette


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prévention, voire de cette hostilité manifeste envers les images et leur puissance de séduction (réelle ou fantasmée) et fait sienne l’utilisation de l’image comme outil de sa propre critique. Cette mise à distance s’articule avec un regard attentif à nos vies, à nos productions et à leurs représentations, hommage discret à Walker Evans comme à William Eggleston, au « style documentaire » du premier comme à leur attention à tous deux envers l’art vernaculaire : une attitude qui répond chez Stanislas Amand au désir de produire des images. Car il ne s’agit pas d’y renoncer, même si les photographies qu’il présente (celles qu’il collecte comme les siennes) semblent être contenues, comme l’on dit de quelque chose qui pourrait déborder : par l’écrit avec les lettres, par l’accumulation dans son Atlas, par la forme-livre 2. Cette prise de recul critique envers les images semble même être la condition première à une invite pour continuer de les regarder et d’en faire, malgré tout. Et, conséquence décisive, sans renoncer, bien au contraire, à l’hypothèse de leur beauté même si certaines lettres prennent parfois un ton ironique, désabusé voire très didactique (faut-il rappeler que Stanislas Amand par son activité d’enseignant ne cesse de se confronter aux images et aux regards des autres, de s’y frotter ?). Cela passe par son appropriation des images (photographiques ou autres) afin de (ré)apprendre à les voir. Visée critique et dévoilement de leur puissance poétique, de leur beauté immanente. Restitution de leur part d’énigme, du « fond des images » selon la belle formule de Jean-Luc Nancy, d’un fond sans fond. Cela relève plus d’une méthode que d’un contenu préalable, plus d’une ouverture sur un possible que de l’affirmation d’un sens définitif. Il l’expérimente aussi dans les glissements de forme, comme avec ses Video stills, issus de ses propres vidéos. Video stills qui renvoient à sa fascination pour la toupie, qui souligne-t-il, « en révolution sur ellemême, arbore un mouvement paradoxal, en inertie dynamique, évitant jusqu’au point limite de tomber et de s’arrêter. Comme une photographie. » Glissements et retournements qui se manifestent dans la manière délibérée et pleinement assumée d’utiliser ses propres photographies (les plus anciennes datent de la fin des années quatre-vingt) et de les combiner, soit entre elles, critique ainsi envers lui-même, soit avec d’autres images, ce qui était déjà en germe dans ce qu’il a nommé des associations, travaux qui ont précédé ses lettres au milieu des années 2000. Ce qui déterminera l’intitulé même de la Maquette d’un livre en construction 3. Le flottement, l’indétermination et l’ambivalence sont inscrits au cœur des images que Stan Amand produit ou sélectionne et trouvent leur prolongement dans son travail précis de l’écriture. Sous leur candeur apparente, de doubles sens en chausse-trappes, d’allusions en jeux de mots latents, ses textes sapent l’évidence 2. Dans ce même esprit de mise à distance critique, Stanislas Amand a envisagé un temps utiliser le support papier peint comme mode possible de reprise de ses images. 3. Numérotées, ces associations se présentaient comme les fragments d’une série ouverte au devenir, manifestant une volonté de maintenir des espaces ouverts à la reprise, avec l’idée d’un chantier toujours en cours.


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narrative, la détournent et nous mènent sur d’autres terrains, aux soubassements moins stables qu’il n’y paraît. Comme ses photographies, en subtil équilibre sur le socle d’un réel documenté, naviguant entre une situation générique et une déstabilisation par ce qui fait le débord de l’image, les textes creusent un espace labile, mouvant. D’ailleurs dans ses lettres, entre les photographies qu’il a prises et ses textes critiques, il serait souvent vain de chercher à savoir lequel des deux a suscité l’autre tant ils semblent intrinsèquement liés. Certaines d’entre elles sont même à envisager comme on pourrait imaginer une sorte d’hyper-légende, boursouflée (voir la lettre sur le Vittoriano à Rome), une légende qui aurait débordé de ses espaces habituels, une légende qui aurait pris ses aises. Inversement ne pourrait-on envisager certaines images comme des « sur-illustrations » ? Un texte réduit au strict minimum, l’image occupant parfois la fonction attendue du commentaire, telle la photographie de cette vitrine passée au blanc d’Espagne, enchâssant transparence et opacité du cadre et du regard, surface et illusion, dans un geste pictural expressif. Ou inversement selon un usage propre à la conception moderniste, l’image affirme sa part d’énigme, d’opacité irréductible, ce que l’on refuse à l’illustration dans son principe même, devant rester sage et fidèle au propos qu’on lui demande de servir. Peut-être est-ce là une des forces principales de ce travail : nous déposséder des clés de lecture. Partir de l’existant, tout étant virtuellement document, et proposer un mode du regard. Sans opposer l’idée d’un photographe qui se réduirait à une fonction de surface enregistreuse, « plaque sensible », et la figure de l’artiste comme porteur d’un regard singulier. Se met en place un protocole de regard, d’attitudes qui se méfient de tout caractère absolu ou définitif. Un exercice vivifiant sur les images en tant que fabrique d’image. Il s’agit d’apprivoiser, révéler, dévoiler, construire, dans un mouvement romantique qui certes se sert de fragments mais ne veut pas renoncer à une possible complétude et plénitude des images pour autant. Ouvrir un hiatus entre texte et image, et d’un même geste créer des réseaux sous-jacents. Cette voie est ouverte par la liste de légendes potentielles qui devient une véritable matrice à images mentales, tel un pendant de l’Atlas. Sous les dehors assez oulipiens, il s’agit comme dans la rhétorique antique de faire naître une image dans l’esprit du lecteur. Relecture amusée et brouillée de l’Ut pictura pœsis des Classiques qui appelaient à faire de la peinture une poésie muette ? Signal à tout le moins que textes et images sont intimement liés dans un processus de génération réciproque. Sauf qu’ici l’image est délibérément indécise et livrée au doute, n’appelant ni une illustration ni un exercice d’ekphrasis inversé mais un jeu d’invention évoquant un objet improbable et indéfinissable. Et paradoxe supplémentaire, Stanislas Amand n’en continue cependant pas moins d’insister sur cette prise sur le réel en mettant l’accent sur la prééminence de la capacité d’enregistrement de la photographie. Cela caractérise ses travaux dits documentaires, qui questionnent les attendus et interrogent l’image produite en tant qu’objet d’archive, donc comme artefact.


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Cette part d’indétermination des images – ce déplacement des significations, leur « dés-assignation » – est mue par un principe de découverte et de savoir qui se retrouve au cœur de son Atlas, composé de toutes sortes d’images. Singulières ou appartenant à notre univers commun et collectées dans le corpus d’images étudiées en l’histoire de l’art, provenant de fonds d’archives industrielles ou privées telles ces archives dites années soixante-dix (avec lesquelles chacun peut se construire une autobiographie imaginaire et imaginée), collectionnées, achetées, empruntées, produites par lui-même, orphelines et glanées sur Internet, loin des feux médiatiques, stills provenant de classiques du cinéma ou de nanars… tout cela constitue un ensemble disparate, multiple et ouvert qui se rapproche du carnet de travail et éloigne de l’espace plus restreint de l’album intime ou personnel. Multiple et hétéroclite, cet ensemble est continuellement repris, reconfiguré devenant Atlas. Ouvertement hétérogène dans les formes comme dans ses sujets iconographiques, il s’organise en de multiples classements (historiques, thématiques, iconographiques…) qui reprennent ou contredisent d’autres classements explorés ailleurs, les uns n’excluant ni n’invalidant les autres. Passant indifféremment d’une série de photographies de sport à un ensemble de vues de motos, d’un Holbein à une vue météorologique ou à un détail d’architecture, cet Atlas constitue autant un outil pour l’artiste qu’une invite à une mise en branle pour celui qui l’étudie dans les connexions multiples qu’il suscite. Dans une entreprise à rapprocher de l’Atlas Mnémosyne de l’historien d’art Aby Warburg 4, ou du non moins fameux Atlas de Gerhard Richter 5, Stanislas Amand s’intéresse à l’image au-delà de l’art. Comme Warburg, Amand redistribue continuellement les images, afin d’y déceler des porosités troublantes, et produit un ensemble qui, différence déterminante avec ses prédécesseurs, a sa propre valeur en soi et pour une part se constitue comme sa propre fin esthétique. Celui de Stanislas Amand relie la subjectivité d’une collection, le systématisme d’un ensemble archivé et les atours et la précision de la démonstration de l’historien. Il permet à chacun de s’approprier les images en une pluralité ouverte, principe et matrice de sa (notre) propre subjectivation. Et de construire à partir de cette foison d’images-signes, devenues bon gré mal gré de pures surfaces flottantes ou à la dérive, sa propre géographie, affranchie du calcul et de ses usages normatifs, une géographie qui, telle la chorographie des Grecs de l’Antiquité invoquée par Ptolémée, préfère les qualités aux quantités.

4. Élaboré à partir de 1924 et laissé inachevé à sa mort en 1929, il se composait de planches de reproductions photographiques d’œuvres visuelles pour en saisir les liens souterrains à travers les formes, les usages et à travers le temps. C’est probablement le premier projet de ce genre par son systématisme et son ampleur. 5. Gerhard Richter accumule depuis 1961-1962 du matériel visuel, images collectées ou fruit d’expériences photographiques et formelles qu’il classe le plus souvent thématiquement, et dont la vocation initiale et première est le devenir-peinture.


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Les Lettres signalent comme l’Atlas une position esthétique affirmée. À commencer par le choix de formats. En effet, la réduction et la confrontation des images sont pour Stanislas Amand une réponse à l’emphase, au jeu formel des photographies se réclamant d’une approche (sinon d’un style) documentaire et d’une forme de tableau photographique, initiées dans les années quatre-vingt, pertinentes alors, mais devenues depuis, précise-t-il, « un académisme », une doxa. Articulation entre approche documentaire et forme tableau dont il a pu être proche un temps, et dont certaines de ses photographies portent encore la trace assumée. Ce travail sur les images, par l’hétérogénéité des sources – archives privées ou institutionnelles, images à visée scientifique ou médiatique – produit un décentrement. Il s’agit moins de défaire les hiérarchies que de déjouer l’habituelle ligne de partage entre l’œuvre de l’art – certes intouchable mais devenue accessible en tant qu’elle est une image – et les usages multiples des images quelles qu’elles soient, entre l’œuvre d’art, sa part documentaire et toute production. Stanislas Amand, d’un même geste poétique et critique, crée les conditions d’un regard partageable bâti sur un terreau collectif, geste qui en retour peut faire communauté par le travail de redistribution du matériau archivé. Il permet de documenter par l’œuvre et, inversement, de travailler la part esthétique des documents sans en faire de purs objets esthétiques. Projet utopique ? Pour ce faire, Stanislas Amand commente, sélectionne, découpe, confronte. Cette convocation des images des autres vise à regarder les étincelles produites. Travail de relecture des images pour ce qu’elles portent, qui permet d’en extraire une charge potentielle en proposant où en induisant un mode de lecture inattendu. Pour le dire vite, en inventer le sens (par une configuration autre), en révéler une part latente. Il travaille autant la singularité d’un geste (œuvre d’art) que des lieux communs (du photo-roman jusqu’au nain de jardin). Une attitude qui emprunte à l’époque le mode de l’éclatement, de la fragmentation et qui prend acte du monde de surface(s) dans lequel nous évoluons, un monde sans profondeur, un des traits de notre postmodernité. Une attitude affirmant cependant la possibilité d’une réappropriation qui puisse être un véritable réenchantement, notion romantique s’il en est. Par ce geste, Stanislas Amand nous projette dans un réseau de questionnements que peut recéler a priori toute image ou tout objet, quelle qu’en soit l’intention initiale, l’origine et les usages qui ont présidé à son élaboration. Regards que peuvent engager un historien, un anthropologue ou un enquêteur : autant de rôles qu’endosse Stanislas Amand par son art consommé du braconnage et de la métis des Grecs, qualités louées par Michel de Certeau qui rappelait que tout lecteur est aussi un producteur. Les images dans leur diversité deviennent un vaste champ d’investigation. Par cette esthétique proche du collage (surtout dans les Lettres) et du montage (continuité suggérée par l’Atlas), l’on accède à des images qui renvoient


