Cette Année là

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Préface Lorsqu’Allnews.ch s’est lancé début 2018, le défi était de taille. La presse en général et la presse suisse en particulier souffraient du désamour de leurs audiences traditionnelles et peinaient à en séduire de nouvelles. Pour générer intérêt et crédibilité, il nous fallait des expertises, certes, mais il nous fallait surtout des plumes fortes, capables d’identifier les vraies problématiques économiques et financières du moment et de livrer une réflexion indépendante, pertinente et régulière en quelques paragraphes. . Valérie a accepté de prendre en charge ce difficile voyage hebdomadaire dans la compréhension et l’explication du monde. Une mission qu’elle mène avec brio depuis maintenant trois ans, sans jamais faillir à son exigence d’intégrité intellectuelle et de clarté rédactionnelle. Et croyez-moi quand je parle d’intégrité intellectuelle : quels que puissent être nos désaccords, et elle ne cède pas une virgule de ses convictions ! Les éditoriaux réunis ici couvrent une période charnière de notre histoire contemporaine : appauvrissement des classes moyennes et aggravation des inégalités économiques, mécontentement social et montée des populismes, dernières étapes du mandat de Donald Trump, président le plus contesté qu’aient jamais eu les Etats-Unis, premières étapes du leadership absolu de Xi Jinping et d’une volonté (enfin) avouée de régner sur le monde, exacerbation de politiques monétaires hétérodoxes et extrêmes et surtout, apparition d’une pandémie et de mesures politiques qui remettent en question la définition même de nos démocraties. Semaine après semaine, Valérie a narré une fraction des grands changements du moment. Sans jamais se départir de sa clairvoyance, ni de son sens de l’humour. Nous lui en sommes infiniment reconnaissants.

Nicolette de Joncaire Editeur en chef, Allnews.ch

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Préambule Septembre 2019 – juillet 2020

« Cette année-là »… J’ai réuni dans cette publication les éditoriaux que j’ai écrits pour Allnews.ch de septembre 2019 à juillet 2020. Au cours de cette période, le monde a basculé dans une crise inédite au XXIème siècle. Inédite car nous nous sommes habitués à négliger la nature et considéré que nous pouvions la maîtriser. Ainsi, malgré de précédentes alertes, la pandémie de la Covid-19 nous a pris par surprise. Qui veut prêter l’oreille aux oiseaux de mauvais augure ? Et ceux qui l’ont fait n’ont-ils pas été moqués et vilipendés pour leur prudence excessive ? Inédite également, cette crise l’a été par la réponse apportée par les Etats : confinements et fermeture des frontières et par conséquent interventions massives au secours des économies mises de force à l’arrêt. Ni la grippe asiatique de 1957, ni celle de 1968, n’ont donné lieu à un tel déploiement de mesures ! En Chine comme presque partout ailleurs, on a vécu les premières semaines qui ont suivi la déclaration officielle de la pandémie, dans une sorte d’attentisme incrédule, de désorganisation face à la montée de la vague de contaminations, tandis que d’inquiétantes rumeurs commençaient à courir et que la machine des médias se mettait en marche. Sur le plan économique, la propagation de la pandémie dans le monde a totalement modifié la nature de la crise, métamorphosée en un choc concomitant d’offre et de demande. De plus la crise a surtout frappé le secteur des services. Initialement traité comme un choc exogène, l’extension de la crise a fait craindre qu’elle ne mute en une récession financière et économique systémique. La prospérité d’après-guerre, les progrès de la médecine, nous ont fait totalement oublier le risque pandémique. Notre histoire récente s’enorgueillit d’une conquête victorieuse contre les maladies contagieuses. La variole a officiellement disparu, la rougeole est presque éradiquée. Et ne parlons pas de la tuberculose et autres maladies dont la vaccination nous immunise dès l’enfance ! Le sida, Ebola… Combien sommes-nous à considérer que cela ne nous concerne pas ? Quant aux précédentes alertes au SRAS, ou à la grippe aviaire… Ces menaces sont devenues tellement abstraites et lointaines, qu’une fraction grandissante de la population en est venue à considérer que les vaccins seraient plus dangereux que les maladies. Il faudra du temps pour établir un bilan statistique fiable des cas d’infection et de décès causés par la Covid-19. Les meilleurs experts s’accordent à considérer que les chiffres de contaminations sont à peu près partout sous-estimés. Au regard des statistiques tenues par l’Université Johns Hopkins1, le taux de mortalité se rapprocherait, voire

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dépasserait, celui de la grippe espagnole de 1918-1920 ! La « grande tueuse » fut aussi une grande silencieuse. Car le monde, au sortir de la boucherie de la Première Guerre mondiale, avait d’autres préoccupations et trop de lacunes encore pour en mesurer les ravages, et encore moins y faire face. Régnait-il alors un plus grand fatalisme face à la maladie et la mort ? Il n’en reste pas moins que l’ampleur de la réponse quasi universelle qui a été apportée, confère à cette crise sanitaire son caractère exceptionnel. Au printemps 2020, face à la progression de la pandémie, la plupart des pays ont adopté des mesures de confinement. Ces restrictions administratives de déplacement et d’activités, à l’intensité variable, ont provoqué une récession 1 générale d’une ampleur inégalée depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Pour la première fois depuis 80 ans, l’économie mondiale devrait se contracter de plus de 4% en 2020 2 « Ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient touchés », comme dit la fable. Tant sur le plan épidémiologique qu’économique, c’est bien ce qui s’est passé. Au moment où je rédige ces lignes, le monde, et tout particulièrement l’Europe et les Etats-Unis, subissent une deuxième, voire une troisième vague pandémique, remettant en cause le rebond de l’activité attendu en 2021. Les systèmes hospitaliers à nouveau sous tension, ont pu globalement faire face ces nouvelles vagues, certains se trouvant malgré tout à nouveau submergés. Au sentiment d’impuissance et d’urgence des premiers mois, ont fait place une certaine lassitude et une plus grande impatience de la part de la population. L’espoir suscité par la mise au point et la distribution à grande échelle de vaccins a été tempéré par les enjeux de logistique et la perspective que l’immunité collective ne sera atteinte au mieux qu’à l’été 2021. La crise actuelle a mis en lumière quelques interrogations majeures pour nos sociétés et nos gouvernants. La réponse initiale de certains pays à la crise a contribué à enfermer les positions dans une alternative diabolique entre santé et économie. La dureté des confinements, la mise en avant de certains modèles ont conduit à déplacer le débat sur l’examen de l’équilibre entre la préservation (ou la conquête) des libertés individuelles et leurs sacrifices – temporaires ou non - au nom de la sécurité collective. Le débat a pris une tournure particulièrement aigüe à l’heure de l’intrusion des nouveaux outils technologiques dans nos vies privées. La crise a également mis en lumière les forces et faiblesses de nos systèmes. Du point de vue économique, la pandémie a surtout servi d’accélérateur des tendances déjà à l’œuvre antérieurement : citons par exemple la digitalisation de nombreux secteurs et la croissance de la dette publique, encouragée par la baisse continue des taux d’intérêt. Elle a également exacerbé la méfiance, sinon le ressentiment à l’égard de la Chine, celle-ci gagnant en puissance, face à une Amérique en repli. La crise a également attisé la méfiance à l’égard des Etats, des technologies et de tout ce qui provient de l’étranger (migrants et produits). L’heure est à la « relocalisation », au chacun chez soi et pour soi. Le débat s’est également déplacé sur la validité des modèles économiques à mettre en œuvre. Le keynésianisme de soutien à la demande est-il à reléguer définitivement ? 6


Doit-on reconnaître ce « moment Schumpetérien » et embrasser, sinon accélérer la transformation économique à l’œuvre ? La Tech sera-t-elle notre salut ou causera-t-elle notre perte ? Omniprésente durant la crise, elle s’est révélée comme un facilitateur dans les rapports humains, sans pour autant les remplacer. Elle accentue également les inégalités de nos sociétés. Car la crise de la Covid-19 a creusé bien des failles : entre les emplois permanents et les précaires, entre le secteur manufacturier et les services, entre hommes et femmes, entre jeunes et seniors, entre et ceux qui ont accès aux nouvelles technologies et ceux qui en sont exclus (faute de formation ou de moyens). Les chroniques réunies dans cet ouvrage enjambent – et ne concluent pas – la période de la Covid- 9. Les thèmes abordés dans les mois qui précèdent son déclenchement, permettent une utile mise en perspective de la situation géo-économique mondiale et une contextualisation de la crise pandémique. Vous y retrouverez les thèmes principaux de conjoncture, les enjeux de politique monétaire, les questions touchant à la guerre commerciale et la position de l’Union Européenne face à la montée des tensions entre les Etats-Unis et la Chine. La question de l’augmentation des dettes publiques précède les mesures d’urgence du printemps 2020. Le repli sur soi, la remise en cause de la mondialisation sont également abordés comme les questions climatiques et démographiques. Je tiens à remercier Nicolette de Joncaire, fondatrice et rédactrice en chef de allnews.ch qui m’a confié cette rubrique hebdomadaire. Je partage avec elle cet enthousiasme pour la mise en perspective d’une actualité financière et économique en perpétuel mouvement. J’admire sa rigueur, son grand professionnalisme et sa maîtrise des questions économiques au sujet desquelles elle n’hésite pas à me défier, tel un aiguillon particulièrement efficace et productif à ma réflexion. Un grand merci à Barret, qui illustre avec tant d’esprit, d’humour et de justesse mes propos. Ses dessins valent 10000 mots ! Je ne saurai mieux dire. En vous souhaitant une bonne lecture propice à de futures débats. Achevé de rédiger le 13 janvier 2021 Valérie Plagnol Présidente

1 https://coronavirus.jhu.edu/data/mortality 2

Selon les estimations du Fonds Monétaire International

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Un été en Trump l’œil 29 août 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

3 minutes de lecture

Contre Trump et marchés, la Réserve fédérale tente de tenir la barre de l’économie. En son sein même, les opinions sont plus partagées.

Que se passera-t-il quand l’économie américaine entrera en récession ? La question n’est pas vraiment d’actualité. Mais la poursuite de la baisse des rendements obligataires au cours de l’été, l’inversion des courbes et les mouvements boursiers de plus en plus erratiques ont bien reflété la nervosité croissante des investisseurs et des acteurs de l’économie. La question ne serait-elle pas plutôt qui le Président Trump pourrait-il blâmer, à part lui-même ? Il vient de déclarer la Chine et Jerome Powell ses « ennemis », se demandant lequel était le pire. Le caractère contradictoire des injonctions économiques du Président se révèle un peu plus chaque jour. La politique fiscale menée l’an passé, après avoir provoqué une accélération artificielle de l’activité, s’essouffle pour de bon. Une relance budgétaire en période de plein emploi ne pouvait que provoquer une hausse des taux directeurs de la Fed.

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Ce faisant, le dollar se renchérissait, le pétrole aussi, une conséquence inévitable mais mal venue pour Washington. L’escalade dans la guerre commerciale n’a fait qu’aggraver ces tensions, alors même que le cycle manufacturier – tiré désormais par la Chine – entrait en récession et que le commerce mondial ralentissait. Le dollar, monnaie-refuge, continue d’attirer des capitaux avides de trouver un peu de rendement. Enclencher un cycle de réduction des taux directeurs revient à admettre que l’économie entre en récession.

Les marchés n’échappent pas à leurs contradictions. Déçus par la baisse de juillet, ils craignent que la Réserve fédérale s’en tienne là. Mais enclencher un cycle de réduction des taux directeurs revient à admettre que l’économie entre en récession. Pas de quoi soutenir la bourse en fait. Le patron de la Réserve fédérale est un bouc émissaire commode, et son divorce avec le Président est consommé depuis bien des mois déjà. L’escalade verbale de l’été s’inscrit dans un concert d’invectives, et de décisions à l’emporte-pièce qui font craindre à certains que les tactiques de Donald Trump ne soient en fait des déraillements. En attendant, face à ces surenchères, la Banque Centrale tente de maintenir la barre de l’économie, sans en détenir tous les leviers. Si la situation reste favorable, c’est essentiellement grâce au dynamisme du marché du travail et à la consommation des ménages. Mais ce sont là des indicateurs retardés. L’investissement des entreprises ralentit, le secteur manufacturier se contracte. Les effets de la baisse des impôts sur les sociétés se sont estompés, les entreprises s’inquiètent des conséquences de la guerre commerciale, alors même que la Chine a montré depuis plus d’un an des signes d’affaiblissement certains, et une réelle difficulté à faire évoluer son modèle économique. L’Allemagne quant à elle, pourrait bien connaître une récession technique, subissant le contrecoup du ralentissement du commerce mondial et du secteur automobile. La poursuite de la baisse des taux fait débat et soulève de solides oppositions parmi certains gouverneurs de la Fed.

Face à ces défis, le message de la Réserve fédérale cet été porte sa détermination, comme il révèle ses tiraillements internes. Détermination à conduire la politique monétaire suivant sa mission statutaire, c’est-àdire assurer le plein emploi sans pressions inflationnistes. L’économie, toute l’économie, rien que l’économie en somme. Cela implique de tenir à bonne distance la politique comme les marchés. Ne pas les ignorer mais de ne pas se laisser conduire par eux non plus. Tiraillements au sein de l’institution, où la poursuite de la baisse des taux directeurs fait débat et soulève de solides oppositions parmi certains gouverneurs de la Réserve fédérale. Replaçons-nous d’abord dans un contexte plus long. Comme l’a rappelé 10


Jérôme Powell à Jackson Hole, la période actuelle, qui suit la « grande récession » de 2008, semble annoncer une « nouvelle normalité », celle de l’absence d’inflation et des taux d’intérêt très bas. Jusque dans les années 80, la Banque Centrale a dû penser et affuter les outils de la lutte contre l’inflation, après les années de « stop and go». Puis vint la « grande modération», au cycle de croissance rallongé, mais aux dérives financières qui ont abouti à la «grande récession». Quels sont aujourd’hui les outils dont dispose les autorités monétaires pour agir, afin de prolonger la prospérité tout en évitant ces écueils ? La décision de juillet apparaît comme une demi-mesure pour une situation en demi-teinte.

Ces réflexions éclairent les dissensions actuelles parmi les gouverneurs de la Banque Centrale. La Fed en fait-elle trop ou trop peu ? La décision de juillet apparaît comme une demi-mesure pour une situation en demi-teinte. Comment justifier une action à la fois préventive et modeste dans un contexte de croissance encore soutenue ? Peuton se fier au message des marchés obligataires ? L’inversion persistante de la courbe des rendements annonce-t-elle bien une récession, et le niveau des taux à long terme, annonce-t-il un repli durable de la croissance potentielle ? Je retiens trois arguments d’importance. Premièrement, la Fed craint le ralentissement de l’activité aux Etats-Unis du fait du recul des investissements, qui clôturerait le cycle actuel. Deuxièmement, elle entend préserver le plein emploi, alors que le taux d’activité des personnes recommence enfin à progresser et que les salaires des plus modestes augmentent. Dans cette perspective, la guerre commerciale est un facteur aggravant, sans qu’elle soit « équipée » pour y faire face. L’inflation reste modérée, même si elle n’est plus nulle. Enfin la Réserve fédérale a conscience du poids économique du reste du monde. Les Etats-Unis peuvent-ils résister seuls face au ralentissement – voire même à une récession – en Europe et en Asie ? Il y a 20 ans, certainement. Mais les temps ont changé.

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La livre ne fera pas le poids 3 sep 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

3 minutes de lecture

Pour les partisans de la séparation, le risque pris est somme toute assez bien calculé, car tout est bon pour se libérer au plus vite du joug de l’UE.

Comme il nous avait prévenus, Boris Johnson a suspendu les travaux du Parlement Britannique pour une période exceptionnellement longue, court-circuitant ainsi les oppositions et donnant un peu plus de vigueur au scenario d’une sortie de l’Union Européenne sans accord, le 31 octobre prochain. A cette crise constitutionnelle – qui a donné lieu à des protestations massives à travers le pays – s’ajoutent un risque de dépréciation de la livre sterling, et l’interruption brutale des relations économiques et commerciales du Royaume-Uni avec ses partenaires européens. Désormais, chacun se prépare au rétablissement des frontières et en fait état, comme à Calais. Mais alors pourquoi risquer le tout pour le tout ? Mettons-nous un instant dans la peau des « Brexiters » les plus déterminés. A l’intérieur, il s’agit de tenir les engagements pris, et pour ce faire surmonter tout blocage parlementaire – la majorité de la Chambre 12


des Communes ayant rejeté toute sortie sans accord. A l’extérieur, le gouvernement entend prouver sa détermination, afin d’obtenir une renégociation des termes du « backstop » irlandais. Les « Brexiters » avancent l’argument de la baisse de la livre sterling qui a permis de soutenir les exportations et de ralentir les importations.

Pour les partisans de la séparation, le risque pris est somme toute assez bien calculé, car tout est bon pour se libérer au plus vite du joug de l’Union européenne. Ils avancent pour cela les arguments suivants : loin de la catastrophe promise, l’économie britannique n’a pas plongé dans le gouffre de la récession depuis le referendum. De plus, la baisse de la livre sterling a permis de soutenir les exportations et de ralentir les importations, devenues plus coûteuses. Enfin, après un bref moment de stress, le pays a bénéficié de la baisse générale des rendements obligataires, allégeant ainsi le poids de sa dette. Ils en concluent donc que le Royaume n’a pas été pénalisé par le Brexit. Ils auront beau jeu de faire valoir que le pays, en reprenant sa pleine et entière liberté économique, ne s’en portera que mieux. En suivant ce raisonnement, il va de soi que les ne sauraient accepter de maintenir un lien – peut-être pour une durée indéterminée – avec l’UE, sans pouvoir négocier et mettre en œuvre d’autres accords de libre-échange et de commerce. Bref, il s’agit de retrouver au plus vite la capacité d’exercer sa pleine et entière souveraineté, de mettre en œuvre un libre-échange commercial plus radical, et réserver l’accueil le plus favorable aux capitaux et aux investissements étrangers, d’où qu’ils viennent. Ce faisant, le Royaume Uni, tout en contrôlant les flux migratoires si décriés, garantirait une totale ouverture de son économie. Et après tout, la dépréciation – temporaire - de la livre serait le gage d’un tel attrait pour les investisseurs. Boris Johnson s’est entouré des « Brexiters » les plus extrémistes au sein de son Cabinet.

Qu’on juge la décision de Boris Johnson simplement cynique, ou plus sérieusement inconstitutionnelle et antidémocratique, ne change rien au fait qu’elle s’inscrit dans la logique de ces raisonnements – d’autant que le Premier Ministre s’est entouré des « Brexiters » les plus extrémistes au sein de son Cabinet. L’absence d’une majorité claire – une seule voix – à la Chambre des Communes, le pousse donc à prendre tous les risques. Ces derniers rebondissements illustrent assez bien le « trilemme de Rodrik1» et ce que peuvent ou veulent en faire certains. Dans son ouvrage paru en 2011, l’économiste américain énonce l’impossibilité pour un Etat d’intégrer l’hyper globalisation tout en préservant sa démocratie et sa souveraineté nationale pleines et entières. L’intégration dans un monde global, induit une dilution dans une gouvernance supranationale. La préservation de la souveraineté nationale, conduit à limiter l’intégration dans le monde global, au prix d’un durcissement institutionnel national. On peut se demander si cette dernière option ne conduit pas à un mercantilisme concurrentiel brutal et dangereux. C’est ainsi que les « Brexiters » ont 13


fait de l’Europe et de ses règles, l’objet de tous leurs ressentiments et la responsable de tous leurs maux. La décision du Premier Ministre s’inscrit alors dans cette dérive institutionnelle d’un gouvernement au nom du peuple contre le Parlement, empruntant aux yeux de ses détracteurs le chemin des démocraties qualifiées désormais d’illibérales. Cela rappelle de bien mauvais souvenirs et de bien malheureux exemples. Le détournement des pouvoirs présidentiels exceptionnels dont use M. Trump en matière d’immigration comme de commerce, participe du même processus. Suis-je trop alarmiste ? Probablement. La longue histoire et la pratique institutionnelles de notre voisin d’OutreManche, permettent tout de même de rester confiant dans la capacité de résistance des contre-pouvoirs. Si l’option pour le pays est l’ouverture plus large au monde, cela se fera au détriment de sa souveraineté nationale.

Il n’empêche, l’analyse des « Brexiters » s’avère erronée et leur promesse fallacieuse. Si l’option pour le pays est l’ouverture plus large au monde, cela se fera au détriment de sa souveraineté nationale, et probablement, au risque d’abandonner une partie de ses règles pour les adapter aux nécessités de forces économiques plus puissantes. Pour Dani Rodrik, l’ordre mondial d’après-guerre, celui de Bretton Woods, a constitué un moyen terme équilibré, permettant de ménager autonomie des Etats et libéralisation des échanges. L’Union européenne, et plus encore la zone euro et sa monnaie unique, présentent une alternative à la dislocation du monde d’après-guerre. En attendant, le gouvernement de Sa Majesté s’apprête à présenter un budget en expansion, dédié au renforcement du secteur public, notamment de l’hôpital, avec l’intention de soutenir l’activité à court terme, et de s’assurer un soutien électoral en cas d’élections anticipées. Il dispose pour cela de quelques marges de manœuvre ; mais elles pourraient s’avérer insuffisantes en cas de fort dérapage de l’activité. Le Royaume-Uni de Boris Johnson s’apprête à larguer les amarres. Les investisseurs croiront-ils qu’il puisse « Make Britain Great Again » ? En tout cas, il n’est pas certain que la livre fasse le poids et puisse refléter cette ambition. 1

Dani Rodrick «the globalization paradox», Oxford University Press - 2011

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Ce que veut Christine Lagarde 10 sep 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

2 minutes de lecture

Lagarde a esquissé les grandes lignes de sa future présidence devant le Parlement européen. Critiques et conseilleurs l’attendent de pied ferme.

