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| J ANVIER, FÉVRIER,

MARS 2017 Tevet, Chevat, Adar 5777

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

07 Q uelques

souvenirs d’Eddy Florentin — THIERRY FLORENTIN

27 Aventura

nokturna — AVRAAM KOEN

29 Ken manka ?

— KOHAVA PIVIS

30 Buen marido

— AHARON COHEN

31 P ara meldar

— FRANÇOIS AZAR, MONIQUE HÉRITIER, CORINNE DEUNAILLES, BRIGITTE PESKINE

39 P ara sintir

— FRANÇOIS AZAR


L'édito Résistances Il y a un an, un numéro spécial de Kaminando i Avlando donnait un premier aperçu de l’aventure des éclaireurs israélites pendant la Seconde Guerre mondiale à travers les témoignages de Jacques et Lydia Salmona et de René et Esther Benbassat. La résistance de ces jeunes gens, parmi lesquels se trouvaient de nombreux JudéoEspagnols, semblait aller de soi puisque l’occupant avait juré leur perte et celle de leurs familles. Tous se sentaient unis par un lien fraternel qui dépassait les clivages habituels. Il entrait dans cette résistance une part d’inconscience, d’improvisation et de jeu dangereux mené par des êtres à peine sortis de l’adolescence. En regardant certaines photographies, on devine que cet engagement n’allait pas sans joie. La ferveur qui s’en dégage ne s’est d’ailleurs pas éteinte. Ces quelques années passées à cacher des enfants, à élaborer de faux papiers, à préparer la Libération demeurent le point cardinal de leur existence. Au moment où les témoins se font de plus en plus rares, il nous a paru essentiel de revenir sur leur histoire. On lira sous la plume de son fils Thierry, le témoignage d’Eddy Florentin, chef de troupe aux EI pendant la guerre, arrêté en juillet 1944 et qui se sauvera in extremis avec ses camarades du convoi de déportation. La résistance juive est également l’un des sujets au cœur du dernier livre de Michèle Sarde, Revenir du silence. On y croise son père Jacques Benrey et son oncle Marcel Amon, tous deux résistants dans le maquis du Vercors ainsi que Marc Amon, chef de la troupe Josué aux EI qui sera arrêté le 22 juillet 1944 et déporté sans retour.

Nous aimerions que ce chapitre de l’histoire soit définitivement clos mais il n’en est rien. Cette guerre-là ne s’est jamais véritablement achevée. Elle se poursuit en sourdine, à pas lent, dans l’égoïsme et le repli de plus en plus sensibles de nos sociétés occidentales. C’est dans une nation hautement civilisée, de manière parfaitement légale et démocratique, nous le rappelle Eddy Florentin, que s’est imposée la barbarie. Tout est donc encore possible, non seulement à nos frontières, mais aussi au cœur de notre monde oublieux des leçons du passé. Chacun résiste d’où il peut et comme il le peut. Nous le faisons à notre façon en refusant la banalisation du monde. En préservant l’héritage de notre civilisation et ses trésors d’humanité, des recettes de cuisine aux chants en passant par la langue. Ce combat nous le partageons avec tous ceux qui refusent de voir disparaître les merveilles des civilisations anciennes. Quelle joie de nous reconnaître en eux, semblables par-delà nos différences ! Quelle joie aussi de réinventer et de partager une tradition que nous refusons de voir confinée au musée ! En 2017, nous aurons l’occasion de manifester que nous sommes bien vivants avec une ferveur pareille à celle qui unissait les jeunes EI. Nous vous présentons nos meilleurs vœux pour cette année nouvelle en vous demandant de bien vouloir renouveler sans tarder votre adhésion afin de nous permettre de poursuivre notre action, syempre kresidos i no menguados. Anyada buena kon salud , alegria i reushita kumplida !


KE HABER DEL MUNDO ? |

Ke haber del mundo ? Décorations

Nomination d'Hervé Roten au grade d’officier des Arts et des Lettres Le 13 septembre 2016, Hervé Roten, ethnomusicologue et directeur de l’Institut européen des musiques juives depuis sa création en 2006, a été nommé au grade d’officier des Arts et des Lettres par la ministre de la Culture et de la Communication, pour sa contribution et son engagement au service de la culture française et de son rayonnement. La remise officielle de la médaille a eu lieu le 15 décembre 2016. Hervé Roten qui a consacré sa thèse de doctorat en 1997 aux traditions musicales judéo-portugaises en France à toujours été un ardent défenseur du patrimoine musical judéo-espagnol sous toutes ses formes et expressions. Nous lui adressons nos très vives et amicales félicitations.

Célébrations

Une quarantaine de jeunes israéliens fêtent leur bar-mitsvah et bat-mitsvah à Jérusalem grâce à la Fédération des associations sépharades de France André Dhéry, président de la Fédération des associations sépharades de France organise et finance chaque année, à Jérusalem, au nom de la fédération, des cérémonies de Bar Mitsvah et de Bat Mitsvah pour de jeunes israéliens issus de familles déshéritées. Cette année quelques quarante jeunes garçons et filles ont pu profiter de cette généreuse initiative de la fédération. L’office s’est déroulé dans la synagogue historique Yohanan Ben Zakai située à Jérusalem près du Mur des Lamentations. Les enfants, leurs familles et leurs amis accompagnés des représentants des principales branches mondiales des fédérations sépharades se sont rendus ensuite au Mur. Puis un repas a été offert dans la prestigieuse salle Artemisia avec distribution de cadeaux à tous les enfants. Près de 120 personnes ont participé à cet événement, parmi lesquelles le président de la fédération sépharade d’Israël et les présidents des fédérations sépharades des États-Unis, du Canada, d’Amérique latine et de France.

Médailles de l’ordre du mérite civil décernées par le gouvernement espagnol à Susana Weich-Shahak et à Moshe Shaul Nous avons le grand plaisir de vous annoncer la nomination dans l’ordre du Mérite civil espagnol de deux de nos très chers amis, la docteur Susana Weich-Shahak, professeur d'ethnomusicologie à l'université de Haïfa et Moshe Shaul ancien vice-président de l’Autorité du Ladino et directeur du journal Aki Yerushalayim, en reconnaissance des longues années qu'ils ont consacrées à la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles, pour ce qui concerne Moshe Shaul, et au recueil et à la transmission du patrimoine musical judéo-espagnol, pour ce qui concerne Susana Weich-Shahak. Cette décoration leur a été remise au cours d’une cérémonie organisée le 24 novembre 2016 à Herzlia Pituah, à la résidence de l’ambassadeur d’Espagne en Israël, en présence de l’ambassadeur Don Fernando Carderera, des parents, amis et collaborateurs des intéressés ainsi que d’éminents représentants de la communauté judéoespagnole d’Israël. Aki Estamos, les Amis de la Lettre Sépharade leur présente ses affectueuses félicitations.

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| HOMMAGE

Hommage à Arlette Bules Arlette Bules qui fut longtemps membre de notre comité directeur nous a quittés le 20 octobre 2016. Avec elle nous perdons non seulement une excellente amie dévouée à la cause judéoespagnole mais également une très bonne locutrice. Nous lui rendons hommage à travers le témoignage des membres de sa famille. De muerte nunka mas. Arlette Bules en 1996. Collection famille Bules.

Arlette faisait partie la michpaha Mitrani. Nous étions cousines germaines au premier degré issues d’une famille judéo-espagnole de Turquie composée de dix frères et sœurs. Nous formions ainsi une autre michpaha celles des cousines germaines liées par l’histoire de nos parents, l’amour de la culture sépharade, des chants, des proverbes et des petits plats. A chacune de nos réunions, il y avait cette allégresse toute orientale, les paroles et les rires, l’humeur et l’humour qui fusaient dans une atmosphère que toutes nous appréciions. Comme dans bien des familles les querelles intestines nous ont éloignées les unes des autres de trop nombreuses années. Il a fallu des événements personnels douloureux de part et d’autre pour que nous retrouvions les unes et les autres le chemin des cousines. Arlette et moi avons retissé des liens lors de la création d’Aki Estamos, notre association à laquelle nous avons beaucoup participé. Ma mère, comme toutes les bonnes ama de caza, cuisinait borrekas et almodrotes mais elle n’a pu me transmettre toute cette richesse culinaire et c’est à Arlette que je la dois. Les uns vous ont parlé de son tarama inégalé, les autres de ses borrekas. Mais vous a-t-on parlé de ses bimuelos ?! Bien gonflés, légers, vaporeux, nappés d‘un incomparable sirop de miel et d’orange ! Au seder de Pessa'h, Arlette avait l’habitude de les servir en entrée, et comme chaque famille, fût-elle cousine, possède son propre langage, elle appelait ces petits délices les birmuelos. | 2

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Nous nous lancions alors autour du kafiko presque aussi célèbre que son tarama, dans des discussions talmudiques à savoir s’il fallait dire bimuelos ou birmuelos, s’il fallait les manger en entrée ou en dessert. Ce qui rendait à mes yeux ces bimuelos encore plus savoureux était leur préparation quand Arlette m’invitait dans sa cuisine. Le trempage des mazots, le mélange avec les œufs et le sucre pour obtenir une pâte fluide et surtout le spectacle des petits pâtés de pâte cuisant dans la poêle à trous qu’Arlette possédait et qui lui venait de sa mère, ma tante. Cette cuisine qu’elle préparait si bien faisait partie de la convivialité appréciée d’Arlette, convivialité qu’elle mettait aussi au service d’Aki Estamos quand nous faisions des buffets pour les différents événements. Que nous puissions, nous les cousines Mitrani, toujours associer Arlette à nos prochaines rencontres. « Il nous faut aujourd’hui ne pas être tristes de l’avoir perdue mais nous réjouir de l’avoir connue. » ( Jean-Louis Trintignant) Jacqueline Mitrani Pour Arlette Arlette, ma cousine, ma sœur, s'est éteinte le 20 octobre 2016. Avec elle, disparaît le dernier lien qui me rattache à la Turquie et à mon passé judéo-espagnol. Née à Paris le 3 mars 1933, elle s'est réfugiée avec ses parents et son frère à Istanbul pendant la guerre, empruntant le dernier des douze trains affrétés par la Turquie pour sauver des Juifs turcs de la barbarie nazie.


HOMMAGE |

Arlette a toujours été présente dans ma vie dans les moments de joie comme de tristesse. C'était une femme de tête, au caractère bien trempé, comme elle l'a montré dans les affaires qu'elle a développées avec son mari Benjamin, décédé dix-neuf ans avant elle. Elle était aussi une femme de cœur, aimante pour ses filles Isabelle et Valérie et son petit-fils Lior, généreuse, disponible pour les autres, sachant établir des relations chaleureuses avec chacun. Beaucoup se souviennent encore des « shabbat du mercredi » au cours desquels elle tenait, avec Benjamin, table ouverte à son domicile. Passionnée d'opéra, aimant la lecture, le théâtre et les voyages, elle s'est beaucoup impliquée ces dernières années dans l'association Aki Estamos, réunissant ainsi son goût pour la culture et son intérêt pour le monde judéo-espagnol. Au-delà des souvenirs familiaux, il me reste d'elle sa joie de vivre, son tarama, son café turc et son courage au cours des derniers mois de sa vie.

Hommage à Moïse Rahmani, fondateur et directeur de la revue Los Muestros

Martine Delouvin Arlette s’en est allée, et avec elle une force de la vie peu commune, une mémoire familiale, et un lien fort pour nous ses nombreuses cousines côté Mitrani… Les grands-parents Nissim et Néama Mitrani vivaient à Tchana-Kale avant de venir s’installer en France dans les années 1920. Ils avaient eu dix enfants. Et c’est ainsi qu’il y eut de nombreux (surtout nombreuses) cousins/cousines. Sarah (Nicole), leur septième enfant, avait épousé Isaac Rovero et ils avaient eu deux enfants, Arlette et Dave. Arlette est née en France en 1933. Sous l’Occupation, elle a fait partie du dernier train qui a quitté la France pour Istanbul, avec d’autres ressortissants sépharades de nationalité turque, dûment enregistrés au consulat turc. Elle l’a relaté dans un témoignage confié au Mémorial de la Shoah. Arlette s’est mariée avec Benjamin Bules. Après le décès de Benjamin, Arlette s’est beaucoup impliquée dans l’association Aki Estamos, notamment en développant les fameuses soirées au théâtre, avec un programme qu’elle choisissait pour la joie de tous. Autour d’elle et d’Ida, la famille Mitrani se réunissaient pour les fêtes et autres événements… Elle était le conseil et la confidente de nombre d’entre nous. Elle restera toujours dans notre cœur. Avec affection à ses filles, Valérie et Isabelle ainsi qu’à Lior, son petit-fils. Laurence, fille de Nelly

Moïse Rahmani 1 est né le 29 août 1944 au Caire et nous a quittés le 18 septembre 2016. Son père était né en Égypte d’une famille damascène et la famille de sa mère était originaire de Rhodes. Ses parents ont quitté l’Égypte en 1956 pour rejoindre le Congo belge où ses oncles paternels étaient déjà installés à Elisabethville/Lubumbasi. Le grand rabbin de la communauté des Rhodeslis était alors Moise Lévy. Moïse Rahmani était un polyglotte et ce que l’on appelle couramment un self made man ou plus exactement comme cela est attesté de longue date dans le monde sépharade, un « marchand lettré ». Il crée le journal Los Muestros, La Boz de los Sefardim en 1990, quelques années après que la revue Vidas Largas a cessé de paraître. Cette revue internationale trilingue – français, anglais, judéo-espagnol –, fut publiée quinze années durant jusqu’au n°100, paru en septembre 2015. Il rencontra sa future épouse Manuela fin 1962 à Léopoldville/Kinshasa : « j’avais seize ans, dit-elle, et lui dix-huit ». Ils se sont mariés en Italie en 1968, avant de retourner vivre au Congo/Zaïre. Trois filles sont nées de cette union. Ils quittent définitivement 1. La biographie de Moïse Rahmani a été rédigée suivant principalement le témoignage de son épouse Manuela.

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| HOMMAGE

le Congo pour l'Italie en décembre 1969 en raison de troubles devenus endémiques. Un livre relatera cette expérience : Les Juifs du Congo. Après un passage au Luxembourg, il est engagé à Anvers par une compagnie de diamantaires d’origine libanaise. Quand il quitte cette firme pour raisons de santé, il consacre son temps à la communauté juive en prenant davantage de responsabilités. Il préside le B’naï b’rith de Belgique et participe très régulièrement à Radio judaïca aux côtés de Rivka Cohen dans une émission très écoutée, « la voix de l’institut sépharade ». Il fonde l'Institut sépharade européen et acquiert un local en son nom propre. Des soirées furent organisées, des chabbath et motzei chabbath, des expositions, des cours d’hébreu, de judéo-espagnol, de chants pendant une dizaine d'années. La belle bibliothèque contenant des milliers d’ouvrages fut alors léguée à l’université libre de Bruxelles ; un sefer torah de Rhodes et d’autres objets – ainsi que des archives furent remis au Musée juif de Bruxelles. Comme auteur, tous ses ouvrages portent la marque d'une expérience personnelle, mais ils renvoient aussi à la trajectoire du groupe des Sépharades de la deuxième moitié du XXe siècle. On citera notamment parmi ces titres : Rhodes, un pan de notre mémoire (hommage au berceau de sa grand-mère paternelle), 2000 ; Shalom Bwana, la saga des Juifs du Congo, 2002 ; Les Juifs du soleil, portraits de Sépharades de Belgique, 2002.