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indifféremment à des lettres présentes dans le livre ou, espace spéculatif, en appellent à d’autres qui sont à imaginer. De fait l’Atlas est à considérer comme à la fois le prolongement et l’autre face de l’atelier de l’artiste, la première étant le monde tel que l’aborde Stanislas Amand par le geste de photographier. Deux niveaux s’imbriquent alors, celui des images « déjà-là », ready-made, à re-envisager sous un jour nouveau et de celles qu’il fabrique directement lui-même sans relâche par ses photographies, lors de moments privés comme au détour de commandes ou au fil de ses déambulations et dérives urbaines, véritable manière d’être au monde chez lui. Prise de vue et collecte se rejoignent et constituent bien les deux versants d’une même activité, celle d’un flâneur, voire du chiffonnier, tel que l’a défini Walter Benjamin, s’intéressant aux rebuts comme au « non vu ». Flâner, déambuler, surfer sur la toile, passer de la façade architecturale à l’écran, arpenter ces espaces entre-deux ni totalement privés ni pleinement publics, comme il le signale par sa réflexion sur la façade, objet allégorique emblématique de son approche, tout cela procède d’un même geste. La diversité des sources devient alors un moteur, et en ne refusant aucun type d’images, disponible à la trouvaille, Stanislas Amand rappelle non pas que toutes les images se valent mais que certaines, d’où qu’elles proviennent – ce que nous a appris la modernité – peuvent devenir un matériau riche à qui sait les voir à neuf. Atlas, Lettres et Mails portent en eux un principe revendiqué de non-maîtrise, d’incomplétude. Mouvements et échanges d’intensité sont sus-cités et amorcés par l’Atlas, ce qu’à leur manière engagent les Lettres et les Mails en articulant texte et image. L’Atlas précisément permet de laisser les hypothèses ouvertes, incitant à toujours reprendre et considérer ce qu’il offre, à l’inscrire dans une iconologie généralisée, une iconologie où le sens de l’image est autant à dévoiler qu’à construire, à élaborer (iconologie donc à envisager plus à l’aune de Mitchell que de Panofksy). Les hiérarchies sont bouleversées, il n’y alors plus de haut ni de bas mais un regard esthétique/analytique qui fait surgir, décloisonne, déplace, bouscule les disciplines et les catégories… Myriade de résonances dont l’onde se propage et dont le résultat reste imprévisible. Cela peut conduire à une lettre, née dans un système de choc, d’échos (et de correspondance ?) où tous les chemins sont (a priori du moins) possibles, élevant le principe du chantier comme système. Ce qui nécessite une forme d’autonomisation, au moins partielle, de chacune des lettres entre elles, ce qu’autorise l’absence de référence précise. Une distance renforcée par la mise en avant des images comme vignettes dans l’Atlas et de la grille comme étant son principe structurant (répétition potentiellement sans limites), chacun de ces modes excluant de fait toute attitude fétichiste que pourrait susciter la présence de l’original en tant qu’objet supposé intact. Cette autonomie est exacerbée par des formats variables dus à son seul arbitraire, guidé


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par le souci de marquer des zones d’intensité, de susciter des agencements. Stanislas Amand opère deux opérations ici complémentaires : déterritorialiser les images retenues puis les charger d’un potentiel d’art et d’esthétique insoupçonné par ce déplacement. Cela a pour effet de les rendre « étrangères », de nous les livrer non plus de face mais de biais et en profondeur. De la maquette au livre, des lettres à l’Atlas, il s’agit pour Stanislas Amand de trouver la bonne distance, entre l’émerveillement provoqué par une trouvaille et le désir de construire un regard commun possible avec des éléments assemblés qui concourent alors à créer ce que l’on pourrait appeler une sorte d’outil poétique. Balançant entre la précision du regard scrutateur de l’entomologiste et une forme d’attention flottante propre à la rêverie, Stanislas Amand ne cesse d’interroger la possibilité d’un regard sur le monde dans ses formes. Un travail qui interroge et conteste en partie l’opposition attendue entre la figure de l’artiste attaché à l’autonomie de son œuvre, et celle du travailleur soumis, contraint, producteur anonyme répondant à une commande banale. Une opposition qui traverse pour une part la pratique de Stanislas Amand, qu’il ne cherche pas à résoudre, maintenant une schize assumée, développant une forme de dialectique toujours en mouvement. Ce qui pose les conditions d’un regard toujours à (re)construire, inlassablement, obstinément… et joyeusement. Les images, produites ou collectées, sont ainsi placées au centre d’une utopie et d’une politique du regard où les rigueurs du débat comme le plaisir de la discussion esthétique reprendraient leurs droits. En un partage du sensible qui passe par un partage du visible.


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K REGARDE LÀ DEVANT, DANS LE RÉTROVISEUR / Franck de Montleau

Avant de regarder ses photos, avant de prendre connaissance de son travail, j’ai rencontré Stanislas Amand dans la circonstance de la perte de quelque chose qui m’était très cher, quelque fût mon ambivalence à son endroit. Ce n’est sans doute pas pour rien qu’au moment d’écrire ces lignes, l’ombre de cette perte resurgit sans que l’angoisse de naguère l’accompagne. Le travail de Stanislas est passé par là. À la tentation mélancolique qui déploie son charme trouble, il ne succombe pas. L’inclination pour ce qui a disparu ou est en imminence de disparaître est pourtant bien réelle : par l’image, il contemple, devant lui, ce qui bientôt ne sera plus. Au point limite de cette disparition, il instaure un ralentissement, dilatant le présent photographique par un imaginaire imprégné de vie courante et de détails quotidiens. La particularité de cette approche oscillant entre mouvement et suspens s’apparente, pour reprendre le titre de l’un des livres de Michel de Certeau, à une invention du quotidien, à un réenchantement.


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REGARDE LÀ DEVANT, DANS LE RÉTROVISEUR / FRANCK DE MONTLEAU

Chez Stanislas Amand, les propositions esthétiques vont naître de la conscience aiguë de la précarité et de la fragilité du monde. Elles se ressourcent dans une perte ressentie comme irrémédiable. Paradoxalement, l’intensité de l’engagement engendre des documents poétiques, pouvant apparaître, surtout aujourd’hui, comme ouverts au politique. Du vide qui étreint, il fait un creux, une empreinte, une épaisseur. Il lui donne une intensité. Cette mutation, je le sais, ne s’effectue pas dans le silence glacé de l’opérateur sûr de son fait, mais dans un mouvement de colère ou d’enthousiasme qui rarement se suspend. Mais ne nous y trompons pas : dans cette correspondance à une galeriste imaginée, et pourtant bien réelle, Stanislas ne décolère pas contre les faiseurs de goût, le conformisme ambiant, les maisons sans cave ni grenier, l’urbanisme qui se déglingue sur l’autel de l’individualisme, ou mille autres choses encore. De la conscience aiguë de ces inévitables pertes naît cette révolte, qui se nourrit et se transforme en une incroyable vitalité. Oui, ce qui me touche dans la ligne tendue de ce travail, où se répondent textes et photos, c’est de voir opérer la féconde confusion du monde, celle qui aiguise le regard et met en branle une réflexion sur ce qui paraît fragile et incertain, ignoré ou méprisé. En témoigne la juxtaposition plus sensible que démonstrative des textes et des images. Scènes tremblées dans un reflet, mouvement à travers un écran translucide, tumulte de nains de jardin puisant une force nouvelle dans leur rassemblement fixé par la photographie, rebut visqueux des négatifs du polaroid promis à la poubelle : nulle volonté paranoïaque de redresser les torts de l’oubli, de l’exclusion ou de la déconsidération, mais une attention exigeante pour la sommation des petits détails, du futile, de ce qui ne retient habituellement pas le regard car nous ne savons plus regarder. En y réfléchissant bien, l’anodin, les détails pensés dans un contexte plus vaste, loin des leçons, des messages, du marché culturel supposent un engagement par une présence discrète. Cette position implique une vigilance particulièrement active, une vigilance sur la représentation qui ne désarme pas. L’image en abyme de rétroviseurs apparaissant dans cet ouvrage est à cet égard remarquable. Elle donne aux conducteurs que nous sommes les moyens d’une visibilité large, avec un rappel en continu, derrière soi, de ce que l’on vient de vivre devant soi. Mais n’en est-il pas de même, au fond, de toute inscription mnésique dans le fonctionnement cognitif ? Regarder le rétroviseur renvoie à un acte d’une portée plus habituelle, plus proche d’un lieu commun que le fait de se retourner pour regarder derrière soi, ce que Stanislas, à ce qu’il me semble, essaie de ne jamais faire. La littérature fourmille d’exemples du déplacement métaphorique à l’œuvre dans le thème du miroir. L’espace physique se transforme alors en un espace temporel qui présente la particularité d’être cadré en continu. Dans cette continuité et dans l’une des lettres intitulée « Rétroviseur nord-américain », S. A.


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REGARDE LÀ DEVANT, DANS LE RÉTROVISEUR / FRANCK DE MONTLEAU

évoque une inscription sur la plaque d’immatriculation d’un véhicule canadien énonçant : « je me souviens », sans que l’objet de cette remémoration ne soit précisé. Dans cette correspondance, le rétroviseur de cette même voiture parle à son tour. Il y est écrit en guise d’avertissement et d’appel à la prudence : « objects in mirror are closer than they appear », que l’on pourrait interpréter et traduire par un « méfie-toi du miroir ». D’autres photographies aux surfaces transparentes nous convient à une certaine mobilité psychique. Ainsi en est-il de la description ralentie d’un plongeon instantané dans la surface d’un lac, miroir de la nature, image disparue puis retrouvée dans le calme d’une transparence réfractée et d’un lent retour vers la surface. Ou bien encore cet essuie-glace qui dans son va-et-vient nous fait osciller, sans parti pris, entre représentation abstraite et figurative. Une inscription à la peinture sur l’asphalte « SLOW », incitation au ralentissement, vue d’une voiture, puis encore, renversée, dans le rétroviseur, se mue ainsi par un jeu de symétrie en « MOTS ». [ -SLOW]. Images-mots. Ralentir, osciller, jouer, réfléchir. Dans un projet de correspondance, Stanislas décrit la toupie qui apparaît et disparaît sous la commode, évoquant la relativité et l’aléa des phénomènes visibles. « Je me souviens et regarde encore et encore la trajectoire, pris dans l’attente du retour de la toupie. Aléatoire, pas tout à fait la même. Sa danse en révolution permanente réapparaît là ou on ne l’attend pas forcément. J’entends encore le rire des enfants accompagnant cette surprise renouvelée. Suivant sa tangente et les porosités du sol : les détails, les petits riens, la poussière, projettent sa pointe sensible dans une autre direction, à la moindre variation, risquant une chute imprévisible sous la commode. Ou une sortie imprévue. Entre la commode et le siège, vers le divan. Loin du calme de notre bonne vieille terre, elle tourne et tourne sur elle-même, autocentrée, ridiculement pressée, équilibrée par son inertie. Tout ça paraît un peu grotesque. Puis elle ralentit, vacille, jusqu’au moment où, comme si elle avait heurté les limites du temps, consciente d’une petite catastrophe planétaire, elle sort de son axe, bascule sur le côté, et s’arrête comme une chose inerte ». Apparition, disparition. Mouvement, ralentissement et suspens. S. A. observe comme on regarde dans un rêve l’ombre d’un souvenir précis. L’hypertrophie de détails trouvant leur place dans un monde infini fait penser à l’univers d’un jardin tout à la fois clos et ouvert sur l’extérieur. Étonnamment, c’est ce même jardin que l’on retrouve lors de ses voyages, même lointains. Dans une approche descriptive et documentaire, une élégance nostalgique se déploie, nourrie de détails récurrents, de réminiscences communes et singulières.


