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LETTRE AU PÈRE

À deux voix

Aurélia

Il a fallu plusieurs années, après ta disparition, pour rouvrir ton manuscrit, soigneusement conservé dans sa chemise grise cartonnée d’origine, patinée par ta main. On pouvait lire sur l’étiquette : “Histoire de ma vie, de la naissance en 1923 jusqu’en 1952”. Histoire de ma vie, c’était le titre de ton livre de chevet, l’autobiographie de Charlie Chaplin. Ton amour pour Charlot, toujours, jusqu’à la fin.

Ce récit, nous en connaissions l’existence. Parfois, il t’arrivait de nous en lire des extraits.

Tu avais même projeté à une époque d’en rédiger la suite. Mais tu t’es arrêté, à l’âge de vingt-neuf ans, happé par ton envol vers une carrière internationale qui se poursuivra durant plus d’un demi-siècle.

Un an avant ta mort, au moment où tu te sentais partir, je me souviens, tu regardais par la fenêtre, tu me disais que tu voyais les cigognes, comme dans la légende alsacienne que l’on te racontait petit, et ce sont les premiers mots de ton récit, lorsque tu évoques ta naissance…

Tu en parlais peu de ton histoire intime, les parents, à ton époque, ne parlaient pas beaucoup aux enfants. Tu étais très pudique. La disparition brutale de ton père te hantait continuellement. Tes dernières années, tu lisais des dizaines d’ouvrages sur la Shoah et tu partageais avec nous tes interrogations sur l’origine de la haine qui ronge le cœur humain. Petite, j’interceptais au vol, par bribes, les souvenirs que tu racontais, les images que tu en donnais, comme des messages éphémères, des fulgurances, sans en mesurer véritablement le poids. C’était surtout la profondeur de ton regard et de tes silences qui m’interpellaient, comme si, confusément, je sentais ton tourment. Et si la maturité nourrie par nos échanges me permit de comprendre bien davantage de choses sur notre histoire familiale, subsiste encore une sensation de mémoire trouée, de questions sans réponse.

Camille

Tu disais que ta mère avait arrêté de croire, le jour où ton père avait été déporté. Tu nous racontais le seul rituel qu’elle avait conservé comme un trésor. Agenouillée, son frêle châle déposé sur sa tête, elle allumait les bougies. Et le soir, autour du repas, dans un même élan à travers le temps et l’espace, tu allumais les nôtres.

Ces repas étaient toujours animés par nos rires d’enfants devant les facéties que tu inventais inlassablement pour nous. Le poulet se mettait mystérieusement à parler avec une petite voix de fausset – “Ne me mange pas !” disait-il. L’oreille aux aguets, tu mimais l’étonnement et nous riions de plus belle.

À ta disparition, j’ai découvert une boîte contenant tous ces morceaux de cire, ces petits bouts de chandelles de table restés comme en suspens. Impossible pour toi de jeter ces témoins silencieux porteurs peut-être d’une flamme à venir…

Tu parlais des rêves où ton père revenait enfin, mais trop jeune pour encore aimer celle qui avait tant vieilli de l’attendre. Je t’écoutais religieusement, je craignais que toi aussi tu ne disparaisses. Alors tu me prenais la main doucement et sous les branches du grand cèdre bleu, tu me disais que tu étais immortel. J’y croyais. J’y crois encore. Étaient-ce les souvenirs de la maison d’enfants de Sèvres où Pingouin et Goéland apprenaient aux enfants cachés à tout réparer, à tout gommer des souffrances dans la joie d’être ensemble assortie d’une liberté folle de création, est-ce cela qui nous permettait d’avoir toujours une place auprès de toi quand tu peignais ? À plat ventre sur le sol de ton atelier, j’aimais m’étaler sur des grandes feuilles blanches écoutant le rythme de ta respiration. Je tentais d’y construire comme toi d’autres mondes avec une petite boîte d’aquarelles que tu me confiais avec le plus grand sérieux.

Tu respectais nos silences, nos rêves d’avenir, nos illusions.

Je te suivais en tournée, échappant avec bonheur à l’école. Fière et pourtant discrète, je me faisais le plus petite possible pour ne pas te troubler. Pourvu que tu acceptes de m’emmener de nouveau. Il fallait te laisser seul quand tu te maquillais. Tu refermais la porte sur le lieu mystérieux des transmutations. Je guettais ta présence derrière l’imposant rideau de velours rouge. La salle faisait silence. Je me souviens encore du glissement du lourd tissu sur le plateau pour se fendre et laisser apparaître ta petite âme blanche et vacillante née de l’obscurité.

Dans cet espace vide de tous les possibles, tu étais comme un miracle. Un magicien qui pouvait devenir plante, animal, homme, femme, enfant, ange, allégorie du bien combattant le mal, David contre Goliath. Un héros qui pouvait mourir et renaître. Infatigable, tu es allé sur les scènes du monde entier porter ton “cri silencieux” pour réconcilier les hommes, les faire rire et pleurer comme un même cœur, une même vague, le temps d’un spectacle, une éternité. Restait comme une énigme, une équation impossible à résoudre. Celle de la mécanique nazie qui mena à la disparition de ton père, laissant autour de toi un fantôme interrogeant sans trêve sa destinée. Dans tes archives, nous avons retrouvé la lettre que tu écrivis à ton frère Simon, le lieutenant Alain, ton camarade résistant. Tu y décris la libération de Paris, le 25 août 1944, les scènes de liesse dans la chaleur de l’été, les chants à l’église orthodoxe. Tu t’adresses à Charles, ton père : “lui l’ouvrier au cœur simple et droit qui ne vivait que pour nous, pour notre avenir […] j’étais heureux pour notre délivrance mais j’ai pensé à toi papa et tous les déportés, comme la Libération a dû vous causer une joie douloureuse, oui, douloureuse…”

J’ai mesuré alors l’abîme qui te séparait de l’indicible, de l’innommable. Tu avais connaissance de son arrestation par la Gestapo le 12 février 1944 à Limoges, mais le reste, tu l’as découvert bien plus tard…

Charles après trois semaines passées à Drancy partira dans le convoi n° 69 du 7 mars 1944 à destination du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, gazé dès son arrivée.

