Extrait "Histoire de ma vie"

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HISTOIRE DE MA VIE De 1923 jusqu’en 1952

Marcel Marceau

À la mémoire de ton père, Charles Mangel.

À tes petits-enfants : Hénoc, Iris, Sarah, Louis et Juliette.

À notre belle et grande famille.

Le Regard, encre de Chine, 1960.

Tandis que je me transformais de rêve en songe

La guerre est arrivée avec son manteau, Arbitre de ma jeunesse, j’ai dû jeter l’éponge

Mais à mon cri seule l’horreur a répondu.

Il m’a fallu quitter cette ville brisée, traverser un monde d’angoisse, sachant que reviendrait un jour le temps de l’espérance.”

Marcel Marceau, Les Rêveries de Bip, 1968 Bip dans les airs, 1967.

LETTRE AU PÈRE

À deux voix

Aurélia

Il a fallu plusieurs années, après ta disparition, pour rouvrir ton manuscrit, soigneusement conservé dans sa chemise grise cartonnée d’origine, patinée par ta main. On pouvait lire sur l’étiquette : “Histoire de ma vie, de la naissance en 1923 jusqu’en 1952”. Histoire de ma vie, c’était le titre de ton livre de chevet, l’autobiographie de Charlie Chaplin. Ton amour pour Charlot, toujours, jusqu’à la fin.

Ce récit, nous en connaissions l’existence. Parfois, il t’arrivait de nous en lire des extraits.

Tu avais même projeté à une époque d’en rédiger la suite. Mais tu t’es arrêté, à l’âge de vingt-neuf ans, happé par ton envol vers une carrière internationale qui se poursuivra durant plus d’un demi-siècle.

Un an avant ta mort, au moment où tu te sentais partir, je me souviens, tu regardais par la fenêtre, tu me disais que tu voyais les cigognes, comme dans la légende alsacienne que l’on te racontait petit, et ce sont les premiers mots de ton récit, lorsque tu évoques ta naissance…

Tu en parlais peu de ton histoire intime, les parents, à ton époque, ne parlaient pas beaucoup aux enfants. Tu étais très pudique. La disparition brutale de ton père te hantait continuellement. Tes dernières années, tu lisais des dizaines d’ouvrages sur la Shoah et tu partageais avec nous tes interrogations sur l’origine de la haine qui ronge le cœur humain. Petite, j’interceptais au vol, par bribes, les souvenirs que tu racontais, les images que tu en donnais, comme des messages éphémères, des fulgurances, sans en mesurer véritablement le poids. C’était surtout la profondeur de ton regard et de tes silences qui m’interpellaient, comme si, confusément, je sentais ton tourment. Et si la

Marcel Marceau à vingt-deux ans, Périgueux, 1945.

maturité nourrie par nos échanges me permit de comprendre bien davantage de choses sur notre histoire familiale, subsiste encore une sensation de mémoire trouée, de questions sans réponse.

Camille

Tu disais que ta mère avait arrêté de croire, le jour où ton père avait été déporté. Tu nous racontais le seul rituel qu’elle avait conservé comme un trésor. Agenouillée, son frêle châle déposé sur sa tête, elle allumait les bougies. Et le soir, autour du repas, dans un même élan à travers le temps et l’espace, tu allumais les nôtres.

Ces repas étaient toujours animés par nos rires d’enfants devant les facéties que tu inventais inlassablement pour nous. Le poulet se mettait mystérieusement à parler avec une petite voix de fausset – “Ne me mange pas !” disait-il. L’oreille aux aguets, tu mimais l’étonnement et nous riions de plus belle.

À ta disparition, j’ai découvert une boîte contenant tous ces morceaux de cire, ces petits bouts de chandelles de table restés comme en suspens. Impossible pour toi de jeter ces témoins silencieux porteurs peut-être d’une flamme à venir…

Tu parlais des rêves où ton père revenait enfin, mais trop jeune pour encore aimer celle qui avait tant vieilli de l’attendre. Je t’écoutais religieusement, je craignais que toi aussi tu ne disparaisses. Alors tu me prenais la main doucement et sous les branches du grand cèdre bleu, tu me disais que tu étais immortel. J’y croyais. J’y crois encore. Étaient-ce les souvenirs de la maison d’enfants de Sèvres où Pingouin et Goéland apprenaient aux enfants cachés à tout réparer, à tout gommer des souffrances dans la joie d’être ensemble assortie d’une liberté folle de création, est-ce cela qui nous permettait d’avoir toujours une place auprès de toi quand tu peignais ? À plat ventre sur le sol de ton atelier, j’aimais m’étaler sur des grandes feuilles blanches écoutant le rythme de ta respiration. Je tentais d’y construire comme toi d’autres mondes avec une petite boîte d’aquarelles que tu me confiais avec le plus grand sérieux.