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Si l’ensemble de l’activité de S. A. ne peut être réduite à un travail sur la mémoire, elle fonctionne comme la mémoire. L’image d’un train en marche rendrait bien compte de ce processus, à condition que fassent défaut les informations sur la gare de départ ou celle d’arrivée. Travail d’associations imagées et littéraires, ponctuées de ralentissements et de stations intermédiaires dans une étendue infinie. De fait, la mémoire n’emprunte jamais la voie la plus directe : ralentissements, bifurcation, paysages, voies latérales, tunnels, sommeil, rêves, aiguillages, traversées, aller-retours, nouveau départs. Ce travail dont les fragments sont à l’infini réactualisés par le monde extérieur, s’appuie paradoxalement, en filigrane, sur une trame personnelle dont quelques fils directeurs apparaissent ici et là. Stanislas Amand invite à se poser des questions collectives et à les adapter à une situation individuelle. Il crée les conditions qui permettent de se mettre dans la peau de l’autre, le lecteur, la galeriste, son voisin. La variété des points de vue auxquels il nous convie de la sorte nous fait réfléchir collectivement à ce qui nous échappe, à nos angles aveugles. Le fonctionnement de cette correspondance s’appuie sur une écriture quelquefois candide mais aussi plus complexe qu’il n’y paraît : en incluant à la fois une mémoire collective et une identification du lecteur à la galeriste, il favorise le surgissement de nouvelles combinaisons qui se mêlent aux siennes. Pour cela, Stanislas Amand prend le soin de ne pas trop en dire sur sa destinataire dont les contours suffisamment flous autorisent à toutes les identifications et projections. Ce dispositif nous fait comprendre la fragilité de ce que l’on voit, de ce dont on se souvient, qui n’est pas uniquement ce que l’on a vécu, qui n’est en fait pas toujours ce dont on se souvient, mais plutôt comment on s’en souvient, comment on le vit au moment où on regarde. Il parvient ainsi à décaler ce même lecteur de son propre point de vue. Il l’incite à se défaire des définitions par trop manichéennes, opposant subjectivité et objectivité. Au cours d’une conversation récente, Stanislas me livra un trait autobiographique qui ne fut pas sans importance à ce sujet. Marquée par un asthme sévère, son enfance fut émaillée par la répétition de crises plus ou moins résistantes aux médications usuelles. Leur survenue s’accompagnait d’une subjectivation hypertrophiée qui faisait s’estomper les contours de la réalité extérieure. De tels accès mobilisaient l’angoisse de l’entourage qui s’ajoutait au malaise respiratoire durant l’attente de l’effet des médicaments. Le retour au calme permettait alors une ré-objectivation et la reprise d’une conscience de l’environnement. Passage vécu très consciemment entre subjectivité et objectivité. Plus intéressant encore, la présence de l’allergène n’était pas l’unique condition du déclenchement de ces crises : la vision de la poussière à la télévision, par réaction pavlovienne, pouvait avoir un effet identique. Il en résultait vis-à-vis de l’image une attitude empreinte de méfiance. Mais en même temps, la nécessité du repérage des situations à risque


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REGARDE LÀ DEVANT, DANS LE RÉTROVISEUR / FRANCK DE MONTLEAU

à travers des détails comme le pollen, les poussières, certaines textures – condition à l’anticipation des crises et la mise en œuvre des mesures de protection – a certainement contribué à développer, aiguiser et valoriser l’action même de regarder. Précision du regard anticipateur, méfiance vis-à-vis des images trompeuses, conscience des conditions très précises de l’angle d’incidence de celui qui regarde : sans méconnaître la complexité des mécanismes à l’œuvre dans le développement et l’orientation des fonctions perceptives, on peut saisir là l’essence d’une donnée importante pour approcher la sensibilité stratégique de Stanislas Amand. Cette vigilance exacerbée qui fut initialement condition du maintien de l’intégrité physique a fait le lit d’une autre forme d’intégrité, celle dont témoigne une position éthique qui infiltre son activité artistique. Les Lettres à une galeriste sont à cet égard parfaitement paradigmatiques car cette position éthique trouve ici à s’accomplir, et c’est le parti pris de Stanislas, dans une exposition de soi, dans les différents sens du terme, et avec la mise en danger qu’implique une prise de parole. Parole libre, désentravée des modes, des engouements aussi puissants que volatiles, ou autres objets culturellement corrects. Par-delà la production photographique, les écrits ici rassemblés témoignent précisément de cet engagement. Le ton que d’aucuns pourraient trouver outré, voire provocateur, est au service de cette volonté de ne pas participer aux faux-semblants qui anesthésient, à la duperie générale et, pire, à la duperie de soi-même. C’est de cette position éthique que je voulais parler, celle qui consiste non pas à adhérer ou faire sienne une position morale, mais celle qui reconnaît l’importance première de vouloir savoir quelque chose de ce qui fonde nos décisions, régit nos actes et nous fait assumer nos désirs. L’absence de concession qui n’est pas chez Stanislas un refus de l’échange, sa curiosité toujours en éveil, une ironique lucidité qui jamais n’humilie, la véhémence constructive et surtout la qualité du travail esthétique ouvrent en nous une réflexion qui jamais ne se clôt.


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K LA PLUME DU SOUFFLEUR / Michel Poivert

L’œuvre de Stan Amand s’étend de l’obsession du voir à la formulation de visions. Sa capacité à reconnaître dans les objets et les situations prosaïques la poésie d’une image nécessite des choix formels que la photographie traite par un cadrage équilibré, c’est-à-dire sans effet, une gamme chromatique nuancée et une dialectique des formes classiques et modernes (quelque chose comme une harmonie des masses et des lignes que l’on trouve dans l’idée du « standard »). L’emploi du grand format dans nombre de ses images permet de traduire une pensée visuelle qui repose en partie sur l’équilibre des compositions. Mais cette stabilité est vrillée par le caractère illégitime des sujets visés. Aucun genre ne vient désigner les lieux ou les objets. Ils sont pour nous comme des rencontres émerveillées, révélant une logique propre, singulière, accessible à celui qui est capable de jouir de son étonnement. La nécessité de ces images naît du lien qu’elles tissent entre notre expérience et le monde. Il existe une hypertrophie du voir chez Stan Amand, elle ne concerne pas des sujets de délectation. Elle est tout d’abord une clinique, c’est-à-dire une méthode d’interprétation des symptômes. Le métier de l’artiste consiste alors à recueillir, en les reproduisant, les stigmates de la beauté. Stan Amand herborise dans les champs laissés en friche du monde moderne. Là où toute la génération qui le précède célébrait la nature dénaturée, il repère les traces d’une réconciliation. Son esthétique est historiquement un réenchantement après la purge du photoconceptualisme.

* Stan Amand est atteint d’un asthme très difficile à calmer durant son enfance. Ceci fait naître un sens de l’observation qui lui permettait d’anticiper les menaces de crise. Comme un « scrutateur prématuré » à l’affût de dangers tels que poussière, pollen, chat, degré d’humidité… « Les lieux étaient et sont observés (distanciés) avant d’être touchés » insiste-t-il, et, fait surprenant, il témoigne que « des crises d’asthme pouvaient aussi se déclencher au simple regard de lieux poussiéreux ou humides à la télévision : des images psychosomatiques (au sens littéral) par réaction pavlovienne qui ont forcément provoqué un esprit de méfiance envers l’image, tout en demandant à l’œil encore plus de précision ».


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LA PLUME DU SOUFFLEUR / MICHEL POIVERT

Expert des conditions de sa propre respiration, Stan Amand explique que « l’asthme contraint à l’analyse comme à la synthèse pour agir, à une réflexion sur l’objet et la valeur de renseignement de son image : porosité des matériaux, des vêtements, leur tactilité, leur couleur… Ces images toujours psychiques sont bien liées au réel ou à l’image de ce même réel potentiellement inquiétant ». Lorsqu’il évoque la formation de son regard, c’est-à-dire son enfance passée derrière la fenêtre de la demeure familiale durant les périodes de crise, je songe à Giacomo Leopardi, reclus à Recanati au sein de la bibliothèque de son grandpère, en raison de sa santé fragile. L’éloignement de l’expérience est alors une forme supérieure de l’expérience. Mais là où l’auteur des Operette morali mûrit une philosophie pessimiste, Amand instruit un jouir et un goût du regard qui accompagne et compense les angoisses du pulmonaire. L’image intitulée Le Ballon est la métaphore de cette machinerie où le souffle donne corps à une surface réfléchissante qui masque l’identité de l’auteur, en révélant la puissance documentaire des images générées par ce dispositif en apparence ludique. Le souffle-image est alors cette opération qui conjure l’angoisse d’une respiration altérée, par l’offrande des images nées de l’expiration. Puis, à l’heure de la rémission adolescente, le goût du savoir jusqu’alors confiné aux bibliothèques s’est mué en un appétit de voyages, de départs sans cesse renouvelés. Mais aussi plus tard de retours sur des lieux déjà scrutés qui expliquent le processus des video stills. Ces travaux procèdent d’un examen minutieux de la substance visuelle. À partir d’enregistrements numériques à la caméra de type amateur, l’artiste retisse une distance avec son vécu et revient sur les images filmées pour en isoler un fragment. Il atteint ainsi au détail par la stase. Il fabrique son propre flot visuel par de longues prises de vue qui peuvent donner quelques séquences filmées (qu’il numérote et garde en archiviste) et qui ne donneront naissance qu’à quelques centimètres carrés d’image fixe. Celles-ci sont comme des aperçus de l’inconscient de la vue. La méthode s’apparente au choix que le photographe traditionnel effectue à partir de sa planche contact, à la différence toutefois qu’il opère ici dans un continuum d’images qu’il ralentit puis découpe. Associant son regard à la prise de vue de manière parfois désinvolte, l’image extraite n’est pas a priori le produit d’une opération de visée réfléchie. Il s’agit d’une vision plus que d’un regard. L’image donne ainsi au spectateur l’illusion qu’il perçoit luimême le détail d’une scène, d’un objet, d’un espace. La soustraction s’opère ainsi deux fois : par l’extrait de l’image du matériau enregistré et par l’effacement des marques d’auteur. *


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LA PLUME DU SOUFFLEUR / MICHEL POIVERT

Stan Amand travaille à reconnaître les formes et les effets qui traduisent la singularité des choses. Ce travail poétique est permanent, il est une analytique du beau informé des aventures esthétiques du xxe siècle. Là, le produit de la leçon que livre la sculpture minimale ; ici, l’héritage du jeu surréaliste ; ailleurs, la trace des théories de l’architecture ou encore la puissance vitale de l’amateur sans aucune culture. Au xixe siècle, les êtres sensibles reconnaissaient des figures dans l’informe des tâches et des nuages. Avec l’ère du ready made, la perception imaginative s’est retournée en un jeu d’analogies entre les choses et les formes de l’art. Ainsi s’est déplacée la magie du monde. Cela fascine Stan Amand qui peut observer de longs moments avant même de penser faire une image ; ainsi le dessin de la fonte partielle d’une couverture de neige, l’escalier malencontreusement implanté d’un perron de villa standard. Comment comprendre l’émotion qu’il tire de motifs aussi dérisoires sans envisager qu’il leur prête vie en les consacrant par l’exigence même de son attention. Parce que ces choses et ces situations nous sont données avec leur charge poétique, elles l’emportent sur la rigidité de l’œuvre d’art déterminée par sa seule valeur culturelle. L’entreprise des récits de rêve, au tournant des années 2000, associe l’exercice de l’écriture à celui de la fabrique des images. En se mettant dans la position d’un journaliste des âmes, Stan Amand rédige un courrier des lecteurs où sont relatés des souvenirs de rêves, parfois les siens, parfois ceux que des amis lui ont relatés. La figure du journal traduit la volonté de relancer la poétique des images dans l’univers social, leur évitant ainsi l’écueil de l’idéalisme et du formalisme. Ainsi, l’inconscient des lecteurs propose un équivalent des rencontres poétiques avec les objets du réel, une sorte de miroir inversé. Il s’y glisse un humour teinté d’absurde et d’ironie parfois, allant jusqu’au grotesque auquel répond toute une série de photographies où l’artiste se met en scène déguisé selon certains stéréotypes : prêtre, militaire, peintre, parvenu… dans une sorte de commedia dell’arte où la part sociale du rêve affleure. Cette étape introduit la nécessité d’un dispositif dynamique dans l’ensemble de l’œuvre où désormais les photographies, le film, le récit se conjuguent en une structure éditoriale qui contient les formes du désir, du lien social, du regard critique et d’une forme particulière d’interpellation de l’art érigé en culture. Ce dispositif est celui des lettres et mails à une galeriste. Il repose sur un mode opératoire fictionnel dont la fiction n’est toutefois que le ressort formel. L’artiste entre de plain-pied dans l’œuvre (la signature S. A. est aussi un autre Stan Amand), prend la parole et joue un jeu complexe où se mêlent des émotions allant de la vindicte à la consolation, de la dénonciation des manies de l’art contemporain à la révélation de la puissance du sensible.


