Mireille MULLER
Les héritiers du traître
Roman
Acajou créations - Le ciel à portée de mots
Les héritiers du traître
La lueur bleue des gyrophares léchait par intermittence la façade blanchâtre de l’immeuble. Les pompiers étaient arrivés en trombe. Le son strident des sirènes résonnait lugubrement dans le quartier. Leurs échos sinistres se perdaient dans le dédale des rues. Des chiens se mirent à hurler à la mort. Dans la bâtisse, les portes s’entrebâillèrent pour voir passer un corps sur une civière.
Qui était-ce ? La question rebondissait d’étage en étage, sans trouver de réponse satisfaisante. Un murmure de plus en plus distinct s’enroula autour de la cage d’escalier, se déversa sur chaque palier pour finir en un seul cri : « C’est Babouchka ! »
La porte d’entrée du bâtiment resta entrouverte et le froid de l’hiver vint glacer les cœurs.
Elle déambulait dans la rue, la démarche lourde, les épaules fatiguées. Son visage buriné par le soleil, sillonné par des rides, racontait à lui seul sa vie où labeur et peine se conjuguaient au quotidien. Son sourire édenté signait sa pauvreté et ses habits usés, portés en couches superposées, étaient cousus de vieux tissus inlassablement raccommodés.
Elle s’était enveloppée d’un méchant châle de laine, chargé de motifs à fleurs rouges, ornementé de franges noires, qui depuis longtemps ne la réchauffait plus dans le frimas de l’hiver. Au fil de ses pas pesants, elle repensait avec nostalgie à sa patrie. Elle l’avait quittée, contre son gré. Sa santé, devenue fragile, ne lui permettait plus de vivre seule. Ses pensées, bien plus agiles que ses jambes, gambadaient au loin, avec légèreté, dans son ancienne contrée où hautes montagnes, collines, plaines, lacs, ruisseaux et chutes d’eau rivalisaient de beauté. Les prairies étaient recouvertes de blancs agneaux, baignées de soleil, caressées de vent, entrecoupées de grands espaces, de steppes d’herbes sèches et de forêts.
Elle était arrivée depuis peu dans cette ville envahie de brouillard perçant et de grisaille, coincée dans un logement sans âme. Désormais, elle foulait une terre inconnue, évoluait au milieu d’un univers de béton où émergeait de temps à autre un semblant de verdure. Sa promenade était rythmée par les klaxons des voitures, la circulation incessante et le mugissement des sirènes du SAMU. Un monde si différent du sien, si froid, si inhospitalier, si loin de la nature. Là-bas, la vraie vie s’égrenait au fil des saisons, au rythme de la musique et des danses, des naissances et des départs vers un autre monde.
Aujourd’hui, une étincelle de bonheur avait réchauffé son
cœur. En ces temps de l’Avent, une passante lui avait offert des petits gâteaux faits maison. Cette dame lui avait assuré que Dieu l’aimait. Elle ferma ses yeux, médita un instant sur ces paroles venues d’ailleurs et repartit rassérénée. Dans ses yeux, une petite lumière jaillit. Cette parole d’espoir lui redonna le courage nécessaire pour continuer sa route et donner du bonheur à son tour à ceux qui l’entouraient.
Elle repensa à son enfance, aux prières récitées, à l’église illuminée. Dieu existait-il vraiment, se souciait-il réellement d’elle ? Elle n’osait y croire. Pourtant, cette rencontre inopinée était une sorte de miracle, un ange venu au moment opportun, dans un accès de tristesse, pour l’aider à vivre, à espérer et à lever les yeux vers le ciel. Un ancien cantique de Noël lui revint à la mémoire et trotta dans sa tête. La mère de sa meilleure amie, française d’origine, le chantonnait chaque année, au mois de décembre. Elle lui avait traduit les paroles mais sans en expliquer le sens. La vieille femme fredonna de sa voix cassée cet hymne : Minuit chrétien, c’est l’heure solennelle, où l’homme Dieu descendit jusqu’à nous ; pour effacer la tache originelle et de son Père arrêter le courroux… Elle n’avait jamais été particulièrement croyante, se contentant dans son jeune âge de suivre sa grand-mère aux offices religieux. Sa propre mère, veuve avant l’heure, était hostile à toute forme de religion ; son cœur meurtri n’avait jamais cicatrisé. La haine envers ce Dieu soi-disant si bon, laissant mourir injustement les gens simples et sans histoire, s’était amplifiée avec le temps. À son tour, elle avait quitté ce monde, désespérée et la rancœur aux lèvres. Anouchka, aux portes de l’adolescence, s’était retrouvée brutalement orpheline, à la charge de sa grand-mère si âgée et courbée
par le poids des ans. La plaie saigna à nouveau. Guérirat-elle un jour de ce déchirement profond de la perte de ses parents ? Très vite, elle avait dû s’adapter à sa nouvelle situation, apprendre à cuisiner, tirer l’eau du puits par tous les temps, s’occuper de la petite ferme, du bétail, du jardin. Les petits revenus qui en découlaient leur permettaient juste de survivre. Une vie rude.
