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EN VENTE DEUX MOIS

AFRIQUE MAGAZINE FÊTE SES 40 ANS ! UN NUMÉRO SPÉCIAL ET UN CONTINENT QUI CHANGE, SE TRANSFORME…

1983-2023

Ce que nous étions, ce que nous sommes devenus ET AUSSI

Bestof LES AUDACIEUX

Notre sélection annuelle de celles et ceux qui n’ont pas froid aux yeux. N° 447-448 - DÉC.2023-JANV.2024

L 13888 - 447 - F: 5,90 € - RD

ÉDITO 40 ANS, NOTRE NOUVELLE JEUNESSE!

DÉCOUVERTE

NIGERIA LE RETOUR DU GÉANT? UN DOSSIER SPÉCIAL DE 35 PAGES

par Zyad Limam

+INTERVIEWS AMINA BEN SMAÏL YAHIA BELASKRI

F r a n c e 5 ,9 0 € – A f r i q u e d u S u d 4 9,9 5 r a n d s ( t a x e s i n c l .) – A l g é r i e 3 2 0 D A – A l l e m a g n e 6 ,9 0 € A u t r i c h e 6 ,9 0 € – B e l g i q u e 6 ,9 0 € – C a n a d a 9,9 9 $ C – D O M 6 ,9 0 € – E s p a g n e 6 ,9 0 € – É t a t s - U n i s 8 ,9 9 $ G r è c e 6 ,9 0 € – I t a l i e 6 ,9 0 € – L u x e m b o u r g 6 ,9 0 € – M a r o c 3 9 D H – P a y s - B a s 6 ,9 0 € – P o r t u g a l c o n t . 6 ,9 0 € Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3500 FCFA ISSN 0998-9307X0



édito PAR ZYAD LIMAM

40 ANS, NOTRE NOUVELLE JEUNESSE! Ce numéro que vous avez entre les mains est très particulier. Il est daté décembre 2023-janvier 2024, il porte les numéros 447-448, et il marque le 40 e anniversaire de notre publication. 40 ans ! 448 numéros ! Dans le monde de la presse d’aujourd’hui, renversé par les changements technologiques, l’émergence rapide, et la conquête de l’espace par le Web et les réseaux sociaux, marqué par l’attrition progressive des publications « papier », la transformation radicale de l’économie du métier, de la distribution, le tout dans une Afrique complexe et exigeante, quarante ans d’existence, de parutions ininterrompues, ce n’est pas une mince affaire. Traverser autant de changements, d’évolutions, sans perdre son indépendance, en gardant la confiance et l’estime de nos lecteurs et de nos partenaires, c’est déjà un exploit! Et nous pouvons en être fiers. Le premier numéro d’Afrique Magazine est sorti en décembre 1983. Tout d’abord comme un supplément mensuel de l’hebdomadaire Jeune Afrique, avant de prendre son envol quelques mois plus

N° 1 – décembre 1983

AFRIQUE MAGAZINE

tard. J’y étais déjà stagiaire (rubriques automobile et cinéma…). Puis, après des études et quelques détours (en particulier à JA), j’en deviens le rédacteur en chef à partir de la fin des années 1990. En 2006, c’est le grand changement. Afrique Magazine sort du groupe Jeune Afrique pour vivre sa vie de publication indépendante. Quitter la grande maison panafricaine, celle de Béchir Ben Yahmed, le choix n’était pas évident. Sans un sou d’avance, avec un mensuel et une entreprise à faire vivre. Et pourtant, nous avons tenu, nous avons réussi à nous créer un chemin, à porter un regard particulier. Décembre 1983… Un autre monde, une autre époque, avant la téléphonie mobile, avant les réseaux sociaux. Un temps encore défini par les thèmes de l’indépendance et de la souveraineté inachevée. Une Afrique encore rurale, très pauvre, comme à la périphérie du monde. Celle des grands chefs, des partis uniques infaillibles, celle où sévit encore l’apartheid et où Mandela est en prison. Le temps des désillusions qui arrive, aussi, avec la dette,

N° 68 – mars 1990

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447- 4 48 – DÉCEMBRE 2023-JANVIER 2024

N° 100 – février 1993

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ÉDITO

N° 193 – octobre 2001

N° 219 – décembre 2003

la perspective de l’ajustement structurel… Beaucoup de choses, depuis, ont changé. L’Afrique se débat toujours pour trouver sa voie authentique vers le développement et la démocratie. Pour éradiquer les conflits et la violence. Mais, dans la réalité, nous avons aussi bâti et nous avons aussi construit. Dans la réalité, l’Afrique s’émancipe, elle évolue, se modernise. Elle vise l’émergence. Elle compte des millions d’étudiants, d’entrepreneurs. La richesse, l’énergie, la créativité sont là. De nouveaux défis sont apparus, avec une démographie stupéfiante, des villes immenses, la menace du changement climatique, les régressions intégristes… Nous avons la conviction profonde que l’Afrique est un continent d’avenir. Ce ne sont pas que des mots ou un simple slogan marketing. Même si nous sommes fragiles, précaires, nous sommes maintenant dans le monde. C’est l’approche qui a guidé notre cover story, «1983-2023: Ce que nous étions, ce que nous sommes devenus», un portrait kaléidoscopique de l’Afrique en mouvement sur quarante ans. L’ambition d’Afrique Magazine, c’est de s’adresser à tous celles et ceux, Africains et non Africains, qui sont les acteurs déterminés de cette transformation, de dialoguer avec les nouvelles générations, d’être le miroir des immenses diversités du continent, d’être en prise avec les évolutions profondes. D’être le reflet d’une Afrique complexe, d’une Afrique contradictoire, à la fois si ancienne et si jeune. Nous voulons être masculins et féminins à la fois, être acteurs des débats de société. Et nous voulons évoquer le pouvoir, sans être politiciens. 4

N° 285 – juin 2009

Nous cherchons à « décloisonner », à nous adresser à ceux qui veulent voyager dans un même magazine entre différents sujets, différentes situations et différents endroits. Et protéger notre indépendance, notre libre interprétation. Gagner des espaces de liberté. C’est essentiel, au cœur de notre légitimité. Évidemment, quarante ans, ce n’est qu’une étape. Nous avons un demain à préparer. Certainement de manière différente. Avec toujours notre qualité « print », notre manière de voir les choses, sur papier, en textes et aussi – c’est important – en images. Mais en nous engageant de manière déterminée dans la présence digitale, sur le Web, les réseaux sociaux, et aussi par la vidéo et les podcasts (www.afriquemagazine.com). Il nous faut aussi offrir une partie de notre contenu en anglais, pour mieux être au carrefour des connexions entre l’Afrique et les autres mondes émergents : le Golfe, la Chine, l’Asie… (Voir notre rubrique «Next is Africa» sur le site web). L’objectif, enfin, c’est de favoriser les échanges et les interactions dans notre communauté de lecteurs et de partenaires. Les projets sont là, mais ce qui compte le plus, en papier ou en digital, c’est le cœur de notre métier, la création de contenus de qualité, le récit et l’interprétation de ce qui nous entoure. Dans le chaos du monde, le fracas de la violence, le changement climatique, la multiplication des canaux digitaux, l’explosion des réseaux sociaux, l’apparition de l’IA… Dans ce bruit phénoménal, nous croyons plus que jamais à l’impor-

AFRIQUE MAGAZINE

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BRUNO LÉVY POUR JA

N° 305 – février 2011

N° 369 – juin 2017

tance du média, à notre métier de journaliste. Comprendre, analyser, décrypter. Encore plus aujourd’hui qu’hier. C’est notre mission, à notre échelle. Et pour conclure cet édito du 40e anniversaire, merci à Béchir Ben Yahmed, qui m’aura appris le journalisme et la résilience, et qui m’aura donné, peut-être un peu malgré lui, le désir d’être un éditeur indépendant. Merci à Danielle Ben Yahmed, qui aura persuadé BBY de créer un magazine différent de Jeune Afrique, qui aura porté Afrique Magazine sur les fonts baptismaux et qui aura toujours été présente, de loin ou de près. Merci aux équipes qui ont contribué, tout au long de ces années, à faire vivre le magazine. Merci à l’équipe actuelle qui, tous les jours et au quotidien, ferraille pour proposer un magazine de qualité. Merci à Emmanuelle Pontié qui, depuis déjà un bon moment, tient la barre en second. Et je pense enfin à tous ceux et celles qui nous ont quittés. Je suis sûr que, de là où ils sont, ils nous regardent avec affection et bienveillance. Évidemment, nos remerciements s’adressent enfin, et avant tout, à nos lecteurs, sans qui nous ne serions pas grand-chose, et à nos annonceurs et nos partenaires qui croient et appuient notre projet. Voilà, bonne lecture, bonne année aussi, en espérant qu’elle soit loin de la violence. Et constructive, pour l’Afrique et pour le monde. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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N° 409 – octobre 2020

Danielle Ben Yahmed, fondatrice de notre mensuel.

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N° 416 – mai 2021

N° 447-448 – décembre 2023-janvier 2024

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N °4 47 - 4 4 8 – D É C E M B R E 2 0 2 3 - J A N V I E R 2 0 2 4

ÉDITO 40 ans, notre nouvelle jeunesse!

TEMPS FORTS

Le best of

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LES AUDACIEUX

par Zyad Limam

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Le LagosPhoto Festival s’exporte au Bénin C’EST COMMENT? Comment imaginer…

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par Emmanuelle Pontié

100

CE QUE J’AI APPRIS Pat Kalla par Astrid Krivian

128

VIVRE MIEUX Un cerveau au top et pour longtemps! par Annick Beaucousin

130

102

VINGT QUESTIONS À… Amen Viana par Astrid Krivian

66 70

Ce que nous étions, ce que nous sommes devenus: 1983-2023

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par Zyad Limam, avec Cédric Gouverneur et Jean-Marie Chazeau

78

Amina Ben Smaïl: Donner une voix

82 85

par Frida Dahmani

106

Yahia Belaskri: Appartenir à ce continent liquide par Astrid Krivian

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P.08

DÉCOUVERTE Nigeria: Le retour du géant? dirigé par Emmanuelle Pontié, avec Eric Ekobia, Cédric Gouverneur et Sophie Rosemont

par Zyad Limam, Cédric Gouverneur, Emmanuelle Pontié, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Jihane Zorkot

ON EN PARLE C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE, DE LA MODE ET DU DESIGN

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Art: Tunis célèbre l’hirafen

88

L’urgence et l’ambition Lagos, le renouveau de la mégalopole Olawale Edun: «Nos réformes sont courageuses» Au pays des richissimes philanthropes Le défi de l’or noir Yusuf Tuggar: «Notre population est un atout majeur» Henry Dele Alake: «Nous voulons garantir la sécurité des investisseurs»

P.65

par Frida Dahmani

P.30 Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps. Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet: www.afriquemagazine.com

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FIKAYO ADEBAJO - FABIO THIERRY - SHUTTERSTOCK

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FONDÉ EN 1983 (40e ANNÉE) 31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE Tél.: (33) 1 53 84 41 81 – Fax: (33) 1 53 84 41 93 redaction@afriquemagazine.com Zyad Limam DIRECTEUR DE LA PUBLICATION DIRECTEUR DE LA RÉDACTION zlimam@afriquemagazine.com Assisté de Laurence Limousin

llimousin@afriquemagazine.com RÉDACTION Emmanuelle Pontié DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION epontie@afriquemagazine.com Isabella Meomartini DIRECTRICE ARTISTIQUE imeomartini@afriquemagazine.com

P.112

Camille Lefèvre PREMIÈRE SECRÉTAIRE DE RÉDACTION sr@afriquemagazine.com

P.118

Amanda Rougier PHOTO arougier@afriquemagazine.com ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

90 91 92 94 98

Shiran Ben Abderrazak, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Eric Ekobia, Catherine Faye, Cédric Gouverneur, Aurore Hennion, Dominique Jouenne, Astrid Krivian, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont.

Mbembo Bemba: «Avec le secteur minier, un bel avenir se profile» Segilola Gold, première mine à l’échelle industrielle Betta Edu: «Notre objectif: éliminer la pauvreté» De la musique en or massif Nollywood, au royaume des stars

VIVRE MIEUX Danielle Ben Yahmed RÉDACTRICE EN CHEF

avec Annick Beaucousin.

VENTES EXPORT Laurent Boin TÉL.: (33) 6 87 31 88 65 FRANCE Destination Media 66, rue des Cévennes - 75015 Paris TÉL.: (33)1 56 82 12 00

ABONNEMENTS ABONN’ESCIENT – TBS GROUP 20, rue Rouget de Lisle 92130 Issy-les-Moulineaux Tél.: (33) 1 40 94 22 22 Fax: (33) 1 40 94 22 32 afriquemagazine@cometcom.fr

BUSINESS 118

NICOLAS FAUQUÉ POUR TALAN - ALAMY

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Énergie: La géothermie, l’autre richesse du sous-sol Nicholas Obuya Mariita: «Les Kényans prennent conscience du changement climatique» Au Sénégal, les chalutiers étouffent la pêche locale L’Éthiopie affronte la flambée du teff L’Afrique au défi d’une chaîne du froid durable Une start-up propose de «décarboner» le riz par Cédric Gouverneur

AFRIQUE MAGAZINE

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COMMUNICATION ET PUBLICITÉ regie@afriquemagazine.com AM International 31, rue Poussin - 75016 Paris Tél.: (33)1 53 84 41 81 Fax: (33)1 53 84 41 93

AFRIQUE MAGAZINE EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR 31, rue Poussin - 75016 Paris. SAS au capital de 768200 euros. PRÉSIDENT : Zyad Limam. Photogravure: Philippe Martin. Imprimeur: Léonce Deprez, ZI, Secteur du Moulin, 62620 Ruitz. Commission paritaire: 0224 D 85602. Dépôt légal: novembre 2023. PHOTOS DE COUVERTURE: DR - GRAEME WILLIAMS/SOUTH/REA PASCAL MAITRE/MYOP - DR EMMANUEL OSODI/ANADOLU AGENCY/AFP PIERRE DUFFOUR/ANDIA.FR

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La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos reçus. Les indications de marque et les adresses figurant dans les pages rédactionnelles sont données à titre d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction, même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction. © Afrique Magazine 2023.

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ON EN PARLE C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage

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LE LAGOSPHOTO FESTIVAL S’EXPORTE AU BÉNIN

I M AG E S

What Remains, Fikayo Adebajo.

FIKAYO ADEBAJO

AFRIQUE MAGAZINE

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ARKO DATTO - M’HAMMED KILITO

Jusqu’au 31 décembre, LE FESTIVAL NIGÉRIAN DE PHOTOGRAPHIE contemporaine propose des œuvres intenses et engagées à un public de plus en plus large. UNE RENCONTRE photographique internationale qui revient cette année pour sa 14e édition et qui, pour la première fois de son histoire, sort des frontières du Nigeria afin de présenter des œuvres puissantes aussi à Cotonou, Ouidah et Porto-Novo. La coopération avec plusieurs acteurs culturels béninois naît de la volonté partagée de donner plus de place à la photographie contemporaine africaine et de multiplier les initiatives culturelles au niveau de la sous-région. Depuis sa création en 2010, le LagosPhoto Festival propose un large éventail d’événements (expositions, ateliers, présentations et panels), occupant les espaces publics et impliquant spectateurs et artistes dans la construction d’une communauté avisée et engagée. Cette année, sous la direction artistique de Azu Nwagbogu et Peggy Sue Amison, des photographes confirmés et débutants rassemblent jusqu’au 31 décembre des œuvres sur le thème «Ground State – Fellowship Within the Uncanny» («État fondamental –Communion au sein de l’étrange»). Des images qui explorent le présent, une époque anxiogène à la merci de la post-vérité, des conflits, des crises sanitaires et environnementales, et qui en envisagent la réparation, la restitution et la restauration. ■ Luisa Nannipieri

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Terra Mutata, Arko Datto.

LAGOSPHOTO FESTIVAL,

Lagos (Nigeria), Cotonou, Ouidah et PortoNovo (Bénin), jusqu’au 31 décembre 2023. lagosphotofestival.com Before It’s Gone, M’hammed Kilito.

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ON EN PARLE SOUNDS

À écouter maintenant !

❶ Nneka

Back and Forth, 3D Family Toujours aussi ambitieuse et expressive, la chanteuse germanonigériane est de retour avec un EP partagé entre soul, hip-hop, blues, afro et pop. Nourri d’une jeunesse passée entre deux cultures et d’un désir de concilier les différentes sensibilités qui habitent un monde aux soubresauts anxiogènes, il s’avère aussi enthousiasmant que réconfortant.

❷ Red Hot

Red Hot + Fela, Partisan Records Un vinyle jaune et rouge pour la réédition augmentée de cette compilation culte, où Angélique Kidjo, Childish Gambino ou encore le Kronos Quartet revisitent les grands classiques de Fela Kuti. Les bénéfices sont toujours reversés à Red Hot, l’association dédiée à la lutte contre le sida à travers la culture pop. Treize titres en hommage au Black President.

YAMÊ ÊTRE VU (ET ENTENDU) ALBUM

Avec un premier projet d’une belle densité sonore, le Franco-Camerounais entre dans LA COUR DES GRANDS.

❸ Sidiki Diabaté

Aya Nakamura, Gazo ou encore Black M figurent sur la guest list du nouvel album du couteau suisse musical malien. Guère étonnant que tous se bousculent, puisque l’artiste, bardé de prix à seulement 30 ans, réussit une fois encore à concilier les sonorités ancestrales de son pays natal et ce qui se fait de mieux en matière de pop contemporaine. Sans oublier la kora, évidemment! ■ S.R.

«MAN, I THINK WE’VE GOT SOMETHING», a commenté Timbaland devant une performance du chanteur il y a quelques mois. Encouragement aussi inespéré que mérité, car la proposition, soulignée de piano et bénéficiant d’arrangements savamment dosés, mise sur un rap polyglotte d’obédience afro, sans oublier des échos jazz ou R’n’B, et un amour indéniable pour la chanson française. Ou comment l’urbanité se mêle au patrimoine sous toutes ses formes… Yamê signifie «ce qui n’est pas visible». Ayant grandi entre Douala et la banlieue parisienne sous le nom d’Emmanuel Sow, il a choisi son patronyme scénique car «c’est la langue parlée par le peuple Mbo au Cameroun», et il a souvent entendu ce terme dans sa famille, notamment dans la bouche de son père, musicien de soul makossa. ■ Sophie Rosemont YAMÊ, Elowi, Naïve/Believe. 10

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DR (5)

Kora Lover, CD Believe


HD 04 BATIMENT 5 DE LADJ LY И 2023/SRAB FILMS/LYLY FILMS/FRANCE 2 CINEMA/PANACHE PRODUCTIONS/LA COMPAGNIE CINÉMATOGRAPHIQUE - DR

Aristote Luyindula, à gauche, et Anta Diaw, à droite.

CINÉMA

L’ESPRIT D’ESCALIER

Une jeune femme mobilise son quartier contre le projet de démolition de l’immeuble où elle a grandi en banlieue parisienne. Ladj Ly laisse entrevoir une LUEUR D’OPTIMISME après Les Misérables. SON IMPRESSIONNANT premier film se terminait dans la cage d’escalier d’un immeuble de région parisienne où des jeunes avaient piégé des policiers, et où tourbillonnaient fumigènes et rafales de tirs. Quatre ans après Les Misérables (2019), Ladj Ly nous ramène dans ces couloirs étroits, avec une scène d’ouverture d’anthologie sur la difficulté de descendre un cercueil par les marches d’une résidence de dix étages quand l’ascenseur est en panne depuis des années. Une copropriété devenue insalubre et que la mairie entend raser pour reconstruire des appartements plus chers, et pas vraiment dimensionnés pour des familles nombreuses. Haby, qui a grandi dans ce bâtiment 5, va se lancer en politique pour contrer le projet de la municipalité. Face à elle, un notable promu maire par intérim, qui se révèle très vite assez réactionnaire. Mais le film ne saurait se résumer à cette opposition schématique ; il nous fait rencontrer tout une population aux personnalités attachantes et complexes. Blaz, un ami de la protagoniste, AFRIQUE MAGAZINE

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la soutient tout en bouillant intérieurement, prêt à tout casser face à l’accumulation d’injustices. « Arrête de faire ton Malcolm X à deux balles, lui dit Haby. On ne peut pas qu’être en colère. » Cette jeune femme réfléchie et active est comme un signe d’espoir, carte maîtresse de ce film qui embrasse plusieurs thématiques, au-delà du problème du mal-logement. Parfois au détriment de la nuance : le couple bourgeois avec l’épouse et ses bonnes œuvres forcément choisies (elle accueille des réfugiés syriens mais chrétiens) ; l’adjoint au maire (excellent Steve Tientcheu) qui va jusqu’à endosser la tenue du père Noël, en bonne figure du nègre domestique, et qui assène à Haby : « C’est toujours pareil avec vous qui vivez des allocs : vous n’aimez pas la France, mais vous ne voulez pas aller dans vos pays d’origine avec leurs coupures d’électricité ! » Mais quand on lui demande comment elle se définirait, Haby répond : « Moi, je suis une Française d’aujourd’hui. » ■ Jean-Marie Chazeau BÂTIMENT 5 (France), de Ladj Ly. Avec Anta Diaw, Alexis

Manenti, Aristote Luyindula, Steve Tientcheu. En salles.

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ON EN PARLE

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RY T H M I Q U E

MOH! KOUYATÉ

Fraternité mélodique LE NATIF DE CONAKRY, français d’adoption, livre un superbe album acoustique renouant avec ses racines guinéennes. père… Une journée passée sans elle est dénuée de saveur. Je n’avais pas d’autre choix que celui de me consacrer à la musique et de faire de la guitare l’élément essentiel de mon expression créative. Pourquoi le format quartet sur cet album? Pour l’aspect plus organique encore, voire intimiste?

DR (2)

AM: C’est un bel hommage à la puissance expressive des cordes que rend Mokhôya. Peut-on revenir sur votre rencontre, alors enfant, avec les instruments à cordes? Moh! Kouyaté: J’ai grandi

dans une famille de musiciens. Ils chantaient, jouaient des instruments à cordes tels que la kora, la guitare, le n’goni, mais aussi le balafon – l’instrument maître de mes oncles maternels et celui avec lequel j’ai commencé. Puis mon père m’a appris à jouer la guitare qu’il avait lui-même apprise avec mon grand-

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Cela fait très longtemps que j’ai à cœur de réaliser un album acoustique. La période du Covid, qui m’a tenu éloigné de chez moi, a été un catalyseur. Par ailleurs, après le projet Guinea Music All Stars, qui rendait hommage aux grands orchestres guinéens, j’ai souhaité revenir à un format plus intimiste. Rentré en France, j’ai couru au studio pour y déverser tout mon ressenti. J’ai instinctivement associé la kora, qui accompagne si bien mon instrument et honore ma culture mandingue. En plus de la chaleur du violoncelle, il y a la trompette, qui apporte à l’album de l’humour, de la légèreté, de la vivacité et de la brillance… Si j’ai souhaité que chaque musicien puisse apporter sa contribution, créer une communion musicale, cet album puise également dans le riche répertoire de la musique guinéenne. Le titre de l’album signifie

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MOH! KOUYATÉ, Mokhôya,

Roy Music. En concert le 21 décembre au festival Africolor (Théâtre Gérard Philipe – Saint-Denis). «humanisme». Parce qu’il appelle à plus de fraternité?

En effet, Mokhôya induit les notions de fraternité, de partage et de cohésion. À travers ma musique, je souhaite transmettre un message de tolérance, de compréhension mutuelle et d’amour. Par les temps difficiles que nous traversons, nous devons tous et toujours essayer de créer des passerelles de dialogue et de tolérance, être animés par la nécessité de la paix. Et nous, artistes, devons véhiculer ces messages essentiels. La musique peut transcender les frontières et les différences culturelles, rassembler et promouvoir un monde plus bienveillant. Nous faisons tous partie d’une même communauté : l’humanité. ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont

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ROMAN

ON EN PARLE

Trois questions à… Djeynab Hane-Diallo

ERRANCE PALESTINIENNE

Un texte aux RÉSONANCES ACTUELLES, où Elias Khoury vient brouiller nos codes et nos attentes.

JOURNALISTE ET ÉCRIVAINE, Djeynab Hane-Diallo, elle-même maman de deux enfants, s’est lancée avec succès dans les contes jeunesse en Côte d’Ivoire en 2017. Un créneau assez peu exploité en Afrique et, selon elle, une littérature très utile à l’épanouissement. Elle nous présente le tome 2 de son conte.

RÉCIT LABYRINTHIQUE du critique littéraire, essayiste et chroniqueur libanais, L’Étoile de la mer est le deuxième tome d’une trilogie intitulée Les Enfants du ghetto. Ce roman d’amour examine la condition palestinienne, la tragédie et le vrai sens de la vie à travers deux personnages aux identités complexes, faisant écho aux histoires d’expulsion, de migration forcée, de persécution. D’un côté, Adam, Palestinien d’Israël, né et élevé dans le ghetto de Lod, près de Tel Aviv, où les Israéliens tuèrent des centaines de civils; de l’autre, Dalia, Juive israélienne, polonaise et irakienne, qui l’interroge sur la mémoire de son enfance. Dense et poétique, cette épopée tissée d’une main de maître par le rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes explore, à travers la fiction, les grandes questions de l’humanité dans leur singularité et leur universalité. Plus que jamais, les mots du poète Al-Mutanabbî cités en exergue frappent fort: «Ô demeures qui dans nos cœurs demeurez/Désertes à présent, vous nous habitez.». ■ Catherine Faye.

AM: Qui est la gentille? Qui est la méchante? est la suite d’un premier livre pour enfants paru en 2017. Pourquoi un tome 2? Djeynab Hane-Diallo: Oui, il

s’agit de la suite de La Gentille et la Méchante, un grand succès de librairie en Côte d’Ivoire. Le conte a été agréé par le ministère de l’Éducation nationale et de l’Alphabétisation pour les classes de CM1 et de CM2. Je pensais faire un nouveau conte, mais la suite m’est apparue comme une évidence. J’aime écrire pour la jeunesse, qui est parfois en perte de repères et de valeurs. Mon histoire est encore axée sur le bien et le mal, le côté pile ou face d’une même pièce. D’où vient ce goût pour la littérature jeunesse?

Écrire pour les enfants me paraît essentiel, aujourd’hui. Ils ont perdu le goût de la lecture. À qui la faute? Peut-être à nous, parents, qui préférons acheter des ordinateurs ou des portables. Mais l’un n’empêche pas l’autre. Je souhaite redonner ce plaisir à nos petits. Le livre est une source intarissable d’instruction, et d’évasion en même temps. Cela permet à l’enfant de joindre l’utile à l’agréable. Y aura-t-il un tome 3, ou préparez-vous une autre histoire?

Oui, le tome 3 est déjà écrit! Encore une fois, j’ai laissé libre cours à mon imagination. Je pense que je bouclerai cette histoire avec ce dernier épisode, afin de me consacrer à d’autres aventures littéraires. Ou pas. Je poursuivrai peut-être les aventures de la Fée Sourire et de la Fée Lumière. En fait, c’est un peu ma plume qui me guide. Et je la suis souvent là où elle me mène… ■ Propos recueillis par Emmanuelle Pontié

ELIAS KHOURY, L’Étoile de la mer,

Actes sud, 384 pages, 24€.

DJEYNAB HANE-DIALLO, Qui est la gentille? Qui est la méchante? Éditions Tabala, Côte d’Ivoire,

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DR (3)

4000 FCFA.

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PORTRAIT

CAPTAIN TIKTOK

GRETA DE LAZZARIS - DR

Récompensé à la Mostra de Venise, le tout jeune SEYDOU SARR est particulièrement convaincant dans sa traversée de l’Afrique pour tenter de rejoindre l’Italie. SUR TIKTOK, Seydou Sarr (@sipaulsarr) s’amuse à chanter en playback sur la voix des autres pour ses 140000 followers. Mais sur grand écran, cet adolescent de Thiès, au Sénégal, joue les candidats à l’exil pour illustrer le drame des migrants. Dans Moi, Capitaine, il traverse le continent aux côtés de son cousin Moussa, sans en avertir sa mère, pétri d’ambitions: «On fera signer des autographes aux Blancs!» Le film de Matteo Garrone, réalisateur italien réputé pour sa plongée dans la mafia napolitaine (Gomorra, 2008) et ses contes splendides (Tale of Tales, 2015; Pinocchio, 2019), réserve à ses personnages bien des obstacles, inspirés d’authentiques témoignages. Treize semaines de tournage au Sénégal et au Maroc pour une épopée dantesque où la route du héros croise celle de cadavres, mais aussi de passeurs véreux au Sénégal, de fonctionnaires corrompus au Niger, de tortionnaires et de marchands d’esclaves en Libye, avant de trouver un bateau pour la Sicile, à condition d’en devenir capitaine – les mineurs n’étant pas jugés responsables en cas d’arrestation. «C’est la situation actuelle qui pousse les gens à sacrifier leur vie pour réaliser leurs rêves», a-t-il expliqué aux journalistes en Italie, où la Mostra de Venise lui a décerné le prix Marcello Mastroianni du meilleur jeune espoir. Une célébration qui ne l’empêche pas de rester attaché à sa famille. Lui qui se rêvait plutôt footballeur avait suivi sa sœur au casting du film organisé à Dakar pour faire plaisir à sa mère, elle-même comédienne. «En recevant mon prix, j’ai pleuré, parce que j’ai tout de suite pensé à mon papa, et je me suis dit qu’il pourrait être là avec nous.» Son père est décédé l’an dernier. ■ J.-M.C. AFRIQUE MAGAZINE

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MOI, CAPITAINE (Italie), de Matteo Garrone. Avec Seydou Sarr, Moustapha Fall, Issaka Sawadogo. En salles. 15


ON EN PARLE

ENTRE LES CORDES

Exposition COUP DE POING de l’éclectique Afro-Parisien Rakajoo au Palais de Tokyo. CROCHET, DIRECT DU BRAS, blocage, esquive… Avant de devenir peintre, Rakajoo, qui signifie «têtu» en wolof, a mené bien des combats. De la rue au ring, après avoir encaissé nombreux coups bas et uppercuts, c’est en convoquant différents langages que l’artiste autodidacte a trouvé son exutoire. De la peinture à la bande dessinée, en passant par l’animation, il mêle ses souvenirs de la SeineSaint-Denis, du quartier de la Goutte d’Or et du Sénégal à l’actualité, avec des déclarations latentes, dans un entrelacs vibrionnant d’acryliques, d’huiles, d’encres et de pixels. Le résultat est détonnant. Son espace d’exposition fluctue

avec les mouvements du corps, comme sur l’estrade. Il nous revient ainsi de longer les murs, de prêter attention à ce qui se joue devant, derrière, au-dessus ou à nos pieds. À la lumière ou à la pénombre. Passionné par les thrillers, Baye-Dam Cissé – son nom de naissance – peint par intrigues, par indices et par simulation. Dans ce jeu de piste à la vie à la mort, l’artiste, pour sa première exposition personnelle institutionnelle, tente d’ouvrir des perspectives nouvelles. Il n’a pas fini de faire parler de lui. ■ C.F. «CEINTURE NWAR», Palais de Tokyo, Paris (France),

jusqu’au 7 janvier 2024. palaisdetokyo.com

Dans son installation immersive, ce touche-àtout convoque les sens.

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R E N D E Z - VO U S

« Ceinture nwar » est la première exposition institutionnelle de l’artiste.

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RÉCIT

COLSON WHITEHEAD

LE GRAND SAUT

Une traduction révisée pour ce premier roman, qui rallume la flamme originelle d’une ŒUVRE REMARQUABLE couronnée à deux reprises par le Pulitzer.

SOPHIE PALMIER/REA - DR XXXXXXXXXXXXXX

PUBLIÉ EN 1999, L’Intuitionniste, un récit entre roman noir, quête et aventure psychotonique, porte déjà la virtuosité de l’un des écrivains les plus originaux de sa génération. Les premiers mots saisissent d’emblée: «L’ascenseur est neuf, il vient d’être installé, il ne devrait pas dégringoler à cette vitesse.» En un claquement de doigts, le propos – enchevêtrement du réel et du fantasmagorique –, titille. Sans compter l’immédiate référence de l’intrigue. Difficile, en effet, de ne pas y voir un lien avec l’accident de Chester Himes, grand maître du polar. Dans les années 1930, alors qu’il finance ses études en étant liftier, le futur auteur de La Reine des pommes (1957) tombe dans une cage d’ascenseur vide. Quelque temps après, condamné à vingt ans de prison, le mauvais garçon, dont le handicap et la couleur de peau détermineront alors le propos, découvre la littérature et écrit ses premières nouvelles dénonçant le racisme américain. Dans sa lignée, Colson Whitehead s’illustre par son engagement et une plume protéiforme, jonglant entre fantaisie, réalités contemporaines et réflexions mordantes

sur l’Histoire. Il est toujours assez fascinant de redécouvrir les prémices d’une œuvre littéraire. Surtout lorsqu’il s’agit du texte qui précède Underground Railroad (2016), Nickel Boys (2019) et, plus récemment, Harlem Shuffle (2021), premier volume d’une trilogie consacrée au quartier new-yorkais de Harlem, des années 1960 aux années 1980. Ce conte philosophique décalé annonce les thèmes de prédilection de l’écrivain: les enjeux de la lutte raciale et du progrès social. Ici, l’originalité réside dans l’art de décortiquer la société en la réduisant aux dimensions d’un parfait huis clos, celui d’une cage d’ascenseur. L’héroïne est une femme noire. Intuitionniste au sein du département d’inspection des ascenseurs, elle devine le moindre défaut d’un appareil à peine le pied posé dans la cabine. Le jour où celui d’un gratte-ciel placé sous sa surveillance s’écrase, au milieu d’une campagne électorale, elle se lance dans une enquête clandestine. Un univers fictif tout à fait crédible, qui s’appuie sur les fondements et la mécanique du racisme, avec une noirceur, un humour, une tension permanents. ■ C.F.

COLSON WHITEHEAD, L’Intuitionniste,

Albin Michel, 384 pages, 22,90 €.

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ON EN PARLE

CHIENNE DE NUIT UNE ÉPOPÉE NOCTURNE et mordante dans les bas-fonds de Casablanca.

HASSAN ET ISSAM, père et fils, acceptent un soir de rendre service à un organisateur de combats de chiens clandestins… Mais ils se retrouvent bientôt avec un cadavre sur les bras, qu’ils cachent dans le coffre de leur vieille voiture. Problème: toutes les solutions envisagées pour le faire disparaître avant le lever du soleil rencontrent un obstacle inattendu. Ce road movie nocturne nous entraîne dans les quartiers miséreux de Casablanca, qui prennent une autre dimension dans la nuit marocaine. Filmé au plus près de ses deux personnages principaux, le récit, très rythmé, est un mélange réussi d’ambiances, de gueules patibulaires, de suspense, parfois d’épouvante, mais aussi de burlesque. Résultat: le prix du jury Un certain regard au dernier Festival de Cannes. En bonus du DVD, un courtmétrage de Kamal Lazraq et un entretien passionnant avec ce réalisateur natif de Casa, qui raconte l’irruption du réel sur le tournage et le travail avec les comédiens non professionnels, dont la présence à l’écran marque la mémoire du spectateur pendant longtemps. ■ J.-M.C. 18

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LES MEUTES (Maroc), de Kamal Lazraq. Avec Ayoub Elaid, Abdellatif Masstouri, Mohamed Hmimsa. DVD/Blu-ray Ad Vitam, 19,99 €. I

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HD LES MEUTES/VISUEL 2 ©BARNEY PRODUCTION/MONT FLEURI PRODUCTION/BELUGA TREE - DR

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Ayoub Elaid, à gauche, Abdellatif Masstouri, à droite.


DESIGN

Vanhu Vamwe

puissant et éthique

Plus que des accessoires, les SACS ÉTONNANTS DE CE LABEL ZIMBABWÉEN évoquent des œuvres d’art intemporelles.

EXTRÊME PHOTOGRAPHY

LES SACS à l’esthétique expérimentale de Vanhu Vamwe («un peuple», en langue shona) ne passent pas inaperçus. Lancée en 2014 par les Zimbabwéens Simba Nyawiri et Pam Samasuwo-Nyawiri, la marque s’inscrit dans le mouvement de la slow fashion et produit ses pièces uniquement sur commande. Le couple travaille avec des artisans issus de petites communautés en Équateur et au Zimbabwe, où il a ouvert des ateliers d’insertion professionnelle pour former aux techniques traditionnelles, comme le macramé. Cette façon de nouer la matière est un savoir-faire en voie de disparition, et Vanhu Vamwe lui donne un nouvel élan, tout en ajoutant au tissage des éléments de crochet ou des pompons. La dernière collection, Teaching My Mother How to Give Birth («Apprendre à ma mère à donner naissance»), propose des sacs multifonctionnels, aux lignes arrondies mais structurées, réalisés presque entièrement en paracorde recyclée et produite au Zimbabwe à partir de bouteilles en plastique. Chaque modèle s’inspire d’un objet qui appartenait à la maman de la designeuse. Un hommage au rapport qui lie à jamais un enfant et celle qui l’a mis au monde, mais aussi une invitation à voir ces pièces comme des éléments intemporels à transmettre d’une génération à l’autre. vanhuvamwe.com ■ L.N.

