Dandysme d'hier et d'aujourd'hui

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Dandysme au XXe siècle, héritages et héritiers L’exemple de Jacques de Bascher Mai 2019, Ambre Chambon


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issot peint en 1868 Le Cercle de la Rue Royale, tableau témoignant d’une forte identité du vestiaire masculin. On y voit des hommes en train de poser, tous habillés dans des tons neutres, veste de costume, gilet boutonné, pantalon parfaitement ajusté et mocassins noir vernis. Le port de tête élevé, l’air serein, l’élégance et la virilité émanante de leur posture confirme l’idée que ces hommes sont des dandys. Ainsi, on est pleinement dans la description de Mauriès, puisqu’ici ces hommes se mettent en scène. Bien que le dandysme prenne ses racines un peu plus tôt au début du XVIIIe siècle en Angleterre avec un certain Beau Brummel, il semblerait que ce phénomène ne s’arrête pas qu’au vêtement. En effet, cette profession de « l’élégance » comme le qualifie Baudelaire, s’étale à tout un mode de vie incluant opulence, élitisme, et luxe. C’est un peu plus tard au XXe siècle, où la figure du dandy s’affirme notamment à travers Jacques de Bascher.

En quoi cet homme est-il l’incarnation d’un phénomène incontournable de la mode ? Le dandysme tel qu’on l’entend au XXe siècle est-il mort ? Quelles valeurs a-t-il laissé à notre société contemporaine ?

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GENÈSE DU DANDYSME,

qualifiait Manuela Papatakis à propos de Jacques de Bascher. La coquetterie, le charisme, la théâtralité de ce personnage montrent que le dandysme ne se limite pas qu’à une apparence.

JACQUES DE BASCHER ET LA MAÎTRISE DE SOI

La préciosité et l’élégance masculine qui s’est affirmée au XVIIIe siècle laissant ainsi la dénomination de « dandy » prendre place dans le langage commun, pourrait trouver une explication dans les notions de la mode féminine. Bien que le dandysme s’enracine dans la figure masculine comme on a pu le voir avec Brummel, cette volonté de structurer, gainer et théâtraliser le corps n’est-il pas dans la continuité des diktats de la mode féminine au XVIIIe siècle ? Époque où la notion de baroque, les corsets et les paniers étaient les mots d’ordre pour emprisonner le corps féminin tout en le modifiant de sa nature première. Ainsi, l’homme s’est approprié d’une certaine façon ces notions en conservant l’idée d’une domination, d’une posture supérieure. C’est cette obsession du « corps gainé », « cette hantise du naturel » comme le mentionne Patrick Mauriès, qui apparaît par le morcellement et la décomposition des pièces masculines. Pourtant, cette extrême violence subite par le corps qui était synonyme de rigueur a pris une toute autre tournure chez Jacques de Bascher, où la maîtrise du corps se définissait par la multiplication de couches de vêtements et le soin de la coupe et des matières. Le temps de préparation, le soin apporté à chaque détail font partie intégrante de l’idée du dandy. Dans un souci de perfection et de distinction, la préparation en devient un « ballet » comme le

LE DANDY,

UN CORPS POLITISÉ Le vêtement apparaît comme un manifeste, un moyen de s’affranchir des règles strictes tout en y ajoutant un aspect scénique. Baudelaire qualifiait le dandy comme un être en réaction au régime politique, où « tous participent du même caractère d’opposition et de révolte ». Car il ne faut pas oublier que le dandy s’empare de son statut pour se distinguer et s’élever dans la société. On retrouve l’idée bourdieusienne d’une distinction sociale, Jacques de Bascher en est l’exemple-même puisque son attention au soin va au-delà du vêtement et il s’étend jusqu’à ses relations. Attentif à ses entrées, ses sorties et ses conversations, sa proximité avec l’élite du monde de l’art et la mode va le conforter dans sa désinvolte et son mépris pour tout ce qui est extérieur à son monde. Comme le tableau de Tissot, l’élitisme qui se joint au dandysme s’explique par l’idée d’un cercle fermé. Un lieu clôt où tout le monde se connait comme c’était le cas au 7, club mondain parisien en 1970, qui permet à la figure du dandy de se montrer bien entouré (parmi Hockney, Lagerfled, Saint Laurent,

