Owoudou Alphonse, prêtre salésien & psychologue

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Père Alphonse Owoudou, sdb ISPSH Don Bosco (Lomé/Togo)

[“À QUI NOTRE FAUTE?” SELON FRITZ HEIDER]

Le processus d’attribution causale « À qui notre faute ? » P Alphonse Owoudou, sdb ISPSH don Bosco (Lomé-Togo)

La psychologie sociale entend par « attributions causales » ces processus que nous mettons en œuvre, consciemment ou non, pour fournir des explications concernant notre comportement ou celui d’autrui, en établissant les causes relatives à des actions spécifiques et aux sentiments. Cette réflexion est assez importante au moins pour deux raisons : d’une part, nous avons tout à gagner

dans

l’acquisition

d’une

métacognition

(connaissance

sur

notre

connaissance)

suffisamment objective pour nous montrer comment nous lisons la réalité : nous sommes presque toujours sincères dans notre vision de la réalité et dans son explication (d’après nous) ; mais la sincérité et la vérité sont deux choses différentes. Nous ne voyons pas toujours ce qui est devant nous, et les liens que nous établissons entre les événements sont les nôtres, et pourraient – devraient – évoluer vers plus d’objectivité si nous osons « oublier » de savoir, c'est-à-dire de « construire et manipuler » le réel. Une deuxième raison pour laquelle cette étude voit le jour, vient de ce qui est souvent affirmé, à tort ou à raison, sur « la » mentalité africaine, par rapport au « locus of control » externe et à la prépondérance des facteurs externes pour conditionner et expliquer le comportement humain. Les traditions, la volonté de Dieu, le désir des ancêtres, la jalousie des voisins, la malchance, l’efficacité de notre prière, l’action de Dieu en nous, les anges gardiens, etc. Tout cela est une structure mentale conditionnée par nos cultures, nos usages de la rationalité et de nos convictions religieuses. Il est important de nous demander si nous agissons, ou si c’est le réel qui nous « agit ». C’est une question de responsabilité, bien que la maîtrise de la contingence, pour utopique qu’elle soit, n’exclut pas le fait que par nature, nous soyons des être conditionnés et en interaction incessante avec l’environnement qui nous détermine au moins partiellement.

Il faut dire que beaucoup de situations sociales qui nous impliquent activent nécessairement dans notre psyché des analyses causales “non-dites”, c’est-à-dire donc nous pouvons ne pas être

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conscients. En outre, il y a des situations dans lesquelles l’analyse devient intentionnelle, surtout quand il s’agit d’un événement inattendu, insolite, déstabilisateur, surprenant.

L'attribution causale selon Fritz Heider (1896-1988), psychologue allemand.

Comme nous l’avons dit plus haut, nous entendons par attribution causale tout processus à travers lequel, dans les situations de chaque jour, nous établissons qu’une circonstance ou une action (parfois aussi une intention), la nôtre ou celle d’autrui, est à l’origine de certaines conséquences ou simplement d’autres actions et circonstances. Quand on s’oriente vers notre propre responsabilité, on parle d’autoattribution, et d’hétéroattribution s’il s’agit d’autrui ou de quelque facteur externe (le climat, la chance, Dieu, les gens, etc.). Heider parle des processus d'attribution causale tout d’abord dans nos « analyses naïves de l'action ». Ce que cet auteur nomme la « psychologie naïve » est ce mécanisme habituel qui a pour fonction de découvrir et de confirmer la régularité et la stabilité causale qui unit les différents aspects du monde. Grâce à cette schématisation du réel en série de causes et effets, nous pouvons compter sur une représentation structurée et significative qui nous permet d'interpréter, de prévoir et de parvenir à l’impression de contrôler les événements. À l'intérieur de cette optique, tout le processus de recherche et d’identification des causes de l'action humaine joue un rôle fondamental : à travers nos attributions nous établissons les constantes essentielles de notre monde, nous attribuons ou reconnaissons aux objets, aux événements et aux êtres humains des caractéristiques durables et des « dispositions » typiques et probablement caractérielles ou simplement comportementales. Du coup, nous mettons en relief la conviction anthropologique