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ON EN PARLE

MARGUERITE ABOUET ET AGNÈS MAUPRÉ, Délices d’Afrique,

CD

DIX MORCEAUX qui, de l’ouverture «Siraba» à l’apaisante envolée de «Fo Te Mokobana», en passant par les beats électro de «Nanse», n’oublient jamais le pouvoir des cordes acoustiques, y compris le violon. C’est beau, et c’est le premier album du duo formé par le Malien Boubacar Samaké et le Français Damien Vandesande, moitié du groupe dOP. Sous le nom de Siraba, «le grand chemin» en langue bambara, ils décident de confirmer une amitié nouée il y a vingt ans, lorsque Vandesande travaillait au Mali, notamment auprès de Sibiri Samaké, le père de son futur complice musical. Aujourd’hui, est enfin gravé sur sillon le résultat d’une volonté partagée, celle de défendre une vision spirituelle et humaniste de la musique. Et c’est réussi. ■ S.R. SIRABA, Ngana Fôlly, Secret Teachings. 20

PLAISIRS DU VENTRE

UN LIVRE DE CUISINE pas comme les autres, truculent et affriolant ! ALLOCO, PÉPÉ SOUPE, saka saka, poulet bicyclette, et tant d’autres… Mis en mots par l’auteure des aventures d’Aya de Yopougon, Marguerite Abouet, et en images par la dessinatrice Agnès Maupré, deux complices qui ne mâchent pas leurs mots, les délices de la Côte d’Ivoire chantent ici en hommage à la diversité culinaire de l’Afrique de l’Ouest et à l’importance du partage. Outre les conseils, les anecdotes, la méthode et les petits secrets d’exécution, ce sont surtout l’humour et la camaraderie féminine qui font le sel des cinquante recettes et des quatre boissons proposées dans cet ouvrage savoureux, à consommer sans modération. Sans oublier les deux chapitres cocasses qui ouvrent et ferment le carnet. Le cube Maggi et son histoire en guise de mise en bouche et, pour couronner le tout, les boissons alcoolisées à consommer, elles, «avec modération». Au fil d’anecdotes et de clins d’œil exclusivement féminins, c’est drôle, c’est simple, et surtout: ça met l’eau à la bouche! ■ C.F.

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Avec NGANA FÔLLY, le binôme franco-malien signe une belle entrée en matière musicale, nourrie de cordes et de machines. À découvrir !

LIVRE

SIRABA DUO GAGNANT

Alternatives, 128 pages, 25€.


SCIENCE - FICTION

L’actrice Sofia Boutella, magistrale dans ce film d’anticipation.

UNE LUNE DANS LE VISEUR

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Quand DEUX STARS DU CONTINENT se retrouvent dans une méga-production Netflix. EN ATTENDANT de revoir Djimon Hounsou dans le rôle de l’esclave Juba (la suite de Gladiator sortira en novembre prochain), le voici en général intergalactique! La star béninoise d’Hollywood est à l’affiche d’une nouvelle saga de science-fiction. Mais la tête d’affiche, c’est Sofia Boutella. La comédienne franco-algérienne, arrivée au cinéma via la danse et le hip-hop, avait déjà été vue dans un Star Trek avant d’incarner la momie du film éponyme face à Tom Cruise. Elle démontre à nouveau toute son agilité dans le rôle de Kora, une jeune femme étrangère vivant loin de chez elle, aux confins de la galaxie. Prête à défendre la colonie pacifique qui l’a accueillie et qui est menacée par un tyran, elle recrute des soldats sur plusieurs planètes pour tenter de la sauver. Une deuxième partie est annoncée en avril, intitulée L’Entailleuse. Tout un programme! ■ J.-M.C REBEL MOON: PARTIE 1 – ENFANT DU FEU (États-Unis), de Zack Snyder. Avec Sofia Boutella,

Djimon Hounsou, Ed Skrein. Sur Netflix. AFRIQUE MAGAZINE

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COLORIAGE, maison et laboratoire de mode, est adepte des vestes et kimonos éblouissants.

MODE

LE STYLE PAR-DESSUS TOUT POUR UN LOOK TENDANCE, vestes et manteaux, pièces de caractère indispensables par temps hivernal, ont une place de choix dans toute garde-robe – y compris les plus haute couture. La malienne Awa Meité, qui mélange tradition et modernité dans sa dernière collection dédiée à Chris Seydou, rend hommage à la versatilité du bogolan artisanal. Ses manteaux oversize associent noir et blanc et motifs pour structurer les volumes, et créer des lignes inattendues. Les textiles maliens abondent aussi chez Coloriage, maison de mode et laboratoire solidaire basé à Rome, qui mélange chutes haut de gamme, imprimés et tissus artisanaux sourcés en Afrique de l’Ouest pour obtenir des kimonos et des vestes 22

double face et espiègles. La styliste sud-africaine Palesa Mokubung (Mantsho) a, de son côté, choisi une maille double en néoprène pour sa veste-robe Nanku. Confortable et légèrement élastique, cette pièce, avec son décolleté haut, qui se serre à la taille est parfaite pour les silhouettes en sablier. Bloke, récemment remarqué par LVMH, propose une tenue unisexe en faux cuir dans sa dernière collection inspirée de la «Black Tax». La juxtaposition de la couleur olive et marron-noir représente la richesse des membres de la communauté noire, et la responsabilité financière envers les autres qui en dérive. La sénégalo-parisienne Maison Solko fait également le pari du manteau unisexe,

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GIOELE VETTRAINO

En jouant avec les codes, les lignes et les textures, ces designers créent DES VESTES ET DES MANTEAUX ORIGINAUX, à porter pour toutes les occasions.


AWA MEITÉ, dans une ligne entre tradition et modernité, honore le bogolan artisanal.

MANTSHO casse les codes, avec une veste-robe voluptueuse.

MAISON SOLKO propose des coupes toujours élégantes.

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ORANGE CULTURE s’empare de couleurs pop pour un hiver vitaminé.

avec un élégant par-dessus mi-long en pagne tissé, dans les couleurs nobles de la maison: celles de la fleur d’hibiscus et de la fleur de lys. Pour sa ligne automne-hiver, Christie Brown (Ghana) retravaille le kenté, tissu royal par excellence, et met l’accent sur le style et le confort. La veste échancrée Mawi, avec son décolleté voûté et pointu, et ses manches épurées mais volumineuses, est unique en son genre. Pour un look plus exubérant, voici la doudoune Chiedozie d’Orange Culture, avec ses couleurs tape-à-l’œil et sa coupe cropped, ou les imprimés marins dessinés par Chulaap. Le Thaïlandais basé au Cap et adepte d’une «mode heureuse» a fait un retour remarqué sur la scène internationale à Pitti Uomo, avec sa collection Sea Explorer et son Lobster Coat en denim blanc et bleu. Ou encore le Sophiatown Coat de la ligne Our People de Wanda Lephoto. Un magnifique plaid en tartan imprimé à fleurs, qui célèbre la créativité et l’histoire de cet iconique quartier de Johannesburg. ■ L.N. AFRIQUE MAGAZINE

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Véritable écrin au cœur de Paris, l’Espadon promet des instants magiques. Au beau milieu du bouillonnant Héliopolis, Sachi propose des voyages gustatifs inoubliables.

SPOTS

FUSION RAFFINÉE

LE RESTAURANT PARISIEN du célèbre Ritz, l’Espadon, a tourné une nouvelle page de son histoire depuis l’arrivée de la cheffe Eugénie Béziat. Celle qui est née à Libreville et a grandi entre le Gabon, le Congo et la Côte d’Ivoire, avec des haltes estivales en Provence, fait vivre une cuisine entre deux continents, qui lui a déjà valu une étoile Michelin. Ses plats s’inspirent de la gastronomie française méditerranéenne, qu’elle nourrit d’épices et d’essences. Prenons le homard au barbecue, avec sa bisque d’hibiscus et sa graine de manioc acidulée, l’huître à la brède mafane, où iode et piquant-poivré se marient délicatement, ou encore la volaille de Houdan, travaillée dans l’esprit du poulet yassa, avec agrumes et oignons noirs. Attablés dans une salle intimiste, on savoure un mélange d’uppercuts gustatifs qui bousculent les codes. ritzparis.com/espadon 24

Un autre voyage nous attend au Caire, où Sachi propose une carte à partager, à mi-chemin entre la Méditerranée et l’Asie, rehaussée par les saveurs épicées et les couleurs des produits égyptiens. Le premier Sachi («bonheur» en japonais) ouvre dans le vibrant quartier d’Héliopolis en 2014, et est aujourd’hui l’une des tables les plus connues et primées du pays. Ayman Baky a depuis inauguré une dizaine d’autres établissements, mais avec son atmosphère charmante et sophistiquée, celui-ci occupe une place particulière dans son cœur. Au-delà des tartares de poisson cru et des sushis, on conseille le bœuf Chateaubriand d’Afrique du Sud au vin rouge, ou les rigatoni alla Norma, avec pignons et aubergines caramélisées. Et en cocktail, le Thyme Gimlet, aux notes d’huile d’olive, citron vert et agave. sachirestaurant.com ■ L.N.

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DR - EMANUELA CIMO - DR - DR

À Paris et au Caire, DEUX CUISINES de haut vol entre l’Afrique, la Méditerranée et l’ailleurs.


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Des villas à part Sur les hauteurs de Bouskoura, près de Casablanca, deux cabinets locaux ont construit une résidence SOPHISTIQUÉE ET CONTEMPORAINE.

À UNE VINGTAINE de kilomètres au sud de Casablanca, aux portes de la ville verte de Bouskoura et de sa forêt d’eucalyptus, ont été développés des projets immobiliers d’envergure. Parmi les plus récents, la résidence High Hills, sur les hauteurs de la ville, comprend 28 villas au design élégant, mesurant de 450 m² à 750 m². Les magnifiques maisons avec jardin et piscine privés ont été conçues et réalisées en deux ans par les jeunes agences locales Studio KS et MB Backstage architecture, chapeautée par Maha Benyachou. Épurées, minimalistes et modernes, elles ont été construites dans des matériaux exclusifs (certaines carrières ont été entièrement dédiées AFRIQUE MAGAZINE

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à ce projet), comme le bronze-élite, le travertin italien ou encore le granit Patagonia, aux nuances uniques et spectaculaires. Chaque espace s’articule autour d’un vaste salon en double hauteur, doté d’une cheminée, qui donne sur le jardin. En son centre, les architectes, soigneux dans les moindres détails, ont planté un olivier, symbole de prospérité. Un deuxième salon, plus intimiste, profite de la double hauteur à l’étage, offrant des vues feutrées sur la verdure et s’ouvrant sur quatre suites avec salles de bains privatives. Particulièrement peaufinée, l’arrivée de la lumière naturelle dans chaque lieu de vie sublime l’architecture. ■ L.N.

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ENTEBBE L’Ouganda, entre lac et forêt 26

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Un séjour en COMMUNION AVEC LA NATURE, à deux pas des douces rives du lac Victoria.

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L’ANCIENNE CAPITALE COLONIALE de l’Ouganda, Entebbe, se trouve à une quarantaine de kilomètres à peine de la frénétique Kampala, mais son atmosphère paisible et son environnement unique plongent le voyageur dans un tout autre univers. Cette oasis de verdure est nichée sur une péninsule au nord du lac Victoria, le plus grand du continent, avec ses plages étendues, ses eaux transparentes et ses îles charmantes. Elle est aussi entourée d’une majestueuse forêt tropicale. Pour vivre un séjour en communion totale avec la nature, l’Entebbe Forest Lodge propose des chambres exclusives sous sa voûte enchantée. Dessiné par les architectes de Localworks comme un lodge intimiste, il comprend six accueillants chalets de luxe et un bungalow familial, posés sur des plateformes en eucalyptus. Tout a été construit à partir de matériaux locaux, en harmonie avec l’environnement: seulement deux arbres ont été coupés pendant le chantier, et certains ont même été intégrés aux chambres! L’établissement, inauguré en mars dernier, comprend aussi un bar, un restaurant et une terrasse avec piscine sur les rives du lac Victoria, et travaille activement avec les communautés et les pêcheurs locaux. Parce que développement économique et prise de conscience environnementale peuvent aller de pair! www.ebbforestlodge.com ■ L.N.

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Nichées au cœur de la forêt, les chambres se veulent en harmonie avec l’environnement.

À quelques kilomètres de l’ancienne capitale, des paysages à couper le souffle.

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C’ESTCOMMENT ?

PAR EMMANUELLE PONTIÉ

COMMENT IMAGINER… Tradition oblige, chacun se prépare à fêter la fin de l’année et le passage à la nouvelle. Par un repas familial, au minimum, pour tout le monde, voire une messe et des cadeaux de Noël pour d’autres. C’est censé être un moment de joie, de partage. D’espoir, aussi, avec son lot de vœux et de bonnes résolutions pour le Nouvel An. Nous avons ici souvent souhaité, à cette période, plein de bonnes choses pour tous, pour l’Afrique, pour le monde. Mais cette année, nous pourrions simplement fermer les yeux un instant, et penser à ceux qui ne passeront pas de fêtes du tout à cause de la folie humaine, qui plonge des zones entières peuplées d’innocents dans des guerres insoutenables. Comment, en effet, imaginer une seconde se réunir en famille sous les décombres bombardés non-stop à Gaza, où l’on meurt chaque jour? Des personnes séparées, sans domicile, sans rien, errent sur le territoire, leurs enfants sous le bras, poursuivies par les explosions qui font rage partout et tout le temps. Comment imaginer célébrer Noël en Ukraine, dans des sous-sols glacials, sous les sirènes qui annoncent (ou pas) que ça va frapper ici ou là ? Le calvaire des habitants dure depuis près de deux ans, sans répit, sans espoir d’une solution quelconque à ce jour. Comment imaginer que, depuis huit mois, deux généraux ennemis se battent pour le pouvoir au Soudan, sur le dos des populations, en créant, selon l’ONU, une situation humanitaire déclarée catastrophique? Quel genre de fêtes de fin d’année peut-on vivre dans de telles conditions? Et que dire de l’est de la RDC? Trente ans de conflit, 7 millions de déplacés à l’intérieur du pays – et certainement la guerre la plus sous-médiatisée du monde. Là encore, les enfants passeront la nouvelle année dans la pauvreté et la terreur. On pourrait aussi citer les zones d’Afrique où le terrorisme fait des ravages, avec Boko Haram qui n’a faibli ni au nord du Cameroun, ni au nord du Nigeria, ou l’islamisme brutal qui fait tranquillement son nid dans le nord du Mali… Alors, que peut-on souhaiter à ces milliers de gens pour la fin de l’année, à part peut-être d’arriver à survivre? Survivre à ces enfers qui semblent résister d’année en année envers et contre tous les vœux de paix formulés à cette période. Évidemment, on va prier ou crier très fort pour DOM

que 2024 soit plus douce que 2023 et ses décennies précédentes. Mais, dans le doute, essayons juste d’avoir une pensée pour tous les oubliés des fêtes de fin d’année. Simplement ça. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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LES AUDACIEUX

LE BEST OF Comme chaque année, nous vous proposons notre best of. Notre sélection, évidemment subjective, de personnalités qui nous marquent. Pour ce 40e anniversaire d’Afrique Magazine, nous avons choisi le thème de l’audace, de mettre en avant ceux qui n’ont pas froid aux

par Zyad Limam, Cédric Gouverneur, Emmanuelle Pontié, Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani, Jihane Zorkot 30

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yeux, ceux qui y croient envers et contre tous, ceux qui déplacent les montagnes! Inspirez-vous, et belles aventures à toutes et tous.


LE BEST OF

Hassanein Hiridjee

CEO D’AXIAN Madagascar

FABIOXXXXXXXXXXXXX THIERRY

DÉSIGNÉ «CEO africain de l’année 2022», ce franco-malgache né en 1975, dont les ancêtres indiens sont arrivés sur la grande île au XIXe siècle, a fondé le groupe Axian en 2015 avec pour ambition «d’avoir un impact positif sur le quotidien du plus grand nombre en Afrique». Axian s’est spécialisée dans cinq secteurs à forte croissance: énergie, télécoms, immobilier, services financiers et innovation. Le groupe compte environ 5000 collaborateurs et est désormais présent dans six pays africains, notamment au Sénégal, où il contrôle la filiale nationale de l’opérateur mobile Free, au Togo, où il est entré au capital de Togocom, et en Tanzanie, où il a racheté l’opérateur Tigo. Centi-millionnaire, Hiridjee se veut également philanthrope. Sa Fondation H, désormais installée dans l’ancienne poste d’Antananarivo, fait depuis 2017 la promotion de l’art contemporain africain. Avec le patron de Free, Xavier Niel, il vient d’ouvrir dans la capitale malgache une école 42, un établissement supérieur d’autoformation en informatique, afin de répondre à la pénurie de développeurs, en apprenant gratuitement aux jeunes et moins jeunes les secrets du code. Cédric Gouverneur AFRIQUE MAGAZINE

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Thandiwe Muriu

PHOTOGRAPHE Kenya

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Elgas JOURNALISTE Sénégal

IL EST NÉ et a grandi au Sénégal. Aujourd’hui résidant en France, docteur en sociologie, écrivain et journaliste, El Hadj Souleymane Gassama est l’un des intellectuels les plus marquants de sa génération. Une des incarnations, aussi, de cette capacité à dépasser les cadres d’analyse traditionnels, à proposer des grilles de lecture contemporaines africaines. En 2015, le public le découvre avec Un dieu et des mœurs, où il fait une plongée rétrospective dans la société sénégalaise après l’avoir quittée. Six ans plus tard, il revient avec Mâle noir, premier roman ambitieux sur la difficulté d’aimer. Récemment, il publie Les Bons Ressentiments – Essai sur le malaise postcolonial, un texte à la fois drôle, sérieux, sans complexe ni complaisance, où il analyse la relation entre les Africains et l’ancienne puissance coloniale, dénonce des rapports inutilement agressifs et tendus entre une partie de la population et la France, souligne aussi l’opprobre jeté sur des intellectuels du continent qui pourraient réussir à Paris… Il plaide pour une liberté des cultures et de la création, le refus des assignations et des injonctions. Une bouffée d’air dans un monde crispé, figé dans les identités originelles… Zyad Limam 447- 448 – DÉCEMBRE 2023-JANVIER 2024

DR/ALLIANCE FRANÇAISE DE NAIROBI - PATRICK BOX/OPALE.PHOTO

EN L’ESPACE de quatre ans, cette jeune photographe kényane, qui s’est d’abord fait connaître sur les réseaux sociaux, est parvenue à s’imposer comme une artiste majeure: ses œuvres sont exposées dans les plus grandes collections, publiques et privées, de Marrakech à Paris, en passant par Shanghai et Mexico. Née en 1990 à Nairobi, autodidacte, Thandiwe Muriu a découvert la photographie à l’âge de 14 ans en manipulant le vieil appareil Nikon offert par son père, et en prenant ses sœurs comme modèles pour ses premiers portraits. Ses images mettent en scène des femmes africaines camouflées au cœur de maelströms de couleurs vives, composés de motifs textiles africains et d’objets du quotidien. Par ses créations, elle sublime les Africaines, leur beauté, leur grâce et leur autonomisation vis-à-vis des hommes: «Les motifs et les couleurs constituent un langage, un moyen d’exprimer des sentiments que les mots ne pourraient peut-être pas rendre, a-t-elle récemment expliqué à France 24. La couleur est un moyen d’amplifier la force de ces femmes… audacieuses, courageuses et sans complexe.» C.G.


Fally Ipupa

LE BEST OF

MUSICIEN RDC

MOMODU MANSARAY/WIREIMAGE/GETTY

L’AIGLE DU CONGO, deux fois Disque d’or et désormais Disque de platine, sept albums à son actif, a su élargir le public de la rumba congolaise en y ajoutant des influences allant de l’afrobeat nigérian au R’n’B afroaméricain. Né en 1977 à Kinshasa, il grandit dans le quartier animé de Bandal, où l’ambiance festive lui a donné sa vocation: «Ça dansait et ça chantait à l’église, à la maison.» Le jeune musicien est repéré par Koffi Olomidé et participe à six albums de Quartier Latin International. En 2006, l’artiste décide de voler de ses propres ailes et enregistre son premier album solo, Droit chemin: avec plus de 100000 ventes, le succès est fulgurant et jamais ne se démentira. Ambassadeur de l’Unicef pour la RDC, il est invité en 2014 au sommet États-Unis–Afrique, organisé par Barack Obama, puis l’année suivante au concert de la Banque mondiale à Washington. Fally Ipupa personnifie l’universalité des artistes congolais: «Rien ne peut empêcher la force de la lumière», dit-il sur l’influence de la musique africaine dans le monde. C.G.

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Ahmed Hafnaoui NAGEUR Tunisie en octobre ne l’aient pas favorisé… Cela ne perturbe pas le fan du champion italien Gregorio Paltrinieri, qui est tout à son entraînement avec le club des Hoosiers de son université et ne pense qu’aux Jeux olympiques 2024 à Paris et aux records du monde qu’il veut battre. Sa simplicité, sa détermination, son parcours et sa soif d’évoluer inspirent les jeunes tunisiens. Frida Dahmani

DOUG MILLS/THE NEW YORK TIMES/REDUX/REA

L’ÉTUDIANT en management sportif à l’allure décontractée, qui fait des paniers à ses heures perdues sur le campus de l’université de l’Indiana à Bloomington depuis septembre, n’est pas un jeune homme ordinaire. À 21 ans, ce Tunisien natif de Métlaoui est entré dans la légende. Médaillé d’or du 400 mètres nage libre des Jeux olympiques de Tokyo en 2020, il rafle l’argent sur 400 mètres aux mondiaux de Fukuoka, puis l’or sur 800 mètres et 1500 mètres, ainsi que deux titres de champion du monde et un record d’Afrique en juillet 2023. Il aurait pu être sacré meilleur nageur 2023 par World Aquatics, mais il semble que ses prises de position sans arrièrepensées sur la cause palestinienne

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Karim Beguir COFONDATEUR D’INSTADEEP Tunisie

PERSONNE n’aurait parié sur Karim Beguir, 47 ans, issu de Polytechnique Paris et de l’ENSAE, et Zohra Slim, 40 ans, polyglotte et férue d’informatique, quand le duo a créé à Tunis, en 2014, avec 2000 euros et deux ordinateurs, InstaDeep, qui est aujourd’hui l’une des start-up d’intelligence artificielle et de machine learning les plus innovantes au monde. Installé à Londres, avec des bureaux à Tunis, Paris, Boston, Lagos, Dubaï et Le Cap, InstaDeep, et son approche multisecteur, développe des produits d’IA appliqués à la logistique, aux transports et aux services financiers, et destinés aux grandes industries. Le coup de maître de Beguir et Slim, figures de proue de la tech africaine, et de leurs équipes est un système de détection des variants du Covid mis au point avec le laboratoire allemand BioNTech, connu pour avoir développé un vaccin à ARN messager contre le virus. La collaboration est un tel succès que BioNTech, à l’occasion d’une levée de fonds de 100 millions de dollars en 2022, entre dans le capital d’InstaDeep, qu’elle acquiert en totalité en 2023 pour 408 millions d’euros. F.D.

Yvonne Manzi Makolo DG DE RWANDAIR Rwanda

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DR - VINCENT FOURNIER POUR JA

LA BRILLANTE directrice générale de RwandAir est devenue, en juin, la première femme à présider la vénérable et prestigieuse Association du transport aérien international (IATA). «J’ai grandi dans une famille de femmes très fortes. Ma mère, mes tantes, ma sœur aînée ont toujours été des modèles, a-t-elle raconté au New York Times pour expliquer sa réussite fulgurante. Ma mère nous a élevées pour être indépendantes.» Après des études au Canada et une première expérience professionnelle comme développeuse de logiciels, Yvonne Makolo est rentrée au Rwanda, où elle a un temps œuvré pour l’ONG World Links (qui cherche à informatiser les écoles), puis travaillé pour la filiale à Kigali de l’opérateur mobile sud-africain MTN. En 2018, elle est nommée DG de la petite mais ambitieuse compagnie aérienne nationale, qui mise sur un développement touristique et une croissance économique solide du pays aux mille collines. RwandAir vient d’ouvrir une liaison entre Kigali et Bruxelles, via Paris, et de signer un accord de partenariat avec Turkish Airlines. Elle entend doubler sa flotte d’ici 2025-2026. C.G. I

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LE BEST OF Diébédo Francis Kéré ARCHITECTE Burkina Faso

SEBASTIAN GOLLNOW/DPA/DPA PICTURE ALLIANCE VIA AFP

IL EST LE PREMIER Africain à avoir été récompensé, en 2022, du prestigieux prix Pritzker, la plus haute distinction de l’architecture. Reconnu pour ses constructions mêlant matériaux traditionnels et design moderne, Francis Kéré figure aussi, depuis septembre 2023, parmi les lauréats du prestigieux prix japonais Praemium Imperiale, «le Nobel de l’art». Né en 1965 à Gando (alors Haute-Volta), Diébédo Francis Kéré a d’abord été charpentier, avant de bénéficier d’une bourse pour aller étudier à l’université technique de Berlin. En Allemagne, il crée en 1998 une association afin de financer la construction d’une école dans son village natal. Dès ce premier projet, lancé en 2000, l’architecte innove: hanté par le souvenir de sa scolarité dans une école surpeuplée et étouffante, il érige des murs en blocs de terre locale – moins chers et moins énergivores que le béton –, avec un toit surélevé qui permet une ventilation naturelle. Il fait participer toute la communauté villageoise à la construction. Kéré se présente comme «un opportuniste du matériel», qui travaille «avec ce qui est disponible et qui fait sens». Il privilégie des matériaux locaux pour concevoir des bâtiments écoresponsables, ancrés dans leur environnement et adaptés au climat. Sur le continent africain, mais aussi en Allemagne – dont il a aussi la nationalité – et jusqu’en Chine. C.G.

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Kaouther Ben Hania RÉALISATRICE Tunisie

TRISTAN FEWINGS/GETTY IMAGES FOR BFI

ELLE N’EN FINIT pas d’attirer la lumière et de diffuser à l’international un cinéma tunisien audacieux, en prise avec le réel. Depuis Le Challat de Tunis (2014), elle mêle souvent documentaire et fiction, dans des dispositifs inédits, pour mieux révéler la réalité: après le machisme oppressant de ce vrai-faux doc, ce sera l’exil au Canada de sa propre cousine (Zaineb n’aime pas la neige, 2016), ou encore le djihadisme et une mère abusive dans Les Filles d’Olfa (2023), en compétition officielle à Cannes en mai dernier, où deux des filles en question sont jouées par des comédiennes, car les vraies, radicalisées, ont disparu en Libye. Et lorsqu’elle tourne une véritable fiction, c’est pour se frotter à des thèmes concrets et périlleux: le viol et la police dans La Belle et la Meute (2017), primé à Cannes et distribué dans une dizaine de pays, les migrants et l’art contemporain dans L’Homme qui a vendu sa peau (2020), sélectionné à la Mostra de Venise, puis aux Oscars (une première pour un film tunisien). Dans son prochain film, qu’elle tournera en juillet prochain, elle s’inspirera de son propre vécu pour raconter l’histoire d’une jeune femme réservée qui étudie à Tunis, se passionne pour le cinéma, et va se plonger dans la mémoire familiale et les croyances de son village. Le titre annoncé a des airs paradoxaux pour une cinéaste que rien ne semble pouvoir arrêter: Tu ne feras point d’images… Jean-Marie Chazeau


LE BEST OF

FAVIER PRODUCTIONS LTD

Peter Ndegwa PATRON DE SAFARICOM Kenya CE FINANCIER âgé de 54 ans est, depuis 2020, à la tête de l’opérateur historique kényan Safaricom (42 millions de clients, un chiffre d’affaires de 2,2 milliards d’euros), après avoir mené une brillante carrière internationale au sein du cabinet d’audit PwC et du groupe britannique de spiritueux Diageo. Safaricom vient aussi de prendre le contrôle complet du mythique service M-Pesa, pionnier mondial du paiement mobile, lancé dès 2007 en partenariat avec l’opérateur britannique Vodafone. Du Caire au Cap, M-Pesa a séduit plus de 50 millions d’utilisateurs sur le continent et représente 40 % des AFRIQUE MAGAZINE

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bénéfices de Safaricom. Gestionnaire réputé pour sa rigueur et sa probité, Peter Ndegwa a également acquis une licence d’opérateur mobile chez le voisin éthiopien (un marché de 120 millions d’habitants), pour la somme de 850 millions de dollars – selon AddisAbeba, le plus gros investissement étranger privé jamais réalisé dans le pays ! Un « coût dur » pour la trésorerie de Safaricom, mais assumé par le nouveau PDG, sûr de remporter son pari : « Dans cinq ans, beaucoup nous sauront gré et diront que nous avons pris la meilleure décision en matière d’investissement. » C.G.

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Aya Nakamura

Omar Victor Diop

PHOTOGRAPHE Sénégal CET AUTODIDACTE est devenu célèbre avec ses autoportraits costumés, exposés dans les galeries du monde entier. Omar Victor Diop s’est, en seulement une décennie, imposé en digne héritier du photographe portraitiste malien Seydou Keïta (1923-2001): son œuvre combine les arts plastiques, la mode et le portrait pour saisir, avec une délicieuse ironie, le style et la complexité des sociétés africaines modernes. Il emploie «un appareil photo avec l’intention de montrer la lutte de [son] peuple, ses moments de fierté, son altruisme, son incroyable diversité, sa capacité d’adaptation». Sa série Allegoria, qu’il définit comme «une lettre d’amour envoyée à la nature», nous confronte au défi climatique. Et sa dernière création, réalisée avec le franco-britannique Lee Shulman, consiste à incruster son portrait, avec un réalisme saisissant, dans des photos de familles blanches anonymes des États-Unis ségrégationnistes des années 1950 (The Anonymous Project). C.G. 40

À 28 ANS, c’est la pop star française la plus écoutée au monde. 7 millions d’auditeurs mensuels cette année sur Spotify. Élue Femme de l’année par le magazine GQ en 2023. Aya Nakamura, c’est l’improbable jeune bambara, née en 1995 à Bamako, qui passera son enfance à Aulnay-sous-Bois, dans le «9.3.», en banlieue parisienne. Sa mère est griote, chante dans les mariages, et la voix métallique de la diva Oumou Sangaré passe en boucle au domicile familial. La petite Aya Danioko (elle a choisi son nom de star en référence au personnage Hiro Nakamura de la série américaine Heroes) adore la mode, rêve de chanter. Fascinée par les stars américaines et les réseaux sociaux, elle y croit. Et réussit. Maman en 2016 d’une petite fille, Aïcha, elle sort son premier album en 2017, Journal intime, qui deviendra Disque de platine. Un an plus tard, le tube planétaire «Djadja» la propulse au firmament. Ses textes bigarrés de mots des gosses de banlieues et d’argot africain s’adressent aux «djeuns», en formant une étrange poésie contemporaine – pas toujours comprise par tous. Peu importe. Elle devient une icône en un temps record. Tout en jouant de son corps sculptural et sexy, perruques fluo et ongles sans fin. Cette année, la superstar est aussi devenue l’égérie mondiale de la marque Lancôme, après Julia Roberts ou Penélope Cruz. Emmanuelle Pontié

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CHANTEUSE Mali


CHRISTOPHE CLOVIS/BESTIMAGE

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Joseph Moses Oleshangay

AVOCAT Tanzanie ME JOSEPH MOSES OLESHANGAY – dont la famille avait été déplacée en 1959, lors de la création de la réserve du Serengeti –, 35 ans, est l’un des seuls avocats masaïs. Il défend devant les tribunaux les droits de ce peuple d’éleveurs semi-nomades, emblématique de l’Afrique de l’Est. La Tanzanie voudrait vider Ngorongoro (8288 km2) et Loliondo (1500 km2) de leurs habitants masaïs, au prétexte de vouloir conserver la faune, afin de laisser la place aux touristes occidentaux en jeep et aux chasseurs de trophées émiratis. Le mode de vie traditionnel des peuples autochtones est pourtant en osmose avec leur environnement: il contribue à la préservation de la biodiversité. Non seulement les Masaïs ne chassent pas, mais leurs pâtures entretiennent la savane. En juin 2022, à Loliondo, l’expulsion s’est traduite par des affrontements entre forces de l’ordre et Masaïs. Joseph Oleshangay a révélé au monde entier cette situation, et le 10 décembre, il se verra remettre à Weimar le prix des Droits humains, décerné chaque année par cette ville allemande. C.G.

Walid Regragui

ENTRAÎNEUR DE FOOT Maroc

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PA IMAGES/ICON SPORT - DR

AH, WALID… Tu nous as vraiment fait kiffer et rêver! En portant à bout de bras cette équipe du Maroc, jeune, ambitieuse, gonflée, en demi-finale de Coupe du monde au Qatar, en décembre dernier. Une première historique. Nommé entraîneur trois mois avant la compétition, il te fallait du cran pour y aller, préparer l’équipe, mobiliser les stars, convaincre certains de renfiler le maillot national et donner de la force aux petits nouveaux. Walid l’avait dit dès le départ: «On n’est pas là pour faire trois matchs.» Bosseur, passionné, né à Corbeil-Essonnes, un peu Corse aussi (il a joué à Ajaccio), et marocain jusqu’au bout des doigts, Walid a eu le talent, mais aussi l’alignement des étoiles, la touche de chance sans laquelle rien n’est possible. Et comme chacun le sait, la chance sourit aux audacieux! Z.L I

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Burna Boy

MUSICIEN Nigeria

SPOTIFY EXCLUSIVE

À SEULEMENT 32 ANS, il enchaîne les records et les premières fois: Burna Boy (Damini Ebunoluwa Ogulu, de son vrai nom), né en 1991 à Port Harcourt, est le premier artiste à dépasser les 200 millions de flux sur la plateforme de streaming africaine Boomplay. En 2013, son premier album, L.I.F.E, s’est vendu à 40000 exemplaires dès le jour de sa sortie, avant de faire danser le monde entier. Son cinquième opus, Twice as Tall, est couronné en 2020 d’un Grammy dans la catégorie Meilleur album, et en 2022, il est le premier Nigérian à se produire au mythique Madison Square Garden de New York. Petit-fils du premier manager de Fela Kuti, le vénérable journaliste musical et producteur Benson Idonije, Burna Boy définit sa musique comme de l’«afro-fusion», un genre qui mélange l’afrobeat nigérian, le reggae, le dancehall, le rap et le R’n’B, le tout mâtiné d’influences afro-américaines – il collabore régulièrement avec des stars d’outreAtlantique. «Certains d’entre nous sont mis sur terre pour faire ce qu’ils ont à faire», a-t-il un jour déclaré sans fausse modestie. C.G.

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Khaby Lame

INFLUENCEUR Sénégal

STEFANO GUIDI/GETTY IMAGES EUROPE

KHABY LAME, de son vrai nom Khabane Lame, est l’un des rois des réseaux sociaux. Né au Sénégal le 9 mars 2000, c’est un enfant de l’immigration, un pur produit de la diaspora. Âgé d’à peine un an, il rejoint l’Italie avec ses parents et grandit dans un quartier populaire de Chivasso, une petite ville pas loin de Turin. Et c’est à partir de là que le petit boy de Dakar va conquérir le monde! Il travaille en usine sur des machines assistées par ordinateur. Licencié en mars 2020, en plein début de pandémie du Covid-19, il découvre le monde des réseaux sociaux, et se lance sur TikTok avec un sens de l’humour direct et efficace. Il explose rapidement l’audience, dans des vidéos où il dézingue avec sarcasme et générosité nos habitudes de vie, les tutoriels à la mode, nos petits tracas du quotidien. Il ne parle jamais, tout est dans la gestuelle et le mime. Et tout le monde, littéralement, le comprend. En quelques mois, son compte TikTok devient le plus populaire de la planète, avec plus de 160 millions d’abonnés. Il se lance ensuite sur Instagram, où il fidélise 80 millions de fans. Devenu l’influenceur numéro un des réseaux, il est une sorte de Chaplin de l’ère numérique. Et aussi un vrai business model! Khaby est depuis devenu italien, et les marques se bousculent pour travailler avec lui. Le style évolue avec des invités stars, et parfois des vidéos plus exigeantes (comme les récentes #nowar). Z.L.

