35S L'Atelier de Le Corbusier

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Les origines de l’Atelier

The origins of the Atelier

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La découverte du 35 S

Discovering 35 S

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L’Atelier, 1924-1947

The Atelier, 1924–1947

62

L’Atelier, 1948-1965

The Atelier, 1948–1965

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Les derniers temps

The final years

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Entretien avec Jeanne-Louise Gabillard Interview with Jeanne-Louise Gabillard

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José Oubrerie, fragments mémoriels José Oubrerie, fragments of a memory

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Annexes Appendices

où germent et s’expérimentent les idées. De 1924, date de son installation, à 1965, l’année de la mort du maître, l’Atelier de la rue de Sèvres n’a cessé d’être un lieu de rencontres intellectuelles, une machine à concepts et un vivier de formation pour plus de deux cents jeunes talents venus du monde entier. « Une nouvelle église était née », selon l’expression de l’architecte italien Roggio Andreini, présent à l’Atelier dès 1947.

Au xixe siècle, le propriétaire du 35, rue de Sèvres est Nicolas Jourdain, un négociant en vin qui demeure dans la maison voisine au numéro 37. Suite à un revers de fortune, il décide de vendre le 6 septembre 1821 sa résidence pour la somme de 100 000 francs à une congrégation catholique masculine, la Compagnie de Jésus en France, communément appelée les Jésuites. Cette dernière acquiert alors les maisons situées aux numéros 33 et 35 de la rue de Sèvres et, trente-cinq ans plus tard, celles qui vont du numéro 37 au 43.

De 1830 à 1847, suite au sac du noviciat de Montrouge, la résidence est louée à un maître de pension. En possession d’un vaste terrain rectangulaire de 4 880 mètres carrés, les Jésuites érigent d’abord l’église Saint-Ignace (1855-1858, financée en presque totalité par des bienfaiteurs, dont l’empereur Napoléon III), puis les bâtiments conventuels. Les pères qui s’y étaient réinstallés en sont expulsés le 28 juin 1880 par la police, consécutivement à un décret de Charles Lepère, ministre de l’Intérieur, du 29 mars 1880, visant à la dispersion des congrégations religieuses non autorisées, principalement masculines. Avec l’adoption des lois de 1901, limitant le droit de propriété foncière des associations, les pères doivent quitter les lieux. En 1923, Mgr Chaptal obtient l’autorisation de louer l’église à l’administration des Domaines afin d’y établir « l’église diocésaine des étrangers ». Les autres bâtiments du couvent demeurent sous la gestion locative de l’administration.

Le 29 juin 1938, la société anonyme Immobilière Sèvres-Missions, propriété des frères jésuites, peut racheter l’église et les immeubles d’habitation de la rue de Sèvres, à l’exception du numéro 43. Suite à cette transaction, le 16 janvier 1939,

in possession of a vast rectangular site spanning 1.2 acres, the Jesuits first erected the Church of Saint-Ignace (1855–1858, almost entirely funded by benefactors, including Emperor Napoleon III), before building the actual convent. The priests who had moved back there were expelled again on 28 June 1880 by the police, following a decree by Charles Lepère, Minister of the Interior, from 29 March 1880, which sought to disperse all unauthorized (and chiefly male) religious congregations. After the laws of 1901 were enacted, limiting the property rights of associations, the Jesuits had to leave the premises. In 1923, Monseigneur Chaptal was granted the right to rent the church from the Administration des Domaines in order to establish “the diocesan church of foreigners.” The other buildings of the convent remained under the tenancy of the Administration.

On 29 June 1938, an incorporated company named Immobilière Sèvres-Mission, owned by the Jesuits, succeeded in buying back the church and the

En haut, façades des immeubles des 33 et 35, rue de Sèvres ; en bas, l’église Saint-Ignace vue du boulevard Raspail, vers 1910. Above, façades of the buildings at 33 and 35 Rue de Sèvres; below, the Church of Saint-Ignace as seen from Boulevard Raspail, circa 1910. Archives Jésuites.

« L’Atelier 35 S », comme aimait à l’appeler Le Corbusier, se situait dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, au 35, rue de Sèvres, dans le VIe arrondissement de Paris face au square Boucicaut, à la perpendiculaire du grand magasin Le Bon Marché et de l’hôtel Lutetia.