selon laquelle chaque action, en impliquant une modification

directement perceptible du rapport entre l’homme-acteur et le cosmos, est le fruit d’une « tension vers » un résultat et se définit donc comme une cause ou un résultat « voulu ». La réalité n’est donc plus simplement quelque chose de statique et de stable, puisque le monde est alors « agi » par ses propres dynamismes cosmiques et par l’action plus ou moins intentionnelle de l’homme. Nous disons « plus ou moins intentionnelle » parce qu’il existe des actes humains (pensés, voulus et exécutés) et des actes de l’homme qu’on peut reconnaître à travers nos automatismes et nos habitudes, notre inconscient ou nos actes manqués.

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Cette dynamique dépend donc de deux séries de forces: • les forces de l’environnement et du milieu (attribution extérieure) • les forces personnelles (attribution intérieure) Ces deux unités causales, l’extérieure et l’intérieure, selon Heider, auraient un caractère additif. Ceci revient à dire qu’on peut parvenir à un effet (ou à une conséquence) : • Uniquement grâce aux forces extérieures (i.e. du milieu); • Par les seules forces personnelles; • Par une action synergique (sun+ergon, force d’ensemble), facilitante ou antagoniste entre les forces de l’environnement et celles de la personne. À titre d’exemple, observons une pirogue ou un bateau en mer : le bateau peut être emporté au large par le vent ou par les vagues (forces externes), ou par le capitaine et son équipage (force interne). Les deux forces peuvent collaborer, si elles réussissent à conduire le bateau dans la même direction, sinon ce sera un antagonisme à travers lequel les navigateurs doivent aller à contre-courant ou braver la tempête pour mener le bateau dans la direction désirée.

Allons plus loin dans l’analyse des forces personnelles, en raison de leurs conséquences dans la psychologie de l’éducation et dans la promotion d’une plus grande responsabilisation du sujet.

Deux composantes fondamentales peuvent rendre compte des forces personnelles face au défi de « modifier » la réalité et devenir plus sujet qu’objet de ce qui « se passe » : le « pouvoir » et le « tenter ». Ces deux verbes sont à distinguer dans le langage, parce qu’ils indiquent déjà théoriquement la position de l’acteur par rapport à l’action comme telle, mais surtout par rapport à la conviction sur sa capacité de modifier le réel. Ces deux attitudes sont liées par une relation multiplicative. En effet, lorsque l’une des deux est absente, les forces personnelles sont égales à zéro: pouvoir faire quelque chose mais ne pas tenter de la faire ou tenter de faire une chose sans avoir le pouvoir de la faire, cela ne conduit bien évidemment à aucune modification de la réalité au crédit des forces personnelles. En demeurant sur la compréhension « verbale » et donc active du « pouvoir », nous savons que cette capacité est donnée par la présence de trois facteurs: • l’adresse et les compétences générales et spécifiques, innées ou acquises; Notes de Psychologie Sociale (aa. 2007-2008)

