“La tour des brumes”

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La tour des brumes

Le vent soufflait fort et s’engouffrait sans mal sous mes vêtements. Il faisait un froid mordant. Mes doigts, pourtant gantés, étaient gelés. J’avançai difficilement, les bras levés devant moi, protégeant mon visage glacé. Mes pas glissaient sur le métal humide et verglacé. Je soufflai dans mon écharpe, un fin nuage de vapeur sortit précipitamment de ma bouche et alla se perdre dans la brume. Mes yeux pleuraient tout seuls derrière mes lunettes d’aviateur. Des rafales hurlaient autour de moi, me ballottant cruellement alors que je m’approchai enfin de l’embarcadère. Je vis la barque encore attachée à son amarre et m’accordai un sourire ; elle avait tenu. Je saisis la barrière dont le froid atteignit instantanément mes doigts et levai le loquet qui vint en grinçant. Je me retournai ensuite vers la bitte d’amarrage, mais une bourrasque plus puissante que les autres me projeta contre le sol dur. Je me relevai avec difficulté, mon visage était mouillé par le verglas mais je n’y fis pas attention et me concentrai sur ma tâche. Je m’accroupis dans un petit renfoncement du mur, à l’abri du vent qui sifflait 71


violemment autour de moi. Une sombre grisaille envahissait mon champ de vision seulement éclairé de ma lampe-tempête qui grinçait sous les assauts de la tourmente. Je me mis à dénouer un gros nœud qui semblait verglacé. Je tirai ensuite sur la corde de toutes mes forces. Les poulies aidant, j’entendis bientôt le son de la coque de la barque qui raclait sur le métal de la jetée. Je rattachai le nœud, le plus serré possible, et sortis du renfoncement où j’étais abrité. Je progressai lentement, me tenant à la corde vers la barque échouée. Quand je l’atteignis, je ne me risquai pas à faire le tour. J’agrippai simplement et fermement son bord puis je tirai. Grâce au verglas je pus la traîner jusqu’aux barrières et un peu plus loin, mais ce fut tout. Le vent était beaucoup trop violent et je me sentais déjà épuisé. Je pestai contre le froid qui me faisait claquer des dents. Je retournai le plus rapidement possible à la borne d’amarrage et tirai assez la corde pour qu’il ne lui reste qu’à peine deux mètres de mou. Je remontai mon écharpe sur mon visage et essuyai d’un revers de main la buée sur mes lunettes. Je me dirigeai vers l’arrière de la plateforme lorsque l’air se fit soudainement plus lourd. Je me hâtai dans la tempête vers l’escalier qui descendait, enserrant de ses anneaux la tour. Je m’agrippai à la barrière métallique et commençai à descendre les marches quand un éclair déchira l’air, m’éclairant brièvement le chemin. Je me précipitai dans l’escalier malgré les bourrasques violentes qui poussaient et le froid mordant qui me glaçait. Je me trouvai bientôt sur un petit palier métallique, une porte sur ma gauche donnait directement accès à 72


l’intérieur de la tour. Je l’ouvris et entrai juste au moment où il commençait à pleuvoir de grosses gouttes froides. Refermant la porte après moi, je la coinçai avec plusieurs loquets de bois. À l’intérieur, il faisait sombre mais on entendait distinctement le vent hurler derrière la porte ainsi que la pluie qui rebondissait contre les parois extérieures. J’allumai une chandelle posée sur l’étagère de l’entrée et une lumière diffuse se propagea dans le couloir sombre, ce qui me fit remarquer la douce chaleur ambiante. Je remontai mes lunettes sur mon front et descendis mon écharpe sur mon cou. J’accrochai à une patère le rouleau de corde que j’avais emporté au cas où l’amarre aurait été cassée. Je pris ensuite la bougie et m’enfonçai dans le boyau sombre que je connaissais par cœur. Une porte en bois où filtrait de la lumière se découpa face à moi, en haut d’une petite volée de marches. Je me déchaussai rapidement, plaçant mes grosses bottes à côté d’une autre paire et enfilai des chaussettes de grosse laine ainsi qu’une paire de chaussures plus légères. Je soufflai la bougie en poussant la porte et j’entrai dans la lumière. La chaleur du feu dans le poêle m’enveloppa instantanément ainsi qu’une agréable odeur de soupe. On ne percevait maintenant qu’à peine les bruits extérieurs. Je me détendis instantanément. La cuisine était une pièce agréable, rectangulaire, occupée par une vieille table massive et quelques tabourets. Le poêle se trouvait un peu sur ma droite et, plus loin à gauche, s’entassaient dans plusieurs placards et buffets toutes les fournitures dont on pouvait avoir besoin. Un réservoir d’eau se 73


