AF20.1 ART FRANCE 1960/1980

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Bernard Heidsieck (1928)

Clara Schulmann

Daté d’avril-novembre 1975, le texte intitulé « Tu viens chéri(e) », Passe-Partout n°23, s’ouvre sur un court « avertissement » rédigé par Bernard Heidsieck : « Cette phrase : Tu viens chéri(e) est l’un des pires clichés de la langue française. Elle appartient totalement au trottoir, à la rue. Elle est de ce fait presque imprononçable tant pour une femme que pour un homme. J’ai tenté dans ce texte, dans son montage, de lui restituer son potentiel primaire d’angoisse, de tendresse et d’érotisme. Pour ce faire, j’ai donc demandé à 5 femmes et à 5 hommes de m’enregistrer cette phrase, chacun entre 120 et 150 fois : une vraie gageure et pour chacun une mini-psychanalyse. »1 Cet avertissement introduit bien au travail de l’artiste. Le parcours de Bernard Heidsieck appartient à l’aventure de la « poésie sonore » qui apparaît dans le courant des années 50, des deux côtés de l’Atlantique, à la faveur de la démocratisation du magnétophone. L’idée est alors de faire saisir à l’oreille plusieurs sons à la fois, moyennant un ensemble de techniques ici caractérisées par Heidsieck de : « superpositions, simultanéisme, cassage et variations de rythmes et vitesses. » Au même moment que John Giorno, Brion Gysin, Henri Chopin ou François Dufrêne, Bernard Heidsieck commence ses expérimentations sonores. Il fonde l’expression de « poésie-action » : « une poésie qui ne restait plus passive dans la page à attendre le lecteur, mais au contraire visait à en sortir ». Une poésie proche des expériences Fluxus, traversée de références à la modernité musicale – Boulez, Stockhausen, Berio, Varèse – qui produisent sur Heidsieck une onde de choc. À lire et entendre les réalisations de l’artiste (qui se produit lors de performances), on est saisi par l’image qu’il parvient à produire du fonctionnement de la pensée elle-même : son aspect fugace, éclair, associatif, et, bien évidemment, obsessionnel. Heidsieck emploie le langage comme symptôme de ce qui se joue plus souterrainement : les répétitions et redoublements se donnent à entendre comme des tentatives de maîtriser ce qui profondément nous échappe. Face aux obsessions, l’artiste travaille aussi sur le cliché, la phrase toute faite, celle qui permet, justement, de ne plus penser. La poésie sonore vise selon Heidsieck à « faire passer dans l’instant une électricité destinée à transcender les normes habituelles de la communication. » Effectivement, en se situant du côté de ce qui déborde le sujet, de ce qui, dans le langage, lui échappe et le conduit, Heidsieck parvient à produire un effet proprement subversif, à l’opposé de toute tentation publicitaire, exigeant la clarté, le pré-pensé, le prêt à consommer. Les performances de Heidsieck résistent de fait à l’interprétation. Seul face à son micro et à sa voix préenregistrée, c’est aussi à des strates enfouies de sa pensée qu’il fait face.

Dated April-November 1975, the text entitled “Tu viens chéri(e)”, Passe-Partout n°23, is preceded by Bernard Heidsieck’s “warning”: “The sentence Are you coming, darling is one of the worst clichés in the French language. It belongs totally to the sidewalk, to the street. It is, as a result, almost unutterable for a woman as much as it is for a man. I have attempted in this text, in its montage, to restore it primary potential for anguish, tenderness and eroticism. To do so, I asked 5 women and 5 men to record this sentence for me 120 to 150 times each: a real challenge and for each of them, a mini-psychoanalysis.”1 This warning could also serve as an introduction to the artist’s work. Bernard Heidsieck’s career springs from the “sound poetry” movement that appeared in the 1950s on both sides of the Atlantic along with the democratization of the recorder. The idea was to get the ear to catch several sounds simultaneously, through a set of techniques Heidsieck characterizes as “superposition, simultaneism, breaks and variations on rhythm and speed.” Bernard Heidsieck began his experimentation at the same time as John Giorno, Brion Gysin, Henri Chopin and François Dufrêne. He coined the term “action poetry”: “poetry which no longer remains passively on the page waiting for a reader, but on the contrary aims to come out of it.” This poetry is close to the experiments of Fluxus and references the musical modernity – Boulez, Stockhausen, Berio, Varèse – which made a strong impression on Heidsieck. Reading and listening to the artist’s production (he gives performances), one is struck by the way he manages to display the fleeting, flashing, associative and obsessive nature of the thought process. Heidsieck uses language as a symptom of the subconscious forces at play: repetition and reduplication are shown as our attempts to master what escapes us at the deepest level. Confronted with his obsessions, the artist also works on clichés, stock phrases – the very phrases that allow us not to think. For Heidsieck, “the electric current” of sound poetry enables us to “to transcend the usual norms of communication.” By placing himself on the side of what exceeds the subject, of what, within language, escapes it and drives it, Heidsieck manages to produce a literally subversive effect: the polar opposite of the clear-cut, ready-to-think language of advertising. Heidsieck’s performances resist interpretation. Alone in front of his microphone and his pre-recorded voice, he is also confronted with the buried strata of his own thoughts

1 . Bernard Heidsieck, Passe-Partout (1969-2004), Al Dante, 2009, p .43 . 1 . Bernard Heidsieck, Passe-Partout (1969-2004), Al Dante, 2009, p .43 .

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