Anouchka n’avait pas de regrets. Rien ne pourrait effacer la splendeur des couchers du soleil sur les grandes plaines fouettées par le vent. Rien non plus ne pourrait estomper le souvenir des folles chevauchées dans les collines avoisinantes. Les couleurs, les odeurs de l’herbe desséchée par le vent tapissant la steppe à perte de vue, resteraient gravées à jamais dans son cœur. Elle revoyait le disque parfait du soleil, rouge orangé, qui disparaissait doucement, happé par l’horizon derrière les monts. Elle se remémorait la chemise blanche de son cavalier aux cheveux d’ébène, son corps chaud contre le sien, si rassurant et si viril. Même la forte odeur du cheval en sueur semblait chatouiller ses narines. Les petits bonheurs d’antan reposaient, inaltérables, au fond de son âme.
Elle s’assit sur un banc, épuisée. Elle ne devait pas s’attarder. L’humidité du soir pénétrait déjà ses vêtements, mais ses pieds étaient si douloureux. Pour effacer la tache originelle, et de son Père arrêter le courroux. La chanson revenait en boucle et avec force dans sa tête, comme si elle voulait lui transmettre un message, codé pour l’instant. La vieille dame ne comprenait ni de quelle tache il s’agissait ni pourquoi le Père était en colère. Elle se souvint d’un petit livre d’images qui racontait de belles histoires, vraies, précisait sa pieuse grand-mère. Où était-il passé, l’avait-
elle seulement conservé ? Anouchka se sentit brusquement gagnée par une certaine frénésie. Il fallait qu’elle retrouve ce livret ! Elle avait besoin de revoir tous ces croquis. Elle pressentait que la clé de l’énigme se trouvait au milieu de ces pages. Elle se remit péniblement en route, se hâta, envahie par une grande fébrilité.
Depuis plusieurs jours, Anouchka cherchait inlassablement le recueil illustré. Elle fouillait en vain dans tous les cartons, sondait les vieilles malles du grenier, le plus discrètement possible. Elle ne voulait pas éveiller l’attention ni susciter une ribambelle de questions auxquelles pour l’instant elle n’avait pas envie de répondre. L’endroit était mal éclairé, mais Anouchka n’en avait cure et persévérait dans ses recherches. Tous ses biens avaient été rapatriés et déposés dans cet espace en attendant un éventuel tri. Dans un coin, une petite valise traînait, solitaire. La seule qu’elle n’avait pas encore ouverte. Mais à quoi bon ? La vieille femme, lassée, eut peur d’être déçue une fois de plus. Mais quelque chose (ou quelqu’un ?) la poussa gentiment à faire un dernier effort. Elle l’ouvrit et… rien ! Elle était totalement vide. Dépitée, elle la referma rageusement. D’un coup sec, elle l’envoya valser à l’autre bout de la pièce d’un coup de pied bien mérité. Anouchka fut surprise de sa propre force. La valise frappa violemment le mur. Elle s’ouvrit à nouveau, laissant échapper un article. Le cœur de la pauvre femme battit à tout rompre. De loin, elle ne distinguait pas l’objet. Elle s’en rapprocha à pas de Sioux, comme si elle craignait que la chose ne s’éclipse. Lorsqu’elle en distingua les contours, elle se pencha toute tremblotante.
Ses genoux flageolèrent sous le coup de l’émotion : le livre, c’était le livre !!! Un éclat de rire jaillit de sa poitrine. Quel
bonheur ! Ses efforts étaient pleinement récompensés. De joie, elle aurait bien dansé sur l’air du célèbre chant russe Kalinka, si ses vieux os n’avaient pas été si grinçants ! Elle cacha prestement son trésor sous son châle et redescendit dans son appartement. Il fallait se dépêcher ! Ses quatre petits-enfants ne tarderaient pas à rentrer de l’école et sa fille de son travail. Elle glissa à temps son trésor sous son matelas et poussa un soupir de soulagement. Mission accomplie !
Le dîner s’étira en longueur. Décidément, ce soir, personne n’était pressé. Anouchka n’avait qu’une envie : se réfugier dans sa chambre pour redécouvrir le livre ! La vaisselle sale s’accumulait dans l’évier. Encore un peu de travail en perspective ! se dit Anouchka. En pyjama, assis en tailleur sur leurs lits respectifs, ses petits-enfants l’attendaient pour un câlin. Ils profitaient de ce moment d’intimité pour lui narrer leurs petits et gros chagrins. Elle rassurait les uns, réconfortait les autres et, bien entendu, leur racontait une histoire. Anouchka s’inspirait à chaque fois des méandres de son passé, au grand bonheur des siens. Une façon à elle de garder l’arbre généalogique bien debout malgré son déracinement.
Enfin, le calme régna dans la maison. Anouchka s’apprêtait à regagner son cocon lorsque sa fille Natacha l’arrêta :
— Dis, Mamouchka, il faudrait que je te parle…
Encore des histoires de cœur ! soupira Anouchka dans son for intérieur.