En haut, façade de l’immeuble du 35, rue de Sèvres, vers 1900 ; en bas, entrée de l’immeuble du 35, rue de Sèvres, 1909.

Above, building façade at 35 Rue de Sèvres, circa 1900; below, entrance to the building at 35 Rue de Sèvres, 1909. Archives Jésuites.

ouvrière à Lège, près de Bordeaux, réalisée entre 1924 et 1926. Ce simple avant-projet préfigure une réalisation ultérieure encore plus ambitieuse : la construction d’un ensemble de cinquante-trois logements ouvriers à Pessac. Commandes qui marquent un changement significatif dans l’échelle de production de l’atelier.

Au cours du premier semestre 1924, Le Corbusier entame ses recherches. Une épicière de sa connaissance4, qui habite au 35, rue de Sèvres, lui signale qu’un couloir de liaison est vacant dans l’immeuble. Une longue galerie désaffectée, située au premier étage du couvent des jésuites. Le futur Atelier devait autrefois relier les deux ailes du couvent, qui étaient contiguës au mur de l’église Saint-Ignace et donnaient sur la grande cour du patio, cernée de bâtiments communautaires. Après avoir trouvé le contact approprié, Le Corbusier adresse le 19 juin 1924 à madame la baronne Malivoire de Butet (locataire de divers locaux aux 33 et 35, rue de Sèvres, propriétés de l’administration des Domaines) un courrier lui indiquant son intérêt pour cette galerie de circulation vacante, en lui précisant l’usage auquel il la destinait, ainsi qu’un sommaire résumé de sa situation : « Le 35, rue de Sèvres sera employé pour y faire du dessin. » Il précise qu’il faut « arriver à une solution rapide, car je suis obligé de quitter les locaux que j’occupe actuellement5 ». Elle accède à sa requête. Ainsi, le 28 juin 1924, un bail de sous-location d’un an renouvelable aux mêmes conditions est établi entre CharlesÉdouard Jeanneret et madame Malivoire de Butet, effectif à compter du 15 octobre 1924, pour un loyer de 1 600 francs par an, pour la part du corridor inoccupé dont elle a la jouissance.

Quittance de loyer du 35, rue de Sèvres, émise par l’administration des Domaines, adressée à M. Jeanneret, 15 octobre 1924. Receipt for rent of 35 Rue de Sèvres, issued by the Administration des Domaines, addressed to Mr. Jeanneret, 15 October 1924. FLC, S1-12-018.

contact, Le Corbusier sent a letter on 19 June 1924 to the Baronne Malivoire de Butet (who occupied different apartments at numbers 33 and 35 of the Rue de Sèvres, which were owned by the Administration des Domaines), expressing his interest in the vacant circulation gallery and indicating his intended use for it, as well as providing a short summary of his situation: “35 Rue de Sèvres will be used for drawing.” He wrote that they had to “find a quick solution, as I am being forced to leave the premises I currently reside in.”7 She agreed to his request. On 28 June 1924, a one-year sublease renewable under the same conditions was signed by Charles-Édouard Jeanneret and Madame Malivoire de Butet, effective 15 October 1924 and with a rent of 1,600 francs a year, for the section of unoccupied corridor at her disposal.

Le Corbusier then became involved in a large-scale project: the erection of the Pavillon de l’Esprit nouveau for the 1925 International Exhibition of Modern Decorative and Industrial Arts in Paris. The building was of considerable size, so a larger studio was needed as soon as possible. Although he had already signed the sublease, the young, busy architect sent an explanatory letter in 1924 to the Directeur des Domaines, writing: “I would therefore like to ask you to rent out this corridor. The reason for my particular insistence is the following: I have undertaken to build an important, 350-square-meter pavilion for the exhibition of 1925 [...]. The work for the year 1925, to which I will devote a great deal of purely selfless labor, requires very high walls for the study of drawings.”8

LA DÉCOUVERTE DU 35  S

Le Corbusier est alors engagé dans un projet d’envergure, l’édification du pavillon de l’Esprit nouveau pendant l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris. L’ouvrage est considérable. Il faut donc un atelier au volume plus important dans les plus brefs délais. Le jeune architecte, affairé, adresse, bien qu’il ait déjà signé un bail de sous-location, un courrier informatif en 1924 au directeur des Domaines en ces termes : « Je me permets donc de solliciter de vous la location de ce corridor. Voici la raison pour laquelle je me permets d’insister tout particulièrement : j’ai pris l’engagement pour l’exposition de 1925 d’élever un pavillon important de 350 mètres carrés […]. Le travail de 1925 auquel je consacrerai de très grands efforts purement désintéressés nécessite la disposition de murs très importants pour l’étude des dessins6. »