trouvait dans une minuscule pièce attenante, loin de la chaleur. Mon père somnolait dans un fauteuil élimé. Je passai devant lui et il grogna : − Alors, cette amarre ? − Elle a tenu, répondis-je en saisissant un bol que je remplis de soupe. − Tant mieux, tant mieux. Et tu n’as pas réussi à rentrer la barque ? − Non il y a trop de vent, une tempête. J’attrapai un morceau de pain. − Si ça se calme un peu demain, on ira la mettre à l’abri tous les deux. − Très bien. Je savourais mon repas en silence. Mon père se leva. Pour son âge je trouvais qu’il était solidement bâti, large d’épaules et les bras épais, solide sur ses deux jambes mais de taille moyenne. Il ne laissait deviner son âge qu’à cause de ses cheveux gris poivrés, des rides marquant son visage et des rhumatismes qui raidissaient sa démarche. Fixant ses yeux gris sur moi, il annonça : − Je pars dans deux jours, nous n’avons presque plus de bougies ni de charbon. Tu as besoin de quelque chose en particulier ? − Un autre pull, je n’en ai plus que deux... je réfléchis en mâchonnant un morceau de pain. Ah si, il me faut du papier. − Bien, acquiesça-t-il, je verrai ce que je peux faire pour le papier, c’est dur à trouver. Je hochai la tête en guise de réponse et me replongeai dans mon repas. Mon père allait sortir de la pièce quand il demanda à nouveau : 74


− Et le réservoir d’en haut, tu es allé voir ? − Non, pas pu, il y a de l’orage. − Hum, l’eau doit avoir gelé, grogna-t-il, je vais aller vérifier. Je me redressai et m’y opposai : − N’y va pas, j’irai si tu veux ! − J’y vais parce que c’est dangereux, Lock, déjà que je t’ai laissé monter par ce temps. Il attrapa une corde qu’il attacha à sa ceinture et passa le reste en bandoulière. Il reprit : − Ne t’en fais pas, j’ai vu pire. − Je ne m’en fais pas, grognai-je avec regret. Je savais qu’il avait vu pire. Une fois, alors que le réservoir avait été bouché, il avait été obligé de monter, sinon nous mourrions tous les deux de soif. À cause d’un vent tellement fort, il avait dû ramper sur le verglas jusqu’à l’endroit où était situé le réservoir. Il me revint à l’esprit bien d’autres fois où il avait mis sa vie en danger et fixai mon assiette qui refroidissait. Mon père saisit son sac et sortit par là où j’étais venu. Je terminai silencieusement mon repas et débarrassai rapidement mon assiette. Je me dirigeai vers la citerne au fond de la pièce et me servis à boire. Nous avions installé un système de récupération d’eau simple mais efficace. En haut, un premier réservoir recevait la pluie, une conduite la faisait passer à travers le sol jusqu’à la cuisine. Cette conduite étant remplie de plusieurs couches de filtrants naturels (comme du sable), on obtenait dans le réservoir de la cuisine une eau parfaitement saine. Je sortis de la cuisine et passai dans un autre couloir sombre entièrement bétonné où se découpaient 75


quelques lucarnes qui donnaient sur l’extérieur. Je longeai les fenêtres, mon chemin éclairé de temps à autre par un éclair. Au bout du couloir il y avait deux portes. Celle face à moi me permettait de descendre vers les chambres, la salle de bain et la serre, tandis qu’à gauche, elle ouvrait sur un vaste salon et un atelier. Je passai donc la première, descendis un long escalier de bois et débouchai sur une pièce exiguë où s’empilaient quelques caisses vides. Je franchis une autre porte. La serre était définitivement mon endroit préféré. Elle s’étendait sur tout ce vaste étage et les murs qui l’enserraient étaient de gigantesques parois de verre qui donnaient sur le vide et ses nuages. En hiver, lorsque les tempêtes faisaient rage, on faisait descendre plusieurs volets métalliques sur son tour extérieur, pour protéger des éclairs et du vent cette fragile construction. Mais en été, au printemps et souvent en automne, grâce à un temps plus clément, calme et ensoleillé, les volets restaient ouverts et la lumière entrait à flots dorés. À l’intérieur, les fleurs embaumaient alors l’air de leur parfum. Chacune avait une utilité, soit médicinale soit nutritive, à part les roses que nous n’utilisions jamais et que j’aimais beaucoup. Il y avait aussi quelques arbres fruitiers comme un pommier, un noisetier ainsi que des légumes comme des pommes de terre, des carottes, des radis, des petits pois et quelques autres. Un fin gazon recouvrait le sol de cet étrange verger. Mais nous étions encore en hiver et la pénombre accompagnait les plantes dans leur sommeil. J’allumai la lampe-tempête suspendue à un crochet près de la 76


