Le lièvre et le loup

Page 1

Le lièvre et le loup



I... Ce soir-là, une belle lune pleine et blanche éclaire la grande forêt à la lisière de laquelle un lièvre cherche son repas. Sa connaissance parfaite de son territoire lui donne un avantage face à la rigueur que lui réserve cet hiver-là : il sait où trouver les derniers arbustes encore un tant soit peu vert et offrant quelque feuille à grignoter en bonne compagnie. Solitaires dans l’âme, les lièvres se retrouvent la nuit pour manger. Plus par habitude que par envie de partager les dernières histoires de la forêt à vrai dire : ils ne communiquent jamais sauf pour prévenir d’un danger imminent. La vie d’un lièvre à nos yeux est bien monotone : se lever le soir pour aller casser la croûte à l’arbuste du coin ; voir les habitués, les saluer ; terminer son repas, saluer les habitués, rentrer au bercail ; une fois arrivé à ce dernier (une simple motte de terre), régurgiter son repas pour ensuite le réingurgiter ce qui permet d’assimiler les vitamines B … Pas de bar, pas de cinéma, pas d’école, pas de voyage, pas de … Rien ! Quelque chose d’excitant ? … Parfois, en hiver, un cadavre de rat pour changer des herbes. Hormis ça, diantre, c’est pas la joie ! Oh ils changent bien de pelage en octobre pour revêtir leur plus beau blanc mais comme tous les lièvres le font, ce n’est pas vraiment ça qui leur permet de se distinguer, non. Pour être


remarqué, sans être remarquable, il faut être subtil quand on est un lièvre d’Europe. Celui que nous suivions il y a peu, et qui d’ailleurs n’a pas beaucoup avancé depuis, est aussi subtil qu’une mouche dans une soupe … Autant dire que ça ne l’aide pas à « pécho de la hase » comme il dirait s’il pouvait seulement s’exprimer dans la langue de PPDA (enfin plutôt Rhoff dans ce cas). Il est du genre maladroit notre Bigard des Léporidés (tiens, par malice, appelons le ainsi, Bigard) : toujours à fourrer son nez dans le derrière de ces dames, même quand ce n’est ni la saison ni l’endroit. Quand il était encore un mignon petit levreau, brun en été, cela lui donnait un capital sympathie : « Quel potache, ce Bigard, toujours à blaguer ! » pensaient sans doute ses semblables. Mais là, maintenant, il est devenu adulte : un grand lièvre de 80 et quelques centimètres, plus grand que tous ses concurrents de la gent masculine, et qui n’a comme eux qu’une seule obsession. Une obsession digne de l’instinct d’animal : se reproduire, copuler, dit comme ça, ça n’a pas l’air très noble. Mais n’est-ce pas là, à leur manière, une façon d’assurer la survie de leur patrimoine culturel face à tous les dangers ? … Quels dangers ? Les prédateurs, les hivers rigoureux, les pièges, les hommes, … mais pire que tout : les immigrés ! Enfin, c’est comme ça, je suppose, qu’ils les appelleraient s’ils avaient un parti politique comme le FF, le Front Forestier, le seul parti qui les défendrait face à ces espèces qu’on leur impose sans même leur demander leur opinion. S’il y avait un FF, sans nul doute y aurait-il un Rex de la forêt pour éveiller les consciences à propos d’eux : eux qui rappliquent, eux, qui mangent NOTRE nourriture, eux qui volent NOS territoires, eux qui laissent leurs crottes partout,