Après les vacances d’été, du 8 août au 26 septembre 1924, une volée de travaux est effectuée dans le couloir par l’entrepreneur parisien G. Summer. Le plafond et les murs sont enduits et repeints avec du blanc gélatineux, qui rappelle la teinte laiteuse des crayères proches de Paris. Le 20 septembre, la double porte de

After the summer vacation, from 8 August to 26 September 1924, refurbishing work was carried out in the corridor by the Parisian entrepreneur G. Summer. The ceiling and walls were plastered and repainted in a milky white, recalling the color of the chalk quarries near Paris. On 20 September, the Atelier’s double door was delivered and fitted. It was conveyed by handcart from the Rue Linois to the Rue de Sèvres, a journey over three miles long, and was followed on 22 September by the erection of gypsum-tiled partitions that marked out the Atelier’s limits. Finally, on 26 September, when the work was finished, half a day’s horse transportation costing 40 francs was needed to clear away the rubble. The studio was then connected to the electricity grid on 4 October 1924. And on 11 October, a letter from the postal and telegraph service informed Jeanneret that the address at 35 Rue de Sèvres was now connected to the telephone network. Its number was Fleurus 39.84.

In October 1924, the J. Zanotti plumbing company fitted a porcelain sink at the far end of the Atelier. Alongside it ran two square, white-painted parallel partitions to prevent the water from

La grande cour-jardin, rue de Sèvres. Au premier étage, l’Atelier de Le Corbusier surplombé par les vitraux de l’église Saint-Ignace, vers 1920. The large courtyard-garden in the Rue de Sèvres. On the second floor, Le Corbusier’s studio is overlooked by the stained glass windows of The Church of Saint-Ignace, circa 1920. Photographie G. Bosher. Archives Jésuites.

L’Atelier en 1930. The Atelier in 1930.
Photographie Charlotte Perriand. Archives Charlotte Perriand.

Première facture des établissements L. Fouga pour deux lampes Gras no 201 semi-fixe nickelée, 13 novembre 1924. First invoice from L. Fouga for two Gras no. 201 semi-fixed nickel-plated lamps, 13 November 1924. FLC, S3-14-028. 1924–1947

Facture des établissements G. Lucas de fournitures électriques diverses, dont une lampe Gras, 31 décembre 1926. Invoice from G. Lucas for various electrical supplies, including a Gras lamp, 31 December 1926. FLC, S3-14-090.

Faisant suite au secrétariat, intercalé entre les deux premières doubles fenêtres, se situe le petit bureau de Le Corbusier, son studiolo. Une « boîte » équipée de l’air conditionné, symbole de modernité pour l’époque, que Le Corbusier a aménagée pour son propre usage. Il s’agit d’un cabinet aveugle de moins de 6 mètres carrés de surface (2,26 m sur 2,59 m, et 2,26 m sous plafond), recouvert de panneaux d’isorel mou, régi par le système complexe de mesures adopté par l’architecte pour réguler les proportions de ses réalisations, le Modulor, dont une représentation figurative est accrochée au-dessus de son bureau. Les principes de ce système de calcul des proportions, fondé sur la morphologie humaine, ont été élaborés par Le Corbusier pendant la guerre.

En 1948, Le Corbusier confie aux Ateliers Jean Prouvé la réalisation de son bureau personnel, pièce unique, ainsi que d’un petit socle mural. En fait de bureau, une simple petite table de travail adossée contre le mur donnant sur le corridor, exemplaire remarquable du constructeur nancéen. Son plateau creux dimensionné aux proportions du Modulor (113 × 54 cm, ép. 2,5 cm) est constitué de matière synthétique brune et positionné légèrement en retrait du piètement. Particulièrement apprécié par Le Corbusier, ce piétement à trois pieds en tôle d’acier cintrée laquée en gris est divisé en deux parties. Dans un courrier daté du 29 novembre 1948,

in the early 1960s. To avoid the harmful effects of passive smoking, Jeannette set up a rectangular table in the entrance, so she could work far away from the coils emanating from Madame Jeanne’s Pall Malls.