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• la confiance de la personne en elle-même; • les instruments dont la personne dispose, et qui facilitent ou même rendent possible l'action. Passons à présent du verbe « pouvoir » à la notion technique du « pouvoir ». Peut-on considérer le « pouvoir » et la « capacité » d’agir comme des concepts synonymes ? Non, répond Heider. Selon lui, le pouvoir se distingue de la capacité, car un troisième facteur entre en jeu pour déterminer la capacité : la faveur ou la défaveur des forces extérieures (environnement, milieu) qui peuvent diminuer, contrarier, favoriser ou renforcer la personne. Ainsi donc, si les forces extérieures dépassent le pouvoir de la personne, celle-ci est dite « incapable » ; si par contre le pouvoir dépasse les forces extérieures, la personne est (retenue) « capable». La capacité est donc le résultat de l'interaction de facteurs intérieurs à la personne et de facteurs liés à son milieu (lieu, temps, nature, etc.). Ces forces « ambiantes », qui peuvent être contraires à notre pouvoir, peuvent à leur tour dépendre : • Des facteurs non-sociaux : les obstacles et/ou les difficultés, la complication logique d’une situation, la difficulté de réalisation ou inhérente au problème ; • Des facteurs sociaux, les obstacles symboliques comme le veto, l'obligation ou la défense, les règles, les conventions, les tabous, certaines habitudes et traditions rigides, etc.; • Des pressions sociales, les devoirs, les attentes des autres et leur « regard », les forces extérieures désormais intériorisées.

La deuxième composante, après le « pouvoir », c’est le « tenter ». Le « tenter » représente la dimension motivationnelle des forces personnelles. Au principe de cette composante, il faut distinguer 2 éléments : • l'intention, qui indique le dynamisme directionnel; • l'effort, c’est-à-dire l'aspect énergétique pour concrétiser le « tenter »; Ces deux éléments combinés définissent ce que l'individu compte réaliser ainsi que l’énergie physique et psychologique qu’il déploie à atteindre son but. L’élément « effort » entretient des liens particuliers avec d’autres composantes de l'action. Par exemple: • il témoigne de l'intensité de la motivation à agir; Notes de Psychologie Sociale (aa. 2007-2008)

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• il s’avère nécessaire en relation inverse par rapport au pouvoir de l'acteur et en relation directe avec la difficulté de la tâche. La formule de l’effort pourrait être : Effort = f (difficulté/pouvoir)

Heider tient aussi compte de l'effet des composantes accidentelles ou temporaires: - propres de la personne qui agit, (fatigue, humeur, etc.) et qui peuvent interférer avec l'effort et avec d’autres composantes stables de l'action comme le pouvoir; - propres du milieu, les difficultés de l’environnement ; celles-ci peuvent aller d’un maximum qui constitue une « occasion favorable » jusqu’à un minimum qui équivaut à une « occasion défavorable », à la malchance.

Il faut ensuite que nous distinguions, en utilisant les néologismes heidériens, la causation personnelle (personal causation) de la causation impersonnelle. La causation personnelle a lieu lorsque l'effet est le résultat d'une action visant intentionnellement et directement à l'obtenir; La causation impersonnelle, quant à elle, revient à des circonstances qui s’orientent vers certaines conséquences. À l'intérieur de chaque catégorie, il existe des influences causales stables et des influences accidentelles ou transitoires.

Pour mieux caractériser la notion de causation, nous pouvons préciser que sa modalité personnelle est caractérisée par l'invariabilité de la finalité et par la variabilité des moyens qui sont mis en œuvre, selon les circonstances changeantes, pour l'atteindre.

La causation non-personnelle porte, en des circonstances diverses, à des conséquences également diverses.

Quand un observateur profane tente d’expliquer les motifs antécédents des événements comportementaux, il fait habituellement preuve d’une certaine « naïveté » dans la mesure où il aura tendance à privilégier les explications en termes de caractéristiques propres à celui qui agit ou est supposé le faire. Ce « préjugé » est connu en psychologie sociale sous le nom de « erreur fondamentale d'attribution ». Devant un mal ou un problème que nous considérons presque Notes de Psychologie Sociale (aa. 2007-2008)

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toujours sous l’angle moral, après la décision éthique (« C’est bien » ou « c’est mal »), notre réflexe mental n’est-il pas souvent de savoir « à qui la faute ? ». Comme si derrière chaque « problème » il faut toujours placer quelqu’un (d’autre). Selon les cultures, cette structure attributionnelle est étroitement liée à la place que l’on accorde à l’homme dans le cosmos ; on le met au centre du monde (c’est toujours la faute de quelqu’un), ou on cède la place aux forces extérieures (ce sont les circonstances, les « tentations », le diable, les sorciers, ou Dieu luimême, que l’on mêle aux causalités spatio-temporelles).