— Oui, ma chérie, je t’écoute ! s’entendit-elle prononcer un peu à contrecœur.
Vingt-trois heures sonnaient à l’horloge de l’église du
quartier lorsque l’aïeule fut enfin couchée, la tête bien calée dans ses oreillers. Quelle journée, que d’émotions ! Elle ouvrit respectueusement l’ouvrage et retint son souffle en redécouvrant les esquisses. Elle plongea dans les temps anciens et oublia son âge. Elle se voyait enfant, assise au coin du feu de son isba, lisant avidement. Chaque page était une renaissance, une vie oubliée qui resurgissait au fil des mots.
La fatigue eut raison de la vieille dame. Elle s’endormit. Le livre glissa sur le tapis. Dans son sommeil, les images se superposèrent ; celles du recueil et celles d’autrefois. Son rêve la projeta dans un superbe jardin en compagnie de Pedro, son ami de cœur. Il était si beau avec ses cheveux noirs, son regard et son tempérament de feu. Impossible de s’ennuyer en sa présence. Il était boute-en-train, un brin impertinent mais toujours tendre. Ils s’approchèrent en devisant d’un arbre verdoyant aux fruits magnifiques. Ils semblaient succulents sous leurs couleurs chatoyantes. Malheureusement, sous leurs aspects si attrayants couvait la mort. Pedro lui lança un regard de braise, si ardent qu’elle se sentit fondre. Il l’enlaça et l’embrassa avec fougue. Comme pour le fruit, elle savait qu’ils ne devaient pas franchir la ligne rouge. La tentation fut trop forte. Ils succombèrent et la graine de la discorde fut semée.
Anouchka se réveilla en transe, baignée de sueur. Quel rêve épouvantable et pourtant si proche de la réalité ! Régulièrement, les souvenirs lointains de son adolescence venaient la hanter dans ses songes. Elle repensa à Pedro. Il était parti sans vouloir assumer les conséquences de son geste. Elle ne le revit plus jamais. On racontait qu’il était retourné en Espagne, son pays d’origine, pour embrasser
le métier de toréador. Pour Anouchka commença alors une longue descente aux enfers, produit de la traîtrise de son amant. Il lui fallut affronter le regard désapprobateur de sa grand-mère, supporter les railleries des villageois qui ne cessaient de l’humilier. Ils lui rappelaient constamment sa faute. Elle fut contrainte d’élever son enfant en dehors des liens du mariage. Seule. Rejetée. Ses meilleures amies lui avaient tourné le dos. Elle n’avait plus personne à qui se confier. Son cœur meurtri saignait, sans espoir de guérison. Les émotions de la jeune femme oscillaient entre la colère, la haine, la culpabilité, le désir de vengeance et l’envie cruelle de se débarrasser de l’objet de sa honte.
Les années avaient passé. Anouchka apprit à aimer sa fillette malgré les circonstances défavorables. Elle ne refit jamais sa vie. Une partie d’elle-même restait brisée. Elle ne se sentait plus capable de s’investir dans une relation de confiance, de se donner corps et âme. Pedro avait définitivement gâché son existence. Il avait marqué à jamais son être intérieur du sceau de l’infidélité, de la lâcheté et de la tromperie.
La tache originelle… La chanson revint en force… Adam et Ève, Anouchka et Pedro, la désobéissance par rapport au fruit interdit. Soudain, tout s’éclaira dans la tête de la vieille femme. Elle comprit mieux la fureur du Père. Comme ses ancêtres, elle avait transgressé la loi de Dieu. Une lourde culpabilité l’envahit, comme jadis, lorsqu’elle avait su qu’elle était enceinte. Elle pensait s’en être débarrassée avec le temps, mais elle était à nouveau présente, lancinante, oppressante. Un élancement, une contraction fulgurante traversa sa poitrine, comme une épée tranchante. Elle hurla de douleur ou de désespoir, ou
peut-être des deux, elle ne savait plus trop bien. Elle perdit connaissance. Son cœur s’arrêta de battre.
Anouchka reposait sur son lit d’hôpital depuis plusieurs jours. Elle naviguait entre deux eaux. Elle entendait ce qu’il se passait autour d’elle, mais n’avait pas la force d’émerger de son état comateux. Elle flottait dans une espèce de brouillard. Parfois, les sons se mélangeaient. Elle distinguait des bribes de phrase : mon berger…
Quelqu’un s’était assis à côté d’elle et lui faisait la lecture. Elle ne connaissait pas la voix de cet homme. Son passé empiétait sur son présent confus. Elle revoyait son père, berger de profession, qui s’occupait du troupeau avec beaucoup de soin. Il connaissait chacune de ses brebis, chaque agneau. Il se donnait sans compter. Jenemanquerai de rien… Son cheptel était le plus beau du pays. Ses bêtes étaient choyées et aimées. Il me fait prendre du repos dans des pâturages bien verts… Anouchka n’était-elle pas aussi, d’une certaine manière, la petite brebis de son père ? Fille unique, elle avait une place particulière dans son cœur. Il la chérissait, la faisait sauter sur ses genoux, tourner en l’air, ce qui suscitait en elle une agréable frayeur. Elle savait que, quoi qu’il arrive, son père la rattraperait toujours. Elle avait une grande confiance en lui. Il était si fort et si beau. Tant qu’elle resterait à ses côtés, elle n’aurait rien à craindre. L’Éternel est mon berger… Se pourrait-il que Dieu soit son berger ou le devienne un jour ? Il me dirige près d’une eau paisible… Anouchka aspirait à plus de sérénité. Mais le souvenir de sa faute la rattrapa à nouveau. Dieu était en colère contre elle. Comment y échapper ? Impossible de revenir en arrière. Elle ne pouvait rien réparer. Natacha
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était la preuve vivante de son erreur de jeunesse. La douleur l’oppressa à nouveau. Son cœur, serré comme dans un étau, déclencha les alarmes du scope. Le personnel soignant accourut.