En prenant ses fonctions le 1er novembre prochain, Christine Lagarde sera la quatrième présidente de la jeune Banque Centrale Européenne, et elle portera déjà le poids d’un héritage bien lourd, marqué par une crise quasi existentielle pour sa monnaie, un soupçon permanent d’illégitimité, quelques faux pas aussi et un environnement de taux d’intérêt négatifs, totalement inédit. Son prédécesseur, Mario Draghi, pourrait bien entrer dans l’histoire comme le sauveur de l’euro, grâce à son action énergique et l’impulsion qu’il a donné à la politique monétaire de la BCE, tout entière continue dans le fameux « Whatever it takes1» lancé aux marchés à l’été 2012. Cela ne fera pas taire les critiques ni les sceptiques pour autant. L’euro reste pour beaucoup une construction incomplète, bancale et de ce fait vouée à l’échec. De plus, et comme nous l’avons souligné dans un précédent article 2, Christine Lagarde n’a 15


probablement pas fini de s’entendre reprocher de ne pas être issue du « sérail » monétaire. Qu’importe, car ce n’est pas forcement sur ce terrain-là qu’il faut l’attendre alors qu’elle dispose de bien d’autres atouts pour embrasser ces nouveaux défis. Nombreux sont ceux qui chercheront à l’influencer également, alors que le tournant conjoncturel et monétaire s’annonce particulièrement délicat. La politique monétaire ne peut pas tout. Ce n’est pas « the only game in town ».

Pour ce qui est de la politique monétaire proprement dite, la future Présidente de la BCE s’est placée dans la continuité de l’action de son prédécesseur. Mario Draghi a d’ailleurs devant lui encore deux réunions de politique monétaire le 12 septembre et le 24 octobre prochains, de quoi « régler » le pas pour les mois à venir. La détérioration de l’activité globale et en zone euro, un nouveau ralentissement de l’inflation qui s’entête à stagner sous l’objectif de 2%, appellent une réponse immédiate mais aussi une réflexion à plus long terme et une action de plus grande envergure, l’une et l’autre plus structurantes. Avec les taux directeur de la BCE à -0,4%, certains gouverneurs s’alarment du manque de marges de manœuvre et craignent de fragiliser par trop le système bancaire et financier de la zone. Aux Etats-Unis même – où la Réserve Fédérale dispose pourtant d’un peu plus de moyens d’action – certains appellent à l’attentisme, et à la préservation des « munitions » restantes ; et de souligner que la politique monétaire ne peut pas tout, n’est pas « the only game in town ». Madame Lagarde n’a pas manqué de le rappeler lors de son audition devant le Parlement Européen. Son propos renvoie autant à l’adaptation des outils non conventionnels de politique monétaire, qu’à un appel à certains Etats à prendre le relais budgétaire du soutien à l’activité. Et ce dialogue, qui mieux que la nouvelle Présidente pourrait le mener ? Alors que les rangs des avocats de « l’helicopter money » grossissent, la patronne du FMI connaît assez bien les travaux de ses propres équipes, comme les termes d’un débat particulièrement tranché sur ce point. Dans tous les cas, il implique des échanges plus soutenus avec les chefs d’Etats et de gouvernements. Aussi, je suis de ceux qui pensent qu’avec Christine Lagarde à sa tête, la BCE peut devenir « more than the only game in town ». Les enjeux de la conduite de la politique monétaire doivent être compris dans un contexte plus large et englober, pour l’Institution de Francfort, la capacité d’assumer pleinement son rôle tant du point de vue de la politique monétaire qu’en tant que superviseur bancaire et financier. La nouvelle Présidente a d’ailleurs mentionné quelques aspects de ses missions lors de son audition. Le projet d’union bancaire et des marchés de capitaux est au milieu du gué depuis 2012.

Il s’agit en premier lieu de compléter et renforcer l’union bancaire et des marchés de capitaux de la zone euro. Depuis la crise de 2012, le projet est au milieu du gué. Son achèvement passe par la mobilisation des Etats membres, le rapprochement des 16


politiques budgétaires et économiques nationales, une plus grande coordination et transparence, gages de la confiance entre toutes les parties prenantes. Madame Lagarde, par sa position et son influence, peut œuvrer et promouvoir les réflexions et l’action en ce sens. Ces points qui semblent disparates et sans liens les uns avec les autres, sont en fait tous reliés par la nécessaire convergence des politiques économiques des Etats membres. Aujourd’hui, la BCE ne pourra pas tout à fait être tenue à l’écart des questions de politiques économiques et budgétaires des Etats-membres, comme elle agira dans le cadre d’une coordination des politiques monétaires mondiales. Un sujet que Christine Lagarde connaît bien et pour lequel elle pourrait aider au rapprochement des points de vue.

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Faire «tout ce qui est nécessaire», discours de Mario Draghi 26 juillet 2012.

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«Un tandem à la hauteur des enjeux», 9 juillet 2019

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Corée : dur, dur, d’être un bébé… fille 17 sep 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Le taux de natalité dégringole en Corée. Plus encore que le Japon, la Corée est confrontée à un vieillissement accéléré et au déclin de sa population.

C’est bien connu, les enfants sont la richesse des pauvres. A contrario, l’enrichissement tend à réduire le nombre des naissances, d’autant que l’espérance de vie à la naissance s’allonge considérablement. Malthusianisme bourgeois, le phénomène est commun à tous les peuples. Mais en Corée, il a pris un tour particulièrement inquiétant. Le taux de fécondité du pays est tombé à 0,98 enfant par femme. Rappelons que le taux de renouvellement des générations – hors apport migratoire – est de plus de 2. En France le taux de fécondité était encore de 1,87 en 2018, il ralentissait à 1,43 au Japon, et 1,2 à Singapour. Cette tendance va s’aggravant, car les femmes ont leur premier enfant de plus en plus tard – 30% d’entre elles après 35 ans. Un fait commun à toute l’Asie, qui entraîne des perspectives de vieillissement accéléré de la population, d’autant que la réduction des 18


naissances s’est accompagnée d’un véritable eugénisme à l’encontre des filles, provoquant un déséquilibre massif des sexes à la naissance en faveur des garçons. Rien qu’en Corée du Sud, et selon une étude publiée cette année 1, le manque cumulé de naissances de filles depuis 1970 atteindrait 155’000. La préférence pour les garçons a fait des dégâts, et pas seulement en Inde et en Chine, où le phénomène est particulièrement criant. La modernisation de l’économie n’a pas fait évoluer assez les mentalités.

Les enquêtes montrent de façon alarmante que les jeunes Coréens, ne veulent plus d’enfant. Chez les garçons la vasectomie devient une pratique courante (d’autant que l’avortement y est encore illégal, une situation que vient de condamner la Cour Constitutionnelle du pays). Près de 80% des jeunes femmes disent ne pas vouloir avoir d’enfant. Dans cette société considérée comme très patriarcale, le mariage, la famille, n’ont plus la cote. Evolution et libération des mœurs, craintes économiques, les raisons principales de ce rejet tiennent au coût de la vie, aux frais de maternité et d’éducation, aux salaires trop bas ou aux emplois instables, et bien sûr au manque de logement approprié. Pire encore, un quart des femmes interrogées ne veulent pas d’enfant car elles considèrent qu’ils ne peuvent vivre heureux dans la société coréenne. On aurait pu croire que ces enfants si rares et si précieux étaient choyés. Mais tragiquement, le taux très élevé de suicides des adolescents tend à démontrer que leur vie n’est pas si facile. Parmi les raisons avancées, les chercheurs attribuent une forte influence au fait que le faible nombre d’enfants par famille fait peser sur leurs épaules de trop lourdes attentes. Hantise de l’échec scolaire : dans une société qui survalorise la réussite scolaire, la pression familiale souvent portée sur un seul individu conduit les jeunes à se supprimer plutôt qu’à décevoir. Les conditions de vie économiques de la classe moyenne jouent un rôle majeur. Le rôle de la femme et sa place dans le monde du travail aussi. La modernisation de l’économie n’a pas fait évoluer assez les mentalités. Sociétés fortement patriarcales, qui surinvestissent et survalorisent la réussite masculine et elle seule, car c’est de l’homme que dépendra le foyer, ne laisse qu’une place bien médiocre aux femmes, et rien n’est fait pour les aider à concilier leurs vies professionnelles et leur vie de famille. Beaucoup témoignent encore d’avoir été forcées à quitter leur travail après le mariage, ou à l’arrivée de leur premier enfant. Pour nombre de femmes, travailler ou materner, il faut choisir !

Congés maternités, prise en charge des enfants par la crèche et l’école, contraintes professionnelles, pour nombre de femmes, travailler ou materner, il faut choisir ! On se souvient au Japon des proclamations de Shinzo Abe pour inciter à embaucher des femmes. Le Japon comme la Corée connaissent un taux record d’activité des femmes. Mais à quels postes et pour quels revenus ? Les courbes d’activités sont encore nettement façonnées en M, hausse après les études, abandon pour s’occuper des 19


enfants, reprise après qu’ils ont quitté le nid, à moindre salaire et pour des fonctions subalternes, cela va de soi. Ces pays sont donc sur le chemin du dépeuplement. Comment maintenir un rythme de croissance adéquat ? Quel avenir pour les plus âgés dont la longévité fait envie ? Le gouvernement commence à réagir en accroissant les budgets publics en faveur de crèches et d’écoles notamment. Mais ce sont toutes les mentalités et les pratiques qu’il faut adapter pour de bon. La politique familiale ne concerne pas seulement l’Etat. Saluons donc l’initiative de la maison Kering qui vient d’annoncer qu’elle étendait à tous ses salariés son congé parental payé de 14 semaines pour la naissance ou l’adoption d’un enfant. Un remarquable effort pour un groupe qui compte 60% de femmes dans ses effectifs totaux dont 51% de managers. Sécurisation des parcours professionnels, aide financière et matérielle dans l’éducation des enfants, reste aussi à voir les pères « autorisés » à prendre et assumer leur part et le bonheur de s’occuper des enfants. Les nouvelles générations y sont plus enclines.

Fengging Chao, Patrick Gerland, Alex r. Coook, Leontine Alkema: “Systemetic assessement of the sex ratio at birth for all countries and estimation of national imbalances and regional reference levels” in Proceedings of the National Academy of Sciences PNAS, 15 avril 2019. 1

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Une géopolitique anxiogène 24 sep 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Au moment de la 74e Assemblée Générale de l’ONU, l'économie se retrouve prisonnière des soubresauts de politiques du coup de poing.

De la diplomatie « à la Clint Eastwood », au « do or die1 », en passant par le coup d’éclat permanent, les aléas de la géopolitique mondiale ont tenu les marchés en haleine depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Le ton monte un peu partout. Les « fauteurs de trouble » ne sont pas pour autant les « suspects habituels ». Quant aux « états voyous », finiront-ils par profiter de la montée des tensions internationales ? L’économie mondiale commence à souffrir de ces incertitudes croissantes, les marchés pas encore. Les faucons sont de retour de tous côtés. Donald Trump se targuant d’être le champion du deal n’a pas hésité à se lancer à l’assaut de la Corée du Nord, de l’Iran et de la Chine. Face à cette dernière il a initié une « guerre commerciale », après avoir – de son point de vue – fait plier le Mexique et le Canada, propre à satisfaire son électorat, alors même que se multiplient les mises en garde contre les effets de cette campagne en solitaire. Rejetant les accords multilatéraux sur le climat, il s’apprête à bloquer le 21


fonctionnement de l’OMC, faute de nommer les représentants américains qui y doivent y siéger. Les tensions n’ont cessé de croître avec l’Iran depuis le rejet de l’accord signé par l’Administration précédente et le renforcement du blocus pétrolier à son encontre. Les attaques récentes sur les installations pétrolières saoudiennes ou encore le refus du Président iranien de rencontrer le Président américain à New York, ont marqué une nouvelle escalade entre les protagonistes. Au Royaume-Uni, le parti pris de Boris Johnson a provoqué une crise institutionnelle, tandis qu’il a été pour le moins fraichement accueilli par les Parlementaires européens, qui l’ont renvoyé à la présentation d’une proposition alternative sérieuse au backstop. Et que dire des invectives du Président brésilien à l’encontre de la France, au cours de l’été ? Accusé de faciliter la destruction de la forêt amazonienne, Jair Bolsonaro voit la France menacer de ne pas signer l’accord du Mercosur – au risque d’ailleurs de frictions avec ses partenaires européens. Le renvoi récent de John Bolton, conseiller « dur » du Président américain pour les affaires extérieures, n’a contribué ni à atténuer les tensions, ni à clarifier la position des Etats-Unis. Rapports de force mal compris, tactiques confuses aux implications intérieures et extérieures mal calculées, le bilan est peu convaincant.

Les gouvernements populistes sont forts de leurs promesses électorales. La plupart se résument à la proclamation d’un retour à la grandeur nationale soi-disant perdue, ou corrompue par les administrations précédentes et malmenée par des parlements sans « colonne vertébrale ». Aussi les populistes s’emparent-ils des questions extérieures comme si elles relevaient de leur seule volonté et n’entraîneraient aucune réaction. Rapports de force mal compris, tactiques confuses aux implications intérieures et extérieures mal calculées, le bilan est, pour le moins, peu convaincant. La Corée du Nord ne semble pas avoir renoncé à la moindre parcelle de son programme nucléaire, ni même entrouvert les portes de sa muraille de fer. Beaucoup de spécialistes s’accordent à considérer que l’Iran – directement ou indirectement – teste la résistance américaine, tandis que les factions les plus dures du régime se trouvent renforcées au pouvoir à Téhéran. Le Royaume-Uni, comme le Brésil, s’isole, l’Ecosse menace de faire sécession, l’Irlande du Nord semble abandonnée à son sort et à ses démons anciens, tandis les producteurs américains de soja désertent le parti Républicain. Les puissances traditionnellement modératrices et responsables du monde pré – et post – chute du mur de Berlin, ne semblent donc plus en mesure de tenir leur rôle, ni même leur rang. Qui reste-t-il alors ? La Russie ? Grande productrice de pétrole et de gaz, de plus en plus directement impliquée au Moyen Orient, elle entretient des relations avec l’Iran comme avec tous les autres pays de la région. La Chine ? Deuxième consommatrice mondiale de pétrole, elle prétend pour le moment jouer la modération tant à l’encontre de l’Amérique, en n’appliquant que des rétorsions ciblées, qu’à l’égard de Hong Kong, en s’abstenant de toute intervention directe sur l’Ile. Il semblerait que ni l’une ni l’autre n’entend ajouter de l’huile sur le feu. L’Amérique –

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gardienne de l’ordre mondial d’après-guerre – se retranche derrière ses frontières et ses murs. La baisse des rendements obligataires renvoie les investisseurs vers les actifs plus risqués, et plus longs, si ce n’est moins liquides

Reste l’Union Européenne. Il est de bon ton de dénoncer son absence d’unanimité et d’influence diplomatique – corsetée par son alliance d’après-guerre au sein de l’OTAN. Mais certains de ses pays membres y tiennent un rôle moins passif qu’il n’y paraitrait. La France, depuis longtemps se proclame plus indépendante. L’Allemagne a pris ses distances avec son grand allié d’après-guerre. La composition de la nouvelle Commission Européenne témoigne du souci des Etats-membres de renforcer le poids de l’UE en matière de défense, comme de peser sur les grands enjeux économiques et climatiques du XXIe siècle. La montée des incertitudes politiques internationales a agité les marchés, provoquant par moment des pics de volatilité. Dernier en date, la hausse de près de 10% des prix du pétrole, au lendemain des attaques contre les sites d’Aramco. L’OCDE vient de revoir à la baisse – certes avec un peu de retard – ses prévisions de croissance mondiale, toujours au même prétexte, alors qu’en Europe, la probabilité croissante d’un Brexit sans accord compromet sérieusement les estimations d’activité pour la fin de l’année, comme pour 2020. Volatilité, oui. Affolement non ! Les politiques actives des banques centrales continuent de soutenir les tendances. La baisse des rendements obligataires renvoie les investisseurs vers les actifs plus risqués, et plus longs, si ce n’est moins liquides. Le monde évolue sur un fil moins tendu ces derniers temps, mais ne croit pas forcément à l’engrenage géopolitique qui porterait un coup fatal à la croissance. Peut-être les investisseurs croient-ils aux efforts de modération, ou à une future recomposition des alliances et des blocs; une nouvelle guerre froide, dans laquelle chacun n’aurait qu’à bien tenir son rôle. Gouvernance, ouverture, changement climatique, autant d’opportunités de recherche, d’études et d’investissements qui pourraient bien devenir l’apanage du (pas si) vieux continent.

«faire ou mourir» expression employée par Boris Johnson à propos de la sortie du Royaume Uni de l’UE «quoiqu’il arrive» le 31 octobre prochain. 1

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La drôle de crise 30 sep 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Banquiers centraux et décideurs ne voient pas de risques de récession à court terme… Paradoxalement, ils s’y préparent.

Intervenant à une conférence d’investisseurs à New York, j’ai pu prendre la « température économique » du pays, écouter et échanger avec des participants de haut niveau. Je vous en propose ici un court résumé. Si personne ne se risque à annoncer l’imminence d’une crise économique, la crainte d’une récession reste dans tous les esprits. Pis encore, tous s’attachent à énumérer les facteurs aggravants en cas de retournement de la conjoncture. Pour tout dire, un tel inventaire laisse une impression générale de légère confusion, voire même de malaise. Car derrière ces débats se profile une double interrogation : que faire des taux d’intérêt négatifs ? Quel rôle peuvent encore jouer les banques centrales ?

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Sur le plan économique les Etats-Unis se portent plutôt bien. Le plein emploi, la progression des salaires - et donc la consommation- soutiennent la croissance. A ceux qui trouvent que la fin de ce cycle de reprise est imminente tant il traîne en longueur, les plus optimistes répondent que les cycles s’étirent de plus en plus. Depuis le début des années 70, une inversion de la courbe des taux a toujours annoncé une récession résultant d’un mouvement de resserrement de la politique monétaire et du relèvement généralisé de la courbe des rendements. Aujourd’hui, elle intervient au contraire dans un contexte d’assouplissement des politiques monétaires. La part des emprunts au rating BBB a fortement progressé.

Les signes d’inquiétude s’accumulent. Ils viennent de l’intérieur comme de l’extérieur. Passons-les en revue. Grâce à la baisse des taux, les entreprises américaines ont choisi de recourir plus massivement à l’endettement. La part des emprunts au rating BBB a fortement progressé. Ces arbitrages, menés en période de croissance, participent d’une stratégie – qui permet le rachat d’actions entre autres –pouvant s’avérer néfaste en cas de baisse des résultats et de dégradation en chaîne des notes. La politique fiscale de l’Administration Trump a certes redonné un coup de fouet à l’activité. Mais la dette et les déficits ont continué de progresser malgré la croissance. Restera-t-il assez de marge de manœuvre fiscale en cas de retournement de la conjoncture ? Qu’en est-il à l’extérieur ? La Chine ralentit – et probablement plus qu’elle ne l’annonce. L’Inde aussi. L’Europe également faibli. Et le contexte géopolitique vient perturber le panorama : guerre commerciale bien sûr. Et menaces au Moyen-Orient sur les réserves de pétrole saoudien. S’ajoute aux incertitudes du moment la politique de dirigeants aux agendas centrés sur la promesse de retour à une grandeur soi-disant perdue. Les nuages s’amoncellent donc, les investisseurs sont plus nerveux et cela se voit dans les à-coups des marchés. Mais aucune de ces menaces ne semble assez imminente pour justifier un repli généralisé. Bien au contraire, pour tous les intervenants, et alors que les Banques Centrales ont repris leur mouvement d’assouplissement, que doit-on vraiment craindre ? Peut-être que d’ici deux ans, lorsque les tensions sur les marchés du travail se seront accentuées, les banques centrales normaliseront pour de bon, tant la baisse des taux d’intérêt aura provoqué de dérive ? Le calendrier semble calé sur le tempo politique des USA. D’ici là, le lancement d’une procédure d’impeachment, qui truste déjà la une des journaux, ne suscite que des commentaires prudents, tant la perspective d’un basculement du Parti Républicain paraît éloignée. De ce côté de l’Atlantique, on écarte unanimement la possibilité de porter les taux directeurs en territoire négatif.

Attentisme prudent pour certains, déni de réalité pour d’autres. Le débat est ouvert et ce d’autant que la baisse persistante des taux d’intérêt fausse les valorisations. Mais au fait, va-t-elle durer ? Là encore, difficile pour certains de tirer une ligne droite, et 25


considérer cette séquence autrement que comme une anomalie temporaire. D’autant plus que les indices s’accumulent pour une reprise progressive de l’inflation, voire un choc si les prix du pétrole venaient à s’envoler. La courbe de Philips n’est pas morte, et l’on va bientôt s’en apercevoir. Dans cette perspective, quel jugement porter sur le rôle des banques centrales, et notamment sur la Réserve Fédérale ? De ce côté de l’Atlantique, on écarte unanimement la possibilité de porter les taux directeurs en territoire négatif. Leur impact sur le secteur bancaire est jugé trop néfaste. Mais, tel Sisyphe poussant éternellement son rocher, il apparaît aussi de plus en plus nettement que la poursuite année après années, d’un objectif d’inflation devenu hors de portée peut finir par modifier les anticipations inflationnistes des agents économiques. La Réserve Fédérale des Etats-Unis, qui a entrepris cette année une revue générale de son action – impliquant une large consultation au niveau des régions – sera probablement amenée à assouplir cet objectif, et le considérer comme une cible à moyen terme. Avant d’intervenir, elle pourrait accepter un dépassement temporaire, tant à la baisse, qu’à la hausse, de l’inflation. La Réserve Fédérale mobilise. Action préventive face à un imperceptible danger ?

