

Fendre l’azur AGATHE PORTAIL
roman
FENDRE L’AZUR
“Domaine français”
DU MÊME AUTEUR
L’ANNÉE DU GEL , Calmann-Lévy, 2020 ; J’ai Lu, 2022.
PIQÛRES DE RAPPEL , Calmann-Lévy, 2021 ; J’ai Lu, 2023. DE LA MÊME VEINE , Calmann-Lévy, 2022.
LES ÂMES TORRENTIELLES , Actes Sud, 2023 ; Babel no 2004.
Les personnages et les situations de ce roman étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
Publié par l’intermédiaire de l’agence littéraire La Compagnie des Lettres
© Agathe Portail
© ACTES SUD, 2025
ISBN 978-2-330-20358-0
AGATHE PORTAIL
Fendre l’azur
roman
À mon mari et mes enfants.
Article L4111-1 du Code de la défense : “L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité. Les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique méritent le respect des citoyens et la considération de la Nation.”
À la mémoire du capitaine Sébastien Mabire, du lieutenant Mathis Laurens et de Caroline Aigle, première femme pilote de chasse en France.
Dans un grand frisson métallique, les portes coulissantes du hangar s’ouvrirent sur une esplanade de béton nu. Un vent chargé d’iode couchait les hautes herbes en bordure du marais tandis qu’avions et mécaniciens attendaient leur pilote sous les auvents. Au-delà, l’océan venait s’enrouler sur le sable long et s’il n’y avait pas eu le rugissement des avions singapouriens manœuvrant sur le taxiway, Anthony l’aurait entendu murmurer. Que la campagne de tir annuelle l’envoie sur les bords de l’Atlantique n’était pas pour lui déplaire : il conservait depuis toujours, au creux des os, l’amour de la bruine et des sols spongieux.
Carte de basse altitude repliée sous le bras, il traversa l’atelier à grandes enjambées, combinaison ouverte jusqu’à la taille. À sa droite, Putsch marchait épaule contre épaule avec un bleu en fin de progression pour sa qualification de pilote opérationnel*. Mains devant le visage, doigts serrés, il mimait la mission dont Anthony serait le leader et eux, les ailiers. Exercice de tir air-sol en formation de manœuvre offensive, timing plus serré qu’un nœud marin. Le gamin n’en menait pas large : il jouait là sa qualif’. À mi-voix, Putsch lui faisait un rappel de trajectoire :
* Pilote opérationnel : po. (Toutes les notes sont de l’autrice.)
Le plus compliqué, c’est d’éviter de passer dans le souffle du leader, quand tu vires. Tiens ta place sur Mayo et tout ira bien ! Et tu sais ce qu’on dit, Ratiche : “La honte passe, la qualif’ reste.”
Intérieurement, Anthony sourit. Jouer les vieux chibanes était l’une des grandes passions de son alter ego. On pouvait toujours compter sur Putsch pour chahuter les pim* qui tardaient à formuler leur réponse à la question du jour, pour doubler le brief d’une explication mimée, comme à l’instant, et pour enfoncer son coude dans vos côtes dans l’atmosphère confinée de la salle des équipements. Depuis leur baptême dans le vent des hélices, à Salon-de-Provence, ils s’étaient suivis de près et Anthony avait fini par s’habituer à son côté fort en gueule. C’était Putsch qui lui avait trouvé son surnom, Mayo, en référence à l’humble Mayenne où il avait grandi et qu’il avait quittée dès que sa bosse des maths le lui avait permis. S’arracher le plus vite possible à l’odeur prégnante du lisier, à la rugosité paternelle, au mutisme de la mère qui laissait tout faire. À cette époque, il se tenait encore la tête penchée sur le côté, comme un gamin grandi trop vite qui n’avait pas été assez embrassé. L’armée la lui avait redressée. Physiquement, il n’avait conservé de sa vie d’avant qu’une allure longiligne, un peu raide, et un sourire asymétrique, bouche fermée, qui lui creusait une fossette sous l’œil. Le bruit sec des semelles martelait le sol de ciment. Sous le toit de tôles, l’air sentait bon la graisse et l’huile de moteur, le kérosène et le parfum ferreux des combinaisons des mécanos. Plus les pilotes s’approchaient de l’ouverture des portes, plus le silence gagnait du
* Pilote en instruction militaire.
terrain, les conversations s’éteignaient sous l’effet de la concentration. Anthony, les lèvres serrées, ne parlait pas depuis plusieurs minutes déjà. C’était tout juste s’il avait pensé à saluer les marqueurs alors qu’il signait le cahier d’ordres, l’esprit mobilisé à classer les informations du jour : timeline, conditions météo, emplacement des cibles…
Le petit Anthony Berthevin lui semblait bien loin. Gamin osseux, la tête pleine de chiffres et les poumons remplis de méthane, un avorton à la poitrine creuse que le père tirait du lit à l’aube pour récurer la salle de traite avant de le fourrer dans l’autocar de l’école. Pas assez planté, trop minutieux pour être efficace, en tout cas aux yeux du père, le petit Anthony rêvait d’altitude et de complexité, d’un lieu où l’on saurait être à la fois seul et ensemble. L’armée de l’air l’avait comblé immédiatement, intensément. Quand il avait fallu porter le père en terre, il était en mission et, malgré tout ce qu’avaient pu dire sa mère et sa sœur, c’était là sa place.