Tu respectais nos silences, nos rêves d’avenir, nos illusions.

Je te suivais en tournée, échappant avec bonheur à l’école. Fière et pourtant discrète, je me faisais le plus petite possible pour ne pas te troubler. Pourvu que tu acceptes de m’emmener de nouveau. Il fallait te laisser seul quand tu

te maquillais. Tu refermais la porte sur le lieu mystérieux des transmutations. Je guettais ta présence derrière l’imposant rideau de velours rouge. La salle faisait silence. Je me souviens encore du glissement du lourd tissu sur le plateau pour se fendre et laisser apparaître ta petite âme blanche et vacillante née de l’obscurité.

Dans cet espace vide de tous les possibles, tu étais comme un miracle. Un magicien qui pouvait devenir plante, animal, homme, femme, enfant, ange, allégorie du bien combattant le mal, David contre Goliath. Un héros qui pouvait mourir et renaître. Infatigable, tu es allé sur les scènes du monde entier porter ton “cri silencieux” pour réconcilier les hommes, les faire rire et pleurer comme un même cœur, une même vague, le temps d’un spectacle, une éternité. Restait comme une énigme, une équation impossible à résoudre. Celle de la mécanique nazie qui mena à la disparition de ton père, laissant autour de toi un fantôme interrogeant sans trêve sa destinée. Dans tes archives, nous avons retrouvé la lettre que tu écrivis à ton frère Simon, le lieutenant Alain, ton camarade résistant. Tu y décris la libération de Paris, le 25 août 1944, les scènes de liesse dans la chaleur de l’été, les chants à l’église orthodoxe. Tu t’adresses à Charles, ton père : “lui l’ouvrier au cœur simple et droit qui ne vivait que pour nous, pour notre avenir […] j’étais heureux pour notre délivrance mais j’ai pensé à toi papa et tous les déportés, comme la Libération a dû vous causer une joie douloureuse, oui, douloureuse…”

J’ai mesuré alors l’abîme qui te séparait de l’indicible, de l’innommable. Tu avais connaissance de son arrestation par la Gestapo le 12 février 1944 à Limoges, mais le reste, tu l’as découvert bien plus tard…

Charles après trois semaines passées à Drancy partira dans le convoi n° 69 du 7 mars 1944 à destination du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, gazé dès son arrivée.

Pas de trace. Pas de corps. Sa tombe à côté de son épouse au cimetière juif de Périgueux est vide. Un vide incommensurable. Tu as tenté toute ta vie de le remplir en l’habitant de ton art.

Cette lettre, je l’ai apportée à Birkenau au bout du quai, à côté du lac de cendres. J’ai lu tes mots à haute voix pour que Charles les entende et qu’enfin il puisse – tu puisses ? – dormir en paix.

Aurélia

À la fin de ta vie, confié à de jeunes mains, celles de tes enfants, tu nous transmettais ton récit, comme dans la clandestinité où quelque chose de très profond se passe. Pour ne pas oublier.

Retranscrire mot à mot, avec force et détails, ton manuscrit, a été comme mettre mes pas dans les tiens, comme partir en éclaireuse, aux origines de ton histoire, avec la permission d’accéder à ton monde intérieur si secret. C’était m’approcher de tes parents, Charles et Chancia, avec la sensation de partager un peu de leur intimité en brisant les frontières du temps et retrouver aussi, à travers la fluidité de ton écriture, l’émerveillement qui surgissait de tes mimodrames et de tes pantomimes chaque fois que je venais te voir jouer au théâtre.

J’aurais voulu prolonger cette immersion, continuer de te suivre plus longtemps. J’y ai rencontré une multitude de visages dont tu nous parlais souvent, je pense à Jean de Neyman, cet ami cher, figure tutélaire pour toi. Tu lui as dédié, à quatorze ans, dans un cahier d’écolier illustré de tes dessins, ton premier livre narrant l’histoire tragique d’un jeune républicain espagnol auquel tu t’identifiais avant que la guerre ne vienne bouleverser ta vie.

