L'humanité dimanche_ sept 2017 Woody Guthrie par Edgard Garcia

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Woody Guthrie AUX RACINES DE LA PROTEST SONG

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Convictions bien ancrées et guitare bien accrochée, le natif du Sud américain, décédé le 3 octobre 1967, a fait de la musique folk dès les années 1930 une arme au service des exploités. Antifasciste, proche des communistes, il a inspiré les grands noms de la pop et du rock.

« Je l’ai peint sur ma guitare Gibson : “Cette machine tue les fascistes” », note Woody sur son journal, en mars 1944.

É

tats-Unis, été 1967. Alors que les yeux de la jeunesse américaine des classes moyennes blanches sont tournés vers San Francisco et son « Summer of Love » (1), s’éteint doucement, dans un hôpital de Brooklyn, celui qui fut un des propagateurs du nouvel état d’esprit dont le mouvement hippie est l’expression en vogue. Héritier de Joe Hill (2), inspirateur de la Beat Generation et initiateur du folk moderne, qui sillonna le pays guitare sous le bras, dessins et pamphlets sociaux dans la poche, Woody Guthrie meurt le 3 octobre 1967. Woodrow Wilson Guthrie est né le 14 juillet 1912 à Okemah, Oklahoma. Il est le troisième d’une famille de cinq enfants à peine aisée. Son père, notable local, multiplie les affaires et les misères dans ce bout de terre frappé par les ouragans et les tornades. S’il accorde aux siens un bon statut social, profitant de la manne du pétrole juste découvert, tout reste précaire dans cette Amérique en plein essor et peu regardante sur la vie des petites gens, jusqu’à un rapide retournement du sort : la ruine, le décès tragique de sa fille aînée dans l’incendie de la maison, puis le décès de sa femme atteinte de la chorée de Huntington, maladie dégénérative qui emportera Woody à son tour. Celui-ci gardera de vives traces de cette tourmente. Mais c’est là qu’il grandit et affûte son regard sur le monde, comme en témoignent les premiers chapitres de son émouvante autobiographie, « En route pour la gloire ». Établi au Texas avec son père, il se découvre musicien, jouant les mélodies irlandaises que lui chantait )))

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Après le départ pour le Texas, la maison natale d’Okemah reste abandonnée. Woody Guthrie habitera New York ou Los Angeles.

En 1926, à Okemah (Oklahoma). Woody (à gauche), Nora, sa mère, Charley, son père, et George, son frère. La vie est confortable, mais tout reste précaire dans l’Amérique du premier tiers du XXe siècle.

))) sa mère, fonde un groupe avec Matt Jennings, son meilleur ami. À 21 ans, il épouse la sœur de celui-ci, Mary, âgée de 15 ans. Ils auront trois enfants.

Le dimanche 14 avril 1935, une gigantesque tempête de poussières s’abat sur le Texas. Le « Dust Bowl » ravage tout, enfouit les récoltes et détruit les maisons. Des milliers de personnes sont jetées sur les routes de l’exode du plus grand mouvement migratoire qu’aient connu les États-Unis. Woody part tenter sa chance en Californie, la terre promise du rêve américain. Il y subit de plein fouet la violence dont sont victimes ces réfugiés du Midwest, les Okies, que Steinbeck puis John Ford ont immortalisés dans « les Raisins de la colère ».

Les grands travaux du New Deal, où l’homme se mesure avec la nature, inspirent à Woody Guthrie des chansons qui magnifient l’ouvrier américain.