porte et l’emportai avec moi. Je traversai la serre, savourant la chaleur et l’odeur de terre qui imprégnaient les lieux. J’arrivai en vue d’une petite bâtisse qui touchait le haut plafond, comme une petite tour dans une autre. Sa façade très dépouillée commençait à être envahie de lierre, je me promis d’y remédier dès le lendemain. Un appentis flanquait son côté droit, il abritait une réserve de bûches et, bien qu’il ne plût jamais, mon père avait tenu à le construire. Je pénétrai dans le bâtiment. Je posai ma lampe-tempête sur une table au milieu de la pièce, elle projeta un halo de lumière dans ma petite tour. Je pris dans une armoire une grosse couverture de laine et, attrapant au passage la lampe, je gravis les marches qui montaient le long du mur jusqu’à un premier palier de bois où se trouvait la chambre de mon père. Ne m’attardant pas, je continuai mon ascension jusqu’à mon étage. Alors que je prenais pied dans ma chambre, la forme familière de mon lit se découpa dans la pénombre. Je suspendis la lampe à un crochet au milieu de la pièce et tirai doucement dessus, le crochet remonta, éclairant les moindres recoins de ma chambre. J’étalai la couverture en plus sur mon lit et m’assis à mon bureau. Tandis que je retirais mes lunettes de mon front et mon écharpe, je réfléchissais à ce qu’il faudrait faire demain, me constituant un emploi du temps. Mon père me l’avait assez répété pour que je le comprenne et j’en avais fait moi-même l’expérience : il fallait éviter de rester inactif. Malgré la serre, on se sentait facilement étouffer dans l’atmosphère de la tour. Et quand on s’ennuyait, on était capable de 77


faire n’importe quoi. Je le savais, car avant de n’être que deux, nous étions trois. Un vieillard avait vécu avec nous jusqu’à mes dix ans. Il était devenu parfaitement dépressif et, un jour d’hiver, il est monté tout en haut et sans un regard pour ceux derrière lui, fixant seulement les ombres mouvantes en bas, il s’était laissé tomber. Je n’ai gardé de mon grandpère que ce souvenir, même si mon père en parle parfois comme de quelqu’un de responsable et sûr de lui. Je dressai donc une liste de tâches à effectuer, comme enlever le lierre, repriser des draps, lire (c’était un passe-temps que j’appréciais), et d’autres choses utiles à notre quotidien d’isolés du brouillard. C’était cela, nous étions comme sur une île, une île déserte en forme de tour, une île déserte où nous vivions presque en parfaite autonomie. Presque. Mon père partait parfois pour des expéditions de quelques jours, où il se risquait dans des villes lointaines et il achetait des choses que nous ne pouvions produire nous-mêmes. Je ne savais pas d’où il tirait son argent mais chaque mois un colis nous parvenait accompagné d’un livreur fort sympathique qui me racontait des histoires fabuleuses à propos du monde d’en bas, sous l’œil irrité de mon père. Ce coursier était le seul visiteur que nous recevions de temps à autre. Comme je tombais de sommeil, je me déshabillai rapidement, éteignis la lumière et, me glissant sous les draps, le sommeil ne tarda pas à m’emporter. Le lendemain je trouvai mon père dans la cuisine, il était attablé devant son petit-déjeuner. Avec 78


son air las, je le trouvai soudainement vieux. Ses épaules se voûtaient et il ne semblait plus capable de supporter sa propre carrure qui restait imposante pour son âge. Il n’allait pas rester encore longtemps avec moi et mon cœur se serra à cette idée. Il dut se douter de mes pensées car il dit de sa voix basse : − Je sais ce que tu penses, Lock. Tu as certainement raison. Je ne sais pas si je suis encore capable de vivre, je ne sais pas si je passerai l’hiver. Je me sens fatigué. Je me plantai devant lui. − Ne dis pas ça, Père. Tu ne peux pas être aussi défaitiste, tu n’as pas le droit, lui assénai-je fermement. − Tu sais bien que c’est vrai, un jour tu seras seul ici, soupira-t-il d’une voix rocailleuse. Cette idée me retourna l’estomac, je lui criai : − Eh bien je descendrai ! − Il n’y a rien pour toi en bas. Tous les hommes sont fourbes et malhonnêtes. Tu es différent, toi tu es libre de tout jugement. Ta naïveté et ta curiosité causeront ton malheur. En bas il n’y a que cruauté et jalousie, ici rien de tout cela ! dit-il en durcissant le ton. − C’est faux ! Lucien m’a raconté qu’il... − Ce livreur est un menteur ! coupa mon père. − C’est toi qui mens, dis-je, les mâchoires serrées. Je saisis un bout de pain et m’enfuis de la cuisine, vers la serre. Mon père ne bougea pas, se contentant de soupirer. Plus tard dans la matinée, il vint me trouver alors que j’allumais une à une les lampes de la serre et 79


les remontais à l’aide d’une perche. Le soir venu, je devrais les éteindre. − Lock, je pars maintenant, le temps semble plus doux qu’hier et je ne sais pas si ce sera le cas demain. − Très bien, fis-je, concentré sur ma tâche, essaie de ne pas te perdre dans le brouillard. Il acquiesça sans un mot et tourna les talons. Toute la journée je vaquai à mes occupations habituelles, essayant d’ignorer le vide auquel j’allais devoir m’habituer quand il serait parti définitivement. Le soir, alors que je m’allongeai dans mon lit, je restai un moment à écouter les bruits autour de moi. Je perçus le son présent mais lointain du vent qui hurlait dehors, et c’était tout. Pas de bruit de pas à l’étage en dessous, ni de respiration forte ou de ronflements. Je sentis la solitude me peser immédiatement sur la poitrine, comme une lourde charge de colère et de peine. Le lendemain, la tempête qui soufflait depuis quelques jours s’arrêta. Ne laissant qu’une légère brise charrier le brouillard et un froid sec, vivifiant. En montant tout en haut, à l’air libre, je vis un timide soleil pointer ses rayons à travers les nuages. Je levai mon visage vers sa lumière qui nous avait tant manqué durant l’hiver. Le doute n’était pas permis, notre hibernation touchait à sa fin et j’accueillais avec plaisir le printemps qui se montrait enfin. Même le verglas fondait enfin. Je souris et décidai de passer la journée ici, sous le regard doré de l’astre du jour. Je courus chercher mon journal de bord et m’empressai de décrire le ciel qui, 80


