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Monsieur chronométrage
Jean Campiche, Monsieur chronométrage
Ancien pilote moto, l’ingénieur lausannois a reconverti sa passion de la vitesse en… mesurant celle des autres pour le compte des pionniers du chronométrage en F1 et de l’intérêt porté aux sports mécaniques par l’industrie horlogère. Par Mario Luini
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Du bon vieux chrono manuel jusqu’au 1/10 000e de seconde tout automatique, Jean Campiche incarne 30 ans d’une formidable évolution technologique, mais aussi toute l’implication de l’horlogerie suisse dans le sport automobile et la moto. Si Heuer en fut le pionnier – au travers notamment de Jo Siffert à la fin des années 60 puis du partenariat technique avec la Scuderia Ferrari à partir de 1971 –, d’autres grands noms de la concurrence y sont venus, bien que plutôt en tant que sponsor. Rolex est aujourd’hui indissociable des circuits de formule 1 et des courses d’Endurance au travers des 24 Heures du Mans ou de Daytona. Richard Mille est omniprésent dans les évènements historiques comme Le Mans Classic, ou comme partenaire d’écuries et de nombreux pilotes. Rebellion a fait un passage remarqué au Mans avec sa propre écurie. D’autres (Audemars-Piguet, Blancpain, Breitling, Ebel, IWC, Tissot, notamment) se sont aussi fait remarquer, épisodiquement. Mais c’est bien connu : pour laisser une vraie trace, il faut être le premier !
Jean, comment est-ce que tout a commencé ?
Jean Campiche : Très jeune, je me suis passionné pour la mécanique. Et dans tout ce que je faisais je voulais être le premier. J’essayais d’améliorer des moteurs, et de fil en aiguille je me suis mis à courir. J’ai fait sept ans de moto, une première saison en championnat de Suisse, puis de 1968 à 1972 en championnat du monde, en 125, 350 et 500 cm³, où j’ai toujours marqué des points. J’aurais aimé en faire mon métier, mais les études m’ont laissé un peu d’intelligence et j’ai décidé que si je ne me voyais pas un avenir «bleu ciel» en tant que pilote je devais chercher autre chose…
Le hasard – ou le destin – veillait ?
Je suis tombé sur une petite annonce de Heuer qui cherchait un chronométreur pour travailler en F1 avec Ferrari, et assurer la promotion et la vente de systèmes de chronométrage. Il y avait énormément de candidats, et j’ai eu la chance d’être choisi, bien que je ne remplisse pas toutes les conditions. Ce qui a fait la différence, c’est que j’étais ingénieur ETS en électronique, en plus de ma passion de la course et ma connaissance du milieu.
Une période que vous espériez transitoire ?
J’ai d’abord été engagé pour une année. Je dormais à la Maison du Peuple à Bienne et je mangeais des pizzas matin et soir, avec un seul but : É-CO-NO-MI-SER, tout en continuant à chercher des sponsors pour me remettre à courir. Mais, mi-1973, Jack Heuer m’a dit : «On a re-signé avec Ferrari». Je n’ai pas hésité : c’était une chance unique. Et ce fut une expérience

fantastique, qui dura sept ans. Je faisais vraiment partie de la Scuderia, j’assistais aux briefings, je connaissais tout de la vie intérieure du team, à une époque magique, celle des Jacky Ickx, Clay Regazzoni, Niki Lauda, Carlos Reutemann, Gilles Villeneuve ou Jody Scheckter…
De quoi remplir un gros livre d’anecdotes, non ?