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Chimamanda Ngozi Adichie ÉCRIVAINE Nigeria

ANDREW ESIEBO/PANOS/REA

ELLE VIT entre Lagos et les États-Unis, à cheval entre les deux mondes. Elle est à l’avant-garde de la littérature nigériane et africaine contemporaines. Elle écrit sur la difficulté d’être, dans une Afrique toujours marquée par l’empreinte coloniale. Sur son pays et les douleurs de la guerre civile (L’Autre Moitié du soleil, en 2006). Les déchirements identitaires et raciaux dans Americanah (2013). Elle milite pour l’égalité des genres, avec son essai Nous sommes tous des féministes (2014). Le récent Notes sur le chagrin évoque la mort de son père à Lagos, la complexité de la douleur, alors qu’elle est bloquée par l’épidémie de Covid aux États-Unis. On attend avec impatience un nouveau roman de celle qui a inspiré une nouvelle génération d’autrices nigérianes (dont sa sister en écriture, Lola Shoneyin). Z.L. AFRIQUE MAGAZINE

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JOUEUSE DE TENNIS Tunisie NOVEMBRE 2023, l’Union des confédérations sportives africaines la désigne Meilleure sportive de l’année. Une consécration au moment où la championne, deuxième mondiale et première joueuse maghrébine à remporter un tournoi sur le circuit WTA en 2022, connaît une année difficile en raison de blessures. Sa combativité et sa pugnacité font de l’ancienne championne junior de Roland Garros en 2010 un symbole fort pour son pays. La sportive n’a pas craint les foudres de la Fédération internationale de tennis pour ses positions propalestiniennes en octobre 2023, continue d’évoluer sur les circuits internationaux et ne compte pas ranger ses raquettes. Elle entend plutôt faire œuvre de transmission, notamment avec une académie de tennis dédiée aux jeunes en Tunisie. F.D. 46

Toumani Sangaré PRODUCTEUR Mali IL FORME UNE NOUVELLE GÉNÉRATION d’auteurs et de techniciens – dont l’audiovisuel a bien besoin. Il y a trente ans, en France, il participait à la création du collectif Kourtrajmé – fort d’une centaine de membres aujourd’hui, dont Ladj Ly – avec l’ambition de donner aux personnes qui en sont éloignées un accès au monde de l’audiovisuel. Une école, dirigée par le Franco-Malien (au milieu sur la photo), remarqué pour ses séries comme Sakho & Mangane, a ouvert ses portes à Dakar. Près de la place de l’Indépendance, ce pôle de formation gratuit a accueilli en deux ans 60 élèves, filles et garçons, rêvant de devenir scénaristes ou réalisateurs. Près de 88% ont trouvé un emploi à la sortie, dont Astou Diouf, devenue scénariste pour le feuilleton ivoirien Le Futur est à nous. S’il a mis en sommeil ses projets d’écoles au Mali et au Burkina Faso, il pense désormais à la Côte d’Ivoire et au Bénin. C’est d’ailleurs à Cotonou qu’il a coréalisé la série Black Santiago Club, thriller musical sur l’orchestre qui a inspiré Fela et l’afrobeat. Il tournera courant 2024 une nouvelle série, Loft Killer, et reste plus que jamais passeur et fer de lance d’une nouvelle génération. J.-M.C.

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Ons Jabeur

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Chérif Douamba

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MANNEQUIN Côte d’Ivoire

DR

À SEULEMENT 28 ANS, Chérif Douamba a su se hisser sur le devant de la scène. Il représente fièrement son pays sur les podiums, la taille fine et élancée, et n’hésite pas à mettre en avant les créateurs du continent. En 2016, il se fait repérer grâce à son profil Instagram. Alors étudiant en droit, il hésite à se lancer, craignant une arnaque. Encouragé par ses proches, il tente finalement l’aventure, et se rend au Ghana, où il décroche son premier contrat avec une agence. Il fait son premier show lors de la Fashion Week de Milan en janvier 2019, suivie par celle de Paris. L’enfant de Grand-Bassam a gravi les échelons et défile désormais pour les plus grands: Dior, Louis Vuitton, Alexander McQueen, Valentino. Classé dans le «top 10» des mannequins homme ayant marqué l’année 2021 par Vogue France, ainsi que dans le «top 50» des personnalités qui ont fait bouger 2022 par Elite Magazine, il utilise sa notoriété pour encourager les jeunes talents ivoiriens. Actuellement résident à Londres, l’obtention d’un visa n’a pas été facile pour ce dernier, qui déplore qu’aucune structure n’existe en Côte d’Ivoire pour accompagner les mannequins ou artistes à faire carrière à l’étranger. Photographe à ses heures perdues, il est en quête perpétuelle d’apprentissage, et se voit bien faire une reconversion en direction artistique à l’avenir. Jihane Zorkot ■

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évolutions

1983-2023 Ce que nous étions, ceque nous sommes devenus

L’Afrique des années 1980 nous semble à la fois si loin, et parfois si proche. Pourtant, rien n’est immobile! Politique, démographie, développement, société, arts, culture, sports, genre… Le continent bouge, embarqué dans la grande aventure du futur. Dossier préparé par Zyad Limam, avec Cédric Gouverneur et Jean-Marie Chazeau

40 ans d’AM, 40 histoires de changements


SHUTTERSTOCK XXXXXXXXXXXXX

À Nairobi, dans la capitale kényane, le iHub, un espace de coworking pour les jeunes entrepreuneurs.

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C’est certainement un point essentiel, celui de l’approche. Ne pas sombrer dans le pessimisme ambiant. L’Afrique n’est pas immobile, l’Afrique n’est pas à l’arrêt. On aurait pu aller vite, certainement faire mieux, mais nous avons fait quand même! Et pour ceux qui ont déjà un certain âge, il suffit de comparer. De se rappeler l’Afrique des années 1980, de ses décors urbains anémiés, des infrastructures souvent inexistantes, des bataillons de jeunes sans formation, des transports impossibles, des économies mono-produit… Et de comparer avec l’Afrique d’aujourd’hui. De voir comment, justement, le paysage s’est transformé. Même si nous sommes globalement pauvres, l’Afrique est entrée dans le monde. Nous avons commencé à construire. Nous nous sommes émancipés, même partiellement. Nous avons aujourd’hui 15 millions d’étudiants, une ou deux générations de cadres qui n’ont plus d’inhibitions, et des diasporas actives qui cherchent à créer des liens. C’est loin encore du dynamisme de l’Asie, ou de la richesse des pays du Golfe, mais le changement est en marche. Quelque chose de fondamental a bougé. L’Afrique n’est pas forcément bien partie, mais elle n’est pas forcément si mal partie. L’ambition est là, dorénavant.

Mobutu Sese Seko a été à la tête du Zaïre (RDC) pendant trente-deux ans.

Le 31 décembre 1983, le général Buhari – qui, plus tard, se convertira aux vertus de la démocratie – renverse le président civil Shehu Shagari au Nigeria. Rien de très nouveau, au fond. Dans ce domaine, l’Afrique détient un triste record, avec plus de 140 coups depuis les années 1950 et un taux de réussite de 75%. Une affaire gagnante, en somme. Après une décrue dans les années 1990 et 2000, la tentation militaire est revenue en force, en particulier en Afrique de l’Ouest. Depuis 2019, huit coups d’État ont touché le continent. Au Mali (deux), au Burkina Faso, au Soudan (deux), en Guinée, au Niger en juillet dernier avec la chute du président élu Mohamed Bazoum, toujours détenu depuis, et au Gabon avec la fin de la dynastie Bongo. L’histoire bégaye.

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Flash-back sur le début des années 1980. Un autre temps, comme en noir et blanc, celui des statues monumentales et des pagnes auréolés de portraits du chef. L’ère des leaders éclairés supposés infaillibles. Souvenez-vous d’Omar Bongo, de Mobutu Sese Seko, de Gnassingbé Eyadéma, de Félix Houphouët-Boigny, des généraux Moussa Traoré et Mathieu Kérékou… Teodoro Obiang Nguema Mbasogo est toujours au pouvoir, tout comme Denis SassouNguesso. Et Paul Biya, qui accède à la présidence en 1982. C’était la période des régimes autoritaires, des partis et de la pensée uniques. Des oppositions réprimées. La chute du mur de Berlin, la fin de la guerre froide et le discours de La Baule, prononcé le 20 juin 1990 par François Mitterrand, ouvriront une nouvelle époque. 50

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Le 4 août 1983, c’est le jour où Thomas Sankara fait sa révolution. La Haute-Volta devient le Burkina Faso, la «patrie des hommes intègres». Le capitaine anti-impérialiste et iconoclaste bouscule l’ordre établi. Il impose un nouveau discours et soulève l’enthousiasme des jeunes générations désabusées par les années postindépendance. L’heure doit être au grand changement, y compris s’il faut mettre en place ces tristement célèbres Comités de défense de la révolution (CDR), inspirés de l’expérience cubaine… Du fait de sa mort violente le 15 octobre 1987 – il est assassiné lors de ce qui s’apparente à un règlement de comptes entre «frères révolutionnaires» –, Sankara entre dans la légende. Il rejoint une autre figure

Thomas Sankara, figure révolutionnaire inoubliable.

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Depuis, l’Afrique est entrée bon gré mal gré dans l’ère du pluralisme imparfait. La tentation autoritaire est toujours présente. Mais la démocratie progresse. Les baillons sont moins serrés, avec Internet, les réseaux sociaux, l’essor des médias. Le processus est douloureux. Aujourd’hui, en 2023, selon le Democracy Index, une petite dizaine de pays africains seulement sont reconnus comme des démocraties à part entière (Maurice), imparfaites ou comme des régimes hybrides. La route est encore longue.


emblématique, celle de Patrice Lumumba. Depuis, son portrait, son image, s’affiche toujours quelque part, sur un mur ou une banderole. Son nom résonne dans les discours. Avec le temps, le sankarisme se fait à usage multiple. Les militaires aujourd’hui au pouvoir à Ouaga se réclament du capitaine du Faso.

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L’Afrique du début des années 1980 n’était pas encore véritablement sortie de l’ère coloniale. En 1975, le Mozambique, le Cap Vert, les Comores, Sao Tomé-et-Principe et l’Angola viennent tout juste d’accéder à l’indépendance. Ce sera le tour des Seychelles en juin 1976, de Djibouti le 27 juin 1977, puis du Zimbabwe le 18 avril 1980. Et enfin, de la Namibie – ancienne colonie allemande, passée en 1915 sous le joug de Pretoria – le 21 mars 1990. Un cycle de deux siècles de domination étrangère se conclut. Pour la première fois, l’Afrique est pleinement souveraine et a son destin entre les mains.

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La carte du continent s’est aussi enrichie de deux nouveaux États. En 1993, au terme de trois décennies de maquis, l’Érythrée proclame son indépendance vis-à-vis de l’Éthiopie, qui avait absorbé cette ex-colonie italienne en 1952. Mais depuis, le nouvel État est régulièrement comparé à la Corée du Nord: le régime

d’Issayas Afewerki est considéré comme le plus répressif du continent… Et la revendication insistante de l’Éthiopie pour accéder à la mer n’augure rien de bon pour la paix régionale. 1983-2005 ont aussi été les années de guerre civile entre nord et sud soudanais. L’Armée de libération populaire du Soudan (APLS), appuyée par Washington, a arraché l’indépendance du Soudan du Sud, proclamée en juillet 2011. Et le nouvel État a basculé dans une guerre civile (2013-2020). Malgré ses ressources en hydrocarbures, ce dernier occupe le tout dernier rang dans l’indice de développement humain (IDH) des Nations unies.

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Cette date a définitivement marqué la génération des enfants de l’indépendance. Le 11 février 1990, les portes du pénitencier Victor Verster en Afrique du Sud s’ouvrent enfin. Après vingtsept années de captivité, Nelson Mandela est libre. Il sort, le poing levé, aux côtés de son épouse Winnie. Libéré de prison à 72 ans, Madiba entame un nouveau chapitre de son combat contre l’apartheid. Le 10 mai 1994, il est élu président lors du premier scrutin multiracial du pays. Il ne fera qu’un seul mandat. Mandela nous quitte le 5 décembre 2013, à l’âge de 95 ans. L’émotion est immense. Depuis, la Rainbow Nation, la nation arc-en-ciel, reste une attente, comme une promesse non tenue, avec un modèle politique, social, économique et racial en crise.

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Nelson et Winnie Mandela, le jour où le futur président de l’Afrique du Sud est libéré de ses vingt-sept années de captivité.

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Il y a quarante ans, l’Afrique était l’un des épicentres de la guerre froide. En Angola, le régime du MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola) était soutenu par l’URSS et Cuba dans sa lutte contre l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola), guérilla appuyée par les Occidentaux, le Zaïre de Mobutu et… le régime raciste sud-africain! Déclenchée dès l’indépendance en 1975, cette guerre civile, champ de bataille par procuration entre Moscou et Washington, a fait 800000 morts (dont au moins 10000 soldats cubains) et n’a cessé qu’avec la disparition en 2002 du chef de l’UNITA, Jonas Savimbi. Scénario quasi identique dans l’autre grand pays lusophone africain, le Mozambique, où le pro-soviétique FRELIMO (Front de libération du Mozambique) affronta pendant quinze ans (1977-1992) la RENAMO (Résistance nationale du Mozambique), financée par Washington et Pretoria. Désormais, une seconde «guerre froidechaude» s’enracine en Afrique: la rivalité continentale entre les intérêts occidentaux et russes, qui couvait depuis des années (le groupe paramilitaire Wagner a débarqué en République centrafricaine dès 2018), s’est envenimée depuis l’«opération spéciale» de Poutine en Ukraine, déclenchée le 24 février 2022. Au grand dam de Paris et de Washington, Moscou, souvent via Wagner (remis au pas depuis l’assassinat de son chef, Evgueni Prigojine, le 23 août dernier), étend son influence sur le continent: République centrafricaine, Mali, Niger, Burkina Faso, Soudan, Mozambique, Guinée…

ainsi vu sa population passer de 45 à 65 millions entre 2010 et 2022 – «un fardeau», de l’aveu même de la présidente Samia Suluhu Hassan. La population du Niger, qui affiche le plus fort taux de fécondité au monde, pourrait doubler ces vingt prochaines années. Ce rattrapage démographique du continent est pourtant assez logique. L’Afrique a été longtemps dépeuplée. La traite négrière et la conquête coloniale n’ont pas aidé. Au début du XXe siècle, le continent était quasiment vide: 124 millions d’habitants pour 30 millions de km2 ! En 2100, les Africains pourraient être 4,5 milliards, soit 40% de l’humanité. Transformer cette forte démographie en atout est possible, à condition de réussir le fameux «dividende démographique», qui a été l’une des clés du développement de la Chine dans les années 1980: inciter à une baisse de la fécondité, pour que la pyramide des âges comporte un maximum de jeunes actifs, avec peu d’enfants et de personnes âgées à charge. Une usine chinoise à Addis-Abeba, en Éthiopie.

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En 2100, 40 % de la population mondiale sera africaine.

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En 2023, le PIB global du continent devrait atteindre 3000 milliards de dollars. Ça sonne fort, mais globalement, ce n’est pas grandchose. L’Afrique tout entière produit plus ou moins autant de richesses que la France et ses 60 millions d’habitants, soit 3% de l’économie mondiale pour 18% de la population. Mais ce qui compte, c’est la tendance. Le PIB devrait s’élever à 4200 milliards de dollars en 2027. En quatre décennies, nous avons multiplié notre production de richesses par quatre. Ça ne suffit pas, en particulier pour absorber cette croissance démographique fulgurante. Mais la dynamique est là. 52

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Il s’agit sans doute du chiffre le plus marquant: en quarante ans, l’Afrique a gagné près d’un milliard d’habitants, passant de 476 millions en 1980 à plus de 1,3 milliard aujourd’hui! La mortalité infantile chute rapidement, mais la fécondité reste élevée, d’où cette croissance galopante. Gérer cette démographie constitue un immense défi: la Tanzanie a


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Aujourd’hui, les trois pays les plus riches du continent sont le Nigeria (477 milliards de dollars US), l’Égypte (475) et l’Afrique du Sud (406), suivie de loin par l’Algérie (195 milliards, un chiffre contesté par certains). Le classement était le même en 1983. Le Nigeria et l’Afrique du Sud faisaient déjà la course en tête (avec un PIB aux environs de 100 milliards de dollars), talonnés par l’Algérie (48 milliards) et l’Égypte (30 milliards). Les géants sont donc toujours les mêmes, mais les «volumes» ont explosé. À souligner que le Maroc défend avec constance sa place de 5e économie du continent (16 milliards en 1983 et 140 milliards de dollars aujourd’hui).

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Pour les économies intermédiaires, les changements sont tout aussi spectaculaires. En 1983, la Côte d’Ivoire pesait un peu moins de 7 milliards de dollars, et aujourd’hui, elle se situe, sous l’impulsion d’Alassane Dramane Ouattara, aux environs de 70 milliards de dollars, dépassant la Tunisie (46 milliards aujourd’hui, et 8 milliards en 1983). Le Kenya, dont la richesse globale était de 6 milliards de dollars en 1983, «vaut» aujourd’hui aux alentours de 110 milliards de dollars.

extrêmement pauvres est passé de 281 millions en 1990 à 433 millions en 2017, du fait de l’effet démographique. Aujourd’hui, 62% de la totalité des personnes extrêmement pauvres dans le monde vivent en Afrique subsaharienne, tandis que dans les années 1980, l’Asie de l’Est et du Pacifique était la région la plus touchée. Enfin, selon les études, à conditions égales, «l’intensité» de la grande pauvreté est plus forte en Afrique qu’ailleurs.

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Il y a quarante ans, l’Afrique était lourdement endettée: les chocs pétroliers des années 1970 avaient conduit de nombreux pays à solliciter l’intervention du Fonds monétaire international. Le FMI avait imposé sans pitié ses fameux PAS (programmes d’ajustement structurel), obligeant à sabrer dans les budgets publics, au détriment des populations. Dans les années 2000, le déferlement de la Chine sur le continent et l’abondance de ses capitaux ont été vécus comme une manne inespérée, permettant à nombre d’États de financer leurs infrastructures (ports, aéroports, stades, etc.). Les pays émergents ont pu accéder aux marchés internationaux des capitaux. Aujourd’hui, avec les effets de la pandémie de Covid, les répercussions de la guerre en Ukraine sur l’inflation et le coût de l’énergie, la hausse globale des taux d’intérêt, le resserrement des crédits, tous ces facteurs se combinent pour créer à nouveau une «perfect storm» d’endettement. Selon la Banque mondiale, fin 2022, la dette publique de l’Afrique subsaharienne est estimée à 1140 milliards de dollars (contre 354 en 2010), et son poids médian rapporté au PIB représente 57% (contre 32% en 2010).

15 À Makoko, un bidonville de Lagos, au Nigeria.

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En quarante ans, pourtant, l’Afrique est loin d’avoir résolu le problème de la pauvreté. En pourcentage, la part de la population concernée par l’extrême pauvreté recule: aux alentours de 35% à 40% aujourd’hui, en tenant plus ou moins compte des conséquences de la pandémie de Covid, contre plus de 60% dans les années 1980. Mais le mouvement est lent par rapport aux autres régions du monde. Et «en volume», l’Afrique régresse. Le nombre de personnes AFRIQUE MAGAZINE

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Paradoxalement, l’une des vraies révolutions au cours des dernières décennies, c’est l’apparition d’une «classe moyenne». On estime le nombre d’Africains consommateurs au-delà des «nécessités essentielles» à 350 millions de personnes, soit un quart de la population du continent. Contre à peine 10% au virage des années 1980. La progression est notable, surtout si l’on tient compte encore une fois de la poussée démographique. Ces 350 millions de personnes, c’est la base nécessaire, la première étape d’une transformation économique profonde. Mais la bataille est loin d’être gagnée. En effet, la nouvelle classe moyenne inclut des populations qui sont justes au-dessus du seuil de pauvreté, et qui restent fragiles aux chocs de conjoncture. Et elle n’est pas suffisamment répartie. Cinq pays – l’Égypte, le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Maroc et l’Algérie – représentent à eux seuls «une classe de consommateurs combinée de 219 millions de personnes», selon l’entreprise Fraym. Les cinquante plus grandes villes africaines rassemblent 80% des classes moyennes urbaines du continent.

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L’Afrique compterait aujourd’hui une trentaine de milliardaires. Le chiffre est très imprécis et varie d’une année sur l’autre, en fonction de la conjoncture globale (et de la volonté de transparence…). L’homme le plus riche serait Aliko Dangote, avec une fortune de plus ou moins 13 milliards de dollars. On estime le nombre de millionnaires à 138000, et de centi-millionnaires à 328. Ce nombre de centi-millionnaires devrait progresser de 50% dans les dix prochaines années. L’Afrique est donc devenue la nouvelle fabrique des fortunes, avec un capital qui ne se bâtit plus exclusivement sur les matières premières et les mines, mais aussi avec les télécoms, l’agroalimentaire, la distribution, les transports, l’agro-industrie, le bâtiment…

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Il y a quarante ans, l’Afrique était un continent largement rural. Il s’urbanise, et c’est une révolution. La part de citadins s’est rapidement accrue, passant de 14% en 1950 à 20% au milieu des années 1980, pour se situer aux alentours de 50% aujourd’hui. Pratiquement un Africain sur deux vit en ville. Un quart des cent villes du monde dont l’expansion est la plus rapide se trouve en Afrique, où 52 villes abritent plus d’un million d’habitants. Selon les projections, le nombre de citadins en Afrique passerait de 400 millions en 2018 à 1,2 milliard en 2050. Les situations sont très diverses. Avec, évidemment, la multiplication des bidonvilles, des habitats précaires, l’immense pression en matière d’infrastructures, d’urgences sociales, d’éducation, de canalisation des violences. Mais la ville apporte aussi ses bouleversements positifs: modernisation, culture, consommation, émancipation, mixité, accès au monde du travail, en particulier pour les femmes et les jeunes.

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En quelques décennies, le continent est entré, en tout cas, dans l’ère des mégalopoles, comme Kinshasa (15 millions d’habitants), Lagos (23 millions d’habitants, soit plus de vingt fois la masse de 1960), Le Caire (24 millions), Gauteng (Joburg-Pretoria, 15 millions d’habitants), Luanda (dont la population avoisine les 10 millions d’habitants). Certaines villes se sont métamorphosées, sont entrées de plain-pied dans la mondialisation, à l’image de Casablanca, Abidjan ou Nairobi, et même Kigali. Ces cités, centres commerciaux, financiers, artistiques, lieux de brassage de populations et d’idées, sont devenues l’interface entre le continent et le monde. On est loin, très loin, de ces «petites capitales de brousse» du début des années 1980. Le Caire est l’une des plus grandes villes du continent.

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Ethiopian Airlines a su s’imposer comme une compagnie aérienne globale.

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Au détour des années 1980, on parlait avec des sourires contraints des compagnies «Air peut-être», ou «Air Inch’Allah», des avions à la sécurité discutable et de ce qui relevait encore de l’aérodrome… Puis la réalité économique viendra rattraper des compagnies iconiques, comme Air Gabon et son 747, Air Zaïre et son DC-10, et surtout Air Afrique, pavillon historique et symbolique d’une volonté d’intégration continentale. L’expérience du voyage relevait alors du parcours du combattant. Depuis, même si le secteur aérien reste fragile, on est tout de même passés dans une autre dimension. Ethiopian Airlines s’est imposée à la fois comme une compagnie panafricaine et une compagnie globale. Son hub d’Addis-Abeba est une porte d’entrée incontournable du continent. Tout comme Royal Air Maroc et sa plateforme aéroportuaire Mohammed V de Casablanca. Des compagnies «intermédiaires» tentent de trouver une place sur le marché, comme RwandAir, Asky, Air Côte d’Ivoire, Air Sénégal, etc. Les États investissent dans des aéroports de niveau international à Dakar, à Lomé, à Luanda. Les compagnies internationales, comme AirFrance, Turkish Airlines, ou les méga-transporteurs du Golfe, visent un continent considéré comme prometteur, où le nombre de voyageurs devrait sensiblement augmenter. Lentement – et, on l’espère, sûrement –, l’Afrique est entrée dans l’ère de la mobilité globale.

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Le chemin de fer est l’un des symboles de l’impact colonial sur le continent. Les premières lignes ont été construites pour assurer la maîtrise militaire du terrain et transporter des matières premières de l’hinterland vers les côtes et les ports. D’un total d’environ 100000 km de rail au début du XXe siècle, le continent a vu son réseau se contracter, notamment à cause des problèmes de sécurité et de

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La modernisation des lignes de chemin de fer reste un enjeu majeur. Ici, la ligne à grande vitesse entre Tanger et Casablanca.

sous-investissement. En 2011, la partie fonctionnelle du réseau atteignait 70000 km. Souvent des lignes à voie unique, ou qui ne sont pas interconnectables. Une forme de «ruine par morcellements». Aujourd’hui, l’Afrique cherche à moderniser son réseau pour maximiser les opportunités. Certains exemples préfigurent ce que pourrait être l’avenir ferroviaire du continent: les lignes à grande vitesse (LGV) au Maroc, le nouveau chemin de fer entre Djibouti et Addis-Abeba, le TER entre Dakar et Diamniadio, la liaison Lagos-Ibadan au Nigeria, et celle entre Abuja et Kaduna, qui a récemment été victime d’attaques terroristes. Enfin, la sécurité reste l’un des principaux obstacles à la rénovation – très attendue – des grandes lignes historiques d’Afrique de l’Ouest.

En 1985, naissait le métro léger de Tunis. Le 27 septembre 1987, le premier métro souterrain du continent africain voyait le jour au Caire. Celui d’Alger a été mis en service en 2011, le métro léger d’Addis-Abeba en 2015 et la première ligne du métro léger d’Abuja en 2018. En septembre 2023, la Blue Line du «métro-train» de Lagos (13 km, la première des six lignes prévues…) était enfin inaugurée après des années de retard. Et pour faire face aux interminables embouteillages de la métropole. Les travaux conséquents du projet de métro à Abidjan commencent réellement maintenant. La première ligne nord-sud devrait relier Anyama à PortBouët sur un parcours de 37 kilomètres. Ce devrait être le premier système de métro automatisé d’Afrique.

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Il y a quarante ans, 15% à 20% des Africains avaient un accès plus ou moins fiable à l’électricité. En 2023, l’urgence demeure: 600 millions d’entre eux sont encore «hors réseau». Et beaucoup d’autres doivent composer avec des prix élevés, des coupures, des ruptures, des méthodes de cuisson et de chauffage dangereuses. Pour sortir de la nasse, il faudrait doubler la capacité de production continentale en utilisant toutes les ressources possibles – les renouvelables, bien sûr, mais pas uniquement. Et en mobilisant un maximum d’investissements. Une étude de la BAD indique que pour réaliser l’accès universel à l’électricité, un investissement annuel de 30 à 40 milliards de dollars devrait être injecté dans la chaîne de valeur énergétique. Le défi est immense.

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En 2023, 600 millions d’habitants sont toujours « hors réseau électrique ».


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Il y a quarante ans, la variole venait tout juste d’être éradiquée (1979), mais la poliomyélite sévissait encore, avec environ 350000 cas par an, principalement en Afrique. En 1988, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré la guerre au poliovirus, consacrant près de 20 milliards de dollars sur trente ans à la vaccination des jeunes enfants. Considérée comme quasiment éradiquée en 2020, la maladie appartient désormais au passé. Si la plupart des endémies africaines ont fortement reculé, le moustique reste un ennemi coriace. Le continent continue de porter une part disproportionnée de cas de paludisme (95% à l’échelle mondiale). Une tragédie sanitaire qui touche surtout les enfants de moins de 5 ans (80% des décès de la région). Au-delà de la prophylaxie, la recherche progresse, avec la mise en place en octobre 2023 d’un vaccin sur l’une des souches paludéennes les plus virulentes.

Pandémie de Covid-19. En Afrique du Sud, la ville du Cap est confinée.

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Le 20 mai 1983, un nouveau virus est isolé par les équipes de l’Institut Pasteur. Le sida – c’est son nom – fait alors peser sur le continent une menace existentielle. En 1986, la revue scientifique américaine Science estimait qu’il fallait «se préparer à la dépopulation éventuelle de la majeure partie de l’Afrique subsaharienne», avec «la disparition de 80 à 150 millions d’Africains» (sur une population, alors, d’environ un demimilliard). «Nous sommes menacés d’extinction!», s’alarmait le président botswanais Festus Mogae, en 2000, à l’Assemblée générale des Nations unies. La pandémie provoque plus de 2 millions de décès par an (2,3 en 1999, 2,45 en 2000…), aux trois quarts en Afrique subsaharienne. Pourtant, les sombres prédictions n’ont finalement pas eu lieu: la baisse drastique du prix des traitements antirétroviraux (ARV), la mobilisation internationale et la prise en compte du risque par la population africaine ont ralenti l’épidémie. Sur les 36,3 millions de décès dus au sida depuis les années 1980, 70%, soit plus de 25 millions, touchent le continent. Mais si les infections liées au VIH ont encore tué un demimillion d’Africains en 2020 (sur 680000 morts estimées dans le monde), ces chiffres demeurent loin des données apocalyptiques des années 1990 et 2000. Désormais, 86% des personnes contaminées connaissent leur statut, 76% ont accès à un traitement, et 71% bénéficient d’une charge virale indétectable, et sont donc non contagieuses. En 2022, 76% des 39 millions de personnes vivant avec le VIH étaient sous traitement ARV, soit trois fois plus qu’en 2010. AFRIQUE MAGAZINE

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L’avenir pathologique du continent semble désormais aux pandémies – encouragées par la mondialisation, en particulier celle des transports. En mars 2020, l’humanité entière, ou presque, entre en confinement. L’épidémie de Covid-19 fait redouter, à nouveau, une hécatombe en Afrique. Les systèmes de santé sont exsangues. Mais le cataclysme annoncé n’a pas eu lieu. Certainement parce que l’Afrique est le continent de la jeunesse, et que 90% des décès dus au Covid surviennent chez les personnes âgées. Elle a aussi su faire preuve de mobilisation et de discipline. Entre 230000 et 1,24 million d’Africains (sur 1,4 milliard) sont morts du Covid-19, principalement en Afrique du Sud, contre au moins 1 million d’Américains (sur 340), citoyens de la première puissance mondiale! Couvre-feux et confinements ont cependant eu des impacts dramatiques et durables sur l’économie du continent, largement informelle: selon les Nations unies, 37 millions d’Africains ont alors basculé dans l’extrême pauvreté (2,15 dollars par jour).

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La forêt du bassin du Congo, deuxième « poumon vert » de la planète, est menacée par l’exploitation intensive.

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Il y a quarante ans, on ne parlait pas du réchauffement climatique. Et pourtant, le processus était déjà largement enclenché. L’expression apparaît pour la première fois en 1975 dans la revue américaine Science, afin de qualifier l’élévation globale de la température, conséquence des gaz à effet de serre émis par les activités humaines. Aujourd’hui, l’Afrique, encore peu industrialisée, n’est responsable que de 7% à 9% des émissions. Mais c’est là que le changement est le plus rapide et le plus menaçant: pendant la période 1991-2022, le continent a enregistré un taux moyen de réchauffement de 0,3°C par décennie, contre 0,2°C entre 1961 et 1990. Le nombre de personnes touchées par les catastrophes est trois fois plus élevé sur le continent, et les déplacés y sont deux fois plus nombreux, par rapport à la population. Rien qu’en 2022, les aléas ont directement impacté 110 millions d’Africains et provoqué 8,5 milliards de dollars de dégâts: inondation au Nigeria, sécheresse dans la Corne et au Kenya, ouragans dans l’océan Indien… Coûts et pertes dus au changement climatique sont estimés par la Commission économique pour l’Afrique (CEA) entre 290 et 440 milliards de dollars sur la période 2020-2030. Le financement actuel de l’adaptation au changement (transition énergétique, pratiques agricoles, protection du littoral, etc.) ne représente, s’alarment les Nations unies, qu’une «goutte d’eau» par rapport aux besoins.

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La déforestation n’était pas non plus un sujet de préoccupation, quarante ans en arrière. Défricher afin d’exploiter le bois, en source d’énergie accessible ou pour laisser place à des cultures exportatrices à forte valeur ajoutée (cacao, café, etc.), ne soulevait alors guère de questions éthiques. Véritable puits à carbone, la forêt du bassin du Congo, en Afrique centrale, avec ses quelque 200 millions d’hectares, constitue le deuxième «poumon vert» de la planète. À peu près épargnée jusqu’aux années 2010, la déforestation s’y accélère. La République démocratique du Congo a perdu 20% de son couvert forestier en trente ans (quasiment autant que le Brésil)! La nation, dont la population a grimpé de 37 à 95 millions entre 1991 et 2022, pâtit de l’agriculture de subsistance, les paysans pauvres pratiquant la culture sur brûlis et prélevant du bois de chauffage. En comparaison, au Gabon voisin, où la pression démographique est bien moindre, le couvert forestier n’a reculé que de 2,5% en trois décennies… Plus à l’ouest, la Côte d’Ivoire a perdu près de 80% de ses forêts en cinquante ans. Lors de la COP 26 à Glasgow, en 2021, les États se sont engagés à enrayer la déforestation d’ici 2030 et à y consacrer près de 20 milliards de dollars. On attend de voir… AFRIQUE MAGAZINE

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En quarante ans, nous sommes passés de la préhistoire de la communication à l’ère du digital généralisé. Rappelez-vous l’époque du téléphone filaire. Des postes fixes avec un câble dans le mur. Un système anémique, au fonctionnement imprévisible, disponible quasi uniquement dans les centresvilles et les capitales. Une situation «préhistorique». L’apparition de la technologie mobile cellulaire, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, va s’avérer révolutionnaire. Les Africains peuvent enfin se parler, et d’une ville à l’autre, et d’une région à l’autre, et d’un pays à l’autre. La progression est exponentielle. Aujourd’hui, on compte près de 900 millions de lignes pour le continent (600 millions en Afrique subsaharienne et 280 millions au Maghreb). Dans certains pays, comme l’Égypte, il y a plus d’abonnés que d’habitants. Avec l’arrivée d’Internet, de la 3G, de la 4G, et déjà de la 5G, la population a enfin accès au monde, aux services, à l’information, mais aussi aux fake news, à la désinformation et aux manipulations…

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Au début des années 2000, l’Afrique semble déconnectée de l’économie numérique en train d’éclore. L’arrivée de la téléphonie mobile, des smartphones et la croissance du Web vont entraîner la naissance d’une industrie africaine des technologies numériques. Embryonnaire à l’échelle des grands acteurs mondiaux, le phénomène est tout de même prometteur. Le continent se positionne même à l’avant-garde dans le mobile banking, avec des applications comme M-Pesa. D’autres secteurs progressent vite: l’éducation, l’apprentissage, la santé, l’agriculture, le commerce, l’adressage… Une industrie créative est en train de voir le jour. Elle aurait besoin d’un écosystème de financement nettement plus opérationnel pour les jeunes entrepreneurs. Et, comme souvent en Afrique, les contraintes structurelles de départ sont puissantes. Coût des infrastructures, concurrence insuffisante, marchés encore Aujourd’hui, en Afrique, environ 600 millions de personnes utilisent Internet.

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limités… L’Afrique paie très cher son accès. Le coût moyen du gigaoctet s’élève à 4,47 dollars (4 euros) en Afrique subsaharienne, contre 2,72 dollars en Europe de l’Ouest (la France se situe à 0,23 dollar). L’Afrique du Nord, elle, affiche un tarif de 1,05 dollar. Aujourd’hui, le continent compterait aux environs de 600 millions d’utilisateurs d’Internet, à savoir près de la moitié de la population. L’université Mohammed VI Polytechnique, à Benguérir.

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La République de Djibouti a rejoint le cercle des pays africains dans l’espace. Djibouti 1A a été lancé le 11 novembre dernier, depuis la base spatiale de Vandenberg, en Californie. Un second satellite djiboutien (1B) est prévu pour février 2024. Et surtout, le pays cherche à s’engager dans l’industrie haut de gamme des lanceurs. Le président Ismaïl Omar Guelleh a dévoilé sur X (Twitter), en début janvier 2023, un projet de construction d’une base de lancement spatial, en partenariat avec la société chinoise Hong Kong Aerospace Technology. Avec ce projet à 1 milliard de dollars sur cinq ans, Djibouti parie, cette fois, sur sa grande proximité la zone de tir de lancement idéal: l’équateur. Si l’aventure aboutit, cette base deviendrait la seule en activité en Afrique. Et pourrait donner des idées à d’autres nations entre les tropiques.

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Il faudrait aussi évoquer les satellites. En 1983, l’Afrique est vraiment loin, très loin, des étoiles. Aujourd’hui, une vingtaine de pays – Égypte, Afrique du Sud, Algérie, Angola, Ghana, Éthiopie, Kenya, Maroc, Île Maurice, Nigeria, Rwanda, Soudan, Tunisie, Ouganda, Zimbabwe, etc. –, sont dans l’espace, avec près de 50 engins en orbite. Le plus onéreux est le Mohammed VI-A marocain, d’un coût de 500 millions d’euros. 21 pays disposent d’une agence spatiale nationale. Les enjeux sont majeurs: climat, télécoms, sécurité, application médicale, agricole, cartographie, cours d’eau… 60

Une vingtaine de pays a d’ores et déjà envoyé près de 50 satellites en orbite.