Que racontais-tu déjà au sortir de l’enfance ? Toi, Marcel Mangel, le petit Juif né de parents immigrés, toi qui es devenu mime grâce à Charlot découvert à cinq ans dans un cinéma de Lille, toi qui ne cesseras de questionner par ton art le statut de l’être humain, son droit d’être au monde et de vivre dans la dignité, luttant contre toutes les injustices. Ne sentais-tu pas confusément, au fond de toi, l’avenir qui se préparait ? Peut-être devinais-tu l’hostilité d’une époque où tu n’aurais pas ta place.

Pourtant, ton récit ici retranscrit est traversé tout entier par la force d’un cri d’espoir, pressentant ton extraordinaire destin, avec ton lyrisme pour seule arme. “Le lyrisme, écrit Annie Lebrun, est lié à la plus violente conscience de la disparition. C’est d’abord une façon de voir la beauté en transparence sur ce qui la menace. C’est à la fois le jaillissement premier de la poésie et le refus instinctif de tout ce qui l’entrave […] Car si le lyrisme est toujours le développement d’une protestation, il est aussi un stupéfiant rempart passionnel qui protège ce qui vit en l’exaltant 1.”

Et toi d’écrire : “Arlequin chez Barrault, mime chez Étienne Decroux, acteur chez Dullin, je vivais le début de mon rêve ; j’avais étudié Charlot, Barrault, Pierrot, mais j’avais besoin de créer un personnage […] Le 22 mars 1947, je

1. Extrait d’un entretien d’Annie Lebrun avec Catherine Dupérou dans Le Matricule des Anges, n° 59, janvier 2005.

devenais le double de moi-même, je l’apercevais planté devant moi, sortant d’un brouillard. Comment vivait-il ? Je le voyais tantôt loin de moi, tantôt près, je le laissais parfois derrière moi. Comment vivrait-il ? J’étais dans l’angoisse d’une femme enceinte qui se demandait comment allait être son enfant. […] Ainsi Bip naquit le 22 mars 1947.”

Créer ton personnage coûte que coûte, l’arrachant à l’ombre des idoles passées mais aussi en hommage aux camarades disparus, à ton père parti en fumée, d’où tu as tiré Bip pour lui donner un avenir. Retrouver ce temps de l’innocence, ce premier éveil au monde perméable à tous les mystères, aux résonances les plus lointaines qui n’aspirent qu’à faire signe. Ne disais-tu pas que, dans tout rêve, une réalité va naître ?

Aujourd’hui, fidèles à ton désir, le temps est venu pour nous de faire paraître ton manuscrit ; vibrant témoignage sur ton époque mais surtout genèse de l’immense artiste que tu es devenu. Nous l’avons exclusivement nourri de nos archives personnelles : photographies, lettres, peintures et dessins, afin d’inscrire ta mémoire vivante dans un beau livre, sobre, centré sur ton récit. Cela représente l’essence de l’hommage que nous souhaitons te rendre, à l’occasion du centenaire de ta naissance le 22 mars 2023.

Toi qui as consacré ta vie et ton art, indissociables, au public du monde entier, puisse ce livre partager avec le lecteur le cheminement où palpite ton cœur de poète, immortel.

Aurélia et Camille Marceau 2 26 mai 2022 2. Aurélia Marceau est comédienne. Camille Marceau est artiste plasticienne et réalisatrice de films documentaires.

Le poète toujours en éveil rêve ses songes comme le sage de la légende. Il met son masque, parcourt le globe comme ces oiseaux poussés par les saisons, et qui viennent déposer leurs chants, algues rejetées par la mer.”

Marcel Marceau, Les Rêveries de Bip, 1968

HISTOIRE DE MA VIE De 1923 jusqu’en 1952

En France, une vieille croyance veut que l’on fasse naître les enfants dans les choux ; en Alsace, ce sont les cigognes qui les déposent sur les cheminées des maisons et les font glisser avec leur long bec le long des parois, faisant atterrir les bébés dans les foyers des familles, réchauffant le cœur des parents pour de longues générations.

