Kehinde Wiley - Dédale du pouvoir

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Depuis plusieurs décennies, l’artiste raisonne à partir de codes esthétiques relevant du genre du portrait peint et de ses régimes de visibilité électifs.

DÉDALE DU POUVOIR

C’est au musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris, que Kehinde Wiley a souhaité présenter pour la première fois au public une série inédite de portraits de chefs d’État africains. Dédié aux arts et aux civilisations d’Afrique, d’Océanie, des Amériques et d’Asie, le musée du quai Branly – Jacques Chirac conserve une grande part d’artefacts qui sont intimement liés aux pratiques du pouvoir temporel ou spirituel dans différentes sociétés à travers le globe. Ils participent eux aussi à ce regard décentré auquel invite Kehinde Wiley à travers cette exposition.

Depuis plusieurs décennies, l’artiste raisonne à partir de codes esthétiques relevant du genre du portrait peint et de ses régimes de visibilité électifs. Il interroge une longue histoire du face-à-face entre le peintre et son modèle. Selon les lieux et les époques, l’acte de fixer les traits d’un individu sur la toile s’est accompli dans des circonstances très variées. L’impulsion présidant à la représentation engage artistes et modèles dans un mouvement gravitationnel. Elle manifeste le statut des uns et des autres dans la société. Dans le cas d’une œuvre de commande, la licence accordée par le commanditaire à l’artiste peut varier, mais le choix du sujet est bien souvent orienté. L’histoire de l’art abonde ainsi en représentations d’individus qui ont financé leur portrait et qui appartenaient majoritairement à des catégories sociales aisées. De cela résultent en grande partie des représentations de groupes sociaux dominants dans les sociétés.

SARAH LIGNER

Conservatrice du patrimoine, responsable de l’unité patrimoniale Mondialisation historique et contemporaine au musée du quai

Branly – Jacques Chirac.

Heritage curator, Head of the Historical and Contemporary Globalisation Collection at the musée du quai

Branly – Jacques Chirac.

Depuis une vingtaine d’années, Kehinde Wiley interroge ce statut exclusif pour y inclure les diasporas africaines contemporaines. Commencée en 2007, la série The World Stage le conduit dans treize pays situés sur quatre continents pour faire le portrait en majesté de personnes anonymes, d’origine notamment africaine, caribéenne et latino-américaine, qui ne sont ni en situation de pouvoir, ni de puissance. Il puise dans les codes d’une rhétorique visuelle toute entière tournée vers les apparences : attitudes, gestes, allures, regards

A MAZE OF POWER

The musée du quai Branly - Jacques Chirac in Paris is the venue for Kehinde Wiley’s first public presentation of his series of portraits of African heads of state. Dedicated to the arts and civilisations of Africa, Oceania, the Americas and Asia, this museum holds a large number of artefacts relating to the practices of temporal or spiritual power in different societies across the globe. In this exhibition, Wiley invites us to take a fresh look at this theme.

For several decades, this artist has been reflecting on the aesthetic codes of the painted portrait as a genre and its elective regimes of visibility, interrogating the long history of the face-to-face encounter between painter and sitter. The circumstances surrounding this act of fixing an individual’s features on canvas have varied widely from one period and place to another. The impulse presiding over such representation engages artists and models in a gravitational movement, manifesting their respective social statuses. In the case of a commissioned work, the licence granted by patron to artist may vary, but the choice of subject is often guided. The history of art is full of representations of individuals who financed their own portrait, most of them from wealthy social backgrounds. Hence the many representations of dominant social groups in a given society.

For the past twenty years, Kehinde Wiley has been challenging this exclusive status by including contemporary African diasporas. Begun in 2007, his series The World Stage has taken him to thirteen countries on four continents to make majestic portraits of obscure individuals, particularly of African, Caribbean and Latin American origin, who have neither power nor might, yet who are represented using the codes of a visual rhetoric focused entirely on appearance: attitudes, gestures, postures and gazes expressing grandeur and prestige, referring to aristocratic, military or religious portraits from the history of European painting. In late 2008, while he was working on this great cycle of portraits, one face in particular was being reproduced on the front