eux qui… S’il y avait un Rex de la forêt, sans nul doute aurait-il levé le voile sur ce complot visant à faire passer les immigrants pour des gentils : ça a commencé avec Costner en 1990, et ça ne s’est plus arrêté depuis, jusqu’au coup de grâce, jusqu’à Twilight. Vous voyez où je veux en venir … Non, il ne s’agit pas de vampire : d’abord, Costner n’a jamais joué un vampire, ensuite de toute façon ça n’existe pas ! Là où je veux en venir, ce sont les loups, que nous, humains, avons imposés aux pauvres animaux de la forêt, sans référendum animalier, sans consultation bestiale, sans … Rien ! Mais il n’y a pas de parti politique chez les animaux de la forêt … Personne pour les défendre… C’est bien triste, non ? Et Bigard dans tout ça ? Tout doucement, il commence à se demander ce qu’il se passe, pourquoi les habitués ne sont pas là … S’il avait une montre, il la regarderait pour savoir s’il n’est pas trop tôt, ou trop tard. Mais en même temps il s’en fout ! Hé ! Il s’est trouvé une carcasse de blaireau, pour lui tout seul. C’est les autres qui seront jaloux quand ils le verront, le poil radieux de vitamine B… Il est heureux, mais heureux à un point ! Il tape de la papatte arrière, c’est mignon comme tout. Quand, tout à coup, un léger bruit, un simple craquement, ramène Bigard sur terre. Il lève la tête en direction du bruit et aperçoit une queue, grise et blanche, derrière un arbre. C’est pas un lièvre, pense Bigard. Mais il n’a le temps de penser plus loin que sitôt CRACK ! Surgi devant lui, dans un bond agile et vif à la fois, se tenant maintenant assis sur ses pattes arrières, le buste fier, un magnifique loup ! Bigard, juste devant lui et sur son derrière, n’en


revient pas. D’ailleurs il n’a pas bougé. Il est terrorisé. Paralysé. Admiratif et effrayé. Craintif et enflammé par cette surprise. Un loup ! Il va mourir, il le sait, il le sent, mais ce sera une putain de mort, digne d’un film, digne de Steve Buscemi dans Fargo ! — Relaaax mon coco, j’veux pas te bouffer ! La viande vivante, je digère pas, lui lâche le loup d’une voix profonde, calme et assurée, comme le dirait Clint Eastwood. — Oh my god ! Tu parles ma langue ?! lui demande Bigard, les yeux écarquillés, envoûté par le prédateur. Ben évidemment qu’il parle ta langue ! (Putain ! j’aurais du m’en douter que cette histoire allait devenir n’importe quoi (un lièvre qui s’appelle Bigard (je devrais faire attention à ce que j’écris, bordel… (« dans la langue de PPDA », j’te jure (je peux dire adieu à l’Académie française))))). — Ca te dérange pas qu’on partage ce blaireau ? demande le loup en parlant de la carcasse, ou de moi, va-t-en s’avoir ! — Ouais, bien sûr, j’ai trop plus faim oim, répond Bigard, en fascination pour son invité. — Ca fait deux jours que je voyage et je n’ai encore rien mangé… — Waaaah putain, t’es un voyageur, comment c’est trop la classe quoi ! — Haha, non petit, je suis pas un voyageur … je suis un … fugitif. — Putain, comment ça déchire !


— Haha ! Je m’appelle Patrick Swaydi, mais tu peux m’appeler Pat. — Moi c’est Bigard, je crois. Pat lui expliqua alors qu’il était un acteur qui cherchait du repos, ce qui n’était pas dans les plans de son agent. Le dernier film qu’il avait fait c’était « Le territoire des loups » avec Liam Neeson mais le tournage c’était mal passé : peu d’attention pour les loups qui n’étaient considérés que comme de simples figurants. « Tu crois qu’un humain pourrait jouer un loup ? Vraiment, ça me dépasse … » lui avait confié Pat entre deux bouchées. Il était visiblement fatigué avait remarqué Bigard : « fatigué et affamé, pauvre bête … » Il lui proposa d’aller se reposer chez lui : — Mais t’inquiète, hein, chuis pas canidophile ! — J’t’aime bien, t’es un marrant toi, lui sourit le loup. Ils s’en allèrent chez Bigard, qui sentait bien que son compagnon n’avait pas dit tout ce qu’il avait sur le cœur. Mais ils parleraient de ça demain, à tête reposée. Arrivés à sa modeste demeure et après avoir préparé un lit de terre, Bigard fit une grosse lèche à Pat, qui s’endormit aussitôt d’un sommeil profond.