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L’Afrique n’est pas encore vraiment entrée dans l’ère de l’intelligence artificielle, et pourtant, l’ambition est là. Un exemple, parmi d’autres: le continent investit dans les supercalculateurs, éléments essentiels de la recherche et du développement numérique. En février 2023, l’université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) a mis en route le data center le plus puissant d’Afrique, avec une capacité de calcul de 3 millions de milliards d’opérations par seconde. Cet ordinateur performant, développé en partenariat avec la prestigieuse université de Cambridge, occupe le 98e rang des superordinateurs les plus puissants au monde. D’autres unités de calcul se trouvent en Afrique du Sud (université du Cap, 2016), en Côte d’Ivoire (Centre national de calcul, 2018) et au Sénégal (cité du Savoir à Diamniadio, 2020).

En 1980, ce sont les Jeux olympiques de Moscou, avec un boycott d’une cinquantaine de nations (dont les États-Unis et une vingtaine de pays africains) contre l’invasion de l’Afghanistan. En 1982, c’est la Coupe du monde de football en Espagne. En 1984, les Jeux olympiques de Los Angeles, à leur tour boycotté par l’URSS et ses alliés. Personne n’imagine, à cette époque qui semble si lointaine, que l’Afrique puisse un jour organiser une grande compétition sportive internationale. Ce sera le cas, pourtant, en juin 1995. L’Afrique du Sud, tout juste sorti de la nuit de l’apartheid, accueille la Coupe du monde de rugby. Mandela remet le trophée au capitaine des Springboks dans leur antre d’Ellis Park. En 2010, ce sera surtout la première Coupe du monde de football organisée sur le continent. Toujours en Afrique du Sud. Et Nelson Mandela était encore parmi nous. En 2026, Dakar devrait accueillir le premier événement olympique en Afrique, avec les Jeux olympiques de la jeunesse. En 2030, le Maroc sera co-organisateur, avec l’Espagne et le Portugal, de la 24e Coupe du monde de football. L’Égypte vise une candidature pour les JO d’été de 2036. La chance, dit-on, sourit aux audacieux!

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KOEN VAN WEEL/ANP SPORT/PRESSE SPORTS

Le 10 décembre 2022, au Qatar, les Marocains se qualifient pour les demi-finales de la Coupe du monde, une première pour une équipe africaine.

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L’Afrique est un continent sportif. Aux résultats inégaux. Mais où les héros sont nombreux. Depuis les années 1970, Éthiopiens, Kényans, mais aussi Maghrébins, dominent le fond et le demi-fond mondial. Le total des médailles reste finalement stable, mais en deçà de l’immense potentiel africain. Pourtant, les champions sont là à chaque fois pour tracer la route, pour inspirer à nouveau les plus jeunes: Kipchoge Keino, Mohamed Gammoudi, Saïd Aouita, Nawal El Moutawakel, Hailé Gebrselassié… Et les stars s’affirment dorénavant dans des sports dits «techniques», comme la natation, AFRIQUE MAGAZINE

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avec les performances du Tunisien Ahmed Hafnaoui, ou bien le tennis, avec celles de sa compatriote Ons Jabeur. L’école ivoirienne de taekwondo, aussi, avec Cheick Cissé et Ruth Gbagbi. Enfin, il y a le football. Le sport roi, notre sport roi africain. Et notre parcours dans la reine des compétitions, la Coupe du monde de football. Le Cameroun (1990), le Sénégal (2002) et le Ghana (2010) ont atteint les quarts de finale. C’est surtout l’épopée marocaine au Mondial qatari (2022) qui aura marqué l’histoire avec un grand H. Portée par tout un peuple – et une bonne partie de la planète Terre, d’ailleurs –, l’équipe du Maroc atteindra la demi-finale face à la France.

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L’autrice francomarocaine Leïla Slimani reçoit le prix Goncourt en 2016 pour son deuxième roman, Chanson douce.

avec Leïla Slimani, Alain Mabanckou, Fatou Diome, Abdellah Taïa, Mohamed Mbougar Sarr, Felwine Sarr… L’école nigériane s’impose en langue anglaise avec l’incontournable Chimamanda Ngozi Adichie, suivie par une génération de jeunes auteurs et autrices sans complexes (Chinelo Okparanta, Lola Shoneyin).

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En 1987, Yeelen, du Malien Souleymane Cissé, était le premier film subsaharien à remporter le Prix du jury à Cannes, douze ans après Chronique des années de braise, de l’Algérien Lakhdar-Hamina, en 1975, qui avait obtenu la prestigieuse Palme d’or. Depuis, paradoxalement, les récompenses dans les grands festivals se font rares. Pourtant, le cinéma africain évolue, s’éloignant du film «calebasse» pour aller vers le film de genre, le polar, le thriller, le documentaire, la comédie, le conte ou la science-fiction. En Tunisie ou au Maroc, on peut même parler d’une «nouvelle vague», en prise avec les thématiques contemporaines. Les productions à succès sont surtout l’apanage de l’Afrique anglophone: Nigeria (Nollywood est le premier producteur mondial, avec 2000 films par an) et Afrique du Sud. Si Netflix refuse de détailler ses chiffres, un cabinet américain estimait en 2022 à 3,2 millions le nombre de ses abonnés en Afrique subsaharienne, sur 200 millions dans le monde. Un paradoxe, toutefois: un film 100% Nollywood comme The Black Book, diffusé cette année par la célèbre plateforme, a été vu par plus de Coréens que de Nigérians!

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L’Afrique a toujours été un continent d’artistes et de création, tout en restant longtemps isolée, comme en marge de son propre public et du grand public international. L’évolution est particulièrement frappante dans le domaine de la littérature. Aujourd’hui, elle se raconte elle-même au monde. Léopold Sédar Senghor, Tchicaya U Tam’si, Camara Laye, Cheikh Anta Diop, Mongo Beti, Yambo Ouologuem, et d’autres encore, comme Ahmadou Kourouma, Wole Soyinka, Henri Lopes (récemment disparu), Tahar Ben Jelloun, Kateb Yacine, Abdulrazak Gurnah, Assia Djebar ouvriront la voie à une nouvelle génération d’auteurs en prise avec le monde et s’adressant à une audience internationale. Le récit devient plus anglé, éclectique, sans tabou, transgénérationnel, 62

Il y a quarante ans, les réalisatrices de cinéma en Afrique étaient une poignée, comme la pionnière sénégalaise Safi Faye ou la Marocaine Farida Benlyazid. Et depuis la création du FESPACO en 1972, aucune femme n’a remporté la récompense suprême, l’Étalon d’or. Aujourd’hui, une génération de femmes cinéastes s’impose progressivement. Avec audace, sur le fond comme sur la forme: les migrants et l’onirisme pour la Franco-Sénégalaise Mati Diop, Grand Prix à Cannes avec Atlantique (2019), la sexualité des jeunes arabes vue par la Tunisienne Leyla Bouzid (Une histoire d’amour et de désir, 2021), les violences intrafamiliales dans un vrai-faux documentaire de sa concitoyenne Kaouther Ben Hania (Les Filles d’Olfa, 2023), dont L’Homme qui a vendu sa peau (2020) a été présélectionné pour les Oscars, l’homosexualité masculine au Maghreb (Le Bleu du caftan, 2022, de la Marocaine Maryam Touzani). Quant à la Burkinabè Apolline Traoré – qui plonge dans la terreur islamiste au Sahel, avec Sira –, elle a remporté l’Étalon d’argent de l’édition 2023 du FESPACO, dix ans après l’Algérienne Djamila Sahraoui. Bientôt la première marche du podium pour une Africaine?

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La galerie Cécile Fakhoury, à Abidjan.

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Pendant un certain temps, l’art africain n’a pas été contemporain… Il fallait réévaluer, protéger, faire renaître et reconnaître le formidable patrimoine du passé, auprès de la population et du monde. Les premières générations d’artistes contemporains arrivent à partir des années 1970 et 1980, poussées par les indépendances et avec la volonté d’apporter un regard libéré, actuel sur la création. Dès 2004, l’exposition Africa Remix, sous l’égide de son commissaire principal Simon Njami, est présentée en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France et au Japon. La dynamique est lancée. De Paris à Marrakech, en passant par Tunis et tant d’autres, galeries, maisons de vente, foires et collectionneurs construisent les règles d’un marché en expansion. Les musées internationaux achètent des artistes africains. Paris, Londres et New York, places fortes du commerce contemporain, regardent vers l’Afrique – un marché à la cote encore mineure, mais prometteuse.

JIHANE ZORKOT POUR AM

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La culture est devenue un véritable enjeu économique et sociétal. Et les industries culturelles et créatives (ICC) participeront à l’émergence africaine. À l’échelle mondiale, les ICC (télévision, cinéma, arts contemporains et plastiques, littérature, médias, etc.) pèsent aux alentours de 2800 milliards de dollars et emploient plus de 30 millions de personnes. Mais elles ne représentent aujourd’hui que 3% du PIB africain, dont la population consomme, et consommera, de plus en plus de culture, qu’elle soit locale, nationale, étrangère. Le développement, même lent, des infrastructures télécoms et digitales devrait permettre aux entrepreneurs de voir plus grand. AFRIQUE MAGAZINE

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Pour le continent, il s’agira à la fois d’assumer sa place dans le monde, de ne plus être un simple consommateur de produits importés, mais de se faire producteur et créateur. Les ICC sont un marqueur fort d’identité et de cohésion sociale. Un miroir, une fenêtre de «nous» vers l’extérieur et de l’extérieur vers «nous». Et enfin, un bassin d’emplois dans une multitude de métiers valorisants.

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L’Afrique a longtemps été un continent masculin. Où les hommes étaient maîtres du jeu familial, politique, sociétal. Chefs chez eux, chefs dans l’entreprise, chefs dans leur communauté. Cela allait de soi. Les femmes, elles, cultivaient la terre. Elles nourrissaient le continent, et il s’agissait probablement d’en rester là. Pourtant, les temps changent. En Afrique, comme un peu partout ailleurs, les femmes luttent pour une forme de parité, en particulier pour accéder aux mondes du travail et de l’entreprise, pour intégrer la société civile, pour participer au pouvoir politique. Elles sont aussi désormais artistes, écrivaines, actrices, juges, pilotes, et aussi Prix Nobel de la paix comme Wangari Maathai (en 2004), Ellen Johnson Sirleaf et sa compatriote Leymah Gbowee (2011), ou encore la tunisienne Wided Bouchamaoui avec le quartet du dialogue national (2015). À force de se mobiliser, nos sœurs ont réalisé des avancées majeures. L’Afrique se féminise, même si ces avancées restent incertaines et inégales, entre la ville et la campagne notamment. Les résistances persistent et s’organisent. Elles sont victimes de violences et de discriminations, qui commencent souvent sur les bancs de l’école. Pourtant, toutes les études le soulignent: l’autonomie des femmes est un facteur incontournable d’une économie plus productive et plus créative. ■

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DÉCOUVERTE OUVERTE C Comprendre un pays, une ville, une région, une organisation

NIGERIA A EMMANUEL OSODI/ANADOLU AGENCY/AFP

LE RETOUR DU GÉANT ? Le président Bola Tinubu et son gouvernement ont pris les rênes du pays en menant une série de réformes choc. L’objectif est de redresser la barre et de redonner à la nation sa place de leader du continent.

DOSSIER DIRIGÉ PAR EMMANUELLE PONTI É


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La mosquée nationale d’Abuja est l’un des plus importants édifices de la capitale fédérale.

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L’URGENCE ET L’AMBITION Restaurer la confiance et attirer les investissements en masse pour financer le développement et résorber la pauvreté. C’est le pari audacieux du chef de l’État. Et il a quatre ans pour réussir.

SHUTTERSTOCK

par Emmanuelle Pontié (envoyée spéciale à Abuja)

224 MILLIONS D’HABITANTS. Soit 2,80% de la population mondiale. Un sous-sol regorgeant de réserves en pétrole, gaz, or, lithium, étain, tantale. Trois des dix hommes les plus riches d’Afrique, dont Aliko Dangote, qui caracole en tête du palmarès continental avec une fortune estimée à 13,5 milliards de dollars. Un marché immense, la première économie du continent en volume, avec un PIB de 440 milliards de dollars, mais aussi des disparités abyssales dans un pays où 133 millions de citoyens vivent dans la pauvreté, dont 71 millions dans l’extrême pauvreté, et où les gratte-ciel aux vitres argentées, les Hummer et les villas au luxe insolent ornées de barbelés et de gardes armés côtoient les bidonvilles et les masures les plus misérables. Bienvenue au Nigeria, le géant anglophone d’Afrique de l’Ouest, qui trône au sein de nations francophones dont le budget national dépasse parfois de peu celui de Lagos State et sa fameuse capitale économique hors norme, fascinante et réputée ingérable. C’est justement l’ancien gouverneur de Lagos, Bola Ahmed Tinubu, qui a prêté serment le 29 mai dernier, après les élections générales du 25 février, pour présider aux destinées du pays. Au terme d’une campagne agitée début 2023, avec plusieurs recours de l’opposition contre son élection, dont les derniers sont finalement rejetés par la Cour suprême fin octobre, il devient président. L’ambition de toute une vie, pour ce Yoruba musulman (ce qui n’est pas fréquent) de 71 ans. Bola Tinubu, fils de commerçants, qui a fait fortune aux États-Unis après de brillantes études de comptabilité 67


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nouvelle équipe

croire à un réel changement

à Ibadan.

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à 10 milliards de dollars par an, soit un cinquième du budget fédéral. Au risque de mettre le feu dans les quartiers. Les syndicats sont vent debout, mais il arrive à les calmer, au moins pour un temps, à force d’habiles négociations. Il décide aussi d’augmenter les salaires des fonctionnaires, sous forme de primes immédiates, avant de planifier demain une augmentation pérenne du salaire minimum. UNE BATTERIE DE RÉFORMES

Il débloque des soutiens d’urgence en cash pour les couches les plus pauvres, ainsi que 240 millions d’euros pour le secteur agricole, 150 millions d’euros pour les PME et 90 autres millions pour le secteur manufacturier. Il déclenche aussi une dévaluation de la monnaie, ce naira avec lequel il faut remplir un sac géant pour payer un dîner dans un restaurant chic, et annonce la fin des taux de change multiples pour aligner l’officiel sur celui du marché noir. Des mesures, applaudies par les économistes, qui étaient attendues mais toujours reportées par son prédécesseur Buhari, surnommé Baba go slow par ses détracteurs. Des mesures, aussi, directement destinées à doper l’investissement, premier cheval de bataille du mandat Tinubu. La feuille de route de son gouvernement est claire: attirer le maximum d’investisseurs dans le pays afin de redresser la barre et financer le développement. Second axe: ne plus dépendre du seul or noir, un secteur sans cesse en baisse depuis une dizaine d’années à cause de la corruption, des pillages et des détournements massifs de barils. Le mot d’ordre, c’est diversifier. En boostant l’agriculture, d’une part, et les mines, d’autre part. Le sous-sol du pays, exploité avant l’indépendance pour ses minerais précieux, la richesse de leur teneur et l’ampleur des réserves, avait été laissé à l’abandon au profit du pétrole providentiel. Aujourd’hui, le pays mise sur le retour des sociétés locales et étrangères pour y investir. Par ailleurs, selon le ministre d’État Ekperikpe Ekpo chargé des Ressources pétrolières et du Gaz, le projet du DÉCEMBRE 2023-JANVIER 2024

SADAK SOUICI

et un début de carrière chez Deloitte, rêve de politique dès ses 30 ans. Il rentre alors au Nigeria pour être élu sénateur de Lagos Ouest. Mais le coup d’État du 12 juin 1993 du général Sani Abacha l’oblige à fuir le pays. Il séjourne à Cotonou, d’où il œuvre au rétablissement de la démocratie dans son pays. À la mort de Sani Abacha en juin 1998, Bola Tinubu rentre à Lagos, où il est élu Une gouverneur de l’État en 1999, puis en 2003. est Redoutable businessman, sa fortune s’étoffe. aux commandes, Ses détracteurs le surnomment le Parrain. mais une bonne Mais ce dernier prouve en deux mandats de quatre ans que la capitale économique peut partie des être «gérée». Il fait diminuer l’insécurité, Nigérians, entre autres en donnant aux milliers de dont les des postes de… sécurité. Il réduit préoccupations voyous les go slow, améliore les accès à l’électricité se trouvent et change le visage de la ville qui, tout en à des années- restant bouillonnante, devient plus vivable et fréquentable. Il prend les rênes du pouvoir lumière avec la réputation d’un homme rompu aux de l’agitation arcanes du pouvoir et de la politique, même d’Aso Rock, bonne partie de la population n’a attend de voir sipasune voté pour lui, notamment les jeunes, pour craignant pour certains une continuité avec les deux précédents mandats APC décevants . de Muhammadu Buhari. Pourtant, dès son installation à la villa présidentielle d’Aso Rock à Abuja, le nouveau chef de l’État donne le Il faudra d’abord ton et impose des réformes courageuses. convaincre la jeunesse, Il supprime les subventions sur le carburant, très nombreuse. Ici, sur le parking du centre qui plombaient les finances du pays depuis commercial The Palms, des années, avec un gouffre équivalent


gazoduc Nigeria-Maroc (d’une longueur de 5700 kilomètres et d’un coût de 25 milliards de dollars) devrait entrer en travaux dès 2024. Les réserves en gaz du Nigeria, colossales, couplées à celles des pays voisins, devraient approvisionner demain l’Europe à des prix compétitifs. Un nouveau marché qui s’ouvre.

NICK HANNES/PANOS-REA

REPRENDRE UNE PLACE À LA HAUTEUR

En bref, et en à peine plus de six mois, Bola Tinubu a commencé son mandat sur les chapeaux de roues. S’attaquant à tous les secteurs, assistant à toutes les grandes rencontres mondiales, comme le Sommet pour un nouveau pacte financier mondial à Paris, Africa Climate Summit à Nairobi ou le G20 à New Delhi. Réputé travailleur infatigable, il garde ses collaborateurs à la villa d’Aso Rock jusque tard dans la nuit et reçoit ministres et visiteurs non-stop. À Abuja, le rythme incessant d’impressionnants Land Cruiser noirs aux vitres teintées donne le tempo. Les allers-retours en avion entre Abuja et Lagos aussi. Le monde politique et celui du business s’entremêlent, signent des contrats, revisitent les lois qui doivent sécuriser le business, assainir les zones où l’insécurité sévit, notamment au nord avec Boko Haram. Au-delà de la volonté affichée de remettre la «machine» en route, l’autre ambition est de clamer: «Nigeria is back!» AFRIQUE MAGAZINE

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Inspirée de Dubaï, Pour la sous-région, déjà. Le Nigeria a pris la Centenary City d’Abuja la tête de la Cedeao et a frappé fort dès le sera smart et business. départ, en menaçant les putschistes nigériens d’une guerre, déclenchant la stupéfaction internationale. Une manière de montrer que la nation souhaite prendre sa place dans l’environnement francophone, y compris politiquement, et y faire valoir son opinion. Ce qui est assez nouveau. Pour sa première visite chez ses voisins, le président a choisi le plus proche, le Bénin, à l’occasion de sa fête nationale. Mais l’ambition du grand pays va au-delà. Avant le départ pour le G20 de New Delhi, la question d’une candidature du pays comme 21e membre du club des très grands a été évoquée. Et devrait faire son chemin dans l’avenir. Bola Tinubu a quatre ans pour réussir. Dans un pays où la démographique donne le tournis et où l’urgence sociale aura du mal à trouver des réponses en quelques années, le pari des investissements massifs pour exploiter son immense potentiel et financer le développement est audacieux. En attendant, à ce jour, il semble qu’une page se tourne. Le rythme, les idées, la manière de gérer a changé. Une autre équipe est aux commandes. Mais une bonne partie des Nigérians, dont les préoccupations se trouvent à des annéeslumière de l’agitation d’Aso Rock, attend de voir pour croire à un réel changement. ■

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le renouveau de la mégalopole Capitale économique et financière en pleine expansion, la ville connaît une croissance fulgurante. Avec un tiers du PIB national en 2022, la méga-cité démontre une fois de plus qu’elle est la locomotive du pays. par Eric Ekobia

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i Lagos devait être considérée comme un pays à part entière, elle se classerait parmi les plus grandes économies africaines. La hausse de son PIB est le reflet d’une ville en pleine croissance, qui attire les investisseurs nationaux et internationaux. Ayant réussi à se diversifier et à réduire considérablement sa dépendance à l’égard des allocations pétrolières, auxquelles sont généralement assujetties toutes les villes nigérianes, elle compte parmi ses secteurs clés les services financiers, le divertissement, la technologie et le pétrole. Paradoxalement, la plus grande cité du pays est située dans l’État le plus petit, celui de Lagos, limitrophe de l’État d’Ogun au Nigeria, de la République du Bénin et de la côte guinéenne sur l’océan Atlantique. Bâtie sur une série d’îles entourées de criques et d’une lagune, elle se compose de Lagos Island et de Lagos Mainland. Premier centre urbain d’Afrique en nombre d’habitants et douzième plus grande mégapole du monde, c’est une agglomération à la croissance rapide, qui a atteint le statut de mégapole en 1995, lorsque sa population a dépassé les 10 millions d’habitants, selon ONU-Habitat. Aujourd’hui, cette population s’élève à environ 20 millions de personnes. Lagos Island, connue pour sa forte concentration de personnes fortunées, d’hommes et de femmes politiques et d’expatriés, mais aussi pour ses infrastructures modernes, a un petit air européen que l’on retrouve également dans les quartiers aisés d’Ikoyi, de Banana Island, de Victoria Island, de Victoria Garden City, et d’autres encore. Pensée et conçue pour les modes de vie luxueux, l’île dispose de nombreux espaces de loisirs, comme des plages, et profite d’un approvisionnement en électricité constant. L’île de Lagos abrite aussi le centre administratif, la plupart des banques et institutions financières, l’immeuble le plus haut du Nigeria (32 étages) et les hôtels les plus spacieux de la ville. Cependant, si Lagos Island est splendide, elle n’a pas d’aéroport. Il faut donc se rendre à Lagos

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Fort de ses 20 millions d’habitants, le premier centre urbain du continent est aussi la troisième plus grande ville du monde.

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Mainland pour quitter la ville en avion. La plupart des Lagossiens vivent dans les quartiers densément peuplés de Mainland, comme Mushin, Oshodi-Isolo, Ebute Metta ou Ikorodu. Hormis quelques quartiers bien développés comme Ikeja, Maryland et Surulere, Lagos Mainland est réputé pour ses routes dégradées, ses embouteillages et ses coupures d’électricité. Des générateurs (surnommés «Je dépasse mon voisin», en raison du bruit qu’ils font) sont utilisés par presque tous les ménages, même dans les habitations d’une seule pièce, et la nuit, les rues sont éclairées par les phares incessants des voitures. Outre ces appareils bruyants, les klaxons des véhicules et les sifflets des vendeurs ambulants comptent également parmi les caractéristiques de Lagos Mainland, tout comme les bidonvilles, qui abritent un grand nombre de jeunes chômeurs, ce qui favorise la criminalité. Cependant, vivre sur Mainland a tout de même quelques avantages. Le coût de la vie est globalement moins élevé et les aliments frais et cuisinés sont plus abordables que sur l’île, les restaurants locaux proposant des repas traditionnels et copieux pour moins d’un euro. Et c’est également ici que l’on trouve les loyers les plus bas. DES DÉPLACEMENTS CHAOTIQUES

Pourtant, quel que soit le côté de la lagune où l’on vit, et quel que soit le statut ou la situation géographique, tout le monde se lève tôt ici. Pour se rendre au travail à 8 heures, il faut se réveiller dès 4 heures du matin, et il est quasiment impossible de savoir à quelle heure on rentrera chez soi. C’est parfois stressant mais, comme dans toute métropole, il y a des heures creuses. La particularité de la ville est qu’il y a toujours des véhicules disponibles dans les rues pour assurer le transport, et ce à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Lagos Island et Lagos Mainland sont reliées par trois ponts: Eko, Carter et le Third Mainland, dit Ibrahim Babangida Bridge, d’une longueur de 11,8 km, le 71


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plus long du Nigeria et le deuxième plus long d’Afrique. Il connaît un flux constant de circulation du matin au soir. Les embouteillages, les véhicules cabossés et les conducteurs pressés faisaient de la circulation à Lagos un véritable cauchemar. Les minibus bondés et les motos-taxis (que l’on appelle «okada») qui prennent le relais sont dangereux et exacerbent la congestion, à tel point que le gouvernement a tenté à plusieurs reprises de les interdire. Toutefois, grâce au gouvernement de l’État de Lagos, cette situation est en train de se résoudre. Son nouveau système de transport rapide par bus (BRT) a changé à jamais les déplacements des résidents. Lancé par le président Bola Tinubu lorsqu’il était gouverneur de l’État, le BRT est entré en service en 2008, avec des bus circulant sur des voies spécialement aménagées dans la capitale économique. Les administrations successives ont étendu ses itinéraires à d’autres parties du territoire et, avec une capacité de plus de 180000 passagers par jour, il a considérablement amélioré la fluidité du trafic, permettant aux habitants d’arriver à l’heure au travail. UN POTENTIEL ÉNORME

Les transports publics ferroviaires ont également bénéficié d’investissements importants, comme en témoigne la mise en service récente des trains Blue Line et Red Line. Ce système électrique, qui circule à 80 kilomètres/heure et dont les voies surélevées traversent la lagune, relie les deux parties de la cité. La première phase, qui couvre cinq stations et 13 km, a été inaugurée le 4 septembre 2023 par des représentants du gouvernement. Une fois achevée, elle réduira certainement la saturation des routes. D’autant plus que la plupart des habitants de Lagos Mainland travaillent sur Lagos Island. Avec sa population jeune et dynamique, et son écosystème entrepreneurial florissant, elle offre un potentiel énorme. Ses nombreuses entreprises innovantes en font un hub prometteur et l’une des principales 72

villes pour les start-up. Elle abrite les sièges nationaux de géants du milieu de la tech, tels que Google, Microsoft et Oracle. De plus, elle possède également le Computer Village, le plus grand marché technologique à l’échelle continentale, qui attire environ 100000 visiteurs par jour et génère des revenus annuels estimés à plus de 2 milliards de dollars. Surnommée Silicon Lagoon, elle est devenue aujourd’hui une référence pour les autres États nigérians, voire africains. Par ailleurs, le marché de Balogun, avec ses 2 km d’étals et de boutiques de rue, contribue également de manière importante à l’économie nigériane et à la création d’emplois. Le commerce international y est facilité par un grand complexe portuaire, le plus vaste et le plus actif des ports maritimes de l’État, et par l’aéroport international MurtalaMuhammed d’Ikeja, le plus fréquenté de la sous-région, avec quelque 5,7 millions de passagers en 2021. Les principaux contributeurs au PIB spectaculaire de 85 milliards de dollars de Lagos en 2022 (soit 20% du PIB total du pays) sont les services financiers, le divertissement, les technologies de l’information, les télécommunications, le pétrole, l’éducation, la politique, le tourisme, l’art et la mode. Comme la plupart des villes africaines, elle possède aussi une économie informelle dynamique qui englobe les marchés, les petites entreprises et les activités de subsistance. Ce secteur contribue de manière significative au chiffre d’affaires de la ville, qui témoigne de l’ampleur de l’activité économique à Lagos.

Tentaculaire et dynamique, elle offre d’incroyables opportunités tout en étant confrontée à des défis

majeurs.

INVENTER DE NOUVELLES PERSPECTIVES

Cependant, derrière ces revenus impressionnants se cachent des réalités sociales plus complexes, telles que les inégalités et les questions relatives au développement. La démographie et l’urbanisation galopantes constituent des défis conséquents, qu’il s’agisse de la pénurie de logements, de l’inadéquation des transports en commun et des embouteillages, ou des problématiques liées à la sécurité. AFRIQUE MAGAZINE

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TOPE AYOKU/XINHUA-REA

Le manque de logements et la pauvreté ont contraint des millions d’habitants à s’installer dans des bidonvilles et des banlieues informelles, ce qui pose également des problèmes de sécurité qui exigent une attention permanente. La feuille de route de l’État de Lagos en matière de développement moderne a été conçue pour relever les défis et faire de la ville la mégapole modèle de l’Afrique. L’accent est mis sur le développement des transports publics, des soins de santé, de l’éducation, de l’environnement, du tourisme, des loisirs, de la sécurité, des sports et de l’autonomisation des jeunes et des femmes. Les aspects liés au développement des infrastructures couvrent la construction et la réhabilitation des routes et des chemins de fer, des voies de transports routier et fluvial, et des jetées, tandis que le volet social comprend les écoles publiques, le logement, la santé, la régénération de l’environnement, la sécurité alimentaire, la sûreté et la gestion des urgences. Parmi les projets de grande envergure qui redéfinissent le paysage économique de la métropole, citons l’aménagement Eko Atlantic City, d’une superficie de 820 hectares. Lancée en 2007 par l’État de Lagos, cette installation AFRIQUE MAGAZINE

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reproduit une version africaine de Dubaï sur une île artificielle au large de Victoria Island. Elle transformera la mégalopole pour attirer les touristes et les hommes affaires. La récente zone franche de Lekki, créée en 2006, s’étend sur 30 km2. Elle comprend de nombreux quartiers, comme ceux de production, de logistique, d’affaires et de développement immobilier. L’espace est équipé également de sa propre centrale électrique de pointe et de sa station de traitement des eaux. Pour sa part, le port de Lekki, le plus grand port maritime du Nigeria, est aussi l’un des plus importants d’Afrique de l’Ouest. Il possède un espace polyvalent en eau profonde, situé au cœur de la zone franche de Lagos, et il est conçu pour traiter 2,4 millions de conteneurs standards par an. La mégaraffinerie de Dangote, l’homme le plus riche du continent, y est également établie, et permet de produire jusqu’à 12000 MW, d’électricité. Elle emploie 57000 personnes. Lagos est une ville tentaculaire et dynamique, qui offre d’incroyables opportunités tout en étant confrontée à des défis majeurs. Son avenir dépendra de la manière dont elle parviendra à concilier croissance économique et amélioration de la qualité de vie de ses habitants. ■

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Le Lagos Light Rail, système de transport léger sur rail, promet de décongestionner les routes.

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Olawale Edun

Ministre des Finances et ministre coordinateur de l’Économie du Nigeria

« Nos réformes sont courageuses » Avec le PIB le plus important de tout le continent, le pays fait figure de réussite, mais reste fragilisé face à l’inflation et confronté aux retombées de la suppression des subventions sur le carburant. Le nouveau gouvernement est bien décidé à porter haut la croissance de la nation. propos recueillis par Emmanuelle Pontié AM: Comment se porte l’économie du Nigeria? Olawale Edun: Cela fait tout juste cinq mois que le

président Bola Ahmed Tinubu est au pouvoir, et il a déjà changé le pays sur le plan économique. Nous savons, sur le plan mondial, que les économies ralentissent, qu’elles ne se sont pas complètement remises du Covid. La seule qui a vraiment retrouvé son niveau d’avant la pandémie, c’est celle des États-Unis. Tous les autres pays tournent au ralenti et luttent en priorité contre un taux d’inflation très haut, en maintenant des taux d’intérêt élevés. Il est donc évidemment difficile pour les pays en voie de développement d’emprunter à des conditions avantageuses, sauf peut-être auprès des banques multilatérales de développement, comme la Banque mondiale, ou autres. L’économie du Nigeria, comme partout ailleurs, croît lentement, à un taux d’environ 3% par an. Trop lentement par rapport à la croissance de la population. Et même si cette dernière augmente dans les mêmes proportions, il faudra une croissance de notre économie d’au moins 6% par an si l’on veut avoir un impact sur la pauvreté. L’engagement du président Bola Tinubu est d’essayer de faire croître l’économie rapidement, d’une manière soutenue et inclusive, en accordant une place importante aux femmes et aux jeunes. Comme les emprunts sont coûteux, voire inabordables, le pays est actuellement très endetté, et plus de 90% de ses recettes sont consacrées au service de la dette. Nous devons donc mettre l’accent sur ce que nous appelons 74

«l’équité», c’est-à-dire les investissements. Le chef de l’État a posé un acte fort pour le pays en supprimant dès son arrivée les subventions sur le carburant, qui coûtaient au gouvernement 2% du PIB. Il a réformé le taux de change pour le rendre plus transparent et plus efficace. Ces mesures ont entraîné une augmentation du coût de la vie. La population ressent aujourd’hui le contrecoup douloureux de l’ajustement nécessaire pour parvenir à une meilleure situation économique. Bola Tinubu avait promis, lors de sa campagne, qu’il mènerait des réformes difficiles, mais qu’il n’abandonnerait pas les plus pauvres et les plus vulnérables. Ainsi, il a pris un ensemble de mesures importantes, afin d’améliorer l’approvisionnement en denrées alimentaires, de remplacer l’essence coûteuse par des transports publics au gaz et de les rendre moins chers et plus abordables pour la population. Les changements opérés par le président étaient nécessaires. Le pays souffrait, on pourrait dire qu’il faisait faillite sous le poids de subventions abyssales. L’essence était tellement bon marché qu’elle était utilisée à tort et à travers. Elle passait même en contrebande à travers les frontières pour être revendue plus cher dans des pays frontaliers où son prix était beaucoup plus élevé. Ainsi, si l’on considère les gains initiaux résultant de la suppression des subventions sur le carburant, la contrebande a été plus ou moins éradiquée. La consommation, qui était de 60 millions de litres par jour, est tombée à 40 millions, et ce parce que les 20 millions de litres qui ont disparu

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faisaient l’objet de contrebande. C’est l’un des premiers effets positifs. Mais bien sûr, le principal avantage est que les finances du pays reposent désormais sur des bases saines, qui permettent au gouvernement de disposer de recettes suffisantes pour remplir ses obligations et investir dans les infrastructures, etc. Le pays est sur la bonne voie, celle de la relance financière, grâce à la suppression de la subvention sur le carburant qui drainait l’économie. Où pensez-vous trouver l’argent pour financer ces réformes?

Lorsque vous ne pouvez pas emprunter, vous devez trouver de l’argent auprès des investisseurs. Il faut donc réformer l’économie de sorte qu’elle soit attrayante pour la population et les entreprises nationales, mais aussi pour les entreprises étrangères opérant chez nous. La plus grande source de financement n’est pas l’emprunt ou le multilatéral. C’est le secteur privé. Il s’agit donc de préparer le pays à attirer les investissements massifs du secteur privé dans l’industrie manufacturière, les services, l’agriculture, l’ensemble des infrastructures et toute la gamme des activités génératrices de revenus. Parlons du naira… Pourquoi avoir choisi la dévaluation de la monnaie, et qu’en attendez-vous à court et moyen termes?

La rareté des devises donnait lieu à une corruption massive. Les réformes visent à instaurer un modèle de marché où acheteurs et vendeurs s’entendent, et où le prix est déterminé par la demande et le stock. À court terme, nous prévoyons des mesures visant à accroître l’offre immédiate de devises sur le marché. À plus long terme, nous anticipons l’augmentation des investissements étrangers directs et des investissements de portefeuille étrangers parmi les divers flux vers l’économie nigériane. Quelles sont les solutions pour lutter contre l’inflation, qui s’élève aujourd’hui à plus ou moins 25%?

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Elle est à 25,8%, ce qui est haut. C’est l’une des raisons pour lesquelles le coût de la vie a augmenté et les gens

Les changements opérés par le président étaient nécessaires. Le pays souffrait, on pourrait dire qu’il faisait faillite sous le poids de subventions abyssales. AFRIQUE MAGAZINE

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ressentent l’effet négatif des réformes. Mais il s’agit d’une situation à court terme, dans la mesure où l’économie devrait se stabiliser. Avec la reprise de la production et l’arrivée d’investisseurs, les finances publiques devraient s’améliorer. Si la production augmente, cela contribuera à égaliser l’offre et la demande, et donc à stabiliser l’inflation. Ce qui pousse les prix à la hausse, aujourd’hui, c’est l’excès de demande. Il n’y a pas assez de production agricole et manufacturière, parce que les devises étrangères sont relativement chères et rares. Le marché des changes ne fonctionne pas correctement, il n’est pas liquide, et les gens ne peuvent donc pas obtenir les devises nécessaires pour produire. Les améliorations apportées au marché des changes ne feront peut-être pas baisser les prix, sauf sur un marché parallèle, mais elles amélioreront le fonctionnement du marché. Les personnes qui voudront acheter des devises pourront les obtenir. Ceux qui voudront les vendre disposeront d’un marché et d’un mécanisme transparents pour le faire. Pourriez-vous citer deux ou trois mesures déjà prises pour lutter contre la cherté de la vie?

De nombreuses mesures ont été prises. L’une d’entre elles est le transfert d’argent liquide. Avec 800 millions de dollars obtenus grâce à un prêt concessionnel assez bon marché de la Banque mondiale, nous


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Le siège de la banque centrale du pays, dans la capitale Abuja. La marina de Lagos, plus grande ville du pays, toujours en mouvement.

Comment l’argent sera-t-il distribué?

