Les Lices et ses coulisses

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Textes de Evelyne Cohen Maurel

RENNES

Photographies de Xavier Hinnekint

Les Lices et ses coulisses



Les Lices et ses coulisses



Les Lices et ses coulisses

Textes de Evelyne Cohen Maurel

Photographies de Xavier Hinnekint



« Les Lices étaient un jardin, une cour de récréation ; tout était passion. J’y ai découvert des choses extraordinaires, la première qui m’a ému, c’était la fraîcheur des produits. J’aurais aimé qu’il y ait deux Lices : les Lices du mardi et les Lices du samedi, pour disposer en permanence de produits frais et de qualité. » Marc Tizon



Préface de Daniel Delaveau Maire de Rennes Président de Rennes Métropole

Les Editions des Lices nous offrent toute l’histoire d’hier et d’aujourd'hui sur une partie intégrante du patrimoine rennais qu’est le marché des Lices. Chaque samedi matin, ce sont 290 producteurs, artisans et commerçants venus de toute la région qui déploient leurs étals, riches en goûts et en variétés, en plein cœur du centre historique, sur l’emplacement de la lice, là où Du Guesclin affrontait les preux chevaliers au Moyen Age. Le travail de ces artisans de la fraîcheur envahit le labyrinthique marché des Lices. De la halle aux bouchers, à la halle aux poissonniers, en passant par les maintes allées, c’est un royaume de l’authentique où chaque producteur a son domaine d’excellence. Cet ouvrage nous fait découvrir l’âme du marché, un tableau chamarré empli de vies qui l’imprègnent. C’est un véritable travail historique et journalistique qui a été mené à travers les reportages, les photographies et les témoignages de toutes les figures qui donnent vie au marché, de tous ceux qui le vivent. On flâne, on se bouscule, on déniche, on soupèse, chacun à son rythme vit le marché. Lieu d’échanges, de proximité, de convivialité, de lien social, c'est un temps de la vie rennaise incontournable où la bonne humeur se lit sur tous les visages. Je me félicite de cette coédition, qui a permis ce portrait et l'immersion dans les coulisses du 2e marché de France. Je souhaite une agréable lecture à chacun.



Avant-propos A l’extérieur des remparts au Moyen Age, le marché des Lices se retrouve situé en plein cœur de la Ville de Rennes quatre siècles plus tard. Premier marché d’Ille-et-Vilaine et deuxième de France en termes d’affluence et de nombre de commerçants, le marché des Lices est considéré comme l’un des plus beaux par la diversité et la qualité de ses produits. Il accueille 290 étals et plus de 10 000 visiteurs dans la seule matinée du samedi. Sa fréquentation ne cesse d’augmenter ; il est vrai qu’en l’espace de trente ans la population de l’agglomération a largement doublé. Les restaurateurs de la région, Marc Tizon et bien d’autres chefs, chantent depuis des années la fraîcheur, la sincérité et l’honnêteté des produits des Lices. Leur passion du bon et du beau rend hommage aux producteurs, aux artisans et aux commerçants du marché. Le marché des Lices offre aux Rennais leurs premières heures de flânerie du week-end, sous le signe de la rencontre et de l’échange dans un décor chargé d’histoire. Le panier se remplit de produits magnifiques, tandis que les papilles s’apprêtent à jouir des plaisirs imminents d’une bonne table. Derrière ces scènes, jouées tous les samedis en plein air, bien avant le lever du rideau marchands et techniciens municipaux gèrent en coulisses des machineries complexes. Dans un ballet d’ombres et de lumières, les projecteurs éclairent les senteurs et les saveurs, la gentillesse et la convivialité des relations mais que de défis et de combats, de fiertés et de satisfactions sont portés au quotidien par les producteurs, les artisans et les commerçants de ce théâtre vivant. Ne dit-on pas que les marchés sont un miroir de la société et de ses évolutions, un lieu d’expérimentations sociales ? Avec la vente directe, ils participent effectivement à une nouvelle dynamique sociale et économique ; grâce à de véritables passerelles qu’ils bâtissent entre le monde urbain et le monde rural, ils favorisent l’émergence d’un dialogue « nord-nord » et permettent l’ouverture de réflexions sur un commerce plus équitable. Les Rennais sont très attachés à leur rendez-vous hebdomadaire, patrimoine vivant de leur ville. Encore aujourd’hui, ils y achètent, au-delà des produits qui vont garnir leurs assiettes, tout un imaginaire. Pour la Ville de Rennes, le marché des Lices constitue un « lieu de sociabilité privilégié », pour les touristes un incontournable à visiter, cité dans tous les guides touristiques de Bretagne.

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Il y a près de quatre siècles… Pour empêcher les marchands de pénétrer dans la cité, alors que sévit la peste dans les paroisses voisines, la Ville de Rennes décide, en 1622, d’établir un marché sur la lice, vaste champ clos à l’extérieur des fortifications. Sur ce lieu, se déroulent les tournois et les fêtes au Moyen Âge. L’histoire rapporte que le dogue noir de Brocéliande, Bertrand Du Guesclin, y a rompu sa première lance en 1337, à l’âge de 17 ans. En outre, jusqu’à la Révolution, les exécutions publiques et les expositions au pilori se tiennent là. Sur le haut des Lices, place Saint-Michel, plus connue alors comme « la place du Bout du Monde », se dresse un échafaud. Les condamnés arrivent par la rue des Innocents, et prennent la même voie pour repartir… Avec l’installation du parlement de Bretagne, à la fin de l’indépendance bretonne, la ville de Rennes se transforme et s’embellit. De nombreux hôtels particuliers sont construits entre 1657 et 1685 pour les « messieurs du parlement », dont l’hôtel de La Noue (N° 26) et l’hôtel Racapé de La Feuillée (N° 28), bâtiments à colombages et toitures en carène ou à l’impériale. Ces édifices sont devenus les étendards de la place des Lices. Peu après l’épidémie de peste, un marché au bois s’installe sur la place des Lices. En 1905, il sera remplacé par un marché aux volailles. Les volatiles sont vendus dans une « cohue », mot venant du breton coc’hug signifiant « halle ». En 1720, un terrible incendie embrase le centre-ville pendant 6 jours et 7 nuits, la cohue disparaît dans les flammes. La ville se reconstruit petit à petit, le bouillonnement de la vie reprend, la population s’accroît, les marchands se réapproprient les rues et les places, les bousculades avec attelages, qui circulent dans les ruelles étroites, sont monnaie courante. Pour limiter les désordres, une nouvelle cohue voit le jour en 1733 sur la place des Lices. Les fermiers y viennent nombreux écouler leurs fruits et légumes. Ils vendent en direct aux consommateurs et aux marchands regrattiers (c’est le nom que portent, sous l’Ancien Régime, les commerçants qui vendent au détail sur la voie publique ou bien sur les marchés). Le siècle se passe, on est en 1828, le marché prend de l’ampleur, la municipalité projette l’agrandissement des halles. Quarante ans plus tard, entre 1868 et 1871, sous la houlette de Jean-Baptiste Martenot, alors architecte de la Ville de Rennes, deux pavillons identiques, situés de part et d’autre de la place de la Trinité, sortent de terre. Leur architecture s’inspire fortement de celle des halles Baltard, alors en construction à

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Paris. Matériaux anciens, granit et brique peinte, s’associent avec le fer, la fonte et le verre, très en vogue dans les constructions de l’époque. Large de 32 mètres, long de 41 mètres avec 12 mètres de hauteur sous faîte, chaque pavillon est prévu pour accueillir 400 marchands de denrées alimentaires. Les nouveaux bâtiments accueillent le marché de gros au quotidien, le marché forain le samedi. Avec l’avènement du chemin de fer et du tramway, les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à se déplacer pour écouler leurs marchandises en ville. Obligée d’agrandir les surfaces couvertes, la municipalité confie le nouveau chantier à Emmanuel Le Ray, successeur de Jean-Baptiste Martenot au poste d’architecte en chef de la ville. Un troisième pavillon, moins grand que les deux autres, est érigé sur la place des Lices en 1907, pour abriter des maraîchers et l’Inspection sanitaire. En 1913, le pavillon Le Ray est réuni au pavillon Martenot Est. Les étals sont démontés, des tribunes installées pour, sans doute, accueillir l’énorme banquet donné à l’occasion de la visite à Rennes, en juin 1914, du président de la République, Henri Poincaré. Transformé en salle polyvalente, cet ensemble est occupé par des foires-expositions et des manifestations sportives et politiques entre 1950 et 1965, date à laquelle il est réouvert au marché du samedi.

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Le marché, une zone sensible de l’espace urbain Dans les années 1960, le problème de la circulation des voitures et du stationnement dans la ville prend une tournure critique. Dès 1964, différents projets de parking sont étudiés ; la plupart pointent la place des Lices comme emplacement idéal, après démolition des halles Martenot que l’on désigne, alors, comme un « tas de rouille ». En 1976, le maire de Rennes, Henri Fréville, décide du démantèlement des pavillons des Lices, afin de construire un grand parking souterrain tout en conservant sur le pourtour une partie du marché. Cette date marque le début de véritables joutes entre les partisans de la destruction des halles et ceux qui désirent les préserver. « Ces sortes de pagodes en tôle, laides et inconfortables, déshonorent un magnifique ensemble architectural du xVIIe siècle », avancent les uns, tandis que les autres perçoivent ces trois pavillons comme un beau témoignage de l’architecture métallique du xIxe siècle. Différentes associations de défense du quartier, des pavillons, du marché… se constituent. Les commerçants



réagissent très vivement. Maurice Chauvin, président de l’Union du commerce de Rennes, fait campagne et appelle à voter Edmond Hervé. Les commerçants habitent encore en ville, leur vote a du poids. Dans son programme électoral, le candidat de 34 ans s’est engagé à préserver les halles. Le marché des Lices se transforme en un détonateur pour propulser une équipe très jeune. Les Rennais confirment leur attachement moral et affectif à ce lieu historique et social. La nouvelle municipalité, élue en 1977, tient parole. Inscrites au patrimoine architectural de Rennes, classées Monuments historiques en 1986, les halles Martenot sont conservées, rénovées et inaugurées en juin 1989. L’apparence de la place reste quasiment inchangée, le pavillon Le Ray est abattu et un parking souterrain de 400 places construit. Pourtant, le chantier se révèle complexe ; l’architecte des Bâtiments de France exige la rénovation des halles Martenot à l’identique. Le chantier du parking prend du retard. Plus de six mois sont nécessaires pour pomper les poches de sable et d’eau découvertes au moment des excavations. Contre vents et marées, et surtout contre les syndicats des forains, l’élu au commerce et à l’artisanat, Jean-Pierre Planckaert, entreprend parallèlement la restructuration de l’ensemble du marché, où tous les métiers sont parfaitement mélangés. Il fixe des règles dans le but de rétablir les fonctions du marché dans le sens de l’Histoire. Autrefois, les commerces s’organisaient par métier dans les rues et les clients pouvaient comparer les prix. « En regroupant les marchands par métier, j’ai voulu effectivement favoriser la concurrence, afin de faire baisser les prix des marchandises. » Désormais, les bouchers se retrouvent avec les bouchers et les producteurs avec les producteurs. La grande rue centrale est réservée aux fruits et aux légumes, le haut des Lices et la place Rallier-du-Baty aux fleuristes et à quelques posticheurs (vendeurs au baratin) ; le carré en plein air libéré par le pavillon Le Ray est consacré aux poissons, coquillages et crustacés. Un véritable marché aux poissons est recréé, un des plus beaux de France. L’élu rencontre, certes, quelques résistances mais, cette nouvelle distribution des étals a le mérite de favoriser la circulation des chalands, désormais obligés de traverser le marché pour aller acheter les fleurs ou le poisson. Toutefois, assure-t-il, aucun itinéraire n’a été prédéterminé : « On ne lutte pas contre l’Histoire ni contre les foules, les gens font leur chemin, il ne faut surtout pas le faire à leur place. » Les Lices restructurées, le marché n’a pas perdu de clients, bien au contraire, d’autant que maintenant il est possible d’arriver en voiture au cœur du marché. La colère soulevée par l’hypothétique disparition des halles Martenot interpelle, encore à ce jour, Jean-Pierre Planckaert. « C’est curieux, les Lices restent une espèce de nombril dans la ville. Ce lieu, autrefois politique et festif, demeure un lieu social extraordinaire, un lieu commun qui appartient véritablement aux gens. On ne le soupçonne pas tant qu’on n’y touche pas. La réaction a été identique

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lors de l’incendie du parlement de Bretagne. Les gens se réapproprient leur bien et ne permettent à personne d’en faire autre chose. Annoncer que les halles Martenot allaient être abattues a soulevé un mécontentement énorme de la part des Rennais ainsi que de tous les petits producteurs qui se rendaient, régulièrement, au marché et n’allaient plus retrouver leur place. » Il faut se rappeler que, dans les années 1970, l’image des marchés se dégrade fortement. Les grandes surfaces arrivent dans la région. Le Montréal s’installe en 1969 à Saint-Grégoire, le Centre Alma deux ans après à Rennes. Le courant économique de l’époque prédit la mort du petit commerce au profit de la grande distribution, qui promet de tout vendre à bas prix. L’observation de l’évolution des marchés montre, cependant, que le prix des marchandises n’est pas un élément aussi important qu’on voudrait le croire, tout simplement parce que les gens y achètent autre chose que des légumes. Ils achètent le marché, l’ambiance, la discussion avec un voisin, les couleurs, le bruit, les odeurs…

Touche pas à mon marché ! 19 Avant la réfection des halles, les pavillons des Lices accueillent de nombreuses manifestations. Les premières éditions des Transmusicales s’y tiennent ainsi que toutes les grandes réunions politiques, aussi bien de droite que de gauche. Pour les anciens militants, les Lices, point très chaud de la ville, restent sacrées, malgré la vétusté du pavillon Est et de l’annexe Le Ray, où ils se réunissent, et les températures glaciales des lieux, qu’ils ont stoïquement supportées. Pendant son mandat, Jean-Pierre Planckaert, s’est heurté plusieurs fois à Martial Gabillard, ancien adjoint à la culture, pour défendre le droit premier du marché à investir les lieux. Son successeur au commerce et à l’artisanat, Benoît Leray, a pour sa part accepté une paire de fois la tenue de manifestations dans la halle des producteurs (pavillon Est). En 1995, quand Honoré Puil prend le relais, il ne se doute pas que la place des Lices constitue une zone particulièrement sensible de l’espace urbain. Il ne perçoit pas le raz de marée en gestation… Entre 1996 et 1997, la ville reçoit des demandes pour exploiter la halle des producteurs le samedi ; les producteurs sont déplacés à plusieurs reprises lors des manifestations jusqu’à ce que… le vase déborde. Un tollé général de protestation s’élève, aussi bien de la part des commerçants que des consommateurs, qui n’acceptent plus que l’on touche à cette institution, ne serait-ce que pour un samedi. Les consommateurs s’organisent autour de Patrick Le Louarn, professeur à l’Université, qui organise toute une logistique pour éditer, rapidement, et distribuer



4 000 tracts expliquant la situation et appelant les chalands à signer une motion de soutien. Cette pétition a recueilli autour de 3 000 signatures. Parallèlement, les producteurs se mobilisent et constituent l’association L’avenir des Lices. Paul Renault, éleveur de volailles, en est le président, Coralie Roger, la confiturière, la trésorière. Tous les samedis, à 13 h 30, après le marché, les producteurs se réunissent en assemblée générale : « Il fallait se construire une force pour aller à la mairie, faire savoir que nous avions l’intention, à la fois, de durer et de ne pas céder. » Honoré Puil est allé à la rencontre des producteurs qui lui ont expliqué que la halle des producteurs était la halle des rencontres, qu’elle constituait le cœur du marché des Lices, qu’il s’y passait énormément de choses entre les touristes et les Rennais, qui s’y rendaient même, parfois, sans rien acheter, et que le marché en soi était un véritable événement culturel. Plus tard, le président de L’avenir des Lices avouera sa stupeur devant la mobilisation et la solidarité des consommateurs, traduisant l’attachement des habitants de la ville au marché des Lices. Les producteurs ont gagné un combat qui aura duré deux mois ; ils ont obtenu de ne plus être déplacés le samedi. Aujourd’hui, le pavillon des producteurs cohabite avec de nombreuses expositions et manifestations les autres jours de la semaine : salons, réceptions, examens...

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Un samedi matin sur les Lices Le chaland, qui vient faire son marché ou assister au spectacle du samedi matin sur la place des Lices, se doute rarement de la savante orchestration mise en place en coulisses pour réussir la représentation hebdomadaire. Quelle que soit la couleur du ciel, crachin breton ou pas, la nuit du vendredi au samedi voit une cohorte de fruits et légumes, viandes et poissons, fromages, pains, confitures… rouler en direction de Rennes, cap vers la place des Lices et ses 290 étals.

De 4 h à 8 h, le marché s’installe Dans une ville profondément endormie, à la lueur des lampadaires publics et de quelques guirlandes lumineuses de fortune, camions, camionnettes, voitures et remorques déversent sur les Lices des tonnes de nourriture et de fleurs. La place s’éveille, s’anime et s’agite, tandis que, partout ailleurs, les rues sont désertes. Les premiers commerçants arrivent vers 4 h ; parmi eux, les maraîchers avec leurs immenses tréteaux et les encombrants camions-boutiques des poissonniers. Sur le haut des Lices, balayé en toutes saisons par un vent glacial, Fabienne et Guy, son papa, déchargent leurs fleurs, en même temps que s’installent Eric Bocel, maraîcher, et Dominique, marchande de rosiers. Claude Lorant, producteur-grossiste finistérien, approvisionne quelques revendeurs en fruits et légumes ; un camion de distribution d’œufs et de volaille fait une brève apparition ; un véhicule immatriculé en Hollande s’immisce, parfois, dans ce ballet improvisé... Sur le carré des poissonniers, les marchands étalent les écailles de glace pour tenir au frais les produits de la mer pendant la matinée ; plus loin, d’autres poissonniers poussent camions ou remorques, moteurs éteints, à travers la halle des producteurs. Frigorifiés, Jacques et Marie-Paule Hervé déballent leurs cageots d’huîtres, à la même place qu’ils occupaient en 1976, avant les travaux du marché, toujours à l’ombre mais, à l’époque, il y avait là une petite rue de traverse qu’on appelait « la rue des Pissotières ». L’armatrice, Sylvie Frelaut, n’arrive que plus tard ; à 5 h, elle attend encore l’arrivée du chalutier sur le port de Saint-Cast. Elle se presse ; à 7 h, les Rennais, très exigeants sur la fraîcheur du poisson, piétineront impatients devant son étal. Avant 7 h 45, les 245 étals de plein air et de la halle des producteurs seront montés et les 42 commerçants du pavillon des bouchers installés. L’activité de la place des Lices le samedi, jour du marché, est rythmée

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par des horaires précis : le stationnement est formellement interdit entre minuit et 16 h 30, les ventes doivent cesser à 13 h 30 et les lieux être évacués à 14 h 30, au plus tard. Palais Saint-Georges, 4 h 30. L’agent de surveillance de la voie publique (ASVP), le placier, quitte les bureaux de la police municipale et se dirige vers les Lices ; il sera, plus tard, rejoint par trois de ses collègues. Dès son arrivée, il dispose les barrières pour empêcher les véhicules de circuler sur la place, ouvre les portes des deux halles, sort les poubelles, déverrouille les toilettes ainsi que les accès aux branchements d’eau et aux bornes électriques. Place de la Trinité, les « biligs » préchauffent. Les fêtards doivent patienter jusqu’à l’ouverture des auvents des camions-boutiques, à 5 h 30, pour déguster les galettes toutes chaudes. Heureusement, les placiers ont su convaincre leur hiérarchie d’avancer le service de trente minutes ; à trop attendre après la sortie des discothèques, les « foireurs » semaient systématiquement la zizanie sur la place. Quel étudiant du campus n’a jamais honoré la traditionnelle galette-saucisse des Lices aux aurores ? Et le cidre ? Et le saucisson ? Le cidrier dépoussière rapidement d’un coup de torchon ses bouteilles avant de les remettre aux fêtards de la nuit. Claude Lemaitre, salaisonnier, qui a déjà fait sa tournée de livraison des bars de la place pour l’apéro du midi, débite ses saucissons d’Auvergne. La tradition se maintient ; depuis des générations, les jeunes mettent un point d’honneur à initier leurs amis, de passage à Rennes, à ce rituel matinal. Après avoir serré quelques poignées de main avec les commerçants et échangé sur les événements de la semaine, le placier part repérer les voitures oubliées sur l’aire du marché. Le camion-grue de la fourrière se pointe immanquablement à 6 h, au grand dam des étourdis qui, sans aucun doute, vont pester les jours suivants pour récupérer leurs engins. Contre toute morale, plus chanceux sont ceux qui se seront assoupis dans leur carrosse. Surpris dans leur sommeil, ils se réveilleront en sursaut, en entendant les agents tapoter sur le pare-brise de la voiture ou sombreront, encore plus profondément, dans les bras du dieu des rêves, Morphée. L’agent de la fourrière n’est pas autorisé à bouger le véhicule tant que des occupants sont dedans. Certains marchands racontent avec malice la solidarité qui s’établissait entre les commerçants d’une même allée, du temps où le service de la fourrière n’existait pas encore. Ils ne formaient plus qu’un seul homme pour se débarrasser du véhicule gênant : « Tu poussais “ ça ” sur l’autre allée, et l’autre allée faisait de même sur la suivante et ainsi de suite... » Les placiers surprennent, encore aujourd’hui, des commerçants trop pressés pour attendre le camion-grue, tandis qu’ils hissent les voitures sur des roulettes, les poussent et les garent dans les rues voisines. « Au moins, les chauffeurs, le plus souvent éméchés, finissent leur nuit sans prendre de risques », se disent-ils pour se donner bonne conscience.

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Dans la halle des producteurs, Chantal Simonneaux, qui s’est couchée de bonne heure la veille pour être en pleine forme sur le marché, prend ses repères, étend une nappe bien blanche, pose trois bouteilles de jus de pomme sur les tréteaux et file boire un chocolat chaud au Bar des trois couleurs. Elle reviendra, plus tard, terminer le montage. Véronique, sa voisine, aligne méticuleusement une multitude de petits fromages de chèvre, de vache et de brebis fabriqués par Maliguen. Coralie ne va pas tarder à arriver avec du café et des petits gâteaux à partager avec ses amis de la halle et ses délicieux pots de confiture, qu’elle disposera avec goût sur son étal en courbe. Pendant ce temps, Henri Rouxin, chevrier, toujours au volant de sa vieille « caisse » rouge, s’empresse de rejoindre le marché après la traite des bêtes. Son voisin, Tony Divot, a déjà construit un château blanc de sel de Guérande. Jérôme Mesle, l’apiculteur, surnommé « l’ami des abeilles », quitte son étal déjà achalandé pour « tailler une bavette » avec son amie Florence, la galettière, à L’Escarcelle. A l’extérieur, sur l’allée des fruits et légumes, Gérard Phélippé, que certains se plaisent à appeler « Monsieur Crapaudine », range tête-bêche de succulentes variétés anciennes de betteraves, aux formes allongées, cuites de la veille. Avec son inimitable béret rouge en feutre, Gérard Le Meur recouvre son étal d’un tapis de choux-fleurs et d’artichauts. Au pied de l’horloge, un vendeur de primeurs érige avec des cageots de récupération une forme savante, sur laquelle il va disposer des pyramides de melons ou d’oranges. Alain Drouin donne un coup de main, à qui veut, depuis trente ans. Sur la descente, Ahmed Alibouch ouvre son barnum (parasol) orangé, pour protéger ses marchandises du soleil ou de la pluie, c’est selon, avant de s’appliquer à inscrire le prix des produits sur des étiquettes jaune vif. Dans le bas des Lices, les anciens, adossés au mur en briquettes peintes du pavillon des bouchers, ou situés à l’extrémité de l’allée centrale, déballent avec précaution les trésors de leurs jardins. Coiffé d’un chapeau de paille, Célestin Hillion, 89 ans, connu de tous les maraîchers comme le « Père Hillion », vient de La Mézière. Sa fille le conduit au marché, l’aide à s’installer et revient le rechercher en fin de matinée. Célestin a des douleurs aux hanches, il se déplace précautionneusement, « c’est l’usure de la vie ! » mais, méfiez-vous, c’est un malin ; il cache les haricots-beurre sous les fagots tant qu’il n’a pas vendu ses haricots verts ! Joseph et Louise Gaudin, 81 ans et 76 ans respectivement, s’affairent à ranger les fruits et les fleurs qu’ils ont cultivés dans leur jardin de 5 000 m² à Sainte-Foix. Joseph Lecerf, 75 ans, raconte qu’en 1905 les grands-parents de sa femme vendaient exactement au même endroit. Il montre l’anneau, toujours scellé dans la chaussée, qui servait à attacher le cheval. Pierre, aux yeux bleus, casquette sur la tête et bleu de travail, a 75 ans. Les fleurs de son jardin apportent toujours une touche romantique sur son étal. Une fois sa voiture garée sur le Mail à 6 h 15 précises, il court s’attabler avec ses collègues au pub Le Kenland. Avec sa casquette sur le chef et son vieux mégot sur le bout des lèvres, Marcel continue, à 84 ans, à rouler cigarette sur cigarette. Cet amateur

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de chevaux possédait, autrefois, une exploitation de belle taille et vendait ses légumes aux grossistes des halles centrales. Sur l’étal de Marcel qui, comme les autres anciens, fréquente les Lices surtout pour se distraire, on déniche de minuscules œufs de poules naines, ainsi que des confitures préparées par une grand-mère qui habite près de sa ferme. Sur la même allée, adossées au pavillon des bouchers, Nicole Lavollée et Marie-Christine Gernigon sont très complices avec les anciens qui, pour beaucoup, sont devenus « l’âme du marché ». Ils se racontent de nombreuses histoires entre eux, parlent du beau temps et de la pluie, se rendent des services, surveillent mutuellement leurs étals. Noyée parmi ses herbes aromatiques, Marie-Christine, maraîchère à La Chapelle-des-Fougeretz, déballe aux Lices depuis trente et un ans, quinze ans avec sa mère et seize ans toute seule. Son ardoise affiche les prix de pas moins de quatorze variétés d’herbes : ciboulette aillée ou fine ? basilic sauvage ou normal ? tétragone, dite aussi « épinard des fainéants », « il n’y a pas besoin de l’éplucher ». Inutile de lui demander comment elle fait pour trouver ces herbes aux parfums extraordinaires : « Ah ! ça, c’est mon secret ! » Nicole, quant à elle, cultive et vend de nombreuses variétés de pommes de terre : Amandine, Bintje, Stella, Charlotte… Une chose l’agace tout de même : tous ces commerçants qui vendent des pommes de terre en affichant des noms erronés de variétés ! Après cette mise en scène progressive, quand tous les artistes sont installés, chacun à sa place, les trois coups sont enfin frappés. Les rideaux se lèvent sur une immense scène qui s’offre tout en longueur, bordée d’hôtels particuliers du xVIIe siècle. Les étals de fruits et de légumes rivalisent de couleurs et de senteurs, de formes et de tailles : monticules de salades, de blettes aux teintes automnales, de tétragones et d’épinards ; poireaux et asperges rangés en couches superposées ; pyramides d’oranges, de mandarines ou de melons ; cagettes regorgeant de variétés anciennes de tomates ; bottes de radis, navets, betteraves, carottes, oignons nouveaux, soigneusement ficelées et superposées ; innombrable famille de cucurbitacées : courgettes, pâtissons, pommes d’or, potimarrons, citrouilles… Les senteurs ne sont, certes, pas aussi entêtantes que sur les marchés du Sud, mais elles sont délicates ; secouez légèrement le bouquet de basilic, de ciboulette ou de menthe… Leurs parfums mettent en émoi tous les capteurs olfactifs. Dans cette première partie de la matinée, le bruit se limite aux cris des goélands tournoyant au-dessus de la dalle aux poissons et aux échanges, à voix basse, entre les vendeurs et les passants. Surprenant : la réglementation du marché interdit aux commerçants d’haranguer la foule ou de bonimenter pour attirer la clientèle. Autrefois, les épiciers étaient les premiers clients du marché. Ils faisaient les courses pour approvisionner leurs boutiques, vers 5 h. Ils étaient talonnés par les habitués des bénitiers, qui venaient acheter des gerbes de fleurs pour orner les autels. Aujourd’hui, à 7 h, les coiffeurs repartent les bras chargés de fleurs destinées à embellir leurs salons de coiffure : ici, une touche colorée, là, une note odorante.

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Craignant les foules et les bousculades, les personnes âgées, leurs Caddies hoquetant sur les pavés, ont également investi la quiétude du créneau horaire. Elles croisent les jeunes actifs, qui font leurs emplettes au pas de course avant de gagner leurs bureaux, ainsi que des restaurateurs. Grands amoureux du marché, ceux-ci traversent une première fois à toute allure les allées, puis reviennent chiner, comme sur les brocantes, dénicher les produits les plus frais, les plus beaux, les plus insolites et, bien entendu, les premiers légumes de saison. Marc Tizon, l’ancien chef du Palais, a pris l’habitude de garer sa voiture au premier sous-sol du parking des Lices entre 7 h et 7 h 30 ; il s’assure la place idéale pour ses nombreux aller et retour. Et, attention, après rien ne l’arrête : il marche comme un soldat, ne perd pas de temps, sait où il va, scanne les produits sur les étals ; rien de ce qui est essentiel ne lui échappe. Christophe Gauchet, chef de L’Arsouille, avance également à grandes enjambées, tard dans la nuit ou tôt le matin mais, lui, ne s’est pas encore couché, son goût pour la fête est légendaire. A partir de ce moment de la matinée, on imagine sans peine les centaines de Caddies tirés par les chalands, s’acheminant dans le dédale des rues voisines : par les rues de Penhoët et Saint-Michel, les rues de Juillet et des Innocents, les rues de la Monnaie et des Portes-Mordelaises…, et converger vers la place des Lices. A 7 h 30, au grand complet, les quatre placiers de service remontent vers le haut des Lices, au niveau des étals de fleurs, là-bas même où s’élevait un échafaud avant la Révolution. Trois places y sont réservées aux démonstrateurs et aux posticheurs. Un démonstrateur, par définition, est celui qui vend des appareils ménagers (coupe-légume…), après avoir expliqué leur fonctionnement, tandis qu’un posticheur pratique une technique de vente dite « à la postiche », autrement dit au « baratin », et vend par lots (lot de cinq casseroles…). Il y a une dizaine d’années, faute de place, certains camelots devaient quitter les lieux. De nos jours, plus personne ne se bouscule pour ces emplacements qui, d’ailleurs, ne sont désormais que rarement tirés au sort. Cela peut étonner mais, effectivement, le tirage au sort est une pratique régulière des marchés. Tous les samedis, vers 8 h, ils sont environ vingt-cinq marchands à attendre impatiemment le verdict de ce jeu de hasard, qui ne récompensera que neuf d’entre eux. Sur les Lices, les commerçants sont en majorité titulaires, ils disposent d’emplacements définitifs, contrairement, aux marchands de passage nommés « passagers » ou « volants ». Les places libres sont rares sur le marché et très demandées ; trois ans de patience, en moyenne, sont nécessaires pour obtenir un emplacement définitif. Talonnés par un essaim de volants anxieux, alors que l’heure du tirage au sort approche, les placiers parcourent la place pour presser les retardataires de décharger les dernières marchandises, afin de dégager les véhicules du marché et vérifier le respect des espaces de stationnement réservés aux

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handicapés et aux poissonniers, place de la Trinité. Ils repèrent aussi les emplacements laissés vacants par les titulaires absents. Comme s’ils jouaient au loto, les volants piochent un jeton dans le sac en toile ; le moment est tendu, la situation est peu confortable pour eux. La main qui a tiré le plus petit numéro obtient la priorité du choix de la place. Les heureux élus courent s’installer au pas de course, sans gêner l’activité des titulaires déjà en place, car les clients arrivent et les ventes débutent. Dépités, les « perdants » quittent le marché, sans même avoir déballé leurs marchandises, malgré le nombre de kilomètres déjà franchis avant le lever du jour. Jean-Marie Olivier, artisan-boulanger, vit difficilement cette épreuve depuis trois ans, tout comme Gildas Macon, maraîcher bio, et bien d’autres encore. Pourtant, Gildas travaillait auparavant sur le stand d’un producteur titulaire d’un emplacement dans l’allée des produits bio qui, exproprié de son exploitation, s’est vu obligé d’abandonner le maraîchage. Tout à coup, en l’espace d’un instant, cette place paisible et laborieuse se transforme en un capharnaüm épouvantable : les camions démarrent, les bruits de moteur deviennent assourdissants, les vapeurs de gasoil envahissent l’air, la tension est perceptible, quelques commerçants s’énervent. Il est 8 h, tous les véhicules, ne servant pas au commerce, doivent évacuer la place mais, le calme revient tout aussi subitement, dès que tous les systèmes de transport sont partis se garer.