Quelqu’un l’interpella au loin. Pour la millième fois, son surnom lui rappela combien l’enfance collait à la peau, quoi que l’on fît pour s’en détacher. Lui, la portait sur la poitrine, brodée sur un scratch vert.
L’air du petit matin lui dilata les poumons. Le toit des astroarches scintillait sous le soleil oblique. Il se tissait déjà entre son avion et lui quelque chose de dense et de concret, une soif déraisonnable de s’approprier sa vélocité, sa puissance et sa compacité. Les centaines d’heures de vol ne parvenaient pas à émousser son excitation au moment de s’installer aux commandes. Quand il se disait qu’il n’était pas loin du moment où il devrait renoncer à voler sur Rafale, il sentait un poids écrasant lui comprimer le sternum. Trop vieux. Plus
assez de jus, de vigilance, de vivacité. Il lui restait trois ans avant la fin de sa vie opérationnelle, après quoi il faudrait tenter l’École de guerre et poursuivre. Au sol. Le temps coulait beaucoup trop vite et après cette échéance du dernier vol, il n’y avait que le néant. Après un petit signe d’encouragement à Ratiche, il se glissa dans l’habitacle. S’installer dans son baquet, verrière relevée, lui donnait l’impression de renouer avec des sensations intra-utérines. Il n’en parlait jamais ouvertement, c’était un peu tordu, mais il y avait quelque chose de l’ordre de la matrice dans cet espace confiné auquel il se branchait. Tuyau d’oxygène relié au groin, pantalon anti-G branché au compresseur, sangles et ceintures qui le solidarisaient avec le fauteuil éjectable et le paquetage de survie, câble radio… Tout ceci figurait pour lui, et de manière évidente, le cordon ombilical qui avait assuré son développement durant neuf mois. C’était probablement cette similitude qui causait chez lui un sentiment de désillusion crucifiant chaque fois qu’il fallait quitter l’azur et revenir au monde. Tout semblait si mesquin, une fois hors du ventre. Au point d’alignement, mains sur le casque pendant que l’armurier s’occupait des canons, il grimaça pour lui-même. Dernières étapes : il afficha son code sur le transpondeur, lança le check radio de la patrouille puis débita son briefing trajectoire, annonça ses paramètres de décollage et lista d’une voix monocorde les actions d’urgence à effectuer en cas de panne. L’impatience de quitter le sol lui collait des fourmillements dans le bas du corps. Chaque jour ou presque, 9 G de poussée sur les épaules lui comprimaient le corps et lui dilataient le cœur, là où bat en secret la liberté.
La chasse n’était pas une vocation. C’était une drogue dure.
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
Pilote de chasse, Anthony subit un grave accident lors d’une mission d’entraînement. Ce jour-là, c’est toute son existence qui vole en éclats. Terrassé, ne voyant plus que d’un œil, il peine à se reconstruire. Sa rencontre avec une aiglonne lui permettra, peut-être, de toucher à nouveau au ciel.
Artiste iconoclaste inspirée par l’animalité, Roxane se produit sur scène dans des performances extrêmes, qui ne laissent personne de glace. Lorsqu’un oligarque russe fait appel à ses services, la jeune femme est confrontée à un choix.
Éleveuse à l’autre bout du monde, Amaka se bat pour assurer la survie de sa famille et poursuivre coûte que coûte la transhumance de son troupeau dans le froid des montagnes mongoles.
Tous luttent contre les éléments, leur passé et des désirs contrariés.
Roman d’aventures et du rapport intime au sauvage, porté par un souffle narratif puissant, une écriture sensuelle, minérale et poétique, Fendre l’azur explore trois espaces, trois vies qui se télescopent et qui, vues du ciel, n’en forment qu’une, celle d’une humanité en quête d’envol et de liberté.
Agathe Portail a publié plusieurs polars chez Calmann-Lévy : L’Année du gel (2020), Piqûres de rappel (2021) et De la même veine (2022). Son dernier roman, Les Âmes torrentielles, a paru chez Actes Sud en 2023. Elle écrit également pour la jeunesse.
Photographie de couverture : © Héctor de la Garza
www.actes-sud.fr
DÉP. LÉG. : AVRIL 2025 / 21,80 € TTC France