— Arrêt cardiaque ! cria une infirmière. On réanime ? demanda-t-elle à l’intention du médecin, qui venait d’entrer précipitamment dans le box.
Durant ces quelques secondes d’incertitude, le cœur d’Anouchka se remit à battre. Elle n’en avait pas fini avec la vie !
Quelques jours plus tard, Anouchka rentra chez elle. Confortablement installée dans sa chambre, elle reprenait doucement des forces. Une voisine lui offrit un CD, à écouter le soir même, à l’occasion du réveillon de Noël, avait-elle précisé.
— C’est bon, Mamouchka ? Tu es prête ? Je peux enclencher le lecteur ? questionna Natacha.
— Oui, ma chérie. Tu peux y aller ! lui répondit sa mère.
Une musique majestueuse envahit la pièce : Minuit chrétien, c’est l’heure solennelle, où l’homme Dieu descendit jusqu’à nous ; pour effacer la tache originelle et de son Père arrêter le courroux… Encore ce chant ! La stupéfaction d’Anouchka se lisait sur son visage. Mais cette fois-ci, c’est le mot « effacer » qui retint son attention. La tache originelle avait été effacée ! La vieille dame reprit espoir. Si l’homme Dieu avait su gommer la faute d’Adam et Ève, alors peut-être que sa faute à elle… Anouchka n’osa pas aller au bout de son raisonnement. Elle avait peur de se tromper, d’être désenchantée. Pourtant, ce soir-là, le plus beau cadeau dont elle rêvait, serait qu’un ange du ciel
vienne lui certifier que sa faute à elle était pardonnée. Avoir un casier judiciaire vierge, commencer une nouvelle vie était son vœu le plus cher. Trois petits coups frappés à la porte vinrent interrompre le fil de ses réflexions.
— Babouchka, est-ce que je peux entrer ?
Sans attendre la réponse qu’il savait favorable, son petit-fils Igor, âgé de cinq ans, pénétra dans sa chambre à coucher et grimpa sur son lit.
— J’ai un cadeau pour toi ! dit-il avec un sourire malicieux.
Il extirpa fièrement de son pull un objet maladroitement emballé.
Le livre !!!
— Où l’as-tu trouvé ? s’exclama sa grand-mère.
Le petit garçon se tortilla, ne sachant pas trop s’il devait lui dire la vérité ou non, puis avoua d’une seule traite :
— Sur ton tapis, le jour où tu es partie à l’hôpital.
— Humm, je vois ! Ce présent est donc bien à moi ! répondit Anouchka sur un ton faussement outré.
Le petit garçon rougit un peu, puis éclata de rire :
— Oui, c’est bien ton livre !
— Petit farceur, va ! lui dit tendrement Anouchka.
Elle ébouriffa sa tignasse drue et noire. Voici bien un héritage de ton grand-père Pedro, pensa la vieille dame.
— Dis, Babouchka, pourquoi il est sur une croix, le monsieur ?
Anouchka sursauta :
— Quel monsieur, quelle croix ?
L’enfant s’empressa de lui montrer la page. Elle reconnut Jésus, l’homme Dieu. Elle sentit son cœur s’emballer. Il fallait qu’elle se calme et reprenne tout à tête reposée.
— Mon petit trésor, je vais d’abord bien lire l’histoire et quand je l’aurais comprise, je te la raconterai.
Igor lui fit un gros bisou bien sonore et repartit sur la pointe des pieds en chuchotant :
— Dors bien, Babouchka, fais de beaux rêves !
Anouchka s’endormit rapidement. Elle se vit en songe grimper sur le flanc d’une colline, mais sa marche était sans cesse contrariée par des obstacles. Elle savait pourtant qu’il était vital d’atteindre le sommet. Là-haut se trouvaient la lumière, l’apaisement, la quiétude. Hélas, elle butait régulièrement sur une pierre, redescendait à chaque fois plus bas qu’elle n’était montée. Elle tombait, se relevait, obstinée, mais la rechute était inévitable. Elle s’assit, abattue, accablée par le lourd fardeau de sa vie qui reposait comme un sac pesant sur ses épaules et l’empêchait de progresser.