II... Le lendemain, Bigard avait fait l’effort de se lever de jour pour son convive. Mais il n’était plus là. Le lièvre couina de toutes ses forces, il chercha autour de son terrier mais ne trouva aucune trace de Pat. Après plusieurs heures, il vit revenir le loup, titubant et tremblant. — Où t’étais ma poule, demande Bigard. Patrick, le regard fuyant, lui répondit : — Je suis allé prendre de la neige, là-bas, au loin … — Mais pourquoi t’es allé si loin, il y en a juste ici de la neige … — Pas cette neige-là, Biggie, pas cette neige-là … Et Pat sortit de son fourrage un petit paquet rempli de poudre blanche, qu’il jeta à terre. — Oh putain, tu prends de la co … tu sni … Oh putain ! Patrick regardait Bigard avec un regard de chien battu. — Ne me juge pas, Biggie ! implora le loup. Tu sais pas ce que c’est ma vie ! J’ai connu la gloire, j’ai été à Cannes moi ! Et maintenant, ils veulent me faire tourner dans « Le territoire des loups : 2 » … J’ai lu le script et c’est une putain de daube ! Si je joue là-dedans, ma carrière est finie ! Ma vie est finie ! Alors autant qu’elle s’arrête maintenant … — C’est pour ça que tu prends de la poudre ? — Ca me permet de voir la vie en couleur …


— Parce qu’y a pas de couleur dans la vie sans prendre de la coke ? cria Bigard. — Je suis un putain de canidé, je vois la vie en niveaux de GRIS ! hurla Patrick. Un silence embarrassant se glissa entre les deux protagonistes. — Pardon, c’était maladroit de ma part, répondit le lièvre, la queue entre les jambes. Puis ils se regardèrent dans les yeux qu’ils avaient humides tous les deux, et tombèrent dans les pattes l’un de l’autre. — C’est moi qui suis désolé, Biggie, tu es le seul qui cherche à me comprendre, gémit Patrick. — Je veux t’aider, Pat, je veux t’aider, lui murmura-t-il la gorge nouée. — Je sais, tu es un lièvre bien, Biggie, larmoya le loup. Ils se regardaient avec tendresse. Ils s’étaient compris et n’avaient plus besoin de mots pour se dire combien ils comptaient l’un pour l’autre. Leurs museaux se rapprochèrent, leurs moustaches se touchèrent et ils se léchèrent la gueule, chaleureusement et passionnément : — C’est pas un peu pédé, ce qu’on est en train de faire, Biggie ? demanda Pat dans un sursaut. — Non. Non, c’est du bro-love, du pur bro-love. — A fonds … — Ouais … — Je vais quand même reculer un peu … — Je comprends, y a pas de problème. Aucun problème. Ils passèrent le reste de l’après-midi à jouer, à se chamailler, à se détendre, sans que ce soit le moins du monde gay ou même


efféminé. Puis, le soir tombé, Pat, qui avait une faim de loup (♪ Ba dam tssss ♫), proposa d’aller chasser le renard : — Tu dois me faire confiance sur ce coup-là, prévint Pat. — Tu as toute ma confiance. — Je vais t’utiliser comme appât. — Tu as presque toute ma confiance. Suivant les instructions, Bigard devait se gambader dans une clairière pour attirer le rusé renard : mais un renard ne s’attaque pas à un lièvre adulte en pleine forme car il sait qu’il ne l’attrapera pas. Biggie décida de jouer son va-tout : il enfila une veste CAP48 qu’un groupe de handicapés avait perdu dans la forêt. Et après dix minutes de trotte dans le pré, un renard mordait à l’hameçon. Comme il s’approchait de Bigard (qui jouait le rôle d’un lièvre hémiplégique, sourd et malvoyant), Pat le prit à revers, le chassa sur dix mètres puis lui bondit à la gorge. D’une morsure, il lui brisa la nuque. C’était si beau que Biggie, toujours dans son rôle, ne put s’empêcher de dire : — Bigard content, Bigard content. — Oui Biggie, moi aussi je suis content. Allez, rentrons à la maison. — Bigard conteeeeeent ! répétait Bigard en traînant les pattes arrières. — Et sors de ton personnage, sinon on va mettre des plombes. Il était tard quand ils arrivèrent au foyer. Biggie préchauffa le four sur thermostat 4 pendant que Pat découpait soigneusement les cuisses du renard. Ils mangèrent un délicieux renard aux pommes doré au four accompagné d’un Côtes du Rhône. Quand ils eurent


