Extrait "Pasó por aquí" d'Eugene Manlove Rhodes

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EUGENE MANLOVE RHODES

PASÓ POR AQUÍ

roman traduit de l’anglais (États-Unis) et postfacé par Serge Chauvin

“L’Ouest, le vrai”

série créée par Bertrand Tavernier

L’histoire de l’Ouest américain et de sa conquête a suscité la plupart des grands mythes fondateurs de l’imaginaire américain et inspiré des milliers de films d’un genre fameux – le western – qui célèbrent les vastes espaces et la présence de “La Frontière”, font revivre les affrontements entre les Blancs et les “Sauvages” (avec leurs déclinaisons religieuses, raciales, génocidaires), entre la Loi et l’Ordre, l’Individu et la Collectivité. Ajoutons à cela une guerre civile d’une rare sauvagerie dont l’Amérique paie encore les conséquences…

Nombre de ces films qui sont de purs chefs-d’œuvre ont pour origine des romans non moins excellents. Mais la plupart furent ignorés, méprisés par les critiques de cinéma, et rarement publiés en français.

La série “L’Ouest, le vrai” veut faire redécouvrir ces auteurs aujourd’hui oubliés ou méconnus (du moins en France), dans des traductions inédites.

PASÓ POR AQUÍ

Titre original : Pasó por aquí Éditeur original : University of Oklahoma Press

© ACTES SUD, 2024 pour la présente édition

ISBN 978-2-330-19259-4

EUGENE MANLOVE RHODES

Pasó por aquí

roman traduit de l’anglais (États-Unis) et postfacé par Serge Chauvin

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CHAPITRE 1

Les exceptions sont inévitables, et nulle règle n’en est exempte – hormis celle que l’on vient d’énoncer. Nonobstant donc cette infime restriction, et sans vouloir faire insulte à l’intelligence en soulignant l’évidence, les infirmières diplômées sont efficaces, compétentes, dévouées. C’est une noble vocation. Il n’en est pas moins notoire que leur tenue réglementaire possède un charme répréhensible. Cette stipulation vestimentaire est interprétée diversement selon qu’on est un homme, une femme ou un médecin. “Pas de fanfreluches, de brimborions ou de chichis – rendezvous compte !” disent les hommes. “Justement, elles sont rusées, les coquines !” rétorquent les femmes, qui s’y connaissent. “Cela égaie les salles d’hôpital !” tranchent les médecins. Quoi qu’il en soit, telle était la tenue que portait Jay, amidonnée, immaculée, nette et fraîche ; Jay Hollister, qui pour l’heure trônait sur le vaste perron de l’hôpital d’Alamogordo ; moins infirmière en chef qu’ornement en chef, de l’avis

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général, non seulement de l’établissement, mais du chemin de fer qui en assurait l’existence. Alamogordo était une ville du rail, une ville neuve, une ville champignon bariolée et préfabriquée, tout droit sortie du pays des jouets.

Ben Griggs se détachait lui aussi telle une étude en blanc – pantalon de flanelle, souliers richelieu, panama –, visiteur privilégié qui outrepassait ses privilèges, installé presque à demeure sous cette plaisante colonnade.

“Ô flambeau de ma vie, dit-il, appelons un chat un chat. Vous avez le mal du pays !

Le mal du pays, répéta Jay dédaigneusement. Le mal du pays ! Je suis échouée, naufragée, en perdition, la mort dans l’âme – dans ce pays terrible, parmi ces gens horribles. Le mal du pays ? Franchement, Ben, je suis tout bonnement en enfer !

N’ayez crainte, ô délice de mon cœur, moi je suis tout à vous.”

Miss Hollister ne parut nullement consolée par cette profession de foi rassurante.

“Votre cher Nouveau-Mexique ! Rien que du sable ! Du sable, des serpents, des scorpions ; le vent, la poussière, la lumière aveuglante, la chaleur accablante ; tout n’y est qu’isolement, solitude, désolation !

Compte tenu des circonstances, répondit Ben, vous ne sauriez me faire plus beau compliment : « Où tu iras, j’irai », et ainsi de suite. Ô généreuse créature ! Cet hommage spontané…

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Ne soyez pas nigaud, conseilla la généreuse créature. D’accord, je tiendrai le coup un an, puisque j’ai commis la folie de m’y engager. Mais pas davantage. Ne vous faites pas d’illusions. Je ne serai jamais chez moi parmi ces gens. Il n’en est pas de meilleurs sur terre. Pour tout ce qui relève de l’essentiel…

Oh, mais qui se soucie de l’essentiel ? s’écria Jan, exaspérée, se révélant peut-être plus qu’elle ne le croyait. Certes, pour manger, on peut se contenter d’une assiette en fer-blanc, si c’est cela que vous avez en tête. Pour ma part, je préfère la faïence. Et je vais retourner aux fleurs et à l’herbe verte, aux vieux jardins et aux cadrans solaires.

Cet avis n’engage que moi, bien sûr, déclara Ben pompeusement, mais je vous laisse volontiers le cadran si je peux garder le soleil.