De 8h à 10 h, un marché dédié à des chalands fidèles La vague des fidèles gagne le marché avec détermination. Elle est très sensible à la régularité des emplacements des commerçants, ainsi qu’à la qualité des produits, à la fraîcheur du poisson et aux relations patiemment tissées, semaine après semaine, avec les marchands. Elle pratique le marché d’un bout à l’autre selon une trajectoire qu’elle a testée, éprouvée et adaptée au cours du temps. Elle traverse l’océan des lys ou des tulipes de la place Rallier-du-Baty, puis descend la rue des Lices où elle est, rapidement, séduite par les parfums des herbes aromatiques, des fruits exotiques et des olives grecques, ébahie par les couleurs tantôt douces, tantôt éclatantes des étals des maraîchers, captivée par les dessins géométriques des camions-boutiques des poissonniers sur la dalle, attirée par les visages burinés de ces gens d’ailleurs qui, pour la plupart, vivent et travaillent au grand air. Par ce chemin qu’elle s’est naturellement ouvert, elle débouche dans la halle des producteurs, où elle marque un temps pour s’imprégner de la chaleur humaine ambiante, puis se grise des vapeurs nourricières émanant des préparations élaborées sur la place de la Trinité : paella, galette au sarrasin et saucisse, porc au caramel, rougail de tomate... Enfin, elle pénètre dans le pavillon des bouchers, inchangé depuis près

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de quatre siècles, avec ses loges métalliques et ses crochets d’origine mais à moitié rempli, alors que, jadis, il aurait fallu patienter des années avant d’obtenir un emplacement. Sur ce, les chalands reprennent le chemin de retour, les Caddies bien alourdis, en marquant une halte devant l’énorme étal qui fait le coin, tenu par Jean-François Hervé, le producteur de pommes. Accompagnés de leurs jeunes enfants, quelques papas, savourent leur fugue matinale. çà et là, les petites têtes blondes, brunes ou rousses dévorent des galettes, grignotent la tranche de saucisson offerte par la femme du boucher, picorent les petits cubes de fromage posés sur les vitrines, salivent devant les fraises et les prunes… avant d’aller chercher le petit bouquet de fleurs pour la fée du logis restée profiter d’une grasse matinée. Loïc Pasco, le chef de L’Appart’ de Loïc, se souvient avoir vécu sur le marché, avec sa fille, des moments de pur bonheur. « Il pouvait faire froid, jour, nuit ou pleuvoir, elle avait entre 4 et 5 ans ; elle aimait l’ambiance et venait tous les samedis avec moi. Nous faisions notre marché avec Olivier Roellinger. Il était estomaqué de nous voir ensemble à 7 h du matin. A 17 ans, ça ne l’intéresse franchement plus. J’ai changé mon mode de fonctionnement et je vais, maintenant, aux Lices plutôt vers 10 h. » Moins pressés par le temps, les chalands de 9 h font aussi de vraies courses pour leurs foyers mais, eux, en plus, aiment s’attarder pour discuter avec un commerçant et s’arrêter dialoguer avec un collègue… et, comme le hasard fait bien les choses, on ne rencontre sur le marché que les gens que l’on apprécie… Sélection naturelle ? Laissons aux sociologues le soin de répondre.

De 10 h à 13 h 30, la foule envahit le marché Progressivement, les habitués cèdent la place aux flâneurs, touristes, couples, familles, groupes… Ceux-ci viennent autant se promener que s’approvisionner, rechercher un produit, une atmosphère. La vie grouille sur la place, le niveau sonore monte, les musiciens sont là : lunettes noires et chapeaux manouches, le trio de musique Klezmer joue des airs endiablés ; assis sur sa chaise cannée, seul avec sa guitare, Rodrigue interprète inlassablement le répertoire de Brassens ; une petite fille, aux cheveux d’or, envoûte ses premiers auditeurs avec les blues de la tumultueuse Billie Holiday… La masse humaine se densifie, avance à petits pas, contourne avec précaution les bornes récemment installées au centre de l’allée principale. Un client lit Ouest-France à la terrasse du Bistro des Lices tout en prenant un bain de soleil à l’abri de la foule. A l’intérieur, une étudiante s’est attablée devant une barquette de fraises et un ordinateur portable ; elle sirote un café tout en peaufinant le devoir à

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remettre lundi. Entre le haut de la place et l’horloge, le goulot d’étranglement se resserre, comme toutes les semaines à cette même heure. Ballotté par deux flots contraires durant une bonne centaine de mètres, le badaud est pressé, compacté, puis, finalement, éjecté au hasard des tourbillons. La halle des producteurs fourmille de monde, telle une ruche. Les étals sont noyés sous la foule. On est, par ici obligé d’esquisser un grand pas de tango, par là forcé de danser une gigue sur place, pour éviter de justesse poussettes et Caddies. Puis la foule, qui se déplace, draine les « figurants » de 11 h. Pour le folklore, quelques restaurateurs font leur apparition sur le marché ; livrés directement par les producteurs et les artisans, ou effectuant leurs achats ailleurs, ils ne sont pas venus avec leurs paniers. En période électorale, les candidats aux élections investissent ce haut lieu de campagne. Leur présence sur le marché est incontournable, bien que l’endroit ne joue plus pleinement son rôle. Les marchés de quartier sont, désormais, perçus comme plus efficaces pour sensibiliser les Rennais, ce qui n’empêche pas les militants de tous bords de distribuer journaux, feuilles de chou et tracts. Puis, il y aussi des nombreux touristes à flâner sur l’ancien champ clos, cité dans tous les guides de Bretagne. Les circuits de visite de la Ville de Rennes recommandés par l’Office de tourisme, prévoient systématiquement un détour par la place des Lices. Place de la Trinité, de longues files d’attente se forment devant les camions-boutiques des galettiers. A partir de 11 h, les ventes de galettes sèches à emporter cèdent la place aux galettes-saucisses et aux galettes complètes. A midi, heure du « coup de feu », le chef envoie 120 galettes toutes les vingt minutes avec sa dizaine de tuiles ordonnées comme un ensemble de timbales en cuivre. Vers 12 h 30, le marché vivant sa dernière heure, les étudiants pointent leur nez. Eux aussi aiment acheter du bon et du beau. Ils s’arrêtent chez Choupette, la souriante marchande de fromages, malgré les prix élevés de cette denrée, et chez Ahmed et Firouse, qui apprécient l’ouverture d’esprit des jeunes et leur proposent des produits adaptés à leur porte-monnaie. Dans le pavillon des bouchers, ils font la queue comme tout le monde : Marie-Christine Névot leur confie des recettes pour préparer des plats à petits budgets : blanquette de veau, bourguignon… Michel Renault accepte que des petits malins marchandent ses derniers bouquets de fleurs : « En réalité, ça arrange tout le monde ! » Sébastien Lorand, l’horticulteur, est systématiquement mécontent en fin de matinée, quand les ventes vont devoir cesser. « Je poireaute toujours entre 9 h et midi, le gros de mes ventes je les fais en fin de marché, à 13 h 30, il y a la queue devant mon étal ! » 13 h 30, c’est aussi l’heure des glaneurs… Comme sur tous les marchés de France, ils font l’après-marché. Ils ont tous les âges, toutes les apparences et, souvent, ce sont les mêmes qui reviennent. Au simple mot glaneur, une ancienne Rennaise se projette soudainement soixante-cinq ans dans le passé : « J’avais

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20 mois quand mon père est mort. Avec ma mère, nous étions pauvres, nous allions glaner des vivres sur le marché des Lices. Nous mangions beaucoup d’huîtres et de poisson, c’étaient des produits peu coûteux. » Un vieil homme très long et maigre, barbe blanche, bob orangé sur le chef, pousse son vélo qu’il a équipé d’une cagette. Il cherche des fruits et des légumes abandonnés dans les caisses entassées sur le trottoir. Une dame d’âge mûr, cabas écossais à la main, proprement vêtue, peut-être issue de la vieille bourgeoisie rennaise, propriétaire d’un bel appartement mais sans revenus, se penche sur un cageot d’abricots un peu tapés. Il y a aussi les jeunes, ils veillent à leur budget ; il y a tellement de produits, à peine flétris, à récupérer pour faire des confitures et des ratatouilles ! Des bananes par montagnes, des cageots remplis de tresses d’ail, des oranges qui ont roulé sous les tréteaux… Certains commerçants ont pris l’habitude de mettre de côté, dans un endroit bien propret, quelques denrées tout à fait correctes. Viennent aussi des gens qui n’ont pas besoin de glaner mais ne supportent pas le gâchis.

Quarante mètres cubes de déchets évacués chaque samedi A 14 h 30, les commerçants libèrent les lieux pour laisser la place aux équipes de nettoyage et à leurs machines. La présence de la police municipale incite les retardataires à presser le pas. Le Webb Ellis empile les tables et les chaises de la terrasse. Les autres bars ne tardent pas à les imiter. La place des Lices doit retrouver son aspect normal à 16 h 30, sans trace de l’activité de la matinée, l’espace ouvert à nouveau à la circulation, au stationnement et aux terrasses des cafés. Le timing est serré ; la halle Martenot est souvent louée pour des festivités le samedi soir, les organisateurs sont invariablement pressés de s’installer au plus tôt. Attirés par les effluves de poisson, les goélands arrivent de plus en plus nombreux, survolent le carré des poissonniers, se posent sur le toit de la halle Martenot avant d’oser un petit vol piqué sur la dalle mouillée par la glace abandonnée. Ils glanent, eux aussi… Partout ailleurs, des cageots vides ou pleins d’abricots écrasés et de légumes flétris sont entassés ou éparpillés. Des sacs en plastique verts ou blancs, des boîtes en polystyrène, des tickets de caisse, des pelures d’oignon… errent ou voltigent sur la chaussée, poussés par le vent. La place a pris l’allure d’une décharge sauvage. Comme sur tous les marchés de Rennes et de son agglomération, les opérations de nettoyage, de chargement et d’élimination des déchets sont assurées par la Ville de Rennes et Rennes Métropole. Vêtus de leurs tenues homologuées, jaune fluorescent et vert, boucles grises rétro réfléchissantes, chaussures de sécurité et gants de manutention, dix agents de « propreté manuelle » sont en poste à 13 h 30, ainsi qu’une balayeuse, une laveuse et un camion-benne. Des renforts arriveront à 15 h,

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directement du marché du Landrel, qui se tient le même jour. Les derniers « barnums » repliés, les ultimes véhicules partis, les agents de la propreté et de la police municipale bouclent la place, afin d’effectuer la remise en état des lieux en toute sérénité et sécurité. Dans un premier temps, les agents ramassent cageots, cagettes et détritus et en font des tas pour faciliter le chargement des bennes à ordures. Une fois les déchets évacués, ressemblant à des grosses autos tamponneuses vertes et blanches, balayeuses et laveuses démarrent les moteurs pour entrer dans la danse. Equipée de brosses tournantes, la balayeuse frotte et aspire les ordures. La laveuse suit et lave à grande eau. Casque antibruit aux oreilles, un agent actionne un bruyant souffleur à feuilles, identique à ceux des parcs et jardins, et soulève des gerbes de poussière. Parallèlement, deux agents lavent les allées du pavillon des bouchers au grand jet. En outre, avant même que les commerçants ne soient arrivés à l’aube, vers 4 h 30, le service de nettoyage a déjà travaillé une bonne heure à donner un coup de propre sur la place pour effacer les traces de l’activité nocturne. Il a, également, posé une benne sur la dalle aux poissons ; ainsi, les poissonniers pourront y déposer, dès le déballage, les caisses en polystyrène et les coquilles Saint-Jacques vides tout au long de la matinée. Le technicien territorial au Service propreté et fêtes de la Direction des rues, Bernard Aubrée, estime à 40 m3 le volume de déchets évacués après chaque marché, dont 30 m3 environ pour la seule dalle aux poissons !

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A chacun ses lices Marc Tizon, chef cuisinier, le « père des Lices » Marc Tizon, premier restaurateur à célébrer le marché des Lices, est reconnu comme le « père des Lices » par les nombreux commerçants, qui le connaissent depuis 1977. Il venait de reprendre Le Palais, place de Bretagne, avec Bernard Anfray, maître d’hôtel. Une aventure qui a duré vingt ans. « Les Lices étaient un jardin, une cour de récréation ; tout était passion. J’y ai découvert des choses extraordinaires, la première qui m’a ému, c’était la fraîcheur des produits. J’aurais aimé qu’il y ait deux Lices : les Lices du mardi et les Lices du samedi, pour disposer en permanence de produits frais et de qualité. Les producteurs apportaient des légumes qui sortaient de terre sous mes yeux, avec une sincérité et une honnêteté qu’on ne trouvait pas ailleurs. La marchande me disait “ Les choux à vache sont coupés d’hier ”, ça se voyait. Leur production est fabuleuse mais pas en quantité suffisante. C’est du potager, on ne peut pas leur en vouloir ; ils sont tellement sincères, tellement nature, tellement vrais que nous sommes obligés de nous attendrir devant eux, devant leurs produits. Je me souviens d’une petite mémé et des magnifiques petites bottes de ciboulette qu’elle me gardait de côté en hiver. Sa voisine, elle, me réservait deux bottes de basilic tous les samedis de décembre. Il y avait un couple – les premiers à vendre de la feuille de chêne effeuillée –, lui avait un œil de verre, portait toujours la casquette sur le pif et un blouson à carreaux bleu-gris-blanc tandis que madame était invariablement vêtue de noir, un fichu sur la tête. Ils cultivaient des haricots verts “ fins fins fins ”, des piments “ doux doux doux ”, de la verveine citronnée et du muscat de Hambourg. Je me suis rendu une fois chez eux, sur la route de Saint-Brieuc, à 20 km de Rennes. Les serres ne servaient plus à rien, une vieille voiture était échouée sur le champ, il régnait un laisser-aller général mais, ils avaient des produits de toute beauté. Les fraises d’Angèle Cordonnier... c’était extraordinaire. Un client, qui tenait la maison Soifilaine, rue Saint-Georges, me l’avait fait découvrir. Je suis allé la rencontrer à son domicile. Elle était avec son mari et son chien, très important le chien, pour chasser les merles qui se régalaient avec les fraises. Dès qu’il en apercevait un à vingt-cinq mètres, il courait… Je l’ai vu en ramener dans sa gueule. Je téléphonais à Angèle : “ Je voudrais deux plateaux.

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– Bon, je vais les cueillir ce soir ou demain matin, selon le temps. ” J’allais chercher les fraises le lendemain, à 9 h 30. Parfois, elles avaient été cueillies trente minutes avant ! Madame Lostice cultivait des fraises des bois à La Mézière ; elle a été expropriée, alors que son terrain était si bon pour les fraises… Hélène, maraîchère, a malheureusement été, elle aussi, expropriée. Elle faisait pousser des “ trucs ” insolites, que les autres n’avaient pas : des phycoïdes glaciales, de la reine des glaces, de la pimprenelle, des variétés rares de tomate et de courge. Elle m’en a fait découvrir… Je suis d’une curiosité vorace. Il s’était établi, entre elle et moi, un lien fort. Le courant passe aussi très bien avec Louis, qui l’a remplacée. Il produit un jus de pomme incroyable, ainsi qu’une très belle verveine citronnelle ; comme Annie Bertin que j’ai connue en 1986, quand elle débutait en vendant des brocolis et une sorte de topinambours, l’hélianthe, en forme de fuseaux effilés, la seule que je consomme. Il y a, bien sûr, Yves Bocel. A une époque, il retirait les toutes petites carottes pour que les autres se développent bien et les vendait aux Lices. Je lui disais : “ Monsieur Bocel, il faut en faire d’autres. – Oui, mais combien je vais vous vendre ça ? – Vous vous débrouillez ! ” J’étais le premier à lui acheter ces tout petits légumes nouveaux. Il en a fait après une production à part entière. Ses neveux, Vincent et Jean-Paul, vendent, eux aussi, des légumes extraordinaires sur le marché. Je prenais toutes les semaines à Gérard Le Meur – facile à reconnaître avec son béret rouge sur la tête – soixante-dix petits violets. Je n’utilise que ces artichauts, ils sont d’une tendreté… Ce n’est pas possible de cuire un camus de la même façon qu’un petit violet. Ce qui m’intéresse, c’est le fond, le cœur de l’artichaut. Moi, je suis un impatient ; c’est comme pour les bigorneaux, il faut qu’ils soient tout décortiqués pour que je les mange. Les légumes étaient et restent la vraie richesse des Lices. J’ai poussé quelques producteurs à faire des cultures particulières. Je partais en vacances et je ramenais des graines de ceci, des graines de cela, je leur les donnais en leur demandant : “ Vous ne pourriez pas me les cultiver ? ” Je trouvais que c’était naturel, dans l’ordre des choses mais, je savais à qui je donnais. Au bout du compte, le marché des Lices, c’était une rencontre avec certains producteurs, un rendez-vous. Nous apprenions à nous connaître pour établir des collaborations saines.

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Peu avant 1987, il y avait une dame de Saint-Grégoire qui n’avait pas grand-chose à vendre, sauf des salades : des grosses laitues pas belles, un peu “ maronnasses ”. Un jour, elle me dit : “ Regarde, Marc, ma salade. ” Je suis resté sidéré ; plus je l’effeuillais et plus elle m’entraînait vers la beauté. Elle s’éclaircissait, le cœur bien pommé, dans les tons jaunes, lézardée de grenaille et de rose, comme si elle avait des veines. Cette dame-là savait qu’elle allait partir pour le grand voyage ; je me suis rendu chez elle, elle m’a donné ses graines que j’ai confiées à Yves Bocel pour les faire germer. Avec Paul Renault et ses pigeonneaux, la rencontre a été fantastique. C’était en 1977, Paul vendait trois carottes, deux choux, cinq pommes, deux poulets, un lapin et six pigeonneaux. J’ai vu les fameux volatiles et ça a fait tilt en moi. J’en ai acheté trois ou quatre pour ma consommation personnelle. Je suis revenu le samedi suivant en racheter. La troisième fois, j’ai posé la question à ce monsieur que je ne connaissais pas : “ Vous ne pourriez pas en faire d’autres ? ” Je me rappellerai toujours de sa réponse : “ Il va falloir que j’en parle à ma femme ! ”

61 Ils ont vite abandonné les vaches. Il y a eu les pigeonneaux, puis les canards, l’agneau de lait… et la coucou de Rennes. Il faut dire qu’avec Paul, il y avait de la complicité. Le samedi, après le marché, au lieu de rentrer chez lui, il venait manger dans la cuisine du Palais. Comme chacun sait, la gastronomie bretonne est loin d’être aussi riche que l’alsacienne, la bourguignonne, la provençale ou celle du Sud-Ouest. En Bretagne, la volaille était un plat de luxe, un plat du dimanche, ma mère fait toujours son poulet à la casse le dimanche. Il y avait à Rennes une volaille du cru qu’on appelait la poule grise de Rennes ou la coucou, à cause de son plumage. On ne la trouvait plus du tout sur les marchés mais, elle existait encore chez des collectionneurs. J’ai appris, un jour, que l’Ecomusée du pays de Rennes possédait quelques spécimens. J’ai pris rendez-vous, avec Paul, à qui j’avais dit : “ Ce serait bien que tu en fasses, chaque région a son gallinacé... ” Je voulais la coucou à tout prix. Certains collectionneurs ont accepté de céder des géniteurs et petit à petit, en deux ans, Paul et d’autres éleveurs ont réussi à reconstituer des cheptels. Je ne connaissais pas le goût de ce volatile mais, quand je l’ai goûté pour la première fois, j’ai reconnu, au niveau des cuisses, un goût de noisette. La coucou a des “ bateaux ” (les blancs) assez effilés, ses pattes sont très longues et ses cuisses bien charnues.



Quand je vais aux Lices, je marche comme un soldat, je sais où je vais, je ne perds pas de temps. Mon grand plaisir, c’est aussi de prendre un quart d’heure de flânerie pour faire le tour du marché. Quand on me demande : “ Vous désirez quelque chose, Monsieur ? ” Je réponds : “ C’est quand on ne cherche pas, qu’on trouve. ” Il y a Paul, Annie, Coralie…, Chantal, avec sa farine d’épeautre et ses jus de pomme ; quand on se voit, on se fait des gros bisous, on se connaît depuis trente ans. Il y a Choupette, Véronique de son vrai prénom, une jeune fille qui vend des fromages, elle est gentille comme tout… Cette connivence ne s’est pas construite en deux ou trois mois. Il a fallu que je découvre les gens, que je gagne leur confiance, que je leur explique ce que je faisais avec leurs produits… La fraîcheur des produits des Lices a joué un grand rôle dans ma vision de la cuisine ; la table est toujours une rencontre entre plusieurs personnes et le but de cuisiner est de rendre l’autre heureux. Quand on y met une certaine sincérité, l’envie de faire plaisir, ça fonctionne tout seul, à condition d’avoir des produits au top. Ma cuisine est basée sur le défi, j’aime provoquer, je suis tout le temps en recherche, en découverte, et j’adore surtout avoir des produits singuliers, inattendus et différents de ceux des autres. Surtout, n’oubliez pas, les beaux produits ont un prix ; quand l’agriculteur a passé douze heures de la journée dans son jardin, il a le droit de gagner trois sous. »

Jean-Louis et Nicole, Parisiens nostalgiques « Parisien d’origine bretonne, j’ai vécu neuf ans à Rennes avant de revenir sur Paris en 1994. Dès mon arrivée à Rennes, alors que j’étais un habitué des marchés de la capitale, j’ai été fasciné par la beauté du marché des Lices et la magie de ce lieu de rencontre des deux Bretagnes : la Bretagne du Nord et celle du Sud. J’ai été charmé par son côté authentique, ses gens qui savent reconnaître une bonne patate, des cocos de Paimpol, ses petits vieux qui tâtent les artichauts pour s’assurer qu’ils sont bien comme il faut. J’étais émerveillé par la fidélité des clients, des liens qu’ils avaient tissés avec les commerçants, par leur conviction qu’il était impossible d’acheter l’huître ailleurs que sur le banc de Christine. Je me rendais en pétrolette aux Lices, une cagette attelée sur le porte-bagages. Je ne ratais jamais ce rendez-vous hebdomadaire, excepté quand j’étais souffrant ou absent de la ville. C’est un endroit

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que j’adore, un des plus beaux marchés de France. J’ai apprécié l’excellence des compétences des marchands, en particulier celles des petits producteurs offrant deux carottes, deux salades et deux tomates, toutes délicieuses. Mon épouse, Nicole, était très malheureuse quand, subitement, nous avons été obligés de quitter Rennes. Alors, pour la faire sourire, je me débrouillais pour fixer mes rendez-vous professionnels sur Rennes, le vendredi ; le samedi matin, avant de prendre le TGV de retour, je partais au marché, avec mon sac à dos, acheter un homard vivant ou une bourriche d’huîtres. Pour que les produits ne perdent de leur fraîcheur, Nicole m’attendait en voiture à la station de métro Nation, et nous regagnions notre banlieue. C’est la pure vérité ; le marchand d’huîtres savait que je faisais mes courses avant de retourner à Paris, il me disait : “ Je vous ai préparé votre bourriche ”. Quand nous étions satisfaits des fournisseurs, nous avions toujours envie d’en savoir plus sur les coulisses de leur vie, de leur métier. Nous sommes ainsi partis visiter Christine, au Vivier-sur-Mer. Ce sont des métiers où tu ne triches pas, tu ne vends pas seulement un produit mais une partie de ta vie, une partie de toi-même, une partie de ton savoir-faire. Certains clients, par leur attitude, confortent le commerçant dans ce qu’il fait.

65 Nicole, ma femme, se souvient bien d’un marchand de fromages à la très grande moustache noire ourlée, situé entre les deux halles, un certain “ Philibert ” de Saint-Quai-Portrieux, disparu accidentellement il y a une quinzaine d’années. Philibert avait fait trente-six métiers, il parlait sans arrêt, racontait sa vie et celle des autres aussi, animait autour de son étal une vraie gazette politique hebdomadaire ! Il aurait tenu à lui seul l’émission satirique Les guignols de l’info. Ses rétrospectives politiques scotchaient les badauds devant son étal. Il vendait, à l’époque, son Moulin de Carrel à 23 F et les gens le lui achetaient ! Les clients riaient, faisaient la queue et acceptaient de payer le camembert deux fois plus cher qu’ailleurs. Il avait du bagout. Il avait transposé le “ café théâtre ” en “ marché théâtre ”. Un vrai camelot, une vraie figure du marché, il était hors du commun. Quand il est mort, il a laissé un vide terrible. »

Note : Patrick Kehren, marchand de viennoiseries dans la halle des producteurs, collectionne des coupures de journaux, sur de nombreux sujets qui le passionnent, et les archive. Il a ainsi retrouvé un article de Ouest-France évoquant le décès de Joseph Guillerme, qui n’était autre que Philibert, à l’âge de 42 ans, suite à un naufrage au large de Perros-Guirec en juin 1995.



Marie-Josèphe Berniel, commerçante à la retraite « En 1906, originaires de Saint-Pol-de-Léon, mes beaux-parents ont été les premiers Léonards à s’installer dans les halles centrales, boulevard de la Liberté, où se tenait le marché de gros de Rennes. Ils se faisaient expédier des choux-fleurs et des artichauts de leur région – légumes alors inconnus des Rennais –, ainsi que des carottes de Nantes. La marchandise arrivait en vrac, dans des “ calebassons ”, grands paniers en osier à anses. Ma belle-mère s’habillait avec le costume traditionnel de son pays : petite coiffe velours et dentelle, grande robe ample et sombre, châle et sabots. Mon beau-père portait le chapeau breton avec des rubans et des sabots. A l’époque, ces accoutrements folkloriques servaient déjà à appâter le client ! Dans les années 1950, je travaillais avec mon mari et ma belle-famille, à la fois sur les Lices et les halles centrales. Nous faisions tous les trajets entre les deux marchés en traînant la charrette à bras sur les pavés. Plus tard, nous avons eu des chevaux d’attelage. Une cinquantaine de maraîchers de la Prévalaye livraient les grossistes des halles en pommes de terre, choux-fleurs, artichauts, tomates, poireaux… Les aubergines, les poivrons et les courgettes n’ont été cultivés dans la région que plus tard, dans les années 1960. Les salariés de Ouest-France – les ateliers étaient alors en ville – passaient nous taquiner dès que la fabrication de l’édition du jour était achevée. Les épiciers s’approvisionnaient dans la cour des halles centrales à l’aide de petites remorques. Les religieuses de Saint-Cyr achetaient aussi sur le marché de gros, je leur donnais toutes les marchandises qui n’étaient pas vendues à 12 h 30 ; c’était mieux que de les jeter. Veuve très tôt, je me suis associée avec mon gendre, Michel Denis, pour créer la société Fruits d’Or. Je travaillais toujours entre les halles centrales et les Lices. Nous nous disputions les bonnes places avec les autres commerçants. Dès que nous arrivions avec un peu de retard, le voisin nous avait piqué un mètre ! On ne se laissait pas faire. Les maraîchers vendaient les mêmes produits que nous, un peu moins cher, cependant, nos étals présentaient mieux. La moitié des commerçants du marché revendait, comme nous, de la marchandise. Aux Lices, j’ai vu défiler les générations, d’abord les parents, puis leurs enfants et leurs petits-enfants. Je reconnais ne pas avoir toujours été très commode ; je me souviens de la colère qui m’avait envahie quand une cliente a voulu prendre le pamplemousse qui se trouvait juste au bas de la pyramide. Je n’ai pas pu me retenir de lui dire : “ Madame, ne revenez jamais ! ” Cela dit, j’ai des souvenirs très agréables de ces cinquante-deux années de ma vie, c’était un métier très plaisant. J’ai même été décorée par Edmond Hervé quand les halles centrales ont été rénovées. J’ai actuellement 85 ans, je

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vis en maison de retraite depuis quatre ans, et mon gendre continue de vendre sur les marchés de Rennes avec sa remorque-magasin. »

Joseph Gaudin, 81 ans, maraîcher actif à la retraite « Autrefois, les maraîchers produisaient leurs légumes et les vendaient eux-mêmes sur les marchés ou auprès des petits épiciers. Actuellement, des exploitations, bien plus grandes que la nôtre (1,5 ha), fournissent les grandes surfaces. Les agriculteurs ont été encouragés à travailler des grandes étendues ; ils ne font pas fortune pour autant, même s’ils remuent beaucoup d’argent. D’ailleurs, la salade est souvent vendue plus cher au supermarché que sur les marchés. Les services des achats ne veulent que de la belle marchandise et les gens achètent des beaux produits, même s’ils ne sont pas bons. Nous, si notre salade est moins belle, on la vend moins cher. Huit maraîchers travaillaient autrefois la terre dans notre quartier de Saint-Foix. Nous sommes les derniers. La ville a racheté les terrains, repoussant les producteurs de plus en plus loin. Les gros exploitants sont prioritaires, on tue les petits, je n’admets pas ça. Un peu plus loin de chez nous, il y a une grosse exploitation de 150 hectares. L’agriculteur s’est endetté pour acheter ses terres. Les emprunts ? ça n’existait pas anciennement. Maintenant, l’exploitant qui perd un animal de son troupeau de 150 vaches laitières demande à être dédommagé. Autrefois, le fermier qui perdait une bête parmi ses 7 ou 8 vaches s’arrangeait avec une de moins. Il ne lui venait pas à l’esprit de réclamer des indemnités. Les agriculteurs n’étaient pas pressés par des emprunts à rembourser. Hier, sur les marchés, presque tout le monde se connaissait, il y avait beaucoup de fermiers, désormais remplacés par des revendeurs. Bientôt, il n’y aura plus que des grands étals. Les maraîchers à la retraite, comme mon épouse et moi, n’ont plus le droit d’exercer. »

Colette Lorand, 76 ans, horticultrice à la retraite « A 5 ans, je confectionnais entre 15 et 25 des bouquets de violettes dans la journée, qu’une dame vendait aux halles centrales. A l’époque, c’était normal, surtout quand on est l’aînée d’une famille de cinq enfants. Mes parents, des Lassaulx de Cleunay, étaient maraîchers. Maman, aujourd’hui 100 ans, est née là où se trouve précisément le lycée de Cleunay. Quand j’avais 10 ans, mon père nous tapait sur l’épaule, vers 1 h 30 du matin, pour nous réveiller. On ne faisait pas 35 h en une semaine mais

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en deux jours seulement ! Les parents vendaient de tout sur les Lices : des légumes, des poulets, des cochons, des chèvres, du lait… Là où nous habitions, nous étions huit maraîchers très solidaires. Nous prenions la route ensemble avec les charrettes et les bourricots pour aller aux halles centrales ou au marché des Lices. Quand nous passions devant une ferme qui n’était pas éclairée, nous criions pour réveiller ceux qui s’étaient rendormis. Pour nous, c’était la fête, les chiens aboyaient à notre passage. A 13 ans, j’étais ouvrière chez mes parents, je remplaçais mon père sur le marché. Tant pis si on ne savait pas compter, on se débrouillait, on rendait les sous un peu au hasard, évitant de faire des erreurs. Des années plus tard, quand j’ai enfin réalisé mon rêve de devenir horticultrice pour vendre des fleurs coupées sur les marchés, je prenais soin de m’habiller avec élégance pour servir ma très distinguée clientèle. J’avais pas mal de bagout et j’étais belle môme, ça aide dans le commerce… »

Yves Bocel, maraîcher à la retraite « Mon père était boucher de métier dans les années 1950. En ce temps, les listes d’attente pour obtenir un emplacement dans le pavillon des viandes étaient très longues. Avec ses 104 étals, l’activité boucherie était florissante puis le secteur a pris de plein fouet le développement de la grande distribution. Les emplacements vides sont, aujourd’hui, nombreux. En France, seulement 20 % de la viande est vendue sur les marchés tandis qu’en Italie, c’est plutôt 80 %. Cela mérite réflexion. Avant l’arrivée des grandes enseignes de distribution, le nombre de visiteurs sur le marché se situait entre 25 000 et 30 000 ; aujourd’hui, ils sont environ 10 000. Evidemment, il y avait beaucoup plus de commerçants et de petits fermiers qui ne possédaient pas de grands champs. Ceux-là vendaient du beurre et quelques volailles, de la morte comme de la vivante, sur des petites tables ou carrément dans des paniers, à même le sol. Près de la place de la Trinité, il y avait des revendeurs de volaille de Mayenne, qui s’approvisionnaient dans des fermes. A leur retraite, leurs enfants n’ont pas repris les affaires, sans doute à cause des nouvelles contraintes sanitaires qui ont interdit la vente d’animaux vivants. Adossée à la rambarde, sur la grande allée face à la halle Martenot, il y avait toute une ligne des marchands de craquelins et de pâtissiers. Je voyais ça avec mes yeux d’enfants… Une marchande vendait des gaufrettes, des boudoirs, des “ tortillons ”, des feuilletés et toutes sortes de gâteaux. Mon frère m’y envoyait chercher des gourmandises pour le petit creux de 11 h. Dans le bas des Lices, il y

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avait, jusqu’en 1956, la Beurrerie de l’Ouest qui vendait, bien sûr, des plaquettes de beurre. Une file d’attente impressionnante se formait devant leur étal ; une queue de 40 mètres par vendeur, ils étaient trois à servir ! Ils pratiquaient des prix très compétitifs par rapport aux petits producteurs qui, dans la mesure du possible, essayaient de s’aligner. La concurrence était féroce. A midi, l’un des patrons arrivait avec sa sacoche pour vider les caisses. Aujourd’hui, il faudrait qu’il soit bien escorté… Quand je me suis installé en 1962, Rennes et ses environs comptaient à peu près 250 maraîchers. Parmi eux, une centaine vendait sur les marchés, les autres écoulaient leurs marchandises auprès du Groupement des maraîchers rennais. Aujourd’hui, si l’on tient compte des “ petits paniers ” – c’est ainsi que la Ville de Rennes désigne les anciens –, le nombre de maraîchers déclaré sur les Lices est relativement élevé. Dans la réalité, ils ne sont pas plus d’une douzaine de vrais ; il est couramment admis qu’un producteur vende 10 % de marchandises qu’il n’a pas produites, certains dépassent largement le quota. »

Paul Renault, paysan « La mise en place des normes sanitaires a constitué un événement important de la vie du marché des Lices. La Direction des services vétérinaires (DSV) nous avait avertis de l’obligation de nous équiper en vitrines réfrigérées. Nous avons été deux ou trois à nous mettre immédiatement en conformité ; évidemment, à deux mois de la date butoir, les retardataires ont eu à payer bien plus cher leurs équipements. Ce type de comportement est typiquement paysan ; on connaît la règle et il faut aller à la limite de la règle. Pour ma part, je considérais que cette mesure nous faisait progresser dans nos métiers. Elle a eu l’avantage de mieux sécuriser les produits mais l’inconvénient d’éliminer certains producteurs, ce qui est un peu dommage. Je crains que s’installent sur les Lices quelques anomalies ; certains commerçants achètent leurs volailles et font croire qu’elles viennent de leur propre élevage… Quand je vois des poulets identiques alignés sur un étalage, moi, ça m’interpelle ; un cheptel nourri avec les produits de la ferme se compose de grandes, petites, moyennes, grosses volailles… Je dis : il y a un besoin de revenir à des choses simples. Je souhaite profondément que le marché des Lices reste un marché de producteurs, qu’il ne se transforme pas en un marché de businessmen. Il est indispensable de convaincre les producteurs de continuer à faire les marchés en ville, même s’il leur est plus facile de faire de la vente directe dans les fermes, ou via les systèmes de paniers. Ils doivent s’offrir la possibilité d’échanger avec les

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consommateurs, pour constater les différences fondamentales entre le monde rural et le monde urbain, et assumer leur mission de paysan : nourrir les gens des villes. »