fait ripaille et que les langues étaient déliées, ils se mirent à parler franchement. — C’est vrai ce qu’on dit sur les loups immigrés ? Vous allez nous envahir ? demanda Bigard. — Pas ici, pas dans les Ardennes, répondit sincèrement Pat. — Ah bon ? Ca me rassure. — Puis tu sais, il n’y a pas si longtemps, les loups vivaient presque partout en Europe. — Je ne savais pas. — Et regarde nous, on vit bien tous les deux, non ? — Ca c’est bien vrai. — Alors, pourquoi pas après tout ? — Pourquoi pas essayer, tu as raison. Et ils trinquèrent à ces belles paroles en ouvrant une bouteille de vodka. Ils continuèrent la discussion sur des sujets plus légers et, lorsque la bouteille fut vide, Pat se rapprocha de son comparse : — Tju sais, y a un truc qui m’cracasse. — C’est grave, docteur ? plaisanta Biggie. — Fais pas l’con, Diggie, chuis sérieux quoi … — Oups, dit-il, à moins que ce ne fut le hoquet. — Chuis prouchassé, mec. — Par les estraterrestres ? — Non, non, non, non, non, non, hocha Pat. — Par qui alors ?! — Par mon n’agent ! — Noooooon ?! — Siiiiii ?! Chuis toujours lié par contrat tu vois. — Merde !


— Ouais à fond. Et chuis chûr qu’y va me, hips ! — Kivakekoi ? — Y me … Y va me r’trouver ici Diggie, c’est grave. — Meeeerde, et qu’esson va faire ? Bat regarda Diggie … euh, je veux dire : Pat regarda Biggie, presque droit dans les yeux, avec un air de défi : — On va lui faire la même chose qu’au renard, à cette pourriture. — Thermostat 4 ? — Thermostat … … 14 ! — Ca existe pas, ducon ! — Ta gueule ! Cette nuit-là, ivres et plus proches que jamais, Biggie et Pat s’endormirent patte dessus, patte dessous. Et tous deux rêvèrent de cuisses d’agent aux pommes dorées au four. Quand le soleil se leva le lendemain matin, ils dormaient encore. Et quand il se coucha, les deux se levèrent enfin. Ils ne se parlèrent pas beaucoup ce soir-là. A peine un « —Tu as bien dormi ? — Mmmh » ou encore un « — Encore un peu de renard ? — Pas très faim. — Moi non plus. » Ils savaient que le plus dur restait à venir. Et ils savaient qu’ils ne savaient pas quand il viendrait. Etre dans l’attente d’une mauvaise nouvelle, d’un mauvais coup, sans pouvoir rien y faire d’autre que de l’attendre, cela leur était insupportable. Ils auraient bien voulu jouer, mais ils trouvaient cela puéril en pareille situation. Ils auraient bien voulu chasser, mais ils avaient bien assez à manger et bien peu envie de courir un danger supplémentaire. Alors


ils attendaient. Cette nuit là, ils se couchèrent tôt, la mine sévère. Et ils ne s’endormirent que lorsque le soleil se leva. La nuit suivante, après avoir un peu grignoté, Bigard tenta une discussion : — Tu crois pas qu’on pourrait préparer quelque chose ? — Non, répondit impassiblement le loup. — On pourrait mettre des pièges ? — Non, on attend calmement. Alors Biggie se coucha et regarda les arbres nus qui dansaient au rythme du vent froid. Il pensa qu’il aurait préféré ne pas rencontrer Pat, ne pas avoir tous ces tracas. Il pensa que Pat n’avait pas le droit de troubler sa vie paisible. Il y a bien longtemps que les humains ne venaient plus chasser les lièvres dans la région, il n’était pas prêt. Il s’endormit péniblement, et il dormait d’un sommeil agité quand, au milieu de la nuit …