After the secretary’s office, slotted in between the two first double windows, was Le Corbusier’s own small office, his studiolo, a “box” equipped with air conditioning, a symbol of modernity at the time, which Le Corbusier had furnished for his own use. It was a blind cabinet measuring less than 6 square meters (2.26 m by 2.59 m, and 2.26 m in ceiling height), covered in soft Masonite panels and organized according to the “Modulor,” a complicated measuring system adopted by Le Corbusier to regulate his creations’ proportions, of which a figurative representation hung over his desk. He had devised the principles of this system that calculated proportions based on human morphology during the war.

In 1948, Le Corbusier entrusted the Ateliers Jean Prouvé with the creation of his one-of-a-kind personal desk, as well as a small wall base. The desk itself was simply a small work desk propped up against the wall that opened onto the corridor, a remarkable piece by the Nancy manufacturers. The hollow tabletop was sized to match Modulor proportions (113 × 54 cm, and 2.5 cm thick) and

Le studiolo de Le Corbusier, rare photographie en couleurs laissant apparaître les cloisons polychromes, 1963. Au mur, le Modulor, lithographie de Le Corbusier.

Le Corbusier’s studiolo, rare color photograph showing the polychrome partitions, 1963. On the wall, the Modulor, lithograph by Le Corbusier. Photographie Eugène Claudius-Petit.

Le Corbusier dans le studiolo, 1962. En arrière-plan, agrandissement photographique de Verre, bouteilles et livre, 1932.

Le Corbusier in the studiolo, 1962. In the background, photographic enlargement of Verre, bouteilles et livre, 1932.

Photographie Wolfgang Kühn.

← L’Atelier au maximum de sa capacité, 1948. Au premier plan : Bride Kennedy, Roggio Andreini. The Atelier at maximum capacity, 1948. In the foreground: Bride Kennedy, Roggio Andreini. FLC, L4-13-35-001.

Inventaire du mobilier et du petit matériel pour le secrétariat et l’Atelier, 14 avril 1950. Inventory of furniture and small equipment for the secretariat and studio, 14 April 1950. FLC, inventaire atelier 1950, 1-2.

témoignages et quelques rares photographies d’époque subsistent de l’Atelier après la disparition du maître, rendant la période de 1965 à 1967 relativement mystérieuse. Un rare cliché de la façade datant de 1967 confirme l’état de grande vétusté de cet ensemble immobilier.

En 1969, le projet de démolition de la résidence et des immeubles de la rue de Sèvres est arrêté.

En remplacement, il est décidé d’édifier un complexe moderne de dix étages, offrant des appartements, un bâtiment sur rue à usage commercial pour des bureaux et des boutiques, ainsi qu’un bâtiment sur cour à usage d’habitation réservé à la communauté religieuse. Un parking souterrain sur trois niveaux complète ce projet. Et derrière, dans la cour-jardin, une maison communautaire adossée au fronton de l’église qui comprend de nombreuses salles d’études. C’est à cet emplacement même que se trouvait l’Atelier.

« Aujourd’hui, l’Atelier est mort ; il a été sacrifié à une banale nouvelle construction par des moines laïcs intéressés par une juteuse opération immobilière72 », selon José Oubrerie.

“Today, the Atelier is dead; it was sacrificed in favor of a new, conventional building by secular monks bent on signing a lucrative real estate deal,”78 according to José Oubrerie.

One year previously, the Fondation Le Corbusier, an officially recognized nonprofit organization, was established in the Jeanneret and La Roche villas, according to the architect’s wishes, in the Square du Docteur-Blanche in Paris. As sole heir to Le Corbusier, the Fondation holds and assumes moral and patrimonial responsibility for the architect’s work, which includes his creations in the fields of architecture, literature and the visual arts.

In October 1974, the new residence was inaugurated and became the Institut supérieur de théologie et de philosophie de la Compagnie de Jésus, receiving the name Centre Sèvres.

“For years, I never went back to 35 Rue de Sèvres. It was too painful for me. I could no longer recognize the place. 35 Rue de Sèvres was like a great love affair. You don’t get it back,”79 Jeannette concluded. LES

Plan d’exécution du projet du 35, rue de Sèvres, 1967.