Malgré mon âme romantique, avide de légendes et de croyances populaires, je naquis bel et bien comme des millions de nouveau-nés dans un lit d’hôpital sorti tout droit du ventre de ma mère. C’était, m’affirme-t-on, un vendredi matin, à neuf heures, le deuxième jour du printemps de l’an de grâce 1923. Je vins au monde rue des Petits-Magasins, située près de la gare de Strasbourg et non loin du fleuve qui divisa pendant un siècle la France et l’Allemagne, le Rhin, dont l’un des affluents, l’Ill, coule paresseusement le long des vieilles maisons. Les cloches de la cathédrale de Strasbourg bercèrent mon enfance et mon adolescence. Toutefois, j’avais trois ans lorsque mes parents se fixèrent à Lille.

Mon père exerçait la profession honorable de boucher et vendait de la belle viande place des Carreaux. Cette place immense, qui était alors pour moi le bout du monde, me semble aujourd’hui minuscule. J’appris tôt à évaluer les distances et à comprendre que tout dans la vie était relatif et dépendait du point de vue duquel on se plaçait. Mais les rêves d’enfant sont les plus beaux, car ce sont des visions de poète, et la réalité, aussi douce soit-elle, ne vaut pas le songe, ce qui faisait dire au poète Calderón : “Qu’est-ce que la vie ? Un songe. Et les songes eux-mêmes, que sont-ils ? Des songes.” Aussi ai-je rêvé toute ma vie. Peut-être est-ce pour cela que j’ai choisi la profession du théâtre.

Marcel lisant son manuscrit dans sa maison à Berchères-surVesgre en 2002, photographié par sa fille Camille.

Mon père, d’origine juive et alsacienne de père et de mère russe, était le cadet de sept enfants. Il naquit en Russie, mais à treize ans, il s’enfuit de la maison paternelle lorsque son père, veuf, se remaria. Comme il n’aimait pas sa belle-mère, il embrassa son petit frère et ses sœurs, mit son baluchon sur l’épaule et fit des milliers de kilomètres à pied et à cheval pour arriver en Alsace où il n’avait jamais séjourné. Une famille le recueillit, le traita comme un fils et lui apprit le métier de boucher. Aimant sa profession, il ne perdit jamais la main qu’il avait ferme et l’épaule impressionnante. L’œil était terrible derrière la moustache noire. Bel homme, sa force était légendaire parmi ses confrères. Mais cet être d’acier au cœur de tourterelle passa sa vie, relativement courte, à élever des pigeons dans les greniers et les vieilles cours. Mes yeux furent traversés par des battements d’ailes, et mes oreilles s’emplirent des roucoulements qui bercèrent mes rêves d’enfant.

Quand la France reprit l’Alsace à l’Allemagne, mon père prit femme. Il les aimait simples et douces et le choix tomba sur une femme aussi petite qu’il était grand, aussi blonde qu’il était noir et qui avait en plus des yeux couleur de mer, contrastant avec les siens qui étaient de jais. Ma mère, de vieille famille alsacienne, avait également eu des parents, des frères et des sœurs qui s’étaient fixés en Roumanie et en Pologne pendant les guerres napoléoniennes. La plupart d’entre eux revinrent au pays d’origine, c’est-àdire l’Alsace.

Mon père était emporté et redoutable ; sa colère montait comme la mer, roulait comme la vague et cessait comme le vent. Ma mère attendait ces moments-là pour reprendre le gouvernail et, comme les colères de mon père étaient rares, prenait un large temps pour se servir. La maison était menée rondement mais ma mère avait l’âme rêveuse, la larme facile. Les disputes étaient fréquentes mais vite interrompues. Deux ans avant ma naissance, mon frère vint au monde. C’était un bébé joufflu et bien portant. À l’opposé, né largement au-dessous du poids normal, je semblais condamné et ma mère faillit me perdre à plusieurs reprises. Pendant les premières années de mon existence, j’étais si frêle et si pâle qu’on m’appelait la petite âme verte. Mon père méprisait ma faiblesse. Pour lui, j’étais une petite fille en culotte de velours. Il me regardait souvent avec une pitié mêlée de tendresse. Lorsqu’il dévisageait mon frère, il souriait car il voyait déjà en lui son futur apprenti.