doucement, changeait autour de moi, autour de mon monde cylindrique, autour de ma tour. Vers midi, je m’attendais à voir mon père surgir du brouillard, à bord de la barque. Cette barque, mon père l’avait récupérée bien avant que je naisse et l’avait bricolée. Comme la voile solaire était en bon état, il l’avait laissée, il avait juste changé les deux flancs de l’embarcation. Ceux-ci étaient rabattables et ressemblaient à deux ailes de chauve-souris. La coque en elle-même était légère, en bois de châtaignier. Ce n’était pas la meilleure des embarcations, m’avait dit Lucien qui en avait une du même type, mais elles duraient longtemps. Le plus important, c’était qu’elle fasse ce qu’on lui demandait, elle volait et c’était tout ce qu’on attendait d’elle. Je descendis dans la serre. Observant autour de moi cette végétation endormie, je me mis en tête de remonter les volets métalliques. Je m’approchai d’une machinerie à côté de la porte. Certaines cordes de l’assemblage semblaient un peu lâches, je les tirai et les coinçai dans leur mécanisme. Je saisis ensuite une lourde manivelle sur le côté que je commençai à pousser. Au début, je la tournai dans le vide mais, très vite, les cordes se tendirent et un grincement de ferraille se fit entendre. Lentement, je vis le jour apparaître dans la serre. Certes, la lumière semblait pâle mais elle inondait déjà un morceau de ce jardin. Bientôt le premier volet fut entièrement levé et je m’attaquai aux autres, il y en avait une vingtaine en tout. Quand j’eus fini, le soleil baignait l’endroit et, alors que j’observais les cieux, une barque creva le 81


brouillard illuminé. Il me sembla apercevoir une silhouette à bord. Mon père était rentré. Je traversai la serre, remontai les escaliers et sans m’attarder dans la cuisine je débouchai sur le toit. Il était déjà en train d’amarrer lorsque je le rejoignis. − Tout s’est bien passé ? me demanda-t-il tandis qu’il sortait plusieurs sacs de la barque. − Oui, et grâce au printemps qui revient j’ai pu ouvrir la serre. Il me gratifia d’un sourire et dit : − Les beaux jours arrivent, je ne pensais pas qu’ils étaient aussi proches. Je balayai du regard les volutes de brouillard qui pâlissaient sous les assauts du soleil, des morceaux de ciel bleu se laissaient même apercevoir par endroits. − Lock, voilà pour toi, annonça mon père en ouvrant une boîte. Il fouilla dedans quelques instants puis attrapa quelque chose à deux mains. Il me les tendit jointes, quelque chose était enfermé à l’intérieur. − Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, curieux. − C’est un nouvel ami, assura mon père les yeux pétillants de malice. Il ouvrit alors les mains. Une minuscule tête reptilienne se montra par-dessus ses doigts. La petite créature me fixa avec curiosité de ses yeux ambrés de serpent. Son corps long et fin, recouvert d’écailles d’un blanc brillant, ondula doucement dans les paumes de mon père. C’est alors que je remarquai ses ailes blanches dont les plumes me donnèrent une impression de douceur infinie. 82


−  C’est un dragon ! m’exclamai-je enfin, émerveillé. − Pas exactement, c’est une branche dérivée de la famille des dragons. Celui-là ne peut pas voler, il ne fait que planer. − Il est magnifique ! m’extasiai-je sans oser le toucher. − Tu veux le prendre ? − Oui ! répondis-je avec envie. − Ouvre tes mains. J’obtempérai et mon père y déposa le minuscule dragon. Sa chaleur me surprit, j’hésitais à le caresser mais mon père m’assura que je pouvais. J’effleurai d’abord son museau, puis le flattai sous le menton. Une petite crête chitineuse se mit à vibrer sur tout le long de son corps, il ronronnait. − Prends-en soin, Lock, c’est le tien. − Merci, merci beaucoup, Père. − Il est encore tout jeune, mais dans quelques semaines il aura grandi. − Il fera quelle taille à l’âge adulte ? − À peu près celle d’un chat. − Est-ce qu’il crache du feu ? Ou de la glace ? demandai-je sans quitter des yeux la fragile créature qui commençait à me remonter le long du bras. − Non, je ne crois pas. − Et il mange quoi ? Le dragon reniflait maintenant mon écharpe. − Je crois qu’il se nourrit d’insectes, de petits animaux et de baies. Mon père se saisit d’un sac de charbon qu’il appuya sur son épaule, en attrapa un autre et se dirigea vers l’escalier. Je fis grimper mon nouvel ami sur mon 83