Site plan for the 35 Rue de Sèvres project, 1967. Archives Jésuites.

Bâtiment des cours du Centre Sèvres et habitation des pères, 1974.

Building with the Centre Sèvres’s classrooms and priests’ living quarters, 1974. Archives Jésuites.

Vue aérienne de l’église et du Centre Sèvres. Aerial view of the church and the Centre Sèvres. Archives Jésuites.

Un an auparavant, la Fondation Le Corbusier, reconnue d’utilité publique, s’établit conformément à la volonté de l’architecte dans les villas Jeanneret et La Roche, situées square du Docteur-Blanche à Paris. En tant que légataire universel de Le Corbusier, la Fondation détient et assume la responsabilité morale et patrimoniale de l’œuvre de l’architecte, y compris ses réalisations dans les domaines de l’architecture, des arts plastiques et de la littérature.

En octobre 1974, la nouvelle résidence est inaugurée et devient l’Institut supérieur de théologie et de philosophie de la Compagnie de Jésus, baptisé le Centre Sèvres.

« Pendant des années, je ne suis jamais retournée au 35, rue de Sèvres. J’avais trop de peine. Je ne reconnaissais plus l’endroit. Le 35, rue de Sèvres, c’est comme un grand amour. On ne le retrouve pas73 », conclut Jeannette.

Vue de la grande cour-jardin. L’emplacement initial de l’Atelier, adossé à l’église Saint-Ignace, février 2024. View of the large garden courtyard. The original location of the Atelier, next to the Church of Saint-Ignace, February 2024. Photographie Mick Jayet. Archives Teisso.

L’entrée du 35, rue de Sèvres, février 2024. Entrance to 35 Rue de Sèvres, February 2024. Photographie Mick Jayet. Archives Teisso.

l’atelier le matin – mais tard le soir, c’étaient les architectes qui le fermaient. Ensuite, je m’installais à mon petit poste de travail. Sur ma table, il y avait les rapports de chantier que Fernand Gardien avait écrits et moi je devais les dactylographier. Avec les architectes de l’Atelier, j’avais une relation professionnelle et proche, sûrement due à mon jeune âge. C’est moi qu’ils venaient voir pour taper leurs rapports, ou bien faire une course. Ils ne s’adressaient pas à madame Jeanne, trop occupée. Le midi, j’avais une coupure de deux heures. Je prenais le métro pour rentrer chez moi déjeuner dans le XIVe arrondissement. Il ne fallait pas que je traîne. À cette époque, Corbu ne travaillait que la matinée. Mais le soir, vers 19 heures, il appelait l’Atelier pour contrôler ma présence. J’étais alors en charge du téléphone et lorsque je décrochais, j’empruntais une voix sérieuse et je disais : « Ici l’atelier Le Corbusier. » (Rires) Parfois dans la soirée, il appelait madame Jeanne,

prétextant qu’il voulait ci et ça. Il fallait alors que j’apporte à son appartement, rue Nungesseret-Coli, un dossier important ou du courrier. Lorsque j’allais chez Corbu à cette époque, il n’y avait pas tous ces grands immeubles aux alentours. Je devais emprunter une rue lugubre qui longeait le stade Jean-Bouin et souvent il faisait nuit, mais je n’avais pas peur ! La jeunesse… (Rires) Je me souviens de son grand appartement, rien de luxueux, mais fonctionnel. J’y accédais par l’escalier de service, Corbu m’attendait sur le palier. J’allais souvent à son bureau, pour cela je traversais son grand atelier, derrière une cloison il y avait son tout petit bureau face à une fenêtre.

DT Vous étiez à l’accueil, quel était votre rôle ?

J-LG J’étais à l’accueil et mon rôle, en plus de dactylographe, était de filtrer l’entrée. Très régulièrement, des visiteurs étrangers, des admirateurs, venaient se présenter à l’Atelier. L’entrée était délimitée par une porte battante fixée sur

le mur, qui donnait accès au couloir. Il y avait beaucoup de Japonais qui venaient, très polis, et ils voulaient voir, ils voulaient tout voir. Je leur disais « non, non, non ! ». Et quand Corbu et madame Jeanne étaient absents, parfois, je prenais la liberté d’amener un groupe de trois quidams jusqu’au bout du couloir, à la limite de l’atelier. Mais pas plus loin ! (Rires) De mon petit bureau, j’ai vu passer des personnages illustres. Gérard Philipe, cet acteur qui était si beau, est venu plusieurs fois à l’Atelier. Avec Corbu, ils avaient fait une association pour la nature. Il a passé mon portillon ! André Malraux, Claudius-Petit, Walter Gropius et tant d’autres devenus célèbres par la suite ont foulé le sol de ce lieu unique.

