Les Ombes d'Esver (Extrait)

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Tout en suivant le bras de lierre qui s’épaississait à mesure qu’elle s’avançait, elle passa devant ce que sa mère appelait « la galerie » ; un long pan de mur auquel étaient accrochés les tableaux de ses ancêtres. Après avoir traversé l’allée majestueuse du parc à la française, après avoir été accueillis par la haie d’honneur des domestiques, et avoir gravi les larges escaliers du perron, les invités passaient à travers la double porte en chêne et tombaient nez à nez avec la généalogie de la famille qui avait habité des lieux. Ils ne disaient pas « Bienvenue », tant s’en faut, ils disaient « Nous vous sommes supérieurs ». Et pour cause, on était forcés de lever les yeux pour les regarder. C’étaient de grands portraits peints à la peinture à l’huile qu’il était impossible d’ignorer. Leurs yeux noirs brillants vous saisissaient dès l’entrée et vous suivaient comme s’ils avaient été vivants. Vous aviez Georges d’Esver et Yvelette, fondateur de la lignée et premier propriétaire du domaine. Il avait de grosses moustaches noires et un ventre rebondi, et il semblait à Amaryllis que c’était à cela que devaient ressembler tous les Georges de la Terre. À un gros bonhomme engoncé dans un uniforme militaire bardé d’insignes et d’épaulettes à floquets colorés. Entre le fondateur et Proserpine Yvelette du Framboisier, il y avait d’autres ancêtres, mais aux noms bien moins intéressants que celle-ci. Les sons des syllabes accolées les unes aux autres faisaient un roulement étrange dans la bouche et, quand elle était enfant, Amaryllis répétait « Proserpine. Pro-ser-pine. Pros-erpine » jusqu’à pouvoir identifier chaque mouvement de sa langue, jusqu’à trouver ce nom totalement r­idicule, 10


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