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Ma mère, qui était ambitieuse pour nous, nous mit au lycée sans tambour ni trompette et parce qu’ils avaient la vie dure, qu’ils se saignaient aux quatre veines pour nous deux, mes parents mettaient un point d’honneur à nous cacher leur gêne. Les fins de mois étaient dramatiques et je les ai bien des fois surpris la nuit, complotant leurs comptes comme des conspirateurs. Quand ils me voyaient, ils me renvoyaient prestement au lit. Dans l’obscurité, un monde surgissait en moi ; l’univers était la chambre que je partageais avec mon frère. À l’aube, mon père se levait à quatre heures du matin, ma mère deux heures plus tard, ce qui me donnait un peu de répit pour me réfugier dans le lit paternel et prendre un peu de sa force.

Déjà, tout petit, j’aimais jouer seul, imaginant un monde rempli de fantômes et de lilliputiens, de magiciens et de fées qui galopaient à la poursuite de rêves fous. Cette fantaisie débordait le cadre de ma chambre pour se prolonger audelà des murs et répandre des couleurs sans fin, dignes d’un monde kafkaïen. Nous avions, mon frère et moi, deux sortes de jeux : ceux qui étaient bruyants et ceux qui étaient pleins de mystère. Pour les premiers, nous nous servions de divans pour tremplins ; ceux-là résistaient difficilement à nos évolutions d’acrobates de cirque. Nous ne nous souciions guère des matelas dans notre égoïsme enfantin ; nous ne pensions pas aux frais que cela occasionnait à nos parents et nous chantions à tue-tête “Clérica, Clérica”, tandis que des boulettes de papier mâché allaient s’écraser au plafond. Les seconds jeux consistaient à écouter, l’oreille contre le mur, des bruits sourds imaginaires et les battements de notre cœur. Le spasme du sang dans nos oreilles donnait à ces mystères un air de famille où l’enfance aime vagabonder. Le 29 septembre 1928, ma mère me mit au jardin d’enfants à Lille dans le Nord de la France. Je me rappelle la veille où, caché dans un grenier, en train de déguster un pot de confiture, je l’entendis m’appeler. Je fis la sourde oreille. Lorsque je revins, penaud et avec des maux de ventre, j’appris que le lendemain était réservé au grand jour.

Ainsi je quitterais la maison, le monde de mes rêves. Il me faudrait pénétrer dans celui des autres, me mêler aux bruits extérieurs, affronter une vie qui me semblait hostile, presque inconnue. J’eus peine à m’arracher aux vieux recoins des mansardes, au bois verni des rampes, aux champs de bataille des plafonds et des divans. Je voyais avec regret disparaître dans les placards ces vieux fonds de culotte qui servaient de boucliers dans les batailles de rue, qui avaient fait leurs preuves sur les terrains de démolition ; sur les talus où

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nos jambes de cinq ans s’élançaient allègrement vers des victoires dignes de celle d’Austerlitz et où l’imaginaire est roi. C’est là que l’empire de l’enfance établit son havre, et maintenant il me fallait quitter tout cela pour me soumettre au temps des adultes. Toutefois, mes rêves reprenaient toutes les nuits : doucement, à pas de voleurs, nous nous levions, mon frère et moi, collions nos oreilles contre les murs, sentant palpiter dans notre cœur ce monde inconnu et mystérieux d’où le voyageur ne revient qu’après avoir traversé les périls les plus graves, nous arrachions les langues de feu du dragon, nous tirions la queue du chat aux sept têtes, nous jetions un défi au paradis, à l’enfer… Depuis ma plus tendre enfance, j’ai aimé dessiner ; des crayons de couleur erraient sur tous les papiers qui me tombaient sous la main. Je griffonnais des arabesques sur du carton, du papier à dessin, des ardoises, les murs des vieilles maisons, sur les rebords des trottoirs. En classe de douzième 3 , je me rappelle avoir dessiné un coq qui fit le tour de l’école. Lorsque j’arrivai en neuvième 4 , classe de mon frère, il était au piquet, revêtu du bonnet d’âne ; me voyant arriver, il rougit, honteux de se trouver en pareille posture ; le maître d’école me cita en exemple, mon frère baissa la tête, j’étais près des larmes. La chose se reproduisit souvent, pendant de longues années et, chaque fois que je montais d’une classe, je m’entendais dire : “J’espère que vous n’allez pas ressembler à votre frère.” Sa réputation n’était pas surfaite ; il fut la terreur des professeurs. J’étais tout le contraire et j’en demeure le premier étonné. Silencieux, craintif et replié sur moi-même, j’étais toujours au bord des larmes. J’aimais la solitude ; là, enfin, je pouvais commander aux hommes imaginaires : Napoléon, Robinson Crusoé, Guillaume Tell, le Christ lapidé, tous les héros y passaient. Je les épuisais bien vite ; César et Antoine, Alexandre le Grand étaient déjà à la retraite. Il me fallait d’autres dieux. Avide de mythes, je me réfugiais parmi le monde des poissons, des oiseaux, des fleurs ; craignant le ciel, les étoiles me semblaient trop lointaines. Je me rappelle avoir refusé de regarder le vol du premier ballon quittant la Grand’Place de Lille. Ce jourlà, ma tante Fanny, qui était la jeune sœur de mon père, essaya en vain de me faire regarder l’envol du ballon ; je me cachai les yeux dans ma main ; il me semblait que l’appareil allait éclater ; lorsque la foule poussa un “Ah !” d’admiration, je dirigeai un regard craintif vers le ciel et clignai désespérément des yeux pour voir un petit point noir qui glissait vers l’infini.