épaule, où il s’accrocha à l’aide de ses pattes aux griffes acérées. Je grimaçai. Prenant dans l’embarcation les marchandises qui restaient, je repartis vers les marches. Mon père m’attendait dans la cuisine. − Tiens, comme ça tu ressembleras à un vrai dragonnier, dit-il en me tendant une épaulière simple en cuir brun. Je déposai le dragon sur la table, celui-ci m’observa avec attention tandis que j’enfilai l’équipement. − Elle ne serre pas trop ? demanda mon père. − Non elle est parfaite, merci beaucoup ! m’exclamai-je avec enthousiasme. Comme si le petit dragon avait compris ce qu’on attendait de lui, il sauta habilement sur son nouveau perchoir et regarda avec attention son nouvel environnement. − Comme ça, Lock, tu ne seras jamais seul, dit mon père. J’essayai d’ignorer le ton presque triste qu’il avait employé et demandai : − Alors, quel temps fait-il en bas ? Mon père leva les yeux au ciel. Quelques semaines plus tard, le dragon faisait effectivement la taille d’un chat, mais sa légèreté due à ses os creux me permettait de le garder à l’épaule. Père avait eu raison, je n’étais plus seul et jamais je n’aurais pu me séparer de la créature. Je n’avais pu lui donner de nom, aucun ne sonnait assez bien pour mon ami et il ne me semblait pas en avoir besoin. Malgré le bonheur qu’il m’apportait et le soleil qui brillait, je ne pus m’empêcher de remarquer 84


que l’état de mon père empirait. Parfois, il ne pouvait plus bouger du tout et restait cloué dans son fauteuil que nous avions déplacé dans la serre. Et surtout une forte douleur à la poitrine le faisait souffrir. J’essayais d’ignorer alors la mort qui planait autour de lui dans ses moments de faiblesse. Mais je ne pus l’écarter très longtemps et ce que je redoutais le plus arriva. C’était un matin de printemps, un de ces matins qui devraient faire partie des moments les plus doux d’une vie. Pour moi ce fut la fin d’un monde. Alors que je m’occupais d’un plan de framboisier dans la serre, j’entendis un râle terrifiant. Je me levai en vitesse et courus jusqu’à l’endroit où mon père repiquait des roses. Je le découvris allongé sur le côté, une main serrée sur le cœur, un sécateur dans l’autre. Il suffoquait, je m’approchai de lui les larmes aux yeux. Il avait le teint blême. Il chuchota dans un souffle : − Lock, jure-moi, il cligna des yeux, jure-moi que tu n’iras jamais en bas. Je m’agenouillai près de sa tête et voulus lui jurer que, oui, je respecterai ses dernières paroles, mais aucun son ne sortit de ma bouche. − Jure-le-moi, demanda-t-il encore. Mais je ne pus que pleurer, simplement, et il s’arrêta de vivre, tout aussi simplement. Il s’éteignit comme une bougie soufflée déjà beaucoup trop entamée. Je fermai ses yeux qui m’imploraient encore. La tristesse s’abattit sur moi comme un vautour et, sans le vouloir, je me remis à pleurer. Mon petit dragon se frotta contre moi en grognant pour 85


me réconforter. Je caressai sa tête négligemment, les yeux dans le vague. Qu’allais-je faire ? Qu’allais-je devenir ? Autant de questions auxquelles je n’avais pas de réponses. D’abord je devais faire quelque chose du mort. Je frémis quand je m’aperçus avec quelle facilité mon père n’était devenu rien de plus qu’un corps sans vie. Je courus chercher un grand drap pour en faire un linceul. Je couvris ensuite celui-ci de terre sous le regard curieux et surpris de mon dragon. Je finis, de la terre plein les mains et le cœur lourd. Je regardais le ciel puis la tombe de fortune et la serre autour de moi, silencieuse. Mon regard errait de l’un à l’autre. Je savais que j’avais pris ma décision, cela depuis toujours, j’allais descendre. Le jour même, pourquoi pas. La vue de cet environnement si familier, trop familier, me faisait soudainement mal. Je m’attendais presque à entendre les pas de mon père dans l’escalier ou à le voir apparaître au détour du jardin. Je décidai donc de partir maintenant, avant que je ne regrette et revienne sur ma décision, avant que le surréalisme de sa mort ne me rattrape, avant que je n’aie peur de fuir. D’un sifflement bref, j’appelai mon dragon qui vint se poser sur mon épaule tandis que je gagnais les chambres. À l’intérieur, je sortis un sac qui se portait dans le dos en bandoulière. Il était en cuir et semblait résistant. Je le remplis de quelques vêtements et d’une couverture légère. Sur mon bureau, j’attrapai mon journal de bord, du papier et un nécessaire d’écriture. Je saisis aussi mes lunettes que j’aimais trop pour les laisser là et les amenai sur mon front en passant mon écharpe autour du cou. Je 86