Sur le plan de la supervision bancaire, l’alerte de septembre sur le marché du repo a démontré le caractère procyclique de la réglementation, prouvant également que si la supervision bancaire a bien été renforcée, celle du secteur non-bancaire reste – quant à elle – largement insuffisante. Un handicap qui se transforme en inquiétude pour le régulateur qui est aussi le prêteur en dernier ressort. Reste à considérer la nécessité de renforcer le potentiel de croissance. Face au vieillissement de la population, l’arrêt de la migration, il reste à relever l’investissement. Aux Etats-Unis, comme en Europe, on voudrait s’en remettre à des programmes d’investissements publics plus ambitieux. L’Amérique continue de bien aller. Pourtant la Réserve Fédérale mobilise. Action préventive face à un imperceptible danger ? Ou risque de s’exposer à la paralysie, faute de moyens suffisants le moment venu ? L’aggravation des tensions commerciales, tout comme une résurgence inflationniste que l’on n’attendait plus, sont autant de facteurs qui pourraient prendre les marchés à contre-pied et laisser la Banque Centrale impuissante.

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Les fantômes du repo 8 oct 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Les interventions massives de la Fed sur le marché du repo ont ravivé quelques douloureux moments d’une crise financière pas si lointaine.

Le 17 septembre dernier et les jours suivants, la Réserve Fédérale a dû intervenir sur le marché du repo, et injecter plus de 150 milliards de dollars pour alimenter les besoins de liquidité des banques. Elle vient même d’annoncer qu’elle maintiendrait ses opérations exceptionnelles de refinancement au jour le jour (overnight repo) jusqu’au 4 novembre prochain, à hauteur de 75 milliards de dollars par opération. Que s’est-il donc passé sur le marché du repo américain ? Tout à coup, les banques de la place n’ont pas pu se refinancer sur un marché pourtant considéré comme sans risque et rémunérateur, puisque portant un taux positif et assorti de garanties (les emprunteurs apportant des titres en contrepartie de leurs emprunts). Un début de panique s’en est suivi, conduisant à une brutale augmentation du taux de repo (le taux s’élevant jusqu’à 10% bien loin de sa référence) et menaçant certains emprunteurs –

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à court de liquidités – de ne pas pouvoir faire face à leurs engagements. Cette situation inédite depuis la crise de 2008 a ravivé de bien mauvais souvenirs. Du côté de la demande, on met en avant les besoins importants – et soudains – en cash des entreprises pour s’acquitter de leurs impôts, tandis que l’Etat mettait aux enchères un montant exceptionnel d’obligations, que le système a eu du mal à absorber. Deux raisons pour solliciter les réserves de cash des banques. Pourtant, ces explications nous laissent sur notre faim, alors que les besoins de financements énoncés étaient largement prévisibles – d’autres acomptes et adjudications s’annoncent d’ailleurs. De plus, cela n’explique pas pourquoi les banques, qui étaient censées disposer d’importantes réserves auprès de la banque centrale, n’ont pas pu - ou voulu- les mobiliser. La politique de taux bas et d’achats d’actifs a permis aux banques de vendre des actifs à la Fed et d’accumuler d’importantes réserves.

Cet évènement nous invite à revisiter la politique de la Réserve Fédérale depuis la crise de 2008, et plus particulièrement les implications du «quantitative easing». Dans un premier temps, au cœur de la crise, la politique de taux bas et d’achats d’actifs a permis aux banques de vendre des actifs à la Réserve Fédérale et d’accumuler d’importantes réserves qu’elles pouvaient rémunérer sans risque auprès de cette institution. Ce faisant, elles ont pu restaurer leurs bilans dégradés. Ceci était d’autant plus nécessaire que dans le même temps, les banques se voyaient contraintes par des règles prudentielles renforcées, d’augmenter leurs réserves de cash disponible. Mais, à mesure que perdurait cette politique, des dérives sont apparues. Le « quantitative easing » a eu d’une part, pour effet d’évincer d’autres acheteurs du marché des actifs les plus recherchés, et qui se sont reportés sur des actifs plus risqués. D’autre part, les banques ont pu recycler une partie de leurs réserves vers d’autres prêts ou investissements également plus risqués. Le secteur non bancaire moins réglementé et plus souple a pu profiter de ces afflux de cash et a été le principal investisseur de nouveaux produits et véhicules. Coïncidence malheureuse, c’est également à la mi-septembre que la Banque des Règlements Internationaux (BRI) publiait une mise en garde sur l’augmentation des CLO’s (Colleteralized Loan Obligations)1 et l’accroissement de la dette des entreprises notamment aux Etats-Unis. Consciente de la nécessité de neutraliser les effets indésirables de sa politique, la Réserve Fédérale avait bien entamé un processus de normalisation de sa politique monétaire. Avant d’annoncer qu’elle l’interromprait en octobre, puis de stopper dès le mois d’août, la Fed avait ainsi réussi à réduire de 800 milliards de dollars environ son bilan. Au moment même où l’Administration Trump se lançait dans une politique budgétaire expansionniste, la Fed prenait le risque de laisser au marché le soin d’absorber un peu plus de dettes tout en ayant à faire face à d’autres engagements. Baisse concomitante du bilan de la Fed, et des réserves des banques, hausse des besoins de financement, voilà la recette pour un « squeeze » de marché. Un stress qui s’étend au-delà des frontières du pays et a contribué à renchérir le dollar. 28


La BCE se retrouve sous le feu de plus en plus nourri de la critique.

Le « quantitative tapering », ou réduction du bilan de la banque centrale, s’avère donc une opération bien plus délicate à mener et aux implications mal maîtrisées par l’autorité de surveillance, qui est aussi le prêteur en dernier ressort. De son côté la BCE se retrouve sous le feu de plus en plus nourri de la critique. Un mémorandum signé par d’anciens banquiers centraux aussi éminents que MM. De La Rosière, Issing, ou encore Stark2, reproche vertement à la banque centrale européenne, de poursuivre des objectifs d’inflation et une soi-disant symétrie, non seulement irréalistes mais pas si conformes à son mandat de garant de la stabilité des prix et qui, faute de résultat, risque d’entamer sa crédibilité. De plus, disent-ils, la reprise du programme d’achats d’actifs décidée le mois dernier ne fait qu’encourager les gouvernements à s’endetter et induit un renchérissement du prix des actifs qui contribue à creuser le fossé des inégalités patrimoniales et intergénérationnelles notamment. Enfin, la politique de taux actuelle contribue à la « zombification »3 de l’économie en maintenant indument à flot des banques et des entreprises qui auraient dû disparaître. Dans leur réquisitoire, les auteurs insistent sur le fait que cette politique, néfaste à long terme, risque de conduire les banques centrales – pas seulement la BCE – à perdre totalement le contrôle de la politique monétaire. Les tensions sur le marché américain illustrent assez bien les inquiétudes exprimées en Europe et la crainte de voir les institutions monétaires, prisonnières de leurs politiques, au risque – comme nous l’avions évoqué – de tomber victimes de la surenchère des plus extrémistes4. Face à ces menaces, les réponses qui s’esquissent semblent encore bien timides. Il est question un peu partout d’abandonner l’objectif formel d’inflation à 2%, devenu trop rigide et inatteignable. Remédier aux désordres du marché monétaire ? On pense à des solutions d’ordre technique bien sûr : abondance de liquidités et instauration d’un taux technique d’urgence. Certains vont plus loin en évoquant désormais la possibilité d’assouplir les règles macro prudentielles qui imposent des ratios de liquidité jugés trop élevés. Est-ce vraiment opportun en période de détente monétaire ? Disons-le, face aux fantômes du passé, les réactions instinctives de fuite en avant ne sont pas forcément les plus sûres.

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Structured finance then and now: a comparison of CDOs and CLOs – BIS quarterly revue September 2019

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Ancien gouverneur de la Banque de France et Directeur général du FMI, anciens membre du comité directeur de la BCE respectivement.

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Cité dans le texte du mémorandum

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«Les banques centrales assiégées» article du 23 avril 2019

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Dix bonnes raisons pour investir en euro 15 oct 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Malgré l’euroscepticisme exacerbé du moment, il est opportun de présenter les dix meilleurs motifs pour lesquels il est souhaitable d’investir en zone euro.

En ces temps de cacophonie « brexitienne », comment échapper à une énième salve d’arguments, de démonstrations et de scénarios d’une dystopie européenne qui ne peut engendrer que l’inéluctable effondrement de l’Union ? C’est le défi qu’il m’a été proposé de relever lors de la conférence annuelle d’investisseurs organisée par BCA Research, il y a quelques jours à New York. Résumons l’acte d’accusation : l’euro n’est pas une zone monétaire optimale, elle ne saurait donc provoquer que dysfonctionnements, déséquilibres, et au bout du compte, ruine pour tous. De fait, on ne saurait nier les deux premiers termes de la proposition. Les années de crise nous l’ont démontré. Disons-le, l’euro est une construction encore inachevée, et elle n’est pas sans fragilités. Mais comme disait Galilée «Eppur si

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muove». Sans oublier que même ses adversaires les plus farouches ne peuvent passer outre l’attachement majoritaire des européens à leur monnaie. On a vu émerger des préoccupations plus générales comme les questions climatiques, qui ont porté les partis « verts » à la députation.

A la lumière de ces constats, je pense qu’il est bon d’examiner les opportunités d’investissement qu’offre la zone euro, et les raisons pour lesquelles le moment me paraît particulièrement opportun de les considérer. NUMÉRO 10 : LE PARLEMENTARISME DÉMOCRATIQUE L’EMPORTE SUR LE POPULISME

Les élections au Parlement européen, au printemps dernier, ont montré l’intérêt des peuples pour ces questions. Dans une majorité de pays, le taux de participation était en hausse. De plus, alors que les élections européennes sont l’occasion de se prononcer sur des enjeux purement locaux – favorisés par le mode de scrutin et les circonscriptions nationales – on a vu émerger des préoccupations plus générales comme les questions climatiques, qui ont porté les partis « verts » à la députation. Les eurosceptiques ont progressé mais n’ont pas conquis et restent divisés. Le Parlement européen se trouve donc renforcé dans ses prérogatives comme dans son action. En Italie, la tentative de Matteo Salvini de provoquer des élections anticipées dont il espérait tirer parti, a finalement échoué au profit de la formation d’une coalition de gouvernement dont on attend plus de cohérence et de stabilité dans la gestion du pays. Ceci s’est traduit par un formidable « rally » de la dette italienne, dont les rendements à 10 ans se situent désormais sous les 1%. La nomination de Paolo Gentiloni – un européen chevronné, excellent connaisseur des questions budgétaires italiennes – me semble faire écho à la volonté affichée de part et d’autre de soutenir les efforts de redressement économique italien. NUMÉRO 9 : LA GRÈCE ET LE PORTUGAL SORTENT DU PURGATOIRE

Les élections générales au Portugal ont reconduit le centre gauche à la tête du pays. Après les années d’austérité, le déficit budgétaire a été fortement réduit, la distribution en faveur des bas salaires et des petites pensions a atténué le poids des efforts consentis, tandis que le taux de chômage retombait au plus bas. La Grèce a porté au pouvoir une nouvelle équipe gouvernementale, arrivée avec un programme ambitieux de privatisations et de renforcement des réformes du marché du travail. Les deux pays devraient connaître une croissance proche ou légèrement supérieure à 2% cette année. Certes, ils portent encore le poids d’une dette publique importante - et même difficilement soutenable pour la Grèce – mais se trouvent néanmoins en meilleure position pour aborder leurs créanciers. On devrait voir la BEI renforcer ses actions en finançant plus largement des projets de changement climatique. NUMÉRO 8 : DEUX FIGURES D’ENVERGURE À LA TÊTE DE LA COMMISSION ET DE LA BCE

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Comme nous l’avons déjà souligné1 le tandem Van Leyen/Lagarde reflète la volonté des Etats d’installer à la tête des institutions européennes, des personnalités d’une dimension politique incontestable, et non de simples technocrates. Leur nomination a été rapide et a fait l’objet d’un large consensus. Toutes deux devront composer avec le Parlement, comme avec les exécutifs nationaux. Toutes deux portent un projet en harmonie avec les aspirations européennes. L’agenda d’Ursula Van Leyen s’ordonne autour de trois axes principaux. Le renforcement de la cohésion Est/Ouest et Nord/Sud ; la promotion de politiques de changement climatique et d’investissement technologique ; le renforcement de la concurrence intérieure et extérieure. Dans cette perspective, on devrait voir la Banque Européenne d’Investissement (BEI) renforcer ses actions en finançant plus largement des projets de changement climatique et d’investissement socialement responsables. La Commission devait accentuer son action en matière de politique de défense et de sécurité extérieure comme de politique migratoire. La coordination en matière de politiques budgétaires devrait elle aussi être renforcée. De son côté, Christine Lagarde aura pour mission de sortir la politique monétaire de la zone euro du seul management de crise. Ceci implique de relancer et compléter les projets d’union bancaire et financière. NUMÉRO 7 : UN ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE MOINS PORTEUR MAIS RÉSISTANT

Les indicateurs de confiance et d’activité ont nettement ralenti. La zone euro, particulièrement ouverte sur le reste du monde, subit le contrecoup du ralentissement général, notamment dans le secteur manufacturier. L’Allemagne est désormais pénalisée par sa double dépendance au secteur automobile et au marché chinois. De plus, pèse sur le continent l’hypothèque d’une sortie sans accord du Royaume-Uni, qui affecterait durement l’activité dans les mois qui viennent. Il n’empêche, la dynamique intérieure est encore soutenue par la baisse généralisée du taux de chômage, l’amélioration des marges de manœuvre budgétaires et la cohésion monétaire. NUMÉRO 6 : L’EUROPE SERA LEADER DANS LA MISE EN ŒUVRE DE POLITIQUES EN FAVEUR DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

La RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale) sera un thème majeur des prochaines années. L’Europe sera en pointe dans la mise en œuvre de politiques et de règlementations favorisant les investissements en faveur de ce tournant majeur. La réduction des émissions de gaz à effet de serre devrait dominer. Ainsi l’Allemagne – qui concède avoir pris du retard sur son propre programme – s’apprête à le relancer avec pour objectif de ramener les émissions de gaz à effet de serre à 50% du niveau de 1990 d’ici 2050. Ce plan démarre par un investissement de plus de 50 milliards d’euros sur 4 ans en faveur du retrait des énergies fossiles. Déjà les constructeurs automobiles se mettent à la page et se positionnent pour concurrencer Tesla. La sortie de la politique monétaire ultra accommodante s’avère plus délicate que prévue. NUMÉRO 5 : LA BCE EN A FINI AVEC LA BAISSE DES TAUX 32


Comme beaucoup, je salue le bilan de Mario Draghi à la tête de la BCE, dans un contexte de crise particulièrement difficile. Cependant, et comme on l’a vu aux EtatsUnis, la sortie de la politique monétaire ultra accommodante s’avère plus délicate que prévue. Il reste encore en zone euro des poches de fragilités. Néanmoins, les banques de la zone euro voient leur profitabilité s’améliorer. Les ratios de capital ont été renforcés, comme le montrent les résultats du dernier « stress test ». Les ratios coûts/rendements restent encore au-dessus d’autres institutions, mais sont en voie de réduction. L’aiguillon de la compétition des Fintech, ou encore le recentrage des activités financières en zone euro, devraient soutenir le secteur. Une fois passées les turbulences du Brexit, et alors que la Réserve Fédérale devrait à nouveau abaisser son taux directeur, on pourrait assister à une repentification des courbes de la zone euro. NUMÉRO 4 : AVEC LA FIN DE LA BAISSE DES TAUX, S’ANNONCE LA FIN DE LA BAISSE DE L’EURO

En termes de taux de change effectifs réels, l’euro est actuellement légèrement sousévalué face au dollar, une tendance qui pourrait se corriger dans les prochains mois. Cela dépend en grande partie du dollar, nous le savons. Alors que se dessine un ralentissement de l’activité américaine, un afflux supplémentaire de dette publique et une détente sur le front de la « guerre commerciale » - Donald Trump se montrant désormais avide d’obtenir un accord – le dollar pourrait être un peu moins demandé. De plus, la Réserve Fédérale vient d’annoncer un important programme d’achats de T-bills, pour soulager le marché monétaire. Le risque d’escalade des conflits au Moyen-Orient reste toutefois une incertitude géopolitique majeure. NUMÉRO 3 : L’EUROPE DES LICORNES, UN TERROIR D’AVENIR

L’industrie comme les services se redéployent vers l’Intelligence Artificielle. La Tech à proprement parler ne représente encore qu’une part assez limitée de l’économie européenne. Le secteur croît néanmoins deux fois et demi plus vite que la moyenne de la région. Il est temps de parier sur une nouvelle et décisive poussée de la Tech en Europe grâce à : •

La multiplication par 5 de l’investissement dans ce secteur depuis 5 ans. Cette tendance devrait se poursuivre et s’intensifier.

Une politique de compétition renforcée qui devrait permettre d’ouvrir le marché, tout en lui conservant sa cohérence interne, au moment où les tensions commerciales et technologiques menacent de segmenter les marchés mondiaux.

NUMÉRO 2: L’EUROPE RESTE UNE ZONE ÉCONOMIQUE OUVERTE

Nombreux sont ceux qui le lui reprochent, y voient le ferment de ses faiblesses, sinon de son déclin. D’autres lui reprochent la rigidité de ses règlementations et son « absence d’imagination ». Ces dernières années, l’UE a signé d’importants accords de libre-échange avec le Japon, le Canada et le Mercosur. L’Europe reste le plus grand 33


exportateur de biens et de services au monde. Le commerce représente 1/3 de son PIB. Le tourisme, industrie non délocalisable par excellence, représente plus de 4% du PIB de l’UE et plus de 5% de sa population active.

L’euro, l’ouverture du marché unique, les accords de Schengen, ont permis de réduire les coûts de transaction au sein de l’Union. La mobilité des travailleurs, des marchandises et des services, peut encore être améliorée, tandis que l’harmonisation des politiques aux frontières nécessite une cohésion et une coordination renforcées entre les états-membres. L’Europe propose un vaste territoire et un marché assez large pour permettre le lancement et le déploiement – y compris au-delà de son espace – des secteurs d’avenir. Un niveau d’éducation très élevé, les sciences, le tourisme, le luxe, sont quelques-uns de points forts de l’Union, qui reste par ailleurs une grande puissance agricole. NUMÉRO 1 : L’EUROPE TERRE EN MOUVEMENT

Pour conclure et m’adressant à un public d’Outre Atlantique, je me devais de rappeler combien il était devenu aisé de se déplacer de la Toscane à la Côte d’Azur, de Vienne à Madrid, de Séville à Dublin, de Berlin à Lisbonne. En ces temps de grand repli sur soi, l’Europe est une réalité palpable pour des millions de voyageurs, pour les milliers d’étudiants bénéficiaires du programme Erasmus, pour tous celles et ceux qui veulent y étudier ou y travailler au-delà leurs frontières nationales. Le tourisme, industrie non délocalisable par excellence, représente plus de 4% du PIB de l’UE et plus de 5% de sa population active (soit quelque 12 millions d’emplois). Les principales destinations de l’Union sont l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Italie et la France. EN BREF

Quoiqu’en disent les plus sceptiques, l’Union Européenne a fait beaucoup pour ses citoyens et a permis un déploiement économique sans précédent. L’euro rencontre une très large adhésion au quotidien comme sur les marchés. Il représente près de 15% des réserves de changes du monde (plus de 80% pour les pays de l’Union Européenne hors euro) et s’impose comme le garant d’une zone économique de stabilité et d’un état de droit puissant. Un projet d’une telle envergure n’est pas sans failles, ni sans aléas. Les critiques, souvent justes et méritées, ne devraient pas pour autant masquer les opportunités qui s’offrent aux investisseurs. Et puis rappelons que l’attachement des citoyens de la zone à l’euro à leur monnaie force les eurosceptiques à mettre de côté leurs stratégies de sortie. 1

Voir l'article «Un tandem à la hauteur des enjeux», 9 juillet 2019

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La Norvège à contre-courant 22 oct 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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La Banque centrale est intervenue par trois fois déjà cette année pour relever le taux directeur et le porter à 1,5% lors de sa réunion de septembre.

Que se passe-t-il au Royaume des Fjords ? La couronne norvégienne ne cesse de se déprécier. A 10,24 NOK environ pour un euro, elle se retrouve plus affaiblie qu’aux plus rudes heures de la crise, en janvier 2009. Cette tendance n’est pas tout à fait nouvelle, car perceptible depuis 2014. Mais elle perdure et s’est accentuée ces derniers mois, la devise perdant près de 7% face à l’euro depuis juillet dernier. C’est dans ce contexte que la Banque centrale de Norvège (Norges Bank) est intervenue par trois fois déjà cette année pour relever son taux directeur et le porter à 1,5% lors de sa réunion de septembre. Ainsi, la courbe des rendements s’est-elle inversée, notamment sur les maturités comprises entre 3 mois et 5 ans. A l’image de l’Allemagne, le pays subit le contrecoup du repli de l’activité manufacturière et du commerce mondial. Il continue néanmoins de bénéficier d’un 35


niveau remarquable de plein-emploi, le taux de chômage s’établissant à 3,4%. Si l’inflation totale tend à ralentir, la tendance sous-jacente des prix est légèrement supérieure à 2% l’an, ce qui a conforté la Banque centrale dans sa décision. Ainsi, la consommation domestique compense le ralentissement de la production. De même, à l’aune de la baisse des rendements obligataires, la bourse d’Oslo a continué de progresser cette année, en hausse de près de 12%, soit une progression encore honorable de 7,5% mesurée en euros. Depuis un an, le prix du Brent a baissé de plus de 20%, ce qui explique en partie le repli de la devise.