J'ai le cœur vraiment en friche et que faire contre la friche du cœur ? Une voix s'est tue et l'on savait que cette voix-là répondrait toujours. Elle était l'amitié et la chaleur humaine. Elle réchauffait parce qu'elle était l'amitié et l'on savait que l'on pouvait compter absolument sur elle. En 25 ans y a-t-il eu une fois un message laissé sans réponse ? je ne crois pas. Le dernier date du 3 mai 2016. Et cette voix s'est tue. Franchement, je reste comme étourdie. Nous abordons une nouvelle année et ses vœux me manquent vraiment. Je croyais en Moïse et pourtant je ne partageais nullement ses idées. | 4

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Avec lui, je sais que je n'aurais pas à faire semblant. Même si les questions difficiles d'une vie, nous ne les abordions que discrètement, nous les abordions quand même sans nous en détourner. Il y avait une compréhension intime, presque intuitive. Était-ce parce qu'il était né en Égypte comme tant des nôtres ? Était-ce parce qu’il a vécu au Congo où mes propres parents s’étaient réfugiés contre la tourmente ? Était-ce parce qu'il incarnait le personnage du marchand lettré qui courre dans toute l'histoire des Juifs d'Orient ? Était-ce parce que ses pages sur les Juifs de Rhodes m'ont arraché des larmes ? Je ne sais mais j'ai un grand trou rouge du côté gauche, celui du cœur. Il y avait une confiance et une écoute réciproque sans faille. Et là où il repose qu’il soit accompagné de mes vœux comme les années passées tel un vivant qu’il est parmi nous, ainsi que pour sa si chaleureuse famille et ses amis, Nicole Abravanel La veille de Rosh Ha-Shana 5577

Tengo el korasson en verdad abandonado i kualo azer kontra el abandono del korasson ? Una boz esta kayada i saviyamos ki esta boz respondiya siempre. Era la amistad i la kalor umana. Eya kayentava porke era la amistad i saviyamos ke podiyamos kontar absolutamente sovre eya. En 25 anios es ki uvo una vez un messaje dichado sin repuesta ? No lo kreygo. El ultimo es del 3 mai 2016. I esta boz esta kayada. Frankamente, kedo komo intuntada ! Empessamos una mueva aniada i sus suetos me mankan en verdad. Kriiya en Moïse i portanto no tiniya sus ideas. Kon el, se ke no teniya de azer komo si… Mezmo si sovre las kestiones difissiles de una vida, no avlavamos solo diskretamente, kambiavamos ideas mezmo. Aviya un entendimiento intimo, kuaji sensible. Es ke era porke nassido en Ejipto, komo tantos de los muestros ? Es ke era porke bivio en el Kongo ande mis parientes se fuyeron para salvarsen de la gera ?


HOMMAGE |

Es ke era porke era el tipo del comersiante savio ke vemos en toda la istoria de los djudios del oriente ? Es ke era porke sus ojas sovre los djudios de Rodis me arankaron lagrimas. No se ma tengo un grande borako kolorado en el lado siedro, este del korasson. Teneamos una konfiensa i un entendimiento resiproko, sin defekto. Ande el deskansa, ke seya akompaniado de mis suetos komo en los anios passados tal un ombre bivo ke es entre mozotros, ansi ke por su famiya tan kaloroza i sus amigos. Il dia antes di Roch ha-Shana 5777 Nicole Abravanel Traduction en judéo-espagnol de Malca Lévy

Moïse Rahmani nous a quittés il y a deux mois et il nous manque déjà. D’autres que moi lui ont déjà rendu les hommages qu’il méritait autant pour ses qualités humaines que pour le travail de chroniqueur et auteur de nombreux ouvrages traitant de la vie des communautés juives dans lesquelles il avait vécu. Je voudrais évoquer son attachement aux Juifs d’Égypte car bien qu’ayant quitté ce pays à l’âge de neuf ans pour partir pour ce qui était le Congo belge à l’époque, il conservait vivace le souvenir de l’Égypte et surtout d’Héliopolis, la ville où il était né et avait passé son enfance. À l’AJOE (l’Association des Juifs originaires d’Égypte), nous avions fait sa connaissance peu après la fondation de notre association. Nous souhaitions organiser des conférences et inviter des auteurs qui s’étaient intéressés à l’histoire récente de notre communauté, c'est-à-dire à son exode d’Égypte d’abord lors de la création de l’état d’Israël et surtout après 1956. L’expédition de Suez avait entraîné d’abord l’expulsion par les autorités égyptiennes des détenteurs de passeports français ou anglais, sans distinction de religion, et ensuite le climat anxiogène et l’hostilité des autorités envers les Juifs vivant en Égypte les a encouragés à s’exiler vers les pays voulant bien les accueillir, en abandonnant tous leurs biens et sans espoir de retour. Rares étaient les auteurs qui avaient raconté cette histoire et Moïse Rahmani, lui-même né en Égypte, était l’un d’entre eux. Nous l’avions donc invité à nous rencontrer et, au fil des conversations, notre amitié s’était nouée.

Il y avait plusieurs facettes à la personnalité de Moïse et à ses activités. Homme de radio, il animait une émission hebdomadaire à Bruxelles à la radio juive dans laquelle il abordait des sujets variés en compagnie de Rivka Cohen. Il y avait également son métier d’éditeur de Los Muestros, la revue à laquelle il a voué vingt-cinq années de labeur, consacrée à la conservation du judéo-espagnol. Et pour ce qui nous concernait, c’étaient les pages qu’il avait dédiées aux Juifs d’Égypte dans son ouvrage L’exode oublié, Juifs des pays arabes publié en 2003 qui retraçait le départ, les déchirements, les abandons d’une communauté d’environ 80 000 hommes, femmes et enfants qui quittèrent dans l’angoisse et la peur la terre où ils étaient nés pour s’éparpiller à travers le monde dans les pays qui voulaient bien leur accorder un visa – il faut rappeler qu’une grande proportion des Juifs d’Égypte étaient apatrides soit de « naissance », car les autorités égyptiennes avaient voté une loi qui refusait la nationalité égyptienne aux Juifs nés en Égypte, soit parce que même s’ils étaient devenus égyptiens antérieurement à cette loi, en quittant l’Égypte ils devaient « volontairement et de leur plein gré » renoncer à cette nationalité et se retrouvaient apatrides. À part le jeune état d’Israël, où la « loi du retour » leur permettait d’aller s’installer, rares étaient les pays qui leur ouvrirent leurs portes. Au fil des ans et à titre personnel, j’ai régulièrement correspondu avec Moïse pour échanger des informations et des anecdotes ; il avait publié l'ouvrage Tu choisiras le rire en 2008, dans lequel il avait rassemblé un florilège d’histoires juives, de toutes origines et qui avaient une caractéristique… elles permettaient au lecteur d’oublier ses soucis et de rire de bon cœur ! Nos pensées se tournent vers Manuela, ton épouse ainsi que tes filles et tes petits-enfants. Tu leur manqueras toujours. Cher Moïse, ta voix grave qui s’est tue et tes messages qui ne me parviennent plus ont créé un vide, mais ton souvenir perdurera et ton œuvre te survivra encore longtemps. David Harari

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| KE HABER DEL MUNDO ?

Pour les adhérents d'Aki Estamos

23.10 > 30.10

Projet de voyage en Israël En partenariat avec la Fédération des associations sépharades de France, Aki Estamos – les Amis de la Lettre Sépharade envisage d’organiser un voyage d’une semaine en Israël, du lundi 23 au lundi 30 octobre 2017. La chorale et le groupe théâtre de l’association qui doivent participer à ce voyage, se produiront dans les trois grandes villes du pays, à Haïfa, à Tel-Aviv et à Jérusalem. Le groupe sera hébergé pendant toute la semaine dans un hôtel de Tel-Aviv proche de la mer et il rayonnera en car vers les différents lieux à visiter.

Le navire Tel-Aviv dans le port de Haïfa lors de son voyage inaugural vers Trieste en 1935. Photographie de Zoltan Kluger. Bureau de presse israélien.

La Fédération sépharade de Haïfa

Le lundi 23, arrivée à l'aéroport Ben Gourion, installation à l’hôtel et soirée libre. Le mardi 24, le groupe visitera Haïfa et donnera un spectacle dans une institution pour personnes âgées, Beit Avraham, fondée par la fédération sépharade de Haïfa (cf. encadrés). Le mercredi 25, visite de Tel-Aviv et soirée spectacle Aki Estamos. Le jeudi 26, journée entière de détente à la mer Morte. Le vendredi 27, visite de Jaffa, plage, dîner de shabbat. Le samedi 28, journée libre. Le dimanche 29, visite de Jérusalem et soirée spectacle Aki Estamos. Le lundi 30, retour à Paris. –

Créée en 1918 comme une association ottomane à but non lucratif, la Fédération sépharade de Haïfa est devenue une association israélienne à part entière seulement à partir 1960. Très active au sein de la communauté sépharade, elle contribue au financement de nombreux établissements d’enseignement de tous niveaux. Elle accorde des bourses d'études, subventionne des cours de soutien, distribue des fournitures scolaires ainsi que des vêtements aux enfants défavorisés.

Un nombre limité de places est disponible pour les adhérents d’Aki Estamos qui ne font partie ni de la chorale, ni du groupe théâtre.

En peu de temps cette maison de grande qualité a servi de modèle à de nombreux autres établissements. Parmi les services très modernes qui ont vu le jour, citons l’ouverture d'un centre universitaire multi-secteurs en collaboration avec l'université de Haïfa. A l'avenir est prévu un partenariat avec le centre Alzheimer de Ramat Gan pour la création de nouveaux départements spécialisés dans cette pathologie.

Informations auprès de Sylvie au 06 98 52 15 15.

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Beit Avraham, maison de retraite sépharade à Haïfa La maison de retraite Beit Avraham, fondée en 1983 par la Fédération sépharade de Haïfa, est placée sous le contrôle du ministère de la santé de l’état d’Israël. Elle prend en charge quatre cents personnes âgées venant de toutes origines et fonctionne également comme un hôpital gériatrique. Trois cents personnes y travaillent en permanence, médecins, infirmières, aides-soignantes, kinésithérapeutes, assistantes sociales etc.

Beit Avraham vient de créer deux nouvelles ailes qui fonctionneront selon le modèle de la « Green House » très appréciée aux États-Unis. L’objectif est de réduire au maximum l'aspect hospitalier ; de permettre à chaque résident d'avoir non seulement sa chambre mais aussi une cuisine pour préparer ses repas, de lui donner des occasions de participer aux décisions et de garder ainsi son autonomie le plus longtemps possible.


FIGURES DU MONDE SÉPHARADE |

Thierry Florentin

Figures du monde sépharade

Quelques souvenirs d’Eddy Florentin À la lecture du numéro 16 de Kaminando i Avlando, consacré aux mémoires de Lydia et Jacques Salmona, ainsi que de René et Esther Benbassat, rappelant le souvenir de mon père, Eddy Florentin, disparu à l’âge de 89 ans, j’ai eu l’envie de croiser ou de préciser les anecdotes et les souvenirs évoqués notamment par Jacques Salmona dans son récit. Pourra-t-on jamais, en effet, restituer suffisamment l’intensité et la force du lien qui a uni ces jeunes Éclaireurs israélites durant la Seconde Guerre mondiale, alors que nul ne savait s’il allait revenir d’une course aussi anodine qu’aller ramener le pain de la boulangerie, ainsi que saisir la profondeur de l’amitié et de la loyauté qui les a unis jusqu’à la fin de leur vie.

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| FIGURES DU MONDE SÉPHARADE

Eddy Florentin à sa table de travail dans les années 1960. Source : famille Florentin.

1. Pour ce qui est de l’origine du patronyme Florentin, on pourra se reporter à l’article intitulé « Lettre des Balkans » que j’y ai consacré dans la revue La Célibataire, numéro 24, été 2012, « Qu’y a-t-il à attendre d’une psychanalyse ?  »

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« Jusqu’à quand la Seconde Guerre mondiale hantera-t-elle notre histoire ? » demande ainsi le rédacteur en chef, François Azar, dans son éditorial introductif à ces passionnants témoignages. Eddy Florentin pour sa part n’était quant à lui pas seulement hanté par la Seconde Guerre mondiale, il l’habitait littéralement, et cela autant dans sa vie, que dans ses livres, ses conférences, ses recherches, et ceux qui ont eu le privilège de pouvoir écouter ses reconstitutions historiques de l’avancée et de la percée alliée en Normandie du 6 juin 1944 jusqu’à la Libération de Paris le 25 août 1944 en devenaient soudain transformés en témoins présents, juchés sur des chars Patton, camouflés dans des bosquets du bocage normand, ou assis à la table de décision des grands chefs militaires alliés et allemands. Publicitaire de métier, mais historien de formation, « homme de lettres », comme il aimait à le souligner, Eddy Florentin était en effet avant tout un homme soucieux de transmettre l’Histoire. Mais pour ce qu’il en avait été de sa vie personnelle, et notamment la manière dont il avait traversé la période où la France était occupée par les nazis, il est resté toute sa vie d’une extrême pudeur et discrétion, y compris parmi ses propres enfants, moi-même, mes sœurs, Dominique et Françoise, ses petits-fils Baptiste et Antoine, et jusqu’au dernier, Victor. Comme beaucoup d’intellectuels juifs français de cette génération, il ne mettait jamais en avant ses origines, et ne s’en revendiquait que lorsque ses interlocuteurs le confrontaient à la bêtise raciste et antisémite.

Florentin, qui m’est malheureusement inconnue, et qui se retrouva avec lui à Londres en 1911. La mère d’Eddy Florentin, Nelly Camhi, née en 1897 à Istanbul, venait d’une famille originaire d’Andrinople, où vivait également une nombreuse communauté juive, et se targuait d’être une descendante de Don Isaac Abravanel, qui avait envoyé un de ses fils aînés à Salonique, ville où l’on trouvait jusqu’au début du XXe siècle encore de nombreux Abravanel. Cependant, en 1908, la famille de Vitalis partit s’installer à Istanbul.

Né le 26 mai 1923, à Istanbul, il est le fils aîné de Vitalis Florentin, né à Rusçuk en 1892, ancienne place forte de l’Empire ottoman, et aujourd’hui Roussé, en Bulgarie 1. Rustchuk, ainsi orthographié, à l’européenne, et où vivaient de nombreux Juifs sépharades, c’est aussi la ville natale d’Elias Canetti, qui parle dès les premières pages du premier tome de son autobiographie, La langue sauvée, d’une famille

À la naissance d’Eddy, Vitalis partira pour des raisons économiques, d’abord seul à Paris en 1926, puis fera venir peu de temps après son épouse et son fils. À Paris, leur naîtra un deuxième fils, Léonce. La famille Florentin s’installera d’abord à l’hôtel mythique, et qui existe toujours de nos jours, du square Montholon, appelé par les Sépharades d’Istanbul square Matalon, par dérision.

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FIGURES DU MONDE SÉPHARADE |

Marie Camhi, la grandmère d'Eddy Florentin avec ses trois filles Claire (à droite), Alice (au centre) et Nelly (à gauche). Nelly est la mère d'Eddy Florentin. Istanbul, vers 1900. Source : famille Florentin.

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| FIGURES DU MONDE SÉPHARADE

le quartier d’Ortaköy où vivait dans les années 1930 une importante communauté sépharade. « I was born here sixty years ago », criait-il exalté à un groupe de commères turques et à leur marmaille, qui ne comprenaient évidemment pas ce qu’il leur disait.