traversai au pas de course la serre et montai quatre à quatre les escaliers puis allai directement dans la cuisine. J’ouvris quelques placards et me constituai une petite réserve de vivres. J’attachai aussi une outre d’eau assez lourde autour de ma taille. Puis, piochant dans les réserves de bougies, j’essayai de chasser le sentiment de culpabilité qui s’emparait doucement de moi. Je réfléchis ensuite à ce qui me manquerait une fois en bas, un frisson me parcourut rien qu’à cette pensée. Peut-être ce monde-là était-il vraiment dangereux ? Dans ce cas, il me faudrait me défendre, j’avais besoin d’une arme. Je me mis à quatre pattes et passai sous la table. En dessous étaient fixés au bois, grâce à quelques lanières de cordes, trois gros couteaux, une rapière ainsi que deux élégants pistolets à percussion. J’avais déjà vu cet attirail quelquefois alors que mon père était absent, mais je ne savais pas si ces armes avaient déjà été utilisées. Je me saisis de deux lames, des dagues sommaires mais solides et bien affûtées, ainsi que d’un fourreau de côté pour chacune. Je me redressai et mon dragon posé sur la table me fixa du regard, comme s’il comprenait que nous allions partir. Je le caressai sous le menton et il s’ébroua joyeusement en vibrant de contentement. Je lui tendis mon épaule sur laquelle il sauta et je redescendis lentement vers la serre. Je regardai attentivement autour de moi. Je voulais fixer cet univers, mon univers, dans ma mémoire. Car je descendais, je quittais mon île déserte à la rencontre du continent. Il y a longtemps, vers mes sept ans, je m’amusais souvent à gambader partout où je le pouvais. Un 87


jour, je tombai sur une porte quasiment recouverte de végétation à l’étage de la serre. Je m’empressai de la dégager de son bouclier de verdure. La poignée tourna sans trop de mal. Mais à peine l’avais-je ouverte sur un couloir désaffecté et noir que j’entendis la voix de mon père m’intimer de rester là. Il vint à ma rencontre en courant et me raconta pendant des heures ce qui s’étendait après cette porte, un labyrinthe dangereux et sombre, abandonné de tous, sans lumière, vide. Quand je lui ai demandé ce qu’il y avait après, au bout du labyrinthe, il a paru surpris, alors je lui ai expliqué avec toute ma science d’enfant que, même dans un labyrinthe, il y avait une sortie et un après. Il m’a rétorqué que ce labyrinthe était spécial car après il n’y avait rien, juste le vide. Sur le coup, il m’avait fermement dissuadé de descendre, mais ce fut bientôt une véritable obsession pour moi de partir, même si j’aimais cet endroit. Je voulais juste découvrir et me faire ma propre idée du monde d’en bas, un jour sûrement je reviendrai. Je retrouvai sans mal la porte, elle était pourtant recouverte d’une épaisse couche de lierre et de végétation. Je la dégageai facilement, tournai la poignée qui résista un peu à cause de la rouille mais sans plus, je pris une inspiration et l’ouvris en grand. Rien n’avait bougé. Tout était comme dans mon souvenir, sauf peut-être cette odeur de renfermé moisissant qui m’assaillit les narines. Mon dragon sur l’épaule, remontant mon écharpe sur mon nez pour échapper un peu à la puanteur, je pénétrai dans le labyrinthe. D’abord, il y eut ce boyau sombre puis une série de plusieurs escaliers poussiéreux dont les marches 88


grinçaient dangereusement, mais aucune ne céda. Dans cet espace restreint, mon dragon s’agitait, désorienté, sur mon épaule. L’air était rempli de poussières en suspension que j’avais l’impression de déranger après toutes leurs années de solitude. De temps en temps une petite fenêtre perçait la grisaille des murs, me donnant une idée de l’heure. Il devait donc être midi quand je passai devant la dernière lucarne et que je posai le pied sur autre chose qu’une marche. Devant moi s’étendait un vaste étage, noir comme un four. Mon dragon sauta de mon épaule et je le perdis de vue, dans le silence je n’entendais même pas le bruit de ses pattes. Je fis quelques pas à l’aveugle puis, devant ces épaisses ténèbres, je choisis d’allumer ma lampe. Quand la petite flamme s’éleva derrière sa bulle de verre j’eus presque pitié d’elle. Sa lumière tremblotante suffisait à peine à tenir éloigné le noir immense de la pièce. J’avançais donc doucement, de temps en temps, du coin de l’œil je voyais mon dragon filer devant moi. Il était mon éclaireur, s’il était confiant je le serais aussi mais si à un moment il revenait apeuré je me mettrais sur mes gardes. Une pensée me frappa soudainement : et si je ne trouvais pas la sortie de cet étage ? Je m’arrêtai sous le coup de cette réflexion. Fixant des yeux les ténèbres qui ne voulaient sûrement pas m’aider, je sentis un abattement certain me gagner. C’est à ce moment-là que mon petit compagnon revint vers moi, il paraissait tranquille et se frotta à moi. Son regard simplement doux et rassurant me sortit du désespoir. Je pris une longue inspiration à travers mon écharpe et repris 89


