Projektiva časovnosti / Projected Temporality / La temporalité projective

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se situant au cœur du capitalisme contemporain, ou selon Lazzarato, comme étant le plus grand résultat du capitalisme, « la première marchandise produite parce qu’elle rentre dans la production de toutes les marchandises »2. Avec la production de subjectivité, Lazzarato vise la standardisation des aspects sociaux, affectifs, collectifs de l’homme contemporain qui se trouvent au centre de la production capitaliste et contribuent fondamentalement à la création de valeurs capitalistes, ce qui aboutit à une individualisation radicale et à une homogénéisation de la subjectivité. Dans la société contemporaine, l’accent est mis sur la créativité, l’imagination et le dynamisme, mais dans le même temps ces forces humaines n’ont jamais été aussi standardisées qu’aujourd’hui, jamais elles n’ont été aussi mêlées à ce que Foucault décrit comme le gouvernement de soi. C’est pourquoi Franco Berardi Bifo, qui appartient à la branche italienne de la philosophie de la politique et de la production, écrit qu’aujourd’hui c’est l’âme qui est surtout à l’œuvre, l’âme qu’il comprend de façon matérialiste, « ce que le corps peut encore faire, dit-il, c’est l’âme »3. Les méthodes de travail post-fordistes, ce que Bifo appelle « le sémiocapitalisme » font de la pensée, du langage et de la création les principaux outils de production de valeurs. L’expérimentation continue et sa subjectivité (son imagination, sa créativité, le temps), les changements dans les modes de travail qui rapprochent toujours plus le travail de l’action politique (Virno) et l’intériorisation des forces micro-dynamiques (Deleuze) se trouvent au centre de la production moderne des valeurs capitalistes. Cette thèse devient particulièrement intéressante si nous la relions à l’art contemporain, plus particulièrement à son développement dans la deuxième moitié du XXème siècle, au coeur de la révolte contre la standardisation de la vie moderne et de la réévaluation des rapports entre l’art et la vie. La position contemporaine de l’art est profondément contradictoire car d’un côté elle se trouve intimement liée aux modalités contemporaines de production de subjectivité, elle fonctionne comme une force créatrice, affective et sociale qui s’associe toujours plus aux autres formes de création. D’un autre côté reste toujours la croyance en la force utopique, émancipatrice et autonome de l’art. Il semble que plus l’art est politique et socialement engagé, plus il est isolé de son pouvoir politique et social.

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« Conversation avec Maurizio Lazzarato » : dans Épuiser le travail immatériel dans la performance, TkH et Journal des Laboratoires, no 17, octobre 2010, pp.12-16. Bifo se réfère ici à la question de Spinoza, « que peut le corps ? » cf. Franco Berardi Bifo, “The Soul At Work, From Alienation to Autonomy”, Semiotexte, 2009, p. 21.

C’est en raison de cette abstraction, du vide apparent du mot projet, qu’il est nécessaire de réfléchir sur cette notion. Le mot doit être interrogé en raison de son indépendance dangereuse et de son inclusion dans une dynamique temporelle de production unique : la temporalité projective. Elle a en effet de nombreuses conséquences problématiques sur les modes de vie de ceux qui sont impliqués dans des projets, les réalisent, les proposent et les finalisent ; ici je pense surtout à l’action artistique et culturelle. Sa présence abstraite absorbe l’expérience artistique et créatrice et change cette expérience en norme, comme si le projet était la seule temporalité de la créativité. Malgré cela, elle influe aussi sur la subjectivité ou sur la compréhension de la subjectivité inhérente à l’achèvement du projet4. En fait, la subjectivité est constamment impliquée dans sa réalisation et les subjectivités contemporaines sont la somme de différents projets qui peuvent être privés, publics, sociaux, intimes. Cette temporalité influence le rythme de transformation de la subjectivité qui doit constamment être flexible et changeante. En même temps, cette force de travail, cet emploi des énergies créatives doivent sans cesse aller vers la finalisation, l’achèvement de ce qui est promis dans le présent, vers la réalisation des possibilités (qui ne sont pas une modification) et leur mise en oeuvre. À ce stade, la comparaison s’impose d’elle-même avec une dimension sociale plus actuelle et, pour le moment, extrêmement critique, à savoir le rôle de la dette dans nos relations économiques, politiques et sociales. La dette, en fin de compte, est aussi une stratégie de management de la temporalité des sujets. Par exemple, le spectacle d’Ivana Müller 60 minutes d’opportunisme (2010) nous montre bien comment le projet fonctionne en tant que dette et comment il est pourtant possible de convertir cette culpabilité de l’endettement en une affirmation de la subjectivité propre de l’artiste et cela même en adoptant une position opportuniste moralement discutable. Dans ce spectacle, Ivana Müller met l’accent sur l’engagement qu’elle a pris de se produire seule et en direct, ce qu’elle n’avait encore jamais fait. La valeur de cette performance est évidemment liée à celle que peut avoir l’action d’une artiste connue sur le marché et à son choix de se projeter dans les valeurs du futur. Dans ce spectacle, Ivana Müller montre la complexité 4

L’enchaînement des projets est lié à l’accélération du temps (que le sociologue Hartmut Rosa illustre bien par deux paraboles). Si l’image culturelle de la vitesse accélérée et libératrice au XXème siècle était la moto, on en est maintenant, de l’avis de Rosa, au hamster qui pousse une roue dans une cage. En même temps nous savons bien ce qui se passe avec la moto, ce symbole de la liberté, si nous la poussons trop loin ; voir “Full speed Burnout? From the Pleasures of the Motorcycle to the Bleakness of the Treadmill: The Dual Face of Social Acceleration”. International Journal of Motorcycle Studies, Vol.6. n°1, Spring 2010, http://ijms.nova.edu/Spring2010/IJMS_Artcl.Rosa.html

L A TEM P O RAL I T É P R OJ EC T I V E 1 6 9


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