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Le genre épistolaire confère une place particulière aux images. Celles-ci rétrogradent du « tableau » à la vignette, redécouvrant leur statut d’illustration auréolé du pouvoir fané que leur a donné l’art contemporain. Stan Amand interroge des reliques et met l’histoire de l’art du xxe siècle face à sa modernité. Le ton quelque peu contourné des courriers donne une saveur particulière à cette correspondance, où l’auteur prend le soin d’éduquer la galeriste et en profite pour faire le point sur le sens de sa propre activité. Il se fâche parfois contre sa soumission aux règles de l’art ou bien croque des comportements mondains et fait penser alors aux invectives de Karl Kraus dans sa revue Die Fackel. Au fur et à mesure, cette chronique-correspondance fait verser l’œuvre entière de Stan Amand du côté de la rêverie sociale et bientôt vers la pensée morale. Il s’y institue en sourdine une pensée des valeurs où la création tente de reprendre la main sur le sociologisme. La production de l’émotion vient de récits à la tonalité prosaïque où se mêlent l’érudition et l’expérience quotidienne. Jusqu’à dessiner ce qui est la préoccupation première de l’esthétique de Stan Amand : l’arrimage de l’art à la vie.

* On trouve dans les lettres des images d’archives emblématiques des albums de famille de la génération de l’artiste. Ces images anonymes, pour la plupart datant des années 1970, font leur apparition dans les lettres mais appartiennent à un travail parallèle qui tient aussi bien à l’interrogation des standards de l’iconographie vernaculaire qu’à celle du charme magique d’une pratique de la photographie. Les couleurs passées des polaroïds, l’équilibre de leur format carré, la désuétude des tenues vestimentaires, revenant à la mode aujourd’hui, constituent autant de marqueurs temporels. Au même titre que les œuvres d’art que Stan Amand questionne dans la conversation sans cesse reprise avec la galeriste, les archives des années 1970 appartiennent à une époque dans laquelle le peintre Gerhard Richter établit la formule qui rend la peinture miscible dans la photographie : l’art populaire venant au secours de l’art bourgeois. Le caractère anachronique de la forme épistolaire se mêle au goût de l’artiste pour l’expérimentation. Ainsi, les lettres à une galeriste ont été exposées à plusieurs reprises au fur et à mesure de leur création, en grand format sur les vitres de bâtiments publics, dans le hall d’une école, des galeries de châteaux ou bien encore sur le fil d’un blog. Elles le seront aussi dans un hôpital, témoignant ainsi de la multitude des adresses à un public qui est compris comme à chaque fois singulier, destinataire à son tour de l’exposer des lettres. La correspondance permet à l’artiste de travailler in progress et de s’arroger par cette maquette d’un


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livre en construction le privilège de ne point clore. C’est qu’il n’en finit jamais, notamment avec la question du goût. Les lettres ont pris l’allure de confidences et de réflexions sur le jugement esthétique, et ce qu’il convient de revoir. Le mot est d’importance, car toute évaluation poétique chez Stan Amand passe par l’exercice du regard : regarder autrement qu’à travers le goût convenu pour dévoiler la vérité de l’époque. Retrouver, une fois le rideau des préjugés écarté, la valeur des formes, des situations et des symboles. Cette recherche autour du mode d’enchâssement du dispositif rédactionnel dans l’espace d’exposition retourne l’intimité inhérente aux lettres pour l’exhiber. La nature mystérieuse – la mystification tout aussi bien – de la destinataire est alors renforcée. Si, au départ, la galeriste existait bel et bien puisqu’il s’agissait d’entamer une conversation de fond et non de pure forme avec l’art contemporain, elle s’est transformée en une interlocutrice fantasmée. Femme d’affaires aux compétences raillées, elle demeure avant tout une présence féminine qui peu à peu étend son charme et oblige l’artiste à des confidences. Elle devient l’instance de l’écoute après avoir été la cible. La forme épistolaire permet à Stan Amand de situer la création des images au niveau de la philosophie morale (sociologie, politique et autres sciences humaines) en réinventant à sa manière la leçon. Il institue à son propre usage un mode d’explication esthétique et éthique du monde. La correspondance de Stan Amand, toute pleine d’une critique de la modernité, se présente ainsi dans le sillage d’une tradition qui hérite du maître de Recanati aussi bien que d’Adorno en nous proposant une manière de minima moralia illustrées.


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K MAQUETTE D’UN LIVRE EN CONSTRUCTION / Anne-Laure Oberson Exposition aux HUG, Genève 2010

Hôpitaux universitaires de Genève, entrée principale. Juste après l’accueil, les grandes pages imprimées de la Maquette d’un livre en construction de Stanislas Amand courent sur les murs du hall d’accès en un long ruban qui se déroule le long des couloirs du rez-de-chaussée, traverse le bâtiment des consultations, puis celui des soins et se termine à l’espace Opéra, porte des soins intensifs. À moins qu’il n’y débute. Car dans le dispositif mis en place, l’ordre de lecture ainsi que le rythme continu ou saccadé importent peu à la construction d’une narration cohérente. Les Lettres et mails à une galeriste ont été exposés sept fois déjà à divers publics et dans une composition plus ou moins équivalente, renouvelée au fil du temps, des lettres additionnelles et du contexte. Il s’agit ici de la dernière présentation de la maquette alors même que le livre sort de presse, et de sa première présentation dans un lieu qui ne soit pas principalement dédié à la culture. Les affaires culturelles des HUG développent depuis dix ans un important programme de manifestations artistiques et culturelles au sein de l’environnement hospitalier universitaire : expositions, concerts, décoration des bâtiments, conférences, éditions d’ouvrages historiques et de catalogues. Cette présence de l’art dans les couloirs de l’institution anime – au sens premier de donner âme – ces lieux de soins reçus et procurés si terriblement techniques et fonctionnels. Il n’y a pas de critères définis de sélection d’œuvres qui seraient « appropriées » à un tel environnement ; il importe que l’œuvre soit sensible, réflexive et relationnelle. Le choix d’exposer la maquette d’un livre en cours d’élaboration peut de prime abord ne pas sembler évident ; un tel travail conçu pour être exposé y trouve pourtant toute sa pertinence. Il y a en effet une adéquation immédiate entre ce travail en cours, évolutif, qui fait exhibition de sa progression même, de ses remises en question comme de ses assertions, et un lieu de passage et de promenade où l’on recouvre la santé. De par sa typologie – une suite de couloirs où les patients déambulent tout au long de la journée de leur chambre à la cafétéria, d’une unité de soin à une sortie sur l’esplanade, les visiteurs vont et viennent, attendent, les soignants circulent d’un service à l’autre – ce lieu est propice à une lecture fragmentée, spontanée et plus ou moins concentrée ; il favorise ainsi la captation de bribes de texte lors de chaque passage et la construction mentale d’une histoire composée de vécu propre et de fiction mise en abyme d’un quotidien réglé par les horaires réguliers des soins, du travail, des visites


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MAQUETTE D’UN LIVRE EN CONSTRUCTION / ANNE-LAURE OBERSON

ou des repas. Ce procédé et cette situation sont particulièrement propices à ce que Rancière appelle l’émancipation du spectateur, lorsque celui-ci devient un interprète actif et élabore sa propre traduction pour s’approprier les narrations proposées et construire son propre récit. Les portes d’entrée multiples et divers relais rendent l’interprétation des textes accessible à tous les publics. Bousculant ainsi les hiérarchies établies, l’artiste s’adresse aussi bien au maître qu’à l’ignorant. Ce corpus et le dispositif de présentation élaborés par Stanislas Amand se caractérisent par la présence de multiples dimensions, la rupture des genres de discours et la transgression des niveaux de lecture. La dimension de l’espace pictural des images présentes dans le livre entre en résonance avec la dimension spatiale de l’hôpital, dimensions où cohabitent les espaces réel et virtuel. En effet si l’on se concentre dans un premier temps exclusivement sur les illustrations, la concordance formelle entre l’œuvre et le milieu dans lequel elle se présente apparaît distinctement. Les images choisies par Stanislas Amand proviennent de différentes sources – archives personnelles, archives publiques, captations d’images vidéo, instantanés, images médiatiques, etc. – et pourtant à la charnière de leur surface y oscille toujours la présence de ces deux mondes réel et virtuel, de la représentation et de l’illusion. Ainsi ces images ne relèvent pas de la surface de signes, ou de la vue, simple ouverture sur un espace en perspective livrant tout en bloc, mais de l’écran, avec les sens de filtre et de support (screen) sur lequel et autour duquel se construit l’image. Cette surface-écran est présente dans chacune des images de la maquette, dans la forme : la pâte visqueuse du Polaroïd, la trame de l’écran TV ou de la résolution vidéo, le miroir, la vitre, le verre séparant le 1er du 2e plan, le tableau, la page du roman-photo, la trame offset de la reproduction, le champ ( field ) créé par le gros plan ; comme dans le contenu : la façade – surface architecturale par excellence. Elle est le lieu où s’inscrit le temps de l’écrit, la réflexion de l’auteur, ses textes. Le milieu hospitalier fourmille de surfaces-écrans, de la blouse du médecin à la robe de chambre du patient, des sols lisses aux surfaces synthétiques aseptisées des meubles et objets, les couloirs interminables et leurs innombrables portes, surfaces sous l’apparence desquelles une autre réalité, le monde virtuel de l’information, se joue au quotidien. Chaque porte symbolise une alternative dans le parcours du malade qui ne sait pas où il va. L’hôpital est un lieu des possibles où le quotidien monotone se révèle un devenir plein d’espoir. Ainsi le patient comme le spectateur se situe toujours entre, entre un lieu et un autre, entre un état et l’autre, dans une déambulation à la fois physique et mentale. Si l’on considère maintenant les textes, leur nature – lettres et mails – inscrit l’ouvrage dans le genre de la correspondance, un genre de discours privé,


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habituellement intime, réservé aux seuls deux correspondants. Il faut noter que cette correspondance est volontairement tronquée puisque sont absentes les réponses de la destinataire concernée, la prétendue galeriste de l’artiste à laquelle il raconte ses pérégrinations, vagues à l’âme et autres incidents philosophiques du quotidien de manière, semble-t-il, tout arbitraire. Un genre qui n’est usuellement rendu public que plusieurs années après le décès des correspondants et dont l’intimité est ainsi préservée par la distance historique. Ici pourtant l’intime est révélé, exposé, voulu transparent au moment même de la conception des textes, de leur écriture ; la destinataire est volontairement et sciemment une et multiple, personnifiée et inconnue, singulière et plurielle. Il s’agit d’utiliser la forme banale, discrète, privée de la correspondance pour « balancer » volontairement un contenu exclusivement public, et même politique. Stanislas Amand joue avec sérieux sur cette double relation. Il travaille ainsi dans la rupture, la rupture d’un genre, d’une forme, d’une pratique, il y opère un acte de résistance là même où il inscrit la résistance dans l’œuvre. Cette résistance réside dans la ruse de s’infiltrer dans un genre pour le subvertir de l’intérieur et ainsi se le réapproprier. Et par là même ranimer une pratique devenue obsolète. L’hôpital est aussi un lieu de rupture entre la vie quotidienne et une vie mise entre parenthèses, interrompue par la maladie ou l’accident ; c’est également le lieu ou l’individu fragilisé oscille entre l’intime et l’exposé, son corps systématiquement révélé, sondé dans ses moindres interstices. Le lent travail du photographe et penseur Stanislas Amand fait encore acte de résistance, dans son contenu comme dans sa forme, à la culture hégémonique du divertissement de masse et propose une culture d’émancipation. Le processus de travail préconisé, prises de vue au quotidien et souvent en continu (images tirées de captures vidéo), impression en petit format, utilisation d’images d’archives ainsi que la réutilisation de ses propres images, écriture de textes et reprises de ces textes, infiltration de divers médias tels que la messagerie, le journal, exposition d’un travail en cours, non abouti, relève d’une pratique transparente qui se situe à l’opposé d’une production culturelle industrielle – dite de masse où la masse représente une homogénéité primaire bêtifiée et non une diversité plurielle pourvue d’un sens critique – telle que définie par Adorno ; une culture du grand, brillant, bruyant dont les galeries font recette et que les musées s’empressent d’adopter, tous dépendant d’un marché implacablement international. Cet art abrutissant, Stanislas Amand y fait quelquefois allusion dans des commentaires avisés sur le milieu qu’il rencontre. Dans ses Lettres à une galeriste, Stanislas Amand se positionne cependant aussi – indice de la brillante complexité du propos et d’une ambiguïté toute assumée – comme l’artiste contemporain paradigmatique de son temps. Il correspond par