Loïc Berthelot, cidrier « J’ai connu le marché des Lices, il y a vingt-cinq ans ; de la place, il y en avait, c’était un peu triste. Ce n’est que depuis une quinzaine d’années que le marché a retrouvé de la vigueur. Les paysans ont acquis une nouvelle fierté, grâce à des gens comme Marc Tizon, Olivier Roellinger et d’autres restaurateurs, qui ont su reconnaître la valeur des produits du bassin de Rennes et amener la presse pour s’en faire l’écho. Pour que l’esprit du marché perdure, il faut absolument que le marché continue à offrir des produits que l’on ne trouve pas ailleurs, en termes de choix et de qualité. Si les marchandises sont identiques à celles des supermarchés, cela ne présente plus d’intérêt, sauf à faire ses courses en plein air et à rencontrer les copains. J’ai peur que, dans l’avenir, ce marché de producteurs perde son âme et bascule vers un marché de négoce. J’ai peur de voir les paysans disparaître, de perdre le côté “ petit potager ” avec ses quelques patates, carottes et navets. Cela dit, je me réjouis de voir arriver actuellement des “ néo-paysans ” sur les marchés ; des gens qui, après des parcours divers, s’installent dans la culture de produits bio ou dans la fabrication artisanale de fromage ou de pain. C’est peut-être, eux, l’avenir du marché. Je crains aussi que les gamins, qui vendent des fleurs à la saison du lilas et du muguet, ne puissent plus venir, ainsi que ceux qui donnent leurs chatons sur le marché. En réglementant à outrance, les marchés vont perdre aussi les capacités qu’ils avaient, autrefois, à résoudre certains problèmes de parcours des gens : des personnes en échec professionnel ou en rupture sociale. Certaines ont surmonté des galères, uniquement grâce au marché. Cette porte de sortie a été verrouillée depuis que les commerçants ont l’obligation de s’immatriculer. J’aimais bien quand, sur les marchés, tu n’étais pas contraint par de multiples obligations, c’était un espace de liberté. »

Gildas Macon, nouveau paysan « Je me suis installé en tant que maraîcher au 1er avril dernier et, depuis, je suis “ volant ” sur le marché des Lices en attendant d’avoir une place de titulaire. J’ai 40 ans, j’ai fait des études pour obtenir un diplôme d’ingénieur, avant d’être cadre supérieur dans l’industrie automobile. Un jour, voilà quatre ans,

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j’ai tout lâché ; je fréquentais des personnes qui avaient des enfants et j’ai réalisé que leur nourriture était loin d’être saine. Je fréquentais aussi des nouveaux paysans, que j’avais rencontrés au hasard sur les marchés ; leurs réflexions avaient soulevé en moi de nombreuses interrogations. Ma vie a été bouleversée, j’ai créé un tsunami autour de moi ; mes parents ne comprenaient pas ce qui se passait, mes amis non plus. J’ai suivi une formation pour devenir agriculteur. N’étant pas issu du milieu agricole – mon père est marin pêcheur, ma mère, puéricultrice –, j’ai beaucoup galéré avant de trouver une terre de 6 hectares près de Dol-de-Bretagne. Il m’a fallu quatre ans avant de pouvoir me lancer dans l’agriculture bio. Aujourd’hui, je me définis comme paysan ; je suis très à cheval sur ce mot qui signifie celui qui vit avec sa terre, avec son environnement. Je ne suis pas un exploitant agricole, je n’exploite pas ma terre ; je regarde ce qu’elle veut bien me donner. J’ai rejoint un réseau de quatre maraîchers indépendants regroupés autour d’une structure d’entraide paysanne, à la Petite-Claye, près de Pleine-Fougères, avec un statut tout juste toléré par l’Administration. Manu, un des précurseurs de l’agriculture bio dans la région, installé depuis quinze ans, est le porteur du concept basé sur un esprit d’échange. Voilà dix ans, il a aidé Christophe à s’installer près de chez lui, puis Karl, Gildas et moi-même. L’intérêt est de disposer d’un réseau bien implanté, de s’équiper de manière complémentaire pour se prêter le matériel, s’entraider pour soigner les bêtes et faire les foins ou les récoltes. Nous entretenons des relations étroites avec de nombreux autres producteurs, qui fonctionnent dans la même logique, sur le même secteur géographique : Eglantine produit du fromage de vache et Jean-Claude de brebis, Thierry élève des volailles et Hervé des Salers pour leur viande, l’autre Thierry fait du pain… Nous échangeons, troquons mais, sous prétexte que nous produisons bio, on nous classe dans une logique de décroissance… Or, j’ai un tracteur, j’ai de l’électricité… L’argent ne circule pas à l’intérieur de notre réseau d’entraide paysanne. Chacun dispose de ses propres serres mais, si je n’ai pas assez de tomates et qu’un de mes amis en a beaucoup, il me dit : “ Prends ce dont tu as besoin. ”. »

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Célestin Hillion, que tous les maraîchers appellent avec tendresse « le père Hillion », connaît le marché des Lices depuis plus de quatre-vingts ans. A l’âge de 8 ans, il aimait beaucoup venir avec ses parents. Le marché se tenait alors jusqu’à 4 h de l’après-midi et, à midi, la famille pliait bagage pour aller au restaurant, avec la grand-mère qui, elle aussi, tenait un étal, sous la halle. Ils revenaient tous ensemble faire la fermeture. A 30 ans, Célestin a acheté un commerce d’alimentation générale, qu’il a revendu en 1971 pour retourner à la campagne et reprendre l’affaire familiale. (Photo p. 70) Marcel Etienne, 84 ans, est présent sur les Lices depuis cinquante-six ans. Casquette sur le chef, mégot à la bouche et prothèses auditives aux oreilles, il aime, par-dessus tout, l’entente avec ses voisins du marché ; s’il part faire ses courses, sa voisine, Nicole Lavollée, fait le boulot. Dans le temps, Marcel avait une toute petite ferme où il fabriquait le très recherché beurre de campagne ; il avait regardé comment faisaient les autres, le beurre était bon, les clients sont revenus. Par la suite, devenu maraîcher, il écoulait ses légumes sous les halles centrales. C’est peut-être de ce temps-là que date sa passion pour les chevaux. (Photo p. 72) Joseph Lecerf, 75 ans, a repris, il y a dix ans, l’exploitation de ses parents à Bazouge-sous-Hédé ; il travaille un champ de 60 ares. Depuis qu’il est à la retraite, il a le droit d’exploiter jusqu’à un hectare de terre. « Je viens aux Lices pour occuper le cerveau, ça chasse Alzheimer, et j’aime le contact. » Les grands-parents de l’épouse de Joseph avaient, en 1905, un étal au même emplacement que lui. Les anciens venaient avec la charrette et le cheval ; l’anneau pour attacher l’animal est toujours scellé dans la chaussée, à trois mètres des pieds du maraîcher. Pierre, 75 ans, fait le marché depuis 1965. Son épouse était là bien avant lui, à 14 ans, en 1952. Pierre a continué à travailler après sa retraite pour avoir un complément de revenus puis, il s’est aperçu qu’il avait besoin du marché, de rencontrer des gens, de bavarder. Pierre n’a pas été autorisé à déballer dans la halle des producteurs après sa restauration car, en plus de ses volailles, il vend des légumes. Il ne s’en plaint pas, il aime être à l’air libre. Sa clientèle lui est très fidèle, depuis parfois cinquante ans ; presque toute sa marchandise est vendue à l’avance. (Photo p. 78) Fabienne et Guy, son papa, produisent des fleurs de saison sous serre de verre, tunnel ou en plein champ, à la périphérie de Rennes. Sans traitement mais « pour faire venir une fleur, il faut nettoyer au moins trois fois, à la main, ça ne vient pas tout seul », indique Fabienne en montrant ses mains calleuses et noircies par la terre. Père et fille ne comptent pas leurs heures, ce qui peut expliquer, en partie, que l’horticulture intéresse peu de jeunes. Sur dix exploitations qui ferment, une seule est reprise. Mais quelles bonnes odeurs exhalent les fleurs lorsqu’on les remue…

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Gérard Phélippé a pris la succession de l’exploitation de 2 hectares d’Emmanuel Baron, située au Petit-Fougeray. Le maraîcher cultive de nombreux légumes classiques, la plupart en plein champ, et une « crapaudine » qui vaut le détour. Jadis, cette vieille variété de betterave allongée, à peau ridée et rugueuse, était cultivée l’hiver tandis que la ronde ne poussait que l’été. Actuellement, cette dernière vient beaucoup plus vite, toute l’année, mais toutes les deux sont aussi faciles à produire. Gérard cuit ses betteraves toujours la veille, pour qu’elles restent fraîches. Autrefois naisseur-engraisseur de truies sur une exploitation de 60 hectares, Louis Rozé a transformé sa porcherie en boulangerie. En 2004, trois de ses quatre enfants se sont associés pour reprendre l’affaire familiale à Essé, près de Janzé, au pays de « la Roche aux Fées ». Avec une douzaine de salariés et une petite meunerie, qui produit une partie de la farine, Fagots et Froments fabrique un pain au levain certifié Agriculture biologique, pétri à la main et cuit au feu de bois. Habituellement, ce sont les enfants de Louis qui tiennent le banc mais, ce jour-là d’été, Louis vendait le pain paysan avec son petit-fils Victor. Avant de venir sur le marché, Michel Tertrais prépare ses galettes selon la recette originale du pays gallo, avec un authentique blé noir de pays, du sel de Guérande et de la bonne eau de Paimpont. Il ajoute seulement deux cuillérées à soupe de blé classique par kilo de farine. « Certains utilisent autant de blé que de sarrasin, les galettes cuisent plus vite et reviennent à moins cher mais, alors, je considère que ce ne sont plus des galettes de blé noir. » Michel cultive le sarrasin et le vend à un groupement de meuniers, qui lui restitue la farine écrasée à la meule de pierre. Sur son étal, on trouve aussi des galettes d’avoine et des blinis au blé noir. Nicole Lavollée vous conseillera certainement de ne pas éplucher les charlottes, car « toute la saveur est dans la peau ». Elle cultive, à La Mézière, de nombreuses variétés de pomme de terre (amandine, bintje…) et quelques légumes du jardin (haricots verts, fèves…). Ses parents ont tenu l’étal pendant cinquante-trois ans. « A 5 ans, je venais avec Papa, nous étions sous la halle, les clients m’ont connue toute petite. » Nicole et son mari ont repris, il y a une vingtaine d’années, l’exploitation des parents ; ils y produisent aussi des céréales et de la viande qu’ils commercialisent auprès de la coopérative. (Photo p. 72) Ciboulette aillée, tige pleine et goût entre ail et poivre, basilic sauvage au goût poivré (il tient aussi bien que le normal), persil, oseille, aneth, mélisse, marjolaine, menthe, sauge, thym, estragon, romarin, sarriette, verveine…, Marie-Christine Gernigon tire une grande fierté des herbes aromatiques et des légumes qu’elle cultive à La Chapelle-des-Fougeretz mais qui lui donnent parfois tellement de travail : « Je travaille toute seule 24h/24, certains jours je ne dors que 30 min », dit-elle en exagérant un peu. Marie-Christine est sur les Lices depuis bientôt trente-deux ans. (Photo p. 80)

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La gestion du marché des Lices Le marché des Lices est géré par la Ville de Rennes. Son maire, représenté par l’élu en charge du commerce et de l’artisanat, est le garant de l’ordre, de la salubrité et de la sécurité publique des lieux. Il réglemente la circulation et le stationnement sur le marché, délimite son périmètre et le nombre d’emplacements, définit les horaires et la périodicité, délivre les autorisations de vente, répartit les emplacements, assure l’hygiène… La mise en mouvement de cette dynamique s’appuie principalement sur la Direction de la police municipale (Service des droits de place, fourrière automobile), la Direction des rues (Service propreté) et le Service santé environnement. L’Etat, pour sa part, est présent sur les marchés, à travers la Direction des services vétérinaires (DSV), la Direction générale du contrôle de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCCRF), la gendarmerie maritime et, parfois, les douanes.

83 Le marché du samedi dispose de 238 places de titulaires, dont une vingtaine occupées par des commerces de produits non alimentaires ; 7 places sont, en plus, réservées pour les « passagers » et 3 pour les posticheurs et démonstrateurs, auxquelles il faut ajouter les 42 commerçants du pavillon des bouchers, soit un total de 290 étals sur l’ensemble du marché. Les producteurs et les artisans représentent plus de 60 % des commerçants présents au niveau du marché de plein air et de la halle des producteurs. Le Service des droits de place, sous la responsabilité de Sophie Provencio, dépend de la Direction de la police municipale qui, elle-même, dépend de la Direction générale personnel et administration. Cependant, à partir du 1er janvier 2010, dans le cadre de la mutualisation des services Ville de Rennes/Rennes Métropole, il sera rattaché à la Direction générale éducation, sport, vie quotidienne. Les placiers, salariés de la mairie, ont pour mission l’attribution des emplacements pour ceux qui ne disposent pas de places fixes, la perception des droits de place et le contrôle de la situation réglementaire des commerçants. Ils représentent l’autorité municipale sur le marché. Un ou plusieurs agents demeurent pendant toute sa durée, pour assurer la sécurité. Les droits de place s’élèvent à 1,85 € par mètre linéaire pour la matinée, les poissonniers paient un forfait de 9,27 € pour les camions-boutiques ; il faut compter 2,47 € en sus pour la mise à disposition d’un branchement électrique. Le système de redevance



fonctionne différemment sur le pavillon des bouchers. Fixé à environ 78 € par mois pour un étal de 3 m de long, il s’effectue trimestriellement, via la trésorerie municipale. Les droits de place des démonstrateurs sont de 2,79 € par mètre linéaire et par jour, avec un minimum de perception s’élevant à 13,95 €. La Commission consultative du commerce non sédentaire, présidée par l’élu au commerce et à l’artisanat, a pour mission de donner son avis sur tous les conflits pouvant concerner les marchés et de discuter de toutes les mesures touchant aux droits et aux devoirs, à l’organisation et aux modifications relatives au marché. L’élu détient tous les droits de police. La commission, qui se réunit au moins trois fois par an, se compose d’une quinzaine de personnes : l’élu en représentation du maire, le directeur de la police municipale et le responsable du droit de places, un placier, un représentant des services vétérinaires, un représentant des consommateurs et six ou sept commerçants non sédentaires des différents marchés rennais, élus par leurs pairs. L’attribution des emplacements a lieu en plusieurs étapes. Les demandes courantes d’emplacement sont transmises à l’élu par le service des droits de place. Les emplacements sont attribués par la commission consultative du Commerce non sédentaire en fonction des places disponibles, de la nature de l’activité exercée et de l’ancienneté de la demande. Les places libérées par des commerçants titulaires cessant leur activité reviennent, automatiquement, dans le giron de la Ville de Rennes qui publie par affichage les places vacantes pendant cinq semaines sur les marchés et fait un appel à candidature. Les emplacements sont attribués par la commission consultative après examen des candidatures des commerçants déjà titulaires d’une place de marché, des commerçants « passagers » sollicitant une place fixe et de ceux qui sollicitent une demande d’autorisation de succession. Le titulaire le plus ancien sur la même activité est théoriquement prioritaire. Peuvent prétendre à des emplacements, et poser leurs candidatures, des commerçants non sédentaires, des auto-entrepreneurs, des artisans et les producteurs. La tenue des marchés est très réglementée. Les commerçants titulaires sont tenus de respecter les horaires prévus : s’installer et approvisionner en marchandises leur étal entre 5 h et 7 h 45, enlever leurs véhicules ne servant pas au commerce à 8 h, cesser les ventes à 13 h 30 et évacuer le marché à 14 h 30 au plus tard, après avoir débarrassé leurs emplacements de tous les déchets, pour permettre au service de propreté de remettre les voies dans leur état initial. Le stationnement sur la place des Lices est interdit entre minuit et 16 h 30, la circulation des véhicules est prohibée pendant les heures où la vente est autorisée. Les emplacements disponibles ou réservés sont attribués aux commerçants « passagers » après le tirage au sort qui s’effectue entre 7 h 30 et 8 h. En outre, le règlement stipule que l’affichage des prix de vente, de manière très apparente, est obligatoire. La cession, gratuite comme payante, des chiens, chats et autres animaux de compagnie est strictement défendue ainsi que les

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propos ou comportements de nature à troubler l’ordre public (cris, chants, micros et haut-parleurs…). Il est également interdit de tuer, saigner, plumer ou dépouiller des animaux sur les marchés. Le nettoyage du marché est effectué sous la responsabilité de Bernard Aubrée, technicien territorial au service propreté et fêtes de la Direction des rues, Rennes Métropole assure l’élimination des déchets. Le détail des opérations est décrit dans le chapitre « Un samedi matin sur les Lices ». En outre, la propreté des étals est à la charge des commerçants locataires et le nettoyage des murs et des plafonds est de la compétence de la Direction des bâtiments communaux. La Direction des services vétérinaires a la mission de veiller à l’application de la réglementation en s’appuyant sur des directives européennes et, plus particulièrement, sur ce qui est d’usage d’appeler « le Paquet hygiène ». L’esprit de ces règlements est de fixer aux professionnels des objectifs à atteindre, tout en leur laissant le choix des moyens. En collaboration avec le Service santé environnement de la Ville de Rennes, l’inspecteur vétérinaire en charge des marchés de Rennes, Raymond Barbot, a mis en place une cotation de tous les commerçants non sédentaires, en termes de respect de l’hygiène et de la qualité sanitaire. Quand une non-conformité mineure est constatée, un courrier est systématiquement adressé au commerçant lui demandant d’effectuer les actions correctives nécessaires. Lorsqu’un problème sanitaire majeur est relevé (camion-boutique sale, denrées corrompues…), le commerçant est sommé de le résoudre dans un délai de huit jours. Dans ce cas, l’inspecteur établit un procès-verbal et adresse systématiquement une copie à la Ville de Rennes. Si le dysfonctionnement persiste, le commerçant peut être exclu de tous les marchés de l’agglomération, temporairement ou définitivement. Sur les marchés, les services vétérinaires effectuent toujours les contrôles de manière inopinée, aussi bien sur les équipements que sur les produits. « J’entre dans le camion-boutique, par exemple, et j’évalue visuellement l’état de propreté du local, l’usure, le dispositif de nettoyage des mains, l’état général du véhicule et de son équipement. » Sur les véhicules ou les étals qui disposent d’équipements de froid, l’inspecteur vétérinaire vérifie la température des vitrines réfrigérées. L’objectif est de maintenir les températures réglementaires définies par famille de produits : 4 °C pour les viandes de boucherie, 2 °C pour les produits de la pêche… L’évaluation de la qualité des produits de la pêche est effectuée en s’appuyant sur une grille de notation qui porte, entre autres, sur la couleur de la cornée, l’aspect des ouïes, du mucus, de la peau et des branchies, ainsi que sur le degré d’enfoncement de l’œil. Dès qu’un risque pour le consommateur est identifié, le produit est immédiatement retiré de la vente. Pareil si, au-delà du risque santé, une tromperie

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sur la qualité organoleptique du produit est détectée. Raymond Barbot remarque que la forte concurrence, qui sévit sur le marché des Lices, suffit généralement à éliminer les commerçants douteux. En ce qui concerne les viandes, les contrôles se limitent souvent à la vérification de leur document de traçabilité. Les produits emballés portent une étiquette contenant toutes les informations de l’étable à la table. L’étiquetage des autres produits est simplement recommandé. Le but de la démarche de traçabilité est de disposer de la possibilité de rappeler les produits, en cas de problème sanitaire. « Nous avons un rôle pédagogique auprès des commerçants, afin de les sensibiliser à l’intérêt de la traçabilité et de l’hygiène. Cette tâche est capitale, elle représente aujourd’hui la base de notre travail. » La DSV a, par ailleurs, la charge de contrôler la conformité des installations mises à disposition par la Ville de Rennes : eau potable pour une bonne pratique d’hygiène, électricité pour le respect de la chaîne du froid, sanitaires, containers pour l’élimination des déchets organiques et des emballages… Elle vérifie également le plan de lutte mis en place contre les nuisibles (rongeurs, insectes) dans les pavillons, ainsi que le plan de nettoyage et de désinfection des sols.

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Si les contrôles sanitaires des produits carnés et de leurs dérivés relèvent principalement des services vétérinaires, ceux concernant les fruits et légumes sont, encore aujourd’hui, gérés par la DGCCCRF. Celle-ci vérifie, en plus, la loyauté des transactions et l’information au consommateur : dénomination, provenance, prix, poids et catégorie pour les fruits et les légumes. A l’image des services vétérinaires, les « fraudes » signalent à la Ville de Rennes les difficultés rencontrées. Actuellement, le service est peu présent sur les marchés ; dans le cadre des discussions sur la réforme générale de la fonction publique, le rapprochement de la DSV et de la DGCCCRF est prévu au sein de la Direction départementale de la cohésion sociale et de la protection de la population (DDCSPP). Les acteurs de ces deux services s’en réjouissent ; leurs actions empiètent parfois les unes sur les autres, notamment sur la traçabilité des viandes, ainsi que dans le secteur de la pêche, où le problème est encore plus complexe : la DSV, la DGCCCRF et, en plus, la gendarmerie maritime ont, toutes les trois, la mission de contrôler les tailles biologiques des produits de la pêche par espèce, les dates spécifiques de commercialisation, la période de ponte, etc.

Les Lices dans la Ville de Rennes Honoré Puil, l’élu de la Ville de Rennes au commerce et à l’artisanat depuis 1995, reconnaît la très grande sensibilité de la gestion du marché des Lices. Les commerçants, tout comme les Rennais,


sont très attachés à leur rendez-vous du samedi. Dès lors que la Ville de Rennes s’avise de toucher au marché, ne serait-ce que de façon minime, cela génère d’énormes problèmes. La municipalité fait extrêmement attention à maintenir les équilibres entre les différentes formes de commerce. « Rennes Métropole a récemment effectué une étude portant sur l’ensemble des marchés de l’agglomération, pour tenter d’évaluer le rôle joué par les producteurs et les leviers sur lesquels elle pourrait agir. A la lumière des résultats, elle s’est très clairement fixé l’objectif de développer les circuits courts, afin de réserver aux producteurs une place beaucoup plus importante dans l’économie locale. Depuis un an déjà, voire deux, la Ville de Rennes tente de donner la priorité aux producteurs pour occuper les places vacantes. La tâche n’est pas toujours aisée car, sur le marché des Lices, les places valent de l’or et les commerçants, la plupart titulaires, font tout ce qui est en leur pouvoir pour les conserver. Le nombre de producteurs ne peut raisonnablement augmenter qu’au fil des départs naturels, sauf à imaginer d’étendre le marché. Les autres marchés de Rennes souffrent du décalage entre le discours pour favoriser les circuits courts de distribution et les difficultés, concrètement rencontrées, pour y parvenir. Effectivement, sur certains secteurs, nous ne parvenons pas à trouver de producteurs ou, parfois même, de commerçants disposés à vendre sur les marchés. Ce sont des métiers difficiles et peu attrayants, notamment à cause des horaires. Les Lices échappent à ce phénomène mais il est certain que le paysage agricole évolue considérablement ces dernières années, d’où nos craintes à l’avenir en termes de relève. Pour la Ville de Rennes, le marché des Lices est l’activité prioritaire du samedi, y compris par rapport aux commerces périphériques de la place. Nous n’hésitons pas, par exemple, à demander aux cafetiers du haut des Lices de remballer leurs terrasses pendant la durée du marché. Cela génère quelquefois des tensions avec les commerçants sédentaires, mais nous restons fermes. En échange, nous demandons aux commerçants non sédentaires d’être rigoureux au niveau des horaires de départ le samedi ; à partir de 14 h 30, nos machines entrent en service pour nettoyer la place, débarrasser les déchets et faire en sorte que la ville retrouve son visage ordinaire à partir de 16 h 30. Par ailleurs, il faut savoir que le marché des Lices a des retombées économiques qui vont bien au-delà du bassin de Rennes. Les commerçants viennent de toute la Bretagne. Nous avons un devoir de solidarité envers les autres départements bretons en leur accordant un débouché intéressant en ville. C’est pour eux, aussi, que la Ville de Rennes reste très à l’écoute du marché des Lices. »

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Producteurs, artisans et commerçants du marché Marie-Noëlle et Paul Renault

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Sébastien Lorand

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Sylvie Frelaut

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Jérôme Meslé

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Jean-François Hervé

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Coralie Roger

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Paul et Chantal Simonneaux

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Michel et Marie-Thérèse Renault

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Ahmed et Firouse Alibouch

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Annie Bertin

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Gaec Bocel des quatre saisons

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Henri Rouxin

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Jean-Paul et Marie-Christine Névot

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Louis Collet

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Fabien Druenne

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Louise et Joseph Gaudin

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Valérie Le Dantec

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Jean-Marc Olivier

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Etienne Gouffault

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Jacques et Marie-Paule Hervé

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Loïc Berthelot

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Marie-Noëlle et Paul Renault, L’Entillère à Louvigné-de-Bais

De l’ordre à la rébellion A son retour du Sénégal, en 1976, Paul Renault est déterminé à être paysan. Avec son épouse, Marie-Noëlle, ils reprennent le domaine familial de L’Entillère, à l’abandon depuis deux ans. D’emblée, ils s’interrogent sur le choix de deux activités distinctes et autonomes. MarieNoëlle, de formation agricole, tient au statut d’agricultrice ; pas question pour elle d’être simplement femme d’agriculteur. Paul se destinait à entrer dans les ordres ; il a passé huit ans au séminaire de Châteaugiron, jusqu’à l’obtention d’un bac littéraire latin, grec, anglais. A l’époque, dans les communes rurales, les instituteursvicaires incitaient les premiers de la classe à suivre la voie. « C’était une sacrée promotion pour les fils de paysans, mais nous n’avions pas forcément la vocation. » Paul suit une formation en production laitière et s’installe avec onze vaches. Marie-Noëlle opte pour l’élevage de pigeons de chair ; elle fait ses premiers essais avec vingt couples, puis en acquiert trente autres. Les Renault achètent l’aliment pour les bovins et produisent, tout de suite, des céréales pour les pigeons : « Dès le départ, nous avons visé l’autosuffisance de la ferme. Dans le contexte de l’agriculture productiviste des années 1970, nous étions des marginaux ; les banques ne nous suivaient pas, les projets de vente directe étaient exclus des priorités agricoles. Militants tiers-mondistes, nous refusions d’entrer dans ce schéma ; notre philosophie s’opposait à la production de masse. » Quand la première douzaine de pigeonneaux atteint la bonne taille de vente, Marie-Noëlle arrive sur les Lices, avec

table de camping, tabouret et plaques de froid pour tout équipement. C’était avant la rénovation des halles, s’installait qui voulait. « Nous appartenions à une génération de transition, entre les anciens qui vendaient les surplus de leurs jardins et les commerçants-revendeurs. » La rencontre avec Marc Tizon, le célèbre chef du Palais, se produit à peine quelques semaines plus tard. Sans se présenter, le restaurateur achète des pigeonneaux deux semaines de suite, pose des questions sur la conduite de l’élevage et leur mode d’alimentation. Le troisième samedi, il s’aventure et demande s’il est possible d’en produire plus. « Nous ne savions pas que c’était un grand nom sur la place de Rennes. Notre préoccupation était de vendre nos pigeons. Maître en la matière, Marc Tizon ne se trompe pas sur la qualité des produits ; il a repéré tous les nouveaux producteurs qui arrivaient avec une étique de production : Annie Bertin, Yves Bocel, Chantal Simonneaux... Il est très vite rejoint par d’autres restaurateurs, tous plus passionnés les uns que les autres par la qualité : Marc Angelle, Olivier Roellinger… De bouche à oreille, en peu de temps, un réseau de qualité et d’amoureux des produits se tisse autour des Lices. » Quand, un an plus tard, Paul remplace Marie-Noëlle, devenue jeune maman, il étoffe l’étal avec quelques « cous nus » noirs, variété de poulet à croissance lente. Marc Tizon demande au paysan s’il peut aussi produire de la cane croisée sauvage. « Nous sommes allés acheter vingt petites canes en Vendée. Progressivement, nous

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avons agrandi le poulailler pour produire un peu plus de pigeons, de poulets, de canes croisées… Le marché devenait la vitrine de notre activité ; nous aurions pu pousser encore plus en production, nous servir de notre nom qui devenait une référence. Mais, nous étions de piteux commerciaux et, surtout, nous ne voulions pas risquer d’y perdre notre âme. » En 1987, en tant que secrétaire de la Confédération paysanne d’Ille-et-Vilaine, Paul est chargé de l’organisation d’un congrès. A cette occasion, il entre en relation avec l’Ecomusée du pays de Rennes. On lui parle un peu de la coucou ; néanmoins, Paul ne s’y intéresse réellement que quatre ans plus tard, quand Marc Tizon est informé par les médias de l’existence de la poule grise de Rennes. « C’étaient mes souvenirs d’enfance qui refaisaient surface, il y avait des poules grises dans la ferme de mes parents ; ma grand-mère les soignait en même temps que les lapins… » Le paysan achète six poules et un coq et fait naître des poussins. « L’Ecomusée se situait dans une logique de conservation de la race tandis que moi, paysan, j’étais dans une logique de production et de mise sur le marché. J’ai organisé une dégustation à l’aveugle chez quatre grands noms de la restauration. Quinze jours plus tard, je les ai recontactés ; ne se doutant de rien, tous les quatre m’ont parlé de la poule qu’ils mangeaient les dimanches de leur enfance chez leur grand-mère. » A partir de là, Paul se rapproche de l’Ecomusée et, en particulier, de Jean-Luc Maillard et de Jean-Paul Cillard. Avec cinq autres producteurs, ils créent l’Association des producteurs des poulets coucou de Rennes, à côté de l’association déjà existante réunissant les collectionneurs et les amateurs. « Nous avons travaillé deux ans

pour écrire les règlements, définir le cahier des charges de la marque collective et démarrer cette production en 1997. Aujourd’hui, nous sommes onze producteurs dans l’Association. » L’adhérent de la Confédération paysanne avait l’habitude de mobiliser rapidement les troupes. Avec Patrick Le Louarn, professeur à l’Université, il a porté à bout de bras, en 1995, la fameuse « rébellion des producteurs » pour la défense des Lices, évoquée dans la première partie de l’ouvrage. Le combat a duré deux mois, il a porté ses fruits ; la Ville de Rennes s’est engagée à ne plus demander aux commerçants de la halle des producteurs de libérer la place pour les événements culturels du samedi. En parallèle, Paul et Marie-Noëlle font de l’accueil social. Ils reçoivent des enfants difficiles, souvent avec des troubles du comportement. « Nous avons toujours fait ça, un peu pour nos enfants, afin qu’ils mesurent la chance qu’ils ont. Nous avons, parfois, des délinquants très durs mais nous sommes aidés par des psychologues et des assistantes sociales. J’ai amené l’un d’eux aux Lices ; je lui ai confié la caisse pendant que j’allais boire mon café, il ne m’a pas volé un centime. Il était tellement fier que je lui demande de vendre les poulets, tellement heureux ! Ils ont entre 13 et 14 ans et, pendant l’année où nous les accueillons, nous leur montrons la vie d’une famille, les échelles d’autorité, les règles. Ils aident, participent à l’activité de la ferme, partagent les tâches ménagères. La vie devient très simple et normale quand chacun y met du sien. Maintenant, nous préparons notre retraite et allons nous en aller pour laisser la place à Olivier, notre fils, qui va reprendre l’activité. »

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Sébastien Lorand, producteur de fleurs coupées dans la commune du Rheu

Quelles fleurs aujourd’hui ? Sébastien Lorand a vu le jour au milieu des champs de lys et de tulipes de Colette, sa maman, qui venait de se reconvertir dans les fleurs coupées. Depuis sa naissance, la vie, les joies et les peines de Sébastien sont intimement liées au marché des Lices. Nourrisson, sa mère le portait dans son couffin sur tous les marchés. A 13 ans, le jour de la Fête des mères, son père s’effondre sous ses yeux dans le marché des Lices. L’histoire des Lices a autant d’importance pour Sébastien que celle de son exploitation. « C’est presque trop pour moi mais, je ne me verrais pas produire des fleurs si je n’avais pas les Lices. » Sébastien fait un séjour en Hollande, avant de reprendre l’exploitation maternelle. Il a 23 ans : « Je ne me suis jamais posé la question de succéder ou non à Colette, ça coulait de source. » L’horticulteur débute avec deux tunnels, il en a neuf aujourd’hui ; il couvre ses champs pour protéger les cultures de l’orage. La première année, Sébastien plante 65 000 tulipes : « J’ai pris une grosse claque, 10 000 € volatilisés ! » Il y a six ans encore, l’exploitation du Colombier était en difficulté ; aujourd’hui, le paysan vit honnêtement de son travail. Les serres du Colombier sont constamment envahies par les mauvaises herbes ; Sébastien refuse tout traitement chimique. Passionné de pêche, il assiste impuissant à l’inexorable pollution de l’étang où, enfant, il a titillé le brochet avec son père. De plus, il est convaincu que les traitements insecticides effectués sur la plante passent, par contact, sur les mains des personnes qui les manipulent. Le prix de l’engagement est élevé : « Depuis

deux ans, je perds les lysianthus, ces fleurs sont très sensibles aux maladies ; les roses, elles, meurent neuf fois sur dix… » L’agriculteur préfère, quand même, désherber à la machine à vapeur, méthode coûteuse, longue et physiquement éprouvante. Sébastien cultive une vingtaine de variétés de fleurs : des tulipes et des lys surtout, et des fleurs de saison. Il essaie tout mais ne réussit pas toujours, se défend de vivre son métier avec passion, mais ne cache pas la fierté qu’il en tire : « Je suis peut-être un peu excessif. J’ai parfois des fleurs que d’autres vendraient sans problème ; moi, si elles ne me plaisent pas, je ne les vends pas, je n’aime pas brader. Au mois de juillet, Sébastien fait trois aller-retour avec son estafette pour tapisser, entièrement, la place Rallier -du-Baty, de lys. En revanche, il arrive qu’il vienne au marché en hiver avec seulement trois seaux de fleurs. Les fleurs sont coupées du vendredi pour le samedi, parfois le samedi même, à 5 h ; elles ne passent jamais en chambre froide. Pourtant, le froid permettrait d’étaler les ventes : « Cela m’ennuierait de la même façon que si je devais revenir aux traitements. » Il est une question des clients qui comble Sébastien de plaisir : « Qu’est-ce que je prends aujourd’hui ? » « Ça me suffit, ils ont tout compris, ils me font confiance. Un prix, une qualité, une relation avec les gens… tout se justifie, il n’y a pas que l’argent, nous ne sommes pas des numéros. »

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Sylvie Frelaut, Le Marginal à Saint-Cast-le-Guildo

Une femme qui a du cran Native de Saint-Cast-le-Guildo, petite-fille d’agriculteur, Sylvie Frelaut est vendeuse de poisson et, par la force du destin, armatrice. Avant le décès de son époux, qui était armateur, il y a sept ans, le couple avait convenu que Sylvie vendrait le produit de la pêche sur les marchés. En trois mois, l’ancienne boulangère, couturière de formation, s’est initiée à la vente de poisson, grâce à une femme de pêcheur et aux collègues de son mari, puis a acquis un camion pour exercer son nouveau métier sur les marchés de Rennes. « Femme de pêcheur, je ressentais une grande fierté à l’idée de vendre le produit de sa pêche. » La commission des marchés se montre peu empressée d’attribuer un emplacement sur les Lices à un pêcheur mais, résolue à parvenir à ses fins, Sylvie adresse personnellement sa demande au maire de Rennes, Edmond Hervé à l’époque. Très sensible à la présence des producteurs sur le marché, celui-ci ira même jusqu’à Saint-Cast rencontrer Le Marginal et son équipage. Son compagnon disparu, soutenue par la solidarité des cinq salariés, Sylvie prend les rênes de l’entreprise. Elle demande à David, alors matelot, de patronner Le Marginal, un chalutier-coquillier de 10,40 m, bien équipé pour affronter la mer. Le marin détient un certificat d’apprentissage maritime, qui suffit à patronner un bateau de moins de 12 m, et baigne, depuis l’âge de 10 ans, dans le monde de la mer. Pas très rassuré par l’ampleur de ses nouvelles responsabilités, David s’appuie dans un premier temps sur Edmond, son père, lui-

même pêcheur, pour l’organisation du travail à bord et l’approche des zones de pêche : « Accoster n’est pas bien compliqué, comparé à pêcher. » Très rapidement le nouveau « patron » fera tourner le bateau comme si c’était le sien, avec pour équipage Luc, son frère, rejoint plus tard par Charley, le fils de Sylvie. Tel un chasseur, David possède le flair pour traquer les espèces les plus nobles et donc les plus chères : turbot, barbue, rouget barbet, sole…, sans pour autant mépriser les poissons plus ordinaires mais savoureux, tels que le tacaud, le maquereau ou la vieille. David travaille aussi avec des cartes et des plans de pêche sur ordinateur, pour affiner sa recherche.

