Pascal Grandmaison

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Kaja Silverman insiste sur la nature visuelle de ce « refus du monde », qui implique la réorientation ou, plutôt, la désorien­ tation de la vision (« abandonner le domaine des formes phénoménales est, tout simplement, perdre la vue »). Dans sa relecture de la plus célèbre allégorie de Platon, elle tourne son attention vers le domaine de l’apparition, puisque c’est là, dans l’unique domaine où l’Être peut émerger, qu’elle situe le héros de son livre, le spectateur du monde. Pour Martin Heidegger, écrit Silverman, « l’apparition n’est pas une réplique exacte de l’Être, mais plutôt sa manière de “se faire connaître” : c’est l’extrusion par laquelle l’Être “se présente” », alors que pour Hannah Arendt l’apparition est l’équivalent de l’Être : « L’observation des ombres dans laquelle s’engagent les prisonniers de Socrate est une matérialisation privilégiée de ce qu’elle appelle “il-me-semble”. » Alors que pour Heidegger et Arendt, l’apparition est une métaphore d’une divulgation principalement linguistique (soit un instrument de révélation de l’Être, soit un dispositif d’action politique), Silverman définit l’apparition comme étant un événement essentiellement visuel : « une présentation de soi ou un devenir visible46 ». La fascination de Grandmaison pour la dialectique de la lumière et de la noirceur est certainement de nature multiple, mais elle reflète sûrement une passion à la fois pour le lumineux et l’obscur comme pistes de recherche de la vérité et de l’essence, une manière de « se tourner » vers le domaine spirituel et magique de la vision pure. Traité sur la mécanique de l’apparition comme acte conceptuel et existentiel aussi bien que véhicule d’un énoncé et de l’énonçable dans un système de langage, son œuvre est profondément engagée et marquée par une pulsion scopique. À ce titre, elle semble combler le rêve de spectateurs du monde de Silverman comme étant une « sorte de regard qui a lieu dans le monde et pour le monde, une sorte de regard qui non seulement adhère aux formes phénoménales, mais aussi les augmente et les enrichit47 ».

19. Voir Anthony Vidler, The Architectural Uncanny. Essays in the Modern Unhomely, Cambridge, Mass., MIT Press, 1992, p. 217. 20. Sarah Kofman, L’enfance de l’art. Une interprétation de l’esthétique freudienne, Paris, Payot, 1970, p. 175–176. 21. Deleuze, L’image-mouvement, op. cit., p. 141. 22. Judith Butler, Precarious Life. The Powers of Mourning and Violence, Londres et New York, Verso, 2004, p. 129. [NdT : traduction libre] 23. ibid., p. 131. 24. ibid., p. 138, 141, 145. 25. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa repro­ ductibilité technique », L’homme, le langage et la culture, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël/Gonthier, 1971, p. 171–172. 26. Deleuze, L’image-mouvement, op. cit., p. 126. 27. ibid., p. 147. 28. ibid., p. 141. 29. ibid., p. 142. 30. ibid. 31. Béla Balázs, cité dans ibid., p. 136. 32. ibid., p. 137. 33. Giorgio Agamben, « Le visage », Moyens sans fins. Notes sur la politique, Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 103. 34. ibid., p. 109. 35. ibid., p. 104. 36. ibid., p. 112. 37. Jorge Luis Borges, « Dreamtigers », Œuvres complètes, vol. 2, op. cit., p. 7. 38. Kaja Silverman, World Spectators, Stanford, Stanford University Press, 2000). [NdT : traduction libre] 39. Lindsay Denison, « The Biggest Playground in the World », Munsey’s Magazine, vol. 33, no 5 (1905), p. 555–561. [NdT : traduction libre] 40. Rem Koolhaas, « Coney Island. La technologie du fantasme », New York Délire. Un manifeste rétroactif pour Manhattan, traduit de l’anglais par Catherine Collet, Marseille, Éditions Parenthèses, 2002, p. 29–79.] 41. Maxime Gorky, cité dans ibid., p. 29. 42. Gorky, cité dans ibid., p. 68. 43. Le nom original de la péninsule que lui ont donné ses habitants amérindiens Canarsie est Narrioch, ce qui signifie « lieu sans ombre », parce que la région est inondée de soleil toute la journée. 44. Silverman, op. cit., p. 1. [NdT : traduction libre] 45. ibid. 46. ibid., p. 3–6. 47. ibid., p. 2.

Traduit de l’anglais par Colette Tougas

1. Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard « Folio Essais », 1985 (1949), p. 187. 2. idem, « Le feu, la verticalité et le divin », La flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961, p. 57. 3. Marina Warner, Phantasmagoria : Spirit Visions, Metaphors, and Media into the Twenty-first Century, Oxford et New York, Oxford University Press, 2006, p. 122. 4. ibid., p. 147. 5. Warner note que, dans les cercles néo-platoniciens, l’équivalent latin « espèce », aujourd’hui associé à la biologie, signifiait l’apparition d’une chose ou d’une personne, voire un double astral. Ibid., p. 124. 6. Gilles Deleuze, L’image mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 266–267. 7. ibid., p. 268. 8. ibid., p. 165. 9. ibid., p. 155. 10. ibid. 11. Warner, op. cit., p. 156. [NdT : traduction libre] 12. Deleuze, op. cit., p. 171. 13. Voir Kevin Hetherington, The Badlands of Modernity, Londres et New York, Routledge, 1997, p. 46. 14. Jorge Luis Borges, « La trame », Œuvres complètes, vol. 2, traduit de l’espagnol par Pierre Bernès, Roger Caillois et Nestor Ibarra, Paris, Gallimard, 1999, p. 16. 15. Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 92. 16. ibid., p. 125. 17. Alain Badiou en conversation avec Lauren Sedofsky, « Matters of Appearance », Artforum, vol. 45, no 3 (novembre 2006). [NdT : traduction libre] 18. Phyllis Lambert, « Space and Structure », Mies in America, Montréal et New York, Centre Canadien d’Architecture, Whitney Museum of American Art et Harry N. Abrams, 2003, p. 419. [NdT : traduction libre]

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