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courrier électronique lors de ses nombreux déplacements avec sa galeriste dont rien ne témoigne jamais de leur réelle rencontre ; il l’invite à deux reprises, une première fois en vacances à Prague, puis à son vernissage à Lectoure, et promet de la contacter début septembre mais rien ne confirme l’une ni l’autre de ces rencontres. Qu’ils ne se soient effectivement jamais rencontrés ne compromet en rien la véracité de leurs entretiens : le scénario d’entretenir une relation professionnelle internationale strictement virtuelle, c’est-à-dire avec une personne bien réelle mais avec laquelle la relation serait uniquement digitale, est tout à fait vraisemblable aujourd’hui. Ce type de relation situe l’œuvre dans une époque précise, un courant (trend ) particulier que l’auteur mime pour mieux le commenter. À cette stratégie, s’ajoute l’approche postmoderne de la relecture, de la réécriture à travers le réarrangement des séquences des lettres, leur suppression, leur rajout. Une maquette est le lieu de l’utopie prototypique par excellence, où tous les possibles sont permis, un état d’être en puissance, toujours ouvert, en flux perpétuel, perfectible. Paradoxalement cette dernière présentation de la maquette coïncide avec la publication du livre, à la fois première et ultime version, objet désormais figé dans sa forme finale imprimée. Cependant et sans paradoxe, la diffusion du livre à un lectorat composé d’individus totalement indépendants les uns des autres assure ici aussi que chacune des lectures agisse comme une nouvelle recombinaison aléatoire et propre à chacun des lecteurs-destinataires. Le lecteur entre dans une correspondance sans chronologie exacte, parfois même les dates s’entremêlent, sans début connu – il n’y a pas de première lettre – et dépourvue de mot de la fin ; il s’agit juste d’une découpe, d’un échantillon de correspondance, d’un morceau de vie. Ce flou est comme un fauteuil accueillant dans lequel peut s’installer le lecteur qui de simple observateur devient l’interlocuteur du dialogue proposé par l’auteur. C’est ainsi que l’absence des réponses de la galeriste laisse de manière évidente la place au lecteur d’y faire les siennes, de prendre position. Et c’est ici à nouveau qu’intervient ce « brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres d’un corps collectif »1 et qu’opère le principe d’émancipation. Il y a une fragilité qui se révèle dans la finitude même de cette liaison épistolaire, à la fois belle et menaçante, ce qui expliquerait peut-être la difficulté à mettre fin à une telle relation. Ainsi pour retourner dans le contexte hospitalier, nous pourrions imaginer sans peine l’artiste revêtir un autre rôle qui est aussi déjà le sien : celui de l’homme inquiet de son sort, face à sa fragilité, en correspondance cette fois avec son médecin. Au-delà de l’imagination, Stanislas Amand projette déjà l’écriture de cette nouvelle série de lettres lors d’une prochaine résidence à Chambéry et de ses visites à Genève. 1. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique éditions, Paris, 2008, p. 26


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Les textes concernant les expositions des maquettes successives du livre en construction sont en ligne in extenso à l’adresse : www.ens-lyon.eu/expositions-stan-amand


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1. LECTOURE 2006

EXPOSITIONS MAQUETTES D’UN LIVRE EN CONSTRUCTION

2. LYON 2006

3. TOULOUSE 2007

LE JEU DE CONSTRUCTION DE STANISLAS AMAND […] Stanislas Amand tient à sauvegarder sa liberté et un recul critique, conditions d’un regard lucide sur le monde. Là où plus grand chose n’échappe à la loi du marché, pas même l’art, il n’est donc pas question pour lui de reproduire sans les remettre en cause les habitudes de comportement et les schémas de représentation. Ainsi en est-il de la prétendue urgence de l’achèvement d’une œuvre. Comme le fait remarquer le cinéaste et critique Jean-Louis Comolli : « l’œuvre d’art est interminable. Au cinéma, la nécessité de finir le film est une injonction du marché. »1 D’où l’importance pour Stanislas Amand de ne pas se presser de conclure, de traiter l’œuvre à son rythme et d’attendre encore dix-huit mois après l’exposition de Lectoure pour se résoudre à y mettre un terme. Tant qu’elle n’est pas terminée, l’œuvre vit. « Ne finissons jamais rien et nous serons des artistes » disait en substance Man Ray. François Saint Pierre, Directeur du Centre de photographie de Lectoure 1. Conférence du 12 janvier 2010 à la Cinémathèque de Toulouse

EN AMONT D’AMAND L’originalité première de sa démar– che est cette diversité du regard posé sur les choses, comme ce caméléon auquel il n’a pas manqué de faire référence, comme celui qui s’adapte aux couleurs du milieu ambiant. Mais s’il s’y adapte ce n’est pas pour disparaître ou se fondre dans la banalité environnante mais pour en comprendre la trame intérieure et nous la renvoyer dans ses images miroirs, nom d’une de ses séries. […] Gilles Verneret, photographe et fondateur de la galerie Le bleu du ciel / Directeur artistique de Lyon Septembre de la photographie

D’UNE CORRESPONDANCE IMAGINÉE À DES CORRESPONDANCES BIEN RÉELLES Nous avons compris le travail en train de s’effectuer, en étant mêlés aux gens qui ont participé aux prêts de leurs archives à Stanislas Amand. Jusqu’au vernissage de l’exposition d’une Maquette d’un livre en construction, nous avons vécu ses dernières transformations, entre des discussions, des images et des écrits échangés. […] Sylvie Corroler-Talairach, Directrice de la Fondation Caisse d’Épargne pour l’art contemporain


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4. MARSEILLE 2007

EXPOSITIONS MAQUETTES D’UN LIVRE EN CONSTRUCTION

5. CARCASSONNE 2008

TEXTE DE PRÉSENTATION DU TRAVAIL DE S.A., ou pourquoi j’ai choisi de montrer son travail ?

CORRESPONDANCE OBLIQUE ou la mémoire photographique génératrice de lien social et entre toutes les générations

[…] À la fois S.A. crée des failles, à la fois il donne des réponses. Mais ces réponses ne sont jamais définitives car elles ne sont ni dans les mots ni dans les images. Ses réponses se comprennent par le regard porté sur le chemin que nous faisons ensemble qui m’oblige alors à jauger mon propre regard, à repenser mon propre jugement. Ces réponses ne sont pas seulement les siennes. Nous les partageons. […]

[…] Au-delà d’un formidable travail de création, Stanislas Amand a démontré que l’art contemporain est ouvert à tous à condition de se donner les moyens de le rendre accessible à tous. C’est ce travail que mène le Graph depuis 25 ans grâce à des artistes militants, Stan Amand est l’un de ceux-là.

Éric Gudimard, Directeur de la galerie La traverse

Éric Sinatora, Directeur Graph/CMI

6. LYON 2008

[…] L’ACTIVITÉ COGNITIVE ET ESTHÉTIQUE de Stanislas Amand agit par des chemins de traverse, des digressions et ricoche vers la fabrication potentielle de correspondances à une galeriste, réelle et imaginaire (peu importe puisque « la galeriste, c’est nous ») pouvant entrer en écho avec l’actualité, l’histoire de l’art, l’urbanisme… Se méfiant des fausses dualités ou manichéisme latent entre subjectivité et objectivité, il insiste : « L’objectivité qui m’étouffe et la subjectivité qui m’exile. Il faudrait essayer : la collectivité est en soi, et c’est pour cette collectivité qu’on agit pour soi ». […] David Gauthier, Chargé de mission Images, Responsable des Affaires culturelles, École normale supérieure de Lyon


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7.PONTAULT-COMBAULT 2010

EXPOSITIONS MAQUETTES D’UN LIVRE EN CONSTRUCTION

8. CHAMBÉRY 2010/2011

10. ROUEN 2010/2011 LES IMAGES PARLENT AUX IMAGES

COLLECTER/RECYCLER […] Contrairement aux autres œuvres exposées, les archives qui servent de prétextes et d’occasions à la correspondance de Stanislas Amand n’ont pas de liens objectifs entre elles. Il ne s’agit pas ici de sortir de l’oubli des photographies susceptibles de former un corpus thématique mais d’arrêter, de ralentir le regard, sur certaines d’entre elles, de tous horizons, dont le choix est explicité par l’artiste à travers un je(u) épistolaire. Garance Chabert, Curator et critique d’art Stanislas Amand prend le temps d’observer, d’analyser, et de forger un outil d’analyse sensible du territoire, de l’urbanisme, de l’art, du politique… C’est le plaisir de la dispute, au sens philosophique, et de la prise de position qui anime l’auteur avec une indéfectible confiance en la pertinence du visuel pour aider à déchiffrer le monde… pour peu qu’il soit accompagné d’un commentaire. Nathalie Giraudeau, Directeur du CPIF

[…] LES PATIENTS OU CONVALESCENTS vont pouvoir lire les correspondances de Stanislas Amand (Lettres à une galeriste, Lettres à un médecin…) à leur rythme, dans l’attente, entre deux portes, en traitement, dans l’entrée, en souffrance ou en guérison, dans les longs couloirs reliant les nouvelles structures et l’ancien hôpital. […] Thomas Micoulet, Chargé de projets culturels, Centre hospitalier de Chambéry

Les photographies de Stanislas Amand sont inclassables. Ni vraiment documents, ni photos de famille, ni tout à fait plasticiennes, modernes ou avec un effet affirmé, elles sont dans cet entre-deux qui questionne à la fois l’image, le sujet et la place de l’opérateur. Cette indétermination fait aussi leur force car elles surprennent, interrogent et séduisent pour peu que l’on suive l’artiste dans sa démarche. Qu’il les collecte, les extraie d’une vidéo ou les réalise lui-même, les images lui parlent, c’est dans leur flux qu’il les reconnaît : instant de suspens, ambiance des couleurs soixante-dix, action poétique et banale, lieux familiers et étranges à la fois. Si ses photographies parlent, Stanislas Amand nous parle aussi des images, il refait leur histoire et les raconte par l’écriture. Sa correspondance avec une galeriste imaginaire lui permet d’évoquer la politique de son regard. Très vite on se rend compte qu’il s’agit plus de vision que de regard. Poser les yeux sur le monde ne suffit pas, il faut voir ce qui nous parle tout en sachant que les images sont des fictions. Elles ne viennent pas de nulle part, elles nous traversent, nous ignorent ou nous mentent. Cette dimension guide Stanislas Amand dans son travail entre théorie et autobiographie, en prose écrite ou visuelle, au service d’une poétique du monde des images. Didier Mouchel, Chef de projet photographie, Pôle Image Haute-Normandie


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EXPOSITIONS MAQUETTES D’UN LIVRE EN CONSTRUCTION

VITE VU & SFP

MEP

EN JUIN 2007 LA PREMIÈRE CORRESPONDANCE OBLIQUE DE Stanislas Amand sur ViteVu, le blog de la Société française de photographie, débutait par ces mots : « Dans l’avion vers l’Amérique du Nord, entre trois films à forte densité publicitaire, une personne assise à côté de moi regardait, sur son portable, des images du premier pas sur la Lune. » Stanislas partait en effet aux États-Unis et l’idée nous est venue de lui proposer de faire du blog une boîte aux lettres, ou plus précisément une poste restante, recueillant ces lettres à une galeriste envoyées d’outre-Atlantique.