For several decades, this artist has been reflecting on the aesthetic codes of the painted portrait as a genre and its elective regimes of visibility […]
L’œuvre de Kehinde Wiley ne cesse d’interroger le pouvoir de l’image sur les consciences. Il entreprend, dans ses tableaux, de relater d’autres récits que ceux de l’hégémonie occidentale.

exprimant la grandeur et le prestige, se référant à des portraits aristocratiques, militaires ou religieux de l’histoire de la peinture européenne des siècles passés. Alors qu’il peint ce grand cycle de portraits, un visage est reproduit en une des journaux du monde entier fin 2008 : celui de Barack Obama, premier président noir de l’histoire des États-Unis d’Amérique. Dix ans plus tard, Kehinde Wiley est choisi par le président pour faire son portrait, dans le cadre d’une commande de la National Portrait Gallery, à Washington.

Avant Barack Obama, d’autres dirigeants noirs ont-ils bénéficié d’une telle aura ? Seul peut-être Nelson Mandela, militant anti-apartheid, emprisonné pendant vingt-sept ans et devenu en 1994 le premier président noir d’Afrique du Sud, a vu son image diffusée à travers la planète. L’œuvre de Kehinde Wiley ne cesse d’interroger le pouvoir de l’image sur les consciences. Il entreprend, dans ses tableaux, de relater d’autres récits que ceux de l’hégémonie occidentale. Dès 2012, il se lance dans une quête personnelle pour peindre le portrait de personnes noires exerçant les plus hautes fonctions politiques dans leurs pays respectifs, quel que soit le système de gouvernance. Il se tourne alors vers l’Afrique. Le continent ne lui est pas inconnu : c’est au Nigeria qu’il a, à l’âge de vingt ans, retrouvé son père, en passant par Dakar, où il a créé en 2019 un lieu destiné à accueillir en résidence des artistes du monde entier, Black Rock Sénégal.

Kehinde Wiley élabore alors les bases de son projet. Le pari proposé aux modèles est osé : les dirigeants africains qui acceptent de prendre la pose n’ont pas de droit de regard sur le portrait final. L’artiste définit l’œuvre achevée comme le résultat de tractations. La pose est choisie par le modèle, qui est guidé par l’artiste. Un catalogue de portraits d’apparat des xviie , xviiie et xixe siècles offre des ressources visuelles. Certains modèles se prêtent au jeu de la réinterprétation, d’autres s’appuient sur leur propre expérience du langage corporel dans la vie publique. L’appareil photographique enregistre la pose, prélude au portrait peint à l’atelier. Il ne fut pas évident de convaincre des individus si soucieux de leur image publique d’accepter de céder leur image et leur identité à l’artiste. Certains se sont laissé convaincre, d’autres ont décliné. Les portraits finalisés sont ceux, en dehors de tout

pages of newspapers around the world: that of Barack Obama, the first black president in the history of the United States of America. Ten years later, Kehinde Wiley was chosen by Obama to paint his portrait in a commission for the National Portrait Gallery in Washington.

Before Barack Obama, have any other black leaders enjoyed such an aura? Perhaps the only other one to have his image shown around the world was Nelson Mandela, the anti-apartheid activist who was imprisoned for twenty-seven years and became South Africa’s first black president in 1994. Wiley’s work constantly questions the power of the image over our consciousness. In his paintings, he sets out to tell stories other than those of Western hegemony. In 2012, he embarked on a personal quest to paint portraits of black people holding the highest political office in their respective countries, whatever the system of governance. So he turned to Africa. The continent is no stranger to him: it was in Nigeria that, at the age of twenty, he found his father, via Dakar, where in 2019 he set up Black Rock Senegal, a space created to host artists in residence from all over the world.

Wiley began laying down the bases for this new project. The wager proposed to the models was a daring one: the African leaders who agreed to sit for him would have no say in the final portrait. The artist defined the finished work as the result of negotiations. The pose was chosen by the model, guided by the artist. A catalogue of ceremonial portraits from the 17th, 18th and 19th centuries provided the visual resources. Some models played the game of reinterpretation, others drew on their own experience of body language in public life. The camera recorded the pose, after which the portrait was painted in the studio. It was not easy to convince individuals so concerned about their public image to agree to surrender their likeness and identity to the artist. Some could be persuaded, others declined. The final portraits, then, show heads of state, in office or not, who approved the artist’s protocol, quite apart from any political criteria. The camera rolls, recording this amusing ceremony in which Pygmalion models his model. The artist tilts a hand, retouches a gesture, moves a leg forward, indicates the direction of the gaze. The film shown in the exhibition gives a glimpse of these meetings held at the very highest levels of state.