Chanteur, il décroche un boulot dans une station de radio de Los Angeles. Avec une partenaire, il rode un répertoire de chansons populaires remaniées à la sauce Guthrie, affine un style et acquiert une technique qui confortent le musicien et établissent sa notoriété. Rompu à la chronique sociale sur des airs connus réemployés devant des piquets de grève, il mesure la portée de la radio et ne se prive pas de croquer politiciens et hommes d’affaires véreux et de se faire le porte-parole des syndicalistes et autres militants de la justice dans la jungle sociale qu’est la Californie. De plus en plus engagé dans les combats sociaux avec sa

photo 12/ann ronan picture library

librairie du congrès

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guitare et sa plume, il signe une rubrique, « Woody Sez » (3), dans les colonnes du « People’s Daily World », journal des communistes américains pour la côte Ouest. Désormais stabilisé, sa famille le rejoint. C’est une période de grande créativité qui voit naître des chansons telles que « Tom Joad », « Talking Dust Bowl Blues », « Going Down the Road Feeling Bad » (4), devenues des standards mille fois repris. Lié à des artistes de gauche, voire communistes, comme le comédien Will Geer, il se politise au point que les sponsors de la radio font grise mine. La censure rôde, l’aventure prend fin (5). De retour au Texas fin 1939, Woody ne renonce pas à écrire ni à dessiner, activité soigneusement entretenue de longue date et, elle aussi, mise au service de ses convictions. Les chansons qu’il a accumulées dessinent avec bonheur le parcours des chansons folk qui voient muer leur sens, leur forme, leurs arrangements au fil de leurs interprètes et des nécessités. Ce répertoire oral épouse le réel et en rend compte, avec un humour dont Woody, nourri au pessimisme, était heureusement pourvu. Incapable de rester en place, il plie de nouveau bagage et fait le voyage de New York en 1940. Ce périple fait naître une de ses plus grandes chansons, « This Land is Your Land » (6), l’hymne que les progressistes américains opposent volontiers aujourd’hui encore au « God Bless America » d’Irving Berlin. Il y fait deux rencontres capitales. Alan Lomax, jeune passionné de musique, immense découvreur, qui mène aux États-Unis et dans le monde une extraordinaire entreprise de collecte de musiques populaires – dont a hérité la Library of Congress (7) –, et Pete Seeger, qui deviendra le maître à chanter de toute une génération de jeunes folksingers et le grand diffuseur d’un vaste répertoire de chansons populaires. Séduit par les chansons et le ton de Woody, Lomax organise ses premiers enregistrements pour la Bibliothèque du Congrès ; ils y rejoignent ceux de Muddy Waters, Leadbelly, Sonny Boy Williamson et de dizaines d’autres du sud des États-Unis, révélés par cet

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La gigantesque tempête de poussières de 1935 ravage le Texas. Elle jette sur la route Woody Guthrie avec des milliers d’autres, vers la Californie. Là affluent, souvent à pied, les hobos, ces vagabonds qui fuient la misère.

ethnomusicologue progressiste. Dans la foulée, il lui fait enregistrer pour RCA Victor sa célèbre série des « Dust Bowl Ballads », douze faces de 78 tours dans un coffret. Ce sont ses premiers enregistrements commerciaux qui rencontrent un franc succès et font depuis autorité. C’est le premier concept-album de l’histoire du disque : des chansons organisées autour d’un thème, à l’opposé de la simple compilation de succès antérieurs sur un disque. À New York, Woody élargit le cercle de ses connaissances : artistes et intellectuels de gauche et communistes l’entourent avec admiration. Pete Seeger, figure de la côte Est, entraîne Woody dans un groupe fameux à la géométrie variable, les Almanac Singers. Un peu à la façon du Groupe Octobre de Jacques Prévert, cette formation joue où bon lui semble, de meeting en piquet de grève, commente l’actualité sociale et colporte les prises de conscience sur des airs populaires. Parallèle-

C’est là qu’il entend parler d’un projet de film à la gloire des grands travaux lancés par le New Deal, la politique économique interventionniste initiée par Roosevelt. Dans les Rocheuses, d’imposants chantiers sont lancés pour construire des centrales hydroélectriques sur le fleuve Columbia. Le film ne se fera pas, mais une commande de chansons lui est passée. Inspiré par ce grand œuvre où l’homme se mesure avec la nature, il va écrire une poignée de titres magnifiques, ballades, blues parlés ou chants de travail : « Grand Coulee Dam », « Roll on Columbia » ou « Pastures of Plenty », invraisemblable collection de chansons commandées et payées par l’État, magnifiant l’ouvrier américain ! 1942, New York à nouveau. La guerre fait rage en Europe et l’invasion de l’URSS par les nazis met un terme au pacifisme militant des Almanac Singers qui s’engagent dans le conflit avec leur arme favorite, les chansons. Sur la guitare de Woody, la fameuse expression « This Machine Kills Fascists » défie Hitler et, depuis, les fachos de tout poil. Avec « Miss Pavlichenko », hommage à la redoutable sniper de l’Armée rouge, )))