ma marche. Bientôt j’atteignis un mur, je ne vis aucune porte alors je me mis à le longer, résolu à faire le tour de la pièce s’il le fallait. Mais très vite, j’aperçus quelques marches qui descendaient vers l’étage inférieur. Avant de m’engouffrer dedans, je levai la tête vers le ciel que je quittais puis plongeai encore plus profond dans les entrailles de la tour. Pendant des heures, je ne fis que marcher discrètement, descendre des escaliers et traverser des salles vides de toutes activités passées. Je commençais à trouver étrange le fait que personne ne soit venu habiter ici ou qu’aucun rongeur n’ait infesté le lieu. Mon dragon revint à un moment vers moi et grimpa sur mon sac, il allait commencer à fouiller dedans mais je le saisis par la queue et le posai sur mon épaule. Il avait faim et moi aussi je commençais à entendre mon estomac gargouiller. Je m’arrêtai donc et m’assis sur le sol poussiéreux, je sortis quelques lanières de bœuf séché. J’en tendis trois morceaux au dragon qui les mastiqua avec application en me regardant avec attention. Je me sentais déjà épuisé mais la marche avait réussi, d’une certaine manière, à tenir cette fatigue à distance. Je ne tardai donc pas à sortir ma couverture et à m’endormir après plusieurs coups de langue affectueux du dragon qui se roula en boule non loin de moi, me couvant du regard. Je me réveillai en sursaut, désorienté. Me souvenant de l’endroit où j’étais, je cherchai des yeux mon dragon qui n’avait laissé qu’une grosse trace dans la poussière à l’endroit où il avait dormi. Je rangeai rapidement mes affaires et changeai la mèche 90


de la lampe. Je me relevai et, sans avoir à m’inquiéter un instant, mon dragon réapparut dans le halo timide de ma loupiote. Je lui souris et nous nous remîmes en route. Dans cette salle il n’y avait pas d’escalier, juste une grosse porte à double battant. J’entrepris d’abaisser les poignées mais la rouille avait bloqué le loquet. Je m’appuyai dessus de toutes mes forces et finalement elles cédèrent dans un claquement qui résonna dans toute l’obscurité. Je passai timidement les portes et me retrouvai dans une gigantesque salle au sol dallé de marbre. Au plafond qui était très haut, pendait encore un magnifique lustre dentelé de toiles d’araignées. Je pus éteindre ma lampe car une lumière grise entrait par de grandes fenêtres murées jusqu’à mi-hauteur. Aux murs se dressaient des dizaines de miroirs dont le verre gisait, en morceaux à leurs pieds. Et tout le long, le mobilier était aligné, recouvert de draps blancs comme autant de fantômes. Je m’approchai de ce qui semblait être un fauteuil, soulevant le drap je m’aperçus que ses tissus étaient richement décorés. Je rabattis le drap et m’approchai, observai les fenêtres. Elles étaient condamnées, je fus déçu de ne pas pouvoir déjà voir à quoi ressemblait l’extérieur. En me retournant vers la porte, je vis une petite estrade où trônaient deux sièges imposants, eux seuls n’étaient pas drapés. Au-dessus, sculpté dans la pierre du mur, un énorme blason circulaire représentant un dragon tenant un livre me rappela vaguement quelque chose. Je n’y prêtai pas beaucoup plus d’attention et continuai mon exploration. Sortant de la grande salle par une porte 91


encore plus grande que celle par laquelle j’étais entré, je débouchai sur un balcon intérieur. Des deux côtés partaient deux magnifiques escaliers de marbre ainsi qu’une galerie qui passait sous de très grandes fenêtres toujours semi-murées et faisait le tour de la pièce qui, comparée à la précédente, était encore plus vaste. Diverses portes se présentaient le long de la galerie ainsi qu’à l’étage en dessous. Le plafond était constitué d’une voûte de verre et le sol d’un damier en marbre et malachite verte. Je pris d’abord la galerie en déverrouillant toutes les portes, la plupart d’entre elles s’ouvraient sur une élégante suite, d’autres sur un petit salon ou un bureau raffiné. Mais si tout était étrangement bien rangé et couvert d’une épaisse couche de poussière, tous les miroirs, eux, étaient brisés et les fenêtres condamnées. Aucun objet personnel ne traînait, même dans une chambre, sur quelque table de nuit. Comme si tout ce qui se rattachait aux habitants de ce château, car c’était un château j’en étais sûr, avait disparu. L’endroit était inoccupé, désert et déserté. Personne ne l’habitait, à part moi maintenant, et ce constat étrange me laissa une drôle d’impression dans l’estomac. Mon père avait eu raison, ce n’était qu’un labyrinthe sombre et vide. J’arrivai à la dernière porte de la galerie, elle s’ouvrit sans problème sur une bibliothèque démesurée. De chaque côté, des étagères montaient le long des murs hauts, sans fenêtre, jusqu’au fond de la salle. Elle semblait déborder de livres reliés et de documents précieux... Au milieu, sur une estrade ronde, un bureau massif drapé régnait 92