Des anecdotes, j’en ai des tonnes ! Impossible d’en trouver une particulière, mais c’est un ensemble plein de bonheur. À cette époque, les pilotes n’avaient pas les obligations d’aujourd’hui. Entre deux GP, on partait en vacances ensemble. Plusieurs fois j’ai eu la chance d’accompagner le trio Clay Regazzoni, Jacques Laffite et Jochen Mass en voilier aux Caraïbes ou à Hawaï. Il m’est arrivé de tout organiser sans qu’aucun des trois ne sache où on allait quand on montait dans l’avion, au lendemain du GP des USA à Watkins Glen. On a fait des croisières mémorables, jalonnées de bêtises de gamins. Il y a deux personnes avec qui j’ai eu des relations extrêmement fortes en F1, Clay et Gilles Villeneuve…
Villeneuve, un sacré personnage ?
Mon premier souvenir de Gilles remonte au GP d’Angleterre 1977. On ne savait rien de lui à part qu’il s’était fait remarquer au Canada en Formule Atlantic, après avoir écumé les courses de… motoneige ! On m’avait dit : «Garde un œil sur les chronos de ce jeunot». Il débutait en F1, au volant d’une 3e McLaren : 9e en qualifications, 11e à l’arrivée, il avait marqué les esprits. Cet été-là, Niki Lauda était en désaccord avec Ferrari sur le renouvellement de son contrat. Quelques semaines plus tard, son 2e titre mondial en poche, Niki claquait la porte de Maranello. Au GP suivant, celui du Canada précisément, ce «gamin» sorti de nulle part se retrouvait dans la Ferrari du champion du monde !
Le début d’une carrière spectaculaire, mais éphémère…
Il avait un accent québécois du fin fond des forêts, absolument extraordinaire, tu avais peu de chance d’arriver à le comprendre ! C’est vite devenu une attraction dans le paddock. Mais c’était surtout un talent fou, qui s’exprimait avec une prise de risque maximale et permanente. Gilles, c’était la générosité personnifiée, que ce soit au volant ou dans la vie. Il donnait tout, toujours, sans calcul. Il ne savait pas vivre autrement. Je n’ai connu que deux pilotes qui avaient ce petit quelque chose en plus pour aller chercher la limite, lui et Senna : Gilles, c’était à l’acrobatie, Ayrton, c’était au mental. J’ai vécu le pire et le meilleur avec Gilles. Pendant longtemps, Suite page suivante

979, GP d’Italie de F1 à Monza : Jean Campiche (à droite) chez Ferrari, vit aux premières loges le prestigieux «doublé» Jody Scheckter - Gilles Villeneuve qui donne les deux titres mondiaux, pilotes et constructeurs à la Scuderia.



1968 : le jeune Jean Campiche met la dernière main à la préparation de sa Honda CR93 125 cm³ avec laquelle il va débuter à l’international. 1975 : le temps des croisières en voiliers entre copains dans le Caraïbes ou le Pacifique, de g. à d. Jochen Mass, Jacques Laffite, Jean Campiche et Clay Regazzoni À l’image de Richard Mille – partenaire entre autres du jeune espoir jurassien Grégoire Saucy, champion FRECA 2021 de Rolex en formule 1 ou de Rebellion en Endurance (brillant animateur des 24 Heures du Mans de 2008 à 2020 avec sa propre équipe), l’horlogerie suisse est omniprésente dans les sports mécaniques. 1983, à Spa-Francorchamps pour le GP de Belgique de F1 : Jean Campiche sous les couleurs de Longines avec le pilote Ferrari René Arnoux (qui sera présent à l’Assemblée générale de l’ACS Genève le 20 septembre prochain). chaque fois qu’on évoquait son accident de Zolder, en mai 1982, j’en avais les larmes aux yeux…
Revenons au chronométrage : pourquoi tout s’est arrêté ?
À la fin des années 70, les Japonais sont arrivés sur le marché avec la montre à quartz et l’horlogerie suisse est entrée dans une très mauvaise passe. On aurait pu devenir le chronométreur officiel de la F1, mais il a fallu tout arrêter. Jack Heuer m’a dit : «Si tu trouves autre chose, n’hésite pas…». Je suis passé chez Longines, qui a repris tout le concept et le développement du chronométrage avec le contrat Ferrari, en 1980. J’y suis resté sept ans de plus, jusqu’au moment où le travail de chronométreur ne se justifiait plus, du fait de l’évolution technique.