La Norvège serait-elle le canari dans la mine de charbon ? Rappelons que le pays est le premier producteur de pétrole et de gaz de l’Europe de l’Ouest. Son destin économique y est fortement lié, puisque ces ressources représentent près de la moitié des exportations du pays. Depuis un an, le prix du Brent a baissé de plus de 20%, ce qui explique en partie le repli de la devise. A la faiblesse des prix du pétrole, s’ajoute la montée des tensions commerciales mondiales qui pèsent durement sur l’économie du pays. 80% des exportations norvégiennes vont vers l’UE, qui compte pour près de 60% de ses importations. Une sortie brutale du Royaume Uni de l’Union Européenne pourrait entraver le commerce extérieur du pays, car c’est l’un de ses premiers clients. Face à ces risques, la décision de la Norges Bank s’inscrit à contre-courant de la tendance générale à la détente monétaire. De plus, ne risque-t-elle pas de freiner par trop l’activité domestique, alors que le crédit aux particuliers tend déjà à ralentir ? Son comité exécutif s’en tient pourtant à la doxa monétaire : l’économie du pays est assez solide pour une normalisation. En fait, la Banque centrale considère désormais la dépréciation de la couronne comme un handicap, et non plus comme un avantage pour l’économie du pays. Le décrochage de la devise n’est plus tout à fait corrélé à la fluctuation des prix du pétrole. Une récente étude publiée par les économistes de la Banque centrale apporte un éclairage nouveau sur ce point. Elle confirme bien que la devise du pays suit l’évolution des prix de l’énergie, surtout lorsqu’ils sont déterminés par l’évolution de l’offre et de la demande. En revanche, cette corrélation semble voler en éclats lorsqu’apparaissent des tensions géopolitiques autour du brut. Dans ce cas, la hausse des prix du pétrole, ne s’accompagnerait pas forcément d’un renchérissement de la devise. Ces derniers mois le regain de tensions dans la région du Golfe et dans le détroit d’Ormuz semble avoir accentué la baisse de la devise. Bien que la Norvège soit éloignée des théâtres des tensions géopolitiques, la couronne en subirait le contrecoup sur les marchés, sommes toute sans grand discernement de la part des investisseurs. Le contexte conjoncturel paraît favorable à la recherche d’opportunités d’investissement dans le pays.

La dépréciation de la couronne, lorsqu’elle accompagne la baisse des prix du brut, permet de préserver les recettes d’exportation – libellées en dollars – tandis qu’elle soutient la compétitivité-prix des autres industries du pays. Mais à mesure que perdure 36


ce phénomène, des effets plus négatifs apparaissent : le coût des importations augmente au point d’annuler les effets bénéfiques de la baisse des prix des exportations. Les entreprises locales peuvent constituer des proies faciles pour des acquéreurs non-résidents. La Norvège serait-elle également victime du grégarisme accru des marchés et des investisseurs ? Dans les périodes de tensions et d’incertitudes, la tendance générale est au repli vers les grandes valeurs et les grands marchés, qui offrent une garantie de liquidité suffisante au regard des fonds à placer. La présence croissante des fonds d’investissement dits passifs – de type ETF – et la gestion automatisée et robotisée, combinées à des règles de gestion prudentielles renforcées, concourent à éloigner les investisseurs des marchés considérés comme plus marginaux. Cette préférence n’est-elle pas excessive ? Après tout, quel risque représente vraiment la Norvège ? Le contexte conjoncturel paraît au contraire favorable à la recherche d’opportunités d’investissement dans le pays. Au-delà du pétrole et du saumon, la Norvège est aussi un producteur d’électricité hydraulique. Le pays engrange un surplus budgétaire important qui lui permettrait d’activer des politiques d’investissement majeures. Le taux d’intérêt à 10 ans s’établit à 1,25% et pourrait monter encore si la Banque centrale – comme nous le pensons – relève une nouvelle fois son taux directeur, peut-être d’ici la fin de l’année.

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L’automne des mécontentements 29 oct 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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De Santiago à Beyrouth, les capitales s’enflamment. La fureur populaire s’en prend à une mauvaise gestion de l'économie.

La comparaison aux « gilets jaunes1 » fait flores un peu partout cet automne. Plusieurs pays connaissent des mouvements de protestations qui mobilisent des foules considérables. Comme le prix du pain autrefois, le mécontentement concerne l’augmentation des prix de produits ou services considérés comme de première nécessité : tickets de métro ici, messageries instantanées là, prix des carburants ailleurs. De Santiago à Beyrouth en passant par Quito et Bagdad, ces manifestations qui prennent un tour violent, deviennent l’occasion d’une remise en cause des pouvoirs en place. Accusations de mauvaise gestion ou plus sérieusement de corruption – ce fut le cas au printemps dernier à Prague lorsque les manifestations ont réclamé la démission du premier ministre soupçonné de détourner les subventions européennes – la colère ne retombe pas, même quand le gouvernement renonce à ses décisions. L’extension des revendications s’exprime au travers d’une perception commune de l’augmentation du coût de la vie, d’un creusement des inégalités et d’un sentiment 38


d’éloignement croissant des élites au pouvoir. En dépit des accusations qui pèsent sur sa colistière Cristina Kirchner, les élections présidentielles en Argentine, portent au pouvoir le candidat d’opposition Alberto Fernandez, sanctionnant les échecs de la gestion économique du gouvernement de Mauricio Macri. La conjoncture économique amplifie ce malaise. Elle apparaît cependant comme le révélateur d’une remise en cause des politiques économiques mises en œuvre ses 30 dernières années. Dans son dernier rapport semestriel2, le Fonds Monétaire International se penche sur les moyens de relancer la croissance dans les pays émergents et à faible revenu. Sur le plan conjoncturel, après une reprise synchrone en 2017, on assiste à un ralentissement mondial non moins synchronisé des économies. Il touche directement les pays émergents, notamment les plus exposés au commerce mondial. De plus, certains états ont accumulé des dettes importantes et se retrouvent à négocier des prêts avec le FMI, qui en contrepartie demande des mesures de redressement. Le vent de la croissance globale a, dans bien des cas, négligé l’amélioration des infrastructures et des services publics.

Le rapport rappelle que si les économies émergentes ont profité d’une forte croissance ces 20 dernières années, le rattrapage des revenus, avec ceux des économies développées, n’a pas été aussi rapide ni également réparti, certains pays ayant même régressé et d’autres juste stagné. Ainsi le Fonds estime que depuis 2008, les économies émergentes dites à revenu moyen, ont réduit leur écart avec les Etats-Unis au rythme de 1,3% l’an, tandis que les pays à faibles revenus ne l’ont réduit que de 0,7% l’an. Ceci veut dire qu’à ce rythme, pour ne combler que la moitié des écarts actuels, 50 et 90 ans seraient encore respectivement nécessaires. Le vent de la croissance globale a, dans bien des cas, négligé l’amélioration des infrastructures et des services publics. Ainsi, le FMI constate que les progrès qui ont marqué les années 1990, ont nettement ralenti à partir des années 2000. La reprise d’un programme de réformes structurelles touchant à la fois la gouvernance, le marché du travail, le marché intérieur et extérieur, pourrait multiplier les gains de productivité et relever la croissance et le niveau de vie général. Ce constat rejoint à bien des égards les revendications exprimées. L’étude rappelle que les bénéfices de telles réformes ne s’obtiennent qu’à moyen terme. Aussi, le moment et les modalités de leur mise en œuvre importent-ils. D’autant que certaines mesures – telles la libéralisation des marchés du travail, du commerce – peuvent avoir des effets contraires à court terme. Il souligne également que s’il reste bien des marges d’amélioration, elles doivent surtout s’accompagner de mesures privilégiant l’accès à l’éducation et à la santé pour le plus grand nombre. « Si les réformes ne profitent qu’à une minorité, elles risquent de perdre le soutien de la population, être interrompues, voire même être annulées3 ». Au total, le Fonds conclut que les réformes étudiées, de libéralisation des marchés intérieurs et extérieurs, comme du marché du travail, ainsi que l’amélioration de la gouvernance, ont eu des effets positifs sur la croissance des pays émergents qui les ont mises en œuvre. L’étude en tire les leçons suivantes : comme ces réformes ne 39


portent leurs fruits qu’à moyen terme (au bout de 5 à 6 ans en général), les gouvernants doivent les entamer au plus vite – dès leur élection. De même, une conjoncture porteuse offre toujours un meilleur environnement pour limiter les effets des changements à court terme. Enfin, on ne peut faire l’économie de la mise en œuvre de « filets de sécurité », des politiques sociales d’éducation, d’équipement, de santé, qui permettent l’adhésion de la plus large part de la population et son adaptation aux nouvelles conditions de l’économie. Des recommandations de bon sens, mais une équation bien complexe à résoudre.

1

En français dans le texte, l’expression se retrouve dans la presse étrangère à propos de nombreuses manifestations récentes

Fonds Monétaire International – octobre 2019 «Perspectives de l’Economie Mondiale», chapitre 3 «relancer la croissance dans les pays à faible revenu et les pays émergents: rôle des réformes structurelles». 2

3

Global Economic Outlook, IMF, chapitre 3, p 97.

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Mille milliards de dollars 5 nov 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Le déficit budgétaire américain frôle un seuil symbolique. Les marchés peuvent-ils encore digérer un programme d’emprunts qui ne cesse d’augmenter ?

Il n’est pas si lointain le temps où les investisseurs s’inquiétaient de la possible disparition de la dette américaine, le benchmark des marchés. Le Trésor américain avait même, durant quelques années, stoppé ses émissions de bons du Trésor à 30 ans. Ces dernières semaines, le Trésor vient de lancer une consultation dans la perspective de proposer des obligations à 50 et même 100 ans. Il semble que devant le manque d’enthousiasme des opérateurs, il se soit pour le moment résolu à diversifier ses émissions de dette à 20 ans, tout en poursuivant son programme d’emprunts sur les maturités habituelles. Il est intéressant de noter que les investisseurs restent friands de TIPS (bons du Trésor indexés sur l’inflation), dans un contexte pourtant peu inflationniste. 41


Cette dégradation, qui devrait perdurer au moins jusqu’à la fin de la décennie, n’éveille pas pour autant beaucoup d’inquiétudes.

Depuis l’arrivée de Donald Trump à la tête du pays, et dans le sillage de son plan de réductions des impôts, le déficit budgétaire a bondi de près de 700 milliards de dollars, soit près de 5% du PIB du pays. Selon les projections du Congressional Budget Office1, ce déficit devrait se maintenir dans les mêmes proportions dans les années qui viennent au regard de la croissance des charges récurrentes, de l’évolution de la démographie et de l’accroissement des charges d’intérêt. Au 31 octobre, la dette du pays atteignait ainsi 23’000 milliards de dollars (près de 100% du PIB). Cette dégradation, qui devrait perdurer au moins jusqu’à la fin de la décennie, n’éveille pas pour autant beaucoup d’inquiétudes. En témoigne le rendement de la dette américaine qui – comme un peu partout d’ailleurs – ne cesse de trouver preneur. Une récente étude de l’institut Oxford Economics2, considère que le marché manquera durablement de placements sûrs (de l’ordre de 400 milliards de dollars par an) alors que la demande ne fera que croître, attisée par la baisse constante des taux et par une réglementation prudentielle particulièrement favorable aux placements obligataires. Aussi l’afflux supplémentaire de dette américaine sur le marché ne peut qu’aiguiser les appétits des investisseurs, alors même que la dette européenne disponible s’étiole. En attendant le Trésor américain prévoit d’émettre 389 milliards de dollars de dette au premier trimestre 2020, soit une projection pour l’ensemble de l’année à plus de 1’500 milliards. Les récentes tensions sur le marché du repo, semblent dues à un manque de cash des banques face à ce nouvel afflux de financements. En réaction, la Réserve Fédérale a bien décidé de reprendre ses achats de bons du Trésor à court terme (Tbills), sans savoir si celui-ci adaptera son offre en conséquence. Qu’en disent les économistes ? Les camps sont partagés mais les tenants d’un retour à la sobriété fiscale sont aujourd’hui en minorité. On le voit, la baisse des rendements – inférieurs à la croissance nominale, tandis que le plein emploi perdure – donne des arguments aux partisans de la relance budgétaire. S’y ajoute la crainte de voir les épargnants toujours plus enclins à thésauriser, alors qu’ils voient les taux d’intérêt négatifs ronger leurs économies. Le débat porte donc surtout sur la finalité de la dépense, mais pas sur ses modalités. Il n’est pas question de ponctionner les classes moyennes pour y parvenir… Seulement les plus riches.

Sur un plan macroéconomique, la politique de Donald Trump est surtout critiquée tant pour son inefficacité que pour sa destination. Inefficacité puisque trimestre après trimestre, la croissance américaine ralentit. Cet été, le PIB n’a progressé que de 1,9% (en rythme annualisé), soutenu par la consommation des ménages, tandis que l’investissement des entreprises s’effondre (-1,5% au troisième trimestre3). Destination mal ciblée aussi, puisque cette approche néo-reaganienne accroit les inégalités sans produire de croissance durable, aux dires de ses détracteurs. Ainsi les programmes des candidats démocrates s’inscrivent-ils tous en contrepoint de cette politique. Seules diffèrent l’étendue des mesures envisagées (notamment en matière de couverture de santé) et l’ampleur des dépenses, comme des promesses 42


de relèvement d’impôts. Ces mesures ont toutes pour objectif de dynamiser l’économie du pays et la rendre plus équitable en prônant l’extension de la couverture sociale, des dépenses d’infrastructure et pour lutter contre le dérèglement climatique, et de l’accès à l’éducation. Les financements nécessaires à la réalisation de tels programmes sont gigantesques. Et les plans de hausses d’impôts proposés, même par les candidats les plus radicaux dans ce domaine (Bernie Sanders et Elisabeth Warren), participent plus d’une volonté de retour à l’équité fiscale qu’à l’équilibre des financements des programmes publics proposés. Car il n’est pas question de ponctionner les classes moyennes pour y parvenir… Seulement les plus riches. Le Parti Républicain et les conseillers économiques de Donald Trump préparent de leur côté un nouveau plan de réductions d’impôts. Même s’il a peu de chance de passer entre les fourches caudines de la Chambre des Représentants, il constituera probablement la base du programme de campagne du président sortant, qui aura beau jeu de dénoncer la « fureur » fiscale du camp adverse, lequel lui fournit en l’occurrence de belles armes. Les déficits budgétaires devraient donc rester importants dans les années qui viennent, les Etats-Unis, comme nombre de leurs créanciers, comptant toujours sur l’attractivité de la dette, et au total sa relative rareté. En ces temps de repli de l’activité, difficile d’aller à l’encontre de telles prévisions. Mais à force de vouloir satisfaire une demande qu’on suppose infinie, le Trésor américain ne risque-t-il pas de lasser ses créanciers ?

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Le CBO, organisme non partisan attaché au Congrès est chargé des estimations et projections budgétaires du pays.

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Citée par Bloomberg news

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Données trimestrielles annualisées

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La tête contre les murs 12 nov 2019 - 07:02 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Depuis 30 ans, le monde n’a quasiment pas cessé de construire des murs. Le temps des désillusions est aussi celui des fausses solutions.

Que reste-t-il de l’euphorie du 9 novembre 1989 ? La nostalgie du monde ancien aurait-elle pris le dessus sur la mémoire de l’oppression ? Le monde de « la fin de l’histoire » annoncé par Francis Fukuyama, aurait ainsi été emporté par l’implacable réalisme d’un Huntington annonçant « le choc des civilisations ». S’en tenir à la victoire d’une conception sur l’autre n’offre pas une explication satisfaisante. Le monde a bien changé depuis 30 ans. Aujourd’hui comme hier, les murs s’avèrent être des réponses inadaptées aux problèmes posés. Ils peuvent faire illusion. Mais plus ils perdurent, plus ils contribuent à complexifier des situations bien plus graves. Alors… Ils finissent par s’effondrer. Les murs n’ont jamais vraiment cessé d’exister. Depuis le début des années 2000 cependant, après le 11 septembre et alors qu’une nouvelle phase de la mondialisation prenait son essor, leur construction a repris de plus belle. Les vestiges de conflits 44


frontaliers mal éteints demeurent, comme celui de Corée, de Chypre ou encore du Sahara occidental. Mais dans la plupart des cas, les murs ont retrouvé leur destination primitive de protection contre les « invasions ». Que ce soit contre le banditisme, le terrorisme, la migration surtout, le commerce plus récemment, il n’est question que de se protéger de l’« Autre », du « Barbare », de préserver son homogénéité culturelle, son intégrité collective même, face aux intrusions de toutes sortes, même celles de la nature. Les murs ont maintenant migré dans le monde virtuel. De murs de protection contre les attaques de virus, ces firewalls servent également et largement la censure. Mais ne s’agit-il pas de fallacieux pis-aller ? Entre Brexit et « illibéralisme », les réponses aux inquiétudes des peuples dissimulent des intentions bien moins avouables.

Les murs sont des solutions d’urgence à des problèmes de long terme. Ils sont terriblement coûteux mobilisant hommes et matériels pour de longues périodes. Leur présence altère l’environnement et sépare les peuples. Implantés sur le tracé de frontières dessinées sur des cartes, ils ne tiennent pas compte des transhumances d’animaux, encore moins du partage naturel des eaux. Les peuples nomades et premiers sont les plus touchés (des nomades du Sahara occidental aux Amérindiens de part et d’autre de la frontière mexicaine qui se voient un peu plus destitués de leurs terres). Aujourd’hui encore Allemands de l’Est et de l’Ouest ne sentent pas tout à fait unis. Les écarts de développement – y compris physiques – qui séparent Coréens du Nord et du Sud sont devenus abyssaux. Les murs qui séparent l’Inde de ses voisins du Pakistan et de Bengale forment une ligne de lumière qui se voit depuis l’espace. Le Japon bétonne ses côtes du nord avant que le prochain tsunami ne les submerge encore. La mondialisation et l’ouverture des frontières ont bon dos. L’intégration et la coopération européennes, l’ouverture de l’espace Schengen, sont aujourd’hui remis en cause par ceux qui y voient le diktat des technocrates de Bruxelles à l’encontre de leur liberté d’agir et de se gouverner en toute souveraineté. Mais la montée de ces rejets s’est traduite à l’Est comme à l’Ouest de l’Union par des débâcles institutionnelles. Entre Brexit et « illibéralisme », les réponses aux inquiétudes des peuples dissimulent des intentions bien moins avouables. Le Président des Etats-Unis, dans son bras de fer avec le Congrès sur le financement de l’extension du mur du Mexique, a provoqué une des fermetures de l’Administration parmi les plus longues de son histoire, pour un coût estimé à près de 11 milliards de dollars. Les murs anti-migration se multiplient dans le monde et pas seulement au nord, mais aussi en Afrique où les mouvements de population d’un pays à l’autre sont très importants. L’entre soi est de mise dans les « gated communities ». Celles-ci prennent leur essor à partir des années 1980 aux Etats-Unis notamment, pour former parfois de petites villes, qu’on dirait fortifiées. Les nouvelles technologies changent la donne du travail une fois de plus. Les murs peuvent-ils arrêter les robots ? Certainement pas.

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La chute du mur de Berlin a coïncidé avec l’ouverture de l’Europe de l’Est et de la Chine au commerce mondial, et a permis l’intégration et l’élévation du niveau de vie de centaines de millions de personnes, non sans sacrifices pour certains. Avec ce formidable essor, les inégalités de revenus se sont creusées aussi. Que pèsent les statistiques face aux destins individuels et aux désenchantements particuliers ? Que valent celles de l’intégration devant les faits divers à la une ? La question de la répartition des richesses et de la préservation des ressources naturelles, à l’intérieur des pays et entre les nations, se pose avec plus d’acuité. Le monde est entré dans sa quatrième révolution industrielle, celle de l’intelligence artificielle. Les nouvelles technologies changent la donne du travail une fois de plus. Les murs peuvent-ils arrêter les robots ? Certainement pas. Les murs ne sont jamais aussi forts que ceux qui les construisent. Ils semblent bien aujourd’hui symboliser une certaine impuissance des Etats à faire face aux transformations du monde de l’après-guerre froide. Cautères sur des jambes de bois, ils détournent l’attention de ceux qui sont en mal de sécurité en leur offrant une réponse concrète et palpable de l’action de leurs gouvernants. De Berlin à Pékin, les vestiges de ces illusions se rappellent à notre mémoire.

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Impeachment, qui s’en soucie ? 19 nov 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Les marchés ne se sentent guère concernés par la procédure d’impeachment. Wall Street pourrait-elle changer d’avis ?

L’impeachment fait la une des journaux américains et les chaînes d’information se délectent de la retransmission des auditions des premiers témoins. Suivent les commentaires sur la conduite des débats par la commission parlementaire, et bien entendu les réactions de l’exécutif. Le dernier esclandre en date est un tweet particulièrement agressif du Président à l’encontre de son ex-ambassadrice en Ukraine. Une nouvelle fois, le chef de l’exécutif crée la polémique en lançant l’invective en plein milieu de son témoignage, confirmant, au grand dam des Républicains, les accusations de harcèlement et de dénigrement qui pesaient déjà sur lui. La procédure en cours est-elle un exercice de controverse démocratique qui mérite d’être suivi attentivement ? Un misérable théâtre d’ombres qui ne changera ni la politique ni l’économie du pays ? Pour le moment, les marchés semblent pencher pour

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cette deuxième option. Depuis mi-octobre, en un mois seulement, les indices américains ont progressé de 4,5% (S&P 500) à plus de 5,5% (Nasdaq). La tendance actuelle se nourrit de l’espoir de voir conclue une première phase d’accord avec la Chine.