Wiley’s work constantly questions the power of the image over our consciousness. In his paintings, he sets out to tell stories other than those of Western hegemony.
Convoquant de multiples références historiques, corps physique et corps politique se côtoient dans cet imbroglio pictural.

critère politique, de chefs d’État en exercice ou non, qui ont approuvé le protocole de l’artiste. La caméra tourne, enregistrant cet amusant cérémonial, où Pygmalion modèle son modèle. L’artiste incline une main, retouche un geste, fait avancer une jambe, indique la direction du regard. Le film présenté dans l’exposition laisse entrapercevoir ces rencontres au sommet de l’État.

Dans les portraits finaux, Kehinde Wiley conserve gestes, postures et vêtements retenus par chaque modèle. Il est soucieux, dans sa peinture, de la ressemblance : il veille au réalisme des traits du visage, détaille minutieusement bijoux et insignes honorifiques, et rend de manière virtuose étoffes traditionnelles africaines ou complet occidental. La composition retenue par l’artiste assoit la prééminence des modèles, saisis en subtile contre-plongée, portraiturés légèrement plus grands que nature. L’usage de la couleur et de la lumière vient renforcer le rayonnement de la personne représentée. L’artiste choisit de figurer son modèle tantôt dans un environnement décoratif qui le ceint, tantôt dans des intérieurs qui ouvrent sur des paysages ou des villes emblématiques du pays. L’art du portrait d’apparat est réinterprété pour proposer un dispositif de représentation d’une grande évidence visuelle et pourtant d’une élaboration puissamment complexe, entre réel et fiction. Les portraits relèvent de mises en scène intrigantes par leurs dissonances visuelles. Face à ses contemporains, Kehinde Wiley conjugue l’art de la mimêsis à la symbolique du pouvoir, telle qu’exprimée depuis plusieurs siècles dans l’art occidental. Convoquant de multiples références historiques, corps physique et corps politique se côtoient dans cet imbroglio pictural. L’espace d’exposition est à l’image de ce cycle aux résonances inextricables. Les portraits se révèlent au fur et à mesure, dans une scénographie labyrinthique. Pour l’artiste, ce dédale du pouvoir, c’est d’une part le labyrinthe mental qu’il a traversé – et dont il a triomphé –, d’autre part le labyrinthe intellectuel dont ses modèles ont fait l’expérience pour se positionner en termes de représentation. In fine, chacun de nous fait face à une ligne sinueuse d’interprétation des portraits de ces chefs d’État, un chemin jalonné de réflexions qui ne manqueront pas d’être autant esthétiques que citoyennes.

In the final portraits, Wiley preserves the gestures and postures of each model and the clothes they wore. In his paintings, he is concerned with likeness: he pays close attention to the realism of facial features, painstakingly details jewellery and honours, and renders traditional African fabrics or Western suits with great virtuosity. The artist’s choice of composition emphasises the pre-eminence of his models, captured from a subtle low angle, portrayed slightly larger than life. The use of colour and light reinforces their aura. The artist chooses to depict his model either nested in a decorative background, or, sometimes, in interiors that open onto landscapes or towns which are emblematic of the country. The art of the ceremonial portrait is reinterpreted so as to offer a representation that is both visually limpid and powerfully complex, somewhere between reality and fiction.

The portraits are stagings whose visual dissonance intrigues. Faced with his contemporaries, Kehinde Wiley combines the art of mimesis with the symbolism of power as expressed for centuries in Western art. Invoking multiple historical references, the physical body and the body politic rub shoulders in this pictorial interlacing. The exhibition space reflects this cycle of inextricable resonances. The portraits are gradually revealed in a labyrinthine scenography. For the artist, this maze of power is on the one hand the mental labyrinth through which he has passed – and over which he has triumphed – and on the other the intellectual labyrinth that his models have experienced in order to position themselves in terms of representation. Ultimately, each one of us is faced with a sinuous line of interpretation of the portraits of these heads of state, a path strewn with reflections that are sure to be as political as they are aesthetic.