Ici même, où l’on doit grimper pour trouver de l’eau et creuser pour trouver du bois. Maussades sont mes concitoyens ; maussades, grognons, acerbes. Vous êtes simplement désœuvrée. Sous ce climat inhumain, les gens se refusent à rester malades. Avec eux, c’est : « Lève-toi et marche, au trot ! » On n’y peut rien. Être infirmière ici, c’est une vraie sinécure.” Il avait les mains jointes derrière la tête, tout son corps mince alangui dans une chaise longue, les pieds croisés, les yeux mi-clos, voluptueusement. “Ah, l’oisiveté ! murmura-t-il. Quel dommage, quel dommage ! Vous n’étiez pas si grincheuse quand

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vous étiez au pays. Vous étiez même plutôt de bonne compagnie.”

Les yeux de Ben étaient bleus et rêveurs. Ils se rouvrirent très légèrement et roulèrent lentement avant de se poser sur Miss Hollister, droite et hautaine sur sa chaise, les lèvres pincées en une mince ligne droite. Elle le toisa avec sévérité. Il cilla, écarta les mains de sa nuque, se redressa et joignit le bout de ses doigts avec une délicate précision. “Mais le vrai problème, la source et l’origine de votre décevante attitude, c’est, comme susmentionné, le mal du pays. Ce sont là, on l’a souvent noté, des affres plus nobles que l’indigestion, bien que les symptômes présentent une similitude frappante. La nostalgie, plus que tout autre sentiment, est fatale à la faculté de jugement, et je crois, ajouta Ben, je crois fort, ma chère citadine, que lorsque vous considérez ce beau pays, votre futur chez-vous, vous posez sur toutes choses un œil bilieux.

Oooh ! s’étrangla Jay, brûlant d’indignation. Mais regardez-le vous-même ! Regardez un peu !”

L’hôpital était dominé et abrité par une colonnade extérieure de peupliers ; par la trouée d’une arche verte, elle contempla le désert qui chatoyait à perte de vue, lugubre, ondulant, indistinct ; elle voyait à l’horizon les longues crêtes désolées, grises, en dents de scie ; et à mi-distance l’éclat insoutenable des White Sands, un chaos

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scintillant de lumière déchaînée, un miroir aveuglant de douze lieues de diamètre.

Mais les yeux de Ben s’écarquillèrent de plaisir, et leur bleu s’assombrit en une teinte exaltée, impossible à simuler.

“C’est plus que beau, dit-il, c’est fascinant. C’est atroce, répugnant, démoniaque, épouvantable ! s’écria Jay Hollister d’un ton amer. L’herbe flétrie et desséchée, la terre assoiffée, les buissons rabougris… c’est hideux, c’est pathétique… c’est l’abomination de la désolation ! Jeune fille, en toute justice je devrais faire taire votre bouche insolente de deux paires de baisers. V’là bien ce que je devrais faire, à vous entendre pérorer ainsi. Mais bon, vous avez l’air sincère.” Il hocha la tête en vieux sage. “J’ai bien compris l’idée. Lépreux et pustuleux, c’est ça ? Un sol maigre et exsangue, semé de poison et de moisi… des broussailles naines et épineuses, le rictus rouge du soleil. Oh qué sí ! Comme l’oiseau dans le poème de Browning ? Les collines s’étendaient tels des géants en chasse… La tourelle ronde et trapue… tous les paladins perdus, mes pairs… La Tour sombre, des bruits bizarres en coulisses, qui enflent comme une note de restaurant… pardon, de requiem… qui enflent comme un glas, et les violons qui gémissent : « O-o-o-h-h-h ! Qu’as-tu fa-a-ait du salaire de l’été-é-é ? Ça, c’est Paris ! » Certes, certes ! Mais pourquoi ne pas laisser tomber toutes ces idées frelatées pour plonger les mains dans la farine ?

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PASÓ POR AQUÍ

Ross McEwen cambriole un magasin au NouveauMexique avant de s’enfuir dans les montagnes, pourchassé par Pat Garrett et sa milice. Mais l’opiniâtre shérif va bientôt découvrir que McEwen n’est pas un desperado comme les autres… Western humaniste et nostalgique écrit par un authentique westerner qui fut lui-même cow-boy, à une époque où la frontier n’existe plus depuis longtemps, Pasó por aquí est justement considéré comme l’un des chefs-d’œuvre du genre. Il sera porté à l’écran par Alfred E. Green (3000 $ mort ou vif, 1948).

Eugene Manlove Rhodes (1869-1934) est un écrivain américain. Chroniqueur réaliste d’un Ouest qu’il a connu directement, il a publié de nombreux romans et nouvelles. Pasó por aquí est la première de ses œuvres à être traduite en France.

www.actes-sud.fr

DÉP. LÉG. : JUIN 2024 / 14,80 € TTC France

ISBN 978-2-330-19259-4

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Illustration de couverture : Eric Bowman, 2024

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