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Bergé). Un lieu privatif qui lui permettait d’être vu, d’être admiré, car il avait conscience de ses atouts de beauté.

décrit comme quelqu’un qui prenait constamment la pose. Ironiquement, le soin qu’il apportait à ses tenues, c’était comme s’il pouvait se faire photographier ou filmer à n’importe qu’elle moment. Pourtant la société de l’image (médiatique) n’était pas d’actualité. Cette artificialité, cette sensibilité du sens de l’esthétisme peut se rapprocher de l’essai de Susan Sontag Notes On Camp (1964), où le monde du dandy serait une vision purement esthétique à un haut degré de stylisation et d’artifices (propre au dandysme). Ainsi quand on observe les quelques images des dandys du XXe, les représentations des premières figures du XVIIIe, on constate que la pose et la mise en scène sont flagrantes. Non seulement le dandy est photographié dans ses vêtements d’une élégance éloquente, mais l’attitude, la pose et le regard (comme en témoigne l’allure d’Oscar Wilde) élèvent le dandy dans le champ du spectaculaire. Si l’élégance de ses vêtements s’accompagne de son mode de vie nocturne décadent, l’opulence et le luxe sont également les maîtres-mots de cette créature excentrique. L’artificialité due à la richesse (non considérée comme un but chez le dandy), l’abondance dans ses actes et l’indifférence face au monde peuvent s’expliquer par le contexte économique de cette période. Le dandy a-t-il sa place dans un contexte de crise économique et sociale comme aujourd’hui ? Baudelaire parle des dandys comme une espèce en voie de disparition à l’époque en vue du contexte politique. Et si le dandy n’était qu’un phénomène éphémère, propre à une géographie et une politique d’état ?

CHARISME ET DISTINCTION Le dandy sait qu’il plaît et comme le mentionne Mauriès, il joue de son « indifférence sexuelle », et de « l’ambiguïté ». Même si Jacques de Bascher affirme son homosexualité auprès de Lagerfeld et Saint Laurent, il n’en reste pas un homme moins attirant pour les femmes. En effet, son charisme s’affranchit de toute sexualisation, car le dandy attire sans limite et même s’il joue de sa beauté, il ne cherche pas « l’amour comme but spécial » selon Baudelaire. Ce qui fait de lui une personne attractive, c’est sa conscience d’être inatteignable, ce plafond de verre qui s’installe par sa distinction sociale lui permet de jouir de son indépendance. On retrouve une part d’égoïsme chez le dandy sûrement relatif au caractère hédoniste de cet être. Jacques de Bascher vivait sa vie comme bon lui semblait, ses multiples relations s’accumulaient un peu comme à l’image de ses chemises.

LA THÉÂTRALITÉ, ESSENCE DU DANDYSME La vie du dandy est comme une pièce de théâtre, tout est orchestré par le réalisateur lui-même où le seul mot d’ordre est de faire de son existence une oeuvre esthétique. Jacques de Bascher était

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Le dandy du XXe siècle n’a peut-être plus vraiment sa place dans notre société actuelle, il a pris d’autres formes en héritant des codes stylistiques et des valeurs passées. L’ère du dandysme brumellien s’est achevée à la mort de Jacques de Bascher. Aujourd’hui, cette élégance et cette distinction sociale s’est probablement généralisée à une industrie entière: la Haute Couture et le Luxe. Faute de réalisme ou de conformisme, quelques codes sont malgré tout perpétués à travers certains phénomènes de masse dans notre société principalement basée sur l’image. Si on peut qualifier certains littéraires, artistes ou acteurs d’une attitude dandy, que ce soit par le vêtement, la posture ou l’éloquence, la mise en scène reste avant tout un code présent dans certaines communautés. Ainsi, les réseaux sociaux, notamment Instagram et ses influenceurs, poursuit une logique de perfection de l’être, de distinction sociale, de privilèges et de théâtralité.

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Mai 2019, Ambre Chambon



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