— Anouchka, Anouchka, réveille-toi ! N’aie plus peur. Ne sois plus découragée. Ta dette est payée, j’ai effacé ton péché. Tout est pardonné ! Le sang que j’ai versé à la croix pour toi a tout purifié.
La vieille dame se réveilla brutalement et scruta l’obscurité. Près de la porte se tenait un être lumineux. Il lui montra ses mains et ses pieds percés, puis il disparut.
L’homme Dieu ! C’était l’homme Dieu en personne ! Le cœur d’Anouchka battit à tout rompre. Était-ce le rêve ou la réalité ? Une conviction profonde naquit dans son cœur. Jésus était vraiment vivant et ses paroles étaient la vérité. Dorénavant, elle ferait tout son possible pour mieux le connaître, découvrir tout ce qu’il avait fait pour elle. Pour y parvenir, il lui faudrait plus qu’un recueil
d’images pieuses pour enfant. Comment faire ? Anouchka progressait doucement dans son apprentissage de la langue française. La lecture restait encore très laborieuse. Tout ce qu’elle avait lu jusqu’à présent était toujours écrit en russe ou en langue altaïque, l’Altaï étant la région dont elle était issue. Anouchka avait beau réfléchir, elle ne trouva pas de solution. Un vrai casse-tête ! Le sommeil la surprit en pleine réflexion et la plongea dans les bras de Morphée. Quelques jours plus tard, le facteur vint sonner à la porte. Un colis pour Mme Anouchka Pratzitzsch ! D’où pouvait-il venir et qui avait bien pu le lui envoyer ? Qui avait pensé à elle dans cette période de Noël ? Anouchka inspecta le paquet sous toutes ses coutures à la recherche d’un indice. Intriguée, elle l’ouvrit. Un vieux livre à la couverture en cuir noir et usé se dégagea de l’emballage avec une carte sur laquelle étaient griffonnés quelques mots : En guise de cadeau de Noël, un souvenir de ta grand-mère, retrouvé au fond d’une armoire. Belles fêtes auprès des tiens. Bons baisers de ta cousine Asya. Elle feuilleta le livre écrit en langue russe et constata avec stupeur qu’il s’agissait d’une Bible ! Le livre de l’homme Dieu ! La surprise lui coupa le souffle. La Bible de sa grand-mère ! Son problème était résolu ! Elle ignorait que son aïeule possédait un tel trésor. Il était maintenant entre ses mains. À elle d’en prendre soin !
Des semences de lumière
Anouchka avait bien changé. Elle était devenue une nouvelle personne. Son entourage n’en revenait pas. Elle semblait légère, aérienne. Une joie et une paix profondes l’habitaient. Elle avait modifié ses habitudes. Elle était désormais plus matinale encore. Dès les premières lueurs de l’aube, elle se levait et s’installait dans son vieux fauteuil patiné par le temps. Elle tenait à offrir les prémices des premières heures du jour à son bienfaiteur. Sa Bible, aux pages écornées, était déjà ouverte. Elle était prête à écouter Dieu, comme les disciples écoutaient Jésus autrefois. Elle ouvrait les oreilles de son cœur afin de bien pouvoir entendre la voix de son bon Berger.
Jésus la prenait par la main et la conduisait dans les verts pâturages de sa Parole. Ses instructions étaient comme des trésors pour son âme. Ils faisaient la joie de son cœur et la conseillaient. Elle méditait ses décrets, ils illuminaient son sentier. Elle faisait ses délices de ses prescriptions. L’herbe verte était grasse et abondante. Des fleurs de toutes sortes y foisonnaient. Elles portaient le nom d’intégrité, de fidélité,
Les mots défilaient devant ses yeux et pénétraient jusqu’au plus profond de son être. La Parole de Dieu était vie, elle ne restait pas sans effet. Anouchka fit une courte prière : — Tourne mes yeux et mon cœur vers toi, ô Éternel, ouvre mon intelligence pour que je garde ta loi et que je la respecte. Je serre ta Parole dans mon cœur afin de ne pas pécher contre toi.
Puis l’horloge de l’église voisine sonna. Il était l’heure de vaquer à ses occupations. Le temps passé en sa présence était bien trop court, mais le bon Berger resterait à ses côtés. Il ne l’abandonnerait pas. Sa houlette et son bâton la rassureraient. Elle n’aurait ni à redouter la flèche de la maladie qui volait en plein jour, ni le monstre de la culpabilité qui rôdait dans les ténèbres, ni le fléau de la jalousie et de la médisance qui frappait en plein midi. Si mille tombaient à côté d’elle et dix mille à sa droite, elle ne serait pas atteinte. « Puisqu’elle est attachée à moi, dit l’Éternel des armées, je la protégerai, puisqu’elle connaît mon nom. Je serai avec elle dans la détresse, je la délivrerai et je l’honorerai. »
Oui, le bonheur et la grâce l’accompagneraient tout au long de cette journée et tous les jours de sa vie. Anouchka
20 de justice, de vérité. Elle méditait les merveilles de sa loi. Elle se désaltérait à longs traits aux sources du salut. Anouchka renouvelait ses forces. Jésus la relevait, il restaurait son âme. Face à ses adversaires, il versait de l’huile sur sa tête et faisait déborder sa coupe de louanges à son Dieu. Il était son rocher et son bouclier. La vigueur était sa ceinture. Elle, la vieille dame, était solide comme le cèdre du Liban ! Elle se tenait debout comme un vaillant héros !