Le grand-père maternel d'Eddy Florentin, Memmuri Bohor Bey Camhi, médecincolonel de l'armée ottomane. Source : famille Florentin.

2. En effet, comme le souligne René Benbassat, les Juifs stambouliotes ne s’installaient pas à Paris d’une manière homogène mais en fonction du quartier d'Istanbul d'où ils venaient et ceux qui avaient choisi par exemple le 9ème arrondissement ne se mélangeaient guère à ceux qui résidaient dans le 11ème arrondissement, notamment les alentours de la rue Sedaine et du quartier de la Roquette, (comme l’a illustré Annie Benveniste dans son ouvrage Du Bosphore à la Roquette, la communauté judéo-espagnole de Paris 1914-1940. L’Harmattan. 2000.)

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En 2002, pressé par mes soins de rédiger quelques pages de ses souvenirs, il écrit : « Cet hôtel appartient à la légende de la communauté judéo-espagnole venue du Moyen-Orient. Il n’était alors habité que par des immigrés de Turquie et de Grèce. Je ne peux jamais passer devant sans une très forte émotion, apparemment analogue à celle que j’ai vécue en compagnie de mon fils Thierry, lorsqu’en septembre 1986, nous nous sommes retrouvés devant la gare d’Europe, à Istanbul, là où j’avais accompagné avec ma mère mon père en 1926, à l’âge de trois ans, au train qui devait l’emmener en France. » En 1986, il avait tenu à passer trois jours à Istanbul avec moi, et ce jour-là, en effet, il avait fait un malaise tel que j’avais dû l’engouffrer dans un taxi pour le ramener à l’hôtel où nous étions descendus. Le matin même, nous nous étions rendus devant l’immeuble où il avait vécu, une ancienne manufacture de cigarettes, face au Bosphore, dans

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Puis, vers 1928, comme beaucoup de Sépharades d'Ortaköy 2, la famille quitte le 9ème arrondissement pour s'installer à Enghien-les-Bains, car c’était à l’époque une agréable ville d’eau et de casino, où résidait également une grande communauté arménienne. Dans les années 2000, Eddy Florentin sera reçu à plusieurs reprises par la radio associative locale, Radio Enghien, au sujet de ses ouvrages, et ne cessera d’évoquer devant le journaliste Bernard Ventre son émotion et ses souvenirs d’une incroyable précision de l’Enghien cosmopolite des années 1930 : le petit train à impériale, la promenade le long du lac, ainsi qu’en forêt de Montmorency. Les moyens de la famille sont modestes, Vitalis n’ayant pu trouver qu’un emploi de représentant de commerce dans le textile. « À Enghien, nous avons vécu d’abord au 7 rue du Temple, rez-de-chaussée du bâtiment face à l’entrée. Puis au 2 rue Saint-Charles, 3ème étage à droite depuis la rue (balcon). Et ce jusqu’en 1937 ; je me souviens très bien des grèves du Front Populaire en 1936. » Il entre alors à l’école maternelle : « Ma première médaille, je m’en souviens encore. J’avais six ou sept ans. Une vraie médaille qui m’avait été décernée sans que je sache pourquoi, au point que je pensais que tous les enfants de mon âge pouvaient arborer une médaille. En réalité, elle m’avait été décernée parce que j’avais bien travaillé à l’Institution Mazurier, rue du Chemin-de-Fer à Enghien-lesBains où mes parents m’avaient placé. Bref, j’avais été, sans bien m’en rendre compte, le premier de la classe. Dans la rue les dames, les messieurs me félicitaient, me délivraient de larges sourires dont


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Sur le balcon de la maison familiale d'Ortaköy à Istanbul en 1913. En haut Victor, oncle d'Eddy et sa grand-mère maternelle, en bas sa mère Nelly (à gauche) et sa tante Claire (à droite). Source : famille Florentin.

je ne comprenais pas très bien pourquoi. Une semaine plus tard, je devais restituer, à mon grand chagrin, cette médaille de bon élève. Car telle la coupe de France, c’était une médaille baladeuse, qui allait d’un premier de la classe à un éventuel autre premier de la classe la semaine suivante. J’ai été fort triste. » Puis, c’est l’école communale : « Dans les années 1930, les instituteurs très républicains de l’école communale d’Enghien-les-Bains accordaient beaucoup de place à l’éducation civique. Les classes se déroulaient sous un immense poster déroulant, au-dessus de l’estrade et du tableau noir, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont il nous fallait apprendre les articles. En ces années-là, ne l’oublions pas, la communale fourmillait d’élèves étrangers, issus des vagues d’immigration de la Grande Guerre et des bouleversements de la carte de l’Europe ou

de l’arrivée de régimes dictatoriaux : Arméniens, Italiens, Polonais, Grecs, Turcs, Judéo-Allemands (sic), Russes blancs, Espagnols des Balkans ou du Moyen-Orient, qui tous, apprenaient, avec conviction, que leurs ancêtres étaient des Gaulois dotés de grosses moustaches. « Je n’ai jamais oublié les leçons civiques de mes instituteurs, dont j’ai encore en mémoire les noms, et j’ai toujours été influencé par cet entourage cosmopolite propre aux souffrances et persécutions des années d’avant-guerre ; la nation était pour moi cet ensemble composite, et l’est encore aujourd’hui. En somme, tel monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir, je vivais déjà la nation au sens où Ernest Renan me le confirmerait une décennie plus tard. « Là encore, je n’avais de cesse d’être le premier de la classe, où j’avais acquis une solide réputation d’être « bon » en rédaction française, comme

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Vitalis Florentin et Nelly Florentin née Camhi à l'époque de leur mariage à Istanbul (circa 1922). Source : famille Florentin.

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Photographie prise à la naissance d'Eddy Florentin à Ortaköy, Istanbul, le 26 mai 1923. Source : famille Florentin.

Eddy Florentin (à droite) et son frère Léonce à l'époque où ils fréquentaient l'Institution Mazurier à Enghien-lesBains. Source : famille Florentin.

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3. La sixième était le nom donné à l’organisation clandestine des Éclaireurs israélites, officiellement chargée d’établir des faux papiers, ainsi que de trouver des lieux d’hébergement sûrs aux enfants. Voir Organisation juive de combat. Résistance/ sauvetage. France 1940.1945. Ed. Autrement. 2002. réed.2006 4. Qui ignorait encore à cette époque que son père biologique, Roland Lévy, était un dentiste juif, descendant d’une famille sépharade portugaise, les Levi Alvares, réfugiée à Bayonne au début du XVIIe siècle.

on disait alors. Mon instituteur les lisait tout haut en exemple à mes condisciples. « Je me souviens de ma première distribution des prix dans le théâtre du casino d’Enghien, en présence de toutes les autorités municipales ; je n’ai pas compris pourquoi tout le monde se levait quand l’orchestre a entamé un air que je ne connaissais pas. Le brouhaha impliqué par l’assemblée se levant, avec le claquement des strapontins se refermant, m’avait causé une certaine frayeur ; il ne s’agissait rien de moins que la Marseillaise que j’entendais, à l’âge de dix ans, pour la première fois. J’ai, depuis, toujours respecté le frisson que me cause l’hymne national dans les commémorations et cérémonies. » En 1936, Eddy Florentin vient d’avoir treize ans, il entre au lycée Rollin, à Paris, avenue Trudaine, près de la Gare du Nord, mais aussi du 9ème arrondissement, le quartier des diamantaires, où il retrouve de fait de nombreux enfants de Stambouliotes. Aujourd’hui rebaptisé lycée Jacques-Decour, du nom de ce grand résistant, qui y était alors professeur, et qui fut fusillé au Mont Valérien par les Allemands, le lycée Rollin était alors le haut-lieu mythique des jeunes lycéens venus de la banlieue nord, car il n’y avait pas à l’époque de lycée en banlieue. Entre-temps, en 1937, la famille avait déménagé, s’était installée au 137 rue du faubourg Poissonnière, dans le 9ème arrondissement : « Nous resterons dans cet appartement jusqu’au dramatique 23 novembre 1943, et la rafle des ressortissants des pays neutres ou alliés de l’Allemagne jusque-là protégés par leurs consulats. » Au début 1991, à mon instigation, puis à celle de ma sœur Dominique, qui avait pris connaissance par le rabbin Daniel Farhi de la création de la revue Los muestros par Moïse Rahmani, Eddy Florentin prendra contact avec son rédacteur en chef, puis avec Jean Carasso, et sera amené au fil d’articles publiés dans La Lettre Sépharade, du

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numéro 28 au numéro 56, sous ses initiales, F.E., à raconter de nombreuses péripéties de la vie des Juifs d’origine espagnole à Paris. Il y aura vingtdeux articles au total, que l’on peut retrouver en ligne sur le site internet de La Lettre Sépharade. Il écrit : « À partir de novembre 1943, diverses habitations clandestines, fractionneront la famille, mes parents chez les Hasson, à Andilly, mon frère rue des Écoles, moi place Lucien Herr (aujourd’hui disparue, au bout de la rue Vauquelin, à l’angle des petits escaliers de la rue Lhomond). « À la fin du printemps 1944, mes parents déménageront dans un appartement du boulevard Saint-Michel, qui faisait partie du listing secret des appartements loués à tout hasard par la sixième 3. Dès mon arrestation, Freddy Menahem, de crainte que je ne sois obligé de parler sous la torture, fera immédiatement déménager mes parents dans l’immeuble du 39 boulevard du Montparnasse, cinquième étage, immeuble que je quitte après mon mariage, mais où mes parents vivront jusqu’à la mort de mon père, en 1973. » À Rollin, Eddy Florentin se retrouvera en compagnie entre autres d’Edgar Morin, alors Nahum, avec qui il disputera les premiers prix et les accessits, de François Truffaut 4 et y retrouvera surtout son ami Freddy Menahem, né à Salonique, et d’un an son cadet, dont il avait fait la connaissance aux EI – les Éclaireurs israélites –, où ses parents l’avaient inscrit en 1935. Eddy y recevra le totem de Flamant, en raison de sa silhouette longiligne. « Entrer au lycée était alors très impressionnant : je dois à mes professeurs de latin et de français une portion déterminante de ma formation. Quelques-uns étaient d’ailleurs des écrivains fort connus. La lutte pour la place de premier de la classe était alors un absolu. On travaillait pour être le premier, et la compétition était rude. J’ai eu ma part de lauriers (plutôt en latin et en histoire qu’en mathématiques), et je regarde, avec émotion, les palmarès que j’ai conservés en dépit de la guerre.


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Troupe des EI avant-guerre. Source : Mémorial de la Shoah/coll. EEIF/Coll. Eddy Florentin.

« Les années noires opposaient, dans la cour du lycée, partisans du Front populaire et fils de Croix de Feu du colonel de la Rocque. Guerre d’Éthiopie et guerre civile espagnole faisaient rage. Et j’ai dû, probablement, à ce moment-là, faire mon apprentissage politique. » Puis vient l’année 1939, et la déclaration de guerre : « Je me trouve parmi les scouts, engagé à faire les moissons ; pour le petit Parisien que j’étais, c’est la découverte de la vie aux champs. J’en resterai toujours imprégné. L’ironie de la vie voudra que, trois décennies plus tard, l’un de mes livres se déroulât là même où j’avais aidé les paysans à lier leurs bottes… » À la veille de la chute de Paris, en juin 1940, notre professeur de français et de latin, Paul Maury, nous fit travailler sur le fameux texte d’Erckmann-Chatrian : La Dernière Classe 5. Deux ou trois jours après, les élèves se séparaient, empruntant les routes de l’exode.

Eddy Florentin rejoint alors Moissac, où un centre d’accueil pour les enfants juifs étrangers réfugiés avait été ouvert en décembre 1939 à l’initiative d’Édouard Simon (Bouli) et de son épouse Charlotte Hirsch (Shatta), et dont il avait été décidé qu’il serait le centre de ralliement pour les Éclaireurs israélites partis de la région parisienne durant l’exode : « Moi-même, je roulais à vélo jusque dans le Tarn-et-Garonne traversant ce qu’on n’appelait pas encore la France profonde, mais découvrant, de mes yeux, une France que je ne connaissais alors qu’au travers de mes livres de géographie. Ce périple, qui allait me conduire à passer la première partie du baccalauréat à Figeac et à Cahors, influera toute ma vie sur l’amour que je porte aux vieux villages tranquilles dans la campagne. Je dois à mes années au lycée Rollin une profonde imprégnation d’idéaux républicains et une hantise de tout ce qui menace les libertés. Je n’ai jamais varié depuis. »

5. Il s’agit en réalité d’une nouvelle d’Alphonse Daudet, publiée dans les Contes du lundi, et sous-titrée Récit d’un petit alsacien, d’où la confusion probable que fait Eddy Florentin avec Erckmann et Chatrian, également grands patriotes (voir par exemple Le trompette des hussards bleus).

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Premier challenge des EI. Photo datée du 2 juillet 1939. Eddy Florentin est photographié de profil, le seul à porter des lunettes. Source : Mémorial de la Shoah/coll. EEIF/Coll. Eddy Florentin.

6. Cela viendra plus tard, comme le raconte Alain Michel dans deux ouvrages, Les Éclaireurs israélites de France pendant la Seconde Guerre mondiale, Éditions des EIF, et L’Histoire des EI de 1923 aux années 1990. Scouts, Juifs et Français. Editions Elkana. 7. Voir à ce sujet, Bertrand Matot La Guerre des cancres, un lycée au cœur de la Résistance. Perrin. 2010. L’auteur avait recueilli le témoignage de mon père, qui ne l’avait finalement pas autorisé à l’exploiter, pour des raisons de discrétion et de pudeur.