Exactement de la même manière qu’aux États-Unis. L’argent est transféré sur les comptes bancaires après vérification. Le gouvernement dispose d’un registre des personnes pauvres et vulnérables, et leur versera l’argent directement. C’est l’une des principales mesures. Le gouvernement a distribué des engrais, des céréales et de la nourriture provenant des réserves, ainsi que des semences, afin d’augmenter la production agricole. De même, il a accordé des financements bon marché aux fabricants, en particulier aux petits fabricants. Qu’en est-il du salaire minimum? Avez-vous l’intention de l’augmenter?

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En effet. Nous avons immédiatement augmenté le salaire des travailleurs du secteur public par le biais de primes, et une procédure légale permettant d’ajuster le salaire minimum a été mise en place. Il s’agit d’une négociation qui s’étalera sur plusieurs mois. Chaque mois, une prime de 25000 nairas est versée, tout d’abord pour les paiements directs. Mais il y a aussi une prime pour les travailleurs qui sera remplacée par un nouveau salaire minimum, en cours de négociation également. Lorsque cette prime temporaire sera épuisée, un nouveau salaire minimum pour les travailleurs sera instauré. Autrement dit, les travailleurs du secteur public bénéficieront d’une nouvelle structure salariale. Quels sont les partenaires financiers du Nigeria aujourd’hui? Qui vous soutient?

D’abord, les banques multilatérales de développement. Nous étions à Marrakech lors de la réunion annuelle de la Banque mondiale, mi-octobre dernier. Au vu des changements majeurs que nous avons opérés au Nigeria pour améliorer notre situation macroéconomique, la plupart des gens – commentateurs, économistes et leaders

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pouvons fournir à 15 millions de ménages des paiements directs pour une période de trois mois. Lorsque je parle d’argent liquide, je veux dire que des virements seront effectués sur leurs comptes bancaires ou, pour les personnes qui n’ont pas de compte bancaire, sur leur portefeuille temporaire. Pour atténuer les effets immédiats, le gouvernement va donner de l’argent aux gens, comme cela a été fait partout dans le monde pendant le Covid.


économiques – sont très admiratifs. Ils estiment que nos réformes sont courageuses et qu’il fallait les mener. Le pays a été mis sur la voie de la relance économique. Les partenaires au développement sont donc prêts à le soutenir jusqu’au bout et le secteur privé est très intéressé par le Nigeria en tant que vivier d’opportunités d’investissement.

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Vous venez d’être nommé président de l’African Governors’ Forum de la Banque mondiale. Que comptez-vous obtenir de cette position?

C’est un grand honneur et un privilège d’être nommé

Il faut réformer l’économie de sorte qu’elle soit attrayante pour la population et les entreprises nationales, mais aussi pour les entreprises étrangères.

De quels pays viennent ces investisseurs?

De l’Asie, de l’Europe, mais aussi du Moyen-Orient. Ceux qui ont de l’argent, des fonds souverains, s’intéressent au Nigeria. Certains dans le secteur du gaz, d’autres dans les infrastructures. Le sous-continent indien est intéressé aussi. Je dirais que, pour les investissements étrangers en général, le plus grand réservoir de financement disponible pour le développement, la production, les services ou l’activité économique est constitué par les fonds fiduciaires privés, les fonds de pension, les fonds de gestion d’actifs, le capital-risque. Et, dans le monde AFRIQUE MAGAZINE

entier, on trouve que le Nigeria, grâce à une bonne gestion de l’économie, est devenu très attractif.

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président et chef de file de l’African Caucus à la Banque mondiale et au FMI. J’espère que, sous ma direction et avec mes collègues, nous pourrons vraiment renforcer la voix de l’Afrique et améliorer les relations entre notre continent et le reste du monde, en particulier avec les institutions multilatérales de développement. Nous souhaitons renforcer la représentation et la voix de l’Afrique à la Banque mondiale et au FMI. ■

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Au pays des richissimes philanthropes Productrice de pétrole et dotée d’un immense marché intérieur, la nation a vu éclore certaines des plus belles réussites du continent, réputées pour leur grande générosité. Néanmoins, la faible imposition de ces grandes fortunes fait débat au sein de la population. par Cédric Gouverneur 78

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Aliko Dangote, l’homme le plus fortuné du continent, fournit à la population des produits essentiels, parmi lesquels le sucre, le riz ou encore le ciment.

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ays le plus peuplé du continent, le Nigeria abrite, selon les chiffres du baromètre Africa Wealth Report 2023, 9800 millionnaires, 27 «centimillionnaires» (c’est-à-dire détenant une fortune supérieure à cent millions de dollars) et quatre milliardaires. La plus célèbre de ces fortunes, l’homme d’affaires Aliko Dangote, 66 ans, est pour la douzième année consécutive la personne la plus riche du continent. Le fondateur de Dangote Group détient, selon Forbes Africa, une fortune estimée à 13,5 milliards de dollars. Son conglomérat – présent dans le ciment, mais aussi les engrais, le riz, les pâtes, le sucre, le sel, et même la sauce tomate – affiche un chiffre d’affaires annuel de 4 milliards de dollars. La recette de ce magnat des affaires est simple et efficace: «Satisfaire vos besoins essentiels.» Depuis 1981, le groupe fournit aux Nigérians les produits dont ils ne peuvent pas se passer dans la vie quotidienne, comme le ciment qui fait tenir leurs habitations ou les produits de base avec lesquels ils cuisinent. La seconde étape de sa stratégie est de «devenir l’acteur le plus important dans chaque industrie où il intervient», expliquait en 2020 à Afrique Magazine Robert Omotunde, vice-président d’Afrinvest, à l’occasion d’un long portrait que nous avions consacré au milliardaire [voir le n°401]. Après avoir fait fortune dans l’importexport, Aliko Dangote a entamé, dans les années 2000, un virage pour industrialiser la première économie africaine et réduire la dépendance aux importations, qui ampute ses perspectives financières: il a construit des 447- 448 – DÉCEMBRE 2023-JANVIER 2024

cimenteries partout dans le pays, puis lancé l’immense chantier de la raffinerie de Lekki. Inauguré en mai dernier, ce complexe industriel de plus de 2000 hectares devrait entrer pleinement en service fin 2024, et mettre fin à l’insupportable paradoxe qui fait de ce pays, exportateur d’or noir, un importateur de carburant… L’objectif est de «reproduire ce que le groupe Dangote a déjà réalisé sur le marché du ciment et des engrais, en faisant passer le Nigeria d’importateur à exportateur net», a expliqué son PDG lors de l’inauguration. La raffinerie devrait, à terme, créer 100000 emplois directs et indirects! Autre grande figure du monde des affaires nigérian: la fondatrice de la marque africaine de prêt à porter de luxe Supreme Stitches, Folorunsho Alakija. Elle a, en 2012, détrôné la productrice de télévision américaine Oprah Winfrey de son statut de femme noire la plus riche du globe. Après une carrière à l’International Merchant Bank de Lagos, elle est partie étudier la mode à Londres, pour finalement rentrer à Lagos et se lancer dans la confection dans les années 1980. Mais son envolée commence véritablement avec ses investissements pétroliers: en 1993, elle achète un terrain pétrolifère et crée sa compagnie d’extraction (Famfa Oil Ltd), qui a depuis intégré Texaco. APPORTER SON SOUTIEN

Quatrième fortune d’Afrique au classement Forbes en 2023, Abdul Samad Rabiu est à la tête d’un patrimoine estimé à 6,8 milliards de dollars. Originaire de Kano, comme Dangote, il a fondé BUA Group en 1988, afin d’importer des produits bruts et d’exporter des produits finis. Entré en 2022 à la Bourse de Lagos, son conglomérat est actif dans la cimenterie, l’immobilier et le sucre. Le groupe BUA va investir 250 millions de dollars dans la construction d’une autoroute de 130 km, reliant Kano à Kongolam, au nord. De même que son concurrent principal, Rabiu prône la production et la transformation locales des ressources naturelles. Mike Adenuga, PDG de l’opérateur mobile Globacom (55 mil79


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chantre de l’«afrocapitalisme» a lancé sa fondation TEF, afin de promouvoir l’entrepreneuriat. Objectif: investir 100 millions de dollars pour soutenir 10000 entrepreneurs d’ici 2025. Pari réussi : la TEF a mis le pied à l’étrier de plus de 9000 chefs d’entreprise dans les 54 pays du continent! En 2020, il a intégré le palmarès Time Magazine des «cent personnalités les plus influentes du globe». Elumelu n’est pas le seul à user de sa fortune pour aider les moins favorisés: la philanthropie est propre au capitalisme nigérian. Dangote a déclaré: «Mon but n’est pas de devenir l’Africain le plus riche, mais le philanthrope le plus riche.» Tous font des dons substantiels, finançant des hôpitaux ou des universités. La fondation de Mike Adenuga donne chaque année environ 20 millions de dollars en bourses d’études. Celle de Folorunsho Alakija, Rose of Sharon, octroie des prêts à taux zéro à des veuves souhaitant démarrer leur propre business. Ils rivalisent aussi de générosité quand des catastrophes frappent leur pays ou ses voisins, comme lors d’inondations ou la pandémie de Covid-19. Abdul Samad Rabiu, quatrième personne la plus riche du continent au classement Forbes en 2023.

lions d’abonnés!) et de la société de vente de carburant Conoil, est surnommé par la population The Gold Digger («le chercheur d’or»). Trop dépendant du marché intérieur, il pâtit cependant du dévissage du naira, et a vu cette année sa fortune fondre de 43%, passant, selon Forbes, de 6,3 à 3,6 milliards! Comme beaucoup de riches nigérians, Femi Parmi les (2,7 milliards de dollars) a démarré , Otedola sa carrière dans le pétrole et le gaz (sociétés quasiment Forte Oil, Zenon) avant de réinvestir ses protous sont issus fits dans l’hôtellerie et l’électricité (Transcorp de familles Group, Geregu Power Plc). Ses filles Florence déjà favorisées. et Temi, respectivement DJ et actrice, sont des célébrités. Plus singulier est le parcours de Rares sont Elumelu: commercial dans une banque, les authentiques Tony il a participé à la reprise d’un établissement self-made-men en péril, Crystal Bank, devenu Standard Trust Bank avant de fusionner, en 2005, avec . United Bank for Africa (UBA). En 2010, le Folorunsho Alakija lors de la conférence Unstoppable Africa 2023, qui s’est récemment tenue à New York.

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milliardaires

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Mike Adenuga fait d’importants dons chaque année en bourses d’études via sa fondation.

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AMÉLIORER LES RECETTES FISCALES

Malgré les indéniables efforts philanthropiques, ces fortunes ne font évidemment pas l’unanimité dans un pays où, selon les chiffres des Nations unies, 133 millions de personnes endurent une «pauvreté multidimensionnelle» et où beaucoup de jeunes gens n’ont pas d’autre espoir que de «japa», c’est-à-dire de s’expatrier. Dans un article publié le 24 avril par le journal nigérian en ligne The Cable, l’économiste Zuhumnan Dapel explique que «la mobilité sociale stagne depuis des décennies. Il faut beaucoup d’argent pour acheter une éducation privée de qualité. Les enfants des riches auront toujours les emplois bien payés. Ce cycle renforce et maintient les inégalités croissantes d’opportunité au Nigeria», où le revenu moyen n’excède pas 2030 dollars par an. Et, en effet, parmi les milliardaires et centimillionnaires, quasiment tous sont issus de familles déjà favorisées – enfants de négociants, ou même, pour Femi Otedola, d’un ancien gouverneur de Lagos. Rares sont les authentiques self-made-men partis de rien, tels qu’on peut en trouver aux États-Unis, voire au Kenya, où l’actuel président William Ruto a commencé comme vendeur de rue. AFRIQUE MAGAZINE

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Autre reproche: «Les milliardaires nigérians choisissent de demeurer dans le pays en raison des disparités significatives en matière de taux d’imposition, comparées aux économies développées», souligne l’éditorialiste Deborah Dan-Awoh dans la revue économique en ligne Nairametrics. «Certains bénéficient de monopoles avec le soutien du gouvernement nigérian, alors que les pays développés ont des lois antitrust pour promouvoir la concurrence», poursuit-elle. Au Nigeria, le pourcentage du PIB issu des recettes fiscales dépasse à peine 10% (10,86%) contre 18% en moyenne sur le continent! Le président Bola Tinubu entend cependant améliorer la situation: il a mis en place un comité présidentiel pour la réforme des taxes et la politique fiscale, piloté par l’économiste Taiwo Oyedele, avec pour mission de parvenir à 18% d’ici 2026. Cela représenterait pour les finances publiques un bonus de 20000 milliards de nairas, soit plus de 25 millions de dollars. ■

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Tony Elumelu entend investir 100 millions de dollars pour l’entrepreneuriat d’ici à 2025.

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Le défi de l’or noir Grâce à des projets colossaux, comme la mise en service de la méga-raffinerie Dangote, la nation est déterminée à rebooster le secteur pour en tirer profit le mieux possible. par Eric Ekobia

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Avec des réserves évaluées à 37,5 milliards de barils, l’industrie porte le pays au rang de premier producteur continental.

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économie du Nigeria repose principalement sur l’industrie pétrolière. Le pays possède en effet d’importantes réserves, qui en font le principal producteur en Afrique, dépassant la Libye et l’Angola, avec une capacité de 1,249 million de barils par jour. Le pétrole brut, ou le providentiel or noir, a été découvert pour la première fois en 1956 à Oloibiri, dans l’actuel État de Bayelsa, dans la partie sud du pays, puis plus généralement dans le delta du Niger. Sa production a commencé entre 1957 et 1960. Les réserves sont estimées à 37,5 milliards de barils selon la Direction générale du Trésor. Et l’économie du pays, ainsi que les comptes publics dépendent largement de cette industrie. En effet, le pétrole et le gaz représentaient 78% des revenus des exportations totales en 2022. Des contrats de partage de production et de joint-ventures ont été mis en place avec la compagnie Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC), l’entreprise publique qui gère le secteur. Mais une partie de la production est également assurée par des acteurs locaux. Outre sa contribution majeure à l’économie, l’industrie pétrolière concourt aussi largement à la création d’emplois, avec plus de 65000 emplois directs, et plus de 250000 emplois indirects. Cependant, si le Nigeria est un important producteur de pétrole, il ne le raffine pas – disposant pourtant de quatre raffineries publiques: trois au sud du pays et une au nord, dans l’État de Kaduna. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, alors que le pays avait deux usines opérationnelles, il faisait raffiner d’importantes quantités de pétrole à l’étranger pour combler le déficit. Une partie de l’or noir était également traitée au Cameroun, au Ghana et en Côte d’Ivoire. La première raffinerie de pétrole du Nigeria, située à Alesa-Eleme, près de Port Harcourt, a commencé à fonctionner à la fin de 1965 avec une capacité de 38000 barils par jour, suffisante pour répondre aux besoins nationaux de l’époque. Une usine supplémentaire a été construite à Warri en 1978, avec une capacité de 100000 barils par jour. Une

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troisième, d’une capacité de 100000 barils par jour également, a commencé à fonctionner à Kaduna, mais n’est devenue pleinement productive qu’au milieu des années 1980. Une quatrième a été achevée en mars 1989 à Alesa-Eleme, portant la capacité du Nigeria à 445000 barils par jour. Mais les quatre raffineries sont dans un état délabré et ne fonctionnent plus depuis plusieurs années. Si le gouvernement s’efforce de les rénover, elles n’ont produit que peu ou pas de carburant au cours de la dernière décennie. Résultat: même si le pays produit du brut, il continue de le raffiner à l’étranger et doit l’importer, ce qui fait grimper son prix. Le Nigeria importe en moyenne entre 90% et 95% de ses besoins en carburants. Il faut noter que, depuis les années 1970, l’État subventionnait le prix à la pompe, ce qui permettait aux Nigérians de payer l’essence beaucoup moins cher que le prix du marché. Cette subvention a pris fin au mois de mai 2023, à la suite de l’élection du président Bola Tinubu, et a engendré une augmentation de 230,78%, d’après le Bureau national des statistiques du Nigeria (NBS). La suppression doit permettre au gouvernement d’investir dans les infrastructures de transport, d’éducation ou encore de santé. Une mesure courageuse, première réforme choc de l’administration Tinubu, et indispensable à la recherche d’équilibre des finances nationales, selon la nouvelle équipe aux commandes. DES PERTES VERTIGINEUSES

Avec l’inauguration de la méga-raffinerie Dangote, le Nigeria devrait ne plus dépendre de l’étranger pour l’importation de ses carburants. Sa construction a démarré en 2014 dans la zone franche de Lekki, dans l’État de Lagos, avec une capacité de raffinage de 650000 barils de pétrole brut par jour. Elle s’impose aujourd’hui comme la plus grande du continent. Alors que 33 millions de litres sont consommés par jour, l’usine Dangote devra produire 53 millions de litres de pétrole raffiné par jour. Et avec le projet de 200000 barils par jour du groupe nigérian BUA, associé à la 83


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par l’entreprise Nigeria Liquified Natural Gas (NLNG), exploitée conjointement par plusieurs sociétés et les États fédérés. Elle a commencé sa production en 1999. Le Nigeria, avec des réserves de près de 5300 milliards de m3, est aujourd’hui le 3e producteur de gaz naturel d’Afrique, après l’Algérie et l’Égypte.

Installation de la Nigerian Petroleum Development Company, filiale de la NNPC, dans l’État d’Edo.

L’économie nigériane n’a pas pleinement bénéficié de l’envolée des cours de brut

mondiaux.

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société française Axens, qui sera opérationnel en 2025, le Nigeria espère une amélioration de sa croissance économique et des réserves de change. Malgré l’envolée des cours mondiaux du pétrole brut, l’économie nigériane n’en a pas pleinement bénéficié. Selon le Bureau national des statistiques du Nigeria, en 2022, le secteur pétrolier a contribué directement à hauteur de 5,67% du PIB. L’activité est également le premier pourvoyeur de recettes publiques et de réserves de devises pour le gouvernement fédéral. Mais ces dernières années, il y a eu une diminution des recettes de l’État. Ce mouvement à la baisse est en partie dû à la politique de diversification fiscale du gouvernement, à la réduction de la production et au détournement massif de brut dans le delta du Niger. Des pertes vertigineuses estimées à près de 620 millions de barils entre 2009 et 2020, soit une valeur représentant 42 milliards d’euros. En 2022, les recettes fiscales de l’État représentaient 6,9% du PIB nigérian, les recettes fiscales issues du secteur pétrolier et gazier ont atteint 1,8% du PIB, soit 26,1% des revenus. Son poids réel dans l’économie dépasse largement celui de sa contribution au PIB. Le gaz naturel joue aussi un rôle important dans cette industrie. En effet, les sols disposent d’énormes réserves en gaz, les premières en Afrique. La plus grande exploitation en matière de gaz naturel est menée

Longtemps attendue et finalement promulguée, la loi sur l’industrie pétrolière (PIA) de 2021 est l’une des tentatives les plus audacieuses visant à restructurer le secteur. Elle fournit à l’industrie un cadre juridique, réglementaire, fiscal et de gouvernance. Bien qu’il constitue une source majeure de revenus, le secteur pétrolier est à la traîne par rapport à d’autres en matière de contribution au PIB. Si elle est mise en œuvre avec diligence, la PIA devrait contribuer à faciliter le développement économique du pays, en attirant et en créant des opportunités dans un environnement plus sécurisé pour les investisseurs nationaux et internationaux. Cette industrie est confrontée à des défis complexes, tels que la dépendance économique. En effet, le Nigeria se repose fortement sur ses revenus pétroliers, ce qui rend son économie vulnérable aux fluctuations des prix mondiaux du pétrole. C’est pourquoi l’un des premiers mots d’ordre de l’administration Tinubu est la diversification urgente de l’économie, afin de s’affranchir de la dangereuse dépendance au seul pétrole. Le développement de l’agriculture ou l’exploitation des ressources minières, entre autres, sont à l’ordre du jour. La corruption est un autre problème qui touche les contrats, les licences et les recettes. Le manque de transparence nuit à une gestion efficace des ressources pétrolières. En outre, les communautés locales ont souvent protesté contre les compagnies pétrolières en raison de l’impact environnemental, de la dégradation des terres, du manque de répartition des bénéfices et des inégalités sociales. Des déversements de pétrole ont affecté les écosystèmes locaux, le marché de la pêche et la santé des populations. ■

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RESTRUCTURER L’INDUSTRIE


Yusuf Tuggar Ministre des Affaires étrangères du Nigeria

« Notre population est un atout majeur » Le positionnement en matière de politique étrangère de l’administration Tinubu, c’est la Vision 4D Diplomacy. Celle-ci repose sur quatre principes essentiels : le développement, la démocratie, la démographie et la diaspora. propos recueillis par Emmanuelle Pontié

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AM: Dès votre nomination, vous avez annoncé que vous mettriez en œuvre une nouvelle Vision 4D Diplomacy, axée sur la démocratie, le développement, la démographie et la diaspora. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet? Yusuf Tuggar: La politique étrangère de l’actuelle

administration du président Bola Ahmed Tinubu est inspirée de la Constitution nigériane, qui définit les lignes directrices des relations diplomatiques du Nigeria avec les autres pays du monde. Notre devoir est d’interpréter la vision politique de notre pays, et la stratégie 4D englobe les piliers fondamentaux du développement qui, selon nous, s’ils sont renforcés, amélioreront nos relations avec le reste du monde. Ils dynamiseront également notre croissance sociale et économique. Nous sommes la plus grande démocratie d’Afrique et, à ce titre, nous croyons fermement aux valeurs qui découlent d’un tel système. Nous nous engageons à le promouvoir et encourager la bonne gouvernance dans notre pays et à l’étranger, en particulier dans la sous-région de l’Afrique de l’Ouest. Cette démarche repose sur notre conviction que la gouvernance démocratique, contrairement à la dictature militaire, favorise l’inclusion et protège les droits humains fondamentaux des citoyens. Pour nous, la démocratie servira de catalyseur au développement du Nigeria et de l’Afrique. Mais sans elle, il n’y aura pas de développement. C’est une composante cruciale de notre 4D Diplomacy, car il s’agit d’un outil incontournable pour répondre aux ambitions collectives des Nigérians. Le niveau de vie et la prospérité de AFRIQUE MAGAZINE

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toute société sont liés à son niveau de développement. C’est pourquoi nous nous engageons à le faciliter économiquement à travers toutes les couches de la société, en mettant en place des mesures efficaces grâce à des partenariats avec d’autres pays. Concernant le volet démographique, le Nigeria est le pays le plus peuplé d’Afrique et devrait devenir le troisième plus grand pays du monde d’ici 2050. Nous pensons que notre population importante est un atout majeur et un levier pour la prospérité économique. Nous sommes donc


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déterminés à en tirer parti, et en particulier la jeunesse, pour faire progresser la croissance économique, le développement et l’influence mondiale du Nigeria. La diaspora est un autre élément stratégique de la 4D Diplomacy. Les Nigérians sont présents aux quatre coins du monde et constituent une force essentielle pour le développement économique du pays. Nous avons l’intention de renforcer la collaboration avec les Nigérians à l’étranger, afin de consolider nos liens culturels et économiques. Peu après votre nomination, il y a eu le coup d’État au Niger. Le président Bola Tinubu, à la tête de la Cedeao, a frappé fort, menaçant le putschiste d’une guerre pour rétablir l’ordre constitutionnel, à contre-courant de l’opinion nationale nigériane et d’une partie du reste de l’Afrique. Puis, vous avez accepté la proposition de médiation de l’Algérie. Qu’en est-il, aujourd’hui? La voie diplomatique fonctionne-t-elle? L’option militaire est-elle toujours d’actualité?

Le Nigeria et la Cedeao se sont engagés à restaurer la gouvernance civile dans la République du Niger et dans toutes les nations d’Afrique de l’Ouest. Ni la Cedeao ni le Nigeria n’ont changé de position, bien qu’ils aient accepté l’offre de médiation de l’Algérie. Notre objectif principal est la restauration de la démocratie et d’un gouvernement civil qui garantira la liberté et les droits des Nigériens à vivre dans la paix et la prospérité économique. Une intervention militaire est toujours envisagée, bien que nous soyons disposés à épuiser toutes les voies diplomatiques pour faire face à la situation et éviter d’aggraver les tensions préexistantes. Quelle est votre opinion sur la création de l’alliance de trois pays dirigés par des putschistes (Burkina Faso, Mali et Niger), faisant front commun en cas d’agression contre l’un d’entre eux?

Le remplacement des ambassadeurs lors de l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement est commun dans les relations internationales et la diplomatie. La décision du président n’était donc pas nécessairement motivée par le désir d’améliorer l’image du Nigeria via ses chancelleries. Désormais à la tête d’un nouveau gouvernement, le président Tinubu a une nouvelle vision et un nouveau programme de développement. Il est donc naturel de remplacer les anciens diplomates par de nouveaux, qui comprendront peut-être mieux la vision du président. Autrement dit, les ambassadeurs sortants ont rempli consciencieusement leur mandat au cours de la dernière administration et ont tous apporté une contribution immense aux relations internationales du Nigeria. Mais il est temps qu’une nouvelle génération d’ambassadeurs prenne en charge la mise en œuvre des objectifs de la nouvelle administration à travers le monde. Il n’y a rien de mal à ce que le président veuille améliorer l’image du pays. Après tout, la façon dont le monde perçoit et traite la nation et ses habitants dépend de la façon dont lui-même présente le pays à la communauté internationale. Il est donc important qu’il mette l’accent sur les points forts du pays et qu’il nomme des personnes capables de piloter ce changement en tant qu’ambassadeurs.

Au Niger, une intervention militaire est toujours envisagée, bien que nous soyons disposés à épuiser

toutes les voies diplomatiques.

Le Nigeria n’est pas opposé aux alliances visant à favoriser l’unité et la croissance économique des autres nations africaines. Cependant, ce qui peut être préoccupant, c’est l’idée de former une alliance qui pourrait chercher à saper les initiatives de maintien de paix et miner la prospérité prônée par l’Union africaine et la Cedeao. Nous croyons au droit de chaque nation africaine à déterminer son destin et sa sécurité. Cependant, nous sommes plus engagés en faveur d’une Afrique unie, solidaire dans la prospérité et l’unité, propulsée par les valeurs démocratiques, car une démocratie favorise un environnement de libre arbitre et le respect des droits de l’Homme fondamentaux. 86

Le président Tinubu a prévenu qu’il remplacerait tous les ambassadeurs du Nigeria. C’est un geste courant dans le cadre d’un changement de régime. Mais il semble que son intention soit d’améliorer l’image du pays à travers ses chancelleries. Qu’est-ce que cela signifie?

Le Nigeria est un géant anglophone entouré de pays francophones. Quelles relations entretenez-vous avec vos voisins? Il semble qu’il y ait très peu de liens. Depuis qu’il est au pouvoir, le président Tinubu ne s’est rendu qu’au Bénin. Pourquoi? D’autres voyages sont-ils prévus?

Le Nigeria a toujours entretenu des relations cordiales avec ses voisins francophones, et continue de le faire aujourd’hui. Nous avons bien plus en commun que des relations diplomatiques. Nos liens culturels et économiques remontent à plusieurs siècles. Nous avons l’intention de continuer à les renforcer. Le président Tinubu a souhaité as-

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Le président nigérian Bola Tinubu lors de la 78e Assemblée générale des Nations unies, le 19 septembre 2023, au siège de l’ONU à New York.

sister à la célébration du 63e anniversaire de l’indépendance de la République du Bénin. Plus important encore, il est disposé à s’engager avec les pays voisins pour renforcer les liens bilatéraux et la démocratie dans la région de l’Afrique de l’Ouest, tout en accordant la priorité au développement du Nigeria sur le plan intérieur.

DAVE SANDERS/THE NEW YORK TIMES/REDUX/REA

Quels sont les principaux partenaires et alliés du Nigeria aujourd’hui?

Le Nigeria entretient des relations cordiales avec de nombreux pays dans le monde. La France est un partenaire et un allié majeur, au même titre que la Cedeao, l’Union africaine, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Inde et l’Arabie saoudite, et nous avons de nombreux autres partenariats mutuellement bénéfiques. Les liens économiques et culturels entre le Nigeria et la France ont donné lieu à diverses collaborations entre les deux pays au fil des années. Le président français Emmanuel Macron s’est rendu au Nigeria en juillet 2018, témoignant ainsi des relations robustes et multiformes qui existent entre les deux nations. Une dernière question sur la diaspora. Environ 1,7 million de Nigérians vivent à l’étranger. Comment les gérez-vous? Et prévoyez-vous des programmes pour garder vos citoyens, en particulier la population éduquée, qui est utile au développement du pays?

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L’une des premières actions menées dans le cadre de la 4D Diplomacy, au titre du volet relatif à la diaspora, a été d’évaluer les véritables attentes de cette communauté dispersée. Le Global Citizen’s Help Desk (Bureau d’assistance des citoyens du monde) a été mis en place pour répondre à leurs besoins consulaires. Pour gérer efficacement les quelque 1,7 million de Nigérians vivant à l’étranger, le gouvernement a également créé la Commission des Nigérians de la diaspora (NiDCOM). Mise en place dans le cadre de la loi de 2017, cette instance est chargée de «prévoir l’engagement des Nigérians de la diaspora dans les politiques, les projets et la participation au développement du Nigeria, et d’utiliser le capital humain et les ressources matérielles des Nigérians de la diaspora pour le développement socio-économique, culturel et politique global du Nigeria et pour des questions connexes». Alors que la NiDCOM a considérablement renforcé la gestion des Nigérians vivant à l’étranger et leur apporte un soutien international, le président Tinubu s’est investi en lançant une série de programmes et de projets qui doivent relever les défis nationaux importants. Il s’intéresse en particulier à la création d’emplois. Il tient à optimiser la créativité et le potentiel d’innovation de notre jeunesse. Donc, oui, il y a beaucoup de programmes en cours pour répondre aux besoins de la population formée dans le pays, qui est essentielle à la quête de développement de notre grande nation. ■

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Henry Dele Alake Ministre du Développement des minéraux solides

«Nous voulons garantir la sécurité des investisseurs» Résolu à doper son secteur en vue de la diversification de l’économie, il entend transformer et repositionner l’industrie minière du pays au regard des facteurs humains et financiers. propos recueillis par Emmanuelle Pontié AM: Depuis votre arrivée au ministère du Développement des minéraux solides, vous avez introduit des réformes pour dynamiser le secteur. En quoi consistent-elles? Henry Dele Alake: Résumées dans notre programme

en sept axes, elles ont été élaborées globalement, en réponse aux lacunes soulevées lors de la présentation des rapports d’avancement, qui concernaient les politiques, les projets des départements, des agences et des unités du ministère. Par exemple, la création de la nouvelle Nigerian Solid Minerals Corporation vise à exploiter les actifs de la défunte société, à promouvoir la valeur ajoutée et les bénéficiaires, et à renforcer la présence du Nigeria dans le secteur minier international. Il s’agira d’une coentreprise public-privé, qui s’appuiera sur la culture technologique et managériale des continents qui dominent l’espace minier aujourd’hui. Cette réponse institutionnelle à l’exploitation artisanale a des effets considérables, car elle transformera la structure actuelle du marché en matière d’accès au capital. La deuxième réforme porte sur la production de données massives, les Big Data, en ciblant des recherches à l’échelle nationale sur la présence de minerais dans les domaines des ressources et des réserves. Cette dernière est essentielle pour sécuriser les investissements et accroître l’extraction fondée sur les données. Les pratiques actuelles pour accéder à l’activité pèsent trop lourdement sur l’investisseur. Ce programme réduit cette charge, et lui permet d’utiliser plus intelligemment son argent. Troisièmement, nous combattons l’exploitation minière 88

illégale, en mettant en place une architecture de sécurité complète et technologiquement avancée, soutenue par la police des mines. Les travailleurs illégaux n’ont pas de permis d’exploitation, et ils procèdent également à des extractions dans des zones où elles sont interdites par la loi, comme les parcs nationaux. En quatrième lieu, nous privilégions la création de valeur ajoutée et la transformation, afin de décourager l’exportation de minéraux bruts et d’inverser l’échange inégal qui caractérise le système actuel de transactions. Nous pensons que l’industrialisation est un élément majeur de la chaîne de valeurs. Le cinquième axe, pour donner un dernier exemple, consiste en la mise en place d’un meilleur arrangement en faveur des communautés dans les zones minières. Nous avons récemment adopté de nouvelles lignes directrices pour les accords de développement communautaire qui doivent être respectés par les entreprises, lorsqu’elles obtiennent une autorisation. De quelles mesures incitatives les investisseurs ont-ils besoin pour revenir dans le secteur minier?

Tout d’abord, l’accès aux données. Ensuite, un processus transparent et rapide d’octroi des permis. Et, enfin, la sûreté dans les mines. Quel est le potentiel minier actuel du pays?

La collecte de données pour établir les ressources et les réserves est en cours, et les estimations peuvent varier en fonction des minerais. Mais nous travaillons sur une estimation prudente, qui s’élève à plus de 700 milliards de dollars.

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Quelle collaboration avez-vous mise en place avec les autorités locales pour faciliter l’implantation des entreprises au Nigeria?

Notre pays est doté d’un système de gouvernement fédéral à trois niveaux. Les autorités locales sont des pôles de développement disposés à attirer des entreprises qui peuvent fournir des emplois aux citoyens et payer des impôts. Il est donc dans leur intérêt d’attirer les sociétés et de créer des conditions propices à leur développement. Pour faire des affaires au Nigeria, il faut s’enregistrer auprès de la Commission des affaires corporatives, une agence fédérale. Comment comptez-vous lutter contre le fléau de l’exploitation illégale des forêts?

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Il s’agit de l’une des lacunes que nous comblons progressivement. Les renseignements que nous avons recueillis révèlent des opérations criminelles gigantesques de marchands étrangers et de leurs collaborateurs locaux, qui extraient des minerais dans des zones interdites par la loi et dans des lieux dépourvus de toute autorité. De l’étape du renseignement, nous passerons à celle des poursuites, et je peux vous assurer qu’aucune personne condamnée par le tribunal, qu’elle soit autochtone ou étrangère, n’échappera à la sanction. En ce qui concerne l’or et les gisements au nord, dans des zones qui sont parfois volatiles, quelles solutions envisagez-vous?

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La ceinture aurifère est une formation continue qui s’étend du sud-ouest au nord-ouest. Pas seulement au nord. Et je vous confirme nos efforts pour lutter contre l’insécurité dans ces zones afin de garantir la sécurité des investisseurs. Vous avez organisé la première édition de la Mining Week à Abuja, fin octobre. Quelles en ont été, selon vous, les retombées? Y aura-t-il une suite à cet événement?

La Mining Week est un événement annuel destiné à attirer l’attention de la communauté minière mondiale sur les progrès que nous réalisons et les opportunités

Nous privilégions la transformation, pour décourager l’exportation et inverser l’échange inégal du système actuel. qui se présentent dans l’industrie nigériane. Il s’agit également d’un forum permettant de comparer les expériences africaines et mondiales, en matière de technologie, de marketing et de mobilisation de capitaux, pour financer l’exploitation. À ce titre, nous continuerons notre partenariat avec les organisateurs pour promouvoir les prochaines éditions. La plupart des participants ont atteint leurs objectifs. Il ne faut pas oublier que de nouvelles entreprises ont annoncé leur volonté d’investir dans l’exploitation minière, en particulier dans le secteur du lithium. Les réactions ont été très positives. ■

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Mbembo Bemba Directeur régional de la FirstBank RDC

« Avec le secteur minier, un bel avenir se profile » Abuja a accueilli mi-octobre 2023 la première édition de la Nigeria Mining Week, un forum auquel assistait Mbembo Bemba, directeur régional de la FirstBank à Lubumbashi en RDC. Il nous livre son expérience et ses réflexions. propos recueillis par Emmanuelle Pontié

de la Nigeria Mining Week, sponsorisée par la FirstBank pour laquelle je travaille à Lubumbashi, en République démocratique du Congo, en tant que directeur régional pour le Grand Katanga. C’est une zone principalement minière, avec de grandes ressources en cuivre et en cobalt. Notre expérience en matière de financements miniers est connue. Je suis ici pour apporter mon expertise au Nigeria, qui reprend peu à peu ses exploitations. Parlez-nous du secteur minier au Nigeria. Florissant par le passé, il a ensuite été longtemps délaissé. Pourquoi?

Le Nigeria regorge de ressources minières, dont des minerais stratégiques comme le lithium, très utilisé depuis la transition énergétique et la fabrication des batteries. Il renferme aussi de l’étain, du tantale, du bitume, du charbon, etc. Avant l’indépendance, jusqu’aux années 1940, le pays était très axé sur ce marché. Il faisait partie des plus gros producteurs d’étain de la planète. Dans les années 1950, avec la découverte des ressources pétrolières, le secteur minier a été mis de côté et l’économie a tourné autour de l’or noir seul. Mais ces cinq dernières années, on constate une forte envie de diversifier l’économie et de développer d’autres secteurs d’activité, comme l’agriculture également. On a pu assister à des développements assez importants dans le secteur aurifère, sur le lithium. De nombreuses prospections ont été menées et certaines exportations ont commencé. C’est important pour nous, en tant qu’institution 90

financière, de faire partie d’un forum comme celui-là pour pouvoir aborder certaines thématiques et difficultés, échanger avec les acteurs du marché pour voir de quelle manière se positionner sur une activité en plein essor. La FirstBank a une forte ambition dans le domaine des mines. Comment se passe le financement d’un projet minier?