se savait pleinement pardonnée et profondément aimée par Jésus lui-même. À la croix, son sang avait coulé pour effacer tous ses péchés. Sa honte était effacée. Elle avait désormais la certitude qu’un jour elle serait au paradis avec Jésus. En guise de reconnaissance et parce qu’elle éprouvait beaucoup de plaisir à être dans la présence de Dieu, elle reviendrait encore et encore dans la maison de l’Éternel, tous les matins, et ce, jusqu’à la fin de ses jours.
Une année s’écoula. C’était le temps de l’Avent. Quelqu’un avait glissé un petit dépliant dans la boîte aux lettres d’Anouchka. Le titre attisa sa curiosité : L’enfant oublié. Maîtrisant enfin brillamment la langue française orale et écrite après bien des péripéties, elle se plongea dans sa lecture.
« Il fit son entrée sur terre, dans l’indifférence la plus totale. Les préoccupations et impératifs de la vie quotidienne, les enjeux politiques, la poursuite acharnée des richesses, avaient détourné les habitants de la ville de l’essence même de la vie. Pourtant, le ciel avait parlé, son destin était scellé et annoncé depuis la nuit des temps. Dans ce monde agité, il était né l’enfant oublié de tous, dans l’endroit le plus sordide et insalubre de la ville. Un sans-abri de plus, un futur SDF. Peut-être bien un migrant, cet enfant semblait venir d’ailleurs, d’un autre monde.
Sur une colline, pas très loin de la ville, une sorte de jungle, un squat de personnes pas très recommandables au demeurant. Dans cette société de nantis, ce genre de personnes n’était pas le bienvenu. Un soir, ils firent une descente en ville, effrayant la population en tenant des discours hors du commun. Le ciel se serait ouvert alors
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qu’ils tentaient de se réchauffer autour d’un maigre feu sous la voûte céleste. Des anges auraient annoncé la naissance d’un roi ; pour l’adorer, il suffisait de se rendre à l’étable. Le petit, enveloppé de langes, dormirait dans une mangeoire. Dieu lui-même se serait fait homme. Les ragots allèrent bon train mais personne, à part les bergers eux-mêmes, vérifièrent leurs propos.
L’enfant grandit. Il devint un homme. Il arpenta les chemins sans se lasser. SDF, il le fut. La plupart du temps, il n’avait pas d’endroit où poser sa tête. Il allait à la rencontre des gens, poussé par sa mission divine, son amour sans limites pour son prochain. Il ne ménageait pas sa peine. De jour comme de nuit, sa main était toujours tendue, prête à secourir, à guérir, à sauver. Combien d’aveugles retrouvèrent la vue, combien de boiteux et de paralysés l’usage de leurs jambes, combien de sourds l’ouïe, combien de muets l’usage de la parole ? La Terre entière ne suffirait pas à contenir tous les récits de ses miracles si on tentait de les recenser.
Mais tous ces événements bouleversaient l’ordre bien établi par les instances religieuses de l’époque. Cet homme leur volait leur popularité. Il déplaçait des foules entières à lui tout seul. Le clergé ne contrôlait plus rien. Ce Jésus leur faisait de l’ombre. Il remettait leurs croyances en question, les obligeait à sortir de leur zone de confort en matière d’interprétation des textes sacrés. Il les perturbait dans l’accomplissement de leurs rites, et, comble du comble, se prétendait être Dieu. Un véritable imposteur. Il fallait régler son cas au plus vite.
Deux mille ans passèrent.
À la croisée des chemins, au détour d’une colline, une croix nous rappelle aujourd’hui encore la fin de cette histoire ou, plutôt, la suite de l’histoire. Les hommes l’avaient finalement crucifié, il dérangeait trop. Mais Jésus avait donné sa vie de son propre gré ; par amour pour nous, pour nous sauver de nous-mêmes, de notre nature, si encline au mal, à l’autosuffisance. Il nous offre aujourd’hui encore la possibilité de nous reconnecter au cœur de Dieu, Créateur de l’Univers et de l’humanité. Jésus-Christ le Ressuscité est toujours le même : prêt à nous rencontrer, à nous guérir, à nous sauver, à nous laver de tous nos péchés. Sa main est toujours tendue vers chacun d’entre nous, son oreille disposée à entendre notre cri. Lui seul peut nous combler. Peut-on espérer un plus beau cadeau ? »
Un mot amical d’une passante, un cadeau, une chanson comme une ritournelle dans sa tête, des paquets inattendus, un flyer dans sa boîte aux lettres… Des petites choses de la vie quotidienne, telles des petites semences de lumière, abondamment répandues sur le terreau fertile de son cœur ! Que de chemin parcouru en une seule année ! Elle aurait bien aimé retrouver cette femme qui lui avait assuré que Dieu l’aimait afin de lui raconter son histoire. Sait-on jamais… Peut-être qu’un jour elle croiserait à nouveau sa route. Une chose était cependant certaine : elle la retrouverait au ciel !