C’est d’ailleurs avec réticence que Nancy Pelosi s’était ralliée au lancement de la procédure. Elle ne s’y est résolue que devant l’évidence des faits. Mais beaucoup dans son camp craignent que les débats ne fassent que bloquer le travail parlementaire, mettant en retrait des sujets comme la ratification du nouvel accord commercial entre les Etats-Unis, le Mexique et le Canada. Il n’est pas sûr non plus que le candidat Biden ne sorte pas affaibli de ces débats. Enfin, certains doutent que les allégations portées à l’encontre du Président soient de nature à faire basculer la majorité Républicaine du Sénat. Aussi, les marchés s’en tiennent-ils… au marché justement et à l’économie. La tendance actuelle se nourrit de l’espoir de voir conclue une première phase d’accord avec la Chine, qui permettrait au moins de suspendre les sanctions supplémentaires prévues pour décembre. Les marchés semblent également satisfaits des trois baisses de taux consécutives de la Réserve Fédérale depuis cet été. Quoiqu’en dise son Président, les investisseurs n’ont plus aucun doute sur sa volonté de réitérer si l’économie devait montrer de nouveaux signes d’affaiblissement. Les investisseurs attendent beaucoup des ventes de fin d’année pour soutenir la croissance. Les indicateurs d’activité se stabilisent à des niveaux qui signalent la poursuite du ralentissement de l’économie, alors que l’investissement continue de se replier. La Réserve Fédérale de son côté fait face à des préoccupations plus immédiates. A ce jour le marché du repo n’a pas retrouvé tout son calme, les dernières transactions montrent un taux de 3,25% bien au-dessus des Fed funds. L’intervention de la Fed depuis le 17 septembre dernier n’a pas complètement suffi à ramener le calme. Dans ce contexte, même la Fed se demande si la réglementation mise en place après la crise - qui devait renforcer la liquidité des banques - n’a pas eu un effet inverse, en limitant les échanges d’une institution à l’autre, condamnant ainsi la Banque Centrale à une intervention quasi constante. A lui seul, Donald Trump a tweeté plus de11’000 fois depuis son entrée en fonction.

La politique va prendre une part prépondérante à mesure que la campagne des primaires s’accélère avec les premières consultations dans les deux camps à partir de février. Tant que Donald Trump n’a aucun autre rival déclaré dans son camp, il n’aura pas à s’épuiser dans quelque primaire. Il conserve ainsi un sérieux avantage sur le camp adverse, concentrant ses forces médiatiques et financières. Car face à lui, le front Démocrate est toujours aussi dispersé et les programmes toujours aussi extrêmes. Deux nouveaux candidats viennent de se déclarer – dont l’ancien maire de New York, Mike Bloomberg. Qui plus est, les positions des têtes de liste ont de quoi en effrayer plus d’un. Parallèlement aux retransmissions des auditions du Congrès, Elisabeth Warren, dont on connait l’animosité à l’encontre de Wall Street, lançait à la 48


télévision une campagne publicitaire particulièrement dure, appelant à faire «payer les milliardaires». Dans le débat qui s’ouvre, elle se prononce radicalement contre tout assouplissement des règles prudentielles bancaires en place, appelant plutôt à les renforcer. Le rôle des médias dans les campagnes présidentielles n’a fait que croître… A la télévision d’abord. Jamais lors des deux précédentes procédures d’impeachment – contre Nixon et Clinton – n’avait-on vu une telle confrontation médiatique. Cela tient bien sûr à la multiplication des chaînes d’information mais aussi à leurs divisions partisanes (une nouveauté), comme au comportement du Président et de son entourage qui recourent largement aux médias sociaux. A lui seul, Donald Trump a tweeté plus de 11’000 fois depuis son entrée en fonctions1. De même, ces derniers 18 mois, le camp présidentiel aurait déboursé près de 33 millions de dollars en publicités sur Facebook et Google, soit quatre fois plus que les Démocrates2. Et cela devrait s’intensifier en ligne avec les importantes levées de fonds de son comité de réélection. A l’écoute des analystes les plus chevronnés, on voit bien qu’à l’indignation des uns répond le fatalisme des autres, ces derniers ne détectant aucun changement majeur dans l’opinion, mais plutôt un renforcement, sinon une radicalisation des deux camps. L’économie et les marchés deviendront-ils les arbitres de cette confrontation ?

The New York Times «How Trump reshaped the Presidency in Over 11,000 Tweets», Michael D. Shear, Maggie Haberman, Nicholas Confessore, Karen Yourish, Larry Buchanan and Keith Collins – Nov 2, 2019 1

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CNN «Trump and allies dominate digital spending, prompting democratic jitters», David Wright 7 Nov 2019

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Hong Kong, Chine : deux systèmes, une crise 26 nov 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Les protestations qui secouent Hong Kong depuis plusieurs mois pèsent sur l’économie de l’Ile. Le continent ne souffrirait-il pas encore plus ?

Depuis plus de cinq mois, le mouvement de protestation contre le gouvernement de Carrie Lam et pour la démocratie, a changé de visage. Les premières manifestations de masse, marches pacifiques à travers les rues de la cité, ont fait place à des heurts plus destructeurs et sanglants entre groupes de militants et police. Ces violences ont fait voler en éclat les relations de confiance qui liaient encore la population aux autorités, et surtout à la police, jusqu’ici plutôt bien considérée. Le projet de loi controversé, tardivement retiré, n’a pas calmé les esprits, alors que la main de Pékin se faisait plus lourdement sentir ces dernières années. Les violences et la détermination de chaque camp sont montées de plusieurs crans ces dernières semaines, au cours desquelles on a assisté à des scènes d’agressions et compté les premiers morts, jusqu’au siège de l’Université Polytechnique. Malgré 50


cela, la population soutient majoritairement le mouvement et les électeurs se sont rendus en masse aux urnes ce weekend, témoignant ainsi de leur attachement à leurs libertés. L’incidence économique de ce mouvement est désormais visible : le PIB a reculé de 2,9% au troisième trimestre. Les ventes de détail sont en chute libre, en contraction de près de 20% par rapport à l’automne dernier. Rien que les ventes de bijoux (considérées comme le baromètre du tourisme) sont en repli de plus de 40%. Et pourtant la bourse de Hong Kong fait preuve d’une remarquable résistance. L’indice Hang Seng gagne encore 2,9% (devise locale) soit 7,14% en euros1, depuis le début de l’année. Un test de résistance l’attend cette semaine avec l’introduction du géant Alibaba, en retard sur son agenda initial et pour un montant plus modeste que prévu. La guerre commerciale pèse sur une conjoncture déjà plus morose que les autorités veulent bien l’admettre.

L’incertitude sur l’issue du mouvement entretient les craintes les plus vives, alors que Pékin s’en tient à la fermeté, sans pour autant sembler s’impliquer directement. Même si à l’égard de Hong Kong, les autorités choisissaient de s’en tenir à une stratégie de pourrissement – qui pourrait s’avérer très coûteuse pour l’ancienne colonie - la Chine est en train de perdre un important capital de confiance et ce sur plusieurs plans. Ainsi, avec la guerre commerciale, les manifestations à Hong Kong sont un nouveau défi non seulement au pouvoir, mais aussi au modèle économique du continent. Du point de vue politique, la situation à Hong Kong ne peut qu’accroître la méfiance de Taïwan – qui soutient et accueille les protestataires. La Chine pourrait bien trembler sur d’autres de ses marches. Les récentes révélations sur les camps de détention Ouïghours, ou encore la sinisation du Tibet, ont mis en lumière l’ampleur de la répression. Le renforcement électronique du contrôle de la population attise les méfiances. Les observateurs les plus avertis notent que le Président Xi est en difficulté au sein du Parti, d’autant que l’activité économique s’est ralentie. La motion adoptée par la Congrès américain en soutien à Hong Kong, complique les négociations commerciales avec les Etats-Unis, tandis que l’accès au marché et aux fournitures clé reste interdit aux entreprises technologiques chinoises. La guerre commerciale pèse sur une conjoncture déjà plus morose que les autorités veulent bien l’admettre. La Banque centrale de Chine s’est décidée à abaisser son taux directeur au début du mois - certes d’un montant symbolique mais néanmoins symptomatique. Le gonflement des dettes des entreprises non financières continue de peser lourdement sur l’économie. Les plans d’investissements publics ne semblent guère avoir d’effet durable. Des usines qui ferment ce sont autant d’ouvriers qui – s’ils n’ont pas le bon passeport – doivent retourner dans leur province, où leurs conditions de vie sont encore plus difficiles. Hong Kong ne représente plus qu’un petit 3% du PIB chinois alors qu’il pesait pour près de 20% il y a 25 ans. Certes les places financière, industrielles et commerciales 51


de Shanghai et Shenzen, pourraient bien finir par s’imposer mais Hong Kong n’en reste pas moins l’une des économies les plus ouvertes et des plus avancées du monde, au regard des indicateurs de développement de la Banque mondiale notamment. La Chine n’a pas réussi cette ouverture. Le contrôle des changes s’y est renforcé après l’inclusion du yuan dans les DTS2. Avec Xi, elle devient plus suspicieuse et plus contrôleuse de ses citoyens, mais aussi des étrangers. Les inégalités y sont fortes : l’indice de Gini calculé par la Banque mondiale s’établit à 38,6 en 2019. Même en affichant un doublement de son PIB en 2020 par rapport à 2010, comme elle s’y était engagée, la Chine reste une économie à revenu moyen. Hong Kong est un modèle qu’elle ne peut embrasser et une épine dans son flanc sud dont elle ne peut se débarrasser.

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Données Bloomberg, au 22 novembre 2019.

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Droits de Tirage Spéciaux du Fond Monétaire International.

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Vieux avant d’être riches ? 17 déc 2019 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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La Chine est-elle condamnée à rester coincée dans le piège des économies à revenu intermédiaire ?

Cela va bien au-delà des aléas de la « guerre commerciale », mais celle-ci a servi de révélateur aux fragilités intérieures et extérieures de la Chine, tout comme elle réveille la question lancinante de la poursuite de son développement économique. Pour cela, j’aimerais prendre le Japon comme point de comparaison. Car en 2019, la Chine comme le pays du Soleil Levant en 1989, n’est-elle pas à l’aube d’une « décennie perdue » ? La Chine s’inscrit en effet dans un modèle de développement qui fut celui du Japon, puis des « tigres » d’Asie, de l’après-guerre à nos jours. La Chine aborde un tournant économique dans un contexte conjoncturel et démographique compliqué. La Chine de Deng Xiaoping a embrassé la modernisation et le rattrapage économique en s’insérant dans le modèle de développement dit « en vol d’oies sauvages », théorisé par l’économiste japonais Akamatsu. En pratique, cela a consisté à miser sur l’industrie 53


lourde, l’organisation centralisée des allocations des ressources, le développement des infrastructures et la montée en gamme progressive des productions. Ce mode de développement a pour contrepartie une forte dépendance aux exportations – alors que la part de la consommation domestique reste en retrait et l’épargne abondante – une grande mainmise de l’Etat, une forte pollution, un modèle de concentration verticale des productions, tandis que les échanges interindustriels restent médiocres et les pratiques concurrentielles contestées. Comme le montre une étude récente du McKinsey Global Insitute1, le monde est devenu plus dépendant de la Chine, que celleci ne l’est du reste du monde. La Chine, comme avant elle le Japon, subit l’appréciation de sa devise.

Le Japon et la Chine n’en affichent pas moins des différences criantes. Le premier connait la liberté d’opinion, un état de droit, et vit sous le parapluie nucléaire américain, ayant poursuivi une stratégie de « soft power ». La Chine de son côté, puissance nucléaire autonome, membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, continue de progresser dans un système dominé par l’Etat (entreprises publiques, collectivisation des terres), ayant une ambition géostratégique globale. Sur le plan économique et financier, à trente ans de distance, les similitudes entre les deux pays méritent d’être relevées. Sur le plan conjoncturel, la Chine, comme avant elle le Japon, subit l’appréciation de sa devise, une crise de crédit après les excès de la période 2008-2010, une récession immobilière, des problèmes de corruption et de malversations, un système financier très affaibli et criblé de créances non recouvrables. Sur le plan structurel, les efforts de dépollution de l’industrie, la montée en gamme vers des productions plus avancées et à plus forte valeur ajoutée, le poids croissant de la consommation des ménages et une société de service, induisent des transformations souvent douloureuses. Nous avons déjà montré ces derniers mois combien l’économie chinoise se trouve affaiblie, sa production ralentie – ce qui se traduit par un net repli des importations du pays – et la consommation des ménages en décélération. Comme son voisin, la croissance de la population active fléchit à un rythme très rapide.

La Chine, encore plus que la Japon avant elle, a pu compter sur l’abondance d’une main d’œuvre disciplinée et peu chère, et un marché intérieur particulièrement large. Comme son voisin, la croissance de la population active fléchit à un rythme très rapide. Sans toutefois en être au point de perdre des habitants (-1,2% au Japon depuis 2008), la Chine a connu un net ralentissement de la croissance de sa population (+5,3% ces 10 dernières années, contre +70% entre 1960 et 1990 et encore +16% entre 1990 et 2008). L’allongement de l’espérance de vie, le recul de la mortalité, induisent un vieillissement accéléré de la population, qui, pour les générations qui arrivent à la retraite, n’a pas connu de couverture sociale ou vieillesse bien organisée.

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De plus, et contrairement au Japon, la croissance du PIB par habitant s’est accompagnée d’un fort creusement des inégalités, et n’a pas permis à ce jour de rejoindre le club des pays à revenu élevé. Le pays traverse désormais une crise de confiance. A la récession manufacturière en partie provoquée par la réorientation et la dépollution forcée de l’économie, s’ajoutent les déboires d’une guerre commerciale mal engagée et d’une pandémie de grippe porcine qui pèse sur le pouvoir d’achat des ménages, tandis que la Banque Centrale manque de marges de manœuvre monétaires face aux défaillances du crédit. La crise de Hong Kong ravive la méfiance de ses voisins, à commencer par Taïwan. La mainmise croissante de l’Etat et le contrôle de la population masquent mal les failles de la contestation sur ses marches. Le Parti craindrait-il désormais de perdre la confiance du peuple dans sa capacité à le conduire vers la prospérité générale ? En 2020, le gouvernement chinois annoncera fièrement et sans surprise que le PIB du pays a été doublé ces dix dernières années. Mais qu’en est-il du bien-être de ses habitants, à commencer par ses séniors ?

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«China and the world: inside the dynamics of a changing relationship» July 2019

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Bernie fait de la résistance 7 jan 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Malgré son âge, sa santé et son radicalisme, Bernie Sanders est toujours dans la course au sein du Parti Démocrate.

Vu d’Europe, les Démocrates semblent assez mal partis dans la course présidentielle américaine. Les prétendants à l’investiture sont trop nombreux, trop jeunes (on en reparlera en 2024 disent les analystes) ou trop vieux (et pas en si bonne santé), trop riches, voire magouilleurs (ou soupçonnés de l’être), trop modérés ou encore trop radicaux. A six mois de la Convention et à un mois des primaires, pas une, ni un seul des prétendants ne semble encore capable de rassembler les forces du Parti. Face à eux, Donald Trump reste seul à la tête des Républicains, malgré les vicissitudes de l’année écoulée, une économie en ralentissement, et des sondages en baisse. A propos de sondages, Joe Biden se détache des autres candidats Démocrates avec une avance de plus ou moins 10 points. Suivi - surprenamment - de Bernie Sanders, le plus âgé, le plus fragile (il a été victime d’un malaise cardiaque cet automne), le plus à gauche et le plus vindicatif des candidats Démocrates. Ses partisans lui sont très 56


fidèles et, avec plus de 30 millions de dollars, il dispose d’une somme rondelette pour mener sa campagne. Il pourrait bien arriver en tête dans les primaires de l’Iowa et du New Hampshire qu’il avait déjà emportées en 2016. A quoi tient donc son succès ? Sa constance certainement. Son indignation probablement. Son programme économique ? Au pays du libéralisme, on pourrait en douter. Et de fait, il n’est guère populaire – et même assez marginalisé – au sein même du Parti Démocrate (Barak Obama pourrait sortir de sa réserve). Sénateur depuis 2007, il s’apparente plus à un Jeremy Corbyn ou à un Jean-Luc Mélenchon qu’à un successeur des pères fondateurs. Socialiste autoproclamé, son programme économique promet de fortes augmentations d’impôts pour les plus riches.

Son programme trouve toutefois un écho au sein de la jeunesse américaine et d’une partie de la classe moyenne qui se sent désormais déchue. La crise de 2008 est passée par là avec la dénonciation des 0,1% les plus riches par le mouvement Occupy Wall Street. Socialiste autoproclamé, son programme économique promet de fortes augmentations d’impôts pour les plus riches, un système de redistribution et de santé universel, la gratuité de l’université, l’interdiction des rachats d’actions1, et un protectionnisme total. La finance est certainement « son ennemie ». L’argumentation ne manque pas de fondements. Plusieurs études ont mis en lumière la baisse relative de la part des salaires dans la valeur ajoutée aux Etats-Unis notamment2. Ce phénomène est antérieur à la crise de 2008, et les explications ne manquent pas. Elles s’additionnent sûrement. Le progrès technologique favorise le capital au détriment du travail. La mondialisation a accentué la pression sur les salaires tout particulièrement dans le secteur manufacturier, tout en poussant à la concentration accrue du capital. Pour mémoire, il faut noter que 2019 a été une nouvelle année record pour les fusions-acquisitions et les introductions en bourse. La crise de 2008 a précipité ces tendances avec la hausse du chômage, au moment où les baby-boomers se retiraient du marché du travail. Il semble bien que l’automatisation de l’industrie touche les emplois les moins qualifiés.

Effet de noria, affaiblissement des organisations syndicales, moindre concurrence alors que les lois anti trust peinent à s’appliquer face aux nouveaux géants technologiques. Ces facteurs auraient conjointement contribué au ralentissement de la part des salaires dans le PIB américain, au profit de l’augmentation des marges bénéficiaires des entreprises. La politique fiscale de Donald Trump a accentué le mouvement. A l’inverse, la rente immobilière serait un facteur plus marginal d’accroissement des inégalités aux Etats-Unis, contrairement à l’Europe où elle y contribue plus nettement, creusant le fossé entre générations. La robotisation, l’immigration sont-elles coupables ? Dans le mouvement de transformation technologique, il semble bien que l’automatisation de l’industrie touche 57


les emplois les moins qualifiés. De nombreuses études montrent également que l’immigration peut concurrencer – bien qu’assez marginalement – le bas de l’échelle. Dans tous les cas, les gains globaux restent largement supérieurs aux pertes et il est par ailleurs intéressant de noter qu’avec la persistance du plein emploi, cette tendance serait en passe de se corriger, la part des salaires dans l’économie ayant recommencé à progresser (tombée à 57% en 2015, elle progresse à nouveau à 59% du PIB en 2018). Ce phénomène n’en soutient pas moins les discours populistes d’un Trump à droite, ou d’un Sanders à gauche dont le programme trouve un écho certain auprès des plus exposés comme des plus jeunes. Ses financements, le succès de ses meetings lui permettent de se réclamer, plus que tout autre, du peuple américain. Débateur reconnu, certains lui trouvent même un talent suffisant (et même supérieur à celui de Joe Biden) pour tenir la dragée haute à Donald Trump. Entre populistes, on peut donc se mesurer. Mais en quoi le pays en bénéficiera-t-il ?

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Voir notre précédent article «Travail, capital à qui perd gagne» 12 février 2019.

Voir notamment une étude récente de BSI Economics «Le déclin de la part des salaires dans la valeur ajoutée aux Etats-Unis: quelles explications». 2

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Le poids des mots 14 jan 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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L’humeur des investisseurs est-elle guidée par les médias et plus encore par leur ton ? Une étude du FMI nous offre quelques clés d’interprétation.

C’est une recherche de longue haleine, menée entre 1995 et 2015, et de grande ampleur car elle porte sur 4,5 millions d’articles Reuters, que présente le FMI pour étayer son étude1. Son intérêt vient également du fait qu’elle porte sur un large échantillon de pays, développés et émergents. Ses conclusions sont édifiantes. Sontelles pour autant surprenantes ? Constatons tout d’abord que la masse des informations collectées et étudiées a littéralement explosé ces quelques 25 dernières années. C’est ce que j’appellerais l’effet CNN, de l’information continue. On se souvient du choc des images provoqué par la diffusion en continu des reportages de la chaîne d’information américaine lors de la première guerre d’Irak. Sortie du cadre feutré des salles de marchés et de la presse spécialisée pour initiés, l’information économique et financière a aussi gagné les grands médias audio et télévisuels, auxquels se sont ajoutés les médias sociaux 59


depuis une dizaine d’années. Et bien entendu, la technologie a accru la vitesse de propagation et l’étendue de la diffusion de ces informations. Le poids de l’information n’est pas tout à fait le même suivant la position du marché dans le cycle.