99 Le Marginal mouille dans le port en eau profonde de Saint-Cast-le-Guildo et pêche à la lisière des baies de Saint-Brieuc et de Saint-Malo. Il est équipé pour trois types de pêche : le chalut, le filet et la coquille. La pêche au chalut se pratique de nuit, le bateau lance les amarres à 18 h pour ne rentrer que le lendemain vers 5-6 h. Pour la pêche au filet, les rets sont posés la veille pour n’être relevés que le lendemain, voire deux à trois jours plus tard, selon les espèces ciblées. La pêche à la coquille, très réglementée, s’effectue de jour. En baie de Saint-Brieuc, le début du mois de novembre marque l’ouverture de la campagne, la mi-avril sa clôture. Le chalutier pêche seulement 45 min par jour, et ce deux jours par semaine. En baie de Saint-Malo, la pêche à la coquille s’étale de début décembre à fin février. Le bateau pêche sept heures par jour, quatre jours par semaine. La baie de Saint-Malo est beaucoup moins riche en



coquilles que celle de Saint-Brieuc ; chaque homme embarqué donne droit à un quota de 250 kg de coquille. Les araignées sont capturées tout au long de la semaine. Le chalutier dispose d’un vivier à bord, où elles sont simplement couvertes d’une toile de jute mouillée à l’eau de mer. Le bateau sort en général cinq jours par semaine mais par mauvais temps, ou en cas de panne, il reste à quai. David ne prend que des risques mesurés. « L’an dernier, nous avons loupé entre trente et quarante journées de pêche à cause de la météo. » Le samedi, le réveil de Sylvie sonne à 4 h. Une heure plus tard, elle attend l’arrivée du Marginal sur le port de Saint-Cast : « Je ne vends que ma pêche et je ne suis jamais déçue par ce que les matelots ramènent. » Sylvie descend à Rennes avec deux jours de pêche ; la sole, la lotte ou le turbot sont meilleurs quand ils murissent un peu, la roussette et la raie doivent être épluchées avant d’arriver sur l’étal. A 7 h, les vendeurs sont en place, Sylvie et Nathalie d’office, ainsi qu’un étudiant et au moins un matelot. « Les Rennais connaissent bien le poisson, savent ce qu’ils achètent et sont très exigeants sur la qualité et la fraîcheur du produit. C’est un vrai plaisir de les servir, mais ceux qui s’avisent à me demander si c’est du poisson frais me mettent en colère ! Il n’y a pas plus beau que mes produits ! Je ne ramène jamais d’invendus ; je sais ce que je suis capable de vendre, par contre je ne sais jamais ce qui sera pêché pendant la nuit. » Sylvie est toujours montée au créneau pour défendre les intérêts de la pêche artisanale, c’est une femme engagée, une figure de la baie de Saint-Brieuc : « Une femme ne

lâche rien. » Sylvie lutte contre les projets de parcs d’éoliennes dans la baie de Saint-Brieuc, reproche à Bruxelles de ne faire pas faire dans le détail, de ne pas prendre en compte les problématiques de la pêche locale. « Quand les pêcheurs descendent dans la rue, c’est que la situation est grave. Le programme européen Natura 2000 prévoit d’interdire la pêche à moins de 3 milles des côtes pour sauver les mouettes et les marsouins. Les plaisanciers, en revanche, pourraient disposer de la zone pour eux seuls ; à Pléneuf-ValAndré, ils étaient cinquante à pêcher le bar la semaine dernière ! Où est la logique ? Les pêcheurs côtiers ne sont pas des destructeurs. Durant la campagne de la coquille, nous brassons les fonds avec le râteau ; sans nous, la baie serait envahie par la crépidule. Quand les plaisanciers jettent leurs ordures à la mer, c’est nous qui nettoyons, à l’instar des agriculteurs qui entretiennent la campagne. Nous ne sommes pas des truands, nous aimons notre métier et nous assumons ses contraintes. Sommes-nous portés à disparaître, serai-je parmi les derniers pêcheurs à vendre sur les marchés ? » Rien n’arrête Sylvie… Quand elle s’est blessée, voici une dizaine d’années, en épluchant un peu brutalement le poisson, ses vingt-trois fils au doigt et ses deux opérations ont soulevé la remarque suivante de son médecin : « C’est ma patiente la plus dangereuse, la plus tenace. » Depuis, Sylvie a vu son engagement et son courage plusieurs fois récompensés : elle a été élue Breton de l’année par Le Télégramme, en 2005, a reçu le Prix national des pêches en 2005 décerné par Le Crédit maritime, a été décorée de la Médaille de la Ville de Rennes par Edmond Hervé et a été nommée chevalier de l’Ordre national du Mérite le 14 juillet dernier à l’Hôtel de Ville de Saint-Cast.

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Jérôme Meslé, apiculteur

Un agriculteur d’appartement Les vacances de Jérôme Meslé commençaient tous les ans, au mois d’août, par la corvée de la récolte du miel. Avec son père, il aidait son oncle qui avait hérité des ruches du grand-père. Un jour, un ami est venu donner un coup de main. Ce jour-là, l’intérêt du compagnon pour le métier a, sans doute, éveillé la sympathie de Jérôme pour l’univers des abeilles. Depuis six ans maintenant, l’enfant d’Acigné a repris l’activité apicole familiale. « C’est un métier plaisant, je me balade beaucoup ; au printemps, les ruches sont recouvertes de fleurs mauves, je n’ai pas besoin de terre, on peut être agriculteur en appartement ! » Jérôme vient de construire une nouvelle « miellerie », attenante à son habitation, à Gahard. Il possède environ 350 ruches à cadres mobiles qu’il a disposées sur trente points de récolte, à une trentaine de kilomètres à la ronde. L’apiculteur prend soin d’installer les ruches dans des endroits paisibles, si possible à proximité de haies, après avoir demandé l’autorisation au propriétaire du champ. Jérôme ne produit que des miels toutes fleurs, du miel du pays ; la région n’est pas propice aux miels mono-floraux. La récolte a lieu deux fois par an : au printemps et au mois d’août. L’apiculteur récupère environ 30 kg de miel par ruche dans l’année. Le miel de printemps, issu du butinage des fleurs de colza, pissenlit, aubépine et arbres fruitiers, est généralement doux. Très clair et crémeux ou blanc dur comme du saindoux, il cristallise rapidement et finement. Le miel d’été a une odeur et un

goût plus forts, une couleur plus foncée. Il reste liquide plus longtemps. C’est un miel des fleurs de châtaignier, roncier, trèfle blanc et tilleul. Quand le miel est bien mûr, la récolte débute. Jérôme rapporte les hausses dans la « miellerie », retire la pellicule de cire déposée par les abeilles, introduit les cadres dans l’extracteur pour récupérer le miel, puis le passe au tamis pour éliminer les plus gros débris de cire et conditionne le liquide épais et doré en fûts de 300 kg. Le miel décante lentement les jours qui suivent, les plus petites particules de cire remontent doucement à la surface. Conservé dans de bonnes conditions, dans un endroit sec et frais, le miel ne « bougera » plus. L’apiculteur le mettra en pots au fur et à mesure des besoins des marchés. « Je suis très fier de penser que chaque pot me passe dans les mains, et même plusieurs fois. » Jérôme tient à maintenir la taille de son cheptel tout en conservant la technique ancienne de récupération d’essaims. Son souci porte sur la présence, de plus en plus fréquente, de ruches orphelines, sans reines, avec seulement des ouvrières ; les mâles sont moins féconds que par le passé. Dans ces conditions, l’élevage des reines devient indispensable : « Je sélectionne une bonne ruche puis je cherche des larves d’abeille, de 2 à 3 jours après la ponte ; je les place dans des cellules royales que je remets dans des ruches orphelines. Les abeilles élèveront leur jeune reine. »

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Jean-François Hervé, Vergers de la Nouette

Les auxiliaires luttent à la Nouette De retour du Canada en avril 1998, Jean-François Hervé s’associe avec Joëlle, sa mère, pour reprendre les Vergers de la Nouette, tandis que Joseph, son père, fait valoir ses droits à la retraite. Jeunes mariés, les parents de Jean-François ont acheté la ferme de la Nouette, une exploitation laitière de 20 hectares que louaient les grands-parents depuis 1938. Ils y plantent leurs premiers pommiers en 1964. Les premières années, ils écoulent leur production, via la coopérative mais, très vite, une crise de surproduction touche le secteur et les oblige à se tourner vers la vente directe sur quelques marchés et, surtout, sur les marchés de gros. Les exigences de ces derniers en termes de qualité, hier comme aujourd’hui, portent exclusivement sur l’aspect du fruit. Quand Jean-François reprend le verger, il abat une partie des arbres pour être en mesure de l’exploiter tout seul, son épouse travaillant à l’extérieur. En outre, il décide de se consacrer à la vente directe sur les marchés et choisit un mode de production plus adapté à ses préoccupations environnementales et nutritionnelles : « Je souhaite que les enfants puissent croquer des pommes directement dans le verger. » Il retient la lutte raisonnée, poussée. « Je traite en cas de besoin mais mon principe est d’œuvrer pour que les arbres soient en bonne santé. J’apporte du cuivre et des oligoéléments à faible dose, et j’utilise des formulations à base d’algues qui confèrent aux pommiers une plus grande résistance aux maladies. En fonction de la météo, je suis à même d’évaluer si le seuil en pucerons de mes

arbres est tolérable vis-à-vis des auxiliaires présents dans le verger. Comme je n’utilise pas d’insecticides, je ne détruis ni le nuisible ni l’auxiliaire, son prédateur. Tout consiste à préserver des équilibres. Dans un verger, la présence de nuisibles est nécessaire pour nourrir les auxiliaires ; s’il n’y a plus de nuisibles, il n’y a plus d’auxiliaires, donc plus d’équilibre. » Pour lutter, par exemple, contre le carpocapse, papillon dont la reproduction dépend des conditions climatiques, Jean-François pose dans le verger des diffuseurs de phéromones sexuelles. Diffusées dans l’air, ces hormones créent chez le papillon mâle une confusion qui l’empêche de trouver la femelle et donc de s’accoupler, le tour est joué ! De nombreux nuisibles peuvent être combattus selon ce schéma. « C’est un tout qui demande, quand même, beaucoup de surveillance. Les fruits ne sont pas absolument parfaits mais une pomme un peu déformée n’effraie pas, outre mesure, nos clients. » Dans les Vergers de la Nouette, les critères de cueillette sont définis en fonction du taux de sucre et du degré d’amidon, à un stade où les pommes peuvent encore évoluer. Comme Jean-François n’applique pas de traitements de conservation, si les critères ne sont pas respectés la pomme évoluera mal, deviendra très vite farineuse et se flétrira prématurément. « Certaines variétés perdront leur fermeté au cours du temps parce que c’est dans leur nature mais je produis, également, des variétés naturellement plus fermes. Je ne vends mes pommes que de la fin août à la fin juin ; quand ce n’est plus la saison, je ne viens plus aux Lices. »

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Coralie Roger, Les Jardins de Coralie à Crach

Vous êtes les plus beaux… Dans chacun de ses pots de confiture aux soixante-sept parfums, Coralie dépose avec générosité une rondelle de son inépuisable énergie. De « confession » végétarienne, cette fille de l’île du Levant vit depuis sa naissance dans la quête du bon, du sain, de l’hygiène de vie. La nature est son partenaire privilégié.

des saisons, Coralie se laisse guider par le fruit. Les recettes ? « Je ne crois pas réellement inventer, je subis des influences, comme tout le monde ; j’aborde la confiture comme la cuisine, le plus simplement et efficacement possible. Je privilégie des cuissons relativement courtes pour préserver le goût des fruits. »

Dans la maison de son enfance, dans l’Oise, Coralie passait déjà du temps dans la cuisine mais, le moment le plus fort, certainement la clé des confitures d’aujourd’hui, était le petit déjeuner dominical en famille. Les confitures artisanales étaient, bien sûr, de la fête. Toujours très sportive, elle a débuté sa vie professionnelle comme monitrice de judo puis comme éducatrice spécialisée dans le sport avec des enfants handicapés mentaux, une expérience très enrichissante qui a duré onze ans. Elle a, ensuite, fait un bout de chemin dans le Morbihan, avec un compagnon qui était maraîcher bio et qui revenait parfois du marché avec des surplus de fruits et de légumes. Coralie transformait tout ça en de savoureuses conserves et confitures : l’idée de gâcher le moindre produit offert par la terre lui était intolérable. Elle vendait ses bocaux sur les marchés à côté des légumes, des fleurs et des petits fruits, mais uniquement sur les marchés qui la charmaient, la relation exclusivement mercantile l’intéressant beaucoup moins.

L’activité du labo est, bien évidemment, ponctuée par le calendrier des cueillettes. « Si je laisse passer un fruit, je ne le retrouve plus de l’année et je ne veux que du bon. » L’été débute avec l’abricot rouge du Roussillon puis les brugnons, les pêches, les framboises ; en automne : poires, pommes et tomates vertes ; en hiver : plutôt agrumes et bananes. « Au labo, il y a tout le temps du travail. Quand j’achète des fruits, je regarde, je ne goûte pas ; c’est instinctif, sensitif. Je ne lésine jamais sur la matière première et je ne compte pas le temps passé à faire mes courses chez les producteurs de fruits rouges, chez Christophe, le maraîcher de Crach, et chez les marchands de fruits. J’échange beaucoup avec les commerçants, ensuite ils me servent comme une reine ! »

Au fil des années, Coralie devient confiturière à plein temps. Aux Lices, Olivier Roellinger l’encourage avec enthousiasme : « Tu peux avoir confiance en tes confitures. » Le travail s’organise tout naturellement au fil

Coralie parle aux fruits et aux choses, ce n’est pas un secret. Quand elle achète les fruits, elle leur dit : « Fruits, je suis contente que vous soyez aussi beaux » ou « Attendez-moi, ne mûrissez pas trop vite ! » Sa passion s’exprime à tout moment, comme sa fierté et son plaisir ; de là, vient son énergie : « Je remercie souvent la nature de m’avoir faite comme je suis, à moi de m’améliorer. »

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Paul et Chantal Simonneaux, la Rocheraie à Corps-Nuds

Un concentré d’énergie Dans la ferme de la Rocheraie, Paul et Chantal Simonneaux pratiquaient l’agriculture biologique depuis 1985 avant de se lancer, huit ans plus tard, dans l’agriculture biodynamique ou biodynamie. Ce système de production, surtout utilisé dans le secteur vinicole, intègre les grands principes de l’agriculture biologique et accorde, en plus, une grande importance aux rythmes dans la nature et à la position de la lune devant les constellations. « Les fondements de la biodynamie sont spirituels ; la méthode utilise des préparations pour stimuler la vie du sol et dynamiser le monde vivant. » La famille Simonneaux travaille les 40 ha de la Rocheraie depuis cinq générations. Paul, qui aime remodeler le paysage, a planté tout autour 2,5 km de haies : « Je contribue à la création de la biodiversité des lieux ; de nombreux oiseaux se sont multipliés dans les environs. » Paul commence, invariablement, sa journée par la visite de son troupeau, Pistache, le setter anglais, lui emboîte le pas. En chemin, il s’arrête inspecter les ruches. L’agriculteur a semé des fleurs de toutes les couleurs pour attirer les abeilles à proximité du verger. Paul enjambe le ruisseau, ouvre la clôture et va, comme tous les matins, caresser Coton, un jeune taureau du Tarn de souche rustique, qui évolue parmi vingt-cinq blondes d’Aquitaine. « J’aime les animaux, leur dimension sensible. » La ferme produit 95 % de l’aliment des animaux : orge, pois et lin. Les bêtes malades sont soignées avec de l’homéopathie et des huiles essentielles : « Quand on travaille avec le vivant, on n’est jamais à l’abri d’une tuile. »

Le domaine produit sept variétés de blés de qualité boulangère, sur 7 ha, sélectionnés dans l’esprit d’une culture biodynamique ; Paul se bat contre les mauvaises herbes : la vesce, les coquelicots ou, pire, la folle avoine. Le blé moissonné est écrasé avec une meule de pierre progressive. La technique permet de bien décoller l’assise protéique interne de la pellicule externe et d’obtenir une farine semi-complète riche en oligoéléments et en nutriments. L’automne, c’est le temps de la cueillette des pommes. Une trentaine de variétés fructifient dans le verger avec une palette de goûts offrant toutes les nuances acidulées : pied court, locard vert, locard rayé, pomme d’amour, bédange, carrel, chailleux... Certains pommiers ont 60 ans, d’autres sont bien plus jeunes. « J’ai profité des pommiers de mon grand-père, que je n’ai jamais connu. » Le verger est bien exposé, le terrain n’est pas trop gras, les fruits développent des arômes intéressants. Les amis viennent aider. Paul organise méticuleusement les mélanges de variétés par remorque de pommes. « Je répartis les variétés en fonction du jus que je souhaite obtenir. » Chantal et Paul se partagent les tâches. Ensemble, ils effectuent la transformation ; Paul se consacre, en plus, à la production et Chantal à la vente directe à la ferme, sur les marchés, chez des restaurateurs et des boulangers, et, dans quelques magasins bio des alentours. Le samedi, elle quitte très tôt la ferme pour arriver aux Lices avant les désordres des camions.

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Michel et Marie-Thérèse Renault, Renauflor

Symphonie florale au Bois-Orcan Au pied du manoir du Bois-Orcan à Noyal-sur-Vilaine, Michel et Marie-Thérèse Renault dirigent leur symphonie florale. Fleurs, couleurs et senteurs se succèdent au rythme des quatre saisons. La mélodie s’éveille au mois de mai avec le parfum des roses anciennes. Tulipes et freesias fêtent l’arrivée du printemps avec leurs jupons bariolés. Lys blancs, épis de glaïeuls et alstromerias tout en pastel mènent la danse en juillet. Le lisianthus attend avec impatience pour jouer sa partition devant les aoûtiens. Puis, à l’automne, la reine marguerite retrouve Margot, le chrysanthème, pour fermer le cortège et s’en aller fleurir les dernières demeures. Adolescent, Michel, fils de cadre à France Télécom, allait tondre les pelouses chez M. Prual, horticulteurchrysanthémiste à Domloup, pour gagner son argent de poche. Il s’attardait toujours avec bonheur dans les serres. Son intérêt pour le métier ne passe pas inaperçu. M. Prual enseignait alors à l’Ecole d’horticulture au jardin des Plantes du Thabor. Il lui conseille d’y suivre une formation en alternance. Michel et Marie-Thérèse s’installent en 1982 à la Basse-Thiaulais et cultivent, au départ, des plants à massifs et des semis en plein champ et en tunnel. Avant la réorganisation du marché par corps de métier, l’étal Renauflor se situait dans le bas des Lices. « La clientèle flânait sur l’ensemble du marché, des automobilistes s’arrêtaient l’espace d’un instant pour acheter un bouquet. Malgré la pétition, que nous avons transmise à l’élu au commerce et à l’artisanat de la Ville de

Rennes, les horticulteurs ont tous été regroupés. » L’effet de la « zone de chalandise » ne s’est pas fait attendre ! Adieu, les amateurs de plants pour massifs ! Le couple Renault relève alors le défi : cap sur les fleurs coupées. Un nouveau terrain est annexé et une grande serre chauffée en hiver construite. L’étal a refait sa clientèle, souvent fidèle, de tous les âges, hommes comme femmes, toutes catégories socioprofessionnelles, étudiants et amoureux inclus. Les restaurants et les salons de coiffure font les premiers achats, avec les lève-tôt mais, le pic des ventes s’effectue en fin de matinée, surtout à la Saint-Valentin et pour la fête des Mères. Et comme le veut le dicton, « il y a toujours un bien pour un mal », l’étal du Bois-Orcan se retrouve dans le circuit des visites touristiques organisées par la Ville de Rennes. Les vacanciers repartent souvent avec une bourriche d’huîtres sous le bras et une gerbe de fleurs à offrir aux amis qui les accueillent. Les bouquets confectionnés par Marie-Thérèse sont très frais, les fleurs cueillies de la veille ne sont pas stockées au froid et ne subissent quasiment pas de transport. Autrefois vendeuse de chaussures, l’épouse de l’horticulteur a appris à prévoir le type et le nombre de bouquets à préparer en fonction des marchés, de la saison et de la météo. Malgré ou grâce à la crise, les ventes progressent. « Pendant la guerre, nos voisins vendaient plus de fleurs qu’en temps normal… Les clients adoucissaient leurs misères en fleurissant leurs intérieurs. »

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Ahmed et Firouse Alibouch, commerçants en fruits et légumes

Le banc des amis Au pied de l’hôtel Racapé-de-la-Feuillée construit en 1658, l’étal d’Ahmed et Firouse Alibouch exhale les senteurs du Sud, la chaleur du Maghreb. Ambiance familiale et conviviale assurée ! Aux côtés de Messod, les enfants Alibouch – Sofiane, Mouna et Nora – s’initient à l’art du commerce des fruits et légumes. Sous les tréteaux, le petit dernier, Hembark, préfère jouer avec sa console de jeux. Ancienne animatrice sociale, Firouse connaît les prénoms de presque tous ses clients, fait les présentations, incite au dialogue. On commente les films de la semaine, l’éducation des enfants, les rencontres intercommunautaires. Ahmed, les papilles éternellement chatouillées par les produits goûteux, offre généreusement à la dégustation l’abricot cueilli à maturité, la clémentine du Maroc à la chair juteuse et parfumée ou, encore, la plus raffinée des dattes, la Medjool de Californie. Toutefois, derrière cette vision édulcorée, se cache un quotidien physiquement harassant, des journées de travail plutôt longues, des nuits trop courtes. Ahmed et Firouse sont tous les deux d’origine maghrébine. Par les hasards de la vie, Firouse, née en Algérie, est arrivée à Rennes à l’âge de 2 ans. Son père, à la fois algérien et français, était engagé dans l’armée française. Ahmed, fils d’agriculteur, a vécu toute son enfance dans le Moyen Atlas, au Maroc. Venu en France faire une école de gestion en 1980, il finance ses études en vendant sur les marchés. Par la suite, il a travaillé pour la Ville de Rennes et a enseigné l’économie et le droit aux Sables-d’Olonne.

Depuis 1995, été comme hiver, jour après jour, à 3 h 30, la casquette sur la tête pour maintenir au chaud le dernier rêve de la nuit, Ahmed part faire son marché. Il s’arrête au MIR, le Marché d’intérêt régional, sur la route de Lorient, puis à Melesse, chez le grossiste en fruits et légumes Ame Haslé. Fort de son passé sur l’exploitation familiale, le commerçant est bien armé pour les achats. Il connaît aussi bien l’arboriculture que le maraîchage, depuis la plantation jusqu’à la récolte. Il ne palpe jamais les fruits, se contentant de les regarder : « D’abord le plaisir des yeux, le goût ensuite. Les carottes, bien orange et pas tarabiscotées. Les poivrons, brillants. Les aubergines, cirées. L’abricot, mûr, etc. » Chez Ame Haslé, Ahmed choisit les oranges et melons, cerises et abricots. Chez le grossiste du MIR, il s’approvisionne en avocats, mangues, pamplemousses, champignons, bananes... Les légumes régionaux, il les achète de préférence aux rares maraîchers encore présents au MIR. En termes de prix et de qualité, les exigences des clients varient d’un quartier à l’autre, d’un marché à l’autre mais, aux Lices, tous les profils socioprofessionnels se croisent : les bobos et les bourgeois, les personnes âgées et les étudiants, les oubliés de la société. « Je vends sur mon banc tous les niveaux de choix : extra, catégorie I, premier choix, deuxième choix et parfois même, des produits pour les petites bourses. » Les domaines d’excellence du N° 28 de la place des Lices sont les fruits : mangues, ananas, kakis, agrumes… Chaque quartier d’orange porté à la bouche a le goût de l’instant partagé avec la famille Alibouch sur le marché.

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Annie Bertin, Les Légumes de Blot à Vendel

Les légumes content des histoires Telle une magicienne, Annie Bertin transforme ses « mauvaises herbes » en « feuilles sauvages ». A Vendel, depuis qu’elle s’est reconvertie à l’agriculture bio, la ferme de Blot en est envahie. Capselle, pourpier sauvage, mouron des oiseaux… abondent parmi les cultures. Une offrande de dame Nature qui se mérite à l’huile de coude : désherber, couper ou brûler, biner, arracher, faire des faux semis... Couteau à la main, Annie aime scruter la nature pour distinguer ce qui est comestible de ce qui ne l’est pas. Parfois, elle se risque et goûte. « C’est formidable une nourriture toujours à portée de main. Autrefois, les gens pratiquaient la cueillette. Aujourd’hui, nous avons tout oublié… » La cueilleuse a fait son apprentissage en dévorant les ouvrages de François Couplan, le botaniste gourmand qui, en compagnie du chef Marc Veyrat, initie à la découverte des plantes sauvages au cours de promenades gastronomiques. Reconnaître les variétés avant de passer à l’acte reste aussi passionnant qu’indispensable. A côté des feuilles sauvages, sur ses 25 hectares en bordure de Couesnon, Annie cultive des herbes aromatiques et des jeunes pousses de salade, des fruits et des fleurs comestibles, des mini légumes et, depuis cette année, des gros légumes aussi. La reconversion au bio a exigé une période de transition de près de trois ans, au cours de laquelle l’agricultrice a bien remis en question ses connaissances. Ce mode de culture ne peut se gérer que par anticipation. Tout artifice étant proscrit, aucune correction n’est possible. Heureusement, l’écosystème se stabilise et la terre s’améliore…

au bout de quelques dizaines d’années. Pourtant, des « petites bêtes » reviennent déjà et la terre, plus tendre, se travaille mieux. Les plants de bourrache errent parmi les topinambours, attirent les abeilles, éloignent les limaces et surtout, « la sérénité vous gagne petit à petit, la conscience apaisée de produire propre et sain ». Aux Lices, l’étal des Légumes de Blot vaut le déplacement. En septembre, les chalands de la communauté asiatique évoluent lentement derrière les tréteaux, déplacent en silence les cageots, méthodiquement, à la recherche des plus beaux épis de maïs. Si, par hasard, Annie quitte son poste pour aller flâner sur le marché, il n’est pas rare de découvrir devant sa caisse un message griffonné « servez-vous, payez maintenant ou plus tard ». Enfin, vous ne serez pas moins surpris d’apprendre que les légumes de Blot se dégustent dans les restaurants gastronomiques les plus réputés de France, et pas de façon anecdotique. Les deux tiers de la production de la ferme sont expédiés par messagerie rapide aux quatre coins de l’Hexagone. Arrière-petite-fille, petite-fille et fille d’agriculteur, Annie Bertin a toujours donné un bon coup de main à la ferme. Elle a toujours aimé le travail de la terre, moins celui des bêtes. Pour elle, chacun devrait cultiver son jardin. « C’est effectivement une activité qui nécessite de la patience et du temps dans une société qui va si vite. En attendant, je le fais pour mes clients. Les légumes vous conteront une tranche de la vie de mon exploitation. »

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Gaec Bocel des quatre saisons, maraîchers à Pacé

Cinq générations autour de la meilleure école de la vie Sur le haut des Lices, l’étal des Bocel est devenu un lieu de référence. Rares sont les articles de presse et les reportages télévisés sur le marché des Lices qui ne le signalent. Les grands cuisiniers Marc Tizon et Olivier Roellinger ont été les parrains de ce succès médiatique. Yves Bocel, aujourd’hui à la retraite, en est l’acteur principal.

sous serre, en pleine terre le reste du temps. Même si Batavia est la plus vendue des salades, Petite Rougette, Feuille de chêne blonde et brune, Sucrine ou Lolo Rossa côtoient la Merveille des quatre saisons ou la Carnival, variétés anciennes que seuls les Bocel proposent.

Eric, le fils cadet d’Yves, a repris les rênes de l’exploitation de Pacé, en Gaec, avec Dominique, son épouse, et Pascal Godec, son beau-frère. Depuis l’âge de 6 ans, il a accompagné son père le samedi sur le marché. Ses enfants, cinquième génération Bocel aux Lices, ont repris la tradition. A la belle saison, ils sont tous les trois derrière le banc. « C’est la meilleure des écoles de la vie. »

Les tomates prospèrent aussi sous les serres de Pacé. En habits tachetés ou zébrés, jaunes, orange, rouges, noirs ou verts, aux formes biscornues, ovales, rondes ou allongées, charnues, fermes ou juteuses, acidulées ou sucrées, elles sont une petite douzaine sur l’étal aux noms évocateurs : Tomate-cerise, Andine, Rose de Berne, Cœur de bœuf, Noire de Crimée, Green Zebra… Fragile et difficile à conduire, la fameuse Prisca, qui a largement contribué à la renommée de l’exploitation, est malheureusement en voie d’extinction.

Les expressions « développement durable » et « agriculture biologique » laissent Eric dubitatif. « Nous travaillons comme vous dans vos jardins, nous vous offrons les mêmes produits qu’à nos enfants. Vous trouverez de temps à autre un petit ver dans vos carottes, c’est bon signe. Pas un insecticide n’est entré dans les serres depuis vingt ans. » L’exploitation de Pacé, de belle taille par rapport au mode de vente sur les marchés, pratique une agriculture raisonnée avec un minimum de désherbants et la lutte intégrée pour les cultures de serre. Le produit phare de l’exploitation est la salade. Elle est cultivée toute l’année, du 15 novembre au 15 avril

En revanche, le Gaec a participé activement au sauvetage du Petit Gris, variété de melon qui poussait autrefois dans tous les jardins du bassin de Rennes. A maturité, le Petit Gris possède un parfum délicat et une chair bien orangée, moins ferme que celle du Charentais. Sa culture requiert des soins importants et la récolte une surveillance au quotidien. Elle s’effectue dès les premiers signes de maturité, peau bien verte et pédoncule décollé. En deux jours, la couleur peut virer du vert au jaune, et c’est alors trop tard.

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Quand Yves Bocel s’est installé dans le maraîchage en 1962, la place des Lices était déjà une vieille connaissance. Son grand-père, président du Syndicat des bouchers d’Ille-et-Vilaine, avait cosigné le permis de construire des halles Martenot. Il a été le premier titulaire de l’étal N° 23 du Pavillon des bouchers. Le père d’Yves, également boucher, lui a succédé jusqu’en 1952. Puis, projetant de se reconvertir dans le maraîchage, il a acquis un terrain dans la zone de cultures maraîchères du Pigeon-Blanc. Il y a installé Paul, son fils aîné, puis Yves à ses 14 ans, et les a rejoints. Une dizaine d’années plus tard, les prix des terrains en périphérie de Rennes prennent beaucoup de valeur, les promoteurs investissent et incitent les maraîchers à s’éloigner. La famille Bocel cède son champ, puis achète deux exploitations sur Pacé et installe les deux frères, qui viennent d’épouser deux sœurs. Les enfants de Paul, Vincent et Jean-Paul Bocel, sont aujourd’hui aussi maraîchers à Pacé. Comme leur cousin Eric, ils tiennent un bel étal de légumes mais, sur le bas des Lices. Pour Yves, les années ont passé avec tous les aléas de la vie… jusqu’à l’arrivée de Marc Tizon. « Je devrais encadrer sa photo et l’accrocher chez moi. » C’était en 1981. Pour la petite histoire, monsieur De La Brosse, propriétaire d’un restaurant au Pont-de-Pacé, mariait sa fille et avait demandé à Marc Tizon, du Palais, d’organiser le banquet des noces. « Le père de la fiancée est venu me trouver sur l’exploitation, il cherchait des petits légumes, c’était “ très tendance ”. Sous nos pieds… des petits navets et des petites carottes que je n’arrivais pas à faire grossir. » Quand Marc Tizon a découvert ce trésor dans le cageot, il n’a pas tardé à aller à la rencontre d’Yves sur le marché. « C’est comme ça qu’on a démarré. » Olivier Roellinger, alors en apprentissage au Palais, a suivi peu

de temps après, ainsi que Marc Angelle et de nombreux autres chefs de la région de Rennes. Très inventif, créatif et curieux, Marc Tizon bouquinait, épluchait les catalogues des fournisseurs de graines, parcourait les marchés du sud en quête de nouvelles variétés. Il rendait visite à Yves, la tête emplie d’idées et les poches de graines, et lui demandait de les cultiver. Un jour, une ancienne qui voyait sa fin approcher, lui a légué une poignée de semences anciennes et rares. C’était une salade extraordinaire qui ressemblait à la Merveille des quatre saisons, le cœur pommé jaune avec des petites taches rouges. Simone Morand, qui a beaucoup écrit sur la cuisine bretonne et appréciait autant Marc Tizon que la salade sans nom, l’a baptisée la Tizonière. Yves a cultivé ce trésor de salade une bonne dizaine d’années. Il a fait aussi de nombreux essais pour le chef du Palais et des cultures qui lui étaient exclusivement dédiées. L’histoire se répète encore, entre Eric, et Freddy et Johnny, les chefs de Léon le cochon : ils expérimentent des nouvelles variétés d’épinards, de pommes de terre… Yves Bocel cultive aussi avec Olivier Roellinger une amitié de longue date et lui voue un grand respect. Dès l’ouverture de la maison De Bricourt, chaque semaine, pendant des années, le chef de Cancale est venu saluer le maraîcher sur les Lices et choisir ses produits. « Il était d’une régularité exemplaire. Avec le Richeux, il reste toujours un bon client. » Aujourd’hui, le Gaec fait vivre deux familles mais se refuse à subir la pression des rendements. Son souhait le plus cher ? Rester une petite exploitation familiale, en vente directe, produisant du bon en petite quantité.