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À la mi-août 1940 se tient à Moissac, où Simon Levitte a installé dorénavant le siège du secrétariat national des EI, un conseil des commissaires, sous l’autorité de Robert Gamzon (Castor) et de Frédéric Hammel (Chameau) et qui décide, d’une part de continuer le scoutisme israélite partout où il est implanté, et notamment, pour ce qui est de la zone Nord, dans la région parisienne, voire de créer de nouveaux groupes là où cela est possible et, d’autre part, de développer les maisons d’enfants et les centres ruraux selon un plan de retour à la terre. Il n’est pas encore question pour les EI de rejoindre une lutte armée 6. À la rentrée scolaire d’octobre 1940 Eddy Florentin revient donc à Paris sous occupation allemande : « À l’époque, on rentrait à Paris en zone occupée, moyennant quelques formalités,

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sans conscience du drame qui nous y attendait » et il rejoint le lycée Rollin, qui devient le ferment d’intenses activités de résistance lycéenne 7. « Malgré l’interdiction de tout rassemblement par les autorités allemandes, les lycéens sont appelés à manifester le 11 novembre 1940, date de l’armistice de la guerre de 1918, et de la victoire sur l’Allemagne. Le mouvement part du lycée Rollin, que Patrick Modiano qualifiera plus tard d’école de la Résistance. « Il y avait à Rollin – où de nombreux professeurs juifs, en vertu du statut des Juifs, sont interdits d’enseigner – plus d’électricité parisienne que dans les autres lycées. » « Le 11 novembre 1940, témoigne Eddy Florentin, comme tous les lycéens de ma classe de philo, je me suis trouvé embringué dans la fameuse manifestation des Champs-Élysées, fort médiatisée


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Eddy Florentin (à droite) avec ses amis des EI, Albert Schilton (totem Renard) au centre et Josy Walter (totem Poney) à gauche. Source : famille Florentin.

depuis. Je n’ai pas été très courageux : descendu au métro Saint-Philippe-du-Roule, j’ai emprunté la rue La Boétie, ai surgi sur les Champs-Élysées couverts d’oriflammes nazies, me suis trouvé, sans savoir comment, dans une échauffourée alors que nous nous portions vers l’Arc de triomphe, tandis que les voitures allemandes, roulant sur les trottoirs, repoussaient nos groupes. Je me suis vite replié sur la rue La Boétie et suis rentré à la maison. Ayant raconté ce « glorieux fait de résistance » au président de l’Amicale du 11 novembre 1940, que j’avais rencontré par hasard au cours d’une commémoration, à l’Hôtel de Ville, celui-ci m’a répondu, à mon grand étonnement : – Pourquoi n’êtes-vous pas membre de notre Amicale ? Vous en avez assez fait pour remplir nos conditions d’adhésion. Je me suis toujours demandé s’il avait plaisanté, ou non. » Mais c’est avec les Éclaireurs israélites qu’Eddy Florentin entre réellement dans la Résistance : « C’est par le scoutisme, échine de ma vie – je suis toujours resté scout – que j’ai dérapé, sans m’en rendre compte, et sans le vouloir, sans le

chercher, dans la Résistance : simplement, dans les milieux de mon adolescence, lutter contre le nazisme, se défier du pétainisme, et se montrer naturellement confiant dans la victoire alliée était comme une deuxième nature. Point n’était besoin de s’interroger sur la validité de nos opinions et comportements ; pour nous, les fameux tournants pris par les néo-résistants en 1941, 1942, 1943, 1944, selon la conjoncture, ne se posaient même pas. Dès l’automne 1940, la bataille aérienne d’Angleterre disait ce que serait la suite de la guerre et la victoire inéluctable. » C’est en n’y pensant pas qu’un jour on découvre qu’on est entré, mine de rien, dans un réseau, en même temps que ses compagnons de jeu, comme si le jeu se prolongeait. Après la rafle du Vel d’hiv des 16 et 17 juillet 1942, qui voit l’arrestation de milliers de Juifs étrangers, les EI s’installent dans les maisons d’enfants de l'Union générale des israélites de France (UGIF). Le groupe Chema Israel, dirigé par Freddy Menahem, dans l’asile de nuit de la

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Légende figurant au dos de la photo : Le 22 mai 1942. « Enfin du neuf sous le soleil. Ton adjoint tout de même Poney. » Eddy Florentin (dont Josy Walter dit Poney est l'adjoint) se trouve en bas, le deuxième en partant de la gauche. La photo est signée au dos par Mouflon (Michel Schilton), Chameau (Frédéric Hammel), Michel Rattovitz, Rudy, Pierre Richter (allongé à gauche), Albert Schilton (Renard) à droite en bas. Pierre Richter disparaîtra en déportation. Source : Mémorial de la Shoah/coll. EEIF/Coll. Eddy Florentin.

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rue Lamarck, et la troupe Hafetz Haim, confiée à Eddy Florentin, au centre de la rue Guy-Patin. En quelques heures, écrit Alain Michel, dans son livre Les Éclaireurs israélites de France durant la Seconde Guerre mondiale, jeunes filles et garçons sans expérience vont recevoir, dans chacune des maisons, 400 enfants arrachés au Vel d’Hiv, et leur assurer logement, nourriture, et animation. Marcel Stora, membre dirigeant de l’UGIF, rédige un certificat en date du 17 août 1942, attestant « que Monsieur Eddy Florentin […] est habilité par l’UGIF pour diriger les sorties des enfants du patronage Guy-Patin. » Hélas, le 10 février 1943, la police française procède à l’arrestation des enfants de plus de douze ans, de parents russes ou polonais, dans les centres parisiens de l’UGIF, de la rue Lamarck, de la rue Guy-Patin, mais aussi à l’orphelinat Rothschild et à l’École du travail. Un total de 42 enfants sont ainsi arrêtés et déportés. Les poings serrés, Eddy Florentin assiste impuissant à leur arrestation : « Eddy, tu nous laisses tomber ! », implorent les filles en défilant devant l’encadrement EI avant de monter dans les autobus, note-t-il dans un carnet retrouvé après sa mort. Devant ce désastre, et l’ampleur que prennent les persécutions anti-juives, et les rafles, les EI avaient depuis longtemps réclamé de ne pas en rester aux simples activités scoutes ou de sauvetage des enfants. Dans un rapport conservé aux archives des EI, datant d’août 1942, cité par Alain Michel, Eddy Florentin notait que « de l’été 1941 à l’été 1942, notre unité a vu son recrutement renouvelé trois fois à la suite des opérations policières qui ont décimé les familles, y compris des parents fusillés comme otages. Une patrouille entière, composée d’enfants d’un immeuble de la rue Claude-Decaen, a disparu. Tous ont été arrêtés. L’état-major est désemparé, tant par les arrestations que par les fuites en zone libre. » En 1943, l’Armée juive (l’AJ), organisée fin 1941-début 1942 par Abraham Polonski et Aron

Groupe de jeunes filles des EI en 1942 rue Claude Bernard. De droite à gauche : Denise Weil, Nicole Schilton, Gilberte Steg née Nissim, Bela Stav, Mitsuko. Source : Mémorial de la Shoah/coll. EEIF/Coll. Eddy Florentin.

Célébration de la fête de Pourim en mars 1942 au siège des EI rue Claude Bernard. Fleurette joue Esther avec Albert Schilton dans le rôle de Mardoché. Source : Mémorial de la Shoah/coll. EEIF/Coll. Eddy Florentin.

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Lublin, avait reçu la promesse d’un soutien financier du Joint américain, et passe un accord avec les EI afin de coordonner et développer les activités de résistance. Robert Gamzon et Frédéric Hammel, au nom des EI, ainsi que Simon Levitte, qui a fondé entre-temps le Mouvement de la jeunesse sioniste, rejoignent son comité directeur. C’est à la suite de ces accords, mais certainement également selon moi à la suite du désarroi consécutif à la rafle de la rue Guy-Patin, qu’Eddy obtient de se voir affecté à la préparation à la lutte armée et entre en février 1943 dans l’OJC (Organisation juive de combat), « date de mon serment d’engagement devant un délégué de l’AJ. » Darquier de Pellepoix, qui a remplacé six mois plus tôt Xavier Vallat au Commissariat général aux questions juives vient en effet de signer l’arrêté de dissolution des EI, leur interdisant toute activité, jusqu’ici tolérée sous le terme pudique de « patronage ». Les troupes EI sont donc obligées de se redéployer, dans la clandestinité, sans diminuer au contraire la fréquence et l’intensité de leur engagement.

8. Ce récit de l’évasion du convoi du 17 août est assez bien documenté, qu’il s’agisse de l’ouvrage publié en 2002, puis réédité en 2006, aux Éditions Autrement, sous le titre Organisation Juive de Combat, RésistanceSauvetage (2002), France 1940-1945 (2006), mais surtout par l’ouvrage du journaliste Jean-François Chaigneau Le dernier wagon. Julliard. 1981.

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Dans un document déposé au mémorial de la Shoah, sous la côte DLXI-26, Eddy Florentin témoigne : « Il faut insister sur le fait que l’étatmajor des EIF de Paris avait le choix soit dans l’engagement au maquis de la Montagne Noire, soit dans l’engagement dans l’AJ (Armée juive). En bloc, cet état-major, sans doute parce qu’il craignait les aléas d’un voyage à travers la France, est passé dans l’AJ à Paris. » Mais c’est surtout à partir de juin 1944, lors du retour d’Henri Pohorylès de la région Sud, que ses activités clandestines, jusqu’ici cantonnées aux filières d’évasion, ou d’espionnage, prennent un nouveau tour. Ce qu’il qualifiera par la suite de « jeu inconscient » le conduira à transporter à travers Paris, plus exactement du pont Sainte-Geneviève où ils lui étaient livrés, jusqu’à la place Lucien-Herr où il avait sa chambre d’étudiant, des paquets du journal clandestin fondé par Philippe Viannay Défense de

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la France, et qui deviendra à la Libération FranceSoir. Il sera également amené à livrer des pièces de mitraillette à une adresse où elles étaient remontées en les glissant dans son cartable, « comme si ce morcellement aurait pu éviter l’arrestation. » Le réseau se prépare à s’intégrer à l’insurrection parisienne. Et plus particulièrement, aux combats qui pourraient surgir au Quartier latin. De fait, quand l’heure viendra, ses camarades garderont le carrefour boulevard Saint-Michel-boulevard Saint-Germain. « Nous tenions, à cette fin, des réunions dites de préparation militaire, dans un appartement ou un autre, sous la direction d’un instructeur ancien officier de l’armée républicaine espagnole et d’un réfugié autrichien – Ernest Appenzeller – qui avait déjà un beau passé de maquisard sans pitié derrière lui. « Cette instruction nous étonnait fort : on nous apprenait la guérilla urbaine, la manière de tirer à travers un matelas disposé à une fenêtre, de se replier d’un étage à l’autre. C’était fort inquiétant. Nous imaginions la Libération sous forme d’images d’Épinal ! » C’est dans ce contexte qu’intervient l’arrestation du 19 juillet 1944 8. Cette arrestation signera la décapitation de l’OJC de la zone Nord. Cependant, elle est toujours présentée comme une arrestation multiple, certes, mais s’effectuant simultanément, et l’on ne comprend pas aisément que cette arrestation des membres parisiens les plus importants de l’OJC s’est effectuée en réalité sur deux jours. Le 19 juillet, en effet, quatre des chefs et instructeurs ne se trouvent pas à « la leçon », qui doit avoir lieu dans un local de l’AJ, au 141 rue du faubourg Saint-Antoine. Il s’agit d’André Amar, né à Salonique, et commandant de l’OJC de Paris, d’Ernest Appenzeller, également commandant de l’OJC, de César Chamay, chef du service de renseignement de l’OJC, d’Henri Pohorylès, responsable parisien


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de l’OJC. Ils ont en fait été arrêtés la veille, le 18 juillet 1944, dans un traquenard tendu par les Allemands, rue Erlanger, qui ont également arrêté Maurice Lœbenberg (Maurice Cachoud), responsable de l’activité des faux papiers de l’OJC, et venu par curiosité, « pour voir la tête des british. » En effet, un certain colonel Charles Porel, s’était présenté peu auparavant aux responsables de l’AJ comme un officier de l’Intelligence Service à Paris. Il leur expliqua que les alliés voulaient mettre en place une brigade juive en vue des combats de la Libération de Paris, et leur promettaient de l’aide et des armes. En réalité, Charles Porel était un agent allemand de l’Abwher, du nom de Karl Rehbein, né en Bavière, et qui s’était fabriqué un flamboyant passé d’ancien des Brigades internationales. Jacques Lazarus ( Jacquel), ainsi que le rabbin René Kapel, avaient alors été désignés par l’AJ pour se rendre à Londres, et rencontrer les institutions juives, ainsi que l’état-major anglais. Mis en contact par Porel avec le colonel Oliver, lui aussi présenté comme officier anglais de l’IS, et également agent allemand, ils prirent place dans une voiture en route vers un aéroport clandestin, et qui les conduisit en réalité tout droit au siège de la Gestapo, 180 rue de la Pompe. Le message convenu pour signifier qu’ils étaient bien arrivés, « les canards sont boiteux », fut cependant lancé sur les ondes de la BBC, par la ruse de Porel et ses contacts d’agent double, et c’est ainsi que les chefs de l’OJC se rendirent en confiance au rendez-vous avec Porel dans un appartement de la rue Erlanger, et se retrouvèrent soudain face à une vingtaine de gestapistes qui les attendaient. Mais cela, Eddy Florentin, comme ses compagnons, ne le savent pas encore. Le plus âgé de l’équipe distribue alors à quatre d’entre eux les missions qui en résultaient : se rendre au domicile de chacun des chefs et instructeurs manquants afin de connaître la raison de leur absence. « Mes trois camarades, plus finauds que moi, se rendirent compte, en approchant du domicile qui

leur était imparti, qu’un drame s’était produit, et firent habilement, et sagement, demi-tour. Quant à moi, malgré les symptômes qui se multipliaient à l’approche, mais qu’en bon cartésien nourri par l’université, j’attribuais à ma seule peur, je sonnais, le cœur allègre à la porte de celui des chefs dont j’avais la charge, tout fier de ma première vraie mission dans la Résistance, pour être accueilli par trois revolvers pointés sur mon visage et sur ma poitrine. Et être aussitôt roué de coups et de gifles qui mirent mon visage en sang. J’apprendrai plus tard que j’étais tombé aux mains de la Gestapo. J’y retrouverai l’ensemble de la direction du réseau, enchaîné comme je le serai immédiatement moi-même. Bref, je savais pourquoi nos chefs étaient absents, mais je ne pouvais plus en informer mes amis… Ce n’est pas ce qu’on appelle une mission accomplie ! » L’arrestation d’Eddy Florentin a eu lieu au domicile d’Ernest Appenzeller, 90 boulevard de Courcelles. Le document anonyme DLXI-26, conservé au Mémorial de la Shoah, et annoté en rouge par Eddy Florentin, furieux que le rédacteur ait maladroitement écrit qu’il se trouvait là « par hasard », raconte la suite : « Au bout de quelques temps, des Allemands sont arrivés, et l’emmènent. Il est entre deux sbires français de la Gestapo, et on lui demande de fermer les yeux, afin de ne pas reconnaître l’itinéraire. À un moment, il ouvre les yeux, repère l’Arc de triomphe vu de profil, ce qui lui permet de savoir qu’ils remontent l’avenue de Wagram. On lui donne un coup de crosse sur la tête. Il referme donc les yeux, mais quand il descend de voiture, il aperçoit, au bout de la rue, un espace vert. C’est le bois de Boulogne. » Là, il apprend enfin de la bouche de ses camarades ce qui leur était arrivé. Un code a été retrouvé sur Cachoud, et ils sont tous torturés – par la bande de Berger, des mafieux corses – car les Allemands veulent connaître la clef du code.