Pour Heider cette tendance dans l’attribution naïve dépend du fait que: 1. fournir des explications en termes de causation personnelle authentique est plus économique, plus simple, plus « humain » et plus direct. Il est plus facile de faire référence à la personne et à ses intentions; 2. la personne qui agit tend à « remplir le champ phénoménique » de l'observateur ; les êtres humains et leurs comportements sont perceptivement plus saillants que l’environnement : celui-ci est alors relégué en arrière-fond, pour que l’homme soit en relief (figure/arrière-fond); 3. la causation personnelle authentique permet d’envisager comme réversibles au moins symboliquement, des événements aux effets irréversibles. Bien qu’on sache que le pire soit désormais consommé, dans le cas d’un accident mortel ou d’une erreur médicale fatale, on insiste parfois pour démontrer que c’est (présent de l’indicatif !) la faute du médecin, du chauffeur de taxi, ou d’un vieillard malveillant. Sachant ainsi que c’est « quelqu’un » - et habituellement on décide que c’est quelqu’un qui soit à portée de nos tentatives de « modifications » (vengeance, justice, rétribution, conversion ou repentir), on s’agrippe à la possibilité cognitive d’être maître des événements, et de posséder au moins la « savoir » et une « vérité » qui rende la réalité plus « sensée », plus prenable (compréhensible) et moins embarrassante ou effrayante (a-préhensible). 4. le facteur de la similarité fait privilégier les causes qui sont semblables à l'effet qu’elles sont supposées avoir provoqué; 5. le facteur de la proximité fait que les causes qu’on privilégie soient celles qui ont quelque point de contact temporel et/ou spatial avec l’effet observé;

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6. le facteur de la première impression pousse à croire que « la première idée/intuition est toujours la bonne ». Les premières hypothèses de causation que l’observateur naïf formule, même quand il sait qu’il aurait dû réfléchir, « tourner sa langue sept fois… » – s’il en a la sagesse – ont sur l'attribution finale un poids supérieur à celui d’éventuelles autres hypothèses théoriquement mieux élaborées et plus riches en information et en distanciation psychologique par rapport au problème.

Dans la prochaine partie, nous passerons à d’autres contributions. Auparavant, concluons en soulignant le concept heidérien d’égocentrisme dans l'attribution. Il s’agit d’une attribution qui se montre d’autant plus acceptable qu’elle paraît homogène par rapport au « champ psychologique » de l'observateur. Autrement dit, le lien entre ce/celui qui endosse la responsabilité et l’acte est parfois le fruit d’une formulation cohérence avec les idées, les jugements, les valeurs et les préjugés, les désirs, les conclusions et l’image de soi de celui qui observe, qui très souvent « perçoit » (élabore) plus qu’il ne « voit ». Si mon ennemi juré est impliqué dans un accident, quelque chose en moi va « supposer » qu’il l’a mérité ou alors que c’est certainement lui qui est à l’origine de ce qui est arrivé. Parfois, l’inimitié peut être telle qu’on demande tout de suite s’il est encore en vie ou si, enfin, il nous a débarrassés de sa présence. C’est ainsi que sans se rendre compte, et en se situant dans la perspective chrétienne qui définit un acte dès sa phase d’élaboration intentionnelle, on contribue déjà à une situation simplement par la lecture qu’on en fait, ou, en aval, par la façon dont on la reconstruit a posteriori. (à suivre, 2e partie)

Heider, F., The Psychology of Interpersonal Relations, New York, Wiley, 1958. Aronson, E., Wilson, T.D. & Akert, R.M., Social Psychology, Upper Saddle River, NJ, Prentice Hall, 2003.

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