Il existe plusieurs étapes. La première est la prospection et l’exploration. C’est un peu un pari, car on n’est pas sûrs à 100% des ressources sur lesquelles on va tomber. Pour une institution financière, participer, à ce stade, est compliqué. Cette première étape est menée sur la base de capitaux propres. Une fois que les explorations certifient la présence de réserves, il est possible de chercher des financements et lever des fonds. Notamment pour l’étape de la construction, qui nécessite le plus de financements, sur du moyen, voire du long terme, parce que la construction d’une usine minière prend du temps. Combien de temps?

Cela dépend du minerai, de la taille, de la capacité. La période peut varier

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AM: Pourquoi êtes-vous venu à Abuja? Mbembo Bemba : Pour participer à la première édition


de 12 à 24 mois. Pendant ce temps, seules des dépenses sont réalisées, avec zéro revenu. Les financements viennent généralement des capitaux de l’entité qui exploite, du secteur financer, c’est-à-dire des banques prêtes à prendre le risque en fonction des garanties mises en place par l’entité exploitante, l’historique de l’entreprise et son expérience prouvée ou non, etc. Ces dernières années, de plus en plus d’institutions et de banques de développement, comme Africa Finance Corporation (AFC), International Finance Corporation (IFC), AfreximBank ou la Banque mondiale, participent également. Quels types d’investisseurs se lancent dans le secteur des mines, aujourd’hui, au Nigeria? Des locaux? Des étrangers? Et quelles sortes de minerais ont le vent en poupe?

On perçoit l’intérêt d’entités locales, mais il y a aussi beaucoup de prospections d’acteurs internationaux. Tesla, par exemple, s’intéresse au lithium nigérian. En effet, l’entreprise cherche des alternatives au cobalt, dont le cours a fortement augmenté et dont les réserves mondiales sont limitées. L’or attire aussi, même si la plupart des gisements aurifères sont situés au nord du pays, dans des zones à risque. Mais certaines exploitations ont été lancées. Le président Bola Tinubu et son gouvernement semblent motivés à diversifier l’économie et à promouvoir les mines. Mais y a-t-il encore des freins au développement, et lesquels?

Le débat concerne le cadre réglementaire et la différence entre les gouvernements fédéral et locaux. Les ressources minières sont la propriété du gouvernement fédéral, mais les sites miniers dépendent des autorités locales. Cela pose parfois des soucis politiques, ou autres. Une cartographie très attendue devrait être mise en place. Enfin, je pense qu’il faudrait mettre l’accent sur des recherches plus approfondies des ressources, afin de savoir où elles se situent, quelles sont les réserves approximatives et leur teneur. Cela pourrait faciliter l’implication de certains investisseurs nationaux et internationaux. Quel est votre avis sur l’avenir du secteur, à court et moyen termes?

Il y a un réel engouement et une forte ambition. Cette première édition de la Nigeria Mining Week s’est tenue à Abuja, cette année, et le Nigeria est de plus en plus présent au forum Mining Indaba, en Afrique du Sud. Je suis assez optimiste. Il y a de grandes réserves, de belles teneurs. Quand on voit comment le pays s’est développé, uniquement avec l’exploitation de l’or noir, on peut supposer qu’en ajoutant le secteur minier, un bel avenir se profile. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Segilola Gold,

première mine à l’échelle industrielle La production, entrée en exploitation fin 2021, illustre le regain d’intérêt des investisseurs étrangers pour les richesses aurifères.

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n 2016, l’entreprise canadienne Thor Exploitations acquiert le projet aurifère Segilola, à Osun, à 120 kilomètres de Lagos. Après les phases de forage, préfaisabilité, faisabilité, financement, approvisionnement et construction, qui ont nécessité cinq ans, la mine entre en exploitation fin 2021. C’est la première à l’échelle industrielle du Nigeria. Au cours de sa première année complète d’exploitation, en 2022, Segilola a produit 98000 onces d’or. Elle emploie 1600 personnes, dont 90% de Nigérians. Parmi eux, 26% sont issus des communautés locales. Érigé en exemple dans la volonté de diversifier les ressources du pays – notamment en valorisant le secteur minier, laissé à l’abandon depuis la découverte de l’or noir –, le projet Segilola est en passe de s’agrandir. La durée initiale de la mine étant assez courte (cinq ans et demi), la société a déjà identifié plusieurs systèmes de veines minéralisées à haute teneur dans un rayon de 50 kilomètres. Selon James Philip, chef des opérations chez Thor Exploitations, le Nigeria dispose d’une main-d’œuvre solide et bien formée, désireuse de progresser, et d’un paysage politique stable. Le seul bémol reste l’absence ou la vétusté des infrastructures: «La surcharge des ports, le mauvais état des routes et l’absence d’alimentation électrique fiable sont autant de freins.» Or, il se réjouit du nouvel élan que le gouvernement de Tinubu a décidé de donner au secteur. «La loi sur l’exploitation minière est progressiste et vise clairement à établir un environnement favorable à son développement. Le ministère travaille actuellement à son amélioration concernant quelques ambiguïtés pour améliorer l’interface entre les législations financière et fiscale.» ■ E.P.

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Betta Edu

Ministre des Affaires humanitaires et de la Lutte contre la pauvreté

« Notre objectif : éliminer la pauvreté » Déterminé à lutter contre l’insécurité financière et la précarité multidimensionnelle, le gouvernement du président Tinubu met en place un nombre important de mesures pour offrir un filet de sécurité à la population. propos recueillis par Emmanuelle Pontié AM: Quelle est la mission principale de votre ministère? Betta Edu: Nous devons mettre en place un système

de protection sociale solide, qui permette non seulement d’éviter à la population nigériane de tomber dans la pauvreté, mais aussi de fournir un filet de sécurité pour sortir des millions de personnes de la précarité. Notre mandat vise également à prévenir et à atténuer les crises humanitaires et les catastrophes dans le pays, ainsi qu’à y répondre de manière efficace. Enfin, nous proposons des plates-formes et des compétences pour des moyens de subsistance durables. Notre mission s’inscrit dans le cadre de l’Agenda de l’espoir renouvelé du gouvernement du président Bola Ahmed Tinubu. Ce dernier a mis en place la restructuration du ministère, pour aller au-delà de l’élaboration de politiques humanitaires et de lutte contre la pauvreté, et assurer une coordination efficace des interventions locales, nationales et internationales sur les questions liées aux crises humanitaires et à l’éradication de la pauvreté. Cela aidera aussi le pays à atteindre ses objectifs de développement durable. Désormais, le ministère est aussi chargé de gérer la formulation et la mise en œuvre de programmes équitables d’éradication de la pauvreté, d’inclusion sociale et de protection au Nigeria. Ils doivent être proactifs, humains, inclusifs et durables pour l’amélioration et le bien-être général de la population. Quelles sont les principales questions auxquelles vous devez faire face au Nigeria?

Le pays est confronté à de nombreux problèmes, allant de la pauvreté aux conflits, en passant par la baisse des revenus, entre autres, que l’administration actuelle 92

s’efforce de résoudre avec assiduité. Il y a 133 millions de Nigérians qui souffrent de pauvreté de façon multidimensionnelle. Les récents défis économiques laissent présager qu’ils seront encore plus nombreux à tomber dans ce filet. Il faut souligner que la pauvreté ne se résume pas au manque d’argent. En effet, quand elle est multidimensionnelle, elle concerne l’abri ou le logement, la nutrition, l’éducation, la sécurité et l’inclusion sociale. La situation est telle que nous nous attaquons à la crise humanitaire pour éviter que davantage de personnes ne sombrent dans la précarité, tout en nous efforçant de sauver celles qui sont en dessous du seuil de pauvreté. Il est également question de durabilité, afin que les personnes que vous sortez aujourd’hui de la pauvreté ne sombrent pas à nouveau demain et ne recourent pas à la violence pour se maintenir en vie. Nous œuvrons pour mettre fin à ce cercle vicieux. Les crises humanitaires provoquées par les catastrophes naturelles, le changement climatique et les causes anthropiques telles que l’insécurité entraînent de plus en plus de personnes en dessous du seuil de pauvreté. Quel est le taux de pauvreté réel dans le pays, et comment le calculez-vous?

Le taux de pauvreté réel est calculé par le Bureau des statistiques du Nigeria. Sur les 133 millions de pauvres multidimensionnels, 71 millions vivent dans l’extrême pauvreté. L’institut statistique du pays utilise des indicateurs mondialement établis pour mesurer ces chiffres – des chiffres qui ne nous satisfont pas, évidemment. Mais l’administration actuelle met tout en œuvre pour changer cette situation dans un délai de quarante-deux mois. Le

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gouvernement crée plus d’emplois, reconstruit l’économie et travaille à la sécurité alimentaire des Nigérians. D’autres investissements dans la santé, la sécurité sociale et la sécurité intérieure changeront la donne. Combien de personnes sont concernées par vos actions? Dans quelles régions et quelles catégories de population?

Le ministère vise au moins 149 millions de Nigérians. Ce chiffre représente 133 millions de pauvres multidimensionnels, auxquels s’ajoutent 15 millions de personnes directement touchées par des crises humanitaires. Certaines sont déplacées à l’intérieur du pays, d’autres sont victimes de pays extérieurs et se réfugient chez nous. Lorsque nous discutons des questions humanitaires au Nigeria, beaucoup pensent naturellement au nord-est et au nord-ouest uniquement. Mais il y a d’autres crises humanitaires au sein du pays. Notre objectif est national, et non régional. Vous avez récemment parlé du Fonds fiduciaire présidentiel pour éradiquer la pauvreté. De quoi s’agit-il exactement?

du développement à hauteur de 30 % et les organisations non gouvernementales, les philanthropes et les autres acteurs clés à hauteur de 30 %. Les 10 % restants proviendront de financements innovants. Le Fonds fiduciaire servira de source pour les interventions immédiates et planifiées dans deux domaines majeurs, à savoir l’aide humanitaire et la lutte contre la pauvreté. Il existe des programmes spéciaux conçus pour répondre à différents besoins particuliers qui permettront d’atteindre l’objectif, visant non seulement à aider, mais aussi à relever ceux qui sont dans le besoin et à veiller à ce que d’autres n’y sombrent pas. Vous avez parlé des transferts d’argent liquide comme d’une solution. Comment cela se ferait-il? Et pour qui?

Le Programme de subventions conditionnelles en espèces a pour but d’apporter un soutien aux ménages en situation de grande précarité. Il est conditionnel, parce que les personnes inscrites dans le registre des bénéficiaires, qui figurent également dans le registre social national, doivent s’inscrire à des identités numériques soutenues par le gouvernement, ce qui favorise l’inclusion financière et numérique. Dans la phase actuelle, 15 millions de ménages devraient recevoir 25 000 NGN chaque mois pendant trois mois, afin d’atténuer l’effet de la suppression de la subvention sur le carburant, entre autres. Quelles mesures à long terme sont prévues?

Il y en a plusieurs, et elles sont décrites dans un document qui a été validé par la communauté des nations lors de l’Assemblée générale des Nations unies en

L’objectif du Fonds présidentiel d’affectation spéciale Le pays est confronté à de nombreux pour l’aide humanitaire et la , de la pauvreté aux conflits, lutte contre la pauvreté est en passant par la baisse des revenus, de fournir une forme flexible que l’administration s’efforce de . de financement, un panier commun de fonds pour aider le pays à répondre de manière adéquate et efficace aux septembre : l’Agenda de l’espoir renouvelé pour l’aide crises humanitaires et aux problèmes liés à la lutte contre humanitaire et la réduction de la pauvreté 2023-2030, qui la pauvreté. Cela faisait partie des solutions retenues détaille nos aspirations et notre conception du succès. après une analyse détaillée de ce dont nous avions besoin Quels objectifs de réussite vous êtes-vous fixés? pour réussir. Le plan a d’abord été présenté à la comÉliminer la pauvreté, comme le prévoient l’Agenmunauté internationale, puis approuvé par le Conseil da de l’espoir renouvelé, le Plan national de déexécutif fédéral, qui a convenu d’un objectif annuel de veloppement et les Objectifs de développement 5 milliards de dollars américains. Le gouvernement, à tous durable, et assurer un soutien rapide, humain et les niveaux, contribue à hauteur de 30 %, les partenaires durable aux victimes de crises humanitaires. ■

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De la musique en or massif La scène nigériane a largement dépassé ses frontières. Mère de superstars mondiales et de tubes planétaires, ses revenus s’envolent et l’afrobeats résonne dans tous les studios. Décryptage d’un phénomène unique émanant du continent africain. par Sophie Rosemont

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’Afrique est le centre de l’univers», affirmait Fela Kuti. En ce centre, un cœur musical bat de plus en plus fort. Celui du Nigeria. Plus de 14 millions de dollars générés sur Spotify pour l’année 2022, une croissance exponentielle depuis le milieu des années 2010. En 2016, alors que l’afrobeats fait son entrée fracassante dans l’industrie, il s’agit de 39 millions de dollars – chiffre (largement) multiplié par trois en 2023. Si, dans les années 1970, Fela a initié l’afrobeat, savant et inédit mélange de funk, de highlife et de jazz, jetant un pont entre Nigeria et États-Unis, ses incarnations sont aujourd’hui multiples, servant toutes l’afrobeats, ainsi nommé en référence à la mouvance originelle. L’hybridité en est toujours l’essence, mais les ingrédients sont plus

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variés encore: en plus de la base concoctée par le Black President, on ajoute du rap d’abord, du dancehall, du fuji, du soukous, du jùjú ou encore du makossa. Sans oublier l’amapiano, qu’Amélie Abou El Karam, brand manager chez WEA, définit comme «la suite logique de la musique afro, une rencontre fédératrice entre musiques électroniques, bases afrobeats et hip-hop». «Il y en a pour tous les goûts, car ce genre pousse très loin l’hybridité, nourri d’un hip-hop capable de moult mutations. L’important ici, ce sont les vibes, synthétise Charles Moukouri Bell, cofondateur de l’agence Dat-Way, consultant en musique et culture. Et les vibes, ça voyage. Qu’importe ce qu’on raconte et le langage: on danse et on s’identifie.»

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Concert à Lagos.

«La scène musicale nigériane est en feu! s’exclame Taiye Aliyu, CEO d’Effyzzie Music Group. Ce qui fait sa modernité, c’est d’abord cette incroyable diversité. On parle d’un tas d’ethnies, de langues, de cultures qui se fondent dans la musique… une ambiance unique. Les artistes sont passés maîtres dans l’art du mixage, qu’il s’agisse d’afrobeat, de hip-hop ou encore de sonorités plus traditionnelles. Cette fête musicale parle à tout le monde, de Lagos à Los Angeles.» En juin dernier, le musicien et producteur Leke Awoyinka, alias Ekiti Sound, rappelait la richesse d’un son ultracontagieux, qui ne peut que s’exporter: «Le pays est béni par une vaste gamme de sons, qu’ils proviennent d’ambiances folks, d’un groupe de l’Église pentecôtiste ou de l’intense street-pop nigériane, forte de producteurs aussi intéressants AFRIQUE MAGAZINE

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que Rexxie.» Si on entend parler de l’afrobeats dès la fin des années 2000, avec des artistes comme Davido, 2Face [devenu 2Baba depuis, ndlr] ou D’Banj, lesquels ont travaillé avec Akon et Kanye West, c’est en 2016 que «les graines de l’afrobeats se plantent, avec le succès de la connexion entre Wizkid et Drake sur le tube “One Dance”, raconte Charles Moukouri Bell. Dénicheur de tendances hors pair, entouré de R&D à l’affût, Drake a flashé sur Wizkid et lui a donné une ampleur immédiate». Quatre ans plus tard, avec Made in Lagos, premier album africain à figurer dans le top 10 du Billboard Hot 100, Wizkid devient le premier Nigérian à vendre son album à plus de 500000 exemplaires sur le sol américain. Cependant, le nom qui rayonne le plus aujourd’hui est sans conteste celui de Burna Boy.

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des plateformes de streaming n’ayant plus de secrets pour les compositeurs, auteurs ou instrumentistes, ils brassent

un nombre astronomique

d’écoutes digitales.

Premier artiste africain à remplir le Madison Square Garden, Burna Boy a définitivement la cote.

«Dans les années 1990, le Nigeria figurait parmi les pays corrompus, analyse Charles Moukouri Bell. Désormais première puissance économique africaine, il a renforcé son influence culturelle et favorisé la fierté de la population nationale. C’est le pays le plus peuplé d’Afrique – 213 millions d’habitants –, et on le ressent dans la diaspora, où plus de millionnaires sont visibles, tels Davido, fils d’une des grandes fortunes du pays.

Cette évolution a permis au genre musical d’entrer dans les boîtes de nuit. À Atlanta, les nouveaux promoteurs sont d’origine nigériane, ce qui véhicule d’autant plus la musique!» De quoi susciter, chez bien des artistes pop occidentaux, de folles envies d’afrobeats. Or, rappelle Jules Borie, directeur artistique chez Universal Music Publishing Group, «la création des artistes nigérians n’obéit à aucune règle»: «Je suis bouche bée face à leur manière d’appréhender le songwriting, et la création en général. À tout niveau de développement, ces artistes sont affranchis des codes de la pop mainstream contemporaine. L’afrobeats va de plus en plus influencer les toplines de la pop… Or, s’il peut être copié par des Américains et des Européens, il ne sera jamais égalé. Mieux vaut créer des ponts et initier, par exemple, des collaborations entre artistes nigérians et étrangers.» Au-delà de l’inventivité artistique, la communication et le marketing sont maniés avec un savoir-faire inédit. Les algorithmes des plateformes de streaming n’ayant plus de secrets pour les compositeurs, auteurs ou instrumentistes, ils brassent un nombre astronomique d’écoutes digitales. Et deviennent objets de convoitise pour les labels internationaux… Si les liens avec les États-Unis restent forts (certains, comme Davido, bénéficient de la double nationalité), ils s’intéressent aussi de près à l’Europe, dont ils ne sous-estiment pas l’importance. Tant du point de vue artistique que commercial, leur vision est globale. «L’innovation est essentielle, souligne Taiye Aliyu. Les artistes nigérians sont des pionniers, toujours prêts à essayer de nouvelles choses. Ils racontent des histoires qui touchent tous les coins du globe. Les clips et la production sont super créatifs… Et puis, les réseaux sociaux et les platesformes de streaming ont changé la donne. Les artistes n’ont pas peur de les utiliser pour s’adresser à un public mondial.» Certains projets, comme celui de Rema, chouchou de Barack Obama, qui a percé dès 2019 avec «Dumebi», ont attiré l’attention de majors françaises. Directeur général adjoint de Virgin

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Le premier artiste africain à remplir le mythique Madison Square Garden à New York! «Cet été, nous avons passé un cap lorsqu’il a sorti son septième album, I Told Them…, dont l’objectif était d’installer son statut de star internationale, rapporte Amélie Abou El Karam. Il a été numéro 6 du Top albums de la SNEP lors de sa sortie, numéro 1 au Royaume-Uni. Burna Boy réussit à toucher plusieurs typologies de personnes, tant par la diversité de sa musicalité que par sa recette magique du hit, destiné à être expérimenté, dansé, et donc à soulever des émotions. Un autre point fort: le fait d’être issu d’une famille de mélomanes. Sa sœur est sa manageuse, son grand-père était le manageur de Fela Kuti. Comme ce dernier, il ne veut pas entrer dans les cases. Il met un point d’honneur à repositionner la région ouest-africaine comme leadeuse d’un genre musical, et non porteuse du stéréotype d’un pays souffrant ou en demande. Il a, certes, œuvré avec des grands rappeurs, mais aussi des pop stars comme Beyoncé et Ed Sheeran. Son influence s’étend jusqu’à la mode: des maisons de luxe l’invitent à leurs défilés, et il vient de signer une collaboration avec Jean Paul Gaultier.» Autour du cou de Burna Boy, une chaîne représentant Fela. Guère étonnant, puisqu’à l’image de son illustre aîné, son succès incite à mêler avec audace les codes de l’Amérique moderne à une authenticité à 100% nigériane. IMITÉE, JAMAIS ÉGALÉE

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Star de l’afropop, Yemi Alade participe du rayonnement de la scène musicale nigériane.

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Dès 2019, Rema s’impose à l’international avec la sortie de son « Dumebi ».

Records France, Greg Debure revient sur la stratégie du label pour «imposer Rema dans le paysage musical français»: «Notre chance, c’est d’avoir pu échanger en confiance avec son label, Mavin Records/Jonzing World. Rema considère la France comme un territoire clé dans le développement de sa carrière. Il est venu plusieurs fois pour assurer la promo et défendre son album en live, où il est très fort. Concernant “Calm Down”, nous avons d’abord fait un gros travail au niveau des playlists sur les DSP, le titre a été très bien classé dans le Top titres, a été diffusé par Skyrock, suivi de NRJ, Fun Radio et les radios locales. “Calm Down” a été numéro 1 de l’Airplay, puis le deuxième titre le plus streamé en France en 2022… avant de cartonner en Europe! Il ne restait plus qu’à conquérir les États-Unis. C’est grâce au duo avec Selena Gomez que le titre a rencontré un succès mondial.» Et les femmes artistes, dans tout ça? Elles vendent, certes, moins que les artistes masculins, mais sont bien présentes, de Yemi Alade à Tiwa Savage. «Le star-system de l’afrobeat est véhiculé par des femmes puissantes, souligne Charles Moukouri Bell. En témoigne celle qu’on appelle “la Beyoncé de l’afrobeat”, Tiwa Savage: une impressionnante longévité! Une autre artiste populaire: Tems, signée sur le label américain RCA, faiseuse de tubes par excellence, notamment avec “Try AFRIQUE MAGAZINE

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Me”, et suivie par 15 millions d’auditeurs.» Parmi les nouvelles venues, on remarque la flamboyance d’Ayra Starr, la côte croissante de Midas the Jagaban et Sadé Awele, respectivement nées à Kaduna et Lagos, éduquées à Londres et Vancouver, toutes deux riches d’une écriture diasporique qu’elles allient à un groove festif. UN AVENIR PROMETTEUR

Et sur qui mise-t-on en ce moment? Kel-P, qui s’est illustré tant avec Burna Boy qu’Angélique Kidjo, Oxlade, signé chez Epic et Columbia UK, ou bien Asake. «C’est la prochaine star de l’afrobeats, annonce Charles Moukouri Bell. Issu d’un quartier pauvre de Lagos, ayant commencé comme beatmaker, il a appris à chanter sur une mixture d’afrobeats et d’amapiano. Son flow est singulier, son look incarné.» Il y a aussi Omah Lay, qui a publié l’excellent Boy Alone en 2022: «Il a travaillé avec Justin Bieber et des célébrités du rap comme JuL et Ninho, ce qui a été très porteur sur le territoire français, commente Amélie Abou El Karam. S’il reste un artiste de l’afro-fusion, il n’a pas peur de convoquer des genres comme l’électro, ni de se livrer dans ses textes, à l’instar de l’émouvant “Soso”. Le mois dernier, il remplissait l’Olympia, et le public connaissait par cœur les paroles!» Le meilleur est à venir pour la scène nigériane. ■

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Le jeune prodige Omah Lay a récemment fait salle comble à l’Olympia.

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DÉCOUVERTE/NIGERIA

Nollywood, au royaume des stars Le cinéma à la croissance la plus rapide du monde et aux célébrités incontournables offre au Nigeria une formidable source de revenus et d’opportunités. par Eric Ekobia

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ienvenue à Nollywood! Soit l’industrie cinématographique nigériane, qui a connu une croissance remarquable ces dernières années, dépassant les frontières et captivant le public du monde entier. Grâce à la richesse de ses talents, la créativité et la diversité de ses récits, ce cinéma s’est fermement établi sur la scène mondiale. Composé de films produits au Nigeria en langues anglaise, yoruba, haoussa, igbo et autres, il met en valeur la richesse et la diversité de la culture locale et promeut l’unité, en dépit des différences tribales, culturelles, religieuses ou ethniques. Tout a commencé au début du xxe siècle, mais c’est précisément en 1957, avec la parution de Fincho, le premier film nigérian tourné en couleurs, que cet art se singularise. Dans les années 1990, son potentiel se révèle au grand public, notamment avec le film de Kenneth Nnebue, Living in Bondage, réalisé en 1992. L’œuvre présente un homme qui sacrifie sa femme à une secte démoniaque et qui, par la suite, est tourmenté par l’esprit de cette dernière. Elle a connu un succès immédiat auprès du public et a ouvert la voie à d’autres cinéastes, qui ont produit leurs films avec très peu de moyens financiers. Les premiers d’entre eux ont été tournés sur place, sans matériel ni équipes professionnelles. C’est en 2002 que l’industrie devient véritablement populaire, notamment grâce à des acteurs venus d’autres pays. L’expression «Nollywood» a été inventée par le journaliste nippo-canadien Norimitsu Onishi, qui a utilisé le terme pour la première fois dans le New York Times, après un passage au Nigeria pour enquêter sur la production des films à Lagos.

L’objectif initial de ce grand écran était d’offrir du divertissement qui correspondait à l’image de la culture colorée, l’architecture et la relative richesse des sociétés nigérianes. Les films sont généralement tournés dans des résidences et des bureaux, et mettent souvent en scène des véhicules de grandes marques et autres signes de richesse. Les thèmes populaires abordés sont immuablement l’amour, le mariage ou encore la trahison, le triomphe, la sorcellerie, voire le surnaturel, la pauvreté et la richesse soudaine. Et parfois un mélange de tous ces thèmes. Nollywood a connu une évolution décisive lorsque ses films ont commencé à atteindre de nouveaux publics à l’étranger. Avant la production massive de films au Nigeria, le continent n’avait accès qu’aux longs-métrages européens et américains. Et l’industrie a permis à la population locale de visionner à grande échelle des films réalisés par d’autres Africains. Cela a certainement contribué au tourisme, au commerce et au rapprochement entre les peuples.

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D’INNOMBRABLES TALENTS

Il existe aujourd’hui une longue liste d’acteurs et actrices fortunés, qui sont adulés par le public et s’érigent en modèles pour la jeunesse – qu’ils font indéniablement rêver. On peut citer Ramsey Nouah, qui a acquis une réputation de «lover boy» en raison de ses rôles romantiques, ou encore le vétéran RMD, de son vrai nom Richard MofeDamijo, qui a collectionné de nombreuses récompenses pour ses performances. Et enfin, le plus riche d’entre eux, James Ikechukwu Esomugha, plus connu sous le nom de Jim Iyke, dont la fortune est estimée à 30 millions de dollars. Côté comédie,


Chinedu Ikedieze et Osita Iheme ont fait une percée massive au cinéma nigérian en 2003 dans Aki na Ukwa, où ils interprètent respectivement les turbulents Aki et Pawpaw. Parmi les femmes, il faut citer la très célèbre Genevieve Nnaji, l’une des pionnières de Nollywood, qui reste une source d’inspiration pour les nouvelles actrices du secteur. Ou encore la célèbre actrice et productrice Funke Akindele, décrite comme une star née après son rôle dans la comédie télévisée I Need to Know, en 1998. Et enfin, Omotola Jalade Ekeinde, surnommée Omosexy pour sa beauté et son élégance, qui a joué dans plus de 300 films depuis ses débuts en 1995.

CORENTIN FOHLEN/DIVERGENCE

UN LEVIER DE CROISSANCE

Le cinéma est également un magnifique booster qui stimule la croissance économique et fournit un nombre considérable d’emplois, dans un pays où l’économie repose essentiellement sur le pétrole et l’agriculture. Le secteur salarie actuellement plus d’un million de personnes, ce qui en fait le deuxième employeur du pays, après l’agriculture. Nollywood est le deuxième plus grand producteur de films au monde. Avec environ 50 œuvres produites par semaine, l’activité se place en deuxième AFRIQUE MAGAZINE

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Omotola Jalade Ekeinde, position après Bollywood en Inde, et devant actrice star de Nollywood, Hollywood aux États-Unis. Bien que ses sur le tournage d’une série. revenus ne soient pas comparables aux deux géants, le marché nigérian génère tout L’industrie du de même une somme impressionnante. cinéma nigérian Young-Tobias Ekechi, le directeur est la deuxième général de First Generation Mortgage Bank (FGMB), a affirmé en 2022, que l’industrie cinématographique du pays au valait plus de 6,4 milliards de dollars, ce qui en fait l’une des croissances de la monde, après profession les plus rapides au monde. Bollywood et Nollywood est souvent considéré comme devant Hollywood. une représentation des valeurs et de la richesse culturelle du continent. Il permet aux Africains de raconter leurs propres histoires. Les films sont aujourd’hui disponibles dans le monde entier, sur les smartphones, les plateformes comme Netflix et YouTube, dans les salles de cinémas en Afrique, et ce malgré les nombreux défis auxquels les réalisateurs sont confrontés – par exemple, le financement, le contrôle de la qualité, le piratage. Dernièrement, des appels ont été lancés pour sensibiliser les autorités compétentes, afin qu’elles s’attaquent aux problèmes du secteur. Malgré ces difficultés, son style de récit unique attire tous les âges. Que l’on aime la comédie, les thrillers ou l’action, Nollywood a quelque chose à offrir à tout le monde! ■

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plus grande productrice de films

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CE QUE J’AI APPRIS

Pat Kalla

L’ARTISTE FRANCO-CAMEROUNAIS s’inspire de sources

africaines, caribéennes et afro-américaines pour proposer une musique lumineuse et mélancolique. Également conteur, il captive avec ses histoires emplies d’humour et de sagesse. propos recueillis par Astrid Krivian Je me suis construit au sein d’une double culture, française par ma mère, camerounaise par mon père. Nous habitions en France, à Lyon. À l’image de notre cuisine, où mijotaient gratin dauphinois et ndolé, la platine familiale jouait des saveurs musicales très diverses: makossa, afrobeat, les grands orchestres du Mali, du Congo, de Guinée, mais aussi Jacques Brel, Anne Sylvestre, Georges Brassens… Cet éclectisme a nourri mon appétit, ma curiosité pour la musique, et aiguisé mon désir de devenir musicien.

Ma grand-mère, qui vivait au Cameroun, nous envoyait des cassettes où elle nous racontait la vie du pays en douala. Elle finissait toujours par un conte, que mon père nous traduisait. J’aime leur sagesse: ils sont une porte ouverte à la philosophie, sans être moralisateurs, et c’est un art qui ne nécessite ni décor ni artifice. Dans mes spectacles, comme dernièrement au festival Le Grand Bivouac d’Albertville, je fais participer le public avec drôlerie. C’est important d’insuffler de la joie, même dans les récits difficiles.

Mon père m’a appelé Patrice en hommage au leader indépendantiste congolais Patrice Lumumba. Symboles fort du panafricanisme, sa pensée et son combat pour la liberté des peuples m’ont très tôt influencé. Il a toujours accompagné ma musique. Il m’a sensibilisé au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, aux luttes pour leur émancipation, leur sécurité alimentaire, pour qu’on arrête de les écraser par des lois et des systèmes.

Mon grand-père était pasteur, et ma mère témoin de Jéhovah. On parlait beaucoup de la Bible à la maison. À l’adolescence, j’ai fait mes propres recherches spirituelles. Ma conclusion? J’aimerais bien que Dieu me donne son numéro de téléphone. Ce serait plus simple! Tant de chemins sont censés mener à Lui. On ne sait plus lequel emprunter. J’essaie de faire les choses bien, et de trouver ainsi ma propre voie philosophique, spirituelle.

Belle terre, Pat Kalla & Le Super Mojo, Helter Skelter.

À 13 ans, j’ai commencé à composer et à enregistrer mes chansons au piano, en autodidacte. J’affectionnais le rap et le slam, j’étais influencé par le spoken word de The Last Poets ou Gil Scott-Heron. Je déclamais mes textes dans la rue avec une sono. Je dénonçais le système de la Françafrique, je défendais l’autodétermination des peuples, ainsi que la liberté d’expression. de mélanger les cultures, d’apprivoiser celle de l’autre dans ce qu’elle a de plus beau. J’aime explorer les musiques grâce auxquelles les personnes se sont reconstruites – par exemple, celles nées de l’esclavage. Les peuples africains déportés ont eu le courage et la force de se reconstruire sur des ruines, en recréant des rites, des rythmes. La musique est une façon d’être en lien, c’est une bénédiction. C’est s’asseoir à la table de la paix pour partager un moment culturel ensemble. ■ 100

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La musique est une danse avec le monde. C’est un lieu sans frontière où l’on prend la liberté


«La musique est une façon d’être en lien. C’est s’asseoir

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à la table de la paix

pour partager un moment culturel ensemble.»


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rencontre

AMINA BEN SMAÏL

DONNER UNE VOIX

À l’affiche du nouveau long-métrage de la réalisatrice tunisienne Nada Mezni Hafaiedh, la jeune comédienne revient sur son rôle fort, la façon dont elle l’a préparé et ses projets à venir.

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propos recueillis par Frida Dahmani

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ête d’affiche d’Entre deux, film de la réalisatrice tunisienne Nada Mezni Hafaiedh, Amina Ben Smaïl n’a pas choisi la facilité pour ses premiers pas sur les écrans tunisiens. L’actrice campe avec finesse le complexe personnage de Shams, qui doit se confronter à une société insulaire, mais aussi affronter ses proches, car elle est née intersexuée. Dès lors, comment vivre et aimer quand on aspire à être à la fois soi-même et comme tout le monde, mais que l’on ne l’est pas tout à fait? L’actrice restitue tous les questionnements que Nada Mezni Hafaiedh porte sur la vie: les choix, l’amour, les réalités méconnues, les autres, les tabous et la liberté. Un univers difficile et un challenge que la jeune comédienne, fille d’un éditeur et d’une psychanalyste, a pris à bras-le-corps. Elle doit sa rencontre avec son métier à un joyeux hasard, ou à ce que l’on peut appeler un clin d’œil du destin. En allant à un cours qu’un comédien donnait gracieusement aux spectateurs de son one-man-show à Paris, l’évidence du métier s’impose à elle. Le reste est une suite de circonstances heureuses, parmi lesquelles, à 22 ans, une

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RENCONTRE

bourse aux États-Unis où elle est acceptée à la prestigieuse Actors Studio Drama School de New York. Trois ans après, diplôme en poche, elle entame une carrière avec des projets cinématographiques distingués par de nombreux festivals internationaux. Solaire et curieuse, Amina est passionnée de comédie, fan de Jim Carrey, de la série The Office, de Ricky Gervais, de Donald Glover, qui sont selon elle des prodiges. Elle admire aussi la réalisatrice Kaouther Ben Hania pour son cinéma universel, et ajoute à sa liste Meryl Streep, Cate Blanchett, avec une mention spéciale pour Viola Davis, qui l’inspire en tant qu’actrice mais aussi en tant que personne. En provenance de Londres, où elle a posé ses valises, Amina Ben Smaïl est à Tunis, où nous l’avons rencontrée à l’occasion de la sortie nationale d’Entre deux (Take my Breath, en anglais). AM: Comment avez-vous composé avec Shams, votre personnage? Amina Ben Smaïl: J’ai adoré jouer ce personnage, très

éloigné de ce que je suis. J’ai pu disposer d’un temps de préparation assez long, puisque le tournage a été retardé par le Covid. Cela m’a permis de me documenter, m’informer, et surtout rencontrer et passer du temps avec Damino, une personne intersexe que Nada m’a présentée. En Tunisie, les personnes intersexes sont très discrètes. Ce partage d’expérience, aussi rare que précieux, m’a permis de «devenir» mon personnage. Ce rôle représentait un challenge de taille: Shams est à la fois simple et secrète, et prisonnière de la honte de l’intersexualité dans une société tunisienne relativement conservatrice, mais surtout très binaire. Elle a évolué tout au long de sa vie pour s’accepter. Entreprendre ce chemin avec mon personnage, être fidèle à ses émotions et ses combats a été délicat. C’était une expérience unique, pour laquelle j’ai disposé d’une liberté précieuse pour mon travail d’actrice.

«En racontant cette histoire d’amour de manière humaine et authentique, le but est d’abord de briser l’omerta, lever les tabous, les idées arrêtées.» conjugale… Je craignais que cela soit mal reçu par le public mais, au contraire, il semble plutôt que le thème ait suscité son intérêt. La démarche de l’art n’est-elle pas de s’approprier un sujet pour créer du débat en société? Ce film peut-il contribuer à changer la loi tunisienne pour qu’elle reconnaisse un troisième sexe?

En racontant cette histoire d’amour particulière de manière humaine et authentique, le but est d’abord de sensibiliser le public aux sujets de l’intersexualité et de l’inclusion, afin de briser l’omerta, lever les tabous, en finir avec les idées arrêtées et aller vers un changement de loi qui reconnaisse

Comment s’est déroulé ce travail?