LA PROJECTION DE SÉQUENCES VIDÉO silencieuses, numérotées par ordre chronologique d’apparition, donne les contextes des video stills, captures d’écran que S.A. extrait entre deux trames de ces mêmes séquences de films vidéo. Des visions que le ralenti permet calmement d’isoler en images. L’exposition de ces video stills et la projection de leurs contextes – deux temps très différents – les interrogent mutuellement. Images mentales intuitives et réfléchies, entre films et photographies.

www.sfp.photographie.com

Paul-Louis Roubert, Président de la Société française de photographie

Salle de cinéma de la Maison européenne de la photographie. Projection lors d’une conférence avec les membres de la Société française de la photographie.


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CORRESPONDANCE À propos de Lipstick, par Patrick TALBOT

En écoutant l’histoire ridicule de ce baiser sur une toile d’un célèbre peintre…

L’histoire est ridicule en effet, non pas tant parce qu’une jeune femme a voulu, poussée par une pulsion que nous pouvons seulement imaginer, poser ses lèvres colorées de rouge sur le tableau d’un grand artiste exposé dans une fameuse collection, mais surtout par les réactions hystériques que ce geste, immédiatement qualifié de délit, a déclenché parmi les propriétaires de la collection gravement soutenus par une partie du monde de l’art tandis que l’artiste lui-même, premier concerné et toujours vivant, s’en tenait à une attitude de retrait laquelle, par comparaison, paraissait presque bienveillante. Comment ne pas être sournoisement effleuré par le doute que la valeur marchande de l’œuvre était, avant même ses qualités propres, la cause de cet émoi et que la publicité dont cette affaire bénéficiait, révélait surtout que ceux prompts à se mobiliser pour lui donner le plus grand écho possible étaient moins motivés par la tristesse somme toute légitime de voir une œuvre originale légèrement dénaturée que par la défense du droit de propriété, la valorisation d’un bien meuble et l’occasion offerte de faire parler de soi ? Trucato, mot dont tu as raison de rappeler qu’en italien, il signifie « maquillé » évoque automatiquement le français « truqué », qui n’est pas très éloigné d’une des significations du mot « maquillé ». Il convient d’autant mieux pour qualifier cette histoire que l’artiste vit à Rome, ville au cœur de laquelle la présence massive et séculaire du Vatican, citadelle d’un cynisme historiquement attesté depuis des lustres et encore très vivace comme le récent projet de béatification de Pie XII le démontre amplement – et ville capitale d’un pays dont Leopardi dans un bref texte intitulé « Discours sur l’état actuel des mœurs des Italiens » datant, semble-t-il de 1824, affirmait que ses habitants sont plus cyniques encore que ne le sont les Français. La manière dont tu introduis le mot trucare à propos du tableau de Kupka intitulé Lipstick le tient fort heureusement à distance de ce genre de parages douteux et lui en propose d’autres a priori plus respectables et appropriés, la peinture elle-même et la photographie. Toutefois, ce qui, dans la reproduction que tu m’as adressée de ce tableau (« art en tant que photographie »), me paraît le plus évident, s’accorde à la justesse des remarques faites par John Berger dans un petit livre intitulé Ways of seeing concernant, d’une manière générale, la présentation des hommes et des femmes dans la peinture. L’homme, dit-il en substance, y incarne toujours comme une promesse de pouvoir – ou de puissance – dans toutes ses variétés possibles, et sa présence est d’autant plus perceptible que la promesse est à la fois forte et crédible. Très différente, la présence d’une


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CORRESPONDANCES

femme relève d’une attitude ne devant rien d’autre qu’à elle-même (a woman’s presence expresses her own attitude to herself) par laquelle est établi ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas dans la relation avec elle (what can and cannot be done to her). John Berger ajoute : « Cette présence pour une femme est si intrinsèquement liée à sa personne que les hommes finissent par la prendre pour une émanation presque physique, une sorte de chaleur, d’odeur ou d’aura ». L’apparition de l’aura, ici ramenée au rang de la chaleur et de l’odeur, la met à l’abri des voisinages trop idéalistes ou religieux et colle pour moi parfaitement à ce que nous voyons sur le tableau de Kupka, à la présence massive de ce corps féminin encore accentuée par sa poussée diagonale, sa pulsion vers l’avant – vorwärts – vers ce qui ne peut être qu’un miroir invisible à nos yeux, devant lequel, comme devant nous, mais sous un autre angle, cette femme se présente. Le triangle rouge incandescent des lèvres est l’endroit où la peinture, l’objet (lipstick) et le corps fusionnent, où, en d’autres termes, cette représentation touche un point vital faisant signe vers un hors champ, le pouvoir de l’homme et son attraction. C’est donc l’idée que cette femme se fait de sa propre féminité et la manière dont, en phase avec cette image qu’elle a d’ellemême, elle veut être perçue et traitée, qui est ici représentée. Le maquillage obtenu par la médiation d’un mince objet cylindrique qui, délicatement tenu par les doigts de la main droite caresse les lèvres avec la douceur d’une muqueuse m’évoque irrésistiblement une photographie de Man Ray dans laquelle on voit les lèvres d’une femme peut-être celles de Kiki de Montparnasse s’approcher d’un autre type de cylindre, vertical et plus massif, une vraie muqueuse cette fois, attribut qui pourrait avoir été celui de Paul Éluard. Voilà qui nous met sur la voie de la photographie, laquelle hante également ces parages, que d’autres peintres, Degas ou Bonnard par exemple, ont largement fréquentés et tu as raison de souligner que, malgré le traitement très pictural de la figure, le sentiment de vérité témoigne de cette proximité également repérable dans le cadrage, la découpe et le point de vue. Kupka ne fera cependant que passer dans ce registre, proche du fauvisme, dont il s’évadera très vite pour construire, à partir de 1911-1912, une œuvre totalement abstraite. L’intervention de la photographie combinée à l’éloignement de la figure m’évoque une œuvre de Picabia que j’aime beaucoup. Elle montre sur un fond vert, dans sa partie haute, une photographie de l’artiste au volant d’une automobile et, dans sa partie basse, une esquisse dessinée reproduisant le même motif ; sous la première est collé le mot « photographie », sous la seconde est écrit « dessin ». « La veuve joyeuse », nom de cette fantaisie ironique, est aussi une guillotine, sorte d’obturateur tranchant dont les peintres du début du vingtième siècle savaient qu’il n’était pas sans effet sur le devenir de leur médium ; un peu plus tard, dans le courant des années vingt de ce même siècle, Walter Benjamin devait, en quelques pages justement célèbres, en analyser la portée avec une rare intelligence. En tout cas, que la peinture réfléchisse, comme tu l’écris, ou même pense, comme aimait à le rappeler, citant Hubert Damisch, le regretté Daniel Arasse, ne fait pas le moindre doute et s’interroger sur les modalités propres par lesquelles la photographie, éventuellement, pense aussi, demanderait un plus long arrêt sur image.


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CORRESPONDANCE Jean-Marie GLEIZE, Stan AMAND : Tout doit disparaître

à Stan, je t’envoie aujourd’hui trois polaroïds « Léman », époque lémanique (signifie pour moi années 80/90, le livre portant ce titre est paru en 1990) ; ils doivent s’acheminer vers Le Havre sous enveloppe timbrée. Je t’avais dit un, mais je t’en envoie trois. Pourquoi ? D’abord parce que « Léman » ne correspond pas à une image mais à une longue série d’images, beaucoup très semblables, tirées par saccades. Les trois que je t’envoie correspondent à des « séances » différentes, mais elles disent, parce qu’elles sont trois, qu’il s’agit d’une expérience continuée, fiévreuse, obstinée, en de multiples séquences réitérées. Un autre détail d’importance, comme tous les détails ; je t’envoie ces images quelques jours après mon retour de Chine. J’étais à Pékin en décembre sur le campus de Beida avec mon camarade Wang Dong Liang. J’ai retrouvé là le « Lac sans nom » auquel je pense quand je relis Léman (le livre est d’ailleurs dédié à Wang Dong Liang) ; c’était en 1989, premier séjour en Chine, à Wuhan, puis à Pékin. Ce lac (« comme un trou, celui de l’évier, où tout pourrait disparaître ») est donc pour moi à la fois celui de Byron, Shelley, etc., le mien, celui que je dis, surface, surface, surface, et un lac situé très précisément dans ma Chine intérieure. Tu verras donc sur ces trois polaroïds que la questions que je me posais était de savoir comment (ou s’il fallait) être devant, dedans, ou sur le bord. Questions que je ne suis jamais parvenu à résoudre. Avant donc qu’elles ne s’effacent, je tire de la boîte ces trois images pour toi. L’idéal serait en fait qu’elles se soient effacées avant de te parvenir (je veux dire durant leur voyage). Elles seraient alors plus proches de ce que je cherche à dire ; je t’embrasse, Jean-Marie. à Jean-Marie, j’attends tes 3 polaroïds avec plaisir. J’imagine le Léman impossible à voir au fond, dans son dedans. Comme les lourdes portes de Genève. 3 polaroïds du dehors ? Comment, la lumière en face, tu fais le tour ? J’imagine que c’est calme et humide, comme un regard, ou gelé comme la mort des yeux ?


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CORRESPONDANCES

Un lac est souvent personnifié. Par son calme, il a l’air de regarder, vers le ciel. Il regarde et il songe. Comme nous. Il regarde tout alors que nous on s’énerve, on recule, on chute, on pinaille. Mais on choisit. La photo ment mais je mens complètement est impossible tout de même. Devant, dedans, sur le bord, à l’écart du bord pour regarder le bord, définir l’écart, pas trop s’éloigner, s’impliquer quelquefois, plonger. Sans appareil. On ne plonge pas avec un appareil photo. Trois polaroïds sur la surface du lac ? C’est impossible mais c’est peut-être important pour regarder ensemble ? Pourrais-tu en faire d’autres pour savoir maintenant… Le lac est peut-être gelé comme une photo à la con, Ô temps suspends ton vol : quelle horreur. Je viendrai si ça t’ennuie. On ne peut pas être deux à se tromper complètement. Il neige ici, au Havre. Si tes polaroïds s’estompent durant le voyage postal, nous essaierons d’en refaire pour regarder les choses ensemble. Je les mettrai sur le frigidaire. T’embrasse bien Marie. à Stan, donc tu es ce que j’appelle « dans le style de l’attente », c’est bien, il y a trois images ou images - non images (donc polaroïds), qui circulent sous pli fermé, tassées l’une sur l’autre, d’ici (bords de Durance qui elle se jette dans le Rhône qui lui vient du lac après l’avoir invisiblement traversé) vers Le Havre, harbour, loin en haut à gauche et blanchi (c’est l’hiver), et de moi vers toi, et aussi dans le temps puisque ces trois images ont été « prises » (prélevées) en 1985 pour un segment du livre Léman intitulé « Game over ». Mais ces trois-là ont échappé à la publication, elles témoignent d’une rotation : lac à gauche, longeant, idéalement l’image diviserait le monde en deux, surface liquide à gauche du sujet, surface sol, avec arbres et le reste (maisons, machines, routes et le reste) à droite, puis, rotation du sujet à gauche face à face avec l’étendue drap noir (même bleu ou vert le drap est noir), puis, par inclinaison de la tête (cette fois, le jeu rotatif étant terminé), plongée dans, mais comme ébauche, commencement de l’acte. Voilà. Quelle aventure ! Je suppose qu’elles arriveront vers toi, que tu sauras les tirer de l’enveloppe, et les remettre au jour. Elles ne sont pas fragiles. Comme tout, elles sont destinées à disparaître. Tout doit disparaître. à toi, jm à Jean-Marie, j’ai bien reçu. J’en regarde une beaucoup. Entre une lettre aimantée et le frigidaire, je vois l’eau stagnante mais tout de même transparente avec un tuyau. Le polaroïd est vraiment bien pour cette prise de vue profonde. à Stan, j’aime bien cette idée du mariage polaroïd et frigidaire. En général (je dis bien, d’habitude) les frigidaires sont blancs et plats sauf ceux anciens qui avaient des rondeurs (comme aussi les voitures des années cinquante) et tout ça va très bien avec