Le ciel était tour à tour blanc comme de la neige, noir comme de l’encre ou bleu quand les étoiles scintillaient comme des pierres ruisselant de tout leur

3. La classe de douzième correspond aujourd’hui à la grande section de maternelle. (Note de l’éditeur.)

4. La classe de neuvième correspond aujourd’hui au CE2. (nde)

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éclat. Dans ce tapis immense que j’appelais “le ciel du Bon Dieu”, nous avions des tabous dont on ne parlait pas parce que cela faisait peur. Je me retrouvais dans un univers où j’établissais moi-même les valeurs et dont j’étais le chef incontesté. Je ne criais jamais, mais j’émettais des signes seuls connus de moi et de mes héros qui me suivaient comme des ombres. Un jour, un nouveau dieu entra dans ma vie ; celui-ci bouleversa tout et décida de ma carrière : il s’appelait tout simplement Charlot. Il rata sa première entrée, mais quand il revint pour de bon, je ne lui permis pas de rater sa sortie. Ma vocation se cristallisa ce jour-là : je décidai d’être un acteur à jamais. En l’absence de ma mère, souvent retenue au magasin, ma tante Fanny s’occupait en partie de notre éducation. Avec ses airs pleins de mystère, elle me dit, dégageant une belle rangée de dents blanches qui la faisaient ressembler à une hindoue : “Aujourd’hui, je t’emmène voir Charlot.” Je réagis à peine ; j’étais justement en train d’infliger une défaite suprême aux Prussiens et voilà qu’au moment où je menais la charge sabre au clair, à califourchon sur un beau cheval arabe, ma tante entrait et brisait mon image d’une voix qui, à ce moment-là, me sembla affreuse. Elle me toucha l’épaule, me fit descendre de la chaise. Un monde s’écroulait pendant qu’elle remettait de l’ordre sur la table, replaçait les fleurs dans un vase, ramassait les livres éparpillés. Elle eut le temps de me lancer, avant de sortir, d’une voix de contralto : “Dans cinq minutes, tu t’habilles.” Ce jeudi-là, j’avais été particulièrement sage ; les devoirs faits la veille attendaient paresseusement dans mon cartable, j’avais tout mon après-midi. À contrecœur, je quittai mon monde féerique pour aller voir celui qu’on appelait Charlot, ignorant que ce petit bout d’homme, qui faisait rire le monde entier depuis dix années déjà, était aussi célèbre que le Christ, Napoléon ou Lénine. Pour moi, il n’existait pas encore.

Mon intuition décidait de l’importance des choses en ce qui me concernait ; l’univers était à ma portée et se trouvait dans ma chambre, dans la cour, sous la rampe de l’escalier ; les limites de cet univers ne dépassaient pas les frontières de ma rue. Si l’école était une nécessité qui passe, la récompense était mon lit, lieu de combat, la glace mon théâtre, les chaises, les tables, de simples terrains de repli et d’attaque, les tringles des rideaux des accessoires servant de fusils, de sabres. Les rideaux et les lampes devenaient des personnages amis ou ennemis, mais toujours indispensables, comme les décors, aux exigences de la règle du jeu.