Pas de trace. Pas de corps. Sa tombe à côté de son épouse au cimetière juif de Périgueux est vide. Un vide incommensurable. Tu as tenté toute ta vie de le remplir en l’habitant de ton art.

Cette lettre, je l’ai apportée à Birkenau au bout du quai, à côté du lac de cendres. J’ai lu tes mots à haute voix pour que Charles les entende et qu’enfin il puisse – tu puisses ? – dormir en paix.

Aurélia

À la fin de ta vie, confié à de jeunes mains, celles de tes enfants, tu nous transmettais ton récit, comme dans la clandestinité où quelque chose de très profond se passe. Pour ne pas oublier.

Retranscrire mot à mot, avec force et détails, ton manuscrit, a été comme mettre mes pas dans les tiens, comme partir en éclaireuse, aux origines de ton histoire, avec la permission d’accéder à ton monde intérieur si secret. C’était m’approcher de tes parents, Charles et Chancia, avec la sensation de partager un peu de leur intimité en brisant les frontières du temps et retrouver aussi, à travers la fluidité de ton écriture, l’émerveillement qui surgissait de tes mimodrames et de tes pantomimes chaque fois que je venais te voir jouer au théâtre.

J’aurais voulu prolonger cette immersion, continuer de te suivre plus longtemps. J’y ai rencontré une multitude de visages dont tu nous parlais souvent, je pense à Jean de Neyman, cet ami cher, figure tutélaire pour toi. Tu lui as dédié, à quatorze ans, dans un cahier d’écolier illustré de tes dessins, ton premier livre narrant l’histoire tragique d’un jeune républicain espagnol auquel tu t’identifiais avant que la guerre ne vienne bouleverser ta vie.

Que racontais-tu déjà au sortir de l’enfance ? Toi, Marcel Mangel, le petit Juif né de parents immigrés, toi qui es devenu mime grâce à Charlot découvert à cinq ans dans un cinéma de Lille, toi qui ne cesseras de questionner par ton art le statut de l’être humain, son droit d’être au monde et de vivre dans la dignité, luttant contre toutes les injustices. Ne sentais-tu pas confusément, au fond de toi, l’avenir qui se préparait ? Peut-être devinais-tu l’hostilité d’une époque où tu n’aurais pas ta place.

Pourtant, ton récit ici retranscrit est traversé tout entier par la force d’un cri d’espoir, pressentant ton extraordinaire destin, avec ton lyrisme pour seule arme. “Le lyrisme, écrit Annie Lebrun, est lié à la plus violente conscience de la disparition. C’est d’abord une façon de voir la beauté en transparence sur ce qui la menace. C’est à la fois le jaillissement premier de la poésie et le refus instinctif de tout ce qui l’entrave […] Car si le lyrisme est toujours le développement d’une protestation, il est aussi un stupéfiant rempart passionnel qui protège ce qui vit en l’exaltant 1.”

Et toi d’écrire : “Arlequin chez Barrault, mime chez Étienne Decroux, acteur chez Dullin, je vivais le début de mon rêve ; j’avais étudié Charlot, Barrault, Pierrot, mais j’avais besoin de créer un personnage […] Le 22 mars 1947, je devenais le double de moi-même, je l’apercevais planté devant moi, sortant d’un brouillard. Comment vivait-il ? Je le voyais tantôt loin de moi, tantôt près, je le laissais parfois derrière moi. Comment vivrait-il ? J’étais dans l’angoisse d’une femme enceinte qui se demandait comment allait être son enfant. […] Ainsi Bip naquit le 22 mars 1947.”

Créer ton personnage coûte que coûte, l’arrachant à l’ombre des idoles passées mais aussi en hommage aux camarades disparus, à ton père parti en fumée, d’où tu as tiré Bip pour lui donner un avenir. Retrouver ce temps de l’innocence, ce premier éveil au monde perméable à tous les mystères, aux résonances les plus lointaines qui n’aspirent qu’à faire signe. Ne disais-tu pas que, dans tout rêve, une réalité va naître ?

Aujourd’hui, fidèles à ton désir, le temps est venu pour nous de faire paraître ton manuscrit ; vibrant témoignage sur ton époque mais surtout genèse de l’immense artiste que tu es devenu. Nous l’avons exclusivement nourri de nos archives personnelles : photographies, lettres, peintures et dessins, afin d’inscrire ta mémoire vivante dans un beau livre, sobre, centré sur ton récit. Cela représente l’essence de l’hommage que nous souhaitons te rendre, à l’occasion du centenaire de ta naissance le 22 mars 2023.

Toi qui as consacré ta vie et ton art, indissociables, au public du monde entier, puisse ce livre partager avec le lecteur le cheminement où palpite ton cœur de poète, immortel.

Le poète toujours en éveil rêve ses songes comme le sage de la légende. Il met son masque, parcourt le globe comme ces oiseaux poussés par les saisons, et qui viennent déposer leurs chants, algues rejetées par la mer.”

Marcel Marceau, Les Rêveries de Bip, 1968