A travers la compilation de termes « optimistes » ou « pessimistes », permis par les progrès des traitements du langage, l’étude nous renseigne principalement sur l’influence croissante et même prédominante des nouvelles de dimension internationale sur les mouvements de marchés, par rapport aux informations plus locales. Ainsi, un changement brusque du flux d’information génère une hausse (optimisme), ou une baisse (pessimisme) de près de 25 points de base sur un marché, c’est-à-dire un mouvement 5 fois plus important qu’une simple nouvelle locale. De même, l’impact de cette nouvelle est 2 à 3 fois plus durable (1 à 3 semaines). Ainsi, le prix des actions comme les flux internationaux des capitaux, notamment en direction des marchés émergents, sont mus de la même manière et dans les mêmes proportions que les flux d’informations. Cependant, quelques asymétries de comportement apparaissent. Le poids de l’information n’est pas tout à fait le même suivant la position du marché dans le cycle. Une nouvelle négative sera d’autant plus marquante (en fait 4 fois plus) qu’elle sera reçue dans un « Bear Market ». Les marchés seraient donc plus sensibles au flux d’informations dans un marché baissier qu’en phase haussière. En outre, la nature et la provenance des informations n’est pas tout à fait la même non plus. Un marché haussier se nourrit tout particulièrement des nouvelles économiques et d’entreprises. Le « fil » des nouvelles en provenance des Etats-Unis y tient une place prépondérante. Un marché baissier prête plus volontiers l’oreille aux nouvelles économiques et aux risques géopolitiques, qui, dans ce cas-là touchent particulièrement les marchés émergents. Il est intéressant de noter combien l’Amérique conserve une influence prédominante sur les flux de nouvelles et sur les marchés.

Ainsi, le ton des médias, l’ampleur de la diffusion des nouvelles influent directement et sûrement le sentiment des investisseurs. Grâce aux nouvelles technologies (big data, traitement du langage), les chercheurs du FMI affirment avoir mis au point un indicateur de suivi du sentiment des marchés qui « prédit avec plus d’exactitude que l’indice VIX, les fluctuations à venir des prix des actifs internationaux ». Outil supplémentaire et fin de « surveillance des marchés »: doit-on s’étonner pour autant de ces conclusions ? L’ouverture des marchés de capitaux, l’inclusion de grands marchés émergents, le flottement généralisé des monnaies, et l’accès des fonds à toutes sortes de supports d’investissement dans un contexte de recherche de rendements, le trading à haute fréquence, sont autant de facteurs de standardisation des comportements des investisseurs. C’est dans ce contexte que l’information économique et financière circule elle aussi de plus en plus vite.

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Il est aussi intéressant de noter combien l’Amérique conserve un poids et une influence prédominante sur les flux de nouvelles et par voie de conséquence sur les marchés. Pas étonnant que les tweets de Trump saturent les marchés. Mais cela ne va pas sans risques. En effet, depuis plusieurs années déjà, le FMI se penche parallèlement sur l’utilité de remettre en place – même de manière limitée – des mesures de contrôle des capitaux. Il s’agit de limiter les conséquences de la forte volatilité de ces flux de capitaux, qui peuvent s’avérer nocifs pour le développement à long terme des économies les plus tributaires de ces financements. L’analyse du sentiment des investisseurs en nous renseignant mieux sur leur humeur, peut conférer un peu d’avance. Mais dans cette exaspération du consensus, on peut légitimement se demander où sont passés les contrariants.

IMF Research Department working paper «Media sentiment and International Asset Prices», Samuel P. Fraiberger, Do Lee, Damien Puy, Romain Rancierre, December 2018 1

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La Riksbank donne le taux 21 jan 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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En sortant de la politique de taux négatifs, la plus ancienne banque centrale du monde n’est-elle pas en train de nous montrer la voie de la sagesse ?

C’est en décembre dernier que la Banque Centrale de Suède a décidé de ramener son taux directeur à 0%, contre -0,25% précédemment. Arguant d’un nécessaire retour à la normale, la Riksbank a longuement préparé les marchés et semble avoir réussi son pari. Depuis mi-décembre, la couronne suédoise s’est légèrement dépréciée face à l’euro. La courbe des rendements obligataires s’est repentifiée par rapport au début de l’automne, et si les taux se sont légèrement tendus (environ 30 points de base depuis septembre sur les échéances longues), c’est loin d’être d’une débâcle. Pourquoi s’est-elle décidée à agir ? Le moment était-il opportun ? Peut-elle servir d’exemple aux autres banques centrales, et même d’éclaireur ? Ces questions n’ont pas encore de réponse définitive, tandis que des contestations se font jour. Examinons les termes du débat. 62


Dans son rapport, la Banque Centrale justifie le sens et le moment de sa décision en faisant valoir que bien qu’entrant dans une phase de ralentissement, l’activité économique revient en fait à un rythme normal après une période de plus nette expansion. Cette tendance ne devrait remettre en cause ni le niveau ni les anticipations d’inflation des agents économiques. Cependant, si la politique de taux négatifs et d’achats de dette publique a bien produit les effets escomptés, la Banque Centrale s’inquiète désormais car «(..) si elle devait être perçue comme un état permanent, le comportement des agents économiques s’en trouverait probablement affecté au point d’induire des effets négatifs». La Riksbank n’oublie pas de rappeler à quel point elle agit prudemment et très progressivement.

En effet, la nocivité du maintien de taux nominaux négatifs et de conditions monétaires durablement et excessivement accommodantes induit d’importants effets pervers. Nombreux sont les experts qui insistent désormais sur les excès de prise de risque, la constitution de bulles d’actifs artificiellement survalorisés, l’augmentation déraisonnable de l’endettement des agents économiques (entreprises « zombies », ménages surendettés dans l’immobilier devenu inaccessible), les effets d’éviction sur le marché obligataire et le manque de liquidités pour le système financier. Sans négliger l’augmentation de la préférence pour le cash à mesure que les banques répercutent les taux négatifs sur les comptes qu’ils gèrent. Et de rappeler que certaines banques allemandes et danoises ont commencé à « taxer » les comptes courants ordinaires de leurs clients. La Riksbank n’est pas seule à s’inquiéter. Rappelons que la Banque Centrale Européenne (BCE) a cherché à atténuer l’impact de sa politique de taux négatifs auprès du système bancaire par l’instauration d’une « tiering1 » sur les rémunérations des réserves. Au total, la Riksbank rappelle que, comme toujours, le contexte extérieur est incertain, mais qu’elle se sent plus préoccupée par la hausse continue des prix de l’immobilier domestique et par l’augmentation de l’endettement des ménages. Elle n’oublie pas de rappeler aussi à quel point elle agit prudemment et très progressivement, car, avec un taux de repo à zéro, les conditions monétaires restent encore très accommodantes. Ne pas provoquer un choc de taux, mais normaliser progressivement la politique monétaire, voilà bien l’intention du comité monétaire de Stockholm, et que nombres de banques centrales pourraient bien reprendre à leur compte. Pourtant, cette décision n’est pas sans provoquer quelques remous à l’intérieur comme au-delà de ses frontières. Mi-janvier, le gouvernement suédois a publié des prévisions de croissance et d’inflation en repli par rapport à leur précédente projection, et incluant des hypothèses de retour à un taux de repo négatif en 2021 et même en 2022. Certains analystes ont vu dans ce scenario, au mieux la volonté de « se couvrir » en cas de décrochage de la conjoncture, au pire une tentative de peser sur la Riksbank – ce qui serait une atteinte manifeste et anticonstitutionnelle à son indépendance.

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Après 5 années de taux négatifs, était-il trop tard pour reprendre en main la politique monétaire, face à des acteurs publics et privés déjà en état de dépendance ? La Banque de Suède sous-estime-t-elle le risque de rechute ? Alors que la BCE pourrait bien redéfinir prochainement ses objectifs d’inflation pour mieux coller à la réalité du moment, et que les épargnants se sentent piégés par l’affaissement général des rendements, le débat est loin d’être clos.

«tiering», ce système permet à la BCE d’exempter de taux négatifs une partie des réserves des banques en dépôt auprès de la banque centrale. 1

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« Un mal qui répand la terreur » … économique 5 Feb 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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L’épidémie de coronavirus venue de Chine fera-t-elle basculer l’économie mondiale dans la récession ?

L’épidémie 2019nCov, passée au rang d’urgence sanitaire internationale, compte désormais plus de victimes décédées que le SRAS en 2002-2003, bien qu’à ce stade, le taux de mortalité s’avère plus faible qu’alors (2% contre 10%). Les autorités chinoises ont décidé de prolonger les « fêtes du Nouvel An » jusqu’au 9 février prochain, afin de limiter les déplacements vers et dans les centres urbains. Les fermetures de frontières et les restrictions de déplacements se multiplient. Dernière en date, et probablement la plus symbolique, Hong Kong, où les autorités ont été pressées de fermer l’accès au territoire par le corps médical. A l’ouverture le 3 février, les marchés enregistraient la baisse la plus forte depuis 2015 ; la devise a franchi à la baisse le seuil de 7 yuans pour un dollar et les prix du pétrole ont continué de reculer. De son côté, le Fonds Monétaire International a lancé un avertissement sur l’économie mondiale, du fait du poids de la Chine, près de 5 fois plus important aujourd’hui qu’il y a 20 ans. 65


Bien entendu il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences humaines et économiques du coronavirus, car celles-ci dépendront de l’ampleur, de la sévérité et de la durée de la crise, sachant que le pic de la pandémie n’est pas encore atteint. La Chine devrait probablement revoir à la baisse ses objectifs de croissance, et l’inscrire sous le seuil symbolique des 6%.

L’épidémie touche au cœur un corps déjà affaibli sinon malade. Depuis plus d’un an, la Chine est confrontée à une récession industrielle majeure, et tente de dégonfler une crise de surendettement. A ces maux, se sont ajoutés une pandémie de grippe porcine, la révolte de Hong Kong – désormais en récession – des élections hostiles à Taiwan et l’humiliante « phase 1 » de l’accord commercial avec les Etats-Unis, que le Président chinois n’a pas voulu signer en personne. La pandémie accroît certainement cette défiance croissante à l’encontre de la Chine et de son gouvernement. Dans le pays même, les critiques à l’encontre des autorités passent la barrière de la censure sur les réseaux sociaux. A l’inverse, peut-on durablement mettre une ville de 11 millions d’habitants en quarantaine et même confiner une province toute entière sans encourir des mouvements de révolte ? L’épidémie devient le prétexte à un contrôle accru de la population. La Chine devrait probablement revoir à la baisse ses objectifs de croissance, et l’inscrire sous le seuil symbolique des 6%. Mais cela suffira-t-il à crédibiliser des statistiques par trop manipulées ? De l’autre côté du Pacifique, le Président Trump a trouvé le parfait bouc émissaire au ralentissement déjà marqué de l’activité et de l’investissement des Etats-Unis. Risque-t-il de perdre un électorat encore majoritairement enclin à croire que l’Amérique se porte au mieux ? L’Europe resterat-elle empêtrée dans ses divergences nationales ? Les pays producteurs d’énergie et de matières premières seront à nouveau sous le coup de la baisse de la demande et des prix. Sur le plan conjoncturel, cette épidémie ne fait qu’accentuer la tendance générale au ralentissement déjà en cours de l’économie. Le point bas devait être atteint au premier semestre de 2020. Mais si la crise devait s’étendre et durer au-delà de l’été, l’espoir d’un rebond s’évanouirait. Ce scenario ferait ressurgir les craintes de pénuries, de faillites en cascades et d’un gonflement supplémentaire des dettes privées et publiques. Les marchés continuent de faire confiance aux Banques Centrales qui certes veillent au grain.

A plus long terme, la situation soulève d’autres interrogations. Le monde globalisé vat-il se refermer ? Le traitement de la crise a révélé si besoin était le degré d’intégration du monde, dont le revers serait pour certains le franchissement plus fréquent de la barrière des espèces. Après la « guerre commerciale », l’épidémie pourrait contribuer à accélérer les délocalisations hors de Chine et les recompositions des chaînes de valeur. Mais au profit de qui ? Les pays de la zone Asie Pacifique ? Peut-on imaginer une « réindustrialisation » en masse aux Etats-Unis et en Europe ? Celle-ci sera-t-elle le signe d’une montée en gamme ou au contraire celui d’un repli protectionniste générateur de hausses des coûts de production ? L’Administration Trump semble bien 66


prête à mettre en œuvre de nouvelles barrières douanières en ciblant les produits venus de pays dont les devises seraient accusées d’être sous-évaluées. Pour le moment, les marchés semblent pencher pour une crise maîtrisée et circonscrite à la Chine, une baisse temporaire des productions et des stocks, suivie d’un rebond et de la poursuite de la transformation économique du pays, tandis que la PBOC1 injecte des liquidités et baisse son taux directeur. Plus encore, les marchés continuent de faire confiance aux Banques Centrales qui certes veillent au grain, mais s’inquiètent de plus en plus de l’efficacité et de l’impact de leurs « remèdes ». Comme dans la fable2, « ils n’en mourraient pas tous mais tous étaient atteints », ce nouveau coronavirus accentue les difficultés de la Chine à transformer son modèle économique, tandis que le reste du monde devra s’adapter à cette nouvelle donne. 1

PBOC, People’s Bank of China, banque centrale de Chine.

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«Les animaux malades de la peste» Jean de la Fontaine.

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« La douleur du dollar » 11 Feb 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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A user sans réflexion du dollar, Donald Trump risque de provoquer l’érosion de sa position et la perte progressive de son influence.

Une nouvelle alerte sur l’économie mondiale se traduit par une nouvelle hausse du dollar. La crise du coronavirus a ramené les investisseurs vers la devise américaine, qui reste le refuge par excellence. Puissance économique, profondeur de son marché porté par des grands groupes en pointe de la croissance mondiale, puissance politique, et devise de réserve dominante, le dollar semble invincible et indétrônable, car il est par excellence la monnaie des échanges commerciaux et financiers. La fin du système de Bretton Woods, l’ouverture des marchés et le flottement généralisé des monnaies, la naissance de l’euro et récemment l’inclusion du yuan chinois dans le panier des Droits de Tirage Spéciaux, n’ont pas vraiment remis en question cette position. De même, la politique commerciale agressive des Etats-Unis, le recours à des sanctions tarifaires et douanières au-delà même du cadre strict des relations commerciales, n’ont pas changé la donne. Conscient de cette puissance, 68


Donald Trump semble bien décidé à en user pour imposer et faire triompher son programme « America first ». Mais l’histoire pourrait-elle changer ? Difficile de ne pas sursauter devant les contradictions manifestes de la politique américaine à l’égard du dollar. Ces injonctions pourraient s’avérer dangereuses à terme, pour sa position et son statut, comme pour le système monétaire mondial. Donald Trump pratique volontiers le « Fed bashing » pour obtenir de nouvelles baisses des taux directeurs américains.

Donald Trump n’a pas inventé les sanctions tarifaires, mais il en abuse à tout bout de champ. Usant de de ce qu’il considère être une situation commerciale inéquitable, il a d’abord systématisé le recours aux mesures tarifaires. Début février, le Département du Commerce a vu ses pouvoirs d’action et de sanctions accrus, grâce à l’assouplissement des critères d’évaluation des cas de manipulation monétaire de la part des partenaires commerciaux de l’Amérique. Certes, les circonstances exceptionnelles et la « force majeure », invoquées par la Chine, lui ont évité une nouvelle et immédiate mise en accusation, alors même que la devise décrochait et repassait au-dessus des 7 yuans pour un dollar. Mais la demande chinoise d’une mise en œuvre « flexible » des accords commerciaux, qui viennent à peine d’être signés, pourraient bien provoquer de nouvelles rétorsions américaines. Donald Trump pratique également volontiers le « Fed bashing » pour obtenir de nouvelles baisses des taux directeurs américains. Ces attaques répétées et publiques, les nominations récentes au Conseil de la Réserve Fédérale de personnalités largement acquises à ses positions, font craindre une nouvelle salve de pressions sur la Banque Centrale. Ces demandes alimentent aussi la campagne en faveur d’un dollar plus faible. Tout en portant atteinte à la crédibilité de ces institutions, le Président américain risque également de déclencher une guerre de changes et de voir l’appétit des investisseurs internationaux à l’égard de la dette américaine se réduire. Émettre la monnaie de réserve du monde confère pouvoir, mais aussi faiblesses et responsabilités.

Au-delà du contexte conjoncturel, l’usage accru du dollar comme moyen de pression stratégique à la fois sur les rivaux et les alliés des Etats-Unis, pourrait s’avérer à double tranchant. Fort de cette puissance et de ce quasi-monopole sur les échanges, l’Amérique entend faire respecter les embargos qu’elle impose. Dernier en date, celui décrété à l’encontre de l’Iran. Le dollar devient alors l’arme de sanctions à l’encontre des entreprises étrangères qui passeraient outre, se fondant sur leur usage du dollar pour les faire condamner par la justice américaine. Ainsi, nombre d’institutions financières européennes ont dû renoncer à accepter toute transaction qui les exposerait à de telles sanctions. Ces menaces pesantes conduisent de plus en plus de pays – à commencer par les rivaux des Etats-Unis - à tenter de s’affranchir de cette contrainte. C’est le cas des producteurs de pétrole comme la Russie, qui renforcent les transactions hors dollar. 69


L’Iran cherche également à accroître l’usage de l’euro et se tourne vers d’autres clients – notamment la Chine. De son côté, cette dernière se trouve dans une position encore ambiguë. Le poids économique du pays, sa puissance commerciale, lui permettent d’imposer une part croissante de la facturation de ses échanges dans sa propre devise. Adeptes d’un retour à une forme de changes fixes, les autorités du pays projettent également de déployer une monnaie virtuelle centrale, adossée à un système de transactions et de liquidations (clearing) propres. Avec le yuan coincé dans le carcan d’un contrôle de change rigoureux, leurs ambitions semblent devoir être reportées. Émettre la monnaie de réserve du monde (encore près de 60% des réserves de change contre près de 15% pour l’euro), confère pouvoir, mais aussi faiblesses et responsabilités. Le pouvoir, nous le connaissons. Le dollar dans le monde postBretton Woods, attire et retient les capitaux domestiques et internationaux. Mais dès l’origine, cette puissance s’est avérée « paradoxale » comme l’avait décelé l’économiste Triffin, car l’appétit du monde pour le billet vert se paie par un déficit de sa balance courante. La responsabilité du dollar, c’est aussi celle de l’Amérique, puissance « gendarme » du monde. A penser qu’il pourrait user de ce pouvoir sans conséquences, Donald Trump risque de provoquer l’érosion de la position du dollar, et la perte progressive de son influence. Ce qu’on pourrait appeler « La douleur du dollar1 ». 1

D’après le titre du roman de Zoé Valdes.

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La Chine comme elle se doit 18 Feb 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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La crise du coronavirus marquera peut-être un tournant pour la Chine en mal d’un modèle de développement plus en phase avec sa population.

La crise du coronavirus n’a pas encore dit son dernier mot. Alors que les autorités chinoises renforcent les mesures de confinement, on s’inquiète désormais d’un risque de propagation à des régions moins équipées pour détecter et parer à l’épidémie. Vu de l’étranger, on ne peut qu’éprouver compassion et admiration pour une population qui nous renvoie l’image de son désarroi, de sa colère mais encore plus de sa résilience dans cette épreuve. Au cours des dernières années, il y a eu d’autres crises et pandémies sérieuses. Toutes abattent le mythe du non franchissement de la barrière des espèces, et remettent en cause la mondialisation des échanges et l’urbanisation galopante. Cette nouvelle épidémie fait ressurgir des réflexes anciens de peur et de relative

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impuissance. Les malades sont stigmatisés, des communautés sont prises pour boucs-émissaires, on coupe les communications terrestres, aériennes maritimes. Théories du complot (le virus a été « cultivé » à Wuhan), dénonciations des coupables (c’est la faute des chauves-souris), remèdes miracle, fleurissent aujourd’hui comme hier. La peur de la contamination vide les étals et provoque des pénuries d’approvisionnements. Cette fois, la rumeur et la colère sont relayées et amplifiées sur les réseaux sociaux dont le pouvoir peine à contenir le flot.

L’image de la Chine et de ses dirigeants est durablement altérée dans l’inconscient collectif.

Cette nouvelle épidémie renvoie la Chine à ses propres démons sanitaires, et le monde au souvenir de la peste qui hante toujours les esprits. C’est à Hong Kong en 1894 qu’Alexandre Yersin vainquit le dernier grand foyer de peste. Les recherches récentes montrent que la Chine comme l’Europe furent ravagées par la grande peste de 1348, à partir d’un foyer d’Asie Centrale. Mais la légende noire a la vie dure qui fait de l’Empire du Milieu le foyer originel. S’il semble avéré que le virus de la grippe espagnole venait bien de Chine (une forme virulente de H1N1), c’est aux Etats-Unis qu’il aurait muté avant d’atteindre l’Europe, transporté par le contingent. On retrouve en Europe la trace d’épidémies de grippes aviaires en provenance de Chine à la fin des années 1950 et 1960. La campagne de lutte contre les « quatre nuisibles » lancée par Mao Zedong à la fin des années 1950, au lieu d’éradiquer les risques de pandémie, provoqua une grande famine, laissant l’image d’un pouvoir impuissant, pour ne pas dire assassin de sa population. Les moyens de prévention et de lutte comme le nombre de victimes ont beau être sans commune mesure avec le passé, l’image de la Chine et de ses dirigeants – soupçonnés de s’équiper dans la guerre bactériologique – est durablement altérée dans l’inconscient collectif. Comme nous l’avons signalé précédemment1, le pouvoir central est d’autant plus affecté par la crise actuelle que les seules mesures auxquelles il puisse recourir pour contenir le virus (c’est-à-dire la mise à l’arrêt des activités), touchent durement l’économie déjà affaiblie. On se demande déjà ouvertement qui de « l’empereur Xi » ou du Parti verra sa légitimité le plus durement remise en cause. Le gouvernement central ne s’en tirera pas uniquement par le limogeage de quelques responsables locaux.