J’ai beaucoup travaillé avec mes coachs à l’Actors Studio, en amont. Ensuite, Nada a organisé des répétitions de préparation avec Fathi Akkari, un grand professionnel de la mise en scène. Une approche de plus en plus rare au cinéma, et pourtant si importante, qui permet de se donner le temps de vivre ses personnages, de les apprivoiser. Et aussi d’apprendre à se connaître, à se faire confiance, avant même de commencer le tournage. Nada a su orchestrer la confiance et préparer un environnement tel que nous avons été portés par l’histoire et sommes allés au bout de nos personnages. Quels échos avez-vous du film, ici, à Tunis?

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Le film a fait sa première mondiale au Festival international de Varsovie – un festival de catégorie A. Il a ensuite été présenté à Tunis. Je suis agréablement surprise des bons échos qui me parviennent. Take my Breath semble plaire et a été bien accueilli. Ce n’était pas gagné, car le film est vraiment courageux, polémique. La réalisatrice y aborde plusieurs tabous: l’homosexualité, la bisexualité, la brutalité, la violence I

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Mohamed Mrad et Amina Ben Smaïl.

un troisième sexe – il ne s’agit ni d’une déviance, ni d’une maladie, ni d’une tare: c’est un fait de la nature. Il est important de donner une voix à cette communauté et de lutter pour l’égalité. Quels sont vos projets?

En attendant la sortie d’Another End de l’italien Piero Messina, puis en 2024, celle de Meursault contre-enquête, du réalisateur algérien Malek Bensmaïl, où je joue le rôle d’une militante algérienne, je suis actuellement en phase de montage d’un projet qui m’enthousiasme beaucoup, avec la coécriture et la coréalisation de TOAST, une mini-série drôle et fantasque où je suis des deux côtés de la caméra. C’est une expérience vraiment excitante pour moi qui adore la comédie. C’est un art compliqué: il est plus facile d’être tragique que drôle. Et ça fait du bien, c’est une vraie thérapie! J’ai envie de poursuivre ce chemin.

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Que craint-on, quand on a 28 ans et que l’on a trouvé sa voie?

Beaucoup de choses. J’ai peur pour le futur, l’environnement, le monde vers lequel on va vivre. Je crains d’avoir des enfants et de les faire évoluer dans un univers hostile, capitaliste, cruel et sans bienveillance. Je pense que c’est le cas de beaucoup de personnes de ma génération, car les choses deviennent vraiment effrayantes. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Affiche d’Entre deux, réalisé par Nada Mezni Hafaiedh.

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Appartenir à ce continent liquide 106

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Yahia Belaskri


Dans son ouvrage Chroniques amères d’un Méditerranéen, l’écrivain et journaliste franco-algérien ausculte les dérives des sociétés contemporaines et en dénonce les manquements. Sa plume indignée, pacifique, s’engage pour un avenir plus libre et fraternel. propos recueillis par Astrid Krivian

«S

i tout autour de toi te semble sombre, regarde bien, peut-être que la lumière c’est toi.» En citant Rûmî, le poète mystique persan du XIIIe siècle, Yahia Belaskri fait écho avec pertinence au thème « Y croire encore » du festival Le Grand Bivouac (cinéma documentaire et livres), à Albertville, en Savoie (France), où il était invité cet automne. Dans ces temps troublés, alors que les conflits font rage, le romancier, poète et journaliste tente de dégager une lueur d’espoir. Voix de la sagesse, fin observateur des tumultes du monde, il vient de faire paraître Chroniques amères d’un Méditerranéen, recueil de ses textes publiés dans le magazine belge Notre Afrik et dans la revue de littérature et de réflexion Apulée, qu’il a cofondée avec l’écrivain Hubert Haddad. Révolté et pacifique, cet humaniste s’insurge notamment contre la mal-gouvernance, les dérives xénophobes et racistes, l’obscurantisme. De sa plume, il ouvre une voie vers la liberté, vers plus de partage et de fraternité. Né en Algérie, à Oran, en 1952, établi en France depuis 1989, Yahia Belaskri a notamment signé la biographie Abd el-Kader: Le Combat et la Tolérance (Magellan & cie) sur l’émir résistant algérien. Lors du 50e anniversaire de l’indépendance de son pays, il a codirigé l’ouvrage Algéries 50 (Magellan & cie), et contribué au livre collectif Pourquoi Camus? (Philippe Rey) en 2013. Il est prix Ouest-France Étonnants Voyageurs 2011 pour Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut, et son dernier roman, Le Silence des dieux (Zulma) a aussi reçu la mention spéciale du Prix des cinq continents de la francophonie en 2022. AFRIQUE MAGAZINE

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AM: Que signifie être un Méditerranéen, aujourd’hui? Yahia Belaskri: C’est appartenir à ce continent liquide,

comme dirait Albert Camus, ce creuset de cultures, de civilisations – égyptienne, grecque, phénicienne, arabo-berbère, musulmane, romaine, etc. Je suis né sur une terre, l’Algérie, à la croisée de tous ces chemins. Je suis forcément méditerranéen, mais à la manière d’un nomade qui parle à partir de cette Méditerranée englobant toutes ces civilisations, et non pas depuis un point fixe. Ses villes, au nord comme au sud, sont comme des quartiers d’un même endroit. La végétation est semblable, on retrouve l’huile d’olive, le figuier, etc. En Italie, on a l’impression d’être en Tunisie; à Alexandrie, j’ai trouvé des résonances très fortes avec la Grèce. C’est comme si c’était un seul monde qui s’était divisé au fur et à mesure du temps, par les idéologies, les luttes, les conflits… mais aussi les fraternisations. Comment regardez-vous l’embrasement du conflit au Proche-Orient, entre Israël et le Hamas? Vous vous trouviez au Liban, à Beyrouth, lors du massacre du 7 octobre.

Là-bas, on comprend déjà l’évidence d’une impasse géographique. Le Liban est un petit pays, on se retrouve vite à la frontière syrienne ou israélienne. La bande de Gaza, la Cisjordanie, Israël sont aussi des espaces réduits. Ça me rappelle les propos du psychanalyste Gérard Haddad, qui parle de la « caïnisation » du conflit, en référence à l’histoire d’Abel et Caïn, ces frères qui s’entre-tuent. Si ces hommes et ces femmes israéliens, palestiniens, libanais, s’asseyaient ensemble autour d’une table pour converser, peut-être qu’ils trouveraient la solution, qu’ils comprendraient qu’ils se ressemblent et qu’ils ont la même ambition, celle de vivre dans un État, un pays,

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ENTRETIEN

«De tout mon être, je souhaite que ces drames ne se produisent plus jamais dans mon pays. Il est magnifique, extraordinaire.»

À Alger, lors des émeutes d’octobre 1988, les citoyens se rassemblent pour nettoyer l’avenue principale.

délimité par des frontières mais où chacun peut s’inventer, et aussi entreprendre de travailler ensemble. Être rassurés sur leur place dans ce monde. Or, personne n’est rassuré, actuellement. Tout le monde est dans un état de guerre – présente aussi dans les têtes. Le conflit surgit quand les esprits se ferment. Il y a une absence criante de dialogue. C’est peut-être naïf de ma part, mais j’ose croire que d’une conversation jaillira quelque chose. Cela passe par la parole, par le fait de se reconnaître les uns les autres. Il est évident que la solution est la création d’un État palestinien à côté de celui d’Israël. Mais au-delà de «chacun son pays», il y a cette nécessité de se parler et de se reconnaître. Aujourd’hui, il n’y a que le sang et les larmes. La Méditerranée est aussi devenue un cimetière marin, où se noient des milliers de réfugiés qui tentent de rejoindre l’Europe…

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l’histoire de France est faite de cette richesse. Des millions de citoyens sont originaires d’ailleurs. Est-ce aussi le rôle d’un écrivain de dénoncer les fléaux et les injustices?

Oui. Un écrivain ne peut pas se cacher derrière son œuvre. Le monde est en train de brûler. Des hommes, des femmes, des enfants innocents chutent, sont victimes. On n’a pas le droit de leur arracher la vie, ou de contester leur dignité. Face à ces drames, l’auteur ne peut se taire. Il doit prendre part aux tumultes du monde, par son œuvre, qui est un engagement artistique, philosophique, mais aussi par la nécessité de dire. Sinon, cela peut mener à la compromission, voire à la complicité. Toutes les voix qui appellent à la paix sont légitimes. Dans vos chroniques, vous vous insurgez contre le racisme qui sévit au Maghreb vis-à-vis des ressortissants subsahariens.

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STF/AFP

C’est terrible, terrifiant. Depuis dix ans, plus de 30 000 femmes et hommes, nombre certainement sous-estimé, ont eu pour sépulture la mer Méditerranée. De quel droit leur fait-on subir cela? Pour de multiples raisons, d’ordre économique, politique, religieux ou autres, ils souffrent dans leur pays et viennent vers nous. L’Europe a les moyens de les recevoir, de les accueillir, de partager. On n’a pas le droit de les rejeter, on peut leur offrir au moins l’hospitalité. L’État est dans son droit de contractualiser l’arrivée d’un individu, mais pas de le repousser avec brutalité. C’est inhumain. Ces personnes vont nous enrichir. Ce sont nos frères et nos sœurs, pas nos ennemis. Les rejette-t-on en raison de leur couleur de peau ? Le professeur et hématologue Jean Bernard a travaillé sur le sang humain du monde entier. Il affirmait: tout homme est unique, différent des autres hommes, irremplaçable. Chacun est une cathédrale inviolable. De cette idée découle tout : le refus du meurtre, de l’agression, de l’indignité. Et


C’est monstrueux. On a vu en Libye la façon dont des femmes et des hommes ont été esclavagisés. En Tunisie, le nouveau président a cristallisé la haine envers les Subsahariens, depuis qu’il est au pouvoir. Et voilà que certains se sont mis à les exclure, à les violenter. La Libye ne laisse pas entrer ces réfugiés, et la Tunisie les expulse. C’est dément, totalement inhumain! On vit sur le même continent. On est tous Africains. Est-ce encore une question de couleur de peau? Pour reprendre Frantz Fanon: il n’y a pas d’homme noir, il n’y a pas d’homme blanc, il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. Par sa géographie et son histoire, le Maghreb fait partie de l’Afrique. Il y a une continuité historique entre tous ces pays, à travers des échanges, des solidarités. Lors de la guerre d’indépendance algérienne, Radio Alger était diffusée depuis la Guinée. Et aujourd’hui, si un Guinéen vient à Alger, on lui ordonne de rentrer dans son pays?

algérienne. De quelle manière ce vécu douloureux vous a-t-il constitué?

Vous avez grandi pendant la guerre d’indépendance

Comment avez-vous trouvé votre chemin de résilience?

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Mon enfance a disparu, je ne l’ai pas vécue. La peur régnait, on ne sortait pas de la maison. Les balles, les obus pleuvaient. Un jour, en 1962, des membres de l’OAS ont mis le feu au dépôt de pétrole dans le port d’Oran. Pendant quatre jours, il a fait nuit. On était imbibés de pétrole. Un enfant a besoin d’être rassuré, consolé. Il cherche un peu de magie, attend qu’on lui raconte des histoires… Là, c’était du sang dans les rues, c’étaient des explosions, c’étaient des corps déchiquetés. Malgré ses parents qui essaient de le protéger, l’enfant perçoit tout ça. Il voit comment certains membres de sa famille se cachent. Il voit des pistolets circuler. Tout ça le marque et le suit toute sa vie. Mais connaître la guerre n’a pas fait de moi un aigri, un revanchard ou un terroriste.

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ENTRETIEN

Nous devons faire des choix, parfois de manière inconsciente. À 15 ans, je lisais déjà Sartre, Nietzsche, même si je ne comprenais pas tout. Ils m’ont sensibilisé à l’idée de révolution, au pouvoir de changer les choses, vers un monde ouvert, fraternel. À un moment donné, le seul choix évident que je pouvais faire, c’était celui d’aimer à en perdre la raison. Être amoureux du monde, de la vie, des êtres, quels qu’ils soient. Ne pas chercher des noises à l’autre. Je cite souvent cette phrase d’Albert Camus: «Il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé; il y a du malheur à ne point aimer.» Moi qui ai connu le malheur, la privation, la guerre, ce qui m’intéressait, c’était aimer, aller vers les autres. Dans cette perspective de la brûlure, on n’a rien à perdre. Quelque chose vibre au fond de vous, et vous dit que cet être, c’est votre famille. Aimer, c’est être dans le don, ça n’exige pas de contrepartie. L’autre offre tant, ne serait-ce que par sa présence. Parce que sans lui, je ne suis pas. Quels souvenirs gardez-vous des premières années post-indépendance?

1962 était une renaissance. J’avais dix ans, je m’ouvrais au monde, même si je me suis aperçu plus tard qu’une partie du corps social algérien n’était plus là – les Juifs, les pieds-noirs. Cette prise de conscience fut un choc. Cette Algérie, de la fin des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, on la pensait fraternelle, ouverte sur le monde. Des gens venaient de tous les pays – des médecins yougoslaves ou cubains, des artistes français ou afro-américains… J’ai vu les Black Panthers et Angela Davis à Alger, Che Guevara se baladait dans les rues, Charles Aznavour donnait des concerts… On achetait des livres pour trois fois rien. J’avais toutes les œuvres de Karl Marx! Il y avait un foisonnement incroyable de compagnies de théâtre et de cinéastes. Puis tout a basculé dans les années 1990, avec l’avènement des islamistes et la guerre civile algérienne, appelée la «décennie noire». Vous vous exilez en France à ce moment-là?

J’ai quitté l’Algérie après les émeutes d’octobre 1988 et leur répression violente, inadmissible, par les autorités algériennes – elles ont causé des centaines de morts. Défait, je me trouvais dans une impasse. J’ai décidé de partir. Je n’avais jamais mis les pieds en France, mais j’y suis resté. Je suis chez moi en France et en Algérie. Je suis heureux d’y retourner. C’est un bonheur de rencontrer les amis et amies, de travailler avec eux et elles. Les Algériens, la jeunesse, les femmes, sont en train de construire leur pays. En mal ou en bien, entre avancées ou reculs, là n’est pas la question. C’est difficile, mais jamais je ne prendrai la parole à leur place. S’ils ont besoin de moi pour une petite expertise, je me mets à leur disposition. Pourquoi estimez-vous que votre génération a échoué, sur le plan politique?

Suite à la naissance du mouvement populaire du Hirak en 2019, des gens de ma génération qui étaient établis hors d’Algérie ont pris la parole dans les médias. J’ai trouvé cela 110

«Aujourd’hui, dans les soubresauts que connaît le monde, quelle voix pourrait éteindre le feu? Malheureusement, il y en a si peu.» insupportable. J’ai alors écrit un texte, très critiqué, intitulé «Taisez-vous!», car ma génération n’a pas changé les choses. C’est la jeunesse algérienne qui a porté le Hirak. Déjà, en 1988, ceux qui se soulevaient dans la rue contre le pouvoir avaient entre 15 et 20 ans. Ce n’était pas ma génération. Voilà l’échec. Nous n’avons pas réussi à transformer le pays. Nous sommes la génération de la défaite. Qu’avons-nous fait? La plupart d’entre nous sont partis. On peut arguer que le pouvoir était dur, mais ce n’est pas une raison suffisante. Aujourd’hui, il faut donc se mettre au service des jeunes, et non pas prendre la parole à leur place. Il faut les laisser s’exprimer. Eux savent ce qu’ils attendent de ce pays. L’Algérie a été profondément meurtrie, endeuillée, par le terrorisme islamiste au cours de la «décennie noire», la guerre civile de 1992 à 2002.

En Algérie, les islamistes ont massacré entre 150000 et 200000 personnes. Ils avaient la volonté politique de prendre le pouvoir et d’imposer une idéologie rigoriste au pays entier. Aux yeux de ces terroristes, les Algériens n’étaient pas assez musulmans! C’était dément, effrayant. Puis la paix s’est faite avec une amnistie, donc personne n’a été condamné. Il n’y a pas eu de procès, de confrontation entre les familles des victimes et les bourreaux. De tout mon être, je souhaite que ces drames ne se produisent plus jamais dans mon pays. Il est magnifique, extraordinaire. C’est insupportable, inacceptable de le voir se fermer. Il a une jeunesse incroyable, des femmes remarquables, et pas seulement des écrivaines ou des médecins, mais aussi les ouvrières, par exemple. Les citoyens ont été pris dans une nasse idéologique qui les a fait souffrir. Nombre d’actions citoyennes sont menées. Mais une chape de plomb politique bloque les initiatives de la population. J’espère que la nation s’en sortira, car elle en a les moyens, elle est riche d’une intelligentsia, d’une culture, d’une histoire longue sur lesquelles on peut s’appuyer pour avancer. Portées par des

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millions d’Algériens dans les rues, les manifestations du Hirak étaient toutes pacifiques. Il n’y a pas eu d’incident. On peut faire confiance à ce peuple.

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Comment lutter contre le fondamentalisme? Avec la contribution des penseurs de l’islam, par exemple?

de l’autre légitime comme un double de soi. «Juif, musulman, chrétien, mazdéen, nous sommes les mêmes devant Dieu», ajouta-t-il. Aujourd’hui, dans les soubresauts que connaît le monde, quelle voix pourrait éteindre le feu? Malheureusement, il y en a si peu.

Vent debout contre l’obscurantisme, beaucoup d’intelQuelle est cette notion d’appartenance lectuels musulmans s’attellent actuellement à produire une que vous défendez? pensée ouverte. À Abu Dhabi, des universitaires du monde C’est l’écrivain et essayiste Albert Memmi qui a conceparabo-musulman travaillent, chacun dédié à un aspect de tualisé cette notion. Devant ce concept galvaudé d’«identité», la question, en vue de produire des textes qui puissent être qui fige et enferme, il a avancé cette idée d’appartenance, plus enseignés de la maternelle à l’université. Une sorte d’encymouvante, car nous pouvons en avoir plusieurs. Dans un entreclopédie qui irriguerait l’enseignement dans les pays aratien mené par Catherine Pont-Humbert et publié dans le prebo-musulmans. C’est intéressant. Nous avons tous à cœur mier numéro de la revue Apulée, Galaxies identitaires (Zulma, de démonter le fondamentalisme et le rigorisme. Défenseurs 2016), il citait l’exemple de Hassan Corso, capturé enfant d’un islam ouvert, tolérants, intelligents, par les Barbaresques et élevé à Istanbul: il beaucoup de musulmans s’opposent aux devient agha, puis caïd et chef de la Régence islamistes, mais ils ne sont pas visibles d’Alger au milieu du XVIe siècle. Quelle est dans les médias. Il faut rejeter, empêcher son identité? Qui est-il, en fait? De la même l’islamisme, en réfléchissant, en travailmanière, les Alsaciens et les Lorrains sont lant, en lisant, en traduisant des textes, français, pourtant d’origine germanique; les pour avancer et apaiser les choses. Les Bretons se disent celtes et ils sont français. islamistes tentent d’imposer leur idéoloIl est évident pour Albert Memmi que nous gie, laquelle est une impasse, elle n’a pas pouvons avoir de multiples appartenances et d’avenir dans notre humanité. Sur une faire communauté de destin. chaîne de télévision, dans un pays arabe, Que vous a appris l’exil en France, on peut entendre un prêcheur intégriste l’éloignement avec votre terre natale? qui déclare sans honte qu’une femme peut L’exil n’est pas toujours une situation allaiter un homme. Un autre se demande de malheur et de souffrance. Il y a de nomsi un époux a le droit de faire l’amour à sa breuses raisons qui poussent des femmes femme quelques heures après son décès… et des hommes à quitter leur pays natal et Mais qu’est-ce que ça veut dire? Ce sont à s’installer ailleurs. Lors des siècles précédes abus sexuels ! C’est abominable. dents, l’exil était un bannissement. Dans ce Chroniques amères d’un Quelle régression! cas, forcé, il est difficile à vivre. Il est peutMéditerranéen, Yahia Belaskri, être aussi l’occasion de se remettre en cause, «Ceux qui n’ont pas les mots Magellan & cie, 224 pages, 15 €. et ainsi de se réinventer. Ce monde, nous périssent. Ceux qui les possèdent l’habitons et il nous habite. Nous avons tous la légitimité à arrivent à se reconstruire», avez-vous écrit. nous entreprendre, à nous créer, à nous inventer. Quand, au Nous ne sommes pas égaux devant le malheur. De tout temps, dans tous les conflits, ce sont les femmes et les hommes XVIIe siècle, à la révocation de l’édit de Nantes, les protestants qui vivent dans le silence qui sont terrassés. Ils sont privés de ont quitté en masse la France car ils étaient menacés, ils se sont parole. Celles et ceux qui peuvent formaliser leurs souffrances, réinventés dans les pays d’accueil, en Allemagne, en Suisse, en les mettre en mots et les transmettre, peuvent s’inventer à Afrique du Sud et ailleurs. L’exil constitue pour certains une nouveau. chance de renaître. La question de la liberté est constitutive de l’être humain qui, sous toutes les latitudes, aspire à vivre Quelles leçons peuvent nous apprendre le parcours et à jouir de sa liberté. Il va sans dire que la liberté est une et la vision de l’émir Abd el-Kader, à qui vous avez utopie – la plus belle, à conquérir sans cesse. Personnellement, consacré une biographie? je ne me suis pas éloigné de l’Algérie, que je visite régulièreUne voix comme celle de l’émir Abd el-Kader manque ment, où j’ai de la famille, des proches. On peut être exilé sans aujourd’hui, tandis que les ténèbres menacent plus que jamais. jamais quitter son pays, sa ville, son bourg. L’exil est constant, Parce qu’il est un homme de dialogue. Au-delà du combattant puisqu’il est un état inhérent à l’être humain. Du fait de notre qu’il a été pendant quinze ans, en résistance à la colonisation présence au monde, nous sommes exilés, car il n’est pas seufrançaise, il était savant et poète, ce qui lui a permis d’entrevoir lement distance physique, il est aussi distance psychologique la possibilité de vivre ensemble. De reconnaître l’autre en soi. pour atténuer la question de l’absence. ■ «Tout être est mon être» affirma-t-il, c’est-à-dire la présence AFRIQUE MAGAZINE

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ART TUNIS CÉLÈBRE L’HIRAFEN

La 5e édition de Talan l’Expo rend hommage à l’artisanat et aux techniques ancestrales, tout en les mêlant à des créations novatrices et originales. Un événement hors norme, avec une mise en scène inspirée et inspirante. par Frida Dahmani 112

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Installation du designer tunisien Mohamed Amine Hamouda dans les ateliers du C3T à Denden.

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ontraction de «hirafi», qui désigne l’artisan, et «fen», qui signifie art, «Hirafen» sonne comme un mystérieux mot de passe, tant le travail de préparation de cette cinquième édition de Talan l’Expo a été confidentiel. Et le résultat est spectaculaire. Rien de surprenant au regard du niveau d’exigence en matière d’art contemporain des sessions précédentes. Cette fois, c’est le dialogue entre l’art et l’artisanat qui est interrogé, et qui répond à travers des créations portées par les artistes et les artisans. Présenté ainsi, l’événement peut sembler banal. Mais il est en réalité étonnant, car il prend à contre-pied les expériences précédentes et les courants de mode des années 1960 AFRIQUE MAGAZINE

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et 1970. Cette expo, hors normes, ose. Elle s’est installée dans un lieu tout à fait improbable: d’anciens ateliers du Centre technique du tapis et du tissage (C3T) dans une petite rue de Denden, un quartier où vit la classe moyenne en première périphérie de l’ouest de Tunis, mais qui est également le siège de l’Office national de l’artisanat, qui y a aussi quelques ateliers et dont dépend le C3T. Mehdi Houas, président et fondateur du groupe Talan International, spécialisé dans le conseil en matière de transformation et d’innovation, qui opère dans des domaines liés aux mutations technologiques des grandes entreprises, tels que l’intelligence artificielle, l’intelligence des données, le Web3, la blockchain ou l’Internet des objets, est sûr d’avoir trouvé le lieu idoine pour que Hirafen se déploie

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Œuvre de l’artiste zimbabwéen Moffat Takadiwa présentée lors de la cinquième édition de Talan l’Expo.

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traditionnels pour entrer dans l’imaginaire contemporain. Ici, tout se tisse, se tricote, se brode, se tresse, se monte, se croise, se resserre, et rien ne s’effiloche. FILIATION ET TRANSMISSION

L’idée d’Aïcha Gorgi est née d’une histoire de filiation, de transmission. En 2018, en répertoriant l’œuvre de son père, le plasticien Abdelaziz Gorgi, elle découvre qu’il a travaillé à partir de la natte de jonc. Mais ne restaient que des photos en noir et blanc dans un journal, qui révélaient que l’artiste avait mis à contribution dans ses créations un métier manuel. L’exposition, sans revenir sur les pas des anciens, développe une approche qui consolide la mémoire du geste, et qui, de formel, devient artistique. Nadia Jelassi distingue le parcours art et artisanat dans les années 1960 et 1970, qui s’attachait à reproduire une œuvre, de la démarche de Hirafen «où il s’est agi d’abord de poser la question de la collaboration autour du faire-ensemble pour intégrer un savoir-faire dans l’œuvre artistique elle-même». Résultat, un bluffant déploiement des potentialités de métiers que l’on croyait perdus, sans intérêt, ou obsolètes, qui ont été transmis et sublimés par la synergie du regard de l’artiste et de la sensibilité de l’artisan sur chaque pièce. Dans ce faire-ensemble inédit, les différentes démarches artistiques se font écho, alors que les thèmes étaient libres. Abdoulaye Konaté mêle des strates de basin traditionnel malien à des

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selon les rêves les plus fous de la directrice exécutive de l’exposition Aïcha Gorgi, et des commissaires Nadia Jelassi et Ludovic Delalande. Un univers qui semble à l’opposé de l’art, mais comme son entreprise, Mehdi Houas est convaincu que c’est en servant les individus que la technologie multiplie son potentiel pour la société. Les 2000 m² de friche industrielle ont été restaurés et mis aux normes pour accueillir un événement d’envergure. Une étape essentielle, puisque cet espace ne sera pas éphémère. Il a, au contraire, un avenir tout tracé, puisqu’il sera consacré à la formation en tissage que souhaite relancer le C3T, dont les artisans ont également participé à l’aventure Hirafen. Un véritable partenariat public-privé – suffisamment rare en Tunisie pour être souligné. Déjà, plusieurs femmes du voisinage, piquées par la curiosité, ont visité cette exposition et ont été séduites par l’idée de pouvoir suivre une telle formation dans quelques mois. En attendant, sur trois immenses hangars, l’art rencontre l’artisanat. Ils s’interpellent, s’interrogent, nouent des contacts, tissent des liens, pour donner à voir des déclinaisons autour du tissage, de la fibre et du fil. Dix-neuf artistes tunisiens et d’ailleurs, ainsi que 200 artisans, représentatifs d’une diversité de genre, de génération et de parcours, ont réalisé des œuvres monumentales, singulières et inattendues, qui s’exposent jusqu’au 20 mars 2024. Ceux qui pensaient visiter une exposition de tissage devront oublier les supports et les formats


Mehdi Houas Transformer l’environnement Fondateur du groupe Talan et ancien ministre du Tourisme, du Commerce et de l’Artisanat, le chef d’entreprise est convaincu que l’on peut mêler arts et technologies, des secteurs essentiels à la société. propos recueillis par Frida Dahmani

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ondateur et président de Talan, Mehdi Houas, a fait de la transformation et de l’innovation, grâce à la technologie, notamment numérique, son cœur de métier. Il n’en est pas moins attaché à l’art et sa résonance dans la société. Ancien ministre du Tourisme et de l’Artisanat, il a été sensible à une expression artistique tunisienne en ébullition, notamment en matière d’art contemporain. Pour lui, Tunis a sa place parmi les villes amies des arts. Dix ans plus tard, son idée d’une biennale d’arts plastiques est devenue un rendez-vous incontournable de l’agenda culturel de la capitale. Pour sa 5e biennale d’art, Talan fait dialoguer art et artisanat.

Vous avez été ministre du Tourisme et du Commerce, et vous avez tenu à y adjoindre l’Artisanat. Pourquoi? Que représente-t-il?

AM: En lançant la biennale Talan, pensiez-vous qu’elle deviendrait un temps fort de l’art en Tunisie? Mehdi Houas: Nous n’avons pensé qu’à être utiles

Athéna était la déesse des arts, mais aussi du tissage et de l’artisanat. La légende raconte qu’elle est née sur les rives du chott el-Djérid, dans le Sud tunisien. L’artisanat a toujours pris appui sur l’art pour évoluer. Et l’art s’est toujours servi de l’artisanat pour s’exprimer. Ce couple prolifique, nous le célébrons avec Hirafen, mais il a toujours existé.

à la Tunisie et à l’Afrique, qui comptent beaucoup pour le groupe Talan, aux artistes qui ont besoin de support pour exprimer leurs talents, à l’art contemporain, qui a tant de connexions avec l’innovation, un de nos leviers de transformation que nous mettons au service de nos clients. Qu’elle soit devenue un temps fort, ce n’est pas à nous d’en juger, mais si cela était vrai, nous en serions heureux. Nous nous sommes rendu compte de son importance quand nous avons pensé en 2016 à y mettre un terme, et que nous sommes revenus sur notre décision quand nous avons pris conscience de l’effet dévastateur que cela a eu sur le moral des artistes et les perspectives que cela leur ôtait.

IRÈNE DE ROSEN

Que représente ce mécénat pour une entreprise comme Talan?

Le mot «mécénat», soit un soutien sans contrepartie, ne correspond pas vraiment à ce que nous faisons. Talan l’Expo est un projet où le groupe est acteur, participe à la gestion de l’événement et veille à en maximiser l’impact sur l’environnement. La contrepartie existe, et elle est importante: transformer notre environnement. De Hirafen, nous attendons une impulsion sur l’artisanat et son économie, avec une forte montée en valeur, une plus grande considération pour ses actrices, leur émancipation sociale, et enfin un apport considérable dans la prise de conscience environnementale de nos concitoyens.

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Tout au long de mon mandat, j’ai veillé à ce que l’Artisanat soit considéré comme un département à part entière. D’abord, ce peut être une activité économique puissante qui emploie un grand nombre d’hommes, et surtout de femmes. Mais c’est également l’expression d’une civilisation, d’une nation tout entière et d’une mémoire. Et sa résonance avec nos vies personnelles est prégnante. Il s’agit d’un bien culturel commun et précieux. Le préserver, c’est nous préserver. Que peut lui apporter l’art?

L’exposition Hirafen poursuivra son chemin sur le métaverse. Dans quelles perspectives?

Nous avons, chez Talan, une vision humaniste de la technologie. Nous pensons qu’elle vient compléter l’humain, qu’elle l’augmente et l’aide à surmonter les difficultés de la vie ou de la nature. Par exemple, s’il est trop loin pour visiter cette superbe exposition, nous y remédions par la technologie, par le métaverse. Et pourquoi le métaverse? Pour que les millions de personnes qui ne peuvent pas venir visiter Hirafen aient une expérience par ce biais – sans l’émotion forte qui vous envahit devant ces installations, peut-être, mais avec moins de frustration de pas être parmi les privilégiés sur site. ■

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foutas tunisiennes teintes de bleu, qui composent une fresque géante où, sur une mer stylisée comme un code-barres, se croisent, se répètent comme un écho les signes et les symboles africains qui jonchent d’improbables voies migratoires. Celle qui se sent migrante de tout temps, Meriem Bouderbala, perçoit cette dimension autrement. Le dessin d’un navire transportant des esclaves lui a inspiré «Bosa et Ordalie»: des nattes funéraires devenues, par le biais de techniques mixtes, de fragiles esquifs ou des boucliers chargés d’identité. «Bozza», soit «laisse-moi passer» en bambara, c’est ce que pourraient dire les palmiers ébouriffés de Mohamed Amine Hamouda, installés de l’autre côté de la travée. Il dresse ces immenses tours végétales comme des géants de l’île de Pâques, scrutant un horizon qui n’augure rien de bon pour l’environnement. Ce fils de l’oasis de Gabès travaille sur la tige, la matière et l’immense herbier de la flore locale, y compris les déchets. Son œuvre «Nar & Jommar» échafaude, superpose, tresse, organise et érige les étages de la mémoire de l’écosystème singulier et fragile de l’unique oasis marine en Méditerranée. UNE OFFENSIVE CULTURELLE

Les univers de Hirafen s’enchaînent et se répondent. Celui de Najah Zarbout crée, à partir de l’alfa, traitée comme une algue, « Flying Archipelago », un monde sous-marin quasi aérien, tant il défie la gravité par la finesse de sa réalisation. Sa vision a accompagné le geste de l’artisan, qui lui-même a 116

mis son savoir-faire et sa technicité au service des tiges qui ne plient pas, et opéré un minutieux travail d’imitation des arrondis par un délicat tressage en escaliers. Ce soin du détail confère une dimension toute particulière à une installation qui dit la fragilité de l’archipel des Kerkennah, dont l’artiste est native, et celui de la steppe de Kasserine, où vivote à grandpeine l’alfa, qui subit les effets du changement climatique. D’autres, moins concernés par le devenir du monde, entendent donner à la tapisserie des effets de pochoir, comme Aïcha Filali, ou revisiter, pour Ali Tnani, l’ancien billet de cinq dinars, à travers le tissage, la broderie avec l’emploi de la «ghorza kahla», un point complexe et rarement utilisé. Une transmission, comme la bande-son où une brodeuse et une tisserande font le récit de leur rapport à leur travail. L’œuvre du Malgache Joël Andrianomearisoa, présentée en début de parcours, pourrait être la dernière à voir. Sa tapisserie, «Nostalgie d’une utopie panafricaine», mêle matières végétales, animales et industrielles du continent. Les premiers pans respectent à la lettre la technique ancestrale des tapisseries d’Aubusson, les derniers laissent libres la main et la sensibilité de l’artisane. En fin de parcours, cet enchaînement d’espaces, qu’artistes et artisans se sont appropriés en s’affranchissant des approches conventionnelles, fait l’effet d’un uppercut. Le plasticien, calligraphe et explorateur des signes Nja Mahdaoui est formel: «Cette exposition est une offensive culturelle qui devrait pousser les Européens à s’interroger sur leur art.» ■

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Scénographie conçue par la plasticienne Meriem Bouderbala.


Meriem Bouderbala Odyssée funeste Avec «Bosa et Ordalie», elle rend hommage aux personnes qui tentent de braver les flots, parfois au péril de leur vie. par Shiran Ben Abderrazak

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Le tout au service d’un message fort, qui part de ’artiste interroge toujours ensemble la l’esthétique pour donner une voix à ceux qui n’en matière et le sens de ses sujets. Elle signe ont plus, et qui meurent chaque jour noyés dans ici une œuvre forte, matérialisée par une l’indifférence générale. Le squelette devenu sirène est variation de six formes qui déclinent un une allégorie de la métamorphose de cette voyageuse message et des interrogations actuelles qui transcende la mort pour incarner une figure qui autour des thèmes de la migration, du naufrage, de la appelle inexorablement de ses chants le flux incessant relation entre deuil et espoir, de la chrysalide des corps des migrants destinés à sombrer face au silence de ceux soumis à la violence du temps, qui passe et ne passe pas. qui ont le droit de voyager librement. Elle explore aussi Comme toujours dans le travail de l’artiste, l’esthétique le paradoxe du nom donné aux migrants, «les harragas» n’est pas sacrifiée sur l’autel du sens, mais bel et bien (les brûlés), qui affrontent l’épreuve de la traversée où intrinsèquement, et littéralement, entrelacée au propos ils s’abandonnent au sort que la destinée leur réservera. que l’œuvre donne à voir et (re)sentir. «Bosa et Ordalie», En effet, la plupart des éléments de cette œuvre sont c’est le récit d’une voyageuse qui a mis sa vie entre les passés par l’épreuve du feu, et Meriem Bouderbala utilise mains du hasard et des flots – l’autre nom de la justice la gravure sur textures et matières en les brûlant à l’aide divine. Car la justice des hommes est aveugle et sourde, d’un pistolet à soudure. De cette œuvre transparaît la elle barre les routes. créativité d’une artiste contemporaine en prise avec les À travers les six variations formelles de cette enjeux moraux et politiques de son temps, qui intègre, installation, le spectateur est invité à expérimenter utilise et détourne les techniques traditionnelles de une traversée fatale. Celle-ci, de manière initiatique et l’artisanat. Sur notre continent, où tant de jeunes se graduelle, va lui offrir un aperçu de ce qu’est la vie nue précipitent sur des embarcations de fortune, laissant leur des subalternes d’un monde inégalement mondialisé. vie aux hasards des dieux et des flots, peu arrivent de En effet, les sujets de la migration illégale et de la l’autre côté et peuvent crier «bosa!» (victoire). Pour tous transformation de la mer Méditerranée en cimetière ceux-là, ceux qui réussissent, ceux qui s’échouent et ceux sont centraux dans cette œuvre, qui tente de donner une qui ne souhaitent que de leur emboîter le pas, Meriem voix à ceux que l’on déshumanise dans leurs périples et Bouderbala propose une œuvre en forme d’hommage. ■ dans leur mort. Au cœur du dispositif, se trouvent quatre éléments fondamentaux: le squelette en silicone de cette voyageuse qui a, dans son naufrage, été L’artiste à l’œuvre, utilisant des méthodes métamorphosée en sirène, le travail sur la natte ancestrales pour mortuaire traditionnelle tunisienne, le tissage, dénoncer un problème et l’épreuve par le feu, la brûlure. Toute variation de société actuel. propose un approfondissement des thématiques abordées. Une attention incroyable est portée aux détails, et l’œil curieux s’émerveillera des différents niveaux sémantiques de chacune des œuvres de l’artiste, qui, par la minutie à la fois de la composition individuelle et sérielle, puis de l’exécution, démontre l’incroyable maîtrise de son sujet et de son métier. Meriem Bouderbala donne à voir deux motifs chers à sa pratique créative: l’utilisation des figures iconographiques mythologiques de la Méditerranée antique et contemporaine, et le travail sur les matériaux, les pratiques artisanales, la mémoire du geste.