DT Comment étiez-vous installée dans l’Atelier ?

J-LG Je partageais l’espace, un angle mort sans fenêtre, avec Riton [Henri Bruaux, le tireur de plans] à côté de moi. On était séparés par un meuble avec des casiers dans lequel il y avait des livres. Le Corbusier n’avait pas encore fait les travaux sur la cloison. Mon bureau était dans l’entrée. Je ne voulais pas travailler avec madame Jeanne, car elle fumait du matin au soir. Le matin, elle arrivait et elle fumait clopes sur clopes ! Lorsque Corbu lui dictait un courrier, dans son petit bureau, il refusait catégoriquement qu’elle fume en sa présence. J’avais une table carrée et l’espace était séparé par une cloison sur laquelle je punaisais des notes. À côté d’Henri, il y avait une armoire avec des portes coulissantes, mais ce n’était pas une Perriand ! Avec la machine à ozalid proche, cela sentait fort l’ammoniac dans l’entrée. Bien souvent, lorsqu’il était en vadrouille, je tirais les plans à sa place. Mais j’adorais faire ça.

DT Vous souvenez-vous lorsque Le Corbusier a modifié l’espace de votre bureau ?

J-LG Dans les années 1960, au mois d’août, à mon retour

JEANNE-LOUISE
Fête de fin d’année à l’Atelier, 20 décembre 1963. De gauche à droite : mademoiselle Jeannette, Le Corbusier, madame Jeanne, Alain Tavès, Roggio Andreini, José Oubrerie et Henri Bruaux. End-of-year party at the Atelier, 20 December 1963. From left to right: Mademoiselle Jeannette, Le Corbusier, Madame Jeanne, Alain Tavès, Roggio Andreini, José Oubrerie and Henri Bruaux. Archives Teisso. 136

I got there by the service stairs, and Corbu would be waiting for me on the landing. I often went into his office. To do so I walked through his large studio, and behind a partition there was his tiny desk opposite a window.

DT You were at the reception desk, what was your job?

J-LG I was at the reception desk and my job, in addition to that of typist, was to control the entries. Very often, foreign visitors and admirers would come to the Atelier. The entrance was marked out by a swing door fixed to the wall that gave access to the corridor. Japanese visitors were most frequent, always polite and wanting to see everything. I had to tell them no, no, no! And when Corbu and Madame Jeanne were out, sometimes I took the liberty of bringing a group of three people to the end of corridor, on the Atelier’s threshold. But never further! (Laughs) From my little desk, I saw famous people come to visit. Gérard Philipe, the extremely handsome actor, came to the Atelier several times. With Corbu, he set up an association to protect the environment. He went through my door! André Malraux, Claudius-Petit, Walter Gropius and so many others who later became famous trod the floor of this exceptional site.

DT How was your work space set up in the Atelier?

J-LG I shared my space—a blind, windowless spot—with Riton (Henri Bruaux, the plan copier) next to me. We were separated by a piece of furniture with compartments for books. Le Corbusier had not yet worked on the partition. My office was in the entrance. I did not want to work with Madame Jeanne, as she smoked from dawn till dusk. In the morning, she would come in and smoke non-stop! When Corbu dictated a letter to her, in her little office, he forbade her to smoke in his presence. I had a square table, and the space was divided by a partition onto which I pinned

notes. Next to Henri, there was a cabinet with sliding doors, but it was not a Perriand! With the ozalid machine nearby, it smelled strongly of ammonia in the entrance. Very often, when he was out and about, I copied plans for him. But I loved doing it.

DT Do you remember when Le Corbusier changed your office’s layout?

J-LG During the 1960s, I had just returned from a vacation in August, and Corbu had arranged a space for me with the entrepreneur Bertocchi. He had reconfigured the entrance partition. I had more light now. He had fitted out a small table with compartments. When I saw my new office, I was delighted. It suited me well, I liked it very much! He had also set up a counter in the partition, between me and Madame Jeanne, that way I was far away from her Pall Malls, and I always made sure it stayed shut!!!