La crise actuelle, quelle que soit sa durée touche un pays à la croisée des chemins et qui cherche un nouveau souffle dans son développement économique. Les objectifs que le pouvoir se fixe ne sont pas sans contradiction, on l’a déjà vu. Ainsi comment internationaliser la monnaie – voire même s’affranchir du dollar – tout en contrôlant les flux de capitaux ?

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Comment inverser la baisse tendancielle de la productivité tout en gardant la haute main sur les politiques industrielles et de financement au travers des entreprises et des banques d’Etat ? Comment permettre à la population de s’installer librement dans le pays (levée du passeport intérieur), procéder à la privatisation des terres, tout en contrôlant les migrations intérieures et l’opinion publique. L’intégration croissante de la Chine dans les réseaux mondiaux et dans les organisations internationales lui confèrent une influence croissante. Elle l’enjoint également de faire preuve de plus de transparence et de coopération. Sur le plan domestique, le gouvernement se recentrera certainement sur le bien-être de la population qui passe par le développement des infrastructures de santé, parallèlement au renforcement des mesures autoritaires d’hygiène. Confronté à une opinion publique qu’il ne peut totalement museler, le gouvernement central ne s’en tirera pas uniquement par le limogeage de quelques responsables locaux. Ce sont les objectifs même du plan « Made in China 2025 » qu’il lui faut reconsidérer. Dans cette crise, le malheur des uns ne fera pas le bonheur des autres. Le pouvoir central, pris en défaut, y trouvera peut-être le chemin d’une nouvelle étape dans le développement du pays plus en phase avec les aspirations de sa population.

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Voir l’article «Un mal qui répand la terreur»… économique», 5 février 2020.

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L’immobilier vers de nouveaux sommets 25 Feb 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

2 minutes de lecture

Les prix de l’immobilier montent encore. Les politiques macro prudentielles et fiscales tentent de contenir ce phénomène avec des succès limités.

Plus moyen de se loger en ville ! L’exclamation est quasi générale. En France, la question est au cœur de la campagne pour les élections municipales. Paris perd des habitants année après année, les prix n’en continuent pas moins de flamber. Corseté d’innombrables règles, le renouvellement du parc immobilier de logements et commercial reste insuffisant faute de foncier disponible. Une étude récente de la Banque des Règlements Internationaux (BRI)1, nous offre une mise en perspective globale. Les crises immobilières entraînent toujours de dures récessions économiques, les autorités monétaires le savent, et y sont particulièrement vigilantes. L’étude dont nous résumons les conclusions, rapporte plusieurs observations. La première concerne bien évidemment la hausse quasi générale des prix de l’immobilier en zone urbaine à travers le monde, tant pour le logement que 74


l’immobilier commercial. La hausse des prix de l’immobilier résidentiel notamment, induit désormais des valorisations excessives dans une majorité de pays. On peut légitimement s’inquiéter de l’apparition de bulles de prix dans de nombreuses régions. La concentration urbaine qui soutient la demande face à une offre peu élastique, la baisse tendancielle des taux d’intérêt, et l’évolution des revenus figurent en haut de la liste des facteurs qui expliquent cette tendance. Les auteurs du rapport révèlent également que l’augmentation des investisseurs internationaux sur ces marchés y exerce une influence grandissante qui accroît la concordance des mouvements de prix à travers le monde. L’importance des capitaux étrangers est particulièrement sensible dans l’immobilier commercial, mais elle n’épargne plus le logement. Selon les auteurs, le mouvement s’est enclenché au début des années 2000. Ainsi l’Allemagne, Hong Kong, la Corée du Sud, les Pays-Bas et l’Espagne ont connu les convergences les plus fortes, tandis que le Canada, le Japon et la Suède semblent rester à l’écart de ce mouvement. La plupart des pays ont mis en place ou renforcé les mesures de surveillance macro-prudentielle visant à limiter la croissance trop forte du crédit.

Lié à l’investissement, le marché de l’immobilier commercial est, par définition, plus cyclique. Il est également plus spéculatif et plus volatil. La présence antérieure et plus significative des capitaux étrangers leur confère une influence d’autant plus marquée. Toujours selon l’étude de la BRI, c’est à partir de 2013 que les prix de l’immobilier commercial (bureaux et commerces) rebondissent dans la plupart des régions, à l’exception notable de l’Italie et des Pays-Bas pour les bureaux, et de l’Espagne et de l’Irlande pour le commerce – où les prix ont continué de baisser. Depuis 2010, les principaux marchés émergents n’ont connu qu’un seul sens, la hausse. Dans ce secteur, les valorisations sont un peu plus dispersées et rendent les généralisations plus délicates. Bien entendu, les facteurs domestiques continuent de prévaloir sur ces marchés. Ils tiennent notamment aux conditions locales de l’offre du crédit. De même, la présence plus ou moins importante d’investisseurs non-résidents sur le marché dépend-elle de la réglementation locale. Ainsi, Singapour qui a connu une forte hausse des investissements étrangers dans ses transactions immobilières (passées de 9% à 20% du marché entre 2009 et 2011), a mis en place des mesures qui ont contribué à réduire leur présence, retombée depuis à moins de 6% des transactions. Pourquoi les bulles immobilières font-elles si peur ? Comment les éviter ? La question n’est pas nouvelle. Elle s’articule toujours autour de la question de la dette croissante des emprunteurs, de l’effet boule de neige de la baisse des prix de l’immobilier sur la valorisation du portefeuille des emprunteurs comme des prêteurs ; de l’excès de dette et de faillites qui fragilisent le système financier et de la contraction de l’offre et de la demande de crédit, des revenus et de l’activité. Depuis la crise de 2008, la plupart des pays ont mis en place ou renforcé les mesures de surveillance macro-prudentielle visant à limiter la croissance trop forte du crédit. De plus, des politiques fiscales visant à limiter la hausse des prix et la spéculation ont 75


également été mises en œuvre. Ces mesures concernant principalement l’immobilier résidentiel, n’ont pas pu inverser la tendance à l’exclusion générationnelle, les primoaccédants étant de plus en plus éloignés de l’acquisition. Pour certains analystes c’est aussi bien, car propriété rime avec immobilité. L’immobilier est (presque) un marché comme les autres. Il connaît des cycles de hausse et de baisse des prix. Le rapport de la BRI s’inquiète de la concordance croissante des marchés entre eux qui accentuerait le risque d’une crise globale. Croissance urbaine et aménagement des territoires comptent ainsi parmi les plus importants défis que doivent relever les gouvernants.

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«Property price dynamics: domestic and internationl drivers» CGFS Papers n°64, February 2020

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Investir aux temps du coronavirus 3 mar 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

2 minutes de lecture

Quand l’horizon se brouille, investir sereinement relève du défi. En prenant du recul, ces temps de doute peuvent receler de nouvelles opportunités.

L’extension du Covid-19 hors de Chine a marqué un tournant. La contagion menace d’atteindre un niveau pandémique. Les mesures de confinement et de restriction de déplacements se multiplient ; on annule un peu partout des salons professionnels et des rassemblements. Le Président Xi Jinping a renoncé à sa visite d’Etat au Japon en avril prochain. En Chine, où le redémarrage de l’activité est encore très limité, les indices de confiance des entreprises se sont effondrés en février, bien en-deçà des anticipations. Dans le même temps, les annonces de ruptures d’approvisionnement et de plans contingents se multiplient. Les marchés boursiers, jusque-là complaisants, ont brutalement basculé du côté de l’angoisse. A mesure qu’est révélée l’ampleur des interdépendances industrielles, les investisseurs prennent peur. Ainsi, la crise se mue-t-elle en une sorte de risque de 77


contrepartie qui se propage de proche en proche. En 2008, cette défiance avait fait muter la crise de liquidité en une crise de solvabilité qui avait totalement figé le système financier. Aujourd’hui, la composante de crédit n’est pas centrale mais collatérale à la crise actuelle. Elle n’en favorise pas moins sa propagation et l’amplification du phénomène. Comment dans ce cas apprécier la valeur d’une entreprise et ses perspectives bénéficiaires ? L’injection de liquidités ne semble pas la meilleure solution au regard des difficultés.

Deux questions restent néanmoins en suspens. Quelle sera la durée et l’ampleur de l’épidémie ? Quelles en seront les conséquences ? Sur le plan macroéconomique, il convient de rappeler que l’épidémie fait irruption au point bas d’un cycle qui voyait déjà l’activité manufacturière et l’investissement en contraction. L’alphabet de la reprise est ainsi de retour. Reprise en V, en U, en L ? Bien que les marchés anticipent désormais une nouvelle vague de détentes monétaires, les banques centrales laissent entrevoir une double impuissance : le niveau déjà bas des taux d’intérêt ne leur laisse que de faibles marges de manœuvre. Celles-ci pourraient s’avérer inopérantes face à un choc d’offre. D’où les appels de plus en plus pressants en direction des Etats à prendre le relais. Mais qui le peut vraiment ? Seront-ils plus efficaces ? Là encore l’injection de liquidités ne semble pas la meilleure solution au regard des difficultés. Du point de vue des investisseurs, le retournement brutal des marchés – attendu par certains – pose une fois de plus la question de savoir comment échapper au piège du suivisme, pour se concentrer sur les meilleures opportunités d’investissement. Nous pouvons d’ores et déjà énoncer quelques constats. En identifiant par exemple les continuités et les ruptures que provoque cette situation. Nous avons déjà vu que la position du cycle joue un rôle central. Car l’épidémie est déjà en train d’éprouver la résistance des entreprises touchées. La purge serait d’autant plus sévère que s’est formé un vaste nuage de dettes. Face à cette menace, le secteur bancaire s’est consolidé, et d’autres acteurs financiers sont entrés en lice. La question climatique, et avec elle les enjeux de la transition énergétique, sont au cœur de nos préoccupations.

Le Covid-19 sera-t-il plus fort que la guerre commerciale ? La révélation de l’ampleur de la dépendance du monde aux chaînes de production chinoises a fait l’effet d’un électrochoc. Après les barrières douanières, vive le cordon sanitaire, clameront les tenants du protectionnisme ! Il n’empêche, mieux maîtriser les circuits de production va conduire de nombreuses entreprises – non directement tributaires du marché chinois pour leur distribution – à se réorganiser. Vers d’autres zones économiques ? Chez elles ? Cela reste à voir. Les entreprises chinoises risquent également de disséminer plus largement leurs investissements dans le monde, tandis que l’Etat central devrait probablement se concentrer à domicile sur la promotion d’une économie de la santé et de l’environnement. Le Covid-19, sera-t-il l’accélérateur de la nouvelle révolution industrielle ? Depuis la crise de 2008, la technologie a connu de grandes avancées et son adoption change 78


déjà en profondeur nos organisations, nos habitudes de consommation, notre mobilité et bien d’autres domaines encore. Emblématique de cette décennie, l’IPhone première génération est sorti en 2007. L’IPad en 2011. Amazon web services, inauguré en 2006, est la première source de profit de l’entreprise. La 5G est à nos portes, l’internet des objets se profile, l’intelligence artificielle progresse à grands pas. La santé, la robotisation, sont en plein essor. La question climatique, et avec elle les enjeux de la transition énergétique, sont au cœur de nos préoccupations. La pandémie de la Covid-19 provoque une double prise de conscience. A court terme, elle nous renvoie aux enjeux de la logistique et de l’ajustement des politiques contracycliques. A moyen terme, elle met en évidence de nouvelles opportunités d’allocation d’actifs en faveurs des investissements qui vont répondre à l’urgence et aux défis d’avenir. Le repli actuel est un dur rappel aux réalités, il n’offre pas moins de nouvelles opportunités.

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Le remède pire que le mal ? 10 mar 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

2 minutes de lecture

Entre Knock et Diafoirus, quelle médecine économique face à la pandémie, pour éviter la « loi de Murphy ».

A mesure que la pandémie s’étend, les mesures de soutiens monétaires et budgétaires se multiplient. Le FMI et la Banque Mondiale ont débloqué des fonds d’urgence à destination des pays les plus fragiles. Qui le leur reprocherait ? Les Etats, à commencer par la Chine, multiplient les bonnes intentions. Plus spectaculaire et même plus surprenante encore, la décision de la Réserve Fédérale d’abaisser son taux directeur de 50 points de base sans même attendre la réunion habituelle du FOMC le 18 mars. Au vu de la réaction des marchés, cette précipitation a été perçue comme une réaction de panique plus qu’un signal de soutien et de confiance. Le déclenchement d’une nouvelle « guerre des prix » pétroliers n’est pas fait pour rassurer les investisseurs. Serions-nous une nouvelle fois tombés sous le coup de la loi de Murphy, celle de « l’emmerdement maximum » ?

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Il ne fait guère de doute que la récession est à nos portes en ce début d’année. Elle correspond au point bas d’un cycle particulièrement long. D’autant plus qu’il aurait été prolongé artificiellement par un activisme économique et monétaire bien mal à propos. Les autorités monétaires ont déjà brûlé trop de cartouches, en vain.

Beaucoup ont ainsi le sentiment que les autorités monétaires ont déjà brûlé trop de cartouches, en vain. Trop d’actions préventives nous laissent démunis quand le besoin s’en fait vraiment sentir. De plus, la baisse des taux d’intérêt n’a fait qu’inciter à un endettement devenu excessif, qui laisse la plupart des Etats et des entreprises sans marges de manœuvres. Quant aux « fourmis » budgétaires, elles semblent peu enclines à ouvrir les cordons de leurs bourses. Car déjà, la lassitude et la défiance gagnent. Nos gouvernants en font-ils trop ou pas assez ? La situation est propice au soupçon. En matière de pandémie comme de politiques contracycliques, comment assurer dans ces conditions une réponse « mesurée, cohérente et proportionnée1 » et surtout bien ciblée, au regard des moyens à mobiliser et des ressources dont on dispose ? Sur le plan médical, l’ignorance sur la nature et l’évolution du virus, (va-t-il disparaître au printemps … Ressurgira-t-il à l’automne… Aura-t-il muté entre-temps ?) comme l’absence de vaccin, rendent la situation très difficile à appréhender. Les mesures de prévention mises en œuvre sontelles excessives ou seulement de bonne précaution ? Les uns se demandent s’il est bien raisonnable de provoquer une telle angoisse pour une épidémie qui compte moins de victimes que la grippe saisonnière. A contrario, le faible nombre de décès ne découle-t-il pas justement de ces importantes mesures de prévention ? Durant l’épidémie de grippe espagnole de 1918, les villes américaines qui ont le plus tôt et le plus systématiquement mis en œuvre des mesures de confinement et de quarantaine, ont connu des mortalités moindres. Le risque de crédit est une conséquence et non la cause première de la crise actuelle.

En va-t-il de même du côté de la médecine économique ? A mesure que la crise sanitaire dure et s’étend, l’activité se fige et ses conséquences se dispersent dans un processus cumulatif. L’arrêt de la production et l’interruption des déplacements provoquent un choc d’offre. Le chômage forcé, les fermetures d’écoles, les pénuries, impactent les revenus des ménages. Même en « état d’urgence », ce qui limite leurs obligations, les entreprises ont besoin de liquidités pour faire face à leurs engagements. De leur côté, privés de ressources, les ménages puisent dans leur épargne de précaution, tout en réduisant drastiquement leur consommation. La perte de confiance des agents économiques dans les moyens de maîtrise de l’épidémie et de soutien à leurs difficultés, aggrave les comportements de repli. En matière sanitaire et économique, face au risque de panique, une communication claire, transparente et constante est essentielle face à la rumeur. Les démocraties sont plutôt mieux armées pour agir en ce sens. Sur le plan économique, les Etats et les autorités monétaires vont devoir faire de même. Plus que des mesures d’ordre général, 81


des actions concrètes et ciblées seront mieux perçues. Comme nous l’avons écrit précédemment, le risque de crédit est une conséquence et non la cause première de la crise actuelle. L’élargissement de mesures telles que les TLTRO2 permettent de maintenir les lignes de crédit bancaires ouvertes en faveur des entreprises en difficulté. De même, les Etats cibleront les mesures de report de prélèvements obligatoires tandis que les mécanismes de soutien contracycliques (relai par les assurances chômage, soutien aux plus fragiles). L’Europe pourrait bien fournir le meilleur étalon d’une action publique ouverte et disciplinée.

La situation actuelle met d’abord à l’épreuve les systèmes de protection et de santé. Ce qui n’a pas été prévu en amont, demandera d’autant plus d’efforts qu’il faut agir dans l’urgence. Cette épreuve peut permettre de renforcer la coordination et de la coopération internationales mises à mal ces derniers temps par la « guerre commerciale ». L’Europe, aujourd’hui durement touchée mais bien mieux équipée sur le plan sanitaire que les autres grands blocs, pourrait bien fournir le meilleur étalon d’une action publique ouverte, disciplinée. 1

Selon les termes même de l’OMS

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TLTRO: Targeted Long Term Refinancing Operations

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L’alternative du diable 17 mar 2020 - 07:46 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

3 minutes de lecture

Alors que le virus se répand, l’activité se fige et la liquidité s’assèche. L’économie mondiale est-elle désormais en état de guerre ?

Agir c’est sortir du dilemme de l’attente. Mais pas forcément de l’angoisse. Fallait-il le faire plus tôt ? Plus massivement ? Le temps de faire les comptes n’est pas venu. Celui de l’urgence absolue est certainement là. L’un après l’autre, les pays s’y résolvent. Agir donc, mais comment ? S’en remettre à la science quand celle-ci s’interroge et ne peut à ce stade fournir d’informations suffisamment certaines sur le virus, sa létalité, ou sur les délais de fabrication d’un vaccin efficace ? Mettre en œuvre des mesures de plus en plus strictes de confinement, sans pour autant porter une atteinte excessive aux libertés individuelles et publiques ? Lancer des plans de soutien économique et financier tous azimuts, sans arriver à endiguer l’affolement des marchés ? Rien n’y fait, la panique financière comme la contagion virale, gagnent. La décision de la Réserve Fédérale, tombée un dimanche soir, suivie par d’autres banques centrales, n’a pas vraiment permis de stopper la dégringolade. Les marchés prennent conscience 83


que rien n’arrêtera la récession économique qui s’annonce. Ce constat ne présage pas pour autant de sa sévérité, seulement de l’effondrement de certains châteaux de sable financiers. La pandémie est désormais mondiale, son épicentre s’est déplacé en Europe et menace les Etats-Unis. Sa durée probable, au long du printemps, son ampleur, quand bien même la Chine se remettrait en marche, ne permettent plus de compter sur un rebond immédiat et massif de l’activité. Que faudrait-il donc faire ? L’urgence sanitaire commande d’y consacrer tous les moyens nécessaires, mais aussi de s’inspirer des meilleures pratiques. Les experts énoncent quatre grands axes d’intervention : tester, traquer, isoler, informer. La Corée du Sud est le seul pays à tester sa population en masse. De cette mesure, fortement recommandée par l’OMS, découlent les autres, et cela permet aussi de comprendre le virus, de suivre son évolution, et donc d’y trouver une parade. Rendre les tests et les soins gratuits – comme en Thaïlande – c’est permettre aux personnes touchées de se déclarer sans crainte. Les mises en quarantaine et autres mesures dites de « distanciations sociales » au début de l’épidémie ont largement fait leur preuve par le passé. Il semble que la mise en quarantaine durant deux mois de la ville de Wuhan, ait permis de ralentir la progression du virus. Hong Kong a fermé ses écoles dès janvier. Les séquelles de la guerre commerciale, les désaccords transatlantiques, la guerre des prix pétroliers, laissent un sentiment de méfiance généralisée.

Le bon usage de la technologie montre ses vertus : une information largement diffusée, en temps réel peut contrer les fausses rumeurs. Elle peut s’avérer plus efficace qu’une fermeture de frontières : Taiwan et Singapour ont croisé les fichiers des douanes et de santé pour tracer au plus tôt les personnes atteintes. Cela demande des garanties sur le respect de la vie privée. Il reste que l’accroissement des moyens à disposition du système hospitalier et des personnels de santé, est la première urgence (c’est la leçon de l’expérience italienne), afin de décongestionner les services et assurer les soins de tous (la Chine avait fait appel à l’armée à Wuhan, la France vient de l’annoncer pour la région du Grand Est). Le retour d’expérience peut-il également servir nos dirigeants en matière économique et financière ? Certainement. Mais là encore le diagnostic est essentiel. Comme nous l’avions déjà signalé, cette crise se distingue de celle de 2008, par sa source (un choc d’offre exogène majeur) et sa nature (un choc de demande et une paralysie générale de l’activité provoquée par les autorités). La crise de liquidité et le risque de solvabilité ne sont que les corollaires de cette situation. Ils n’en sont pas moins dangereux. L’Etat d’urgence économique, et pour de nombreuses semaines, commande de laisser tomber les plans d’envergure pour prendre des mesures ciblées en direction des entreprises et des ménages, qui les soulagent à court terme : reports de charges, indemnisations des arrêts maladies, prise en charge du chômage technique (jusqu’au règlement de certaines factures), mise en place de fonds de solidarité, allant jusqu’à la compensation des pertes de chiffre d’affaires.

