Projektiva časovnosti / Projected Temporality / La temporalité projective

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dans l’espace. Cette conjonction allie des considérations d’ordre temporel et spatial pour mettre à l’épreuve et réinventer les manières de disposer les œuvres autour des seuils de visibilité et de signification. En ce sens, la manifestation préfiguration décrite plus haut déconstruit œuvres et techniques en une infinité de moments où les spectateurs-performeurs doivent ré-inventer ce qu’ils voient et ce que cela pourrait signifier ; ou encore brouillon (2010) qui habilite des danseurs à prendre en charge et à jouer avec la façon dont les œuvres sont présentées dans l’espace muséal. Comme le propose André Lepecki dans sa description de différentes performances au sein de musées : « la danse est ce qui permet à l’art d’échapper à son propre piège mortel »15... Ce processus de revivification effectué par Charmatz montre bien que le musée, quand il se confronte aux pratiques de danse, doit se débarrasser des relations statiques souvent sédimentées dans un espace organisé autour des objets : en d’autres termes, il doit devenir un espace « vivant », capable d’entrecroiser et de réinventer les gestes du passé, du présent et du futur. Dans le même esprit, pour Peggy Phelan, les « lignes denses de connexion et de tension » entre les champs des arts visuels et de la danse proposent un souci du mouvement qui « défait l’hypothèse idéologique selon laquelle le centre est permanent, stable, sûr »16. Comme je l’ai soutenu plus haut, ceci peut se lire comme un appel fait à l’institution normative du musée pour qu’elle prête une attention plus grande aux pratiques de mouvement et à leur effort persistant pour ébranler la fixité des centres – ceux des objets, des corps et de leurs institutions. Ce dé-centrage qui a lieu à la conjonction de la danse et du musée semble réaliser une impulsion éthique ; le Musée de la danse crée ainsi un dispositif singulier qui assemble et agit comme médiateur entre des éléments hétérogènes pour interroger les relations de pouvoir, de visibilité et de lisibilité. De plus, dans son manifeste, Charmatz mentionne cette phrase entendue à la radio : « Il y a en France cent dixhuit musées du sabot, mais pas un seul musée de l’esclavage »17. Il n’y a pas de musée de l’esclavage en France 15 André Lepecki, “Zones of Resonance: Mutual Formations in Dance and the Visual Arts Since the 1960s” in: Move: Choreographing You, Exhibition Catalogue (London: Hayward Gallery, 2010): 157. 16 Peggy Phelan, “Moving Centers” in Move: Choreographing You, Exhibition Catalogue (London: Hayward Gallery, 2010): 22. “The dense lines of connection and tension [between the visual arts and dance across cultures and their emphasis on movement as that which] punctures the ideological assumption that the centre is permanent, stable, secure”. 17 Boris Charmatz, « Manifeste pour un Musée de la danse ». Un indicatif de la relation tendue entre la France contemporaine et son histoire esclavagiste et coloniale peut être vu dans l’absence ou le manque de visibilité d’un travail collectif de mémoire à ce sujet, où le musée pourrait jouer un rôle important. Début 2011, différents historiens et intellectuels ont signé une proposition pour transformer l’Hôtel de la Marine, prestigieux bâtiment mis en vente sur la Place de la Concorde, en Musée de l’esclavage et de la colonisation. Le projet, confronté

et pas de musée de la danse : Charmatz positionne ainsi la danse comme une pratique minoritaire et sous-représentée par les institutions républicaines. Tout en évitant de subsumer les réalités violentes et asservissantes de l’esclavage dans la marginalisation des pratiques de danse, un mot doit être dit quant aux manières dont les mécanismes d’assujettissement constitutifs de la danse comme discipline ont limité et filtré la visibilité du corps dansant au sein de la culture, en en supprimant certains mouvements et potentiels. À cet égard, on peut dire que la relation particulière de la danse au temps a contribué à lui constituer une position marginale parmi les domaines de la connaissance : en effet nombreuses sont les institutions culturelles, y compris celle du musée, qui ont négligé ou failli à reconnaître et promouvoir le corps dansant en le considérant systématiquement comme fugace, précaire ou inconsistant. Au lieu de célébrer la danse comme ce qui serait toujours éphémère, jeune et hors du sens, le Musée de la danse de Charmatz invite à penser et à faire l’expérience de l’intersection paradoxale de la danse et de la temporalité, à aborder les nombreuses histoires de la danse qui sont interprétées, à croiser un geste présent avec la profondeur de son passé et les résonances à venir, à agencer des corps aux âges et expériences diverses (professionnels ou amateurs, expérimentés ou débutants, jeunes ou vieillissants). Ces questions sont particulièrement à l’œuvre dans rebutoh (2009), une étude minutieuse et créative du butô et de ses déploiements temporels : en filtrant et en activant ce qu’il ne faut pas oublier autant que ce qu’il reste à inventer, rebutoh compose un espace dansant qui englobe les nombreux souvenirs de la danse et ses itérations futures18. C’est un geste vital : il permet au champ de la danse d’accumuler et de réinventer ses récits et ses corps en relation à l’histoire et ainsi de regagner lisibilité et visibilité. Comme le propose José Esteban Muñoz dans Disidentifications: Queers of Color and the Performance of Politics, il existe un danger réel à confiner la performance au présent, car cela peut enfermer structurellement l’expérience des sujets minoritaires : n’exister que dans le présent limite l’accès à l’histoire ou à un avenir [futurity].19 Ce que Muñoz appelle le « fardeau du présent » [the burden of liveness] jette certains sujets dans l’ombre et les relègue à l’événement, évacuant ainsi « de tels personnages hors de l’histoire »20. Un peu comme les performances des queers de couleur à une opposition farouche, a été rapidement écarté par les élus. 18 En octobre 2009, la semaine d’évènements appelée rebutoh attirait l’attention sur la relation des corps dansants à l’histoire et à la modernité à travers une exploration minutieuse et idiosyncrasique du butô. 19 José Esteban Muñoz, Disidentifications: Queers of Color and the Performance of Politics (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1999). 20 Ibid, 198.

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