Du Texas, en 1940, la famille repart pour New York. Le fameux titre «This Land is Your Land» naîtra du périple. Il reste l’hymne préféré des progressistes américains.

Un patron qui appelle la police, des matraques, un revolver et une prison pour les travailleurs : en 1944, avec pinceau et plume sur papier bible, le chanteur se fait dessinateur pour soutenir la confédération syndicale CIO.

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everett coll./rue des archives

ment, Woody se voit confier à nouveau une émission de radio. Mais, insatisfait de cette vie sédentaire, il repart avec sa famille vers Los Angeles.

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De meeting en grève, ainsi vont les Almanac Singers (Woody Guthrie, Millard Lampell, Bess Hawes, Pete Seeger, Arthur Stern, Agnes «Sis» Cunningham, de gauche à droite, ici en 1942) tandis que le titre communiste « People’s Daily World» publie textes et dessins de Woody. « Round and Round Hitler’s Grave » ou « Tear the Fascists Down », il consacre de nombreuses chansons à ce combat.

)))

Dans l’agitation de la gauche intellectuelle de New York, il séduit Marjorie Greenblatt Mazia, jeune danseuse. Il l’épouse, ils auront quatre enfants, dont Arlo, chanteur de la génération Woodstock, et Nora, qui préside aux destinées de la Woody Guthrie Foundation.

Plus de 2 000 chansons où le goût de l’écriture, au service d’une étonnante capacité d’observation, rencontre une belle âme, bienveillante et pleine d’humour. Son engagement dans le combat antifasciste et son goût de l’aventure le poussent, avec son pote, le chanteur guitariste Cisco Houston, dans la marine marchande qui supporte l’effort de guerre. Il arrive en Europe dans la foulée du débarquement, on suit sa trace en Australie, en Grande-Bretagne, avant le retour à New York pour une période de grande stabilité. Heureux en père de famille, il compose et écrit avec frénésie. Des chefs-

En 1943, à 31 ans, Woody Guthrie publie son autobiographie, « En route vers la gloire ». Il fréquente alors la gauche intellectuelle new-yorkaise, tout en se produisant dans la rue. d’œuvre tels « Deportee », ode aux ouvriers agricoles mexicains maltraités en Californie, « Ludlow Massacre » (8), qui raconte la féroce répression d’une grève de mineurs (26 morts, dont 11 enfants et 2 femmes) en 1914, et le cycle consacré à Sacco et Vanzetti, publié sur le label Folkways et popularisé en France par le Chant du monde. Un vaste répertoire de chansons pour enfants lui est inspiré par l’observation des siens, notamment Cathy sa princesse, qui décédera à 4 ans des conséquences d’un incendie domestique. Effrayant retour de l’histoire : le petit texte qu’il consacrera à cette tragédie est poignant. Ce drame mettra de nouveau son foyer en péril. La fin des années 1940 voit les premiers symptômes de la maladie aiguisés par l’alcool, sans pour autant qu’il cesse d’écrire. Parti sur les routes à nouveau, il se mariera une nouvelle fois et aura une fille, avant d’être hospitalisé à Brooklyn, soumis à la lente et douloureuse dégénérescence de son organisme. Avec plus de 2 000 chansons, l’œuvre de Woody Guthrie est impressionnante. Le « hobo », militant antiraciste précoce, qui voyageait de ville en bourgade à bord de trains de marchandises, nous offre une photographie passionnante de ce pays aux mille contrastes, pays de la liberté et de son contraire. Le goût de l’écriture, en prose ou en vers, au service d’une étonnante capacité d’observation a rencontré une belle âme, habitée d’une authentique conception progressiste du monde, très politique, bienveillante et pleine d’humour. De gauche, libérale (au sens américain du terme), un poil libertaire et souvent libertine. Le legs est immense et son influence incalculable. La plupart des grands noms de la pop et du rock ont du Woody à leur répertoire, au premier chef Bob Dylan,