Pedro
Treize ans plus tard…
Un jeune homme de dix-huit ans et un vieillard de soixante-quatorze ans attendaient sur le quai la venue du tramway. Ils avaient le même profil, le même regard acéré, la même silhouette élancée. Leur chevelure respective avait la couleur du jais, parsemée de quelques fils gris pour le plus âgé. L’un monta à l’avant de la voiture, l’autre à l’arrière. Ils ne se connaissaient pas, mais ne pouvaient s’empêcher de s’épier l’un l’autre. Leur ressemblance était frappante. Ils descendirent au même arrêt.
Igor était en état de choc. Il venait de rencontrer son sosie, si ce n’était la différence d’âge ! Il avait hâte de rentrer chez lui. Hâte d’en parler à Babouchka, sa confidente au grand cœur. La neige s’était mise à tomber à gros flocons.
Le vieil homme à la silhouette sèche et noueuse hésita en quittant la station. Quelle direction prendre ? C’était la première fois qu’il se rendait en Alsace. Cette ville lui était totalement étrangère. Il se laissa porter par la foule et déboucha sur la grande place Kleber de Strasbourg,
capitale de Noël. Il découvrit le majestueux sapin de trente mètres de haut, sélectionné dans le massif vosgien, qui scintillait de mille feux. Il se fondit dans la cohue qui le pressait de chalet en chalet. Le marché de Noël, le plus ancien de France et l’un des plus anciens d’Europe, imprégné de quatre siècles de tradition, battait son plein. Les senteurs de vin chaud, de cannelle, de pain d’épices et de marrons grillés embaumaient les ruelles. Il n’osa pas demander son chemin. Qui le comprendrait ? L’espagnol et le russe ne devaient pas être monnaie courante par ici.
Le crépuscule avait fait place à la nuit. Pedro eut tout le loisir d’admirer les façades, les balcons et les rues illuminées. Les décorations foisonnaient et ornaient les fenêtres des maisons à colombages. Les propriétaires des restaurants et des tavernes avaient rivalisé de créativité pour attirer la clientèle. Difficile de résister au charme, à la féerie de cette ville ! Une petite musique de Noël venait parfaire l’ambiance. La neige tombait toujours. Ses flocons virevoltaient dans l’air glacé, rajoutant une touche de poésie à la magie des ombres du soir.
Pedro dénicha un petit hôtel, simple mais avenant. Une serveuse, âgée d’une cinquantaine d’années environ, parlait l’espagnol. Il se hâta de se délester de ses bagages. Sa chambre, typiquement alsacienne, donnait sur la cathédrale grandiose, imposante. Sur son parvis, une chorale interprétait des cantiques en l’honneur de la Nativité. L’Armée du salut officiait à ses côtés avec sa marmite de Noël pour collecter des dons. Des jeunes, leurs djembés sous le bras, décidèrent de les accompagner. Devant cet ensemble musical insolite, un attroupement s’était formé. Ici aussi les petits cabanons en bois foisonnaient. Chaque
maisonnette était illuminée, chaleureuse, porteuse d’espoir dans les ténèbres de cette nuit d’hiver. Des artistes de tout horizon – peintres, potiers, chapeliers, dentellières, confiseurs, pâtissiers etc. – y vendaient leurs productions. On venait dénicher moult décorations de saison, santons, crèches et bougies. Les bredles (petits biscuits traditionnels de la région), les mannele (petits pains au lait en forme de bonhomme), les pains d’épices et le vin chaud n’étaient pas en reste. Ils avaient leurs adeptes. Les touristes, venus du monde entier, se massaient devant les édicules et déambulaient dans les rues tel un long serpentin coloré. Pedro laissa retomber le petit rideau de cretonne à carreaux rouges et blancs. Il s’affala sur le gros édredon recouvert d’une housse en kelsch, tissu alsacien en lin. La multitude des oreillers et la douceur des draps molletonnés prédisaient un sommeil agréable. Il jeta un regard circulaire sur la pièce. Elle était charmante et les lumières tamisées en faisaient un nid douillet. La pièce était rustique. Le parquet en bois avait été lustré récemment. La cire d’abeille parfumait l’atmosphère. En face de son lit se trouvait une petite table avec une chaise dont le dossier était sculpté en forme de buste masculin, en tenue alsacienne. De petites gravures décoraient les murs. Elles mettaient en scène Hansel et Gretel, personnages typiquement alsaciens, dans leur vie quotidienne. Pedro aurait bien aimé s’assoupir, mais les tiraillements de plus en plus fréquents de son estomac l’en empêchèrent. Il était temps de déguster l’une des spécialités régionales.