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« Le reste est classique : tortures, immersion dans une baignoire, dernière prière au cours d’un simulacre d’exécution dans la cave du 180 rue de la Pompe, interrogatoires musclés rue des Saussaies – qui me vaudront le bris de mes lunettes sous un coup de poing en plein visage si bien que je passerai le reste de ma détention dans un brouillard visuel, sans rien voir de mon environnement –, Fresnes, wagon à bestiaux, regroupement à Drancy, et déportation vers Buchenwald. » De Drancy, où les internés confiés à la CroixRouge arrachent déjà l’étoile jaune, sûrs de leur libération, les cinquante et un otages encadrés par des SS partent à pied jusqu’à la gare de Bobigny, où ils embarqueront dans un wagon à bestiaux. « C’est au cours de ce transfert vers Buchenwald que, grâce à l’habileté d’un de nos camarades, maquisard et véritable guérillero que rien n’effrayait – il s’agit toujours d’Ernest Appenzeller – je pus, avec bon nombre de mes camarades, en pleine nuit d’orage – où les schupos abandonnèrent leurs marchepieds – après quatre jours de désordres sur les voies ferrées de l’Est de la région parisienne, sauter par la lucarne du fourgon, dont avait été descellé le barreau central, grâce à une lime cachée dans une boule de pain remise par un de ces détenus à qui les Allemands confiaient certaines fonctions logistiques mineures. Après une nuit à errer dans la campagne, je fus recueilli par les FFI de Saint-Quentin qui, après un interrogatoire où il fut question de m’exécuter comme douteux, me demandèrent de m’intégrer à leur groupe pour la préparation de la libération de la ville. » C’est à de petites brindilles, accrochées à ses vêtements, que les FFI reconnurent qu’il ne leur avait pas menti, et qu’il avait bien passé la nuit dans un champ… Grâce à un des otages, Armand Kohn, richissime industriel, qui avait gardé avec lui un attaché-case en cuir, dans lequel s’alignaient méticuleusement stylos et papier, les prisonniers

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avaient de quoi écrire à leurs proches à qui ils n’avaient pu donner de nouvelles depuis leur arrestation. À son père, Eddy Florentin adresse ses remerciements, « pour toi qui as ensoleillé mon enfance avec les coûteuses meringues au chocolat que malgré tes moyens modestes, tu achetais chaque semaine, chez le pâtissier de la rue NotreDame-de-Lorette. » Et à sa mère, il écrit : « Je salue en toi une femme courageuse. Tu le resteras jusqu’à mon retour. » Mais il existe un autre papier, qui n’apparaît dans aucun récit du convoi… Pas plus que dans le témoignage de Jacques Salmona, qui, comme tout le monde, l’ignorait… Écrit au crayon noir, et adressé à Denise Weil ; un long cri d’amour et d’espoir, recto et verso, et qu’elle me remettra en 2012, après la mort de mon père, soigneusement conservé et plié durant soixante-dix ans… Ramassé le 17 août dans l’après-midi par le garde-barrière du passage à niveau de Freinville, Henri Pourrat, qui le postera et le remettra selon l’adresse qu’il portait à une voisine de ses parents – pour ne pas les dénoncer de cette manière –, Mademoiselle Racine. Cette même Mademoiselle Racine, qui sera amenée à sauver les parents d’Eddy après son arrestation. En effet, elle possédait les clefs de l’appartement d’un militaire qui était affecté à Vichy, au service des salaires des matelots de la flotte pétainiste, l’amiral Voiron, et qui résidait dans leur immeuble. Prévenue de l’arrestation imminente, elle réussit à les cacher dans l’appartement des Voiron, et à tenir tête à la Gestapo. « Cet appartement est protégé. Si vous y entrez, et en brisez les scellés, vous en répondrez devant votre hiérarchie. » Jusqu’à son décès en 1976, elle restera toute sa vie attachée à suivre la carrière de mon père, en prenant régulièrement de ses nouvelles. Antisémite convaincue, mais catholique fervente, elle était cependant persuadée de gagner l’accès au Paradis en sauvant des Juifs… Ce qui n’était pas le cas des Voiron, moyennement contents à leur retour à


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Paris, de cette utilisation de leur appartement, et qui n’hésitèrent pas à le faire savoir à la famille… Mais pour en revenir à Denise, soixantedix ans avaient passé ! Le document était resté secret, gardé par Denise – Denisette –, qui n’en avait jamais parlé avant ce jour ! Chacun, Eddy et Denise, avait fait sa vie de son côté, fondé une famille, élevé des enfants, mené sa carrière, et ce petit bout de papier jauni refaisait son apparition soixante-dix ans après, avant d'être confié au Mémorial de la Shoah. En 1986, un décret du secrétariat d’État aux anciens combattants accordera aux résistants déjà reconnus, évadés d’un convoi de déportation, le titre de « déporté résistant » qui, jusqu’alors n’avait été accordé qu’à leurs camarades qui avaient franchi la porte des camps. Eddy Florentin put bénéficier de ce décret et donc de ce titre qu’il n’avait pas demandé, ce qui lui permit de recevoir en 2002 la croix de chevalier de la Légion d’honneur qui lui fût accordée, à titre militaire, dans le contingent réservé aux déportés résistants. Après la guerre, sa licence de philosophie obtenue, puisqu’il avait dû interrompre ses études en février 1943 en entrant dans la clandestinité, il eut à accomplir son service militaire qui était alors de dix-huit mois. Une disposition de la loi de recrutement accordait aux anciens résistants qui avaient fait l’objet d’une détention, un temps symbolique sous les drapeaux, limité à trois mois. Mais il tenait à devenir officier. « D’autant que les cours se déroulaient en Forêt-Noire, dans la neige, sous les sapins, à l’air vif. De vraies vacances… Classé major de promotion, je fus rétrogradé second pourtant, à la suite d’une maladresse, – une impertinence envers un haut fonctionnaire à qui j’avais écrit une lettre pas très correcte qu’il avait méchamment renvoyée à mon commandant pour lui réclamer une sanction – et très fier de porter à l’épaule mes insignes d’aspirant. « La vie militaire en temps de paix, en ForêtNoire, n’était pas déplaisante. Mon rang de

sortie me permettait de choisir mon affectation, à condition de rempiler pour six mois. Je signais donc pour renoncer aux bénéfices de mon statut de résistant, et avec joie, car l’affectation qui m’était proposée n’était rien moins que l’Autriche, à Innsbruck. « Ce n’était plus le service militaire. C’était du tourisme. « Chaque samedi, après avoir signé les permissions de ma section, je me signais à moi-même une permission pour Vienne, ou pour les lacs de Carinthie, ou pour Klagenfurt, pour Venise, pour Vérone, pour Munich, pour Salzbourg où je découvris le fameux festival, pour GarmischPartenkirchen, pour Berchtesgaden où piétiner le nid d’aigle de Hitler me provoqua les plus fortes joies revanchardes qui se puissent imaginer… « Jusqu’au jour où éclatèrent à Paris les grands troubles sociaux de 1948, qui conduiront le gouvernement à affecter l’armée au maintien de l’ordre. « Mon colonel qui savait que je m’amusais bien sous les drapeaux, me convoqua et me dit : « Mon cher Florentin, le tourisme, maintenant, c’est fini.

Eddy Florentin lors de son service militaire. Source : famille Florentin.

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Mariage en 1950. De gauche à droite l'épouse d'Eddy Florentin, Colette née Auscher, Eddy, ses parents, Nelly, née Camhi Abravanel, Vitalis (Haïm). Source : famille Florentin.

Vous allez rentrer à Paris et ramasser les poubelles qui jonchent les rues depuis huit jours. Aussi, à votre place, je profiterais de votre statut, et réclamerais le bénéfice de la démobilisation anticipée à laquelle vous avez droit. C’est aujourd’hui ou bien plus du tout, et vous ferez alors tout votre temps, comme les copains. » « Or, je venais de me signer une permission pour un week-end dans les Dolomites. La rage au cœur, j’acceptais de rendre mon uniforme, retrouvais mon complet veston enfoui dans une valise en carton, – ce qui ne m’empêchera pas, par la suite, d’être nommé sous-lieutenant de réserve, puis lieutenant –, et rentrais à Paris à travers une Suisse opulente – en France, nous étions encore plongés dans la pénurie – que je regardais avec nostalgie par les vitres du Vienne-Bâle-Paris… « Bien m’en avait pris, car ma vie prendrait un tournant décisif et heureux. » En effet, ayant passé son mémoire universitaire sur le métier nouveau de psychotechnicien,

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il se présente à un entretien d’embauche à ce qui était à l’époque l’ORTF, puis avise dans le couloir une affiche de recrutement d’un speaker, et s’y présente. Il y sera embauché et passera toute sa carrière à l’ORTF, puis à la SFP, jusqu’à sa retraite en décembre 1982. « Speaker – après concours où je fus classé premier – au Journal parlé d’abord, sous le pseudonyme de Michel Florent, puis journaliste aux relations publiques ensuite, rédacteur en chef de la revue interne Micros et caméras aussi bien à l’ORTF qu’à la SFP. « Carrière banale, sans accrocs ni ambitions, malgré bien des incitations à gagner des niveaux de responsabilité plus élevés. Je n’y tenais pas particulièrement, orienté que j’étais déjà vers l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, et préférant réserver mes forces et mon temps disponible à mes premiers manuscrits. « Je garde d’une carrière dont l’exercice impliquait discipline, hiérarchie, rigueur, respect des horaires, une formation qui se refuse à tout


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relâchement, à tout gaspillage de temps, à toute futilité qui ne s’inscrirait pas dans les valeurs permanentes d’une existence que je souhaite la mieux remplie possible. » C’est sa carrière d’historien qui l’occupera désormais, jusqu’à sa disparition, non sans révéler une certaine coquetterie de sa part : « C’est le point fort de ma vie. La portion que je revendique avec fierté. Non point parce que j’ai écrit vingt et un livres qui ont mérité la confiance de sept éditeurs, et non des moindres (Presses de la Cité, France Empire, Tallandier, Flammarion, Perrin), mais parce qu’ils ont semé sur leur route monuments, stèles, plaques, musées, lieux commémoratifs, cérémonies commémoratives, plaquettes locales, réceptions d’anciens combattants alliés par les municipalités me demandant conseil, expositions dont je suis parfois le conseiller, conférences qui me sont demandées par des municipalités ou par des associations… « L’élaboration de ces ouvrages m’a permis d’être en contact avec l’élite du peuple français

De quelques réponses à des questions cent fois posées : « Survivant et vivant, j’ai considéré de mon devoir de consacrer ma vie à la gratitude envers nos Alliés. – Ancien résistant, ancien déporté, je suis viscéralement anglophile (la résistance du peuple britannique à l’automne 1940), américanophile, canadophile, et j’éprouve un respect infini envers les volontaires français passés dans le camp allié. – Si les Ricains n’étaient pas venus, nous serions tous en Germanie. Mes livres combattent (au présent) l’hitlérisme au travers de la narration objective du sacrifice des nations alliées pour notre Libération. – Chaque fois que je découvre, dans un document, dans un journal de marche, dans

(tels les anciens du torpilleur La Combattante) aussi bien qu’avec le meilleur de nos amis britanniques, américains, canadiens, à qui nous devons notre liberté. » À ceux qui l’interrogeaient sur les raisons de son travail d’historien, il expliquait toujours qu’il avait été privé de toute information sur la retraite allemande à partir de son arrestation jusqu’à son évasion, et qu’il avait voulu reconstituer la destruction de la quatrième armée allemande, qui s’étend durant toute la bataille de Normandie, du 30 juillet au 22 août 1944. « Les nouvelles ne nous arrivaient qu’à travers les murs, déformées, et nous souffrions de ne pas pouvoir participer à la Libération de la France. Dès que je l’ai pu, je n’ai eu qu’une seule hâte, certainement égoïste : revivre avec intensité tout ce à quoi j’avais été soustrait. » Pour terminer, et puisqu’il s’agit dans cet article, de transmettre, voici ce qu’il écrivait il y a quelques années, et qui m’apparaît d’une actualité incandescente :

un témoignage un ou des noms de mort, je veille à ce que ces noms soient présents dans mes ouvrages. En cas de coupure, je veille à ne pas les entraîner dans la coupure. J’aurais l’impression de les faire mourir par ma plume une nouvelle fois, alors qu’au contraire, je veille à leur résurrection à travers l’imprimé. – Je n’écris pas de « livres de guerre », expression que je récuse violemment ; j’écris des livres-gratitude. Je n’ai pas attendu cinquante ans pour « leur dire merci », comme les autorités officielles semblent le réclamer de Français oublieux. J’ai dit « merci », dès 1962, avec la sortie de mon premier livre (Stalingrad en Normandie). – Je crois très profondément qu’Hitler aurait pu militairement gagner la guerre (Il l’a gagnée moralement comme le prouvent les idées nauséabondes qui perdurent dans

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le monde). Toutes les études parues aprèsguerre démontrent que les nouvelles armes allemandes allaient être opérationnelles quand les alliés ont débarqué. La victoire n’a tenu qu’à peu de chose, et peut-être à quelques semaines. Raison de plus pour exprimer à nos alliés toute notre gratitude, tout notre respect pour les morts qu’ils ont laissés sur tous leurs théâtres d’opérations : leur consacrer des livres est une manière de dire « THANK YOU ». – 5 % des Français se sont engagés dans la Résistance (Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale). Les autres, anesthésiés par Vichy, ont attendu. – Mes plus profondes satisfactions humaines m’ont été procurées par mes contacts avec les vétérans et avec les résistants. Il y a corrélation positive absolue entre soldats de la coalition alliée (FFL et FNL inclus), valeur humaine, amitié… – La motivation d’un auteur de documents est de savoir et de transmettre son savoir au plus grand nombre, ce qui excuse la volonté qu’il manifeste parfois, auprès des medias, pour que ses livres ne soient pas ignorés de la grande masse. Il ne s’agit donc pas d’attitude mercantile mais de prosélytisme. – À mes amis-auteurs, qui se consacrent à la bataille de Normandie, j’adresse une mise en garde contre les dérapages des écrits qui sous couvert d’objectivité historique, décrivent avec admiration et indulgence les hauts faits d’armes des unités essentiellement hitlériennes. Le jeune lecteur est amené à imaginer que la virilité et le courage sont des produits typiquement et exclusivement hitlériens qui occultent le reste. L’investissement personnel pour écrire un ouvrage est tel que je m’étonne toujours qu’un Français investisse une portion de sa vie à faire la louange d’unités ennemies… Moi j’ai définitivement choisi mon camp, je fais la guerre dans le camp allié.

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– Rien n’est plus fragile que la démocratie. De la démocratie peut sortir, le plus légalement du monde, par la voie des urnes, la dictature, donc l’avilissement de l’homme. Hitler a été élu très légalement, Mussolini a été élu très légalement, Vichy a été porté au pouvoir très légalement. À nos frontières aujourd’hui, des politiques puisant leur idéologie dans les relents du fascisme et du nazisme sortent des urnes très légalement. – Si les alliés ont investi toutes leurs forces dans l’opération Overlord, c’est parce que le débarquement était la dernière chance de sauver l’Europe de l’obscurantisme dans laquelle l’hitlérisme voulait la faire retomber. J’espère vivement que mes livres et ceux de mes confrères œuvrant dans le même esprit contribuent, fût-ce en filigrane, à démontrer que les nations ne mettraient pas en branle toutes leurs forces vives (comme ce fut le cas pour la Grande-Bretagne et les États-Unis), s’il ne s’agissait de conjurer le danger de « décivilisation » ravalant l’humanité au rang d’animalité. »

Eddy Florentin est décédé en avril 2012 à la clinique internationale du parc Monceau, où il était soigné depuis plusieurs années par dialyse rénale en raison d’un diabète ; à l’endroit précis, à vingt mètres près, de l’appartement du 90 boulevard de Courcelles, où résidait Ernest Appenzeller, et où sa vie avait basculé.


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El kantoniko djudyo Traduction des contes : Sophie Bigot-Goldblum avec François Azar

Aventura nokturna Kuento verdadero

Une histoire vraie Kontado por Avraam Koen en 1989 Nasió en Estanbol (1940) i estudió ayá en el Seminario rabíniko. Bivió en Ankara del 1964 al 1971, anyo de su aliyá en Israel. In Matilda Koen-Sarano, Konsejas i Konsejikas del Mundo Djudeo-espanyol, Editions Kana. Jérusalem. 1994.