Mais pas pour longtemps ?
L’industrie horlogère suisse était alors en pleine restructuration. Heuer – repris entretemps par TAG – voulait redévelopper un département chronométrage, et c’est ainsi que je suis revenu au bercail fin 86. Je me suis d’abord retrouvé sur la Coupe du monde de ski alpin, mais je continuais à suivre ce qui se passait sur les circuits. Un jour, j’ai appris qu’il y avait moyen de revenir en F1, en tant que chronométreur officiel. Il fallait se décider très vite. On a signé le contrat peu avant le premier GP de 1992, en Afrique du Sud. C’était une belle revanche, après avoir été forcé de tout plaquer quelques années auparavant !
Mais la «mission» était devenue plus complexe ?
Désormais, la mesure du temps s’accompagnait d’une foule de données à traiter. Olivetti, qui s’en occupait, a quitté le bateau au bout de deux ans, et il n’était pas possible pour TAG Heuer de tout faire, le chronométrage et le traitement de données. C’est Bernie Ecclestone lui-même qui a financé le développement d’un système complet. En 1994 sont apparues les couleurs différenciées pour l’affichage des temps (avance, retard, meilleurs partiels, etc.). En 1995, on a introduit le système de contrôle des faux départs, en 96 la mesure des arrêts aux stands, et pour la première fois, le transpondeur – qui ne servait jusque-là qu’à identifier la voiture passant devant la cellule – devenait suffisamment précis et fiable pour transmettre instantanément l’impulsion de chronométrage. C’était le début de l’automatisme…


Et le début d’une nouvelle ère ?
TAG Heuer étendait encore son champ d’action aux championnats du monde de ski alpin à Vail (1999), St. Anton (2001) et St. Moritz (2003) avant de mettre fin à l’aventure F1, tout en restant impliqué comme partenaire de certaines écuries, pilotes ou GP. Début 2004, on devenait le chronométreur officiel des 500 Miles d’Indianapolis et du championnat IRL (Indy Racing League, aujourd’hui Indycar). Après 12 ans de F1, il fallait un nouveau challenge. Ce fut donc les USA, avec un défi à relever, celui des très hautes vitesses atteintes sur les grands ovales, avec des temps à mesurer au 1/10 000e de seconde !
Un challenge réaliste ?
Ça me paraissait aberrant ! Mais j’ai dû changer ma façon de penser. Un dix-millième, cela représente 1 cm à 360 km/h (soit environ la moyenne au tour à Indianapolis). Comment assurer une telle précision de mesure ? Il fallait trouver l’instrument. Et on l’a trouvé, sous la forme d’une caméra numérique hyperrapide, qui « scannait » la ligne d’arrivée 10 000 fois par seconde, ce qui nous donnait des documents numériques de chaque voiture, et nous permettait de mesurer exactement l’écart les séparant. Aucun transpondeur, ni aucune cellule photoélectrique ne pouvaient garantir une telle précision.
Prochaine étape, le 1/100 000e de seconde ?
Jamais dans le domaine sportif, aucune compétition ne demande une telle précision, mais nos appareils étaient capables de mesurer le 100 000e. On a bénéficié des plus belles années, qui ont permis des innovations et des évolutions spectaculaires. Personnellement, j’ai vécu une aventure extraordinaire, du chrono manuel jusqu’au 1/10 000e de seconde automatique. Pour moi, c’était un cadeau de travailler chez TAG Heuer. C’est une philosophie d’entreprise : chacun cherche les meilleurs éléments pour faire quelque chose d’exceptionnel. C’est un esprit général de compétition qui pousse à toujours s’améliorer pour tendre à l’idéal. Et j’aime toujours ça