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Henri Rouxin, fromager-paysan à la ferme du Haut-Faix

La nature reprend ses droits Henri Rouxin a toujours été éleveur : d’abord de têtards, de tourterelles et de pigeons voyageurs, de lapins, de chevaux, puis de vaches et de chèvres. Ce fromagerpaysan s’affichait bio il y a vingt ans. C’était un acte militant. Un jour, cependant, faute de place sur son étal, il n’expose plus le logo AB. Le lendemain, agacé par la paperasse, il lâche la certification. Le bonhomme à la barbe fleurie est convaincu que sa personnalité, sa façon de parler, sa « tête »… attestent tout aussi bien ses engagements. « Je travaille soigneusement, en conscience, le mieux que je peux. » Au-delà du bio, Henri se reconnaît dans la mouvance humaniste, écologique et alternative Nature et Progrès. Fondée en 1964, celle-ci prône un équilibre entre la terre, les animaux et les humains. L’association a été à l’origine du premier cahier des charges de la Bio en 1972 mais craint, aujourd’hui, des dérives vers une production de type industriel. Dans la ferme du Haut-Faix, qui recouvre 23 hectares, la nature possède une grande place et détient beaucoup de droits, la biodiversité s’y épanouit. Une végétation luxuriante a jailli des quatre kilomètres de haies plantées par Henri, lors de son installation en 1990. « Barbe fleurie » possède trois vaches jersiaises, dont « Beau brin de fille » aux yeux de biche. Gracieuses et dociles, les Jersiaises fournissent un lait exceptionnel, aussi gras que riche en protéines. La soixantaine de

« chèvres de fossés », qu’il élève également, provient de races locales, utilisées autrefois pour entretenir les abords. Henri a un grand respect pour les animaux. Dans son élevage, certaines chèvres atteignent 17 ans, dont quatorze ans en production ; en élevage conventionnel, c’est plutôt six ans. Il en tire une double satisfaction : il s’offre le plaisir de garder des animaux vivants même quand ils ne sont plus rentables. « Ce ne sont pas seulement des machines à produire », et cette longévité reflète l’équilibre global de l’écosystème ambiant. La ferme du Haut-Faix se suffit pratiquement à elle-même. Pas de chimie, bien entendu, le minimum possible d’énergie fossile (gazole, électricité…). La proximité prime sur l’origine des ressources. L’échange avec le monde extérieur s’établit par la vente des produits de la ferme. Les clients se régalent de prononcer le nom de ces fromages de chèvre et de vache de « haute vitalité » : Poti-rond, Gros-rond, Bizoudou ou encore Vachalail. Avant de se régaler à nouveau en dégustant, par exemple, une Tapape, dite aussi Tomme de perre, qu’Henri n’hésite pas à vendre au kilo ! (Le rire, c’est de l’énergie positive.) Le marché, sortie hebdomadaire d’Henri, constitue un moment de détente purement gratifiant, la juste rémunération de son travail, le lien social, la reconnaissance des autres, la rencontre avec celui qui lui dit : « Henri, ton fromage est bon… »

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Jean-Paul et Marie-Christine Névot, bouchers

Une belle affaire sans avenir Comme tous les vendredis, Jean-Paul Névot se rend à l’abattoir de Montauban-de-Bretagne pour choisir et négocier la viande qu’il va travailler en début de semaine. Des vrais acheteurs, qui évaluent d’un simple coup d’œil la qualité d’une carcasse, il n’en reste plus guère. Avec quarante ans de métier, Jean-Paul en connaît un rayon ! C’est certainement ce qui explique la file d’attente qui se forme devant son étal le samedi matin. « Nous avons la renommée d’offrir un bon rapport qualité-prix. » Chez Marie-Christine et Jean-Paul Névot, le client passe toujours en premier, au grand dam de Madame qui se voit parfois obligée d’emprunter l’identité d’une cliente, pour être sûre d’obtenir le morceau de ses désirs. A Montauban-de-Bretagne, la famille Névot se transmet le titre de boucher de père en fils depuis 1920. Les grands-parents ont tenu un café-tabac-boucherie, leur fils, Armand Névot, une boucherie. C’est dans l’arrièreboutique de ce magasin que Jean-Paul, sa sœur et son frère, sont nés. Paulette, la maman des trois enfants, vendait déjà sur le marché des Lices. A 82 ans, elle demeure fidèle à son poste, dans le Pavillon des bouchers. Désireux de quitter l’école à 16 ans, Jean-Paul démarre comme apprenti chez ses parents. En été, deux saisons de suite, il part sur la côte prêter main-forte à un bouchercharcutier. Le travail est autrement dur, les cadences serrées ; les journées commencent à 3 h du matin pour ne se terminer que vers 21 h, tous les jours de la semaine, excepté le dimanche après-midi où il finit fourbu. Malgré sa fatigue, il apprend à travailler vite des gros

volumes, le métier rentre et l’apprenti comprend que ses mains peuvent transformer sa passion en une entreprise rentable. Jean-Paul commence par dynamiser l’affaire familiale puis se consacre à son ascension avec MarieChristine qu’il épouse à 23 ans. Le jeune couple achète un camion-boutique pour faire les marchés, puis acquiert une maison-boutique dans le bourg, puis une supérette... Aujourd’hui, leurs camions sont présents sur une dizaine de marchés. Tenaces et travailleurs, les Névot ont acquis l’aisance tant convoitée : maison, voitures, laboratoire de belle taille et quelques congés. Malheureusement, ils réalisent que leur belle affaire est aujourd’hui invendable ou difficilement transmissible. Pourtant, il y a Pierre, leur fils de 30 ans, qui travaille avec eux. « Il est un bon boucher, travailleur et compétent mais, je ne souhaite pas qu’il prenne la relève ; j’ai vu trop grand, c’est une question de conscience », reconnaît Jean-Paul avec une certaine amertume. « Après toutes ces années de dur labeur, j’aurais aimé laisser une belle affaire à mon fils. » Le secteur de la viande a, en effet, d’énormes difficultés à recruter du personnel qualifié. D’ailleurs, les trois quarts des salariés des Etablissements Névot ont entre 58 et 62 ans. Les jeunes ne veulent pas de ces emplois. « Nous avons les problèmes des patrons sans les avantages. En somme, je suis un bon ouvrier qui travaille de ses mains soixante-dix heures par semaine. Le samedi matin, je me réveille à 2 h 30, à 3 h, je suis au labo et je charge tout seul mon camion… »

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Louis Collet, Les Jardins de Toucanne

Paysan-citadin, un mode de vie Après dix années de pérégrinations en Afrique, aux Etats-Unis et en Europe, Louis Collet rentre au pays où Toucanne l’attend pour une nouvelle aventure. Sur la route de Saint-Maugan, à Boisgervilly, il s’installe dans une ravissante longère en schiste rose, qui deviendra un parc paysager aux mille essences, entouré de deux précieux hectares de terre pour le maraîchage et de six hectares de prairies où évoluent la basse-cour en liberté et deux vaches bretonnes pie noire. En accord avec ses convictions, Louis opte pour l’agriculture biologique. « Le label AB offre une visibilité qui va au-delà de l’éthique : pas de produit chimique, respect de l’environnement, symbiose avec la nature. » Issu du milieu rural, Louis a une formation agricole mais, dans les années 1980, le bio ne figurait pas au programme. Le nouveau paysan suit donc une formation complémentaire, qui l’enchante, et démarre doucement sans aides financières. Il préfère travailler en parallèle comme paysagiste chez des particuliers pour construire une trésorerie, s’équiper petit à petit, tout en apprenant le métier à son rythme. Avec un étal singulier sur le marché, Louis a séduit une clientèle attirée par des produits « pas comme les autres », dont les noms interpellent forcément les curieux. A côté des légumes classiques, les orties se frottent aux pissenlits et à quelques fruits de cueillette. La Vitelotte, pomme de terre en habit noir, côtoie la Phycoïde glaciale recouverte de rosée, les Coquerets du Pérou ou amours-en-cage, les bettes multicolores, les vieilles

variétés de tomates, la Riquette ou Petite Roquette ainsi qu’une quinzaine de variétés de courges. Le maraîcher expérimente la culture de nouveaux légumes au gré de ses découvertes, de ses rencontres, de son goût pour la cuisine, des préférences de ses clients, de ce qui veut bien pousser sur son champ... La vente directe sur les marchés constitue un élément fondateur de l’activité de Louis. Ce débouché permet, certes, de bien valoriser le travail mais, en plus, pour l’aventurier devenu aussi urbain que rural, « le marché est le gardien du lien avec la société ». Du lien, Louis en a un besoin vital. Le marché donne pignon sur rue pour rompre l’isolement dans lequel évolue le monde agricole traditionnel ; c’est un lieu de contact, d’échange, de remise en question… Par le biais de la culture bio, Louis a découvert un mode de vie dans un environnement très polyvalent, qu’il nomme « système agri-culturel ». Un mode de vie qui s’inscrit pleinement au sein de la société, avec des passerelles qui relient le monde agricole, les consommateurs, le milieu artistique... Le paysan-citadin y participe activement : il ouvre Les Jardins de Toucanne à la visite, organise des expositions photo sur ses voyages, des présentations de collections de cucurbitacées, accueille en stage Aboubakar, un jeune Peul des hauts plateaux du Cameroun qui apprend l’agriculture biologique, et avec qui il monte un projet d’écotourisme… Une nouvelle campagne qui se dessine doucement. Louis conjugue harmonie et nature, cultive l’accord parfait des lieux. C’est ce qui compte pour lui…

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Fabien Druenne, paludier à Guérande

Pieds nus sur les ponts d’argile Photographe de presse, Fabien Druenne chassait de nuit les images de l’eau dans tous ses états : mer, rivière, pluie, inondation, marais salant… Dans sa quête artistique, il rencontre Christian, paludier indépendant, qui l’autorise à camper sur sa concession de Guérande. Il revient toutes les saisons photographier le paludier, devenu son ami, afin de le surprendre dans chacune des situations du métier. Fasciné par la magie des lieux, Fabien s’éprend du reflet du ciel sur les salines et décroche une « Bourse du talent » suite à ce reportage. « Je venais de Paris. Ici, c’était le bout du monde. Dans l’obscurité, quand le vent s’apaise, les constellations se mirent dans les salines. Avec Christian, nous passions la nuit à attendre que la lune veuille bien se placer au bon endroit. » Découverte poétique, romantique… Trois ans se passent. Un jour, Christian propose au photographe de lui apprendre le métier de paludier et de l’initier à son vocabulaire si particulier. Depuis cinq saisons maintenant, Fabien récolte le sel de ses vingt et un œillets, contemple le clocher de l’église du bourg voisin qui pointe à l’horizon et parle à une mouette, qui a élu domicile chez lui : « Elle chasse les oiseaux qui viennent marcher dans les bassins. L’empreinte de leurs pas détériore les œillets. Quand l’avocette y fait son nid, elle devient agressive et ne me laisse pas approcher. » Fabien apprend à lire la vie des bassins, le rythme des marais et des marées, et bien d’autres signes encore

pour prédire le temps, évaluer la salinité de la saumure, la récolte de sel. Les bassins possèdent chacun leur propre vie et leur tâche à accomplir. Chaque grande marée d’été remplit la vasière d’eau de mer. Ce grand réservoir alimente successivement le cobier, le tour d’eau, les fards et les adernes1 pour arriver enfin, dans les œillets où le sel est récolté. Tout le long de ce parcours, sous l’effet de la pesanteur, du vent et du soleil, l’eau se nettoie, dépose les sédiments, s’évapore jusqu’à atteindre la salinité propice à la récolte du sel. Vingt et une fois dans la matinée, Fabien laisse s’écouler la saumure chaude de l’aderne vers les œillets. Tandis que le bassin se remplit, face au vent, pieds nus sur les ponts d’argile, il lance le las2 avec élégance, le freine à fleur d’eau et dessine des vaguelettes de surface. Par ce va-et-vient, le paludier décolle les cristaux de l’argile et prend le sel pour le rapprocher de l’endroit où il sera troussé, lavé dans la saumure et remonté sur la ladure. La qualité du « troussage » conditionnera la beauté du sel. Les gestes de Fabien sont, à la fois, puissants, précis et délicats pour éviter un nouveau mélange entre le sel et l’argile et ne pas érafler le fond du bassin, ce qui gênerait la cristallisation du sel du lendemain. Fabien doit maîtriser le geste, lancer le las, bloquer le dos, amortir la perche avec les genoux, le souffle au rythme de l’effort. Le travail dans les marais est « très physique ». En seulement quelques années, Fabien a vu sa mor-

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phologie se transformer, les muscles de ses bras et de ses abdominaux se fortifier. La fabuleuse fleur de sel, cette manne qui se forme en surface des œillets du côté opposé au vent, se récolte avec la lousse d’un geste précis et délicat. Ce travail peut ajouter plusieurs heures de labeur dans la journée. La couleur, parfois rosée de la fleur de sel avant séchage, tient à la présence d’une bactérie qui vit dans les saumures. Cette intruse se fait, par ailleurs, remarquer par la splendeur des plumages qu’elle accorde aux flamands roses qui s’en nourrissent. En fin de matinée, après avoir récolté le sel, Fabien le charge sur sa brouette et le por te sur le trémet (grande plate-forme). Avant l’arrivée des grosses pluies de l’hiver, qui marquent la fin de la saison, il enfourchera le tracteur pour mettre tout le sel à l’abri dans la salorge (bâtiment traditionnel).

Divot, également paludier à Guérande. L’ancien photographe apprécie particulièrement le marché de Rennes, où il côtoie des producteurs qui, comme lui, ont choisi de vendre ce qu’ils produisent. Fabien se souvient être arrivé dans les marais, attiré par leur côté romantique. Il regrette que cet aspect s’effiloche petit à petit. Avec d’autres paludiers, il s’oppose à la mise en place de l’IGP Sel de Guérande (Indication géographique protégée). Ce dossier, en attente à Bruxelles depuis de longues années, impose un cahier des charges qui, selon lui, ne permet plus une production réellement artisanale, et dont une des conséquences serait de faire disparaître les derniers petits producteurs de sel de Guérande. « La politique agricole commune semble conçue pour anéantir les petits. » Le photographe-paludier ne fera pas de concessions. Il ne fera pas entrer son exploitation dans une logique de productivité. Plutôt partir…

Le cycle des marais recommence vers la fin février avec les travaux de remise en état de la saline. Pendant les quatre mois qui suivent, le paludier de Guérande vide les différents bassins, pousse au boutoué3 les sédiments de vase et les algues vertes qui se sont développées. Avec la lousse à ponter et de la vase, il consolide les ponts qui délimitent les bassins. Les fonds des bassins en argile bleue vont conférer au sel sa typicité et sa richesse en oligoéléments. Les clients de Fabien sont principalement les charcutiers et les boulangers, les touristes, qui s’arrêtent dans la boutique de sa salorge située sur le bord de la route menant aux salines et ceux de l’étal du marché des Lices qu’il partage une semaine sur deux avec Tony

(1) Aderne : réserve de saumure pour une journée de récolte de sel (2) Las : long manche de cinq mètres se terminant par une planche perpendiculaire pour la récolte du gros sel (3) Boutoué : long manche se terminant par une planche pour pousser la vase

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Louise et Joseph Gaudin, maraîchers à Sainte-Foix

« L’âme des Lices » Louise Gaudin a le don de projeter ses interlocuteurs dans cent ans d’histoire. Née il y a 76 ans, dans le hameau de Sainte-Foix, elle y vit toujours avec son mari Joseph, de cinq ans son aîné. C’était une zone maraîchère, huit familles travaillaient la terre ; ils sont les derniers. La Ville de Rennes a progressivement racheté les terrains. Là où se trouve le Stade rennais, œuvrait jadis un maraîcher… Lors de son mariage en 1932, la mère de Louise avait reçu en dot une petite maison bâtie sur le terrain familial avec un coin de jardin. La parcelle s’est par la suite métamorphosée en une jolie exploitation d’un hectare et demi, grâce à l’héritage de la grand-mère. Avant de s’y installer comme maraîcher, le père de Louise louait ses services à la journée dans les fermes des environs. Dès les 14 ans, l’école terminée, la jeune fille prêtait mainforte à ses parents, aussi bien dans les champs que sur les marchés. Les Lices, elle connaissait déjà bien pour l’avoir pratiqué tout au long des vacances. Joseph, originaire du bourg du Pertre, lui-même fils d’agriculteurs, travaillait chez un maraîcher de Sainte-Foix. Quand il a vu la belle, il a traversé la rue et Louise l’a invité à cultiver son jardin. Les voilà tous deux, en 1957, devenus maraîchers à leur tour. Louise et Joseph se souviennent avoir vendu, comme le faisaient les parents, leur marchandise à même le sol, à même les chiens. Quand il pleuvait, l’eau rigolait entre les produits, « assaisonnait directement la salade ». Jusqu’au jour où un placier a claironné : « Samedi

prochain, plus rien par terre, tout le monde apporte ses tréteaux ! » Il y avait sur la place des Lices des charrettes à bras, des chevaux d’attelage, des volailles vivantes... Les femmes portaient des coiffes et les costumes traditionnels ainsi que d’énormes paniers noirs à grandes anses. Presque tous les marchands se connaissaient. Comme Louise et Joseph, les anciens du bas des Lices, que tous appellent avec tendresse « l’âme des Lices », sont les derniers retraités autorisés à vendre sur les marchés. Si vous leur demandez, pourquoi malgré leur grand âge ils continuent à travailler, ils vous répondront sans doute avec le même humour que Louise et Joseph : « Pour ne pas laisser nos artères se rouiller. Quand on remue, qu’on est bien occupés, on a moins de douleurs. » Certes, le maraîchage leur permet de compléter leurs petites pensions mais, « on n’en a pas vraiment besoin pour vivre, c’est plutôt dans la tête, nous n’avons pas envie d’arrêter ». Joseph avoue aussi éprouver une grande fierté quand les visiteurs du jardin, épatés, s’exclament : « Tu fais encore tout ça ! » Sa satisfaction est quotidienne : « J’ai planté la semaine dernière un carré de poireaux, 9 500 poireaux au plantoir en deux jours ! » Tous les légumes poussent à Sainte-Foix : petits pois, haricots, betteraves, potirons, salades, tomates, concombres, navets, courgettes, radis et radis noirs, céleris, pommes de terre… ainsi que des fleurs. Louise et Joseph ont progressivement réduit leur production mais travaillent tout de même 5 000 m² de terre. L’un

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aux commandes du vieux motoculteur des années 1950, l’autre la sarclette ou la bêche à la main ; ils sont tous les deux à leur poste dès 8 h. Ils ne rangent leurs outils qu’à l’heure de Des chiffres et des lettres. « Tout ce qu’on peut tenir propre et en ordre, on le fait. » En effet chez eux, tout est net et minutieusement ordonné, aussi bien dans le potager, la resserre que la maison. Le reste de l’exploitation, transformé en prairie, accueille de temps à autre le pur-sang du gendre, entraîneur de chevaux de course à ses moments perdus. « C’est une vraie tondeuse. Quand on ne pourra plus travailler, c’est le cheval qui va nous brouter tout ça, car personne ne reprendra notre suite. » Les grosses corvées, comme la récolte des pommes de terre, des oignons ou des betteraves, sont abattues en famille. Enfants et petits-enfants donnent alors un coup de main. Un moment de plaisir qui se termine invariablement avec des grillades au feu de bois. Joseph utilise le moins possible de chimie pour ses cultures. « Les produits de traitement ne sont plus ce qu’ils étaient. Avant, t’avais des pucerons, t’avais un produit, tu passais un petit coup dessus et c’était propre. Maintenant, le produit il ne vaut plus rien, tu en mets, ah ! ben non, ça n’a pas fait d’effet, puis tu en mets un peu plus, ça fait pas encore d’effet, tu changes de produit, tu en mets trois ou quatre, ça coûte très cher et le puceron, lui, il marche toujours. Nous sommes obligés de traiter un minimum. Celui qui vous dira, ah ! non, ce n’est pas traité… faut se méfier. » Le samedi, jour de marché, Louise et Joseph sortent de leur sommeil à 4 h 30, pour une grande matinée de

plein air. « Le plus dur, c’est l’hiver. » Ils cueillent parfois leurs haricots verts avant de partir « pour vendre de la bonne marchandise bien fraîche ». Certains de leurs clients viennent depuis cinquante ans, d’autres ont disparu ou ne peuvent plus venir. Par habitude, les Gaudin savent ce qu’ils vont leur servir, discutent et rigolent. « Un commerçant, c’est comme un artiste, il n’a pas le droit d’être triste, de faire la grimace. Quand il y a des soucis, il faut les laisser à la maison. » Avec l’énorme variété de produits vendus sur le marché, c’est devenu plus compliqué, disent-ils. « Si on vend de la laitue, on nous demande de la scarole. On dirait qu’ils regardent ce qu’on a pour nous demander autre chose. Autrefois, la ménagère avait un grand panier et mettait les carottes au fond, les poireaux, les patates, tout dans le même panier. Maintenant, pour deux carottes, il faut donner un sac… »

133 Louise et Joseph servent aussi de nombreux restaurateurs. Ceux-ci viennent très tôt le matin, avant tout le monde, comme le faisaient les épiciers autrefois. Il y a Marc Angelle, Marc Tizon, Jean-Pierre Crouzil de Plancoët... Olivier Roellinger prend des petits oignons, des petits pois et des haricots mi-secs, David Etcheverry du restaurant Le Saison est même venu chercher les fèves à Sainte-Foix. Parmi les maraîchers des Lices, ils sont les plus âgés à produire autant. Ils apprécient par dessus tout leur liberté. « Les vacances, c’est sûr, faut pas y compter de trop, mais on est tout le temps en plein air et, ici, c’est bien mieux qu’au bord de mer à s’entasser les uns sur les autres. » Le mardi, Louise part toute seule pour le marché de Cleunay, elle est toute contente d’aller rejoindre ses copines d’école...



Valérie Le Dantec, Fromagerie Maliguen

Une fromagerie au féminin « Légère et court vêtue, elle allait à grands pas » chercher du lait à la ferme. Le pot ne s’est jamais brisé, pourtant, du lait, il n’en restait point. La petite fille l’avait lampé sur le chemin… Ainsi commence l’histoire de Valérie Le Dantec, devenue productrice de fromage à Chavagne par amour du bon lait. Au volant de sa petite berline, Valérie parcourt la campagne pour collecter du lait et se souvient… A l’aube de sa vie professionnelle, munie d’un BTS action commerciale, elle sillonne la France comme représentante en vin. Peu satisfaite par son activité, elle saisit l’opportunité de travailler une saison pour des producteurs de chèvres dans le Morbihan. Elle vend des fromages sur les marchés de Carnac et de Quiberon. L’hiver suivant, le même éleveur recrute un chevrier pour garder les 200 chèvres poitevines de l’exploitation… De fil en aiguille, Valérie tisse son métier ; elle apprend à soigner les bêtes, à fabriquer du fromage et à le vendre. Trois ans plus tard, forte de son nouveau savoir-faire, elle reprend la fromagerie Maliguen, située à la Barberais sur la commune du Rheu, puis la délocalise sur Chavagne. Deux fois par semaine, Valérie se rend chez des fermiers des environs. Lundi, elle ramasse le lait de brebis à Marpiré, mardi le lait de vache à Chavagne même et, vendredi, elle reçoit le lait de chèvre de Fougères. La fromagerie Maliguen transforme les trois types de lait en une multitude de fromages au lait cru aux goûts typés, selon trois grandes familles de « pâtes », comme disent les fromagers dans leur jargon : des pâtes lactiques,

des pâtes pressées et des pâtes molles. Le Chèvre de Chavagne et le Barberond de brebis, des « lactiques », rappellent fidèlement les arômes naturels du lait. Plus « pressés », le Barenton de vache et le Barbedor de brebis se reconnaissent à leurs saveurs douces et fruitées. Les « mous », comme les Petits Malig, de chèvre ou de brebis selon la saison, et le Carré du Meu de vache se caractérisent par leurs saveurs fruitées sans être piquantes, des textures souples et agréables en bouche. Sur les Lices, sa collègue Véronique fait découvrir toutes ces spécialités sur la « place royale ». C’est ainsi que les commerçants désignent l’emplacement de la fromagerie Maliguen. Les chalands achètent les fromages avec gourmandise, comme si c’étaient des friandises. Le métier est difficile, avoue Véronique qui donne beaucoup d’elle-même derrière son étal. Sa récompense : les bonnes relations avec les commerçants voisins et les clients attachants. Conduire son affaire et préserver sa vie privée, c’est tout un art ! Valérie a mis en place une organisation réglée comme du papier à musique. Elle travaille en équipe et en harmonie, avec Marie-Thé Rambaud et Véronique Raoult, et prouve ainsi qu’un chef d’entreprise peut profiter pleinement de sa famille, s’arroger des moments de liberté en fin de semaine et lors des vacances, générer des emplois et s’adonner à ses passions… Perrette la laitière de la fable n’eut pas la même audace, elle qui dans son infortune fut obligée de dire « adieu veau, vache, cochon, couvée ».

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Jean-Marc Olivier, artisan-boulanger au Bas-Germigné

Le pain du partage L’idée lui trottait dans la tête depuis quelque temps… A 45 ans, Jean-Marc Olivier, cadre à France Télécom, franchit le pas et démissionne. Il passe un CAP en alternance chez Cozic, l’excellent boulanger de Chantepie, crée une scop* avec un acolyte, et installe son laboratoire au Bas-Germigné près d’Ercé-en-Lamée, autour du four du village. Son revenu est amputé des deux tiers mais il vit en accord avec lui-même. La perspective d’attendre la retraite sans autre ambition l’insupportait. L’artisan qu’il est devenu ne travaille pas moins pour autant. La preuve : il doit consentir certains sacrifices comme ce potager, où il avait tant plaisir à cultiver des variétés rares, qu’il est désormais contraint de contempler à l’abandon... Marqué par son origine paysanne, le pain « jetable » irrite Jean-Marc. Ce symbole du partage est sacré, il ne doit pas être gâché. Ainsi, dans son atelier étroit comme un couloir, entièrement équipé de matériel d’occasion pour ne pas tomber dans une dépendance financière, l’artisanboulanger façonne ses gros panetons qui tiennent au moins la semaine. Des matières premières simples : de la farine, du sel, de l’eau. De l’eau qu’il filtre. Du gros sel gris de Guérande, récolté et vendu sur le marché par Fabien Druenne ou Tony Divot. Une longue liste de farines certifiées bio, toujours moulues à la pierre de meule, qui écrase lentement le germe sans l’abîmer : épeautre, petit épeautre, seigle, sarrasin, quinoa, maïs, tournesol, lin, méteil... Jean-Marc ne sélectionne que des petits meuniers, privilégie la qualité des produits et la proximité : Ille-etVilaine, Loire-Atlantique, Maine-et-Loire et une entreprise de la Loire spécialisée dans le petit épeautre, introu-

vable ailleurs. Il ne discute pas le prix, il fait confiance dès lors que le travail est sérieusement accompli. La préparation du pain commence l’avant-veille du marché. Jean-Marc rafraîchit le « chef levain » avec de l’eau et de la farine. « Il faut toujours lui donner à manger, sinon il se fâche et s’acidifie. » Ce levain abrite la flore naturelle de l’atelier. Pas de levure ajoutée, le pâton pousserait trop vite sans développer les arômes recherchés. Le jour suivant, le boulanger monte ses pétrins et laisse danser les hélices. Puis, d’un geste rapide et précis, il divise cette pâte légère, presque liquide, la pose dans le banneton, et la replie plusieurs fois sur elle-même, emprisonnant l’air. Il la couvre enfin « elle est fragile », avant de la laisser reposer dans la chambre de pousse. Elle sera cuite le soir, pour le marché du lendemain, dans un four à bois. A l’aube, le visage enfariné pour n’avoir dormi que quatre heures, le nouvel artisan charge ses miches encore tièdes dans sa fourgonnette. Aux Lices, il n’a toujours pas de place fixe, une situation qui l’angoisse franchement et qu’il vit plutôt mal depuis trois ans. Il attend 8 h, comme les autres non-titulaires, en suivant les placiers à la trace, pour le tirage au sort des emplacements libres. Et même quand le sort ne lui est pas favorable, il y a toujours une belle âme qui accepte de partager son espace. Ses clients, fidèles, le retrouvent toujours. « Un comme d’habitude, s’il vous plaît… » * Société coopérative de production.

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Etienne Gouffault, La Caprarius

Il rêvait de devenir paysan… Etienne Gouffault avait toujours rêvé de devenir paysan comme son grand-père… Après un bac agricole, des amis des Pyrénées l’initient à l’élevage et à la transformation fromagère. Il découvre un métier qui répond à ses aspirations d’indépendance et de maîtrise d’une chaîne de A à Z, depuis l’herbe pour l’alimentation des bêtes jusqu’à la vente des produits. Etienne consolide, ensuite, son apprentissage dans une exploitation en Seine-Maritime, où il acquiert le bon « coup de patte » pour fabriquer et inventer des nouvelles recettes de fromage au lait cru. « Avec le temps, on sent le caillé, on sait s’il est trop sec ou pas, s’il faut chauffer, casser, remuer… Je le surveille tout le temps et je m’adapte à son évolution. » Le paysan-chevrier-fromager s’installe en 1988 à Noyalsur-Vilaine sur une exploitation de 20 hectares. Il en sera exproprié quinze ans plus tard. Après avoir recherché longuement et sans succès de nouvelles terres, il arrête finalement son choix sur un joli corps de ferme à Lansiduais près de Bain-de-Bretagne, mais ne dispose que de 3 hectares. Qu’à cela ne tienne, Etienne se sépare de ses soixante chèvres, décide de basculer dans « le tout fromage » et construit une belle petite fromagerie dans la grande resserre en bois de son jardin. Depuis six ans, Etienne achète tout le lait qu’il transforme en fromages de chèvre, vache et brebis. Il visite ses producteurs, tôt le matin, juste après la traite, et repart avec des litres de lait encore tout chauds. Ses fromages de vache et de brebis sont certifiés AB. Le lait de chèvre, issu de l’agriculture biologique, reste une

denrée rare ; il n’a pas trouvé de fournisseur. Pourtant, Etienne milite pour faire consommer des produits bio, il fait même signer des pétitions sur son banc des Lices. « J’ai envie de faire bouger les choses. Dans le vallon de la Vilaine, je vais à l’école en tant que père de famille pour introduire le bio dans la cantine. L’environnement et la nutrition vont de pair. Ce n’est pas seulement ce que nous portons à la bouche qui est important mais, aussi, l’air que nous respirons. » Comme disait Coluche : « Il suffit qu’on n’en consomme pas pour que ça ne se vende pas ! » Etienne a embauché deux salariés Evelyne et Dominique, 25 heures par semaine chacun. Le volume de travail à effectuer est d’autant plus important que le fromager a renoué avec les animaux. Il a repris, voici deux ans, une exploitation de 21 hectares près d’Ercé-en-Lamée, où il produit des agneaux et des veaux qu’il destine aux restaurateurs et aux particuliers. En vache, il a opté pour la Nantaise, en brebis, pour la Bleue du Maine et la Charolaise. L’éleveur réfléchit à l’heure actuelle à constituer un réseau avec d’autres éleveurs d’ovins bio, afin de créer une dynamique et de partager des savoir-faire techniques et commerciaux. Présent sur le marché des Lices depuis vingt ans, Etienne apprécie la confiance que lui accordent ses clients, friands de fromages frais et de tommes fabriquées de manière artisanale. « Je regrette seulement une chose : que ma grand-mère soit partie avant que je ne devienne paysan. J’aurais aimé qu’elle sache que je prenais la suite… »

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Jacques et Marie-Paule Hervé, Les Huîtres de Tréhen Arvor à Saint-Philibert

Ostréiculteurs dans l’âme A Saint-Philibert, depuis deux ans, les juvéniles meurent entre avril et juillet. Deux ans de suite, Marie-Paule et Jacques Hervé ont perdu quasiment toute leur production, ils n’ont sorti de l’eau qu’une vingtaine de tonnes d’huîtres, contre les 250 attendues. Tous les jeudis, installés sur les porte-bagages du vélo de maman, Jacques devant, sa sœur derrière, ils parcouraient les trois kilomètres qui séparaient l’exploitation du domicile pour aller aider les parents. C’était hier. Le souci de la rentabilité n’avait pas encore contaminé les paysans de la mer, qui ne craignaient pas non plus les taches sur les vareuses des enfants. La maman de Jacques avait commencé la production de naissains de belon en baie de Quiberon en 1935. Son mari, charpentier de marine, l’aidait après le chantier. Elle préparait des collecteurs avec des tuiles chaulées pour capturer les larves d’huître et revendait les naissains quand ils atteignaient la dimension d’un ongle. Au retour de son service militaire en 1964, évitant de justesse l’Algérie, Jacques reprend l’entreprise familiale, avec une brouette pour tout équipement. Quatre ans plus tard, il épouse Marie-Paule. Et, petit à petit, le jeune couple investit pour améliorer la rentabilité de leur parc à huîtres de 32 hectares en eau profonde. Les années passent, François et Yann, leurs enfants, grandissent, vont à la fac et, finalement, reviennent s’installer avec les parents : « Ils ne sont pas devenus les ministres dont nous avions rêvé. »

La famille se retrouve pour travailler ensemble, MariePaule et Jacques parient sur l’avenir de leurs fils. Ils empruntent, investissent dans des équipements sophistiqués, ciblent une belle production de 300 tonnes. La petite entreprise fonctionne à merveille avec quatre salariés, des emprunts qui arrivent à échéance et la possibilité de se payer un petit salaire pendant cinq ans. Et puis… patatras ! La production dégringole. Yann est obligé de partir. François, 41 ans, reste mais, vit le désarroi. L’histoire ne fait que se répéter… Dans les années 1970, Marie-Paule et Jacques avaient vécu une terrible épizootie qui avait décimé le parc ostréicole français. « Nous étions jeunes, ça passait mieux, malgré les polémiques. » Les uns cultivaient déjà la fameuse huître japonaise Crassostrea gigas, la creuse qui, aujourd’hui, représente 98 % de la production française, tandis que les autres ne juraient que par l’huître plate, la belon. Et pour cause, tous ceux qui, comme Jacques, ont les papilles entraînées à la belon depuis le berceau, le disent : « La creuse, on la mange, la belon, on la déguste. » Marie-Paule et Jacques se résignent à détruire leurs naissains. Puis, avec la vigueur de leurs 30 ans, ils importent des larves de gigas du Japon, pour recommencer avec la creuse. Aujourd’hui, leur avenir, comme celui de leur fils et de bien d’autres ostréiculteurs, est des plus incertains. Déjà, deux années de stock volatilisées ! Ostréiculteurs dans l’âme… Combien de fois avez-vous vu la mer monter puis redescendre ?