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sto me pasó por la kavesa, kuando estáva yo asker en la armada en Ankara, i devía de irme por un echo a Izmir, i devía de pasar una noche ayá. Oras de tadre, ya eskapí lo ke tengo de azer ; no tengo de azer mas nada. Estó asentado en el kafé en el bodre de la mar. Estó beviendo kafé sólo. Ensupitó s’aserka al lado de mí un « vedre » – un turko – me dize : « Ven akí, tú keres ganar un montante grande de parás ? » dize. « Déshame ! » le estó diziendo, « No kero nada ! Tengo de pasar akí sólo está noche. Yo so yoldjú 1. » « No ! » dize, « Vas ganar muncho está noche ! Ven, ven, ven ! »

Cette aventure m’est arrivée quand j’étais soldat dans l’armée à Ankara et que je devais me rendre pour affaire à Izmir et passer une nuit là-bas. En fin de journée, j’avais déjà terminé ce que je devais faire et j’étais libre. Je me suis assis dans un café en bord de mer en buvant mon café seul. Soudain, un vert – un Turc – s’approcha de moi et me dit : « Viens ici, est-ce que tu veux gagner une grosse somme d’argent ? » « Laisse-moi tranquille ! », lui dis-je, « Je ne veux rien du tout ! Je suis seulement de passage pour la nuit ici, je suis un voyageur. » « Non ! » dit-il, « Tu vas gagner beaucoup cette nuit, viens, viens, viens ! » Je me suis dit rapidement : « On verra bien ce que c’est… je n’ai rien à faire… rien à perdre… et il faut bien passer la nuit… » « Que veux-tu ? » lui dis-je. « Viens, viens avec moi ! »

1. « yoldjú » (en turko : yolcu) : viajador.

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2. « Kadifé Kalé » (en turko : Kadifé Kalé) : antika roka militar en Izmir. 3. « In, cin top oynuyar » (en turko) : « Los mijores de mozotros están djugando a bala en otro lugar » ekspresión ke se uza para dizir ke en un lugar no ay propio dingunos. 4. « Shemá Israël » (en ebreo) : « Oye Israël » : las primeras dos palavras de la orasión fondamental del Judaizmo. 5. « alimpiar » kere dizir akí : « Kitar d’en medio ». 6. « Imdat ! » (en turko) : Ayudo !

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En kurto… pensí : « Veremos kualo es… echo no tenemos… provecho no tenemos… la nochada keremos pasar… » « Kualo keres ? » le dishe. « Ven, ven kon mí ! » Salimos del kafé, mos estámos indo para arriva. En Izmir ay Kadifé Kalé 2, Detrás de Kadifé Kalé ay un mejarlik - un semiterio de goyim. Mos fuimos asta ayá. Ya vinimos al mejariik. A mí me toma un espanto… Kedimos ayí sólos. Kualo vamos azer ? Kualo no vamos azer ? En kurto… entrimos al mejarlik. Ya se izo areskuro, areskuro d’espantar. No ay dingunos. In, cin top oynuyar 3. El turko m’está trayendo delantre de una piedra de una tomba i m’está eksplikando : « Mira, » disho, « akí atrás un sierto tiempo enterraron a la ija de un ombre muy, muy, muy riko. I esta ija era una manseva ke djusto antes de kazar se murió. I kualo izieron, según la usansa de eyos ? La enterraron akí ariento kon las vistimientas, kon la djoya, kon l’ashugar, kon todo lo ke avía. Todo lo bueno está akí. Agora vamos avrir ; tu te vas ‘ntrar ariento. Edjuntos vamos a kitar todas las kozas i las vamos a espartir entre los dos. » Yo del espanto no sé kualo azer. Ensupitó… bam ! bam !… ke no avra la piedra ? M’enkashó a mí ariento, i de verdad, estó viendo, está una ija ayí echada. Ay ayí komo una kamareta ariento la tomba, i ayí ay ropas, sedas. djoyas. « Mira, » disho él, « en el garón tiene koliés, en el dedo aniyos, en las orejas eskularichas. » Por akí, por ayá todo se lo estó kitando, se lo estó dando a él. Aval yo ya estó komo un borracho, porké yo so Koén. Me es defendido d’entrar al semiterio. M’estó pensando : « Ya estó ganando, ma estó aziendo pekado ! » En kurto… kuando ya eskapó todo, le estó diziendo : « Abasha, tómame la mano, suviré. », kualo keres ke te aga ? Trah !… me serró la piedra ensima ! Kedi yo ayá kon el kadavre. « Shemà Israël ! » 4 dishe, « Kualo vamos azer akí ? » Un espanto terivle ! Ya pasó una ora, dos oras… no sé.

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Nous sommes sortis du café et nous nous sommes mis à cheminer vers les hauteurs. A Izmir, se trouve la forteresse de Kadifé Kalé et derrière Kadifé Kalé, se trouve un cimetière de goyim. Nous nous rendîmes jusque-là. J’avais une sacrée frousse… Nous sommes restés là seuls… Qu’allions-nous faire ? Qu’allionsnous ne pas faire ? Pour la faire courte, nous sommes entrés dans le cimetière. Il faisait déjà noir, noir à faire peur. Il n’y avait personne. Pas un traître chat. Le Turc m’a entraîné en face d’une tombe et m’a expliqué : « regarde », dit-il, « ici, il y a quelque temps, on a enterré la fille d’un homme très, très, très riche. Et cette jeune fille est morte juste avant de se marier. Et qu’est-ce qu’ils ont fait selon leurs coutumes ? Ils l’ont enterrée avec les vêtements, les bijoux, le trousseau, avec tout ce qu’elle avait. Tout ce qu’il y a de bon est ici ! Maintenant on va ouvrir, toi, tu vas entrer à l’intérieur. Ensemble, on va retirer toutes les affaires et on va se les partager entre nous deux. » Et moi, raide de peur, je ne sais quoi faire. Tout d’un coup… bam ! bam ! Pourvu que la pierre ne s’ouvre pas ! Je me glisse à l’intérieur et, pour de vrai, je vois une fille couchée là. Il y a dans la tombe, comme une petite chambre et là des affaires, des soieries, des bijoux. « Regarde, » dit-il, « sur la gorge, elle a des colliers, sur les doigts, des bagues, aux oreilles, des boucles ». Par-ci, par-là, tout ce que je lui retire, je le lui donne. Mais moi je suis comme un ivrogne, parce que je suis un Cohen. Il m’est défendu d’entrer dans un cimetière ! Je me dis : « Je suis gagnant, mais en commettant un péché ! » En bref… quand tout ça s’est terminé, je lui ai dit : « Descends, prends-moi la main, je remonterai. » « Qu’est-ce que tu veux que je te fasse ? Paf !… et il referma la pierre sur moi ! Je restai là avec le cadavre… « Shema Israël ! » dis-je, « Qu’allons-nous faire ici ? » J’avais une peur bleue… Une heure passe, deux heures… je ne sais plus. Quand soudain… j’entendis frapper. « Mon Dieu ! Et quoi encore maintenant ? »


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Ensupitó estó sintiendo unas patadas… « A Dio Santo ! Kualo ke aga agora ? » estó diziendo. Si v’a gritar, a eyos les va pareser ke so ladrón. I si no grito, me v’a « alimpiar » 5 akí. No topí otro remedio. Empesí a echar gritos : « Imdat ! Imdat ! » 6 Yo ke stó echando estos gritos terivles, ensupitó veygo ke uno me está meneyando : « Albertiko, Albertiko, espértate ! Kualo es ? » Ke veygo ? Ke estó en mi kama i mi padre me está yamando…

me dis-je. Si je me mets à crier, on va penser que je suis un voleur ! Et si je ne crie pas, je vais y rester. Je n’ai pas trouvé d’autre solution… Je me mis à pousser des cris : « Au secours ! Au secours ! » Alors que je poussais ces cris terribles, tout d’un coup je sentis quelqu’un qui me secouait : « Albertiko, Albertiko, réveille-toi, qu'est-ce qui se passe ? » Et là qu’est-ce ce que je vois ? Que je suis dans mon lit et que mon père m’appelle…

Ken manka ? Qui manque  ? Kontado por Kohava Pivis en 2006 Matilda Koén-Sarano, In Vejés liviana. Kuentos i reflanes del mundo djudeo-espanyol Nur Afakot. Jérusalem. 2006.

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n un klub de viejos salieron a un paseo. Kada vez ke suvían i abashavan del otobús a ver el panorama, la madrihá 1 los kontava, para ver si no mankava alguno. Una de las vezes eya suvió al otobús, i está demandando : « Ken manka akí ? Alevantá el dedo », para ke le digan si manka alguno. Dinguno no alevantó el dedo. Vino eya se fue fasta el kavo del otobús mirando a la derecha i a la siedra. Ensupitó vido una mujerika ke está asentada sola. Le demandó : « I akí ken estava asentado ? » Le disho la mujerika : « Mi marido. » Le disho la madrihá : « Deké no alevantates el dedo, kuando demandi ken manka ? » Le disho la mujerika : « Porké para ti manka, ma para mí no manka ! »

Dans un club de vieux de sortie pour une promenade… À chaque fois qu’ils montaient ou descendaient du bus pour admirer le panorama, l'accompagnatrice les comptait, pour voir s’il ne manquait personne. Une fois, alors qu'elle montait dans l’autobus, elle demanda : « Qui manque ici ? Levez le doigt, pour dire s'il manque quelqu'un. » Personne ne leva le doigt. L'accompagnatrice vint jusqu’au fond du bus en regardant à droite et à gauche. Soudain, elle vit une petite dame qui était assise toute seule. L'accompagnatrice lui demanda : « Et qui est assis ici ? » La petite dame lui répondit : « Mon mari ». L'accompagnatrice lui demanda : « Pourquoi n’as-tu pas levé le doigt quand j’ai demandé qui manquait ? ». La petite femme lui répondit : « Parce qu’il te manque à toi, mais à moi il ne manque pas ! »

1. Madrihá (e) : akí akompanyadora.

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Buen marido Un bon époux Kontado por Aharon Cohen en 1999 Matilda Koén-Sarano, In Vejés liviana. Kuentos i reflanes del mundo djudeo-espanyol Nur Afakot. Jérusalem. 2006.

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johá estava muy hazino i estava para murir. Le disho a la mujer : « Vístite tu fostán mas ermozo… Métete todas tus djoyas… Métete ruj i pudra, i asentate al lado de mí ! » La mujer, para azerle plazer, izo lo ke le demandó el marido. Se vistió su fostán mas ermozo. Se metió sus koliés i sus manías. Se metió ruj i pudra, i se asentó al lado de Djohá. Después de una ora, dos, la mujer ya se enfasió de star ayá ansina. Le demandó a Djohá : « Ma deké keres ke yo esté asentada akí al lado de ti, ansina, vistida i atakanada ? » Le respondió Djohá : « Entre pokos minutos va vinir akí el Mallah amávet. Me va ver a mí tan flako i palido, i a ti tan ermoza, ke te va a tomar a ti i me va deshar mí akí ! »

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Djoha était très malade et se trouvait au seuil de la mort. Il dit à sa femme : « Mets ta plus belle jupe, mets tous tes bijoux, mets de la poudre et du rouge à lèvres et assieds-toi à coté de moi ! » La femme, pour lui faire plaisir, fit ce que le mari lui demandait. Elle mit sa plus belle jupe. Elle mit ses colliers et ses bracelets. Elle mit du rouge et de la poudre, et s’assit à côté de Djoha. Une heure passe, puis deux et la femme commence à être contrariée d’être ainsi. Elle demande à Djoha : « Mais qu’est-ce que tu cherches au juste en me faisant asseoir ainsi à côté de toi, habillée et maquillée ? » Djoha lui répondit : « Dans quelques minutes, l’ange de la mort va venir ici. Il va me voir si pâle et si faible, et toi si belle, qu’il va te prendre toi et me laisser ici ! »


PARA MELDAR |

Para Meldar Revenir du silence Michèle Sarde

Julliard. Paris. Septembre 2016. ISBN : 978-2-260-01746-2

Revenir du silence appartient en première approche au genre de la saga familiale qui a connu de nombreuses déclinaisons dans le monde judéo-espagnol. Il nous permet de suivre pas à pas le périple d’une famille sépharade de Salonique qui, à chaque génération, s’éloigne un peu plus de ses racines. Les lecteurs de la Lettre Sépharade et de Kaminando i Avlando et les familiers des ouvrages de Besalel Ha-Lévy, de Joseph Nehama et de Michaël Molho pourront trouver fastidieuse la description de la Salonique ottomane. Ils auraient tort de ne pas persévérer dans leur lecture car ce que nous confie plus avant Michèle Sarde est tout aussi saisissant qu’inédit. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la fresque historique et que l’on se rapproche de l’histoire intime d’une mère et de sa fille, le livre gagne en émotion. Michèle Sarde a fait le choix judicieux de dramatiser son récit en retenant quelques scènes matricielles qui forgent le caractère et la conduite de ses personnages. Le livre s’ouvre sur le grand incendie d’août 1917 à Salonique qui en bouleversant les schémas familiaux et les situations établies devait précipiter

le départ vers la France de la famille maternelle de l’auteur. Cet exil redouble au moins symboliquement celui de Castille même si ce départ se fait de manière beaucoup plus réfléchie et organisée. Comme dans beaucoup de familles sépharades c’est le fils aîné qui part le premier en éclaireur avant de faire venir progressivement toute sa famille. Si tout semble changer en apparence avec l’arrivée en Occident, certains préjugés ont la vie dure. L’obsession de la filiation par les garçons en est un. Il nourrit une discrimination à l’égard des filles d’autant plus puissante qu’elle semble aller de soi. La ségrégation passe d’abord par l’éducation. À Salonique, Oro, l’arrière-grand-mère de l’auteur impose la dictature de la couture à sa fille Marie qui voudrait poursuivre ses études. Dans l’entre-deux-guerres, Jenny, la mère de l’auteur se voit interdire la cérémonie de la Bat-Mitsvah au nom d’un « ça ne se fait pas chez nous » sans réplique. À ce mode de vie patriarcal, s’ajoute une codification des alliances matrimoniales qui privilégie l’endogamie et le conservatisme social. Ni kon el tchiko, ni kon el riko dit le proverbe : on doit se marier avec quelqu’un de son rang. Lorsqu’une fille Benveniste, pourtant issue de la bonne bourgeoisie, tombe amoureuse d’un Modiano de la classe aristocratique, elle se fait sévèrement rabrouer par son père qui juge cette alliance inconvenante. Il suffira pourtant d’une génération pour que ces situations apparemment immuables se renversent et que les privilégiés d’hier fassent figure de déclassés. L’intégration ne va pas sans difficultés. Michèle Sarde consacre de longs développements à ce

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| AVIYA DE SER… LOS SEFARDIM

La famille Benveniste rassemblée en novembre 1931 à Paris. Au centre, au premier rang, Maïr Benveniste et Oro Benveniste (née Simha) entourés de leurs trois fils et trois filles accompagnés de leurs conjoints et de leurs six petitsfils uniques. La seule petitefille, Jenny, mère de Michèle Sarde, âgée d'une quizaine d'années, est habillée en clair derrière sa nona. Collection Michèle Sarde.

qu’elle appelle « le pouvoir de l’office ». C’est un aspect rarement abordé de l’immigration sépharade et pourtant crucial. Les bonnes d’enfants, quelles que soient leurs origines, ont transmis en toute discrétion de nouveaux usages et codes sociaux. Ce sont elles qui passent le plus de temps avec les enfants et qui, en toute innocence, mènent un travail de sape et d’influence qui pourra aller, dans certains cas, jusqu’à la conversion. Cet apprentissage ne va pas sans brutalité. L’un des passages les plus marquants du livre est sans conteste la scène du bol de lait caillé que la nounou Annie force la petite Jenny à avaler. Scène d’une violence inouïe et qui s’apparente à un viol autant physique que symbolique ; la petite Jenny ne peut surmonter son dégoût et rend le liquide abhorré. Mais les grandes personnes finiront par avoir raison de sa résistance – à quel coût

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psychique ? est-on en droit de se demander. Avec la froide et rigide Annie, formée à la rude école des bonnes sœurs de Vesoul, c’est aussi l’adieu à la chaleur orientale, à un monde savoureux et affectueux, karinyoso que personnifiait la nounou salonicienne Sarika. Cette chaleur familiale ne persiste que par bouffées, au contact des grandsparents Maïr et Oro, qui, jusqu’à la mort du patriarche en 1937, invitent leur tribu à célébrer le seder de Pessa’h. Les chapitres consacrés à l’entre-deux-guerres sont captivants. On y découvre le personnage de Blanche Maurel, agrégée d’histoire charismatique, professeur au lycée Victor-Duruy, et pasionaria anti-dreyfusarde, dont les meilleures élèves sont pourtant des Juives. La famille de Michèle Sarde est installée aux confins des 15 e et 7 e arrondissements loin des


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Marie Benveniste, grand-mère de l'auteur, deuxième à partir de la gauche au deuxième rang en partant du bas. École de l'Alliance israélite universelle à Salonique. Année scolaire 1903-1904. Collection Michèle Sarde.