Invoking multiple historical references, the physical body and the body politic rub shoulders in this pictorial interlacing.

PORTRAIT OF ALASSANE DRAMANE OUATTARA, PRESIDENT OF THE REPUBLIC OF CÔTE D'IVOIRE 2016

Huile sur toile | Oil on canvas

182,5 × 153 cm | 71 7/8 × 60 1/4 in.

PORTRAIT OF OLUSEGUN OBASANJO, FORMER PRESIDENT OF NIGERIA 2023

|

244 × 183 cm | 96 × 72 in.

Huile sur lin
Oil on linen
PORTRAIT OF MACKY SALL, PRESIDENT OF SENEGAL 2023
Huile sur lin | Oil on linen
244 × 183 cm | 96 × 72 in.

PORTRAIT OF HERY RAJAONARIMAMPIANINA, FORMER PRESIDENT OF MADAGASCAR 2023

Huile sur lin | Oil on linen 274 × 213,5 cm | 107 3/4 × 84 in.

PORTRAIT OF ALPHA CONDÉ, FORMER PRESIDENT OF GUINEA 2023

|

244 × 183 cm | 96 × 72 in.

Huile sur lin
Oil on linen

PORTRAIT OF FÉLIX TSHISEKEDI, PRESIDENT OF DEMOCRATIC REPUBLIC OF CONGO 2023

Huile sur lin | Oil on linen

244 × 183 cm | 96 × 72 in.

244

PORTRAIT OF FAURE GNASSINGBÉ, PRESIDENT OF TOGO 2023

| 96 × 72 in.

Huile sur lin | Oil on linen
× 183 cm

PORTRAIT OF DENIS SASSOU-NGUESSO, PRESIDENT OF THE REPUBLIC OF THE CONGO 2023

Huile sur lin | Oil on linen

244 × 183 cm | 96 × 72 in.

« Dédaledupouvoirsuperpose plusieurs horizons. Celui de la peinture européenne, celui des modèles, celui du peintre et celui du spectateur, pour décrypter une parole absente et proposer un commentaire dans le bruit et la fureur des présidences africaines, imaginées ou non […] Le peintre représente la chose publique, l’État et ses figures de proue, les chefs et anciens chefs d’État ; le portrait leur donne une incarnation. » — mamadou diouf

Kehinde Wiley, dont l’œuvre réinterprète les représentations picturales de la puissance et du prestige dans l’histoire du portrait, a commencé à s'interroger sur la notion de présidence après l’élection de Barack Obama. En 2012, il imagine une série inédite consacrée aux chefs d'État africains. Pendant les dix années suivantes, il parcourt le continent à leur rencontre. Avec chacun d'entre eux, il explore l'histoire du portrait aristocratique, royal et militaire dans l'Europe des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi est née une composition qui illustre la vision singulière de chaque dirigeant sur ce que signifie être un leader africain contemporain. La série Dédale du pouvoir a été exposée pour la première fois au musée du quai Branly – Jacques Chirac en septembre 2023.

“A Maze of Power superimposes several perspectives — that of European painting, that of the sitters, that of the painter and that of the viewer — in order to decipher absent speech and offer a commentary amid the noise and fury of African presidencies, imagined or otherwise […] The painter represents the res publica, the state and its figureheads; heads and former heads of state. The portrait gives them an incarnation.” — mamadou diouf

Kehinde Wiley, whose work reinterprets pictorial representations of power and prestige through the tradition of portrait painting, began to question the meaning of presidential leadership after the election of Barack Obama. In 2012, he imagined an unprecedented series dedicated to African heads of state. For the next ten years, he travelled the continent to meet them. With each of them, he has explored the history of aristocratic, royal and military portraiture in 17th- 18th- and 19th-century Europe, to create a composition that illustrates each leader’s singular view of what it means to be a contemporary African leader. In September 2023, the series A Maze of Power was exhibited for the first time at musée du quai Branly – Jacques Chirac.

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