Riton kept the same place, with his plan drawer next to me. At the back, there was a wooden plank with a nail. When the key

was on the nail, it meant the toilet was free. Then you had to run, quick quick quick! (Laughs) It was on the third floor. In the entrance, there was also a coat rack on a stand. When Corbu arrived in the morning, between 9:00 and 9:15, he hung up his hat and coat, then said hello to everybody. I knew when Corbu was arriving at the Atelier, I recognized his footsteps.

At the end of his life, Corbu had a heavy gait and the wooden stairs creaked under his weight, and he would hit the riser with the edge of his shoe. That sound meant the boss was coming!

DT Tell me about the atmosphere in the Atelier.

J-LG So many vibrant memories, to remember all those young people who came from all corners of the world! Most of them came to do an unpaid internship with Corbu. I typed out their internship reports! They were penniless, living a bohemian lifestyle in Paris. Some were homeless, but they all wanted to work here. What extraordinary acquaintances,

Fête de fin d’année à l’Atelier, 20 décembre 1963. De gauche à droite : mademoiselle Jeannette, Le Corbusier, madame Jeanne, Roggio Andreini. End-of-year party at the Atelier, 20 December 1963. From left to right: Mademoiselle Jeannette, Le Corbusier, Madame Jeanne, Roggio Andreini. Archives Teisso.

REMERCIEMENTS

Didier Teissonnière tient à remercier en tout premier lieu Mme JeanneLouise Gabillard et M. José Oubrerie, ainsi que la Fondation Le Corbusier et particulièrement M. Arnaud Dercelles, responsable du centre de documentation et de recherches, et leurs collaboratrices Ilona Bernard, Isabelle Godinaud et Delphine Studer. Barbara Baudry, qui lui a ouvert les Archives Jésuites de France ;

à exprimer sa profonde gratitude et son amitié à Alexandre Ulliac et Sandra Dubrulle, sans qui ce livre n’aurait jamais vu le jour ;

à saluer très sincèrement

Stefan Perrier, Olivia Farkas et David Glegun, pour cette passion partagée ;

ainsi que Camille AyasseScatelli, Jacques Barsac, Kim Berthier, Maxime Bouzidi, Anne-Marie Brouillet, Café des petits frères des pauvres, Thierry Didier, Rebecca Dumonceau, Jean-François Foucher, Claudette Francelle, Bertrand Glandier, Hervé Goasguen, Maciek Kobielski, Gladys Koteck, Hélène Lauth, Éric Miele, Bernard Monica, Anna Nilsdotter, Michel Peraches, Pernette Perriand, Gilles Peyroulet, Jean Ravel, Tomoshi Sakamoto, Joakim  Strömholm, Niklas Svennung, Cécile Tajan, William Vandivert, Jean-Jacques Wattel, Mâkhi Xenakis, David Zakin ;

et tous ceux qui ont souhaité garder l’anonymat.

COLOPHON

Coordination éditoriale / Editorial coordination

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Traduction anglaise / English translation

Alexei du Périer

Révision française / French copyediting François Grandperrin

Révision anglaise / English copyediting Helen Bell

Conception graphique / Graphic design

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Dessins / Drawings

Léa Carbonneau, architecte

Photographies contemporaines / Contemporary photographs

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Photogravure / Lithographs

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© Willy Rizzo, 2024, pour les œuvres de Willy Rizzo

ISBN : 978-2-37666-091-0

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Achevé d’imprimer en septembre 2024 sur les presses de Graphius, Gand

Didier Teissonnière est galeriste et antiquaire à Paris depuis 1999. Il est spécialisé dans le mobilier d’architecte et de designer du xxe siècle, notamment de Le Corbusier et de Jean Prouvé, ainsi que la lampe Gras.

Didier Teissonnière has been a gallery owner and antique dealer who lives in Paris since 1999. He specializes in 20th-century architect and designer furniture, notably by Le Corbusier and Jean Prouvé, as well as the Gras lamp.

Auteur de / Author of:

La Lampe Gras, Éditions Norma, 2008, réimp. 2012

Le Corbusier et la lampe Gras, Éditions Norma, 2015

La Lampe Ravel, Galerie Teisso, 2021

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