Jacques Benrey et Jenny/Janja Benrey (née Benveniste) entourant leur fille Michèle. Photographie prise pendant la guerre. Collection Michèle Sarde.

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quartiers d’élection des Judéo-Espagnols à Paris que sont les 9e et 11e arrondissements. Elle n’en est pas moins bien connectée aux réseaux communautaires. La famille fréquente la synagogue de la rue Buffault, puis à son inauguration, la synagogue de la rue Saint-Lazare. On croise au fil des pages les notables de la communauté tels le docteur Vital Modiano qui sera le premier président du CRIF ou Edgar Abravanel, président de la jeunesse sépharadite dont Jacques Benrey, le père de Michèle Sarde, est vice-président. Les leaders communautaires croient alors fermement en la régénération de la culture sépharade au contact de la culture française. Les Judéo-Espagnols que nous décrit Michèle Sarde ne sont pas toujours conformes à leur archétype ; ils ne sont pas toujours affectueux, pas toujours entreprenants, pas toujours doués pour le commerce et pas toujours « à la hauteur ». Une scène surtout retient notre attention. Un jour de kippour, la petite Jenny, hissée sur la pointe des pieds, surprend son père enfermé dans la cuisine qui rompt clandestinement le jeûne. La scène a valeur initiatique ; la figure paternelle est mise à nue. On est tenté d’y voir une scène de marranisme inversé. Dans le secret de la domus, le père trahit son peu de foi et de considération pour la Loi. Mais c’est aussi la dimension profondément humaine de cet épisode que l’on retient : le patriarche révèle l’étendue de sa faiblesse avec la complicité de son épouse qui sert les plats défendus. Les petits soucis de l’entre-deux-guerres sont bientôt dépassés par les affres sans commune mesure de la Seconde Guerre mondiale. Pour Michèle Sarde, née en octobre 1939, les souvenirs de la guerre, conscients ou inconscients, forment l’arrière-plan de sa mémoire. Cette traversée de la guerre est un long cauchemar où la famille fuit toujours plus avant dans un climat de peur quasi-permanente. De Paris à Marseille, puis de Nice au Vercors, la survie de chacun des membres de la famille ne tient qu’à un fil, au hasard des nationalités, des mains tendues et surtout de la chance. Résister dans ce contexte

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c’est d’abord survivre puisque les nazis ont juré la mort de tous les Juifs. C’est « l’autre guerre » révélée aux siens dès 1941 par Oscar Arditti, évadé d’un stalag. Mais c’est aussi la lutte armée dans le Vercors où s’engagent au pire moment, en juin/ juillet 1944, le père et l’oncle de Michèle Sarde. L’oncle Marcel fait prisonnier, en réchappe par miracle. D’autres n’auront pas cette chance tels les grands-parents paternels de l’auteur, déportés sans retour d’Italie, ou encore Marc Amon, jeune résistant pris le 22 juillet 1944. La Libération, pour ces familles de déportés, est amère. Ceux qui reviennent des camps de la mort n’ont pas encore trouvé les mots pour témoigner, ni les personnes prêtes à les écouter. Une nuit, malgré tout, les frères Arditti, Oscar et Léon, réuniront leurs proches pour leur confier ce qu’ils ont subi dans les camps et les trains de la mort. Peu à peu, dans la famille de Michèle Sarde, s’instaure le silence et le déni. Silence tout d’abord autour de ceux qui ne sont pas revenus et dont le deuil est impossible. Silence ensuite sur les conséquences lancinantes de cette perte. S’ouvre alors le dernier chapitre du livre, le plus passionnant, le plus intime, puisqu’il nous dépeint les conséquences psychiques de cette guerre jamais vraiment achevée. La petite Michèle, tour à tour baptisée catholique, puis « excommuniée », navigue sans le savoir en plein marranisme, en pleine dénégation d’une identité qui ne doit pas avoir de descendance. Nous nous garderons de révéler ici toutes les clés du livre mais soulignerons le grand courage de Michèle Sarde qui n’hésite pas à exposer ses blessures les plus intimes. L’enquête au long cours qu’elle mène à partir du témoignage tardif de sa mère, et dont le livre est l’aboutissement, est à la hauteur du silence longtemps entretenu sur ses origines.

FA


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Les Sépharades Histoire et culture du Moyen Âge à nos jours Sous la direction de : Esther Benbassa (Édition revue et augmentée) PUPS et CNRS ÉDITIONS, 2016, 416 pages ISBN : 978-2-271-08964-9 – ISSN : 2119-2713 N° d’impression : 2020342 Dépôt légal : janvier 2016

Cet ouvrage collectif publié sous la direction d’Esther Benbassa et sous l’égide du Centre AlbertoBenveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs ravira les érudits. Nul n’ignore la réputation d’Esther Benbassa en tant que spécialiste d’histoire du judaïsme ni le travail considérable réalisé par le Centre Alberto-Benveniste dans le domaine des études sépharades. Ce travail de recherche envisage de nombreux angles de vue, faisant appel à différents auteurs pour approcher la réalité sépharade dans le temps et dans l’espace. Après une courte introduction d’Esther Benbassa, il comporte une quinzaine d’articles écrits par d’éminents spécialistes issus d’universités et centres de recherches de plusieurs pays (France, États-Unis, Israël) Un voyage dans l’Espagne médiévale nous emmène à la rencontre de la mosaïque ethnique et culturelle que fut la Péninsule à cette époque. Témoin de cette diversité : le nom même de l’Espagne. Dès le haut Moyen Âge elle est désignée par le vocable Sefarad par les Juifs, alors que les Arabes l’appellent Al Andalus et les Chrétiens Hispania, selon la dénomination latine. Les Juifs, minoritaires, ont donc toujours dû s’adapter à une société dominante. Les différents articles mentionnent un attachement particulier à l’Espagne de la part des communautés juives, une tradition faisant remonter les premières implantations à l’époque d’Alexandre le Grand. Elles

seraient même, selon certains, contemporaines de la destruction du premier Temple par Nabuchodonosor (587 av. J. - C.), et seraient attribuées aux tribus de Juda et de Benjamin. Ces installations juives dans la Péninsule (même si le terme « juif » est quelque peu anachronique à cette époque) auraient donc été bien antérieures à la prise de Jérusalem par Titus en 70 de notre ère. L’ouvrage, très complet, aborde des angles de vue historiques, depuis le Moyen Âge, voire depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, mais aussi sociologiques, culturels, spirituels. Il nous fait voyager de l’Espagne aux différentes régions de l’Empire ottoman, terre d’accueil après le décret d’expulsion du 31 mars 1492 ; mais il nous conduit également dans différents pays d’Europe, sans oublier l’Amérique latine. Ce long périple, ce vaste éventail de points de vue permettront au lecteur d'avoir une connaissance, si ce n’est exhaustive, tout au moins assez complète du monde sépharade. Toutefois, compte tenu de la richesse et de la diversité des sujets abordés, il nous semble que l’étude aurait gagné en lisibilité si elle avait été divisée en chapitres thématiques et si elle avait débouché sur une synthèse finale. Cette petite réserve mise à part, il est évident que ce très riche travail de recherche intéressera tout autant le lecteur issu du monde sépharade, en quête de ses racines, que l’historien, souhaitant enrichir ses connaissances. Le premier renouera avec son passé ou celui de ses ancêtres ; le second découvrira ou approfondira des aspects parfois méconnus d’une culture liée indéfectiblement au monde hispanique. La recherche dans ce domaine n’est pas épuisée ; la lecture de ce livre démontre que bien des sujets sont loin encore d’avoir dévoilé tous leurs secrets. C’est le cas en particulier de tout ce qui est lié au crypto-judaïsme. Le lecteur qui ouvrira cette étude ne la refermera assurément qu’à la dernière page, impatient de découvrir toujours plus sur des sujets aussi riches que nombreux.

Monique Héritier

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Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus Ivan Jablonka

2012. Éditions du Seuil. (coll. La librairie du XXIe siècle) 2013. Éditions du Seuil (coll. Points histoire)

1. Livre du souvenir, commémorant une communauté anéantie par la Shoah.

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À ces anonymes qui sont les nôtres. Ainsi commence le livre de l’historien et romancier Ivan Jablonka : « Je suis parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n’ai pas eus. Leur vie s’achève avant que la mienne ne commence : Matès et Ida Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers. Ils ne sont pas célèbres. Ils ont été emportés par les tragédies du XXe  siècle : le stalinisme, la Seconde Guerre mondiale, la destruction du judaïsme européen », et beaucoup plus loin : « Je veux que mon récit soit indubitable, fondé sur des preuves, au pire des hypothèses et des déductions, et, pour honorer ce contrat moral, il faut tout à la fois assumer ses incertitudes comme faisant partie d’un récit plein et entier et repousser les facilités de l’imagination, même si elle remplit merveilleusement les blancs ». Voilà exprimé en termes clairs et précis le projet complexe, à la fois personnel, romanesque et historique entrepris en 2007, à la première personne, pour « faire comprendre, non revivre » et qui n’est pas sans évoquer la somme de Mendelsohn, Les Disparus. « Faire de l’histoire, c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence ». Le lecteur l’accompagne dans la lente (en)quête qu’il mène en interrogeant, famille, témoins, voire descendants de témoins, archives de toutes sortes, annuaire des commerces, ouvrages susceptibles de donner des informations ou d’ouvrir des pistes, photographies, etc. Il puise une mine de renseignements à la source précieuse du Livre du souvenir de Parczew qui réunit toutes sortes de documents : souvenirs, récits d’émigrants, nouvelles, poèmes, fac-similés d’archives, iconographie individuelle ou collective,

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liste de victimes du nazisme, etc. Essentiellement préoccupé de vérité, il tient le lecteur informé de ses hésitations, de ses hypothèses, de ses avancées, de ses déceptions et loin d’ennuyer, il nous fait complice de sa recherche. Le début de la pelote se trouve en Pologne à Parczew. Marcel, le père de l’auteur avait fait le voyage dans l’espoir d’en savoir plus sur la triste destinée de ses parents mais ce fut un échec total. Il laissa tomber et plus tard regretta d’avoir renoncé à s’intéresser à ses parents, à interroger la famille : « À présent il regrette de ne rien savoir, de ne rien avoir voulu apprendre, il dit avec fureur “j’étais con” mais que faire ? Tout le monde est mort ». Situation classique dans la mesure où, au-delà de cette histoire particulière, c’est souvent avec l’âge qu’on commence à se poser des questions sur ses origines. Mais Marcel Jablonka a eu de la chance d’avoir un fils doué d’une infatigable tête chercheuse. Tout commence par la visite à une amie de la famille dont les parents sont originaires du même endroit. Puis un voyage à Varsovie en compagnie d’une jeune thésarde, d’une professeure de français polonaise, du seul Juste de Parczew qu’il a fallu dénicher, sans oublier Bernard, le précieux traducteur de yiddish capable de tirer des indications du degré de culture et d’éducation à partir d’une phrase, d’un mot. Il ne s’agit pas seulement de savoir ce qu’il leur est arrivé comme dans Les Disparus, mais de reconstituer l’histoire de la famille entière depuis Parczew jusqu’à Paris en passant par Buenos Aires. Ivan Jablonka remonte jusqu’aux arrière-grands-parents, Shloymè et Tauba en 1876 : « Un jour que Bernard me traduit un chapitre du Yizkèr-Bukh 1 de Parczew, quelle joie ! il est fait mention de lui : “Shloymè Jablonka le beder”, c’est-à-dire “le gardien du bain” ». Les destinées de Matès et Idesa se révèlent étroitement liées à leur appartenance communiste, ajoutée à l’antisémitisme (en 1936, Parczew est la ville la plus antisémite de la région). Matès était réputé pour être une tête brûlée. Son idéalisme politique chevillé au corps et sa lutte contre la dictature lui vaudront quelques séjours en prison en Pologne.


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L’historien n’hésite pas à confier ses émotions alors qu’il parcourt la forêt de Parczew : « Au pied des troncs, il fait froid, quelque chose vous oppresse, un bruissement se fait entendre là-haut, vous levez la tête pour apercevoir un bout de ciel et vous comprenez tout à coup que la forêt vous a capturé et qu’elle seule respire. Mais peut-être suis-je trop obsédé par les chasses à l’homme de l’hiver 1943, les aboiements des bergers allemands, la panique, les bunkers dynamités, les cadavres au détour du chemin ». Au fil des pages, la constellation familiale se dessine avec pour figures centrales Matès et Idesa ; peu à peu, ils reprennent vie sous la plume de l’auteur et avec eux le contexte historique et social. Les pages consacrées au dernier domicile connu sont passionnantes. Jablonka a peu d’éléments factuels en sa possession pour comprendre les circonstances de leur arrestation et de leur déportation. La police les arrête en 1943 au 17 passage d’Eupatoria. Jablonka se lance alors dans une ultime enquête titanesque ; il dépouille les recensements de population de 1936 et 1946, recherche les descendants possibles des habitants dont il a les noms, passe une centaine d’appels. Il fait un examen minutieux des immeubles, des abords et reconstitue étage par étage, la configuration des lieux tels qu’ils étaient en février 1943 et brosse le portrait des locataires. Ce faisant, tel un cinéaste, il redonne vie à toute cette population du 20 e arrondissement où il vit aujourd’hui : « Je donnerais cher pour savoir ce qui se passe exactement à l’aube du 25 février 1943, au fond de ce passage d’Eupatoria aujourd’hui détruit, à l’endroit où mes filles font la sieste dans un dortoir paisible de leur école maternelle. Suzanne et Marcel dorment, eux aussi, car il est encore tôt ; leur sommeil d’enfant les dérobe à ce qu’ils ne doivent pas voir […] mon père n’en garde aucun souvenir ». Et puis Drancy, les dernières lettres envoyées : « Une heure avant la déportation, les employés juifs du camp font le tour des chambres et distribuent une carte à chaque partant ». Et puis Auschwitz-Birkenau, puis après la guerre, le sort des enfants de Matès,

Suzanne et Marcel, le père d’Ivan, recueillis par une famille d’accueil puis envoyés dans un foyer d’orphelins. Au terme de son enquête, quelques années plus tard, Jablonka fait un constat d’échec qui relève d’un sentiment très subjectif lié à ces motivations intimes : « Après avoir brassé, réuni, comparé, recousu, je ne sais rien ; ma seule consolation c’est que je ne pouvais faire mieux ». Et de préciser : « Mon histoire ne parle pas des Juifs, encore moins des “Juifs qui ont tellement souffert” […] Je distingue les miens parce qu’ils symbolisent toute une génération. Parce qu’ils sont plus grands qu’eux-mêmes ». Jablonka a su se tenir à bonne distance de la froideur scientifique et de tout pathos. Si ses objectifs intimes étaient inatteignables, il a su nous émouvoir, nous passionner, nous enrichir, nous donner à réfléchir et faire œuvre de transmission.