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le pola qui est fait pour se poser n’importe où sur des surfaces froides, d’ailleurs il s’agit bien d’une eau froide, et d’une écriture froide (ou très attentivement refroidie). Voir ce que dit Francis Ponge de la Lessiveuse. Lessiveuse, Frigidaire, Polaroïd, Léman, nous y sommes, je crois. Prêts à tout. à Jean Marie, oui la lessiveuse, faire sans réfléchir, puis regarder, après coup, les associations, les croisements, en éliminant les coups de dés trop bavards… Le polaroïd sur le frigidaire, les lettres aimantées, et pourtant il faudrait essayer de se taire. Au moment où le lien se fait, dans le silence, il faudrait essayer de traduire ce silence, par ce que tu appelles écriture froide, et alors nous nous rapprochons du lac et du silence en sa surface et au-dessus. J’aime bien l’idée d’une loupe pour regarder, pour les images en petit, ça grandit sans limite ou avec une limite courbe, mobile, plus proche de l’œil, mais l’objet loupe n’est pas bon ni pour le lac, ni pour le frigidaire, peut-être pour les polaroïds Léman. Ou plutôt dans un verre d’eau ? à Stan, ... faire, ou plutôt prendre (il s’agit de prendre, comme à l’étalage, on passe, on prend), pas vraiment sans réfléchir, mais sans trop y penser, comme on cligne ou comme on écarquille, ça dépend, les yeux, on ramasse ; je fais toujours comme ça de toutes façons : je prends le chemin du Pont (par exemple) et je ramasse ce qui me dit quelque chose – et tu sais, « les choses parlent sans savoir de quoi elles parlent », il suffit de les écouter, et pas la peine de comprendre, d’ailleurs il n’y a rien à comprendre, il y a à prendre, il n’y a qu’à prendre – j’y reviens. Il n’est pas question non plus d’associer, de justifier après coup, de procéder au montage falsificateur : donner sens, faire croire, interpréter, fabriquer des liens et des bouts de ficelle, ou des rubans, donner à gloser, etc. simplement empiler, entasser, juxta-poser, poser sur et sur et à côté et à côté, et le bruit que ça fait est littéralement ce que j’appelle aussi « la musique de tout ». Le parfaitement silencieux, comme tu dis, c’est ça ce que ça dit quand ça parle sans savoir de quoi ni comment et qui fait ou qui est « musique » (de tout). R. parlait d’un opéra « fabuleux », parce que ça raconte aussi, ça fabule et parabole, le moindre morceau de chose dans le moindre bout d’espace, un tuyau qui s’enfonce, et nous avec, dans l’eau du lac. Après, dans la lessiveuse, dans le frigidaire, dans la boite polaroïd et l’image qui en sort, dans l’eau du lac, dans la bétonneuse aussi et la lanterne magique, ça tourne, ça se défait et ça se reforme, ça va bouillir et refroidir, et il suffit d’assister à ça. On pourrait peut-être dire que les artistes sont des assistants. Ils insistent, c’est sûr, mais d’abord et avant tout ils assistent. – à suivre. Jean-Marie


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AUTEURS Textes critiques NICOLAS FEODOROFF est critique d’art et de cinéma. FRANCK DE MONTLEAU, est psychiatre et professeur agrégé au Val-de-Grâce. Il dirige le service de psychiatrie de l’hôpital Percy à Clamart. ANNE-LAURE OBERSON, Chargée des affaires culturelles, Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) MICHEL POIVERT est professeur en histoire de l’art et photographie contemporaine à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne et ancien président de la Société Française de Photographie. Correspondances PATRICK TALBOT, Directeur de l’École nationale supérieure de photographie (2003-2010) JEAN-MARIE GLEIZE, écrivain et poète, professeur émérite, Lettres modernes, directeur du Centre d’Études Poétiques jusqu’en 2009 à l’École normale supérieure de Lyon


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STANISLAS AMAND, est né en 1964 à Toulon. Il vit au Havre; son atelier est à Montreuil. Ancien élève de l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie, pensionnaire à la Villa Médicis en 1996 et 1997. Chargé de cours à l’Institut d’Urbanisme de Paris, il enseigne l’usage des images au service des projets urbains (sujet de son mémoire de DESS en urbanisme, 2002). Chargé de mission pour le patrimoine sur les archives automobiles, il scrute depuis cette longue recherche, lors de ses résidences, la mémoire collective des lieux : usines, écoles, hôpitaux... Poussé par la passion d’enseigner les images, ou plutôt Comment enseigner les images ?, il est conseil aux entreprises pour « trouver des cohérences entre archives et communication ». Il propose dans ce cadre depuis 2004 un séminaire Comment apprendre à regarder ? qu’il donne également lors de ses interventions et résidences artistiques. Il enseigne actuellement à Sciences-Po Paris. Stanislas Amand a également exposé à l’Académie de France à Rome en 1997, à l’École Nationale Supérieure des beaux-arts de Paris en 1998, au Passage de Retz en 2000, aux Rencontres de la Photographie d’Arles en 2005. Éléments bibliographiques ¶ « Entretien avec Stan Amand », Aimons la ville, Éditions de l’Aube-Cosmopolitiques, 2004. ¶ Stanislas Amand, Prose optique, Édition SFP/ 779, 2002.

Outre la maquette de ce livre agrandie et montrée dans de nombreux lieux (centres d’art et galeries, écoles, hôpitaux), cette correspondance est relayée par des interventions, des conférences, ou dans des colloques notamment à l’ENS de Lyon, à l’Institut National d’Histoire de l’Art, à la Maison Européenne de la Photographie, à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, aux Hôpitaux Universitaire de Genève et à Sciences-Po Paris.


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REMERCIEMENTS Je voudrais remercier mes parents, Fanette et Christian Amand, pour l’aide qu’ils m’ont toujours apportée, inconsciemment peut-être, nous plaçant, mes frères et moi, à l’écoute de leurs discussions, quelquefois sans fin, à propos de légères nuances. Nuances de la ligne d’un bateau, des couleurs d’une chemise, de la teinte d’un crépi de mur, d’un bouquet trop léché, de la coupe d’une voiture, d’un pli de vêtement… Tout en nous faisant comprendre la diversité des choix possibles et les limites de l’esthétique. Critiquant le luxe gratuit, les solutions démonstratives ou ostentatoires, ils questionnent aussi les réels besoins collectifs, bref la politique. Plaçant toujours la sobriété, l’économie des formes et l’élégance aux centres de leurs/nos préoccupations. Mes remerciements particuliers à Nicolas Feodoroff dont les conversations téléphoniques ou directes m’ont permis de rendre plus juste et cohérente l’ensemble de cette correspondance jusqu’aux dernières relectures. Pour son texte aussi, ainsi que celui de Franck de Montleau, si précis dans son domaine pour aborder les préoccupations des sensibilités contemporaines. Enfin Michel Poivert qui a décrit très justement les effets positifs d’une maladie d’enfance, l’asthme, sur ma propre activité. Merci à lui de m’avoir soutenu depuis tant d’années. Merci à François Saint-Pierre de m’avoir donné de son temps pour dialoguer et réfléchir à la justesse d’une correspondance encore en gestation en 2006 à Lectoure, à Sylvie Corroler-Talairach, Nathalie Giraudeau, Éric Gudimard, Thomas Micoulet, Didier Mouchel, Éric Sinatora pour leurs grandes implications. Un remerciement collectif à Anne-Laure Oberson et Jacques Bœsch pour l’aide financière des Hôpitaux universitaires de Genève et pour le texte d’Anne-Laure décrivant la dernière maquette d’un livre désormais fini. Ce livre m’a permis de retrouver Thierry Crombet, photographe et graphiste avec lequel les échanges sur les potentiels d’un montage graphique ont été drôles et passionnants, relayant le travail de Paul Gilonne (Agence Sparrow) ayant déjà effectué les planches des différentes maquettes exposées de ce livre. Toute ma gratitude à tous les deux.


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Merci à Gilles Verneret, directeur de Lyon Septembre de la photographie pour avoir exposé mon activité (galerie Le Bleu du ciel et au Rectangle), fait connaître avec humour sa ville de Lyon, et mis en contact avec l’ENS. Merci bien sûr à Olivier Faron, directeur de l’ENS, qui a donné l’impulsion pour l’édition de ce livre et a fait ouvrir les archives de l’École pour mes recherches. Merci à Serge Pinche, responsable des éditions de l’ENS depuis septembre 2011, d’avoir su mener à son terme ce projet éditorial, commencé bien avant son arrivée. J’ai eu la joie de rencontrer Patrick Talbot, directeur de l’ENSP d’Arles, et Jean-Marie Gleize, professeur à l’ENS, au moment de l’exposition d’une des dernières maquettes d’un livre en construction, avec lesquels cette correspondance se prolonge encore. L’exposition a été organisée et relayée par l’enthousiasme et le travail de David Gauthier, chargé de mission Images et responsable des Affaires culturelles ainsi que par le soutien indispensable de Jean-Claude Zancarini, directeur délégué du Pôle Diffusion des savoirs à l’ENS de Lyon ; sans eux l’ouvrage n’aurait peut-être pas vu le jour. Je les remercie tout particulièrement. Toute ma gratitude pour leurs aides multiples et variées : à Grégoire Amand, Guillaume Amand, Thibault Amand, Anne Attali, Antoine Benard-Nioré, Pascale Charveriat, Marc Chateauminois, Élise Capdenat, Aline de Christen, Denis Corbier, Pascale Giberti, Nathalie Giraudeau, Philippe Guilvard, Philippe et Sylvie HamelDegermann, Stéphanie et Frank Henry, Pauline Hisback, Rémi Kerfridin, Laurence et Nicolas Kerfridin, les membres du cirque Les Klods, Édith Lagardère, Marion Lanly, Yveline Loiseur, Jean Gabriel Lopez, Martine et Philippe Lupien et leurs enfants, Marion et Sylvain Massot, Alice Moscoso, Philippe Nicolas, Guillaume et Martine Oreckin, Alfred Pacquement, Geneviève Ponselle, Claire et Laurent Ponselle, Martine Richard Degermann, Bruno Racine, Maric de Romance, Paul Louis Roubert, Paola Salerno, Brigitte Sondag, Marco Tortorici, Didier Trenet, la galerie Vol De Nuit, François Yelle. Je tiens à remercier Blanche, Brigitte et Paulin pour leur patience et leur affection.


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LÉGENDES (Le chiffre entre parenthèses indique la position de l’image dans la page, de gauche à droite et de haut en bas)