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Loïc Berthelot, Le Cellier du bois d’Albret à Bédée

La revanche des ploucs ! Loïc Berthelot est né dans un tonneau de cidre ; au grand dam de l’adolescent d’hier, à la grande fierté du cidrier aux cheveux grisonnants : « Ah, si mon père était encore là !…» Issu d’un milieu ouvrier-paysan du pays d’Antrain, Loïc était, il y a vingt-six ans, crêpier à Rennes. Il achetait son cidre chez Jeanne Bonhomme, à Vitré. « Jeanne était déjà une vieille demoiselle mais, ses relations avec le cidre ont toujours été passionnelles et poétiques. Elle m’a transmis son amour du métier. »

connaissent nos exigences, sont correctement rémunérés, reconnaissent le produit honnête. D’ailleurs, le cidre doit plus à l’homme qu’au terroir. Pour ma part, j’ai plus sélectionné mes producteurs que mes fruits. J’ai accepté presque toutes les pommes qui poussaient dans le coin ; il n’y a pas de mauvaises pommes à cidre. Je rééquilibre mes approvisionnements en achetant, selon les besoins, des pommes aigres, douces ou amères dans des grands vergers. » Le pressage est déclenché par la maturité des pommes, par ordre d’arrivée des lots. L’art du cidrier réside dans les assemblages qu’il opère d’une cuve à l’autre et dans sa maîtrise des fermentations, qui permettront l’expression des arômes. Le cidre du pays de Rennes se caractérise par une petite attaque acidulée, du fruit et de l’élégance. Il passe bien dans la gorge, sait marquer son passage puis s’effacer tout en laissant un souvenir, comme une silhouette qui passe mais ne s’impose pas.

Décidé à troquer son tablier de cuisinier contre un bleu de travail, Loïc propose à Jeanne de racheter sa charmante petite cidrerie, bâtie dans un ancien moulin sur la Vilaine. La demoiselle refuse. Qu’à cela ne tienne, après un apprentissage sur une saison à Liffré, chez son collègue cidrier Claude Vincent, le jeune homme installe son outil de travail dans un bout de ferme à Bédée. Au fil du temps, au gré des rencontres, Loïc fait connaissance avec des chercheurs de l’INRA : Jean-Michel Le Quéré et Jean-François Drilleau, le « pape du cidre ». Il s’engagera avec eux dans une aventure technique passionnante sur la maîtrise des fermentations, qui fera école dans la filière cidricole bretonne.

Quinze années passent… les affaires fleurissent… les flash-back sur le passé se multiplient… Un vieux mensonge d’adolescence tracasse l’homme aux tempes grisonnantes.

Convaincu de l’importance de valoriser les vergers des alentours, le nouveau patron de Bédée décide de privilégier l’approvisionnement local. Il se retrouve avec 95 fournisseurs, qui livrent entre 500 kg et 15 t de pommes chacun, et s’en réjouit : « Cela fait autant d’authentiques ambassadeurs ; ils savent comment nous travaillons,

La famille Berthelot possédait un verger et pressait toujours ses pommes pour faire le cidre. Le père de Loïc était maçon, il adorait cette boisson. Loïc en buvait aussi. « Je n’ai jamais vu d’eau à la table de mes parents. Après le biberon, j’ai toujours bu du cidre et mangé de la soupe, midi et soir. Pourtant, au lycée de

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Saint-Brieuc, j’avais menti en disant à mes camarades qu’à la maison nous buvions de la bière ! » Dans les campagnes, à cette époque, les femmes étaient responsables de la soupe ; le cidre, c’était la fierté du bonhomme. Les fermiers, qui avaient la réputation de servir du bon cidre et de la bonne soupe, trouvaient toujours des journaliers pour travailler sur leur exploitation et si, en plus, ils avaient une fille un peu « boudette », agréable à regarder et en âge de sortir, ça ne faisait pas de tort. Subrepticement, Loïc s’est laissé envahir par la conviction d’être le dépositaire d’un honneur à retrouver, par une envie de revanche. « Plus je rencontrais des gens qui me parlaient du cidre, plus je prenais conscience de cette culture populaire qui avait été bafouée, ignorée et moquée par ceux-là même qui en étaient les principaux protagonistes. L’expression “ ça ne vaut pas un coup de cidre ”, valorisante, au sens propre pour le cidre, est utilisée dans la réalité pour signifier “ cela ne vaut rien ”. Le souvenir d’avoir eu honte devant mes camarades, pratiquement tous de la campagne, de dire que je buvais du cidre, me faisait encore plus honte. Boire du cidre était un signe extérieur de “ plouquitude ” ; on ne buvait du cidre que dans la campagne. » Le père de Loïc était heureux d’avoir un fils cidrier. Dès qu’il a pris sa retraite, il a été ravi de lui donner un coup de main. « Papa se plaisait très fort à la cidrerie. En travaillant avec lui, je me suis aperçu que, finalement, c’était quelqu’un de bien. Il y avait tant de choses que je n’avais pas soupçonnées… Là, j’ai eu honte d’avoir eu honte de lui, de ce qu’il représentait, du monde d’où il venait, d’être le fils d’un plouc. J’avais des défis à relever, et le premier était de réussir l’entreprise pour prouver qu’il était possible de vivre du cidre. »

Quand Loïc s’est installé à Bédée, en 1983, c’était la première fois en cinquante ans qu’une cidrerie entrait en activité dans la région. Tous les ateliers mettaient la clé sous le paillasson ; les gens ne consommaient plus de cidre. « L’exode rural des années 1960 s’était accompagné d’une sorte de génocide culturel : les ruraux s’empressaient d’oublier leurs origines, s’interdisaient de reprendre leurs habitudes, pour ne pas laisser transparaître de signe distinctif. Je me suis mis à rêver d’un cidre de qualité, le mien en particulier, sur des tables prestigieuses. Simone Morand, écrivain et spécialiste de la cuisine bretonne, de sensibilité très gallèse, m’a soutenu et m’a confié des clés pour pousser les portes de la haute gastronomie. J’ai considéré avoir réussi quand Michel Guérard, trois macarons au guide Michelin, a passé commande. Papa était fier. » Depuis vingt ans, une petite dizaine de cidriers s’est attelée à la tâche pour redonner au cidre ses lettres de noblesse ; le métier de cidrier n’existait pas, tout n’était qu’empirisme. Les chercheurs de l’INRA sont sortis de leurs laboratoires pour venir les aider. Avec Alain Lepage, technicien de la Chambre d’agriculture, ils ont mis en place des formations et développé des outils de travail. Le métier a repris, les gens se sont formés, les cidres se sont améliorés et les petites entreprises, comme celle de Loïc, se portent plutôt bien. « La leçon à en tirer ? Le droit à la fierté, dans la mesure où ce que tu fais, tu le fais bien. C’est la reconnaissance de la valeur des choses. Le cidre était déconsidéré ; désormais, il se déguste. Nous avons révolutionné le cidre en Bretagne, nous avons fait, en sorte, que les cidriers deviennent des gens compétents. Le métier de cidrier a évolué très vite. C’est la revanche du plouc. »

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Les restaurateurs du marché David Etchéverry

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Sylvain Guillemot

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Jacques Faby

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Pierre Legrand

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Eric Bouchy

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Christophe Gauchet

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Mélanie Debord

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Loïc Pasco

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Antony Cointre

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David Etcheverry, Le Saison au vieux bourg de Saint-Grégoire

L’autre sens des choses, des produits, des hommes A son arrivée à Rennes en 1992, David Etcheverry se présente au Palais et, sans tergiverser, le maître des lieux le met au piano. Marc Tizon lui fait découvrir la technique, la pureté en cuisine et l’exigence de la matière première. David marque ensuite une escale à Cesson-Sévigné, au Germinal, où il s’initie à la gestion des hommes et des produits. Pour ses 28 ans, il s’offre Les Agapes, une petite auberge à La Mézière, où il développe l’esprit de sa cuisine. La reconnaissance de son talent ne se fait pas attendre. Le GaultMillau le distingue « Grand de demain » en 2002, le Guide Michelin lui décerne son premier macaron en 2003. L’heure est arrivée pour de chef de fonder sa propre maison. Comment êtes-vous arrivé au métier de cuisinier ? Je suis issu d’une famille d’exploitants agricoles. La culture du jardin, le ramassage des petits pois et des aubergines ont accompagné mon enfance. En grandissant, la cuisine et l’ébénisterie m’attiraient tout autant. J’aime lutter avec la matière, la transformer, la comprendre, étudier ses réactions. Comment préserver au mieux les vitamines et le goût de cet abricot ? Pourquoi celui-ci est-il plus long à cuire que celui-là ? Quand mes jeunes me demandent le temps de cuisson du canard, je leur dit : « Cherchez, essayez, l’homme doit rester maître du feu. » Quel esprit donnez-vous à votre cuisine ? Mon parcours m’a amené à cultiver une cuisine créative, d’auteur, mais elle reste fondamentalement une cuisine de doute, très émotive. J’aime avant tout prendre un maquereau, ou autre chose, et tenter de lui donner une valeur ajoutée extraordinaire. Je conçois le métier de cuisinier dans la maîtrise, l’acceptation, la transformation de ce que la nature nous offre. L’an dernier, le mildiou avait ravagé les plants de tomate, il suffisait de ne pas la travailler. Le thon rouge est une espèce en voie d’extinction, retirez-le donc des cartes ! Les petits bars, saint-pierre, turbots, je dis : « N’achetez pas, laissez les grossir ! » Je suis très dur avec mes jeunes pour qu’ils apprennent à donner du sens aux choses et que demain, dans leurs cuisines, ils prennent les bonnes décisions. Le cuisinier est responsable de ses choix. Dans la réalité, quand une relation saine s’établit entre les gens, que la confiance et la sincérité s’installent, ils vous donnent le meilleur de leurs produits. Le respect de l’homme est primordial.

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Comment réalisez-vous vos cartes et menus ? J’ai six cartes par an, toutes entièrement renouvelées. Le temps m’est compté et, pourtant, je veux continuer à triturer cet abricot pour découvrir toutes ses faces cachées. C’est une relation entre le produit et moi, je joue avec lui, je jubile mais je n’invente rien. Il y a des échecs, des réussites. Il y a le temps de la création, puis celui de la réalisation et, là, je redeviens sérieux. Je cadre la forme, tout en réservant un degré de liberté à mes collaborateurs. Je leur explique l’association de saveurs, la maîtrise de la cuisson, la charge en eau, la résistance du produit et, ensemble, nous réalisons la mise en œuvre. La dépense physique est énorme pour envoyer 10, 20 ou 50 couverts à la fois. Nous entrons dans un état second difficile à décrire, en lutte constante avec les bons de commande qui tombent les uns après les autres mais je dois, en permanence, garder en éveil mes facultés de rigueur.

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Quel sont vos rapports aux hommes, aux produits ? L’histoire des gens qui savent donner du temps me touche. Nous vivons dans une ère spéculative, rêvons d’argent facile, investissons dans les valeurs refuges… Je regrette que cet état des choses prive des jeunes et des moins jeunes de s’installer de manière raisonnable. C’est l’histoire du dernier ligneur de bar de Port-Navalo qui, la ressource s’amenuisant, s’est vu obligé de s’éloigner de son pays. C’est aussi l’histoire de ce viticulteur de Saint-Joseph qui a laissé pourrir sa très belle production d’abricots bio pendant deux ans. Le prix offert ne payait même pas le ramassage : des bergerons doux, énormes comme des pêches, magnifiques. Avec un ami, nous avons décidé d’acheter sa production, une tonne de fruits ; le transport a coûté cher. Cueillis à maturité, deux jours après, les abricots étaient dans nos réserves. Les amis ont fait des confitures, des confrères restaurateurs aussi... J’ai répété la scène avec un producteur de ma région qui ne s’en sortait pas avec ses myrtilles, ainsi qu’avec un producteur d’olives qui démarrait dans la production d’huile. Evidemment, je ne peux pas courir de la même manière après tous les produits, mais j’aime ramener ce qu’il y a de bon partout où je passe. Il faut aussi accepter de manger un peu de marge pour préserver le goût des choses et donner du sens à une culture, à une production, aux hommes. Vos relations avec vos collaborateurs ? J’ai racheté avec Sébastien Flageul, mon maître d’hôtel durant sept ans, Le Florian sur le canal Saint-Martin. Nous avons ouvert L’Autre Sens où Grégory Pottier, mon second depuis quatre ans, est aux fourneaux. Pour Grégory, c’était le moment de voler de ses propres ailes. Une belle carte à des prix raisonnables pour une population jeune..., ça marche formidablement. Sébastien s’est toujours battu, il a formé beaucoup de jeunes ; j’ai trouvé fabuleux de l’aider à mettre le pied à l’étrier. Je suis content de leur donner un coup d’élan, mais je veille au grain pour leur éviter des expériences fâcheuses. L’association doit être utile, pas seulement en termes de partage de dividendes mais dans l’effort comme dans le réconfort. On imagine que vous prenez plaisir à fréquenter les marchés… ? J’ai envie de faire du beau et du bon mais avec raison. Nos coûts de production sont très élevés, je n’investis qu’à la condition, et c’est important de le souligner, que cela soit rentable aussi. Je suis exigeant, mais mon métier n’est pas


plus difficile que celui du paysan des Lices, aux mains ridées, tailladées, noircies pour avoir ramassé les haricots verts et coupé à la main les jeunes pousses d’épinard. J’ai beaucoup de respect pour les hommes du marché. Je sais ce que c’est que d’avoir de la terre, d’avoir une mauvaise récolte. Ils doivent certainement piaffer comme moi, quand il fait beau et que les clients sont partis à la mer… Comme eux, je souhaite partager les produits avec le plus grand nombre. Les hommes du marché…, il n’y en a jamais assez. Il y a Yves et Eric Bocel, Gérard Le Meur, Annie Bertin, Etienne Gouffault, Paul Renault, Marie-Christine Gernigon, Joseph et Louise Gaudin, Passion Rouge, Le Verger de la Cocherie, Maliguen et tant d’autres. Je fais partie d’une génération qui partage le nom de ses producteurs. Et même si je suis parfois inquiet qu’ils vendent les beaux produits aux autres, il faut les encourager. J’aime les gens, je suis sincère. Il m’est arrivé de me tromper, mais je n’aime pas être trompé : une parole, c’est une parole ! La relation est ainsi faite. C’est à la fois quelque chose de très naïf et de très sincère.

Caramelo noix sarrasin (4 personnes) Ingrédients Nougatine noix sarrasin 100 g de noix 400 g de sarrasin 100 g de sucre semoule 1 quart de gousse de vanille 60 g d’amandes hachées Caramel cannelle 50 g de sucre semoule 2 pincées de cannelle 250 cl de crème fleurette 250 cl de lait entier 2 jaunes d’œuf 25 g de sucre 20 g de beurre demi-sel 5 g de farine de maïs 1 feuille de gélatine

Préparation Réalisation de la nougatine Faire un caramel à sec avec le sucre et ajouter les noix et le sarrasin, la vanille grillée. Bien mélanger et laisser refroidir sur une plaque antiadhésive. Broyer au hachoir pour obtenir une poudre de fruits secs caramélisés. Prélever la moitié et réserver l’autre pour la finition. Faire bouillir le lait et additionner le chocolat au lait, la moitié du pralin aux noix sarrasin. Caramel cannelle Réaliser un nouveau caramel à sec avec la cannelle, déglacer avec le lait chaud. Blanchir les jaunes d’œuf avec le sucre puis la farine de maïs. Faire tremper la gélatine dans l’eau froide. Verser le lait chaud sur le mélange œufs, sucre, farine et cuire comme une crème au fouet jusqu’à frémissement. Débarrasser dans le bol du mixer et pulvériser en incorporant la gélatine égouttée et le beurre demi-sel. Refroidir sur glace à 25 °C puis verser la crème caramel cannelle sur la crème fouettée ; bien lisser. Dressage Dans 4 verres, déposer au fond une cuillerée à soupe de chocolat au lait noix sarrasin puis une couche d’appareil caramel. Faire prendre 10 min au réfrigérateur et répéter l’opération 2 fois pour obtenir des couches successives des différents appareils. Au terme, saupoudrer de pralin aux noix sarrasin.

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Sylvain Guillemot, L’Auberge du Pont d’Acigné

Plus qu’un savant concentré de l’art des grands maîtres bretons Sylvain Guillemot, chef de L’Auberge du Pont d’Acigné, en bordure de Vilaine, un macaron au guide Michelin, a été initié à la cuisine par les grands maîtres bretons de la gastronomie française : Marc Tizon, Joseph Froc, Jacques Thorel et Alain Passard. Très tôt, dès l’âge de 7 ans, l’enfant rêvait d’être chef. Sylvain Guillemot n’hésitait pas à délaisser ses devoirs d’école pour écumer la marmite, ajouter les poireaux… En plus, il a eu la chance d’avoir une maman passionnée de cuisine, elle aussi. Pourquoi êtes-vous devenu cuisinier ? J’étais un enfant qui adorait la nourriture. Maman a tenu son premier bar en 1972, un an après ma naissance. A peine réveillée, elle mettait sa marmite d’eau à chauffer sur la gazinière, comme le faisait avant elle sa mère sur le fourneau à bois de la ferme. La grosse marmite avait vocation d’alimenter la soupe du déjeuner, le pot-au-feu, la langue de bœuf, le café... Je conserve, moi-même, l’habitude de disposer d’une grosse marmite d’eau chaude, toujours à portée de main. Nous voyant grandir et son affaire lui prenant de plus en plus de temps, ma mère nous laissait une liste, sur la table, détaillant les étapes à suivre pour confectionner le repas. C’était ma liste de devoirs. J’ai sans doute trouvé là l’opportunité de me rapprocher d’elle, des marmites, de la nourriture… Vous avez eu Marc Tizon pour maître d’apprentissage En préapprentissage dans une chaîne de restauration, j’ai rapidement compris que le monde de la cuisine se divisait en deux castes : ceux qui étaient passés par Le Palais et par Paris, et les autres. C’était une vision d’adolescent. Dès lors, avec toute la candeur de ma jeunesse, j’avais décidé que Marc Tizon serait mon maître d’apprentissage. Pour cela, je rappelle toujours à mes cuisiniers que rien ne nous est donné, qu’il faut constamment partir en quête, y compris du fournisseur merveilleux qui nous offrira le produit de nos rêves. Quand Marc Tizon m’a reçu avec mes parents, il m’a très clairement fait comprendre qu’il n’y aurait plus de week-ends, ni de sorties ni... Il me l’avait bien dit, mais il faut le vivre ; il n’avait pas menti. J’ai un total respect pour le maître, une admiration profonde. Que gardez-vous de son enseignement ? Pendant deux ans, j’ai naturellement appris ce qu’étaient la gastronomie et l’exigence. Au moindre dérapage autour du produit, direction la poubelle ! J’étais estomaqué, je n’avais plus qu’une idée en tête : « Demain, je veux lui ressembler

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avec son charisme, son exigence, sa clarté. » Marc Tizon voulait le meilleur. Moi, j’ai compris que j’aimais la récompense, la performance. Vous décidez alors de vous perfectionner Après cette expérience, je n’avais que le désir de trouver une autre table aussi admirable. J’ai fait une très belle année de BEP au Pen’Roc, avec Joseph Froc ; là aussi, le marché arrivait dans la cuisine et, pour cause, le potager était juste derrière. J’y ai rencontré ma future épouse : comme moi, elle avait la volonté d’ouvrir un jour un restaurant. Alors que je cherchais une maison disposée à m’accueillir pour le bac pro, gonflé comme je peux l’être parfois, j’ai pris le guide Michelin et j’ai contacté tous les restaurants étoilés. Jacques Thorel de L’Auberge bretonne à La RocheBernard a été le seul à accepter de me recevoir ; pourtant, c’était le dernier endroit où je désirais aller, je voulais me former à la théorie et j’imaginais qu’il n’allait m’apprendre que la cuisine. Déjà, à l’époque, il avait la réputation d’être un chef terriblement exigeant. Je suis rentré chez lui, et rebelote avec les produits du marché et les exigences d’un chef, sauf que celui-ci, maîtrisait l’accord des mets et des vins, ce qui reste rare chez les cuisiniers.

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Devenez-vous, comme Jacques Thorel, un intellectuel des fourneaux ? Marc Tizon est un chef qui travaille énormément ses produits dans sa cuisine, Jacques Thorel intellectualise tout ce qu’il fait. Avant de démarrer l’élaboration d’une recette, il met en place une démarche logique et puissante pour en organiser la création et atteindre, rapidement, ses objectifs. Avec lui, j’ai appris qu’il n’était pas obligatoire d’être dans une cuisine à éplucher ses carottes pour mettre au point un plat, qu’il était possible de choisir une direction et de faire des simulations. Je m’étais fixé des objectifs et je commençais à savoir juger les maisons qui détenaient le potentiel nécessaire pour parfaire mes connaissances. Ainsi, dans les années 1990, ma femme et moi arrivons à Paris. Cette fois, c’est la chance qui joue ; nous sommes rapidement tous les deux invités à rejoindre Alain Passard à L’Arpège. Vous redémarrez de zéro chez Alain Passard ? Sortant de maisons provinciales, j’ai pris une claque monumentale pendant les six premiers mois à L’Arpège. Là, je me suis rendu compte que je ne savais rien, et qu’il fallait tout réapprendre dans chaque restaurant. Il faut avoir la sagesse de comprendre que si nous voulons apprendre la cuisine d’un chef, nous ne pouvons pas la polluer avec notre savoir. Par contre, il faut exploiter toutes ces cuisines pour construire la nôtre. Chaque chef, qui a tourné un peu, est lui-même un concentré de ce qu’il a vécu. La gestion du personnel comme celle des produits d’Alain Passard m’a longtemps hanté. Il applique ce que j’appelle la « philosophie de la cour d’école ». Dans un groupe d’enfants, le meneur du moment est évincé dès qu’un nouveau leader naît à l’autre bout de la cour. C’est de cette façon qu’il gère ses hommes ainsi que ses produits ; il fait sauter toutes les barrières. Le moindre produit qu’il prend en main, il l’emmène dans des horizons jamais exploités, jusqu’à ce que celui-ci se trouve, à son tour, chahuté par un nouveau produit, une nouvelle idée. Alain Passard s’est formé à Liffré, à l’école de Michel Kerever, le maître de Marc Tizon...


A 24 ans, vous vous installez à L’Auberge du Pont d’Acigné J’ai choisi de m’installer dans un endroit que je connaissais par cœur, j’étais trop jeune pour démarrer dans une région inconnue, et je n’avais pas de temps à perdre à chercher des fournisseurs. Là, je savais que j’allais trouver Paul Renault, Annie Bertin, les Bocel et les autres. Ce qui est fondamental avec un produit qui a toute sa noblesse, et constitue presque un miracle de la nature pour n’avoir été ni traité ni arrosé, c’est d’aller à l’essentiel. C’est presque ce qu’il y a de plus difficile. Tout le problème du cuisinier réside dans son ego surdimensionné et sa grande problématique est d’accepter tantôt de se laisser guider par le produit et tantôt, comme un cow-boy, de le brimer pour tenter d’en tirer quelque chose de nouveau. On est en permanence dans ce combat ; on lâche les rênes puis on tire dessus pour diriger le cheval, parce qu’on est déterminé à lui faire suivre le chemin coûte que coûte. C’est un conflit permanent, c’est très dur d’accepter des loupés ; quand vous commencez à avoir cette humilité, vous avez des chances de devenir un bon cuisinier. En cuisine, le plus gros handicap, c’est soi-même.

Coucou de Rennes, crumble de cèpe et rhubarbe (4 personnes) Ingrédients 1 coucou de 1,2 kg 300 g de rhubarbe 200 g d’oignons nouveaux 2 gros navets 15 g de cèpe en poudre 15 g de sucre glace 100 g de sucre semoule 60 g de farine 30 g de beurre demi-sel

Préparation La veille, éplucher la rhubarbe, la tailler en petits dés, la réserver au froid après l’avoir saupoudrée de sucre semoule. Le matin, préparer la volaille, lui retirer les ailerons et les cuisses, la brider, afin de maintenir les filets bien tendus. Faire revenir doucement, à feu doux, les cuisses et les ailerons dans une grande sauteuse, puis déglacer au fond blanc à hauteur, conserver et laisser cuire 30 min à feu doux. Tailler les oignons et les cuire à feu doux. Démarrer la cuisson des flans sur carcasse en cocotte en alternant un filet puis l’autre pour éviter une surcuisson et garder leur moelleux tout en se colorant. Pendant ce temps, éplucher les navets, tailler quatre grosses tranches de 1,5 cm d’épaisseur, et cuire à feu doux dans une sauteuse, à couvert, avec un peu d’huile et une pincée de sel. Mélanger dans un cul-de-poule la poudre de cèpe sur le sucre glace, la farine et le beurre, et cuire le tout sur plaque au four à 160 °C pendant 20 min. Au moment de servir, déposer les cuisses et les tailler en deux puis napper avec le jus, faire tiédir la rhubarbe, la disposer sur les navets chauds. Lever les filets de la volaille, les assaisonner et déposer dessus le crumble. Dresser sur une assiette un morceau de cuisse sur les navets/rhubarbe et un filet sur les oignons, un trait de sauce et servir.

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Jacques Faby, Le Cours des Lices à Rennes

Une cuisine très simple et très technique, généreuse et légère Originaire du Midi, sans antécédents familiaux dans le monde de la restauration, Jacques Faby a fait son apprentissage à l’âge de 14 ans. Après avoir tenu, pendant une douzaine d’années, la fameuse table rennaise du Four à ban, rue Saint-Melaine, le Maître cuisinier de France vient d’inaugurer Le Cours des Lices qui, comme son nom l’indique, est carrément situé sur la place des Lices, à l’emplacement de l’ancien restaurant L’Ouvrée. Jacques Faby a maintenant derrière lui trente-deux ans d’expérience gastronomique. Il concocte une cuisine d’instinct, légère, avec des bases solides, où le produit est roi. Puriste et authentique, il tire une grande fierté de sa maîtrise du produit. Quels ont été vos principaux maîtres ? J’ai eu un départ très classique avec un maître d’apprentissage particulièrement exigeant. Après cette première initiation, je suis monté à Paris pour travailler dans les cuisines de tables prestigieuses : les deux premières années dans les brigades de Claude Barnier, au Plaza Athénée puis, quelques longues années avec Guy Martin au Château de Divonne. J’ai, ensuite, rejoint Jacques Chibois qui tient, aujourd’hui, La Bastide Saint-Antoine, à Grasse et, enfin, j’ai travaillé avec mon ami Michel Del Burgo, actuellement à Moscou, que je reconnais comme un très grand cuisinier français. Par la suite, j’ai accompli mon tour de France avec Alain Ducasse. Je suis convaincu qu’il est très important pour un cuisinier de voyager et de pratiquer dans de nombreuses maisons pour se perfectionner au gré des opportunités. Votre premier bistrot se situait près des Folies Bergère… En 1993, je me suis, en effet, associé à un producteur de films pour monter Le Bistrot de gala, à deux pas des Folies Bergère. Nous faisions la sortie des artistes et travaillions très tard le soir. Je pratiquais une cuisine de bistrot, du moment, un peu moins compliquée que celle que je confectionne maintenant. Le cadre et l’ambiance étaient très sympathiques, le lieu était fréquenté par de nombreux artistes, dont Jean-Paul Belmondo. C’était la vie parisienne, l’aventure a duré trois ans, mais nous avons fini par nous lasser ; les gens passionnants absorbaient beaucoup de notre énergie. Comment êtes-vous arrivé à Rennes ? Anne, mon épouse, est bretonne, elle ne voulait plus retourner à Paris. J’ai, alors, ouvert le Four à ban, rue Saint-Melaine, en 1996. Le lieu a, très tôt, été reconnu comme l’une des meilleures tables gastronomiques de Rennes. J’ai tenu ce

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restaurant de 45 couverts pendant douze ans, avec une équipe de huit personnes, jusqu’au jour où nous avons dû fermer : le mur de l’immeuble attenant s’écroulait. Nous ne voulions pas quitter Rennes. J’ai cherché un bon emplacement pendant sept bons mois avant de trouver mon bonheur avec L’Ouvrée, le restaurant gastronomique tenu pendant trente-deux ans par Joël Langlais, jusqu’à son départ en retraite. Dans quel esprit avez-vous conçu votre nouveau restaurant Le Cours des Lices ? J’ai pensé Le Cours des Lices comme un espace de convivialité, composé de quatre salles sur une surface de 200 m² pour 75 couverts. J’ai choisi une décoration contemporaine, avec une ligne pure, beaucoup de bois, chaleureuse, très claire, rythmée par le thème des quatre saisons. Je vise une clientèle très large, de 19 à 80 ans ! Au bar, le convive peut prendre un apéritif et des tapas avant de passer à table ou déjeuner rapidement. A l’arrière, il peut venir en compagnie de ses amis pour passer un moment agréable. J’organise tous les samedis un « retour du marché » très qualitatif, entre 11 h et 15 h ; on peut grignoter quelques bouchées gourmandes et des tartines, ou consommer un plat unique. Le midi, l’ambiance est plutôt bistrot, le soir, plus feutrée mais conviviale avec une cuisine élaborée, comme celle du Four à ban, et toujours des suggestions suivant les saisons. Le restaurant doit fleurer bon pour faire saliver les papilles et entrer en appétit ! J’ai envie d’un lieu décontracté où le client se sente bien.

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Quels sont les traits marquants de votre cuisine ? A ma grande satisfaction, je dispose, désormais, d’une cuisine très fonctionnelle quatre fois plus spacieuse que celle du Four à ban. J’élabore une cuisine simple et hautement technique, généreuse et légère, avec les produits de saison, des vieilles variétés de légumes et de l’huile d’olive. Dans l’assiette, le produit tient toujours le haut du pavé. Je n’utilise que très peu d’épices pour ne pas masquer les goûts, peu de beurre ou de crème, jamais de farine dans les sauces. Quand j’introduis du poireau dans la préparation, on doit pouvoir retrouver son goût dans le plat. Je travaille beaucoup le jus de cuisson et des réductions très concentrées, aussi bien pour les entrées que pour les plats ou les desserts. J’aime présenter, par exemple, une tarte d’abricot avec le jus velouté de l’abricot. Et, surtout, j’aime partager des moments d’émotion avec une équipe soudée, avec mes convives et mes amis ; tout seul, on n’est pas grand-chose. Plus tard, je voudrais organiser des cours pour les enfants, pour les sensibiliser à la bonne cuisine, au goût des produits. Comment déambulez-vous sur le marché ? Je me rends tous les jours sur les marchés pour chercher des idées, voir les produits. J’achète régulièrement, à 6 h du matin comme à 8 h. En plus, le samedi, j’ai tout à portée de main et je peux être livré très facilement. Sur la place de Rennes, nous sommes un noyau de restaurateurs amoureux de la qualité des produits. Quasiment tous, nous nous approvisionnons sur les marchés, chez les mêmes producteurs. Je dispose, en plus, d’un potager dans le Finistère, que mon beau-père cultive pour moi. Il y fait pousser des pommes de terre, des oignons, de l’ail, de l’échalote et des artichauts, cela ajoute un côté ludique et de la fraîcheur à mon plaisir. Dans mes achats, je privilégie les produits de


saison issus d’une culture raisonnée. En revanche, pour les céréales telles que les lentilles ou le boulgour, je ne travaille que du bio ; le goût est nettement meilleur.

Artichauts de Bretagne aux palourdes Jambon Pata Negra et vinaigrette au pain (4 personnes) Ingrédients 1,2 kg de palourdes 2 gros artichauts camus 1 verre de vin blanc 1 botte d’oignons nouveaux 100 g de jambon coupé grossièrement 1 parure de lard Huile d’olive Vinaigre de cidre 100 g de pain Le jus d’une demi-orange Ail, thym, laurier, sel, poivre

Préparation Préparer les palourdes en marinière. Tourner les artichauts, enlever le foin, couper en fines lamelles et les faire revenir à l’huile d’olive avec une parure de lard, ail, thym et laurier. Laisser cuire. Emincer les oignons, y compris les tiges. Saisir le jambon sans le colorer. Vinaigrette au pain Passer les tranches de pain au four, les émietter, ajouter 5 à 6 cuillerées d’huile d’olive, 2 cuillerées de vinaigre de cidre, le jus d’une demi-orange, sel et poivre, mélanger l’ensemble. Mélanger les artichauts, les palourdes et les oignons tiédis, dresser sur assiette, parsemer de jambon et terminer par un trait de vinaigrette au pain.