III... — Biggie, réveille-toi, j’ai senti quelque chose. — Tu es sûr ? demanda-t-il dans un demi sommeil. L’odorat n’était pas le fort de Bigard. — Oui, ils viennent par le nord. Les vents froids amènent leur odeur de sueur dégueulasse. — Ils ? Ils sont plusieurs ?! Biggie était maintenant bien réveillé. — Deux. Peut-être trois. Biggie flippait comme une pucelle. — T’inquiète, mon gros, on va se les faire, lui dit Pat. — Thermostat 14, hein ? — Thermostat 14. Pat rassura Biggie. Ils n’auront pas de flingue. En tout cas ils ne voudront pas tuer. Ils ont payé trop cher l’éducation du loup. Les humains ne pensent pas, ils comptent. Mais Pat n’était pas tout à fait convaincu de ce qu’il disait. — Ils ont un chien renifleur. Ils sont à moins de 100 mètres. Je vais te lécher pour que tu prennes mon odeur et que tu serves d’appât. Profite, hein, ce sera peut-être la dernière fois que je te lèche.


Après avoir recouvert le pelage du lièvre d’une odeur de loup, Pat se mit à couvert sous la neige à quelques mètres de son compagnon. — Ne me regarde surtout pas ! Le plan était simple : les laisser s’approcher, neutraliser le chien, tuer les humains. Biggie attendait qu’ils s’approchent. Le chien viendrait sûrement en premier. Le lièvre-appât tremblait : il pouvait tout perdre, tout ce qu’il avait, tout ce qu’il avait jamais eu. Il entendait les reniflements du chien et ses pas dans la neige. Biggie avait l’avantage de la vision nocturne et le voyait maintenant. Mais il n’apercevait toujours pas les deux chasseurs, les peut-être trois chasseurs. Le chien était maintenant presque sur lui. Qu’est-ce que Pat attendait pour lui sauter au cou, bon sang ? Mais cela ne se passa pas comme prévu : cette saloperie de clebs avait flairé le piège. Il bifurqua vers Pat et se mit à aboyer. Il n’eut le temps de beugler que deux fois avant que le loup ne s’élance et lui fracasse le crâne sur un rocher. On entendit un bruit de noix qu’on écrase, un jappement plaintif et c’en était finit du cabot. — Saloperie de merde, s’il a touché Médor, je le défonce ton putain de loup, hurla un chasseur. — Là-bas, ça viens de là-bas, cria un second. — Vos gueules, bande de bleus, intima le troisième. Pat se rapprocha de Biggie : — Viens, suis-moi. Ils vont venir ici d’une seconde à l’autre … Tu as été parfait, Biggie.