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Sa chanson « Ludlow Massacre » a sorti de l’oubli la terrible répression d’une grève de mineurs en 1914 dans le Colorado. Elle figure sur l’album « Struggle ». Les historiens remercient encore Woody. et de la liberté, ou encore de Chaplin, qui représenta ce peuple ouvrier dont Woody chantait le quotidien, le travail et les luttes. Et bien d’autres. Son sourire moqueur éclaire ce panthéon d’une Amérique de la liberté, dont la récente élection présidentielle a, malgré la victoire de Trump, montré une vigueur retrouvée autour de Bernie Sanders. EDGARD GARCIA, DIRECTEUR DE ZEBROCK

www.zebrock.org et facebook.com/zebrock

Woody dans les années 1950. qui marchait dans ses pas à ses débuts et lui consacra « Song to Woody » dès son premier album en 1962, puis Bruce Springsteen, qui nous offrit en quelque sorte la suite, avec « Ghost of Tom Joad » en 1995. Dans notre mémoire, la figure de Woody croise celles d’Howard Fast, l’écrivain blacklisté auteur de « Spartacus », d’Abel Meeropol, auteur de la chanson « Strange Fruit » popularisée par Billie Holiday, et aussi père adoptif des enfants des époux Rosenberg à la suite de leur exécution, comme celles d’Angela Davis et de George Jackson, les militants inflexibles des droits

gems/redferms/getty

« L’HD » remercie Woody Guthrie Publications, administré par Nora Guthrie et Anna Canoni, respectivement fille et petite-fille de Woody Guthrie, pour les documents fournis pour la réalisation de ces pages. www.woodyguthrie.org (1) Voir l’« HD » n° 567 du 29 juin 2017, « 19 juin 1967, le Monterey Pop Festival lance le “Summer of Love” », par Edgard Garcia. (2) Immigré suédois travaillant dans les peausseries, membre des Woobies, syndicat anarchiste du début du XXe siècle, il considère que la chanson peut mieux qu’un tract mobiliser les travailleurs. Comme Sacco et Vanzetti, il sera accusé d’un crime dont il est innocent, puis exécuté en 1915. (3) Qu’on pourrait traduire : « C’qu’en dit Woody ». (4) « I’m goin’ down this road a-feellin’ bad/And I ain’t gonna be treated this a-way » : « J’descends c’te route et je m’sens mal/Et j’vais pas m’laisser traiter comme ça ! » (5) « Je n’ai jamais été communiste de ma vie, mais j’ai toujours été dans le rouge », ironisait-il. (6) Bruce Springsteen et Pete Seeger l’ont chantée lors de l’investiture de Barack Obama en 2014. (7) Bibliothèque du Congrès, équivalent de notre Bibliothèque nationale. (8) C’est par cette chanson que l’historien Howard Zinn a connu cette page aussi terrible que tue de l’histoire sociale des États-Unis.

Après « Dust Bowl Ballads », son premier disque, commercialisé en 1940, suivront aussi des albums pour enfants, tous et toujours au goût du rouge.

POUR EN SAVOIR PLUS « En route pour la gloire », de Woody Guthrie, Albin Michel, 2012, autobiographie romancée, bien adaptée au cinéma par Hal Ashby en 1976, avec David Carradine (disponible en DVD). Jacques Vassal, figure du folk en France, a traduit et popularisé ses chansons. L’exposition « This Land is Your Land », réalisée par Zebrock en 2012 (Fête de l’Humanité puis itinérante), a participé à cette diffusion. Le site « Folk et Politique » de Laurent Lévy permet de se plonger dans son œuvre et l’univers du folk : www.folkpolitik.one Le site officiel sur Woody Guthrie : http://woodyguthrie.org

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