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Pierre Legrand, Lecoq-Gadby à Rennes

Une cuisine en cohérence avec le développement durable A 36 ans, Pierre Legrand rejoint l’équipe du restaurant Lecoq-Gadby à Rennes. Après avoir gravi les échelons de la haute cuisine dans les maisons les plus prestigieuses de France, il prend la succession de Marc Tizon, le chef des cuisines du restaurant gastronomique : une étoile au guide Michelin. Déterminée à apporter sa contribution à la sauvegarde de l’environnement, Véronique Brégeon, la gérante, a décidé de faire évoluer son établissement dans le respect des valeurs du développement durable, la table du restaurant s’inscrivant en pleine cohérence avec le nouveau spa et les suites hôtelières. Retracez-nous les étapes essentielles de votre parcours Parisien de naissance, je me suis formé à l’école Grégoire-Ferrandi. J’ai fait mes premières armes à Paris, où j’ai progressivement gravi les échelons dans les cuisines des maisons les plus prestigieuses de France. Entre deux, je suis retourné suivre une formation pour me perfectionner à un haut niveau gastronomique. J’ai été le bras droit d’Eric Provost au Royal Barrière à Deauville, j’ai officié au George V, à L’Arpège avec Alain Passard, au Taillevent avec Alain Solivérès et au Lucas Carton avec Alain Senderens. Puis, j’ai quitté Paris, avec mon épouse Caroline, pour tenir des places de chef de brigade au Domaine et Golf de Vaugouard, près d’Orléans, dans une structure hôtelière à l’île Maurice et, enfin, sur les bords de Loire, au Manoir de Restigné. Avez-vous toujours souhaité être porteur d’un message éthique ? Effectivement, la sensibilité aux valeurs du développement durable a pris, très tôt, une place importante dans mon mode de vie au quotidien et dans mes pratiques culinaires. Je suis parti à l’île Maurice, travailler dans un hôtel-restaurant, à la recherche d’une meilleure qualité de vie. Plus tard, le Manoir de Restigné a fait appel à mes services pour offrir, dès son ouverture, une table gastronomique privilégiant les produits issus de l’agriculture biologique, saine et de qualité, aussi bien pour les convives que pour la brigade et la planète. C’est alors que Lecoq-Gadby s’intéresse à vous Véronique Brégeon, propriétaire de l’établissement, cherchait un successeur à Marc Tizon. Le chef, que l’on ne présente plus sur la place de Rennes, avait permis au restaurant de décrocher sa première étoile au guide Michelin mais faisait valoir ses droits à la retraite. En 2008, le site hôtelier Lecoq-Gadby venait d’inaugurer un ensemble de

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quatorze suites et un spa conçus selon les principes HQE (Haute qualité environnementale). Pour Madame Brégeon, il était indispensable que la cuisine pratique une approche commune avec le reste de l’établissement. Quelle est votre approche culinaire ? Marc Tizon préparait déjà une cuisine en accord parfait avec l’esprit de l’établissement. Il connaissait et travaillait, de longue date, avec des producteurs et des artisans présents sur le marché des Lices et les environs de Rennes, qui excellaient en matière de qualité. Il a toujours opéré une sélection très pointue de ses fournisseurs. Pour ma part, je continue à approvisionner la cuisine le plus localement possible et le plus intelligemment, dans le respect des saisons. Je ne suis pas un fanatique des produits bio, je privilégie toujours le goût mais je suis très sensible aux notions qui vont dans le sens du développement durable. Je me reconnais dans la mouvance « Locavore », qui signifie se nourrir sur son lieu de vie, limiter les transports, utiliser un maximum de produits de saison cultivés à proximité. Quand je dispense des cours de cuisine, je m’en fais le porte-parole. Les sessions portent toujours sur un produit de saison, et je développe longuement les critères de choix.

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Comment établissez-vous la carte de la maison ? La cuisine et la carte sont calquées sur l’offre des producteurs, en fonction des calendriers de récolte, de pêche… pour respecter la saison. Les cartes sont courtes et ne comportent quasiment que des produits frais du jour et des suggestions en fonction des arrivages. A la limite, on pourrait changer la carte au quotidien ou à la semaine, nous sommes équipés pour les imprimer nous-mêmes. Je précise systématiquement l’origine des produits et même le nom du producteur. Véronique Brégeon, dont la famille tient l’établissement depuis 1902, est très attachée au rythme des saisons ; elle avait le rituel de fêter l’arrivée des nouveaux fruits et légumes pour marquer la succession des saisons, chacun faisant un vœu au moment de les goûter pour la première fois. Vous êtes arrivé à Rennes récemment, comment percevez-vous les produits locaux ? Pour tout vous avouer, je suis carrément impressionné par la qualité et le goût des produits que je découvre ici : peu de transport, pas de passage en chambre froide… De plus, quand on a la chance d’être directement au contact du producteur, comme c’est le cas à Rennes, on ne peut que respecter encore mieux son produit, le simple légume prend une tout autre dimension ; les rapports sont différents. Ici, quand je travaille un produit, je perçois la présence du producteur, de l’artisan, de l’homme. C’est comme en salle, les convives sont toujours ravis de rencontrer le chef.


Pigeonneau de chez Paul Renault cuit en cocotte (4 personnes) Temps : environ 1 h

Ingrédients 4 pigeons de 400 à 500 g/pièce 500 g de petits pois frais écossés 8 carottes fanes (mini-carottes) 8 navets-fanes (mini navets) 100 g de fèves 1 dl d’huile d’olive 50 g de beurre demi-sel 100 g de pousses de rosulaire 1 gousse d’ail et 1 branche de thym

Préparation Eplucher les carottes et les navets, et les cuire à l’anglaise (dans de l’eau bouillante salée). Ebouillanter les fèves écossées et ôter leur peau. Cuire les petits pois à l’anglaise pendant 5 min au moins. Mixer avec le beurre pour obtenir une mousseline. Habiller le pigeon (vider et couper la tête, les pattes et les ailes). Conserver les abats (cœur et foie). Couper les abattis (ailes, bouts de pattes, cou) en morceaux. Le jus : faire colorer les abattis et les carcasses de pigeon dans l’huile d’olive. Ajouter la gousse d’ail et la branche de thym et un peu d’eau, recouvrant à peine les os. Laisser réduire environ 1 h, à feu doux. Passer au chinois. Ajouter les abats. Repasser au chinois. Le sang des abats assure la liaison de la sauce. On peut faire un jus court si on ne souhaite pas utiliser les abats. Rôtir les pigeons dans une cocotte en fonte avec de l’huile d’olive. Les faire colorer 5 min sur chaque cuisse, 5 min sur les flancs et 5 min sur le dos en refermant, à chaque fois, le couvercle. Laisser reposer 15 min pour obtenir une chair moelleuse. Lever les cuisses et les suprêmes, les poser à plat, assaisonner de fleur de sel et de poivre du moulin. Finitions Réchauffer les petits légumes et les fèves dans l’huile d’olive, saler et poivrer, et les rouler dans l’huile. Ajouter, au dernier moment, les pousses de rosulaire. Réchauffer la mousseline de petits pois. Donner du volume dans l’assiette en superposant les deux suprêmes et faire une belle quenelle avec la mousseline de petits pois. Parsemer les petits légumes et disposer les cuisses dessus. Faire des traits assez fins avec la sauce, comme des gouttes.

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Eric Bouchy, Le Pen’Roc à Saint-Didier près de Châteaubourg

Entre terre et mer, la fraîcheur à portée de main Originaire de l’Ain, Eric Bouchy dirige la brigade de la cuisine du Pen’Roc depuis près de vingt ans. Ancien aspirant chez les Compagnons du tour de France, il a beaucoup voyagé avant de s’établir en Bretagne en 1985, attiré par la coquille Saint-Jacques, la langoustine et le turbot. A 20 ans, il occupe sa première place de chef, à l’Escu de Runfao, à Rennes. Quelques années plus tard, au restaurant Le Pen’Roc, à Saint-Didier, Eric Bouchy pratiquera une cuisine régionale et créative, et puisera une bonne part de son inspiration dans le potager de l’établissement. Il piochera, également, de nouvelles idées dans les produits achetés avec passion sur les marchés par Grégory Troley, le nouveau patron de l’établissement, lui-même cuisinier à ses heures de liberté. Parlez-nous de votre parcours Je suis sorti avec un CAP, à 17 ans, de l’école hôtelière de Mâcon. Dans un premier temps, pendant de courtes durées, j’ai travaillé dans de nombreux petits restaurants comme des routiers et des pizzerias, puis je suis parti sur Genève, dans une brasserie de luxe. Avec 200 couverts à envoyer, j’ai pu acquérir l’indispensable rapidité pour surmonter le fameux « coup de feu ». Là, j’ai rejoint les Compagnons du tour de France ; je me suis perfectionné et suis devenu « aspirant », c’est-à-dire apprenti. J’ai beaucoup progressé, grâce aux « cayennes » de Genève et de Lyon, ces lieux où se retrouvent les Compagnons. Je n’y ai rencontré que des amoureux de leur métier, que des perfectionnistes. Depuis, j’aime prendre des jeunes avec moi pour les former et leur transmettre mes connaissances. Un cuisinier rennais vous a initié à la gastronomie… Je suis resté quelques années dans le pays genevois où j’ai tissé tout un réseau de relations. J’œuvrais dans un restaurant traditionnel, sur le lac Léman, quand Jacques Grandville nous a rejoints. Ce chef étoilé avait tenu les fourneaux de l’Escu de Runfao pendant plusieurs années. J’ai travaillé deux ans avec lui ; il a déclenché ma vocation pour la cuisine gastronomique. Puis, j’ai repris la route pour me rendre à la « cayenne » de Lyon et travailler avec Philippe Chavent, à la Tour Rose, un macaron au guide Michelin. Dans les années 1980, ce restaurant, situé dans le vieux Lyon, était très tendance. Comment êtes-vous arrivé à Rennes ? Les cuisiniers aiment voyager. J’avais le désir de travailler en Bretagne ; je voulais toucher à la coquille Saint-Jacques, au turbot… Jacques Grandville m’a offert l’opportunité d’obtenir un poste dans le restaurant de sa femme, à l’Escu de

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Runfao. Je n’ai pas hésité, j’avais 20 ans et je décrochais ma première place de chef. Je suis resté deux ans, avant de poursuivre mon parcours comme second de Christian Pontruchet chez Lecoq-Gadby. Là, j’étais responsable de la restauration gastronomique et je renforçais l’équipe traiteur lors des banquets. L’organisation de réception représente un volet de la restauration particulièrement complexe ; il faut gérer 500 à 600 couverts, calculer les commandes, etc. Pendant toutes ces années, j’ai accumulé les expériences et les compétences : rapidité, organisation, gastronomie, banquet, traiteur… Je suis resté un an et demi dans cette maison… Effectivement, les cuisiniers naviguent beaucoup. Vous devenez ensuite le chef du Pen’Roc J’arrive au Pen’Roc comme chef de cuisine, juste après chez Lecoq-Gadby, en 1990. Le propriétaire, Joseph Froc, également cuisinier, mais absorbé par la gestion de l’entreprise, m’a confié la responsabilité de la cuisine. En 2007, Grégory Troley a pris les rênes de l’établissement. Dès son arrivée, le nouveau patron m’a donné carte blanche pour faire évoluer la cuisine. J’étais prêt, j’avais toujours suivi les conseils de mon premier maître de cuisine, qui me disait : « Surtout, il faut que tu te documentes, que tu lises. » J’avais pris l’habitude de consulter beaucoup de livres de cuisine, véritable nourriture de l’esprit qui éveille aux nouveautés et j’avais assisté à de nombreux stages organisés par Hervé This, le père de la cuisine moléculaire.

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Comment définissez-vous votre cuisine au Pen’Roc ? C’est une cuisine qui s’appuie sur des techniques modernes, tout en restant dans la tradition des produits, afin ne pas heurter une clientèle fidèle, d’un certain âge, du dimanche. Cela dit, il y aussi un nombre non négligeable de jeunes de 25 à 35 ans qui fréquentent la table du Pen’Roc. Je travaille beaucoup les produits frais de la région : ormeaux de la pêche locale, coquilles Saint-Jacques de la baie de Saint-Brieuc, langoustines de Guilvinec, huîtres de Quiberon, homard breton… Grégory Troley va régulièrement au marché des Lices pour approvisionner le restaurant. Je l’accompagne sur d’autres marchés, au moins une fois par semaine. Par ailleurs, l’établissement possède son propre potager. Quel intérêt trouvez-vous à disposer d’un potager sur place ? Je dispose à portée de main de produits ultrafrais, cueillis le matin « à la fraîche ». Pas de transport ni de stockage, toutes les saveurs sont préservées : mélisse, sauge, oseille, persil, ciboulette, romarin… Ça n’a plus du tout le même goût ! Les produits du potager représentent environ la moitié des légumes servis dans le restaurant. Le gain se retrouve au niveau de la fraîcheur mais aussi de la gestion financière du restaurant. Les touristes découvrent le maraîchage, le potager incite à la curiosité, favorise le dialogue. Jacques Blin, le jardinier, sème en fonction de la demande en cuisine et aime cultiver des variétés difficiles à dénicher comme, par exemple, la morelle de Balbi, une petite tomate-cerise, au goût proche de celui d’un concentré de tomate. La plante est recouverte d’épines, sa fleur ressemble à celle de la pomme de terre. Le potager produit des fruits pour élaborer les confitures du petit déjeuner (coing, pomme, poire, framboise jaune, rhubarbe), beaucoup d’herbes aromatiques, des fleurs alimentaires (souci, bourrache, capucine) et des légumes, ainsi que toutes les fleurs de


l’établissement : arums, jonquilles, œillets, roses… La terre est nourrie avec du compost fabriqué par le jardinier, avec le fumier des chevaux du domaine et les feuilles des tilleuls du parc paysager.

Velouté de capucine en cappuccino, langoustines de Guilvinec et bar en duo relevé de ventrèche (4 personnes) Temps : 30-45 min

Ingrédients 1 kg de langoustines vivantes 1 bar entier (1,2 kg) 4 tranches de ventrèche (lard séché en fines tranches avec du poivre et aromates) Velouté ¼ l jus de moules marinières 125 g de beurre doux 1 poignée de capucines (une vingtaine) 1 pointe de safran 10 cl de crème liquide fouettée Le jus d’un demi-citron vert

Préparation Passer les tranches de ventrèche au gril ou sous la salamandre pour les faire croustiller. Langoustines Cuire très rapidement les langoustines au court-bouillon (eau, vin blanc, vinaigre blanc, poivre et sel). Les tremper dans l’eau bouillante et les retirer dès la première ébullition. Velouté Faire revenir une échalote dans un peu d’huile d’olive. Ajouter les moules, déglacer avec de l’eau et du vin blanc. Retirer les moules et récupérer le jus. Mettre à bouillir le jus dans une casserole, ajouter alors le safran et le beurre, puis mélanger et jeter les fleurs de capucine. Retirer du feu et laisser infuser 15 min. Filtrer la sauce. Ajouter le jus de citron et émulsionner au fouet. Bar Faire lever le bar en filets par le poissonnier, garder la peau, couper en quatre portions. Cuire les pavés de bar à l’unilatéral (côté peau) dans une poêle chauffée, avec des traces d’huile d’olive. Dressage Dans des assiettes creuses, verser d’abord le velouté, puis poser le bar et les langoustines tout autour, la tranche de lard sur le bar, et une pointe de crème fouettée un peu partout. Décorer de fleurs de capucine. Accompagner de petits pois frais pour la couleur.

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Christophe Gauchet, L’Arsouille

Le cuisinier voyou de l’école du Baratin Décidément, à 36 ans, Christophe Gauchet garde toujours un côté voyou... Délinquant à 16 ans, il intègre une école hôtelière plus par nécessité que par choix. Il se forme à la sommellerie et se passionne pour l’œnologie, la viticulture et les hommes du milieu. Il complète par la suite ses connaissances à Mâcon ; il y apprend beaucoup, surtout aux côtés d’un ami, aujourd’hui disparu, qui l’initie aux vins naturels. Puis, Christophe rejoint le bistrot-cave Aux crieurs de vin, à Troyes. L’esprit « très vin » des lieux, sa cuisine simple et familiale, l’enchantent. D’un tempérament inlassablement provocateur, Christophe baptise L’Arsouille le bistrot qu’il crée en 2002, rue Paul-Bert. Un lieu où il réinvente le lien entre la personne et la façon de produire, le bon boire et le bon manger, à l’image de son modèle, Le Baratin café de Belleville. Pourquoi avoir appelé votre bistrot L’Arsouille ? Au départ, je ne connaissais pas le sens du mot. Un peu ivrogne, un peu pochetron, un peu malfrat… un terme désuet, qui parle aux anciens, évoque l’arsenal de Brest, résonne avec le vin. C’est surtout pour rappeler que boire du vin, ce n’est pas réservé à une élite. Le vin est aussi une boisson rafraîchissante, désaltérante, une boisson du quotidien… Quelles rencontres vous ont marqué ? J’ai heureusement eu des belles rencontres. Lors de ma formation à Mâcon, j’ai connu « un meilleur ami ». Il avait travaillé au Baratin, moi j’étais passionné de vin. Au début, on ne se comprenait pas du tout, il m’a alors emmené chez des vignerons, Yvon Metra en premier. J’ai bu du vin et instantanément j’ai compris. Après sept ans de connivence avec le vin, je croyais tout savoir, j’ai reçu une grosse gifle. J’imagine qu’inévitablement je devais arriver aux vins naturels ; il y a les vins naturels et le reste du monde. Ce sont des vins justes, simples et gourmands. Comment êtes-vous devenu cuisinier ? Gamin, j’étais difficile, je ne mangeais que des pâtes. Pourtant, mes parents ont toujours tout cuisiné eux-mêmes. Le goût des vrais produits et de la cuisine m’a été donné par ma « grand-mère adoptive ». Une dame qui vivait dans des alpages en Savoie et me gardait un mois tous les étés et pendant les vacances d’hiver. Je ne mangeais chez elle que des plats qui avaient du goût, préparés avec des produits du jardin, des bouillons simples, cuits sur le fourneau à bois la journée durant. Je garde le souvenir d’une tarte à la rhubarbe, d’un lapin cuit dans un bouillon avec de la moutarde,

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quelques oignons et une patate écrasée. On ne s’en aperçoit pas dans l’instant, mais de tels souvenirs vous imprègnent, vous marquent, et reviennent au galop les 25 ans passés. Racontez-nous votre cuisine… Je fais une cuisine pour accompagner les vins, à l’inverse de la plupart des cuisiniers. Spontanée, de saison, familiale, simple... simple, parce qu’elle s’accorde avec des vins simples à comprendre et à boire, à un prix abordable. D’ailleurs, c’est difficile à dire mais, je ne me considère pas comme un cuisinier. Je ne porte pas le « costume traditionnel » mais un tablier bleu de coton. La carte est courte, ce qui étonne les clients, mais le menu est tous les jours différent. Je ne peux pas faire plus, je travaille dans un espace restreint. Je cuisine comme à la maison, le côté inventif en plus. Je pousse dans la recherche du produit, des assaisonnements, des huiles et des vinaigres rares, et j’introduis souvent une note japonisante. J’achète sur les marchés des produits qui me parlent, et je les accorde ensuite comme l’envie m’en vient. J’adore travailler des morceaux difficiles : les abats, la queue de bœuf, la joue de bœuf, le jarret de veau… Je fabrique tout : saucisses, boudins blancs, terrines... En ce moment, j’aime servir du cru, en viandes comme en poissons. Je prends toujours soin d’indiquer sur l’ardoise l’espèce, la variété, la provenance des matières premières : « cou nu » de Paul Renault, carottes nouvelles de Pacé, tomate-ananas de…

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Comment choisissez-vous les vins ? J’arrive à trouver des petits vins justes. J’ai six mille bouteilles en cave que je fais vieillir mais, je ne suis pas caviste, je n’ai pas de place pour stocker. Je ne propose, bien sûr, que des vins naturels… Les gens ne sont pas habitués aux goûts des vins des origines. Autrefois, on ne buvait que du vin naturel, et on ne consommait d’ailleurs que des légumes bio. Ce sont les vins les plus proches du terroir avec une vinification des plus simplistes, des sols complètement propres et beaucoup de temps passé dans les vignes. Votre clientèle vous ressemble-t-elle? Côté prix, on nous reproche parfois d’être un peu chers. Je vous assure que nos marges sont réduites, je n’utilise que de la très belle marchandise, et elle a un coût. La déco ? Tout est chiné dans des brocantes, je suis un maniaque du détail. Le bistrot vit, je me sens en harmonie avec ce que je fais. Les habitués sont devenus des amis, ils se connaissent entre eux. L’Arsouille est un lieu de liberté, où les gens s’expriment, boivent, mangent. C’est ma maison et j’accueille mes amis. La cuisine est ouverte, les clients viennent parfois manger dans l’office pour discuter. Il m’arrive aussi de faire mon grand cinéma. Dans le bistrot, comme sur le marché, on entre en scène tous les jours… Mettre les plats en place, les cuire et les envoyer, c’est comme apprendre un texte, monter sur scène et déclamer… avec un jeu dans le regard, la façon de parler, de vivre les choses.


Qui sont les acteurs de vos achats ? Je vais aux Lices pour les services du samedi soir et du mardi, à Sainte-Thérèse pour le restant de la semaine. Il y a des gens qui vont au marché pour se montrer, serrer des mains… comme en politique. Il y a ceux qui marquent sur leur carte ou ardoise « Cuisine du marché » ou « Produits du marché ». Mais de quel marché parlent-ils ? Moi, je marche très vite, je vais au hasard, souvent très tôt le matin, avant de me coucher, après la fête de la nuit, et je vois la place des Lices se transformer. Je ne fais jamais la queue, je me faufile plutôt derrière l’étal pour me servir moimême. D’autres fois, je passe une dizaine de coups de fil et je suis livré. Votre métier semble vous avoir apaisé… Je voudrais dire à tous ceux qui trouvent pénible de cuisiner d’arrêter de manger ! La meilleure façon de se détendre en rentrant du boulot, c’est de se servir un petit coup de blanc, de se mettre aux fourneaux en écoutant de la musique et de savourer ce moment de plaisir. Prenez le temps de préparer la popote aux gamins, que les odeurs qui se dégagent leur donnent envie, et ne les forcez pas à manger cinq fruits et cinq légumes par jour pas bons, pas mûrs, sans goût… Ne dites pas que le marché est cher. Il faut savoir prendre le temps de connaître ses producteurs. Ils sont nombreux à travailler dans l’honnêteté. Trouvez au moins trente minutes par jour, faites des efforts, cela fera plaisir à tout le monde et mettra de la bonne humeur dans la famille.

Escargots de Corps-Nuds (4 personnes) Ingrédients 48 escargots de Bourgogne blanchis 1 bouteille de vin blanc de qualité 250 g de beurre 1 citron 1 gousse d’ail nouveau grossièrement haché 1 botte de petits oignons nouveaux 1 demi-botte de thym citronné 1 demi-botte de persil plat 1 quart de botte de coriandre

Préparation Cuire les escargots à feu doux pendant 40 minutes dans le vin blanc avec l’ail nouveau et les petits oignons. En fin de cuisson, retirer du feu et laisser infuser le thym citronné dans le jus 15 minutes. Ajouter un citron pressé pour réacidifier la sauce. Séparément, préparer un beurre pommade, avec du persil plat et de la coriandre finement ciselés. Disposer les escargots dans des cassolettes avec un peu de vin blanc. Ajouter par-dessus du beurre pommade aux herbes et faire griller 15 min au four à 150 °C. Ajouter une noisette de beurre sur les petites cassolettes au moment de servir. Accompagner d’un pain de seigle et d’un joli Chardonnay, un peu gras, comme par exemple un Mâcon vieille vigne, domaine de la Valette. Notes : On trouve de délicieux escargots de Bourgogne sur l’étal de L’escargotier dans la halle des producteurs. Choisir un vin blanc de qualité, sec et vif : un bon muscadet, par exemple. L’ail est très digeste à condition d’ôter le germe.

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Mélanie Debord, chef à L’Entonnoir

Beau, bon et digeste, dans l’assiette comme dans le verre Originaire de Fougères, Mélanie Debord, 27 ans, est venue tardivement aux fourneaux. Depuis l’ouverture, en avril dernier, du bistrot L’Entonnoir à Rennes, c’est elle le chef. Anthony Martin, sommelier de formation, passionné par les vins naturels, gère l’affaire. Mélanie a fait son apprentissage à L’Arsouille à Rennes, puis s’est perfectionnée en pâtisserie à l’assiette au Youpala Bistrot à Saint-Brieuc, avant d’aller seconder Laurence Salomon, au restaurant Nature & Saveur, à Annecy, où elle aborde la macrobiotique par l’alliance de la cuisine plaisir et de la cuisine santé. Mélanie marie avec bonheur l’art de ses maîtres, dans une cohérence globale, qui lui est toute personnelle, avec beaucoup de délicatesse. Pourquoi vous êtes-vous orientée vers la restauration ? J’ai toujours beaucoup cuisiné mais, depuis quatre ans, j’ai décidé d’en faire mon métier. J’ai suivi un master en psychopathologie à Rennes avec le désir de créer un trait d’union entre les handicapés et la cuisine, en devenant éducatrice technique spécialisée. En fin de formation à la Faculté, je me suis inscrite à l’Ifhor, l’Institut de formation de l’hôtellerie et de la restauration. Que vous a apporté votre année d’apprentissage à L’Arsouille ? De L’Arsouille, je retiens les cuissons longues et au bouillon, de type cuisine de grand-mère, avec beaucoup de transformations maison : terrines, abats… Christophe Gauchet m’a appris avec générosité à déguster le vin, à rechercher les équilibres entre la cuisine et le vin, à choisir le meilleur produit et à le dénaturer le moins possible. Que recherchiez-vous au Youpala Bistrot, à Saint-Brieuc ? Avec Jean-Marie Baudic, je me suis initiée à une cuisine ludique, très axée sur le poisson et une approche précise des sauces et des fonds maison. J’ai appris l’art de composer, comme un peintre ses tableaux, des plats uniques qui racontent des histoires : des céréales, un peu de légumineuses, des légumes et des crudités, quelques touches de couleurs accrochées à un coulis acidulé, un panachage de textures allant du moelleux au croquant en passant par le croustillant. J’ai beaucoup travaillé la justesse de la cuisson pour obtenir, par exemple, une attaque croustillante et du moelleux à cœur.

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Puis, vous avez été attirée par la macrobiotique… Je suis, en effet, partie travailler pendant dix-huit mois à Annecy, au restaurant Nature & Saveur, avec Laurence Salomon, naturopathe de formation. Sa cuisine se résume dans le « manger beau, bon et digeste ». J’y ai appris tout ce que j’ai pu au niveau macrobiotique et nutrition. J’ai, enfin, eu l’occasion de travailler les produits issus de l’agriculture biologique. J’ai découvert l’épicerie japonaise de Laurence, très étoffée, qu’elle décline au goût français. J’ai pratiqué des cuissons douces, peu brutales, évitant de saisir le produit, des cuissons longues à basse température ou pas de cuisson du tout, n’hésitant pas à servir des aliments carrément crus. En parallèle, je me suis personnellement intéressée au potentiel des herbes sauvages de Haute-Savoie et j’ai beaucoup lu François Couplan, le botaniste qui a inspiré Marc Veyrat.

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L’esprit de votre cuisine résulte-t-il de ces trois enseignements complémentaires ? Effectivement ! J’ai des goûts de végétarienne qui se traduisent par des assiettes comportant beaucoup de légumes, de légumineuses ou de céréales. J’utilise des bouillons de légume pour ne pas charger en graisses saturées. Je pratique une cuisine de l’immédiat, avec uniquement des produits de saison, locaux pour la plupart. Je recherche en permanence un équilibre entre le frais, les sensations liées aux saveurs douces et acidulées, les textures croquantes, le tout assorti de notes nippones. J’aime travailler les produits japonais et les épices du monde que j’essaie de trouver les plus « propres » possible, tout comme pour les légumes, le sel, le poivre ou le vin. Côté vin, le restaurant propose exclusivement des vins naturels ; j’établis des passerelles constantes pour inventer les accords parfaits entre la cave et le piano. Vous avez une facette très écolo… Je cuisine en cohérence avec l’esprit de l’agriculture biologique. Je veux dire que je pratique à tout instant une démarche écologique en utilisant, par exemple, le moins d’eau possible et uniquement des produits d’entretien bio. En termes de produits alimentaires, je privilégie la fraîcheur et la proximité. Je ne cuisine que des poissons de taille adulte, je bannis systématiquement le thon rouge, le lieu noir et les poissons en phase de reproduction. J’aime travailler avec les mareyeurs qui font du petit bateau sur les côtes atlantiques. Mais, c’est ennuyeux de proposer trop souvent du poisson ; il faut veiller à ne pas épuiser la ressource. Je me rends toutes les semaines avec Anthony aux marchés des Lices et de Sainte-Thérèse. A Rennes, il y a une bonne dynamique par rapport à la fraîcheur des produits. J’aime travailler en direct avec les producteurs. La carte des vins, la parole à Anthony Souvent, les cartes des vins des restaurants ne sont pas à la hauteur des talents des cuisiniers. L’Entonnoir fait converger vin naturel et plaisir dans l’assiette. La plupart des consommateurs, trop habitués aux vins actuels, acceptent difficilement de s’initier aux vins naturels. Dès qu’il y a un goût qu’ils ne connaissent pas, ils s’en méfient. Pour déguster ce type de vin, il est indispensable d’être curieux ; c’est un vaste univers d’une grande richesse.


Il traduit une façon particulière de travailler le sol, de vinifier. Chaque micro-terroir, chaque vigneron a sa propre personnalité. La vigne est une liane fainéante. Elle va chercher en profondeur des nutriments que si elle ne les trouve pas en surface et ce n’est qu’à ce moment-là que le raisin va refléter les particularités du terrain. Le vin naturel est élaboré à partir d’un raisin « propre », cueilli à maturité. Sa vinification est uniquement obtenue avec des levures indigènes, naturellement présentes sur les baies de raisin et les pieds de vigne. L’élevage se fait en barriques, pendant une durée plus ou moins longue selon les vignerons. Il n’y a pas ou peu de filtration. Les auxiliaires technologiques sont remplacés par une main-d’œuvre importante. La production de vin naturel est très confidentielle : à peine 1 % des vignerons produisent sur ce créneau. Ils gagnent à être connus.

Encornets farcis au concombre et chèvre frais (4 personnes) Ingrédients 4 encornets de 15 cm de long (Les Poissonniers réunis) 1 citron bio (Ahmed) 1 noisette de beurre (Lécrivain) 1 petit bouquet de coriandre (Annie Bertin) Un peu de salade (Les frères Bocel ou Annie Bertin) Sel et poivre du moulin Pour la farce 1 concombre (Les frères Bocel) 1 chèvre frais (Fromagerie Maliguen) 1 filet d’huile d’olive 1 filet de vinaigre de riz 1 zeste d’orange bio (Ahmed) Sel et poivre

Préparation Retirer délicatement la tête des encornets, les tentacules et l’intérieur, sans abîmer le corps. Bien laver, intérieur comme extérieur. Les encornets doivent être blanc nacré. Faire saisir le corps des encornets à la poêle avec une noisette de beurre, une pincée de sel, du poivre du moulin, le jus d’un citron bio et un petit bouquet de coriandre. Faire revenir 2 min de chaque coté à feu vif, puis réserver sur une assiette. Eplucher le concombre et le couper en morceaux de moins de 1 cm, émietter le chèvre et mélanger tous les éléments. La farce peut être préparée à l‘avance. Farcir les encornets encore chauds pour servir dans l’instant, ou bien servir en entrée froide. Saupoudrer de coriandre fraîchement hachée avant de servir avec le reste de farce, en accompagnement, et un peu de salade assaisonnée comme la farce.

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Loïc Pasco, L’Appart’ de Loïc à Rennes

Sans triche et sans filet, l’émotion en direct A 14 ans, Loïc Pasco envoyait les bières dans le bar-brasserie de ses parents, à Rennes. Depuis, très indépendant, Loïc aime le challenge…, celui qu’il s’impose lui-même. Dans son restaurant, ou chez ses clients, il propose une cuisine de l’instant, de saison, d’envie, de gourmand. Le chef cuisinier de L’Appart’ a reçu une formation traditionnelle mais aime mettre de la folie dans ses assiettes. Comment la cuisine s’est-elle imposée à vous ? Mes parents étaient « bistrotiers » mais c’est au Ty Koz, un restaurant rennais de renom, que j’ai fait une rencontre décisive : mon chef d’apprentissage Jean-Noël Louedec, qui m’a transmis sa passion du métier. Cet homme, grand professionnel, humaniste et pédagogue, a profondément influencé ma vie. Durant deux ans à ses côtés, j’ai appris les bases du métier et un mode de vie. J’avais trouvé ma voie. Sur ses conseils, après mon service militaire (en cuisine), je suis monté à Paris avec ma femme Carole. Quelles maisons avez-vous fréquenté à Paris ? Mon maître d’apprentissage m’avait parlé de la Société des cuisiniers, je m’y suis présenté. C’est un bureau de placement, à la journée, qui offre l’opportunité d’œuvrer dans les plus grandes maisons de la capitale. Pendant un an, j’ai travaillé dans toutes sortes de restaurants ; le midi, je battais des omelettes, le soir, j’ébouillantais du homard. C’était drôle et varié. Vous avez poursuivi dans une grande brasserie parisienne Oui, après mon baptême parisien, Jean-Noël a pu me recommander à la brasserie Bofinger à la Bastille, établissement qu’il connaissait bien puisqu’il y avait lui-même fait ses armes étant plus jeune. Une vraie brasserie parisienne de 800 couverts ! Mon nouveau chef, René Schweri, était alsacien, je faisais partie d’une brigade de 30 cuisiniers qui tournait quasiment en 3 × 8, j’étais chef de partie, responsable du garde-manger. Patrick Gillot, le second, m’a formé à la gestion des approvisionnements. J’ai beaucoup appris, les cuisines des brasseries sont très structurées, les échanges sont fondamentaux, il faut réagir au quart de tour. Après deux ans et demi dans cette institution, j’étais impatient de me lancer dans un nouveau challenge.