Attablé devant un baeckeoffe bien chaud (mélange de trois sortes de viande avec des légumes et des pommes de terre), présenté dans une poterie du terroir joliment décorée,
Pedro dévisagea l’employée qui l’avait précédemment accueilli. Elle le troublait, aussi l’observait-il à la dérobée. Elle avait gardé une beauté sauvage malgré son âge. Elle ferait bien une belle danseuse de flamenco, pensa Pedro en fin connaisseur. Il l’imaginait, dans une longue robe rouge aux multiples volants, évoluer avec grâce et souplesse, au rythme de plus en plus endiablé de la guitare. Il entendait ses talons claquer, son regard enflammé couler sur les hommes, ses cheveux noirs et bouclés tomber en cascade sur ses épaules rondes.
— Tout se passe-t-il bien ? demanda la danseuse, qui s’était rapprochée de lui.
Pedro émergea de ses pensées. Confus, il bafouilla quelques phrases polies en rougissant légèrement. De ses mains agiles, elle remplit son verre de vin. Le regard du vieil homme s’attarda alors sur le pendentif qui émergeait du chemisier entrouvert de la femme. Ce médaillon lui sembla soudainement très familier ! Se pourrait-il que… ??? Pedro prit son courage à deux mains et lui expliqua la raison de sa présence à Strasbourg. La serveuse pâlit à l’énoncé de son discours et se précipita à la cuisine. Pedro fut intrigué. Qu’avait-il donc bien pu dire qui puisse la mettre dans un état pareil ?
La soirée était déjà bien entamée et le voyageur dut se rendre à l’évidence : la séduisante quinquagénaire ne réapparaîtrait pas. Une jeunette était venue la remplacer.
Le mystère s’épaississait.
Pedro monta se coucher. Malgré sa grande fatigue, le sommeil le fuyait. La pleine lune s’était invitée dans sa chambre. Curieuse, elle sondait chaque recoin de la pièce de ses rayons blafards. Excédé par tant de luminosité, Pedro
se leva pour fermer les volets. Le ciel était de cristal, les astres scintillaient dans le ciel. La température polaire avait chassé les derniers flâneurs. Le silence régnait désormais sur la place si animée quelque temps auparavant. Un chat détala au coin d’une rue, effrayé par son ombre gigantesque. La cathédrale, sombre et impressionnante, plongée dans l’obscurité, semblait veiller sur la ville. Sa flèche pointait fièrement vers la voûte céleste. Elle rappelait ainsi, aux hommes qui voulaient bien l’admettre, qu’il existait quelqu’un de bien plus majestueux qu’elle. Au-delà des religions et traditions humaines, au-delà des étoiles, un être glorieux se souciait de l’humanité entière. De jour comme de nuit, son regard parcourait la Terre. Lui, le seul Dieu qui avait réglé le problème du péché en envoyant son Fils JésusChrist mourir à la croix, appelait inlassablement chaque être humain à se réconcilier avec lui, à prendre garde à ses paroles écrites dans son livre, la Bible. Qui l’entendrait ? Qui serait prêt à abandonner ses fausses croyances pour entrer dans une relation véritable avec lui ? Quel homme, quelle femme, quel enfant accepterait de quitter sa religion, son système de pensée, sa philosophie, pour aligner ses propres pensées sur celles de Dieu ?
Pedro se recoucha sans pour autant réussir à s’endormir.
Dès qu’il fermait les yeux, le visage de la serveuse s’imposait à lui. Il s’assit dans son lit et ralluma sa lampe de chevet. Pourquoi n’arrivait-il pas à chasser son image ? Il ne s’expliquait pas cette attirance. Il tritura nerveusement son collier, ouvrit et ferma son sautoir à plusieurs reprises. Il contempla le portrait immortalisé à jamais. Une splendide jeune femme, son amour de jeunesse, rayonnait derrière sa paroi de verre. Sa beauté la rendait si vivante. La retrouvera-
t-il un jour ? Anouchka avait-elle gardé son pendentif dans lequel se trouvait sa photo à lui ? Il n’en était pas convaincu. Elle s’en était certainement débarrassée, avec raison d’ailleurs, au vu des circonstances. Il se souvint soudain du médaillon de la serveuse qui ressemblait étrangement au sien. Quelle coïncidence ! La même idée folle, celle qui l’avait poussé à prendre la parole au moment du repas, retraversa son esprit. Se pourrait-il que le médaillon de la femme soit celui d’Anouchka ? Pour vérifier, il suffirait d’ouvrir le sautoir. La présence de sa photo à lui en serait la preuve. Dans ce cas, pourquoi serait-il en possession de cette employée ?
— Arrête, Pedro, tu t’égares ! se dit-il. Ce scénario est digne d’un film ou d’un roman ! Toi, tu es dans la vraie vie, mon cher. Laisse tomber, vieille branche, et endors-toi rapidement car il se fait tard. Il faut retourner sur tes pas, en République de l’Altaï, pour mener ton enquête. Tu vas trop vite. Un pas après l’autre. Ton impatience te joue des tours. Des colliers de ce type existent par milliers sur toute la Terre. Retourne à la source si tu veux dénouer la trame de ton passé !
Sur ce, il coupa fermement court à toutes ses chimères et s’endormit profondément.