Ils étaient à peine cachés que le propriétaire du chien débarque sur les lieux du carnage : — Médor, il a tué Médor ! Espèce de petit loup de fils de puuuuu… Sans prévenir Biggie, Pat donna l’assaut. Il jaillit des fourrés et planta ses griffes acérées dans le dos du chasseur. Il l’attaqua si fort que son cri de douleur réveilla toute la forêt : dans une cacophonie de cris d’animaux et d’humains, Biggie vit le sang du chasseur fuser de ses épaules et souiller la noble fourrure de Pat. Le chasseur tomba à la renverse sur le loup, l’écrasant de tout son poids et lui coupant le souffle. Pat était piégé. Biggie était abasourdi. Plus loin, le deuxième chasseur cria : — Je l’ai dans ma ligne de mire ! Puis une détonation. Un sifflement. Une balle de petit calibre attint le garrot de Pat. Il hurlait à la mort. Le sang ruisselait. Alors Biggie fonça sur le tireur qui se tenait accroupi sur une souche. Il planta ses deux pattes arrières dans ses deux yeux et utilisa son impulsion pour sauter sur le troisième. Les petits crocs de Biggie n’auraient pu traverser des habits, il fallait être précis. Sa pirouette l’amena au goitre du troisième chasseur, l’agent de Patrick : — Trou du cul ! Enfoiré de merde ! Pourriture ! Biggie s’agrippait tant bien que mal à sa prise, mordant comme jamais son prédateur à la gorge. L’agent eut vite fait de le projeter en avant mais Biggie était si bien accroché que ce geste de survie signa l’arrêt de mort de l’humain. Au sol, Biggie tenait dans sa gueule quatre centimètres carrés de peau, de muscle et d’aorte. L’agent avait ses deux mains sur sa plaie béante. Il ne se passa d’abord rien. Puis un geyser de sang gicla avec une telle force qu’il passa à travers ses


doigts. Dans le regard de l’agent, Biggie lut la peur, ensuite l’abandon et finalement plus rien : le vide. Tenant toujours sa gorge dans un réflexe musculaire, sa masse inerte s’effondra et vint frapper lourdement la terre et la neige. — Mes yeux ! Mes yeux ! Le deuxième chasseur tenait dans ses mains deux petites billes blanches. C’était ses yeux, sortis de leurs orbites. C’était un massacre. Une tuerie. Un carnage. Une véritable boucherie. La neige était rouge. Des branches cassées partout. Le cadavre de l’agent, ses mains toujours accrochées à son coup. Les cris du deuxième chasseur, devenu aveugle. Et le premier, le propriétaire du clébard, était toujours couché de tout son tas de graisse, sur Patrick. — Patrick, je vais te sortir de là. — Oublie … s’efforça-t-il de dire dans un souffle douloureux. Biggie essaya de tirer le chasseur par le bras. La balle avait transpercé Patrick et s’était logée dans le cœur du chasseur. Son corps inanimé était immobile, impossible à traîner. — Je vais le soulever, Pat, mais faut que tu fasses un effort ma biche. — T’es vraiment … tenta Pat. — Ta gueule, le coupa Biggie. Garde tes forces ! Dans un terrible ahan, Pat sentit le fardeau s’enlever de son garrot, puis de sa poitrine. Il mit toutes ses ressources dans ses pattes arrières. — Vas-y Pat, montre qui est un loup pour l’homme ! Il réussit à sortir une patte, puis l’autre, et dans un hurlement il s’extirpa définitivement de la carcasse humaine.


— On l’a fait, Biggie. Tu m’as sauvé. — Ta gueule, On doit encore te soigner. Y a une maison pas loin, habitée par des hippies. C’est mieux que rien.


Piano. Clopin-clopant, exténués, avec la force du dernier espoir, les deux amis franchirent le kilomètre qui les séparait de leur destination. Patrick perdait son sang. Il tomba à de nombreuses reprises mais il pouvait compter sur le soutien sans faille de Biggie. Et enfin ils arrivèrent au portail de la maison des hippies. C’est une femme aux cheveux gras qui les vit la première. Elle pensait que c’était un chien et un lapin. Elle vit tout de suite le sang mais pensa qu’ils s’étaient battus entre animaux. Les hippies comprirent plus tard qu’il s’agissait d’un lièvre et d’un loup (Ils avaient quand même Internet). Ils comprirent un peu plus tard encore que c’était une blessure par balle (L’un des hippies était un ancien flic, allez comprendre). Mais jamais, au grand jamais ils ne comprirent comment un lièvre et un loup avaient pu se lier d’amitié, et encore moins ce qui c’était passé cette nuit-là, dans cette forêt-là. Mais en même temps, c’est normal, c’est des hippies.


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.