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Vous avez été second ensuite au Lapérouse Le patron de Bofinger, qui venait de racheter le restaurant Lapérouse, quai des Grands-Augustins, m’a proposé de seconder Patrick qu’il avait installé au poste de chef. Je n’avais que 24 ans. A notre arrivée, on servait 50 couverts/jour, deux ans plus tard on était à 300. Nous avons fait un travail énorme pour redresser la maison. D’entrée de jeu, nous avons remplacé le menu à 1000 F par un menu à 300 F. Certes, ce n’était plus de la haute gastronomie mais une restauration qui tenait très bien la route. La maison avait l’histoire, le cadre, le service, les compétences humaines… De retour à Rennes, dans les années 1990, vous créez votre maison… Après six ans et demi de vie parisienne, je m’étais forgé une idée précise de la cuisine qui me ressemblait et j’avais constitué un petit pécule pour revenir à Rennes. A 26 ans, j’ai acheté La Tourniole, un petit restaurant ouvrier, rue Vasselot. Deux ans après, j’y proposai une cuisine d’instinct sur de grandes ardoises au mur, où les produits étaient à l’honneur : « Saint-Jacques d’Erquy et belle côte de cochon fermier… » Il fallait faire confiance au chef. Cette quête de la qualité m’a fait rencontrer des producteurs talentueux, passionnés, comme moi, par leur métier.

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Dix ans plus tard, en 2000, j’ai revendu La Tourniole et lancé Un chef dans la ville, un nouveau concept de cuisine à domicile, une société qui existe toujours. Je propose des idées de menus à mes clients. Je fais du sur-mesure tout en restant dans ce que je sais faire et ce que j’aime faire. Parfois, les gens veulent participer, faire le marché. Je leur explique les produits, je leur présente les producteurs. On cuisine ensemble ou bien je m’occupe de tout. Cette relation avec le client est exceptionnelle. Avec Un chef dans la ville, j’ai rencontré de vrais poètes, des clients qui, par la suite, sont devenus des amis. De la cuisine à domicile à L’Appart’ de Loïc En 2002, j’ai eu le coup de cœur pour une nouvelle affaire : un restaurant-bistrot, tout en longueur et en volume, une salle lumineuse à l’étage, un lieu différent. Je le nomme L’Appart’ de Loïc, ce sera mon espace de création ; je m’entoure d’une équipe et j’ai, alors, un contact privilégié avec la clientèle, je lui parle de mes derniers arrivages, lui conseille ce qu’il faut manger ; j’aime faire partager ma passion des bons produits. Curieusement, vous pratiquez une cuisine gastronomique populaire… Je n’ai jamais été très attiré par la gastronomie haut de gamme. Je veux bien faire mon métier, honnêtement, mais il doit être accessible, populaire. Pour moi, il s’agit d’abord de ne pas tricher avec le produit, ensuite de pouvoir mélanger les genres. Directeur ou secrétaire dégustent les mêmes plats, le discours est le même pour tous. A partir de là, je fais une cuisine de produits, inventive, instinctive. Je prends beaucoup de plaisir à créer de nouveaux plats avec mon copain Antony Cointre, cuisinier « ambulant ». J’ai une formation traditionnelle, avec des bases académiques ; Antony, lui, n’a pas le même parcours que moi, mais il a le goût, le bon sens de la cuisine, l’envie de faire à manger et une grande aptitude à me « débrider ». Je construis ma carte le matin ; je prends un cahier, j’énumère les produits que je


viens d’acheter et je réfléchis aux liens que je peux établir. J’ai des myrtilles, des ris de veau, pourquoi pas des ris de veau avec des myrtilles ? L’histoire se construit ainsi, la carte aussi.

Pulpe de pommes de terre, noix de Saint-Jacques marinées au citron vert et caviar de hareng (6 personnes) Ingrédients 100 g de caviar de hareng Pulpe de pommes de terre 700 g de pommes de terre charlotte (Les frères Bocel) 30 cl de lait 10 cl de crème liquide 100 g de beurre demi-sel coupé en morceaux 1 siphon à chantilly avec deux cartouches de gaz Marinade de Saint-Jacques 12 noix de Saint-Jacques d’Erquy 1 citron vert 2 cuillerées à café de vinaigre de Xérès 2 cuillerées à café de vinaigre à sushi 5 cl d’huile d’olive

Préparation Pulpe de pommes de terre Eplucher les pommes de terre. Les cuire 30 min à l’eau bouillante salée. Les écraser, les mouliner, passer la purée obtenue au tamis, puis la réserver dans un saladier. Faire bouillir le lait avec la crème liquide, et incorporer le mélange à la pulpe de pommes de terre. Ajouter, ensuite, le beurre demi-sel et fouetter l’ensemble jusqu’à obtenir une purée homogène à la consistance d’une crème fraîche épaisse. Débarrasser la préparation dans un siphon. Insérer deux cartouches de gaz dans le siphon, et le maintenir dans un bain-marie tiède. Marinade de Saint-Jacques Râper le zeste du citron vert entier, et presser la moitié de son jus. Ajouter, au zeste et au jus du citron vert, l’huile d’olive, le vinaigre de Xérès et le vinaigre à sushi. Poivrer, saler. Découper les noix de Saint-Jacques en quatre, et y incorporer la marinade. Dressage de l’assiette Dans une assiette creuse, déposer, à l’aide du siphon, une grosse noix de pulpe de pommes de terre, placer dessus une quenelle de Saint-Jacques marinée à l’aide d’une cuillère à soupe, et terminer en apposant sur les Saint-Jacques une cuillerée à café de caviar de hareng.

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Antony Cointre, cuisinier ambulant

Son moteur tourne au désir et à l’envie Antony Cointre, cuisinier ambulant, vit sa cuisine avec passion. Quasiment autodidacte, il concocte des menus extrêmement simples, basés sur les associations de produits et d’ingrédients. Deux femmes ont suscité sa vocation, Jeannette Rabache et Raquel Carena, deux inconditionnelles d’une cuisine sans chichis et d’une grande précision. Visible nulle part, sauf le samedi matin au marché des Lices, Antony Cointre revendique sa différence pour le plus grand plaisir des papilles. Où votre passion de la cuisine prend-elle ses sources ? J’ai travaillé avec Raquel Carena au Baratin, un bar à vins, dans un quartier populaire de Paris. D’origine italo-argentine, Raquel officie dans une toute petite cuisine. Dans son restaurant, vous pouvez croiser les chefs Olivier Roellinger, Marc Veyrat, Alain Passard et le pâtissier Pierre Hermé… C’est un boui-boui minuscule qui ne paie pas de mine mais ce qu’elle met dans l’assiette est remarquable de qualité et d’inventions. C’est là que tout a commencé pour moi, y compris mon goût pour les vins naturels (issus de raisins biologiques, vinifiés avec le moins de produits chimiques possible) ; le Baratin propose une carte des vins extraordinaire. J’ai un souvenir encore plus ancien, qui remonte à ma jeunesse dans la Sarthe. Jeannette Rabache, déjà assez âgée, avait repris le café de son père et s’était mise à la restauration. Elle trimbalait le poisson sur son porte-bagages de vélo. Tout le monde, même les notables, se pressait chez elle le dimanche midi. Elle servait un saumon sauvage merveilleux à la crème de laitue, dans sa salle à manger, en blouse, les charentaises aux pieds… Vous vous êtes formé tardivement à la cuisine Oui. J’avais l’amour de la cuisine mais pas la technique. Je suis un passionné de la bouffe, ça se voit, je le porte sur moi. J’ai toujours beaucoup fréquenté les restaurants, lu pas mal de bouquins et de revues de cuisine. En 1999, à 32 ans, j’ai suivi un CAP/BEP à l’AFPA (Centre de formation professionnelle pour adultes) : six heures de pratique et deux heures de théorie par jour pendant huit mois, les mains dans le « cambouis ». Une formation très intéressante mais l’école disposait de peu de moyens, et la qualité des produits à travailler était plutôt frustrante. Que pensez-vous du marché des Lices? Les restaurateurs, de Paris et d’ailleurs, ne cessent de dire la chance que nous avons à Rennes avec ce marché et son vivier de produits de qualité. Ce n’est pas une réputation surfaite ; il m’est quasiment impossible de cuisiner sans cette

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diversité. Pour cela, les Lices, c’est énorme. Mais je tiens à dire que ce n’est pas parce que c’est sur le marché que c’est bon, ce n’est pas parce que c’est un supermarché qu’il n’y a pas, de temps en temps, de bons produits, ce n’est pas parce que c’est bio que c’est bon, mais c’est quand même sur les marchés que l’on trouve les meilleurs produits ! Pour les agrumes, les artichauts et les choux-fleurs, par exemple, je ne prends que du bio : ils ont tellement plus de goût ! Pouvez-vous nous décrire la cuisine que vous pratiquez ? Elle est principalement liée à l’équilibre, le produit et la justesse de la cuisson. Je reste admiratif devant les recettes de Michel Troisgros, qui a écrit un livre superbe sur la cuisine acidulée. Je suis extrêmement sensible à l’acidité. Le beurre ou la crème sont flatteurs mais empâtent le palais. J’utilise beaucoup la citronnelle, le citron vert, la cardamome, le gingembre, le yuzu, le cumbava, le wasabi, le vinaigre fumé… Les ingrédients japonais m’inspirent. J’ai récemment préparé un encornet, juste poêlé à l’huile d’olive, fleur de sel, vinaigre fumé et sauce soja au yuzu, et c’est tout simple, frais, fin et élégant. Je possède toute une collection de vinaigres : prune, citron, framboise, coing, mangue, miel... Essayez juste une petit trait de vinaigre de coing sur la betterave cuite, ou de mangue avec un poisson, une langoustine ou du homard. J’associe les notes des cuisines française, japonaise, italienne…

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Comment êtes-vous devenu « cuisinier ambulant » ? Je tenais des chambres d’hôtes et une table d’hôtes dans l’ancien presbytère à Dingé. Petit à petit, les amis m’ont demandé d’organiser des repas, puis j’ai assuré le repas des noces d’Annie Bertin, la reine des herbes et des légumes, la restauration du festival Etonnants Voyageurs, festival littéraire à Saint-Malo, le repas des vignerons à Vini Circus, le Salon des vins naturels que j’organise à Hédé… La cuisine, c’est comme s’entraîner pour un sport ; quand on prépare pour 50 après avoir fait pour 100, ça devient tout simple ! Ma mère me seconde quand j’ai beaucoup de couverts à envoyer. Je ne manque jamais de travail ; je fais des mariages, des anniversaires, des baptêmes, des tournages de film. Vous aimez travailler avec d’autres cuisiniers… Je reproche souvent aux cuisiniers d’être peu curieux de ce que font leurs collègues. Je sais, c’est compliqué, mais indispensable, d’aller déguster la cuisine des autres, de s’ouvrir à ce qui se fait ailleurs, aux produits exotiques, que ce soit à Paris, à Gérone ou à Tokyo. C’est ça la formation. Je travaille avec Loïc Pasco du restaurant L’Appart’ de Loïc, parce que nous nous complétons bien, un peu comme la glace et le feu. Je suis le feu mais j’apporte le frais. Sa formation, plus technique que la mienne, apporte de la précision à mes assiettes. J’apprends beaucoup avec lui. Choisissez-vous la même qualité pour 6 couverts que pour 400 ? Je fonctionne toujours avec la même exigence, qu’il y ait 6 ou 400 convives : fleur de sel, huile d’olive biologique, poulet fermier de chez Paul Renault… Bien sûr, c’est l’usine quand il faut envoyer 400 assiettes ! Mais je ne fais jamais de concessions sur la qualité des ingrédients ; à la limite, je peaufine un peu moins la présentation. Concrètement, le client me fixe un budget par personne et je fais en fonction.


Comment concevez-vous vos menus ? Pour un mariage, par exemple, je ne réfléchis au menu que trois ou quatre semaines avant l’événement pour être au plus près de ce que l’on trouve sur le marché. J’aime varier, inventer, je ne cuisine pas les mêmes plats tous les ans ; j’abandonne certaines recettes, j’en mets d’autres au goût du jour… Le désir et l’envie sont les deux moteurs de ma cuisine. Il n’y a pas de mystère : quand je donne, je reçois beaucoup en retour. Je présente aux convives ce que je vais servir : c’est essentiel. Je fais le marché le samedi matin, je vois les produits et j’imagine des associations. Je peux partir sur une simple poêlée de bouquets vivants comme sur des mets plus travaillés. Ce ne sont pas vraiment des créations mais un amalgame de vécu, de culture, d’envie. Puis, j’arrive avec mon four et mes casseroles.

Céviche (4 personnes) Ingrédients 320 g de dos de cabillaud frais, sans peau ni arêtes 1 oignon fanes ou oignon rouge (50 g environ) 1 pincée de piment d’espelette 1 bouquet de coriandre Jus de citron vert à discrétion Sel de Maldon (sel de mer anglais très cristallisé) Huile d’olive

Préparation Couper le cabillaud en cubes de 1 cm. Verser dessus le jus de citron vert à discrétion et le piment d’espelette. Laisser macérer pendant 1 h seulement. Ajouter au dernier moment, avant de servir, la coriandre et les oignons nouveaux avec fanes, coupés fin pour bien conserver le frais et le croquant. Mettre un filet d’huile d’olive et saupoudrer de Maldon à l’envoi. Accompagner avec une salade d’Annie Bertin et une vinaigrette à la sauce de soja (¼ de vinaigre de cidre, ¼ de sauce de soja et ½ d’huile d’olive). Ne pas ajouter de sel. Conseils Choisir un cabillaud ultrafrais. Ajouter le sel seulement à la fin pour ne pas faire dégorger le poisson. Préparer le céviche 1 h avant consommation pour qu’il ne s’imprègne pas trop de citron vert et ne soit pas trop « cuit ». Assaisonner progressivement, goûter au fur et à mesure pour trouver le bon équilibre du plat. On peut se procurer le sel de Maldon au Comptoir des épices, dans les halles centrales.

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Le marché : lieu historique, social, économique… Comme beaucoup de marchés, les Lices sont un lieu d’échanges ancré dans l’histoire de l’agriculture et dans l’histoire de la ville, un miroir de la société et de son évolution, une place d’expérimentation sociale et culturelle. Le « modèle breton » de modernisation de l’agriculture, introduit dans les années 1950 et atteignant son apogée entre 1965 et 1975, s’est traduit par la spécialisation poussée des exploitations avec la délégation de la fonction de vente aux coopératives, véritables prolongements de l’entreprise agricole. Cette mutation a favorisé le passage de la condition de paysan, plutôt subie que choisie, à celle d’entrepreneur agricole, métier socialement reconnu. Elle a « libéré » une grande partie des agriculteurs des marchés et de la vente directe ; le paysan approvisionnait le bourgeois dans une relation de soumission. La modernisation de l’agriculture a permis aux agriculteurs de s’organiser en filières et de créer des organisations pour défendre leurs droits. Il y a eu, certes, un énorme écrémage mais ceux qui l’ont adopté vivent plutôt mieux qu’avant. Un côté positif qui ne doit pas masquer la réduction des échanges entre la ville et la campagne aux quelques agriculteurs retraités. Ces derniers complétaient ainsi leurs maigres pensions en écoulant sur les marchés des produits des jardins ou du petit maraîchage. Dans ces années-là, la vente directe pouvait difficilement représenter une voie de progrès. A partir des années 1980, l’agriculture productiviste est très critiquée. Les agriculteurs tiraient leur fierté de leur statut d’entrepreneur ; leur revenu provient d’aides publiques. Ils avaient une image de gardien de la nature ; ils sont soupçonnés de contribuer à sa dégradation. Ils étaient censés nourrir leurs concitoyens ; la sécurité sanitaire de leurs produits est devenue suspecte. Le taux de suicide de la population agricole figure, désormais, parmi les plus élevés… L’industrialisation de l’agriculture, la structuration des filières de production et le développement de la grande distribution ont réduit l’importance des marchés et ont accentué la distance entre les producteurs et les consommateurs. 90 % des biens alimentaires courants sont encore achetés, aujourd’hui, en grandes surfaces.

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Depuis une dizaine d’années, la vente directe, sans intermédiaire entre le producteur et le consommateur, prend de l’ampleur avec le renouveau des marchés et de la vente à la ferme, la multiplication des points de vente collectifs et des systèmes de panier. La nouvelle proximité des producteurs et des consommateurs a la vertu de transformer l’acte d’achat en un moment de convivialité. Elle est source de transparence et de confiance dans les contextes de crises sanitaires, elle sort les producteurs de l’isolement de leurs fermes, rapproche le monde agricole des autres mondes sociaux et amène à découvrir la réalité de la vie des uns et des autres. Ces nouvelles modalités sont portées par des agriculteurs et des citoyens qui défendent une autre manière de produire, basée sur des arguments écologiques et sur des nouvelles valeurs sociales et philosophiques. Elles développent des aspects de relations sociales entre les individus, qui dépassent la simple fonction marchande. Des nouveaux comportements rassemblent les producteurs et les consommateurs autour de valeurs partagées ou d’objectifs communs. Les uns, comme les autres, cherchent à donner du sens à leurs actions, à renforcer leur identité à travers leur attachement à des valeurs morales, à favoriser leur sécurité alimentaire ainsi qu’une agriculture plus respectueuse de l’environnement. En outre, un des principaux enjeux de ces évolutions est la revalorisation du travail de l’agriculteur, non pas au sens du « travailler plus » mais au retour à une nouvelle fierté dans le travail. La relation que le producteur entretient avec son client, par le biais de la qualité du produit qu’il vend, le valorise. Parce qu’il se bat pour exister, il se retrouve face à des gens qui apprécient l’effort consenti ; la situation chamboulée va pleinement dans le sens de ce qu’on appelle le développement durable. Les consommateurs, de plus en plus nombreux à demander des produits plus sains, plus frais et de qualité, cultivés dans des conditions socialement responsables, vivent, de ce point de vue, la relation directe avec le producteur comme une garantie. Dans ce nouveau contexte, le producteur est motivé par la relation privilégiée avec le consommateur, par l’obtention d’une meilleure marge et par le respect des bonnes pratiques agricoles, auxquels il joint des motivations militantes. Rennes Métropole, qui s’interroge sur les raisons de la renaissance de la vente directe, son poids économique et le profil des nouveaux acteurs, a commandité une étude mettant en lumière des éléments jusque-là méconnus. D’une part, ces exploitations, généralement de petite taille, sont plus créatrices d’emploi que les structures conventionnelles. D’autre part, les agriculteurs pratiquant la vente directe disposent d’un niveau de formation nettement plus élevé que la moyenne de leurs confrères ; ils sont souvent plus jeunes, d’origine non agricole ou ont réalisé un détour professionnel avant de s’installer, et s’insèrent davantage dans de nouveaux réseaux professionnels ou d’autre nature. Enfin, en ce qui concerne les formes dominantes de la vente directe dans Rennes Métropole, l’étude révèle que,

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contrairement à ce qu’imaginaient les économistes ruraux, ce sont les marchés qui affichent le plus grand dynamisme en termes de croissance. Selon des estimations grossières, établies en 2007, les dépenses alimentaires des ménages de Rennes Métropole sont évaluées à près de 945 millions d’euros par an. La vente directe génère un chiffre d’affaires total compris dans une fourchette allant de 10 à 17 millions d’euros (soit entre 1 et 2 % des dépenses alimentaires) et 250 à 430 emplois. Les marchés, à eux seuls, développent de 4 à 9 millions d’euros de chiffre d’affaires, soit entre 40 et 50 % des ventes directes, et créent de 100 à 225 emplois. (Le nombre d’exploitations de Rennes Métropole tourne autour de 1000.) Ainsi, non seulement les marchés représentent la moitié des ventes directes mais, en plus, ils sont créateurs d’emploi, un argument capital dans le contexte économique actuel. Bien sûr, ces estimations restent très vagues mais elles ont le mérite d’offrir une vue d’ensemble. Ces observations peuvent expliquer, en partie, l’intérêt porté actuellement par la Ville de Rennes et Rennes Métropole aux nouveaux agriculteurs qui souhaitent s’installer avec des logiques différentes de celles de l’agriculture conventionnelle. Un intérêt qui se justifie, d’autant plus, par l’insuffisance de l’offre par rapport à la demande potentielle en produits du maraîchage. Or, de nombreux producteurs en capacité de s’installer attendent que soient levés les blocages qu’ils rencontrent au niveau de l’accès au foncier. Le travail des nouveaux paysans est, peut-être, astreignant mais valorisant bien que pas toujours très bien rémunéré. Les acteurs s’investissent avec professionnalisme et sont d’un niveau d’autonomie qui n’existe pas dans les autres formes de production. Au sens de l’emploi, le modèle lié à la vente directe va dans le sens d’une agriculture durable. La nouvelle dynamique des marchés et de la vente directe pose de nombreuses questions aux institutions. Comment accompagner ces producteurs pour favoriser leur installation dans les environs de Rennes ? Comment encourager l’émergence de maraîchers susceptibles de produire des légumes de qualité et, pourquoi pas, selon le cahier des charges de l’agriculture biologique ? Comment sécuriser le foncier par rapport à l’emprise urbaine et à la concurrence de l’agriculture conventionnelle ? Des questions qui ne sont plus des questions marginales ni des questions de marginaux. La vente directe a indiscutablement la capacité de recréer du lien entre les agriculteurs et les résidents locaux et, dès lors que la relation sociale s’établit au-delà de la vente des produits, la rencontre des uns avec les autres gens s’accompagne inévitablement de respect mutuel… Les conflits s’amenuisent, les comportements évoluent : « On ne tape pas de la même façon sur la tête du producteur chez qui

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on est allé chercher de la viande la veille… » La vente directe est un facteur d’apaisement social. Ne soyons pas tentés d’oublier que la vente directe ne concerne qu’une minorité d’acteurs et que les pratiques diffèrent selon leurs trajectoires. Une ville ne peut trouver que de l’intérêt à l’installation de cette catégorie de producteurs dans sa périphérie ! Les marchés sont désormais reconnus par Rennes Métropole et la Ville de Rennes comme des articulations pouvant recréer du lien social et culturel, favorables à une meilleure connaissance mutuelle entre paysans et citadins, entre résidents d’un même quartier, participant à une éducation collective relative aux produits, au goût, à la qualité de vie, à l’économie et à l’autonomie. Ils apportent de la diversité, de la fraîcheur, des produits locaux et constituent une source importante de dynamisation du commerce de proximité. Ces dix dernières années, de nombreux marchés ont vu le jour : des marchés de quartier (Maurepas), des marchés répondant à une clientèle ciblée (Saint-Germain) ou à des fonctions précises (Sainte-Anne), ainsi que de nombreux petits marchés spécialisés, situés un peu partout, pas uniquement à Rennes, même en zones rurales ! Sur le marché des Lices, il n’y a pas seulement des producteurs mais également des artisans et des revendeurs et, là aussi, les histoires sont très variées. Il y a aussi ceux qui ont abandonné la sécurité d’un travail salarié pour devenir boulangers, pour vendre des pizzas ou des galettes. Des personnes qui ont l’esprit d’entreprise et du ressort, certaines avec des petites formations, d’autres avec des bacs + 5, des gens qui visiblement travaillent très sérieusement et qui, dans d’autres circonstances, auraient touché le RMI. Ces circuits, un peu déréglementés, recréent leurs règles. Dans ce sens, les marchés répondent aux préoccupations du développement durable. Les marchés font revivre d’autres demandes de la part des consommateurs. Des demandes, certes, dispersées, qui bougent, changent mais le chaland cherche quelque chose de différent, il est content de découvrir des produits : « Tiens, il y a une patate qui n’est pas comme d’habitude, une tomate qui a des couleurs différentes », des qualités absolument ignorées auparavant. Le producteur disait : « Pourquoi produirais-je de la qualité, vous ne payerez pas plus que si je produis du standard ! » Eh bien ! non, l’inverse se produit, les classes moyennes, pas uniquement des bobos, cherchent un supplément d’âme dans l’acte d’achat et pas systématiquement un rapport qualité/prix. Le rapport se renverse. Ce qui n’empêche pas les mêmes personnes d’aller dans le hard discount le lendemain. L’hybridation des pratiques se constate aussi bien du côté des producteurs que de celui du consommateur. On est capable de faire une chose et son contraire dans la même journée. L’acte d’achat, de consommation se diversifie, se complexifie, les marchés soutiennent cette différence. Propos recueillis auprès de Guy Durand, professeur d’économie rurale à l’Agro-Campus Ouest

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Table des matières Préface

p. 7

Avant-propos

p. 9

Il y a près de quatre siècles…

p. 11

Le marché, une zone sensible de l’espace urbain

p. 13

Touche pas à mon marché !

p. 19

Un samedi matin sur les Lices

p. 25

A chacun ses lices

p. 57

La gestion du marché des Lices

p. 83

Les producteurs, artisans et commerçants du marché Marie-Noëlle et Paul Renault

p. 93

p. 91

Gaec Bocel des quatre saisons

p. 117 p. 121

Sébastien Lorand

p. 97

Henri Rouxin

Sylvie Frelaut

p. 99

Jean-Paul et Marie-Christine Névot p. 123

Jérôme Meslé

p. 103

Louis Collet

p. 125

Jean-François Hervé

p. 105

Fabien Druenne

p. 127

Coralie Roger

p. 107

Paul et Chantal Simonneaux

p. 109

Michel et Marie-Thérèse Renault

p. 111

Ahmed et Firouse Alibouch

p. 113

Annie Bertin

Louise et Joseph Gaudin

p. 131

Valérie Le Dantec

p. 135

Jean-Marc Olivier

p. 137

Etienne Gouffault

p. 139

Jacques et Marie-Paule Hervé

p. 141

p. 115

Loïc Berthelot

p. 143

p. 151

Christophe Gauchet

p. 171

Sylvain Guillemot

p. 155

Mélanie Debord

p. 175

Jacques Faby

p. 159

Loïc Pasco

p. 179

Pierre Legrand

p. 163

Antony Cointre

p. 183

Eric Bouchy

p. 167

Les restaurateurs du marché David Etchéverry

p. 147

Le marché : lieu historique, social, économique…

p. 186

Sources

p. 190

Remerciements

p. 191


Sources

190

Ouvrages CCI de Rennes, Le marché des Lices. Approche structurelle et prospective SIPIC, Etudes d’urbanisme commercial, avril 1977. Jean-Yves Veillard, Rennes au XIXe siècle. Architectes, urbanisme et architecture, Editions du Thabor, Rennes, 1978. Jacques François et Christophe Briac, Le marché des Lices, histoire et contrôle sanitaire, thèse école vétérinaire de Toulouse, 1983. Chen Chuan Michel, Des taches de son sur les pavés. Aménagement du paysage du quartier Saint-Michel/ Rallier-du-Baty, Ecole d’architecture et d’urbanisme de Rennes, mai 1985. Le marché des Lices à Rennes, Ecole des hautes études en sciences sociales, DEA anthropologie sociale et ethnologie, Rennes, 1985-1986. Gérard Provost, Rennes au rythme du cheval, Ecomusée du pays de Rennes - La Bintinais, 1990. Le Floc’h Patricia, Le marché des Lices. Etude de marchands non sédentaires, mémoire de licence, Université de Haute Bretagne, Département de sociologie, 19891990. Rennes et pays de Rennes en 1900. Mémoire photographique de notre siècle, Editions Bourre Jean-Luc et Jean-Marie, 1992. Catherine Laurent (dir.), Emmanuel Le Ray, architecte de la Ville de Rennes de 1895 à 1932, Archives municipales, Direction de l’architecture du foncier et de l’urbanisme, 2000. Jean-Yves Veillard (dir.) et Alain Croix (dir.), Dictionnaire du patrimoine rennais, Editions Apogée, octobre 2004. Hiroko Amemiya (dir.), L’Agriculture participative. Dynamiques bretonnes de la vente directe, Presses universitaires de Rennes, 2007. Diagnostic d’un aménagement temporaire, licence Rennes 2, Université de Haute Bretagne, 2008. Gilles Maréchal (dir.), Les circuits courts alimentaire. Bien manger dans les territoires, Educagri éditions, 2008.

Entretiens Bernard Aubrée, technicien territorial, Direction des rues, Service propreté et fêtes Raymond Barbot, inspecteur en charge des marchés de Rennes Marie-Josèphe Berniel, commerçante à la retraite Michel Denis, président du Groupement des commerçants non sédentaires d’Ille-et-Vilaine Guy Durand, professeur d’économie rurale à l’Agrocampus Ouest. Jean-Pierre Planckaert, élu au Commerce et à l’Artisanat entre 1977 et 1989 Honoré Puil, élu au Commerce et à l’Artisanat depuis 1995 Sophie Provencio, responsable du Service des droits de place Marc Tizon, chef cuisinier

Reportages Producteurs Ahmed et Firouse Alibouch - Loïc Berthelot - Annie Bertin - Eric Bocel - Louis Collet - Fabien Druenne - Sylvie Frelaut - Louise et Joseph Gaudin - Etienne Gouffault - Jacques et Marie-Paule Hervé - Jean-François Hervé - Valérie Le Dantec - Sébastien Lorand - Jérôme Meslé - Jean-Paul et Marie-Christine Névot - Jean-Marc Olivier - Henri Rouxin - Michel et Marie-Thérèse Renault - Paul et Marie-Noëlle Renault - Coralie Roger - Chantal et Paul Simonneaux. Restaurateurs Eric Bouchy, Pen’Roc - Mélanie Debord, L’Entonnoir Antony Cointre, cuisinier ambulant - David Etcheverry, Le Saison - Jacques Faby, Le Cours des Lices - Christophe Gauchet, L’Arsouille - Sylvain Guillemot, L’Auberge du Pont d’Acigné - Pierre Legrand, Lecoq-Gadby - Loïc Pasco, L’Appart’ de Loïc.


Remerciements Nous remercions : Aboubakar – Ahmed et Firouse Alibouch – Thierry Anceaux – Angèle et Amélie – Baptiste – Bernard Aubrée – Raymond Barbot – Marie-Josèphe Berniel – Loïc Berthelot – Annie Bertin – Yves et Eric Bocel – Jacques Blin – Eric Bouchy – Florence et David Burel – Isabelle Chaplain – Pierre Christen – Michel Chen Chuan – Nadège Clapham – Antony Cointre – Louis Collet – Alain Coquart – Marine Cozic – Damien – Mélanie Debord – Daniel Delaveau – Michel Denis – Marine Desroches – Alain Drouin – Fabien Druenne – Guy Durand – Marc Durand – Christèle Dutemple et sa fille Eloïse – David Etcheverry – Marcel Etienne – Fabienne et Guy – Jacques Faby – Sylvie Frelaut – Jean-Pierre Gaillard – Ursula Garnier et son fils Benoît – Christophe Gauchet – Louise et Joseph Gaudin – Marie-Christine Gernigon – Sylvain Guillemot – Bertrand Gobin – Etienne Gouffault – Alain Hammonic – Laetitia Heluard – Jacques et Marie-Paule Hervé – Jean-François et Joseph Hervé – Sylvène Hiard – Célestin Hillion – Patrick Kehren – Nicole Lavollée – Joseph Lecerf – Valérie Le Dantec – Pierre Legrand – Gérard Le Meur – Guillaume Le Meur – Colette Lorand – Sébastien Lorand – Valérie Lohro et ses fils Antoine, Benjamin et Simon – Gildas Macon – Jessica Mallier – Anthony Martin – Franck Martineau – Laurent Maurel – Jérôme Meslé – Jean-Paul et Marie-Christine Névot – Marcel Noël – Jean-Marc Olivier – Nicole et Jean-Louis – Ghislaine Orain – Loïc Pasco – Emilie Penelet – Gérard Phélippé – Pierre – Jean-Pierre Planckaert – Sophie Provencio – Honoré Puil – Michelle Piedvache – Marie-Thé Rambaud – Véronique Raoult – Michel et Marie-Thérèse Renault – Monique Renault – Paul et Marie-Noëlle Renault – Coralie Roger – Henri Rouxin – Louis Rozé – Sébastien Salmon – Chantal et Paul Simonneaux – Michel Tertrais – Marc Tizon – Grégory Trolley – Yohann et tous ceux que nous aurions pu oublier.

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10, rue de Robien – 35000 Rennes Tél. : 02 99 38 28 10 editionsdeslices@gmail.com www.editionsdeslices.com Coédité par la Ville de Rennes Conception graphique et réalisation : Thierry Anceaux Relectrice : Nadège Clapham Correcteur : Jean-Pierre Gaillard Photogravure : Agelia, Cesson-Sévigné, France Imprimeur Compagnons du Sagittaire Imprimeurs 19, rue Bahon-Rault – 35000 Rennes Tél. 02 99 38 30 30 Primé pour l’année 2008 par l’association « Les plus beaux livres français » Achevé d’imprimer en novembre 2009 à Rennes, France, par les Compagnons du Sagittaire Imprimeurs, sous la direction de Francis Voisin.

Toute reproduction, adaptation ou traduction, même partielle de cet ouvrage, est soumise à l’autorisation écrite de l’éditeur. Tous droits réservés pour tous pays. Première édition ISBN : 978-2-9535356-0-0 Dépôt légal 4e trimestre 2009 © 2009, Les éditions des Lices


Les Lices et ses coulisses Le marché des Lices offre aux Rennais leurs premières heures de flânerie du week-end, sous le signe de la rencontre et de l’échange dans un décor chargé d’histoire. Le panier se remplit de produits magnifiques, tandis que les papilles s’apprêtent à jouir des plaisirs imminents d’une bonne table. Derrière ces scènes, jouées tous les samedis en plein air, bien avant le lever du rideau marchands et techniciens municipaux gèrent en coulisses des machineries complexes. Dans un ballet d’ombres et de lumières, les projecteurs éclairent les senteurs et les saveurs, la gentillesse et la convivialité des relations mais que de défis et de combats, de fiertés et de satisfactions sont portés

Conception graphique et réalisation : Thierry Anceaux

au quotidien par les producteurs, les artisans et les commerçants de ce théâtre vivant.

Prix : 29,50 € TTC ISBN 978-2-9535356-0-0

9 782953 535600

Les auteurs Née à Tanger en 1954, Evelyne Cohen Maurel, est ingénieur de formation. Elle vit quelques années au Vénézuéla avant de s’installer à Rennes où elle exerce, depuis, le métier de journaliste. Né à Rennes en 1969, Xavier Hinnekint, est photographe de formation. Il voyage en Afrique, vit en Asie, revient en 2003 et pose un nouveau regard sur sa ville natale.


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