Corinne Deunailles Vient de paraître du même auteur Laetitia ou la fin des hommes. 2016. Éditions du Seuil. (Coll. La librairie du XXIe siècle)

L’angoisse d’Abraham Actes Sud. Collection Un endroit où aller, mai 2016. ISBN 978-2-330-06463-1

L’angoisse d’Abraham, de Rosie Pinhas-Delpuech peut apparaître comme le troisième volet d’une série commencée avec Suite byzantine, (Bleu autour, 2003) suivi de Anna, une histoire française (Bleu autour, 2007), en cela qu’il raconte le parcours de l’auteure, née à Istanbul en 1946, arrivée à Paris dans les années 1960, partie vivre une douzaine d’années en Israël, avant de revenir s’installer en France. Traductrice de l’hébreu et directrice de la collection « Lettres hébraïques » d’Actes Sud depuis 2000, Rosie Pinhas-Delpuech raconte comment elle a découvert l’hébreu et décidé de devenir

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une « traverseuse » de langue, elle qui n’en avait aucune de « maternelle », ou trop. « Traverser se dit en hébreu avar, eber. Le verbe signifie à la fois le passé, la traversée et l’hébreu, la langue, nous apprend l’auteur à la fin de l’ouvrage. C’est un verbe vertigineux. Abram et les siens traversent le fleuve, d’où son surnom en terre étrangère (Abraham). Abram l’Hébreu, le Passant, le Traversant. Celui qui vient du passé laissé derrière lui, celui qui vient d’ailleurs, de l’autre côté du fleuve, l’Étranger, celui qui ose traverser des frontières pour aller vers son destin. Celui qui se tient d’un côté du fleuve, pendant que le monde entier se tient de l’autre côté, dit un commentaire. » En quelques chapitres (Orient-Express, Détour, L’île de la Cité, Ha’aretz, Les errants, L’angoisse d’Abraham, Et après), Rosie Pinhas-Delpuech raconte un voyage à travers l’espace et le temps qui parle à chacun de nous. Et dans ce « nous », j’inclus les errants d’aujourd’hui, les exilés que les pays en guerre déversent sur nos côtes, dont on nous dit qu’ils sont nos ennemis, comme chaque vague d’émigration fut l’ennemie de ceux qui étaient déjà installés. Comment ne pas être sensible à cette littérature de l’exil, comment ne pas souffrir avec la jeune étudiante qui débarque de l’Orient Express pleine de rêves pour échouer déclassée, illégitime, mais aussi éblouie par le savoir qui est enfin là, tout près, et infini. Est-ce vraiment un exil, du reste ? Les Juifs de l’Empire ottoman se sentaient Français (après s’être crus Espagnols) quand ils arrivaient. Ils pensaient « rentrer chez eux ». Mais chez soi, c’est toujours chez les autres. L'île de la Cité, pour l’auteur, c’est la Préfecture où l’on paye chèrement le droit d’appartenir. Le détour, c’est une première incursion dans un pays improbable, Israël, encore illuminé d’une foi de pionnier, où déjà se dessinent les incompatibilités entre nouveaux arrivants et fondateurs historiques. C’est le pays d’une nouvelle langue, l’hébreu moderne, qui résiste à l’apprivoisement, mais se révèle pleine de tiroirs et de doubles sens. Point de

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passage obligé pour enfin être « arrivé chez soi » ? Rite initiatique douloureux et nécessaire, mais pas égalisateur, car l’accent trahit les origines, et celles-ci riment souvent avec épouvante. Un passé que les Turco-sépharades connaissent, sans en être constamment habités comme ceux qui ont un « numéro de téléphone » tatoué sur le bras. Dans Détour, Rosie n’a pas conscience d’un problème arabe. Il faut peupler et construire ce pays. Dans Ha’aretz, après la guerre des Six Jours, elle comprend qu’une nouvelle ère commence. « La ressemblance est si troublante parfois, eux, nous, l'Arabe, l'Hébreu, les cousins. C’est ainsi qu’on les désigne à l’époque (1968), dans une proximité hostile et pour ne pas dire « Arabe » […] Cousins, nous le sommes par Abraham… ». En France, à la même époque, mes parents disaient « les petits cousins » pour désigner des Juifs sans avoir à prononcer le mot. Errances de l’histoire, erreurs mille fois répétées. Quand Rosie quitte Israël, dans les années 1980, la mutation du pays est totale. La vie est moins rude, mais une partie du rêve s’est dissoute dans la modernité et l’uniformisation. Elle revient en France : nouvel exil ou retour ? D’où est-elle en réalité ? Il lui faut en tout cas s’inventer une place, trouver un emploi, s’acclimater à des codes qui changent si vite quand on n’est pas là pour évoluer avec eux. Elle sera toujours une errante, comme nous le sommes tous (certains plus confortablement que d’autres). Errants dans nos têtes, parce qu’incrédules devant une géopolitique qui nous dépasse, une société qui n’est pas celle que nous espérions, des enfants qui nous déconcertent, un avenir inquiétant… L’angoisse d’Abraham est un très beau livre, très universel, et pas seulement par le dernier chapitre consacré aux textes fondateurs. Pour ma part, c’est dans la description de la chambre de Montrouge, du réfectoire du Kibboutz ou de la réunion familiale à Bois Colombes que je me suis sentie au plus proche de Rosie Pinhas Delpuech. En devenant traductrice de l’hébreu, presque par hasard, l’auteur a trouvé le moyen d’être elle-


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même, ici ou là-bas. On sent sa gourmandise du mot, de l’expression, son entêtement à restituer l’exacte intention de l’auteur, on sent sa jubilation lorsqu’elle y parvient. Mais Rosie Pinhas Delpuech est également une auteure à part entière, elle écrit dans une langue riche et économe à la fois, et nous invite à des associations imprévues, toujours justes et éclairantes. Le Juif errant n’a qu’un pays, celui des mots. Sans Rosie, nous n’aurions pas découvert avec autant de plaisir les auteurs israéliens contemporains (Etgar Keret, David Grossman, Orly CastelBloom etc.), ceux qui nous donnent des raisons d’espérer.

Brigitte Peskine

Para Sintir Ventanas altas de Saloniki

Sephardic songs, coplas and ballads from Thessaloniki Coffret de deux CD publié par le département de musique de l’université de Haïfa. Préface – en anglais et en hébreu – de Susana WeichShahak (Université de Haïfa), Gila Hadar (Université de Haïfa), David M. Bunis (Université hébraïque de Jérusalem), Rivka Havassy (Université de Bar-Illan). 2013 Chanteurs : Orit Perlman et Kobi Zarco. Musiciens : Ariel Qassis, kanum ; Wassim Hashibon, oud ; Wissam Ar’am, darbuka, daire, pandero ; Assaf Alush, dendir ; Asaf Talmudi, accordéon ; Idan Toledano, guitare, bouzouki ; Sharbel Mar’un, flûte nay ; Shir-Ran Yinon, alto ; Tal Feder, contrebasse.

Certains trésors peuvent dormir des mois dans notre bibliothèque ou notre discothèque sans que l’on y prenne garde. C’est précisément le cas de ce double album magnifique trop longtemps remisé. À la recherche de plages musicales pour une émission de radio, j’entrepris de l’explorer avant de céder très vite à l’émerveillement. Le coffret Ventanas altas de Saloniki – baptisé d’après le chant éponyme qui ouvre l’album – trouve son origine dans la collection de chants sépharades réunie depuis 1975 par l’ethnomusicologue Susana Weich-Shahak au centre de recherche sur les musiques juives de l’université hébraïque de Jérusalem. Ces chants sont ici réinterprétés par Orit Perlman et Kobi Zarco et par des musiciens de l’université de Haïfa, anciens élèves de Susana Weich-Shahak. Le premier disque est consacré au répertoire traditionnel sépharade, c’est-à-dire aux cantigas (chansons à refrains), coplas (chants para-liturgiques) et romanceros (ballades narratives). Le second disque est consacré au répertoire du XXe siècle. Il offre un aperçu de la vitalité artistique des musiciens juifs saloniciens pendant la période de l’entre-deux-guerres. Tout en emprun-

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1. Dans les journaux saloniciens La Vara, El Culevro, El Rizon, El Rayo.

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tant aux mélodies grecques, turques, françaises ou latino-américaines, ils élaboraient des textes sentimentaux et humoristiques en judéo-espagnol. Certains de ces chants suivaient des airs de danses modernes : tango, habanera, foxtrot et charleston ; d’autres reprenaient des mélodies traditionnelles des répertoires grec et turc. Cette créativité musicale se retrouvait sur la scène théâtrale et accompagnait les événements communautaires. Les auteurs de ce coffret ont fait le choix louable d’inclure une synthèse historique de la communauté juive salonicienne (par Gila Hadar) et un aperçu linguistique (par David M. Bunis). Rivka Havassy, pour sa part, nous présente l’œuvre prolifique du duo constitué pendant l’entre-deuxguerres par Moshe Cazes et Sadik Gershon, mieux connus sous le sobriquet de « Sadik et Gazoz ». Moshe Cazes « Gazoz » publiait aussi bien des chansons que des textes humoristiques dans la presse locale. Il gagnait sa vie en organisant des fêtes familiales, se chargeant aussi bien de la restauration que de l’animation musicale. Sadik Gershon, musicien prodige et aveugle, composait des airs liturgiques et dirigeait le chœur de plusieurs synagogues. Il jouait lui-même de l’oud et était le leader d’un petit orchestre oriental qui se produisait dans les cafés, les tavernes et lors des fêtes de famille. Les compositions populaires de Sadik et Gazoz étaient reprises couramment par d’autres musiciens au point de faire partie du folklore salonicien. Les paroles des chants étaient publiées dans des journaux satiriques ou dans des recueils qui précisaient toujours la mélodie originale sur laquelle elles devaient être interprétées. L’un des thèmes de prédilection de Sadik et Gazoz était la satire des nouvelles mœurs : le matérialisme, le libéralisme et le désir d’occidentalisation des jeunes générations. Un thème que l’on retrouve souvent dans la presse humoristique de l’époque. Onze recueils de chants par Sadik et Gazoz furent publiés à Salonique entre 1924 et 1935 1 dont dix ont été retrouvés et publiés par Rivka

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Havassy dans son mémoire de Master (Bar-Ilan, 2000). Ces recueils comptent environ cent vingt chants dont huit sont réinterprétés dans Ventanas altas de Saloniki. Sadik et Gazoz partagèrent le sort tragique de leur communauté déportée et anéantie par les nazis en 1943. L’écoute de ces deux CD fait bien sûr émerger quelques perles. Du CD 1 ce sont les trois romances Tristes muevas (piste 8 – La novia del duque de Alba), Pregon echo el buen rey (piste 9 – La donceya guerrera), Tres damas van a la misa (piste 14 – La bella en misa) que nous retiendrons sans conteste. Chants aujourd’hui méconnus, magnifiquement interprétés dans toute leur ampleur par Kobi Zarco. D’Orit Perlman on retiendra surtout une très belle interprétation de la cantiga Ya salio de la mar (piste 6 – La galana y el mar) que l’on chantait lors du bain rituel prénuptial et la copla de Purim, Alabar quero al Dio (piste 19). Le CD 2 consacré au répertoire moderne est subdivisé en trois sections : les adaptations populaires, la production théâtrale et les chants sur des thèmes historiques ou politiques. Les pistes 1 à 8 sont des adaptations de Sadik et Gazoz. Le disque s’ouvre sur le désormais canonique Alevanta Jako (El musico – piste 1) dédié par Sadik et Gazoz à leur ami musicien Jako Cohen. Le titre le plus entraînant et qui mérite incontestablement de passer à la postérité est adapté d’une mélodie grecque anonyme Trava, vre manga ke alani, ce qui donne en judéo-espagnol Ya sabes que yo so ninya kurnasa (piste 8). Mais c’est tout le disque qui mériterait d’être cité, du tango grec Una tarde de abrilio (piste 5) à la habanera A mi me yaman (La bohemiana – piste 4), du chant sioniste Vamos a la Palestina (piste 15) – sur l’air grec O ergatis adapté par Sadik et Gazoz – au chant final de la pièce de théâtre Ester, El Dio hizo triunzar (piste 12).

FA


Las komidas de las nonas

MANTECADOS 1 Recette de Tanger (Maroc espagnol) transmise par Gladys Pimienta en 1993

Ingredientes

Preparasión

– 1 vazo de azeyte – 4 vazos de arina – 1 vazo de asúkar – kanela – susam (para adornar)

1. Se meskla todo, menos el susam, i se aze la masa, finyéndola bien. 2. Se forman balikas, apretándolas entre las dos manos. 3. Se meten las balikas en un tifsín pasado de azeyte i de arina, se polvorean de susam i se kozen al orno a kalor mediana. 4. Se kitan del orno kuando toman una kolor dorada.

Ingrédients

Préparation

– 1 verre d'huile – 4 verres de farine – 1 verre de sucre – de la cannelle – du sésame pour décorer

1. Tout mélanger sauf le sésame et former la pâte en la pétrissant bien. 2. Donner la forme de macarons en pressant avec les deux mains. 3. Mettre les macarons dans un plat préalablement huilé et fariné, saupoudrer de sésame et mettre à cuire au four à chaleur moyenne.

Les mantecados (prononcer mantecao) sont une recette traditionnelle d'Andalousie qui connaît de nombreuses variantes : au citron, aux amandes, au chocolat. Ils sont connus en Algérie sous le nom de ghribiya ou encore ghoriba au Maroc, ghraïba en Tunisie, ghraybeh en Syrie et au Liban, kurabiye en Turquie et en Grèce ce qui en fait une recette universelle de la Méditerranée. Dans beaucoup de recettes du Maghreb, l'huile est remplacée par du beurre (manteka en espagnol) et le sucre semoule par du sucre glace.

4. Retirer du four quand les mantecados prennent une couleur dorée.

Recette du livre de Matilda Koen Sarano Guizar kon gozo (Editorial S. Zack. Jérusalem. 2010)


Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco Rédacteur en chef François Azar Ont participé à ce numéro Laurence Abensur-Hazan, Nicole Abravanel, François Azar, Sophie Bigot-Goldblum, Matilda Coen-Sarano, Martine Delouvin, Corinne Deunailles, Dominique et Thierry Florentin, David Harari, Monique Héritier, Jenny Laneurie, Malca Levi, Jacqueline Mitrani, Brigitte Peskine, Isaac Segura. Conception graphique Sophie Blum Image de couverture Eddy Florentin en 1948, jeune speaker à l'ORTF, sous le pseudonyme de Michel Florent. Source : famille Florentin. Impression Caen Repro ISSN 2259-3225 Abonnement (France et étranger) 1 an, 4 numéros : 40€ Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris akiestamos.aals@yahoo.fr Tel : 06 98 52 15 15 www.sefaradinfo.org www.lalettresepharade.fr Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030 Janvier 2017 Tirage : 1050 exemplaires

Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien


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