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BUSINESS Interview

Nicholas Obuya Mariita

Au Sénégal,

les chalutiers étouffent la pêche locale

L’Éthiopie

affronte la flambée du teff

L’Afrique

au défi d’une chaîne du froid durable

Une start-up

propose de « décarboner » le riz

Énergie

La géothermie, l’autre richesse du sous-sol La vallée du Rift est riche en vapeurs d’eau chaude. Et le Kenya vise à être l’un des leaders en matière de ressources non carbonées et renouvelables. Un savoir-faire précieux, qui pourrait intéresser de nombreux pays du continent. par Cédric Gouverneur

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une centaine de kilomètres au nord-ouest de Nairobi, le parc industriel de Naivasha accueillera d’ici 2025 des entreprises et des usines. Ce projet, de près de deux mille hectares et d’un coût de 884 millions de dollars, aura la particularité d’être adossé au complexe de centrales géothermiques d’Olkaria. Grâce à la vapeur d’eau pompée des profondeurs de la Terre, la zone industrielle sera donc alimentée en électricité d’origine renouvelable, au prix de 5 shillings kényans le kilowatt (0,03 USD). Fin septembre, David Chirchir, directeur général de l’opérateur d’électricité national KenGen, a reçu à Naivasha les responsables de 118

Universal Access Solutions Limited, start-up kényane qui entend installer sur le site un data center «vert» (c’est-à-dire alimenté en énergies non carbonées). Ce dernier estime que «KenGen dispose amplement de l’énergie géothermique pour alimenter en électricité les firmes globales, au moment où la planète se trouve en transition vers les énergies renouvelables». Peter Njenga, président de KenGen, rappelle que le pays dispose d’un potentiel géothermique de plus de 10000 mégawatts: «Nous sommes prêts à mettre fin aux énergies fossiles à l’horizon 2030 [pour la fourniture en électricité, ndlr] en accord avec les plans gouvernementaux.» AFRIQUE MAGAZINE

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DEVENIR LE 3E PAYS «100% RENOUVELABLE»

Dès son investiture en septembre 2022, le président William Ruto a affiché son ambition de faire du Kenya le leader des énergies décarbonées sur le continent: «Nous sommes à un carrefour de notre histoire, l’Afrique peut et doit être un leader des énergies propres.» Lors du Sommet africain du climat de Nairobi de septembre dernier, le chef de l’État a lancé le Partenariat accéléré pour le renouvelable en Afrique (APRA), en coopération avec l’IRENA, l’Agence internationale pour les énergies renouvelables. Il veut, dit-il, écrire un «nouveau chapitre de l’histoire du continent,

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«Nous sommes prêts à mettre fin aux énergies fossiles à l’horizon 2030, en accord avec les plans gouvernementaux.»

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La zone industrielle de Naivasha, au nord-ouest de la capitale, sera adossée au complexe 100 % vert d’Olkaria d’ici à 2025.

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BUSINESS le parc national de Hell’s Gate, au électrique. Un transformateur élève nord-ouest de la capitale: Olkaria I, ensuite la tension du courant produit équipée de trois turbines Mitsubishi par l’alternateur, afin que l’électricité de 15 MW chacune. Elle fut suivie, soit transportée aux usagers via ces vingt dernières années, par des lignes à haute tension. Olkaria II, III, IV, V, et Situé sur la faille Sur le continent, bientôt Olkaria VI, une tectonique du Grand centrale de 140 MW la production Rift est-africain, le dont l’inauguration Kenya s’est intéressé à géothermique est annoncée pour la valorisation de ses a été quasiment 2024. Ces dispositifs sources d’eau chaude multipliée par cumulent, avec le site dès les années 1970, du volcan Ol Doinyo cinq en une explique le professeur Nicholas Obuya Mariita, décennie, passant Eburru, un total de près de 1000 mégawatts, géologue à l’université de 205 MW ce qui fait du Kenya de technologie Dedan en 2011 à 956 MW le premier producteur Kimathi (DeKUT) de géothermie du en 2022. et spécialiste de la continent et le 7e dans le géothermie kényane depuis quatre décennies [voir interview monde. Certes, la construction pages suivantes]. Avec l’appui de la d’infrastructures géothermiques Banque mondiale, du Programme des représente un important Nations unies pour le développement investissement: 300 millions (PNUD) et de l’Agence japonaise de de dollars pour une centrale, coopération internationale (JICA), 6 millions de dollars pour un puits. une première centrale fut construite Et le Kenya s’est considérablement par KenGen entre 1981 et 1983 dans endetté ces dernières années. Le pays a cependant signé avec le La vallée du Grand Rift joue un rôle central dans la transition énergétique du pays. Royaume-Uni, lors de la COP 27 de 2022 en Égypte, un partenariat à 4,1 milliards de dollars pour financer sa transition énergétique.

un chapitre qui se définirait non pas par ce qui manque à l’Afrique, mais par ce qu’elle apporte». Et la nation entend bien incarner cette transition, en parvenant, à la fin de la décennie, à 100% d’énergies renouvelables au sein de son mix énergétique. Seuls deux États au monde peuvent se targuer d’approcher ce seuil: l’Islande et le Costa Rica (98%). Bien que leur poids démographique (respectivement 380000 et 5,1 millions d’habitants) soit sans commune mesure avec celui du Kenya (53 millions d’habitants), Nairobi dispose de tous les atouts pour remporter ce pari: à ce jour, 90% de son électricité provient déjà des énergies renouvelables, dont près de la moitié (48%) de la géothermie. Le principe est simple: l’eau souterraine est naturellement chauffée par l’activité volcanique et tectonique. Des puits de forage permettent de la faire remonter à la surface sous forme de vapeur. La pression de cette vapeur entraîne la rotation d’une turbine, qui va actionner un alternateur

Sur le continent, la production géothermique a été quasiment multipliée par cinq en une décennie, passant de 205 MW en 2011 à 956 MW en 2022. Cela demeure cependant faible à l’échelle du continent, comparé aux principaux pays producteurs sur le plan mondial: les États-Unis exploitent 3600 MW, la Turquie 1100 MW, l’Indonésie et les Philippines 1800 MW chacune, selon l’Association internationale de géothermie (IGA). Une étude 120

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UNE ÉNERGIE DISPONIBLE DANS 21 PAYS AFRICAINS


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égyptienne, menée par Samah Elbarbary et Mohammed Abdel Zaher, et publiée en mai 2022, identifie quatorze pays africains à haut potentiel géothermique. Ils sont placés sur une diagonale allant depuis Djibouti jusqu’à l’Afrique du Sud, en passant par le Kenya. Cependant, les sites prometteurs ne se trouvent pas uniquement aux abords du Grand Rift, qui court tout le long de l’Afrique de l’Est: l’IGA identifie un total de 21 pays africains pouvant exploiter cette ressource, parfois très loin de la faille continentale, notamment le Maghreb, le Tchad, le Darfour soudanais et les Comores. Déplorant que de nombreux projets aient été amorcés puis abandonnés, l’IGA estime que la valorisation de ce potentiel géothermique africain, largement inexploité, «exige encore un développement en capital humain, une assistance technique et un soutien croissant dans les phases d’exploration». La sousexploitation chronique de cette énergie propre et quasi illimitée laisse songeur: «Certains sites de géothermie peuvent perdre leur chaleur après trente ou cinquante ans, écrit le Centre pour les études stratégiques internationales (CGIS) dans un rapport de mars dernier. Mais contrairement aux énergies fossiles, il est quasiment impossible d’utiliser toutes les ressources géothermiques de la planète.» L’Éthiopie, qui n’exploite que 7 MW en géothermie, disposerait selon l’IGA du même potentiel souterrain que le Kenya: 10000 MW, soit près de deux fois la puissance à terme de son mégaprojet hydroélectricité sur le Nil Bleu, le célèbre grand barrage de la Renaissance, contesté par l’Égypte et le Soudan. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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LES CHIFFRES + 10,4% par an:

la croissance prévue du e-commerce en Afrique ces prochaines années.

LE COURS DU CACAO A ATTEINT FIN OCTOBRE

3 786 DOLLARS LA TONNE,

La part moyenne des énergies renouvelables sera de 47 % sur le continent en 2030.

UN RECORD DEPUIS 1979.

+39 %

LA CROISSANCE ANNUELLE DES VIREMENTS PAR SYSTÈME DE PAIEMENT INSTANTANÉ (SOUVENT VIA TÉLÉPHONE MOBILE) EN AFRIQUE DEPUIS 5 ANS.

53 MILLIARDS DE DOLLARS DE TRANSFERTS DES ÉMIGRÉS VERS LEURS PROCHES EN 2022 (+6,1 %).

35 pays d’Afrique subsaharienne sur 49 sont éligibles à l’Agoa, l’accord de libre-échange américain.

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Nicholas Obuya Mariita

«Les Kényans prennent conscience du changement climatique» Le Kenya a parié avec succès sur cette énergie décarbonée, dès les années 1970. Géologue, professeur à l’université Dedan Kimathi* et directeur de l’Institut de formation et de recherche sur l’énergie géothermique (GeTRI), Nicholas Obuya Mariita étudie depuis quatre décennies le potentiel et les contraintes de cette richesse encore méconnue. propos recueillis par Cédric Gouverneur

AM: Quelles sont les difficultés pour convertir l’énergie géothermique en énergie électrique? Nicholas Obuya Mariita: De l’électricité a été

produite à partir de l’énergie géothermique pour la première fois en 1904, en Italie. Depuis, la technologie a bien sûr évolué. Parfois, les fluides géothermiques ne sont pas assez chauds pour être utilisés directement, ce qui nécessite le recours à une technologie dite «binaire». Cependant, le principal défi demeure d’obtenir des investissements, car en comparaison, les autres énergies renouvelables peuvent être moins coûteuses au départ. Quoi qu’il en soit, à long terme, l’exploitation de l’énergie géothermique est moins chère et plus fiable. Quelle proportion des Kényans a aujourd’hui accès à l’électricité?

Selon le ministère de l’Énergie, l’accès à l’électricité 122

a plus que doublé entre 2013 et 2022, passant de 32% à 73% des foyers (65% en milieu rural). Le réseau peut approvisionner les ménages comme les entreprises, et même pallier une panne en cas d’incident sur une centrale. Toute source géothermique peut-elle être convertie en électricité?

La température et la pression doivent être suffisamment élevées. Ensuite, cela dépend de la composition du fluide qui fera tourner la turbine. Les fluides de températures plus basses nécessitent un échangeur de chaleur. C’est un peu comme un radiateur de voiture: l’eau chaude le traverse et échange sa chaleur avec l’air plus frais. De plus, dans une technologie géothermique binaire, le fluide échange sa chaleur avec un liquide à point d’ébullition plus bas, qui à son tour va bouillir et être conduit vers la turbine. Au-dessus de 100 °C, la vapeur géothermique est dirigée, via des séparateurs, vers la centrale électrique. On doit parfois éliminer des produits chimiques des fluides avant leur arrivée aux turbines. Comment le changement climatique modifie-t-il la perception globale de la géothermie?

Dans les années 1970, la priorité était d’obtenir de l’électricité depuis n’importe quelle source. Aujourd’hui, les Kényans prennent conscience du changement climatique: les zones rurales souffrent régulièrement de sécheresses. Ils observent que les conditions météorologiques ne sont plus les mêmes que par le passé. La population se rend compte que l’énergie géothermique, propre, constitue une excellente réponse au réchauffement climatique. Quel est le potentiel géothermique du Kenya en MW? L’objectif de 100% d’énergies renouvelables en 2030 pourrait-il être atteint?

Le Kenya disposerait d’un potentiel géothermique de 10000 MW. Mais ce chiffre change régulièrement, et augmentera probablement au fil des forages d’exploration. Il est donc réaliste, et possible,

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Le Kenya est le leader africain de la géothermie. De nombreux pays disposent d’importants potentiels, mais peu l’ont développée. Comment l’expliquer?

d’obtenir 100% d’énergies renouvelables en 2030 – soit dans seulement 6 à 7 ans! Mais la question demeure: y aura-t-il assez d’investissements? Le soutien international (Banque mondiale, FMI, coopération internationale) est-il suffisant?

La première raison est que, dans ces pays, des alternatives étaient disponibles. En Éthiopie, la géothermie est en concurrence avec l’hydroélectricité. En Afrique du Nord, avec le pétrole. En Afrique du Sud, avec le charbon. Mais désormais, se pose le problème du changement climatique, largement aggravé par l’utilisation du pétrole et du charbon. La deuxième raison réside dans l’action des pouvoirs publics. Pour que la géothermie se développe dans un pays, les autorités doivent s’impliquer. Dans les années 1970, lorsque les prix du pétrole augmentaient, les coûts étaient transférés au consommateur. Le gouvernement kényan s’est rendu compte qu’une électricité trop chère nuisait à l’économie: il s’est donc tourné vers la géothermie, moins chère que le pétrole. D’où l’engagement de l’État en faveur de cette énergie. L’électricité géothermique est-elle moins chère à produire?

Le prix unitaire varie d’une centrale à l’autre. Depuis le milieu des années 1990, des partenaires ont À Naivasha, KenGen [la compagnie d’électricité nationale, contribué à l’exploration. Le Royaume-Uni, par exemple, a ndlr] vendra directement l’électricité aux sociétés du parc industriel voisin. L’argent investi en amont d’un projet financé certaines explorations dans les prospects Longonot et Baringo. La Banque mondiale et le FMI ont accordé des géothermique est très élevé: rassembler les ressources prêts et des subventions au Kenya; cependant, il arrive nécessaires pour forer et construire les centrales électriques est donc toujours difficile. La différence parfois que ces prêts ou subventions ne «Il est réaliste, soient pas toujours acceptables pour avec les énergies solaire et éolienne – qui et possible, le gouvernement. Par exemple, les peuvent se contenter au départ d’une petite conditions de prêt de la Banque mondiale installation modulaire, disons une unité d’obtenir de 10 KW, puis en additionner d’autres – pourraient être considérées comme trop 100% d’énergies intrusives pour la souveraineté du pays, réside dans la taille des centrales. Avec la renouvelables et seraient politiquement impopulaires. géothermie, la centrale est d’emblée massive.

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Quelles sont les difficultés qui freinent encore le développement de cette énergie?

en 2030 – soit dans seulement 6 à 7 ans!»

Le Kenya a libéralisé la production d’électricité au profit des entreprises privées. Malheureusement, ces investisseurs privés n’utilisaient pas leurs concessions aussi vite que prévu: ils disposaient de peu d’informations sur les ressources disponibles et étaient réticents à risquer leur argent dans l’exploration, au cas où le résultat se serait avéré négatif. Le gouvernement a donc créé en 2008 la Geothermal Development Company (GDC), une entreprise 100% publique spécialisée dans l’exploration de surface et le forage d’exploration, afin de prouver la présence de la ressource avant d’inviter les investisseurs à y demander des concessions. AFRIQUE MAGAZINE

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Vous-même, ainsi que les autres experts kényans en géothermie, collaborez avec d’autres pays africains afin de les aider à développer leur potentiel géothermique?

Bien sûr, le Kenya est disposé à transmettre son expertise en la matière sur tout le continent. Par exemple, nous avons effectué un travail de consultants en Zambie, afin de réactiver un projet de centrale entrepris par une joint-venture italo-zambienne en 1986. Nous avons également travaillé au Rwanda et au Malawi. Actuellement, nous partageons notre expérience à Djibouti et en Éthiopie. Nous sommes allés au Soudan, mais hélas, la guerre a perturbé notre projet. ■ * Située à Nyeri, l’université Dedan Kimathi porte le nom d’un rebelle Mau-Mau, exécuté par les Britanniques en 1957.

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BUSINESS

Sur les plans économique et social, l’industrie de la pêche joue un rôle majeur dans le pays.

Au Sénégal, les chalutiers étouffent la pêche locale Un rapport confirme les conséquences désastreuses des flottes industrielles internationales sur les piroguiers et les ressources halieutiques.

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chinois et européens (notamment espagnols et italiens). Leurs prises sont exportées sur les marchés européens et asiatiques: la Chine pêche chaque année 2,35 millions de tonnes de poissons au large de l’Afrique de l’Ouest, dont 20% à moins de 12 milles marins (environ 22 km) du littoral. Le rapport révèle qu’un gros importateur européen, le portugais Marfresco, est en fait contrôlé à 51% par le Chinois CNFC, armateur, via des joint-ventures de nombreux chalutiers au large du Sénégal. «Le manque de transparence dans le secteur contribue AFRIQUE MAGAZINE

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à la surexploitation des ressources halieutiques», souligne l’EJF. En octobre 2020, 39 nouvelles licences ont été accordées à des chalutiers, et ce malgré les protestations des associations de pêcheurs. DES FILETS ILLÉGAUX DANS LES CHALUTIERS

La pêche artisanale est incapable de rivaliser avec cette concurrence, selon l’ONG. Réputée pour le sérieux de ses enquêtes portant sur la pêche et l’aquaculture, elle a rassemblé les témoignages de piroguiers sénégalais

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n rapport de la Fondation pour la justice environnementale (EJF), ONG britannique, accuse les chalutiers industriels étrangers de «précipiter l’effondrement» de la pêche artisanale. Au moins 170000 Sénégalais dépendent pour leur emploi des 12000 à 16000 pirogues qui pêchent le long des côtes. Ce secteur est concurrencé par une centaine de chalutiers industriels, pour la plupart contrôlés, même lorsqu’ils battent le pavillon sénégalais, par des capitaux


et – sous couvert d’anonymat – de membres d’équipage de chalutiers industriels. Un marin avoue ainsi que son chalutier pêche illégalement la nuit au ras des côtes, et même que sont dissimulés à bord des filets au maillage très serré, pourtant interdits afin d’éviter d’attraper des poissons trop jeunes et de détruire les ressources. En juin 2022, le président Macky Sall a cependant annoncé l’acquisition de trois nouveaux patrouilleurs dans le but de renforcer les contrôles.

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UNE INDUSTRIE QUI POUSSE À L’EXIL

La diminution des prises par les piroguiers est estimée à -58% pendant la décennie 2010. Les pêcheurs sénégalais constatent une nette dégradation de leurs revenus comme de leur niveau de vie (habitat, accès à l’eau). «Non seulement ils attrapent moins de poissons, mais ils font face à des coûts opérationnels plus élevés, puisqu’ils doivent passer davantage de temps en mer», fait remarquer l’organisation. «On espère qu’un jour, les chalutiers industriels partiront et nous permettront de travailler de nouveau», témoigne un pêcheur. Beaucoup, incapables de vivre de leur métier, sont tentés par l’exil. Selon le ministère de l’Intérieur espagnol, environ 38000 migrants subsahariens ont débarqué aux îles Canaries l’an dernier: «Si la mer avait du poisson, on resterait.» La pêche industrielle d’exportation a également des impacts sur les consommateurs sénégalais, dont le poisson représente 40% du régime protéiné: l’EJF souligne que deux éléments essentiels de la gastronomie nationale, le thiof (mérou blanc) et le yet (mollusque cymbium fermenté et séché) sont devenus bien plus difficiles à trouver. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Ingrédient phare de la cuisine locale, il est devenu inaccessible pour la population.

L’Éthiopie affronte la flambée du teff

Le prix de la céréale nationale a triplé, en raison notamment du conflit dans la région Amhara.

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ultivé depuis trois millénaires sur les hauts plateaux éthiopiens, le teff (Eragrostis teff) est utilisé pour confectionner la célèbre injera, galette à la base de la cuisine, en Éthiopie comme en Érythrée. Mais depuis 2022, le prix du teff a quasiment triplé dans les magasins d’Addis-Abeba et de Dire Dawa, le quintal (100kilos) passant de 5000 à 10000, puis 15000 birrs (270 dollars). Plusieurs facteurs expliquent cette hausse vertigineuse: la dépréciation du birr (commune à la plupart des monnaies africaines depuis la guerre en Ukraine et la hausse des taux directeurs américains), la poussée inflationniste, la hausse des prix des engrais et du carburant, mais également les conflits régionaux que subit le pays depuis trois ans: à

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la guerre au Tigré (2020-2022) ont succédé, depuis août, des combats entre l’armée fédérale et des milices amharas. L’insécurité empêche les paysans de cultiver comme de vendre leurs récoltes. À Addis-Abeba, des citadins interrogés par les médias nationaux racontent qu’ils doivent sauter des repas – le salaire minimum d’un fonctionnaire n’est que de 1500 birrs (30 dollars), soit seulement 10 kilos de teff au cours actuel… Plus de 20 millions d’Éthiopiens se trouvent en situation d’insécurité alimentaire. Le gouvernement du Premier ministre Abiy Ahmed mise sur la production de blé, moins cher à cultiver que le teff: en quelques années, le pays est devenu le premier producteur de blé d’Afrique subsaharienne, avec 7 millions de tonnes en 2022 contre 4,6 en 2019. ■ 125


BUSINESS

Des capacités de stockage frigorifique plus performantes, indispensables pour limiter les pertes alimentaires.

L’Afrique au défi d’une chaîne du froid durable Un défi logistique pourrait endiguer le fléau des pertes post-récoltes, évaluées à plus d’un tiers de la production continentale.

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pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) évalue ces pertes post-récoltes à environ 37% en Afrique, contre 14% en Europe. En moyenne, les capacités de stockage frigorifique sont seulement de 20 mètres cubes pour 1000 habitants en Afrique, soit dix fois moins qu’en Europe. Si la chaîne du froid est bien implantée en Afrique du Nord et en Afrique du Sud, il n’en va pas de même dans la ceinture tropicale – là où le besoin se fait le plus ressentir. Les problèmes de conservation surviennent du AFRIQUE MAGAZINE

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fait d’une exposition des produits alimentaires à une température ou à une humidité excessive, aggravée par le manque d’infrastructures routières, la mauvaise ventilation des entrepôts, et parfois l’infestation de parasites. DE NOUVEAUX FLUIDES NATURELS

Les initiatives se multiplient néanmoins sur le continent. Au Rwanda, a ainsi été créé en 2022 le centre de formation ACES, «pour une chaîne du froid et des systèmes

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e développement de la chaîne du froid sur le continent pourrait limiter les pertes d’après récoltes, qui nuisent à l’agriculture comme à la sécurité alimentaire. «L’émergence d’une industrie africaine du froid», rapport de l’agence Ecofin publié fin octobre, estime que la chaîne du froid pourrait également répondre aux nouvelles exigences des consommateurs urbains africains et stimuler les échanges commerciaux. L’Organisation des Nations unies


de refroidissement durables». Présenté lors de la COP 26, ce centre est appuyé par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), par le Royaume-Uni et par la société danoise Danfoss, spécialisée dans la réfrigération. L’ACES entend former des techniciens sur tout le continent, et essaimer dans d’autres États, notamment au Kenya. Les autorités rwandaises ont eu l’idée de ce centre après la déconvenue du programme «One cow per poor family»: en 2009, la dotation d’une vache laitière à chaque foyer agricole rwandais avait échoué, le lait étant souvent perdu, faute d’équipements réfrigérants pour le conserver… Difficulté supplémentaire, les technologies du froid se trouvent en pleine transition, pour la troisième fois de leur brève histoire: dans les années 1980, les gaz réfrigérants CFC ont été abandonnés en raison de leur nocivité pour la couche d’ozone. En 2016, a été programmée la disparition de leurs successeurs, les gaz HFC, émetteurs de gaz à effet de serre: ils doivent être supprimés d’ici 2030 dans les pays développés et d’ici 2040 dans les pays émergents. Ils sont peu à peu remplacés par des fluides frigorigènes dits «naturels», tels que l’ammoniac ou le propane, qui comportent le défaut majeur d’être inflammables.

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UN CHALLENGE À RELEVER

Le défi pour les économies africaines consiste donc à développer une chaîne du froid – alimentée par une électricité décarbonée – tout en sécurisant les installations. Le rapport chiffre le potentiel de développement du marché de la chaîne du froid en Afrique à 20 milliards de dollars, à comparer au coût des pertes post-récoltes, qui est lui évalué à 48 milliards de dollars. ■ AFRIQUE MAGAZINE

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Un champ de riz géré par une entreprise chinoise à Abuja, Nigeria.

Une start-up propose de «décarboner» le riz CarbonFarm a levé 2,5 millions d’euros pour réduire les émissions de méthane de la riziculture, notamment au Ghana.

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a culture du riz est responsable de 12% des émissions mondiales de méthane, un gaz à effet de serre. En effet, la boue des rizières est propice à la prolifération des bactéries qui produisent cet hydrocarbure néfaste pour l’environnement. CarbonFarm, start-up française fondée en 2021, propose aux riziculteurs d’assécher leurs parcelles deux à trois fois chaque année, afin d’éliminer ces bactéries. Cela permettrait de diviser par deux les émissions de méthane et de réduire la consommation d’eau de 30%, sans coût et sans perte de rendement, assure l’entreprise. Cette dernière, qui coopère avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et l’Agence spatiale européenne (ESA), quantifiera l’assèchement des rizières via les

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images satellites et l’intelligence artificielle; les agriculteurs se verraient proposer cette solution par des entreprises partenaires et seraient par la suite rémunérés en crédits carbone. Les fondateurs ambitionnent de devenir la référence de la certification carbone en agriculture. La start-up travaille principalement en Asie, où se trouve la majorité des 140 millions d’hectares de rizières du globe. Mais elle accompagne également des agriculteurs sur 20000 hectares au Ghana, où la Suisse vient ensuite acquérir des crédits carbone. Selon le centre de recherche ivoirien AfricaRice, la céréale est cultivée dans 40 pays africains par 35 millions de riziculteurs; la production de riz sur le continent ne cesse d’augmenter pour satisfaire la demande, qui croît de 6% par an. ■ 127


Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed

VIVRE MIEUX

Un cerveau au top et pour longtemps!

L’organe le plus complexe de notre corps est un univers mystérieux de synapses, de neurones, de connexions… Il subit les effets du temps, et ce dès la naissance. Mais il est possible de ralentir ce processus, voire d’améliorer notre santé cérébrale en adoptant une meilleure hygiène de vie. LE CERVEAU contrôle notre corps, nos sens, nos émotions, notre mémoire, notre langage… Non seulement par les fibres nerveuses qui le connectent à nos muscles et nos viscères, mais aussi par l’intermédiaire de signaux chimiques, comme nos hormones, qu’il émet en direction des récepteurs placés dans nos organes. À l’inverse, les influences venues de notre corps peuvent modifier l’état cérébral. Et de nombreux facteurs interviennent. Bien le nourrir L’alimentation est nécessaire à la lutte contre le vieillissement cérébral. Afin de combattre les phénomènes de neuro-inflammation, les altérations vasculaires, et diminuer la présence d’éléments neurotoxiques, les antioxydants, les oméga-3, ou les vitamines B9 et B12 agissent en synergie. Sur la base d’une bonne variété d’aliments, le régime méditerranéen, par exemple, privilégie les poissons gras (au moins deux portions par semaine, dont une petite espèce type sardine, hareng, maquereau), les œufs, les huiles de colza et de noix pour les apports en oméga-3, les fruits et légumes de saison pour faire le plein d’antioxydants, les légumes verts à feuilles, les légumineuses et les agrumes pour la vitamine B9, et la viande blanche ou le poisson pour la B12. Les apports en fer sont importants également, car ce sel minéral véhicule l’oxygène jusqu’au cerveau. On le retrouve notamment dans les légumes et fruits secs, les légumes à feuilles vertes, les moules et les huîtres. La viande rouge en est riche, mais à consommer en quantités très modérées. De même, il faut limiter les aliments ultra-transformés (en-cas sucrés et salés, plats industriels, céréales aromatisées, boissons gazeuses, etc.), car ils sont associés au risque de démence et suspectés d’accroître la survenue de dépression et d’autres maladies mentales. Des compléments alimentaires à base de ginkgo biloba, de taurine, etc., sont proposés pour stimuler le cerveau. Si des études en laboratoire laissent penser que certains composants sont efficaces pour favoriser la cognition et la mémoire, difficile de prouver leur effet dans la vraie vie. Le plus important, sans nul doute, c’est l’alimentation. Apprivoiser le stress et s’activer physiquement Le mental participe de la jeunesse du cerveau. Mieux vaut réguler le stress chronique et se débarrasser des émotions négatives. Pour cela, chacun a ses activités favorites: se balader dans la nature, cuisiner un bon plat, nager… Le yoga et la méditation ont fait leurs preuves! En plaçant l’attention sur le corps, ces pratiques permettent de prendre de la distance avec les pensées invasives, d’apporter de la sérénité et de diminuer l’anxiété. Mais attention aux tranquillisants. Utiles pour calmer l’anxiété ou aider à dormir sur de courtes périodes, ils peuvent entraîner des troubles de la mémoire s’ils sont consommés au-delà de quelques semaines. Le mouvement, quant à lui, augmente assurément la plasticité cérébrale. Autrement dit, il stimule la capacité naturelle du cerveau à créer des connexions neuronales. Jusqu’à 1400 nouveaux neurones sont produits chaque jour, et ce tout au long de la vie. Mais il faut un socle d’activité physique pour créer des cellules

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souches au niveau de l’hippocampe. Par ailleurs, une activité physique régulière permet de sécréter des neurotransmetteurs bénéfiques, comme la dopamine ou la sérotonine. Elle booste la vascularisation cérébrale, induit la libération d’éléments neuroprotecteurs et réduit les phénomènes inflammatoires et oxydatifs susceptibles d’altérer les facultés. Résultat: les personnes qui bougent le plus conservent une performance intellectuelle et une mémoire meilleures avec l’âge. Il est même démontré que l’exercice régulier diminue de 30 à 45% le risque de troubles cognitifs et de maladie d’Alzheimer. Toutes les activités sont bénéfiques. L’important est d’inscrire la pratique sur le long terme, idéalement 1 heure de sport par jour ou 8000 pas. La marche est facile à mettre en place au quotidien! Bien dormir Se reposer nettoie le cerveau: lors des phases de sommeil profond, les protéines accumulées au cours de la journée, et qui peuvent devenir toxiques (comme la bêta-amyloïde, impliquée dans la maladie d’Alzheimer), sont éliminées. Le sommeil est par ailleurs indispensable à la consolidation de la mémoire. En manquer à répétition détériore profondément le fonctionnement cérébral et a de lourdes conséquences sur le moral. Pour un repos de qualité, il est conseillé de se coucher et se lever à des horaires réguliers, de dormir entre 7 et 9 heures, de pratiquer une activité physique, et si possible de sortir à la lumière du jour le matin pour synchroniser l’horloge interne. Faire travailler sa matière grise Plus le cerveau est stimulé, plus il reste jeune! La lecture est excellente, car elle fait intervenir plusieurs régions cérébrales associées au langage, à la compréhension, à la réponse émotionnelle. Il existe d’autres stimulants: mots croisés, jeux de cartes, puzzles, apprentissage d’une langue étrangère, découverte d’un nouveau jeu de société, bricolage… Il faut trouver des activités qui font plaisir, au risque de les voir devenir une source de stress contre-productive. Avoir des liens sociaux et affectifs Que ce soit en famille ou entre amis, échanger fait également travailler le cerveau et la mémoire. Cela développe la réserve cognitive, consolide les réseaux neuronaux et les rend plus efficaces. De vraies interactions humaines et amicales éloignent le risque de perdre la tête. À l’inverse, l’isolement entraîne un déclin cognitif plus rapide.

Gare à l’hypertension!

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Tension artérielle élevée et troubles de la mémoire, voire maladie d’Alzheimer, S’en soucier dès la tendre enfance sont liés. Une hypertension – lorsqu’elle est Même si son vieillissement paraît lointain, le cerveau doit faire supérieure à 14/9 – entraîne des lésions au niveau l’objet d’une attention particulière dès l’enfance et tout au long des vaisseaux cérébraux. Cela provoque une de l’adolescence. Plusieurs points préoccupent, à commencer par destruction chronique des neurones et la perte une appétence pour les aliments ultra-transformés et un goût progressive de certaines fonctions. Les médecins parlent prononcé pour le sucre: les variations de glycémie contribuent au de «démences vasculaires». Prévenir l’hypertension vieillissement prématuré des cellules. Ensuite, halte aux écrans! grâce à un contrôle au moins tous les ans et à une Ils entraînent un repos de mauvaise qualité, à cause de l’excitation bonne hygiène de vie et la traiter une fois qu’elle psychique induite et de la lumière bleu, et riment avec sédentarité. est installée peuvent réduire de moitié le Or, nous l’avons vu, sommeil et activité physique sont essentiels pour le risque de troubles de la mémoire et cerveau! Enfin, quand le numérique restreint le temps passé à interagir de maladie d’Alzheimer. avec les autres, ce n’est pas bon pour son développement. ■ Annick Beaucousin

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Entre les deux: à l’aube. Selon mon activité, je me lève ou me couche aux aurores.

11 Twitter, Facebook, e-mail,

coup de fil ou lettre?

Amen Viana

Avec son rock nourri de saveurs africaines, LE CHANTEUR ET GUITARISTE togolais signe un album inspiré de son parcours sur les routes du monde, entre introspection et conscience politique. propos recueillis par Astrid Krivian 1 Votre objet fétiche?

E-mail et coup de fil. Facebook et Instagram pour communiquer sur ma musique. Avant l’avènement d’Internet, j’écrivais des lettres.

12 Votre truc pour penser

à autre chose, tout oublier? Écouter de la musique classique. Car les musiques actuelles, je ne peux m’empêcher de les analyser.

13 Votre extravagance favorite? Je suis discret dans la vie. Mais sur scène, par ma tenue vestimentaire ou mon jeu de guitare, je n’hésite pas à surprendre, à étonner.

14 Ce que vous rêviez d’être

Un collier lié à ma famille paternelle, offert par une tante.

quand vous étiez enfant?

Ce que je suis aujourd’hui: un musicien, un rêveur.

2 Votre voyage favori? La Jamaïque, pour visiter la maison de Bob Marley. Tel un lointain cousin qui s’adressait à nous, ce chanteur engagé et charismatique a prôné l’évolution de l’Afrique. On a grandi avec lui. Entrer dans son antre était très émouvant, émerveillant!

3 Le dernier voyage que vous avez fait? Le retour aux sources, chez moi, au Togo.

4 Ce que vous emportez

toujours avec vous?

15 La dernière rencontre

qui vous a marqué?

Le batteur Manu Katché. Il a toujours de savoureuses anecdotes à raconter sur l’enregistrement de célèbres disques. J’étais comme un enfant!

16 Ce à quoi vous êtes incapable

de résister?

À des gâteaux! En particulier les cookies au chocolat blanc.

17 Votre plus beau souvenir?

Un livre, pour m’évader.

Mon recueillement sur la tombe de Jimi Hendrix, à Seattle. J’ai éprouvé le même sentiment que lorsque je l’ai découvert à la télévision à neuf ans: un mélange de peur, d’attirance et d’admiration.

5 Un morceau de musique? «Bold as Love», de Jimi Hendrix. Son feeling, son instrumentation, sa sonorité me transportent!

6 Un livre sur une île déserte?

The Afrocanalyst,

Le Loup des steppes, de Hermann Sinah Booking. Hesse. Je m’identifie à ses personnages.

7 Un film inoubliable? Un western. Le Bon, la brute et le truand, pour son suspense, son intrigue.

8 Votre mot favori?

Chez moi, au Togo, à Lomé. Dans le quartier imprégné de mes souvenirs d’enfance.

19 Votre plus belle déclaration d’amour? Celle que je fais à tous à travers ma musique.

«Courage». Il en faut pour vivre!

20 Ce que vous aimeriez que

9 Prodigue ou économe? J’économise pour tout dépenser le moment venu – par exemple, pour une guitare. Et je suis un acheteur compulsif de bandes dessinées! 130

18 L’endroit où vous aimeriez vivre?

l’on retienne de vous au siècle prochain? Que j’étais un «afro-alchimiste» qui transforme les éléments et les expériences récoltés au cours de ses voyages en quelque chose de nouveau, de beau. ■

AFRIQUE MAGAZINE

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