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Nous voilà donc partis, ma tante et moi. Je me traînai, maussade, vers un petit cinéma, “Le Familia”. On pouvait voir une grande silhouette en carton représentant un vagabond dandy, à la moustache noire, portant un chapeau melon et faisant tournoyer sa badine. C’était cela Charlot, eh bien, on allait voir. On mourait de rire, disait-on. Mais quel était donc le titre du film ?

D’après ma tante, on annonçait : Le Cirque. Comme nous étions en retard, le spectacle avait commencé. À tâtons, dans le noir, nous marchions sur les pieds des gens qui se soulevaient à notre passage comme des vagues et dont les rumeurs nous faisaient comprendre que nous étions indésirables. Ma tante se confondait en excuses à droite et à gauche. Enfin, après un temps qui me parut interminable, je m’assis sur un strapontin. Je vis devant moi une image qui défilait avec des clignotements qui me forçaient à écarquiller les yeux.

C’était l’époque du muet et je voyais dans un salon de 1925, assise dans un canapé, une femme embrassant un homme. Cela n’en finissait plus. Le public semblait ravi. Je m’attendais à voir apparaître sur l’écran ce fameux Charlot dont on parlait tant. Comme il n’entrait pas, je patientais. Enfin l’homme quittait précipitamment le canapé, tortillait ses bras, partait, revenait ; visiblement, il était au désespoir. Finalement, la femme restait seule. L’homme, après avoir jeté un dernier regard pathétique, était parti, laissant la jeune femme noyée de larmes et mordant un mouchoir immense. Je pensais même qu’elle allait l’avaler. Dans la salle obscure, on entendait des reniflements, des raclements de gorge ; près de moi, une femme sortait le même mouchoir que sur l’écran. Maintenant, pensais-je, Charlot va entrer, va la prendre dans ses bras et tout ira bien. Mais non, on voyait l’homme au volant d’une voiture ; les larmes ruisselaient sur son visage ; un train s’approchait, des roues surgissaient en gros plan, des bielles apparaissaient en surimpression sur un visage d’homme désespéré. Toujours point de Charlot. Quand je vis sur l’écran quelques caractères qui tremblaient, ma tante me souffla : “Quelques années plus tard…” Je répliquai dans un souffle : “Et Charlot ? — Chut”, répondit ma tante, visiblement intéressée par le film. Je donnais des signes d’impatience, mes petites jambes heurtaient le siège de mon voisin. “Et Charlot ?” Je sentais des regards mauvais autour de moi. L’héroïne du film mendiait dans les rues ; c’était l’hiver, la neige tombait. L’homme, lui, était dans un autre salon et buvait du champagne avec des gens coiffés de bonnets bizarres, qui lançaient des confettis. On revoyait la femme abandonnée tombant dans la neige et je me demandais avec ennui si Charlot allait enfin la secourir ! Près de moi, une spectatrice sanglotait.

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Le mime Marcel Marceau a parcouru les scènes du monde entier avec son célèbre personnage Bip, alter ego silencieux. Au seuil de la mort, il confie à ses enfants son manuscrit Histoire de ma vie, un récit de jeunesse où il évoque sa naissance à Strasbourg en 1923, son enfance de “petite âme verte”, la montée de l’antisémitisme en France, la résistance avec son frère pendant la Seconde Guerre mondiale, la Maison de Sèvres auprès des enfants cachés ou encore sa formation d’acteur chez Charles Dullin et Étienne Decroux à Paris. Il y déploie sa vision de l’art du silence et nous entraîne au cœur de sa pensée d’artiste et de poète pour mieux saisir l’essence de ses créations, cris contre l’absurdité de la guerre et des hommes.

Pour étoffer ce récit : plus de cent cinquante documents, de nombreux extraits de ses écrits, une chronologie biographique exhaustive ainsi qu’une bibliographie, une filmographie et la liste de ses spectacles et pantomimes.

Le témoignage puissant et vivant d’un artiste majeur qui réinventa l’art du mime et se hissa au rang de mythe dans la grande histoire du théâtre.

978-2-330-17579-5 39,90 € 9 7 8 2 3 3 0 1 7 5 7 9 5
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