p. 12 Don Adams dans Max la Menace de Mel Brooks et Buck Henry, 1965 ; p. 15 Francisek Kupka, Lipstick (Le Rouge à lèvres), 1908 ; p. 18 Didier Trenet, Gestapette, 1997, dessin à l’encre ; p. 30 Stanislas Amand, Le ballon, photographie [détail], 1994 ; p. 31 Stanislas Amand, Le ballon, photographie 108 × 130 cm, 1994, collection Frac Ile-de-France ; p. 34 Plan maquette de Rome, photographie orpheline ; p. 37 Marco Tortorici, Schémas périurbains, 2006 ; p. 43 Gustave Courbet, L’origine du monde (modifiée), 1866 ; p. 54 Marcel Duchamp, Fontaine (modifiée), 1917 ; p. 62 Le Caravage, La conversion de Saint Mathieu [détail], 1660, Église Saint-Louis-des-Français à Rome ; p. 63 Le Caravage, La conversion de Saint Mathieu [détail], 1660, Église Saint-Louis-des-Français à Rome ; p. 65 Photographie orpheline modifiée ; p. 67 Rémi Kerfridin, Caisse d’Epargne de Toulon, architecte Alfred Henry. Stanislas Amand : p. 81-101, Videostills n° 398, 455, 523, 2, 28, 126, 124, 165, 302, 36, 365, 56, 113, 254, 98, 45, 335, 401, 12, 2000/2012 ; p. 102-103 Miroir, 51 × 60 cm, 1994, collection Corinne Milhaud Resnais ; p. 105-107 série Architectures, 63 × 75 cm, 1997 ; p. 109 Le fauteuil rouge, 63 × 75 cm, 1994 ; p. 110-111 Hommage à Kelly et Matisse, 82 × 100 cm, 1995 ; p. 113 série Architectures, Centocelle, 63 × 75 cm, 1997 ; p. 115 série Architectures, Meudon, Jean PROUVE, 63 × 75 cm, 1999 ; p. 116-119 Objets, 63 × 75 cm, 1995 ; p.121 Bencistà, 63 × 75 cm, 1994 ; p.122 série Architectures, 63 × 75 cm, 1997 ; p.123 Escalier Objets, 63 × 75 cm, 1994 ; p.124-125 Nature morte, 82 × 100 cm, 1995 ; p. 126 Télévision (extrait) série Architectures, 82 × 100 cm, 2000 ; p. 127 Oiseaux, 63 × 75 cm, 1995. p. 130 (5) Gerhard Richter, Reading, 1994 (6) Michelangelo Antonioni, La notte, 1961 (7) Francicek Kupka, Le rouge à lèvre II, 1908 (12) Photographie orpheline ; p. 131 (2) Aby Warburg, Mnémosyne, 1929 (3) Hansholbein, Les Ambassadeurs, 1533, [détail de l’anamorphose], National Gallery (4) Henri Cartier Bresson, Sans titre (5) Ucello, La bataille de San Romano, 182 cm × 320 cm, 1432, Les offices à Florence (6) Giotto, St François d’Assise prêchant aux oiseaux, 1295, Basilique Saint François Assise (7) Andrea Mantegna, Lamentation sur le Christ mort, 1480-1490 Pinacotheca Brera, Milan (8) Michelangelo Antonioni, L’Eclipse, 1962 (9) Hans Holbein, Les Ambassadeurs, 209 × 207 cm, 1533, National Gallery (10) Jean pierre Marielle dans Les galettes de Pont Aven, Joël Seria, 1975 (12) Photographie orpheline ; p. 132 (1) Alfred Hitchcock, Sueurs froides (Vertigo), 1958 (2) Johannes Veermer, L’Astronome, dit aussi L’Astrologue, 1668 (3) Ingmar Bergman, Persona, 1966 (5) Photographie orpheline (12) Le Caravage, La flagellation du Christ, 1607 ; p. 133 (1) Alfred Hitchcock, Sueurs froides (Vertigo), 1958 (2) Évariste-Vital Luminais, Les Énervés de Jumièges, 1880 (3) Liv Ullmann et Bibi Andersson dans Persona d’Ingmar Bergman, 1966 (5) Gerhard Richter, Onkel Rudi (Uncle Rudi), 1965 (7) Jan Vermeer, Femme en bleu lisant une lettre, 1663 (8/9) Élection du président Obama (11) Roberto Rosselini, Voyage en Italie, 1954 ; p. 134 (1) Donald Judd, Untitled (objet spécifique), 1990 (5) Photographie orpheline (7) Josef Beuys, Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort, 1965 (8/9) Le Caravage, La conversion de Saint Mathieu, 1660 Eglise Saint Louis des Français à Rome (10) Le Caravage, Narcisse, 1596 Galerie Nationale d’Art Ancien à Rome ; p. 135 (6) Josef Beuys (7) Le Caravage, La conversion de Saint Mathieu, 1660 Église Saint Louis des Français à Rome (9) Le Caravage, La flagellation du Christ, 1607, Musée Capodimonte, Naples, Italie (12) Photographie orpheline ; p. 136 (9) Marcel Broodthaers, Grande casserole de moules, 1966 Courtesy SMAK Ghent Broodthaers Estate (10) Gerard Depardieu et Coluche dans Inspecteur la Bavure de Claude Zidi, 1980


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(12) Jean Carmet, Brèves de comptoir dans Palace, 1988 ; p. 137 (1) Marcel Duchamp, Fontaine (modifiée), 1917 (6) Jacques Martin, L’École des fans, créée en novembre 1977 (7/11) Photographie orpheline ; p. 138 (7) Jan Vermeer, Femme lisant une lettre devant une fenêtre ouverte, 1657 (9) Carte postale, La vie au Bauhaus, photographie anonyme ; p. 139 (8) Liv Ullmann et Bibi Andersson dans Persona d’Ingmar Bergman, 1966 ; p. 140 (7) Jean Rochefort dans Un éléphant ça trompe énormément d’Yves Robert, 1976 ; p. 142 (3) Lara Flynn Boyle dans Twin Peaks de David Lynch et Mark Frost, 1990 (4/10) Photographie orpheline (6) Jean-Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint, 1720, château de Charlottenburg, Berlin (7/8/9) Le Caravage, La flagellation du Christ, 1607, Musée Capodimonte, Naples, Italie ; p. 143 (2) Léonard de Vinci, Autoportrait, 1515, bibliothèque royale à Turin (3) Hermaphrodite endormi, œuvre romaine d’époque impériale (iie siècle ap. J.-C.) (6) E.J. Marey, Balle rebondissante, étude de trajectoire, chronophotographie sur plaque fixe (10) Jean-Luc Moulène, La Pantinoise, paquet de cigarettes rouge, France, usine des tabacs de Pantin (Seine-Saint-Denis), Seita, 1982-1983, Courtesy galerie Chantal Crousel, Paris ; p. 144 (9) Denys Arcand, Les invasions barbares, 2003 (11) Photographie orpheline ; p. 145 (3) Photographie orpheline (5) Didier Trenet, Gestapette, dessin à l’encre, 1997 (7) Mauro Bolognini, Le bel Antonio, 1960 (11) Don Adams dans Max la Menace de Mel Brooks et Buck Henry, 1965 ; p. 151 (1/2/3/4/5/6) Michel Modo ou Michel Henri Louis Goi dans La grande vadrouille de Gérard Oury, 1966 ; p. 146 (5) Gustave Courbet, L’origine du monde (modifiée), 1866 (11) Photographie orpheline ; p. 154 (10/11/12) John Huston, Au dessous du Volcan, 1984, adapté du roman de Malcolm Lowry, 1947 ; p. 155 (1) Le Caravage, Narcisse, 1596, Galerie Nationale d’Art Ancien à Rome ; p. 163 (1/2/3/4/5/6) Paul-Louis Roubert, Photographies ; p. 178 (4) Le Caravage, L’incrédulité de St Thomas, 1602, palais de Sanssouci, Postdam ; p. 181 Photographie orpheline. Toutes les images des années 70 ont été prêtées gratuitement avec accord de publication par les participants ayant répondu favorablement à la proposition et à la recherche de Stanislas AMAND sur les archives photographiques des années 70, permises grâce aux personnes et responsables de centres, fondations et galeries suivantes: Centre de Photographie de Lectoure, GRAPH/Centre Méditerranéen de l’Image, Fondation pour l’Art Contemporain Caisse d’Epargne Toulouse, Galerie La Traverse à Marseille, Pôle Image Haute-Normandie à Rouen , ENS de Lyon

CRÉDITS

p. 15 © Jean-Claude Planchet ; p. 18 © Didier Trenet ; p. 37 © Marco Tortorici ; p. 38 © Guillaume Amand ; p. 39 © NASA ; p. 52 © ENS Éditions ; p. 53 ©ENS Éditions ; p. 57 © NASA ; p. 58 © NASA ; p. 61 © Pauline Hisback, © Edith Lagardère, © Pascale Giberti ; p. 65 d.r. ; p. 67 © Rémi Kerfridin ; p. 70 © Iconographie Photographique de la Salpêtrière, © Hôpital de Chambéry ; p. 130 (5) © Gerhard Richter (11/12) d.r. ; p. 131 (1/12) d.r. ; p. 132 (5) d.r. ; p. 133 (5) © Gerhard Richter ; p. 134 (7) d.r. ; p. 135 (6/12) d.r. ; p. 136 (6) © Sylvester Engbrox, (10) © d.r. ; p. 137 (1) d.r. (8) © Guillaume Amand 1968 ; p. 148 (9) d.r. 12. d.r. ; p. 139 (3) d.r. (10) © NASA ; p. 141 (6) d.r. ; p. 142 (4/10) d.r. ; p. 143 (6) © Étienne Jules Marey (10) © Jean Luc Moulène ; p. 144 (11) d.r. ; p. 145 (1/2) © NASA. (3) d.r. (5) © Didier Trenet (6) © Google earth ; p. 146 (4) © NASA (11) d.r ; p. 158 (1) © NASA ; p. 163 (1/2/3/4/5/6) © Paul-Louis Roubert ; p. 181 d.r. ; p. 186 (1) Archive ENS de Lyon. © ENS Éditions ; p. 187 (1/2/3/4) Archive ENS de de Lyon. © ENS Éditions ; p. 207 © Anne-Laure Oberson ; p. 208 (2) © Stéphane Diremszian ; p. 210 (9) © Archives Centre Hospitalier de Chambéry ; p. 214 © Jean-Marie Gleize L’éditeur tient à préciser que les citations photographiques présentes dans ce livre sont sous forme de vignettes, quelquefois des citations, sans exploitation commerciale directe ou unique, détournant ou exploitant de façon autonome le sens originel d’une de ces citations en particulier, avec comme seule nécessité une démarche intellectuelle et artistique. Dans ce travail de recherche, l’artiste et écrivain Stanislas AMAND crée un montage de textes et d’images, ou d’images entre elles avec un champ de vision plus large que celui de chacune d’elle, regardée isolément. Citations justifiées par leur caractère critique, pédagogique, et poétique intégrées à une œuvre artistique.


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Conception graphique : Thierry Crombet/relativ.design Impression : SYL Creaciones grĂĄficas/Espagne Relectures : David Gauthier, Yveline Loiseur, Franck de Montleau, Nicolas Feodoroff

Diffusion : Pollen

AchevÊ d’imprimer en mai 2012 DÊpôt lÊgal : Mai 2012

Pour les photographies & les textes : Š Stan Amand Pour la prĂŠsente ĂŠdition : Š École normale supĂŠrieure de Lyon ISBNÂŁ: 978-2-84788-230-8 Š Images En ManĹ“uvres Éditions ISBNÂŁ: 978-2-8499-5218-4

Avec le concours des HĂ´pitaux universitaires de Genève, de la Fondation Caisse d’Épargne pour l’art contemporain et du PĂ´le-Image Haute-Normandie

(Le PĂ´le Image Haute-Normandie est une association soutenue par la RĂŠgion Haute-Normandie et le ministère de la Culture et de la Communication / DRAC Haute-Normandie pour ses actions en faveur de l’image)

Les expositions de la maquette ont ĂŠtĂŠ soutenues par le Centre photographique d’Ile-de-France, le Centre de photographie de Lectoure, le Centre Hospitalier de ChambĂŠry, la Fondation Caisse d’Épargne pour l’art contemporain (RĂŠgion Midi-PyrĂŠnĂŠes), le GRAPh-CMi (Carcassonne), la galerie le Bleu du ciel (Lyon), le PĂ´le-Image Haute-Normandie, la SociĂŠtĂŠ Française de Photographie (Paris), la Traverse/les Ateliers de l’Image (Marseille) L’École normale supĂŠrieure de Lyon

ISBN : 978-2-8499-5218-4 Prix : 30 â‚Ź



Parti à l’origine d’une correspondance bien réelle, Stanislas Amand lui a substitué ces Lettres à une galeriste, adressées à une figure–écran désormais fictive, anonyme et sans adresse. Les formules d’usage disparaissent, et cette correspondance devient alors un recueil adressé à tous. Urbanisme, art, objets quotidiens, images de toutes sortes... L’univers exploré et interrogé par Stanislas Amand dessine un espace de réflexion indiscipliné qui décloisonne professions, lieux, sexes, thèmes, et crée des rapprochements inattendus, entre profession de foi et irrévérence, humour et utopie. En nous plaçant dans le silence de ses questionnements, le regard et l’esprit toujours à l’affût entre textes et images, il tisse un fil conducteur : un regard à l’œuvre.

Stanislas Amand est photographe et urbaniste de formation. Il propose depuis 2005 un séminaire : « Comment apprendre à regarder ? » qu’il donne lors de ses interventions en résidences artistiques et en entreprises. Il enseigne actuellement à Sciences-Po Paris. Textes critiques : Nicolas Feodoroff, Franck de Montleau, Anne-Laure Oberson, Michel Poivert


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