silencieusement sur la pièce. Je m’avançai, impressionné par le décor. Mon dragon quitta mon épaule, je le vis grimper avec habileté sur les livres. Quand il arriva le plus haut possible, il sauta et se laissa planer jusqu’à la bibliothèque d’en face d’où il recommença. Je le laissai à ses pitreries animales et approchai du bureau. Je retirai doucement le drap et la poussière tomba en tas sur le sol. Dessous avait été conservé en parfait état un bazar de plumes d’écriture, de papiers, de feuillets et de livres. C’était le seul endroit où il semblait avoir subsisté un peu de vie, mais elle s’était éteinte à son tour. Ici il n’y avait plus d’après et, si je ne sortais pas assez vite, peut-être que moi non plus je n’en aurais plus. Un effroi diffus se propagea dans mon esprit. Sans prendre le temps de couvrir à nouveau le bureau, je revins vivement sur mes pas et sifflai mon dragon qui plana pour se déposer sur mon épaule. Je quittai la salle qui soudain me terrorisait. Revenant sur le balcon, je dévalai l’escalier, encore un. J’étais décidé à passer cet étage qui ne me disait rien de bon, juste l’immobilité du temps, dans la solitude et la poussière. Je traversai rapidement la pièce pavée dont la richesse ne me paraissait plus si belle. Une imposante porte se dressa devant moi, je la franchis sans réfléchir et tombai dans l’escalier raide qui la suivait. Je me relevai avec peine, mon poignet droit me faisant souffrir. En bas des marches, c’était de nouveau l’obscurité, mais elle semblait moins dense que celle d’avant. Je rallumai ma lampe à tâtons, quand un petit couinement se fit entendre suivi d’un bruit de galopade de multiples petites pattes. 93


Mon dragon me regarda puis fixa les ténèbres. Et d’un seul coup il se projeta hors du halo de lumière. J’entendis quelques crissements d’une bête affolée et plus rien. J’avançai de quelques pas et vis mon dragon déchiqueter allègrement le reste d’un gros rongeur. − Des rats, chuchotai-je tout haut. Je levai ma lampe et vis des dizaines de choses battre en retraite, grouillant et pépiant sur le sol. Je grimaçai de dégoût puis, d’un sifflement, je rappelai mon compagnon. Cette partie de la tour semblait être plus accidentée. Alors que je n’avais vu que du vide jusqu’à présent, il y avait maintenant des signes de dégradation et de passage. Par exemple, je vis des restes de feu et un tas d’ossements humains dans un coin, je frémis à l’idée que ce fussent les rats qui avaient fait d’une personne ce qu’elle était maintenant. Des morceaux de verre jonchaient le sol par endroits et des lucarnes hautes parfois brisées laissaient alors entrer une brise bienvenue ainsi qu’une lumière sale. Je percevais aussi les couinements des rats qui me suivaient, étage après étage. Leur présence me faisant presser le pas. Quand j’avais faim, je n’osais m’asseoir alors je continuais et mangeais comme je le pouvais. Seule la présence de mon dragon les dissuadait d’approcher trop près. J’étais fatigué, je n’avais pas dormi depuis des heures ou des jours, avais-je l’impression. L’obscurité ne m’informait pas du temps qui passait. En tout cas j’étais épuisé et les rats s’en étaient aperçus, car ils étaient de plus en plus nombreux à nous suivre mon compagnon et 94


moi, ils ne se cachaient même plus. Puis, il y eut cet escalier, en bois pas différent des autres, à peine plus vermoulu, seulement lorsque je m’aventurai dessus, presque en courant, sous la masse de mes milliers de poursuivants l’escalier s’effondra. Je tombai sur quelques mètres puis atterris sur un tas de gravats et de rats. Me voyant au sol, les centaines de survivants se jetèrent voracement sur moi. Je sentis un millier de pattes et de griffes fouiller tout mon corps, s’engouffrer par dizaines dans mon pull. Je me relevai difficilement sous la nuée noire, je m’enfuis, arrachant de ma peau ceux qui ne tombaient pas. Je courus droit devant moi, mon compagnon accroché à mon épaule, j’entendais le reste des flots noirs me pourchasser encore, puis brusquement, une porte se dessina devant moi. Je l’ouvris en grand et fus aveuglé par la lumière soudaine, je me retournai et fermai la porte violemment. Aucun ne passa. J’appuyai mon front contre le bois du battant. J’entendis avec satisfaction leurs couinements de colère. Je souris et soufflai enfin. C’est à ce moment que je sentis le vent dans mes cheveux. Je me redressai et compris. J’avais réussi, j’étais dehors. N’osant pas me retourner, je savourai l’air pur qui me vint après l’air vicié. Et la lumière vivante qui coulait à flots après celle, avare, du labyrinthe. Après le vide, l’extérieur et peut-être des gens ? Trop impatient pour attendre encore, je me retournai. Il n’y avait personne. Juste des arbres clairsemés, éparpillés sur les collines et des rochers blancs comme neige. Le soleil perçait les nuages et l’air 95


libre et doux ne paraissait plus menaçant. Je fus surpris par la liberté de mon regard qui n’était plus arrêté par un mur ou trop de nuages. Au loin, je surpris la fumée de quelques habitations. J’avançai de quelques pas, ce furent les premiers sur le continent.

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