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« Whatever it takes » donc, car il n’est plus temps de compter, mais il faut bien cibler. En demandant toujours plus, les drogués de l’intervention budgétaire et financière s’égarent. De leur côté, les Banques Centrales peuvent soutenir le système financier national et international en fournissant la liquidité nécessaire, mais là encore ciblée. Dans ce contexte, la baisse des taux d’intérêt – aux conséquences mal anticipées sur les marchés de dettes – les achats de bons de Trésor ou de dettes hypothécaires, ne sont pas les outils les mieux adaptés à ces actions, d’autant qu’ils n’ont plus la force d’antan, pour avoir été trop utilisés. A circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles. Que faut-il donc faire de plus pour arrêter la panique ? Une impulsion et une coordination internationale peutêtre ? Bien sûr, l’un après l’autre, les Etats prennent des mesures semblables. L’une après l’autre, les Banques Centrales interviennent. Pourtant, cela semble se faire dans un climat de suspicion et de chacun pour soi. Les séquelles de la guerre commerciale, les désaccords transatlantiques, la guerre des prix pétroliers, laissent un sentiment de méfiance généralisée, voire même d’accusations réciproques. Disons-le, on a connu des G7 plus unanimes et plus déterminés. Il n’est pas sûr que lors de la visioconférence du 16 mars, les « jeunes turcs » Trudeau et Macron aient su entraîner leurs ainés. «Damned if you do, dammed if you don’t», ajouterai-je … Damned if you don’t cooperate!

* Le titre de cette chronique est inspiré de celui d’un roman de Frederick Forsyth (ed Albin Michel)

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Inondés de cash 24 mar 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Les banques centrales sont devenues les « prêteurs en premier ressort ». Ne devraient-elles pas rendre ce rôle aux banques traditionnelles ?

Le confinement aura surement des effets inattendus. Il se pourrait que la crise actuelle contribue à redorer le blason des instituteurs et des professeurs auprès de tous les parents désormais contraints de faire l’école à la maison ! Les personnels de santé et tous ceux qui continuent à travailler pour assurer la logistique essentielle à notre vie, méritent toute notre reconnaissance et notre soutien. Ils leurs sont acquis. Sur le plan sanitaire, les grandes manœuvres sont lancées. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis se rallient désormais au principe de confinement. Une étude comparative de l’Imperial College de Londres1, le cas italien après celui de Wuhan, montrent qu’il permet d’atténuer la saturation des systèmes hospitaliers, c’est-à-dire au bout du compte, le nombre de décès.

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La Banque du Japon est déjà allée jusqu’à acheter des actions en direct.

Mais alors que le confinement s’étend, faudra-t-il tuer l’économie pour tuer le virus ? Face à cette alternative diabolique, les Etats lancent des plans de sauvegarde de plus en plus massifs, visant à compenser les pertes d’activité que subissent presque tous les secteurs de l’économie. De plus, la soif de cash est telle que c’est toute la « tuyauterie » du système financier qui menace d’imploser. Les tensions sur le marché du repo américain à l’automne dernier, nous avaient déjà donné un avant-goût des risques encourus2. L’écartement des rendements obligataires dans la zone euro la semaine passée nous a également renvoyés aux douloureux souvenirs de 2011-2012. Après les premiers ratés, les banques centrales ont rectifié et intensifié le tir afin d’assurer la liquidité nécessaire au système. Les mesures prises sont de trois ordres : Elles concernent tout d’abord des achats massifs de dettes publiques et privées. Une extension en volume mais aussi en qualité, puisque de son côté la Réserve fédérale achètera des bons municipaux ou des effets de commerce. La BCE étendra à la Grèce ses achats de dette et augmentera ceux de dette italienne, au-delà des règles actuelles de répartition. De son côté, la Banque du Japon est déjà allée jusqu’à acheter des actions en direct (les autorités monétaires de Hong Kong avaient procédé ainsi lors de la crise asiatique de 1997- 1998). Ensuite, la Réserve Fédérale a conclu des accords de swap en dollars avec les principales banques centrales afin, là encore, de contrer l’assèchement des marchés et l’affolement des cours. Enfin, les autorités monétaires ont décidé d’assouplir les règles prudentielles et comptables appliquées au système bancaire afin de permettre, voire d’inciter celui-ci à accroître ses facilités de crédit.

Les banques ne jouent plus leur rôle de vecteur naturel du financement.

C’est sur ce dernier point que je voudrais insister. Les mesures prises par les autorités de contrôle et de supervision à l’occasion de cette crise, et qui pourraient donc ne revêtir qu’un caractère temporaire, révèlent en fait les carences des réformes réglementaires de l’après crise des subprimes. Ces mesures ont laissé les banques centrales seules en première ligne face à un système de financement de l’économie quasiment empêché, en transférant vers d’autres, hors de tout contrôle effectif, le financement de l’économie. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause une organisation diversifiée et concurrentielle du financement de l’économie et des marchés, ni d’abolir toute forme de contrôle des risques. Il faudrait faire en sorte que les prêteurs en premier ressort – ceux qui créent effectivement la monnaie – soient en mesure de gérer le temps et d’assurer la diffusion du crédit dans l’économie. En privant le système bancaire traditionnel de sa fonction principale de transformation, les banques centrales se sont privées de leurs intermédiaires naturels et ont perdu les vecteurs de la transmission de leur politique au reste de l’économie. L’absence d’inflation dans les prix finaux a masqué ces lacunes, il n’a pas empêché le gonflement d’autres bulles de prix, aux conséquences desquelles il a tout de même fallu remédier.

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La crise actuelle revêt des caractéristiques si particulières qu’elle ne saurait se comparer aux précédentes, notamment celle de 2008, quant à ses origines. En revanche, la chaîne d’évènements qu’elle met en œuvre a entraîné les banques centrales un peu plus loin sur la voie périlleuse du financement direct de l’économie. Ce n’est pas leur rôle. Il est grand temps de remettre le système bancaire traditionnel au cœur des circuits de financement de l’économie. COVID-19: Imperial researchers model likely impact of public health measures by Dr Sabine L. van Elsland, Ryan O'Hare17 March 2020. La modélisation proposée est néanmoins critiquée par d’autres chercheurs, dont l’étude intitulée «Review of Ferguson et al ‘Impact of non pharmaceutical intervention…’», Chen Sen, Nassim Nicholas Taleb, Yaneer Bar-Yam, New England Complex System Institute, School of Engineering, New York University 1

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Voir notre article «Les fantômes du repo» du 8 octobre 2019

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Asie, choc en retour 31 mar 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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La bataille contre le Covid-19 est loin d’être gagnée en Asie. Mais la Chine tente déjà d’en écrire l’histoire.

Accaparés par notre propre lutte contre le Covid-19, soumis aux contraintes du confinement qui s’étend jour après jour, nous avons peut-être perdu de vue que la pandémie était loin d’être vaincue en Asie. Les pays les premiers touchés, à commencer par la Chine, craignent désormais l’assaut d’une deuxième vague. De plus, à la menace sanitaire s’ajoutent les conséquences économiques de l’extension de la pandémie à la planète. Aussi observe-t-on avec attention ce qui se passe en Chine. L’Inde vient de se confiner pour 21 jours, étendant son ordonnance aux transports publics et menaçant la survie économique de millions de ses citoyens. Partout en Asie, les frontières se ferment plus hermétiquement aux étrangers – notamment les visiteurs européens et américains - en imposant également des quarantaines strictes aux nationaux de retour au pays. C’est le cas de la Chine, de Hong- Kong, de Taïwan ou 89


encore de la Thaïlande. Là où seules les écoles avaient fermé, de plus en plus de lieux publics et de rassemblement doivent baisser le rideau. Au Japon, juste après avoir annoncé le report des Jeux Olympiques, de nouveaux cas de contamination ont conduit la gouverneure de la capitale à renforcer les mesures de fermetures des lieux publics et les appels à rester chez soi. Il en a été de même ces derniers jours en Corée du sud, à Singapour, dans plusieurs provinces d’Indonésie, des Philippines ou encore en Malaisie. Ainsi, même là où les tests systématiques avaient été privilégiés pour limiter les contraintes sur l’activité et la circulation des personnes, le confinement se durcit progressivement. Le Japon avance un nouveau plan de relance d’un montant de… 500 milliards de dollars.

Aussi la récession s’annonce-t-elle brutale, et les espoirs d’un rebond rapide de l’activité se sont envolés avec l’extension de la pandémie hors de Chine. Les chaînes de production de la région entière sont en train de se briser du fait des fermetures de frontières et des interruptions d’activité. Le repli massif de la demande domestique, régionale et internationale, limite considérablement les aires d’expéditions. Ainsi, en amont du cycle de production, les hauts-fourneaux japonais vont probablement s’arrêter. L’industrie chimique est également menacée. Les secteurs, déjà fragilisés de l’automobile et de la tech, restent particulièrement affectés. Les reports d’investissements sont légion. Comme partout, les plans de soutien économiques et financiers fleurissent. Le gouvernement indien annonce débloquer 23 milliards de dollars d’aides, la Malaisie promet 53 milliards de dollars. Le gouvernement de Shinzo Abe avance un nouveau plan de relance d’un montant exceptionnel de … 500 milliards de dollars pour le mois de mai. En Chine les autorités s’apprêtent à renforcer les mesures d’aides budgétaires et de soutien monétaire. Les statistiques chinoises sont-elles fiables ? La Chine peine à convaincre.

La deuxième puissance mondiale redémarre-t-elle pour de bon ? La première question en appelle une autre. La pandémie est-elle bien contenue ? Quel en est le bilan ? A mesure que le nombre de décès augmente en Europe et aux Etats-Unis, le malaise grandit. Les statistiques chinoises sont-elles fiables ? L’option du confinement brutal (assorti d’un contrôle de la population, peu soucieux des libertés individuelles) est-elle vraiment la seule voie possible ? La Chine, qui se veut exemplaire dans la lutte contre la pandémie, peine à convaincre. Les autorités multiplient les rapports de levée progressive du confinement et de retour des travailleurs migrants, bloqués dans les provinces depuis les fêtes du Nouvel An. L’augmentation du trafic automobile et de la consommation d’électricité témoignent de cette amélioration. Mais elle reste partielle et fragile au regard du risque de résurgence de la pandémie. Faute de faire redémarrer rapidement l’activité, les autorités craignent-elles de ne pouvoir empêcher un exode massif des entreprises étrangères de leur sol ? Là ne s’arrêtent pas les questions, ni le trouble. Les soupçons et accusations sur l’origine du virus ont ravivé les tensions 90


avec les Etats-Unis. Les envois d’aide en direction de nombreux pays, la promesse d’une « Route de la Soie » de la santé, attisent la méfiance des récipiendaires, autant qu’elle séduit des gouvernements parfois aux abois. La « diplomatie des masques chirurgicaux » (expédiés en hâte vers les Pays-Bas, ou la République Tchèque entre autres), l’envoi de médecins et d’autres matériels, sont soupçonnés d’être assortis de lourdes conditions (signatures de contrats commerciaux, alignement diplomatique) qui pourraient rendre ces initiatives à la longue contre-productives. La situation reste donc encore tendue en Asie, où la menace d’un contre-choc pandémique n’est pas encore écartée. Le rôle et le discours de la Chine font débat.

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Arrêtons les chamailleries ! 7 avr 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Les ressentiments s’exacerbent. Les esprits s’échauffent. Les Européens n’ont pas besoin de s’entredéchirer quand les moyens d’entraide existent.

Des détournements de cargaisons de masques chirurgicaux à coups de dollars sur les tarmacs chinois, des tentatives de rachat exclusif de vaccins, des fermetures unilatérales des frontières, des calomnies sur les origines du virus, des sommets du G7 et du G20 sans suite, une petite guerre du pétrole etc. Pour paraphraser le grand stratège, on pourrait dire du triste spectacle de ces dissensions internationales que la crise du coronavirus n’est que la poursuite de la guerre commerciale par d’autres moyens. Mais si cela ne va pas fort entre les grandes puissances, il ne faudrait pas qu’elles en viennent à s’entendre sur le dos de l’Europe ! Or, les relations se sont également tendues entre européens et notamment entre les pays membres de la zone euro. Le ressentiment s’exacerbe entre pays du Sud et du Nord, les premiers reprochant aux seconds leur manque de solidarité, les seconds aux 92


premiers leur impéritie. Au cœur de cette querelle, on trouve le sempiternel débat sur l’émission de bons européens, renommés pour l’occasion « corona bonds ». Une fois de plus, le débat ressemble à un mauvais prétexte quand il existe déjà de nombreux outils de solidarité dans le cadre actuel des traités. D’autant plus que la Commission européenne a pris d’importantes initiatives qui, à mon avis, compteront plus pour l’avenir de l’Union. Pour la première fois, la Commission a activé la clause dérogatoire au Pacte de Stabilité.

Fortes de la précédente crise, les institutions européennes disposent déjà de tout un arsenal d’interventions prêt à l’emploi. Avant 2011, en matière monétaire et budgétaire, il manquait une doctrine d’ensemble, des règles et des instruments d’action. Depuis, la BCE1 a pu agir en relançant un programme massif d’achats d’actifs. Le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) dispose d’un apport potentiel de 410 milliards d’euros. Devant le refus de l’Italie de voir la mise en œuvre de tels plans assortis de conditions budgétaires qu’elle juge intenables, d’autres propositions de fonds d’aide et de solidarité sont venues d’Allemagne, sans condition cette fois. La question de la mutualisation des dettes participe d’un débat plus large dont les termes sont particulièrement mal posés au « Nord » comme au « Sud » de l’Europe. En effet, ces obligations ne peuvent naître que d’une révision des traités, incluant un transfert d’une partie de la souveraineté budgétaire des Etats membres au niveau européen. En attendant, les reproches et les quolibets ne servent que les extrêmes, sans permettre pour autant d’avancée constructive. C’est la Présidente de la Commission Européenne qui me semble avoir correctement pris la mesure de la situation. Début avril, Madame Von der Leyen a rendu publique la lettre d’excuses qu’elle a adressée au gouvernement italien, promettant plus de solidarité de la part de l’Union. De plus, elle a annoncé le lancement de l’initiative « SURE2», un plan de financement et de préservation de l’emploi pour l’UE d’un montant de 100 milliards d’euros. La BEI 3 de son côté, a lancé un programme de soutien aux entreprises. Plus encore, la Commission a fait preuve de souplesse dans plusieurs domaines d’importance. Ainsi a-t-elle commencé par supprimer les droits de douanes et d’importation sur les masques et matériels médicaux importés hors UE. Pour la première fois, la Commission a activé la clause dérogatoire au Pacte de Stabilité. Enfin, elle pourra orienter les fonds structurels en direction des villes et des régions les plus touchées. A terme, ce sera au Budget européen de prendre le relais et d’être déployé pour soutenir les Etats-membres. Je pense que c’est à travers cet instrument que l’on pourra envisager la mutualisation des transferts et une meilleure solidarité entre Etats membres, aux conditions que nous avons dites. Et pourquoi ne pas réaliser cette nouvelle avancée maintenant que ses opposants britanniques ont quitté l’Union ? Il est grand temps d’écourter les files d’attentes de camions à nos frontières.

A l’énoncé de ces initiatives, on pourra tout de même s’étonner de leur modestie, sinon de leur retard face à l’urgence. On aurait pu s’attendre à une mobilisation plus générale 93


et mieux coordonnée des Etats membres ; de celles qui donnent une impulsion décisive à la Commission et aux institutions européennes. Les efforts de Madame Von der Leyen semblent bien médiocres au regard des propagandes et des annonces fracassantes qui tiennent le haut du pavé des médias. L’un a dit, l’autre a fait ! L’UE a été prise de court, c’est vrai, et la réponse initiale des institutions reflète la limite de leurs moyens. Cela ne veut pas dire qu’elles doivent renoncer à se mettre en ordre de marche, y compris en matière de communication. Il est à espérer que les maladresses initiales, le sauve-qui-peut national, feront enfin place à plus de coopération entre pays de l’Union, tant par des gestes d’entraide de pays à pays (comme l’accueil des malades, ou l’envoi de matériel), que par les nouvelles initiatives de la Commission. En attendant, c’est bien à propos que Madame Von der Leyen a rappelé les Etats membres à leurs devoirs. D’une part pour la sauvegarde du marché unique, quand ériger des barrières contre un virus qui ignore les frontières ne sert à rien. Car si nous voulons éviter des pénuries, il est grand temps d’écourter les files d’attentes de camions à nos frontières. D’autre part, pour la préservation de nos valeurs et principes fondamentaux, qui ne sauraient être bafoués au prétexte de l’urgence. A bon entendeur hongrois, salut…

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BCE, Banque Centrale Européenne

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«SURE»: Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency

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BEI, Banque Européenne d’Investissement

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Covid-19, pensons l’après 14 avr 2020 - 07:02 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Après plusieurs semaines de mise sous cloche, les conditions et l’organisation du retour à la normale restent à préciser et ne seront pas sans risque.

Quand donc reverrai-je mon coiffeur ? Cette exclamation oh ! combien futile illustre pourtant, à bien des égards, le temps de la privation de mouvement et l’impact de la pandémie sur la vie économique ordinaire. Après un mois de confinement effectif, plus ou moins strict, si l’on pas été atteint par la maladie et que nos proches sont sains et saufs, l’impatience gagne, la fébrilité également. Les annonces quotidiennes du nombre de victimes doivent nous inciter à rester confinés et conscients de la nécessité de contenir l’avancée de la pandémie, avec les moyens dont nous disposons, en attendant remèdes et vaccins. Nous nous devons à cette discipline, comme nous la devons à tous ceux qui luttent au front pour nous soigner et nous préserver.

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Mais il revient aussi à « l’arrière » de penser l’après et la sortie du confinement. Cette situation n’est tenable durablement ni au plan humain, ni au plan économique. Nous en voyons chaque jour les effets dévastateurs, sur les plus fragiles, les plus démunis et les plus exposés. Les médias rapportent désormais le nombre croissant de drames qui se jouent derrière des portes closes. Les premières estimations statistiques donnent une idée de l’ampleur de la récession qui s’annonce. L’ensemble des mesures économiques reste dans l’ensemble calibré pour 6 à 8 semaines d’arrêt au plus.

Le monde s’organise également et c’est rassurant. Cette période de mise sous cloche n’est pas une période d’abandon, ni d’inaction. Après l’urgence, le présent est mis à profit pour préparer l’avenir. En tout premier lieu en ce qui concerne les capacités de soins, et au-delà, de prévention. Fonds de dotation exceptionnels, élargissement des indemnités maladie, prise en charge des personnes à risque, acheminements de matériels et organisation de la prévention, sont désormais la priorité. Viennent ensuite les mesures conservatoires concernant les entreprises et les ménages. Mais l’ensemble des mesures économiques, aussi massives soient-elles – et elles le sont restent dans l’ensemble calibrées pour 6 à 8 semaines d’arrêt au plus. Au regard de l’augmentation vertigineuse du chômage, cela se comprend aisément. Car au-delà, les risques de dommage pour l’économie pourraient s’avérer irréparables. Dans ces conditions, il va bien falloir nous organiser pour reprendre nos activités, dans un environnement sanitaire devenu risqué. La difficulté réside dans le fait que plus le confinement aura été sévère, moins nombreuses seront les personnes immunisées. Ainsi en France, le Conseil Scientifique estime entre 10% et 15% seulement, la population qui aurait été immunisée naturellement. Plusieurs pays européens annoncent d’ores et déjà des dates de reprise progressive de l’activité, en commençant par les écoles, les commerces, l’artisanat, les indépendants et les professions libérales. Le télétravail risque de durer, la question de la réouverture des frontières à l’intérieur du marché unique, semble plus délicate. Elle n’en est pas moins vitale, pour la circulation des marchandises. Dans l’ensemble, les scenarios économiques que nous observons, tablent implicitement sur un retour à la normale pour la rentrée de septembre, et un rebond pour la fin de l’année 2020. C’est à cette condition que le rattrapage de l’activité, sinon total, du moins suffisamment marqué, aura préservé les capacités de production et de consommation, et limité l’augmentation du nombre de chômeurs. Les scénarios sont entachés de nombreux aléas. Le plus important est une deuxième vague pandémique à l’automne après le déconfinement.

Ces scénarios sont entachés de nombreux aléas. Le plus important est bien entendu le risque d’une deuxième vague pandémique à l’automne après le déconfinement. Le comportement des agents économiques, ménages et entreprises, est également sujet à interrogation. Les mesures de préservation du pouvoir d’achat, les fermetures de commerces, devraient déboucher sur un surplus d’épargne, dont les ménages pourraient user pour consommer. Mais seront-ils pour autant disposés à le faire ? Les 96


entreprises seront-elles en capacité de reprendre leurs programmes d’investissement, voire dans certains cas, de les accélérer, alors que la crise aura durement réduit les marges ? Enfin, des secteurs comme la construction, le tourisme, l’aviation, sont sous la menace d’une chute plus durable de leur activité. Au-delà, nous le savons déjà, la volonté de mieux maîtriser les chaînes de soustraitants, devrait accélérer le mouvement de réorganisation du commerce mondial, alors que de nombreuses entreprises vont reconsidérer leur dépendance industrielle à la Chine. Ces reconfigurations et d’autres mesures économiques et monétaires, finiront-elles par ramener l’inflation ? Nous y reviendrons. Quoiqu’il en soit, partout émergent les initiatives et les solutions qui nous permettront de faire face à cette nouvelle situation. De la coopération scientifique à l’organisation de la production et de l’acheminement des biens essentiels, les initiatives fleurissent un peu partout. Discipline, agilité, et coordination seront plus que jamais les maîtres mots de cette deuxième phase.

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Le dictateur et le pantin 21 avr 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives 3 minutes de lecture

Entre la Chine et les Etats-Unis, la guerre économique se poursuit sur d’autres terrains, et par d’autres moyens.

Nous le savons, l’appréciation strictement économico-financière de la situation actuelle nous contraindrait dans un cadre d’analyse bien trop réducteur, qui ne nous permettrait pas d’apprécier dans toute sa mesure l’impact de la pandémie. Le « facteur humain » prime, aurait dit Graham Greene. L’appréciation plus large des rapports de force géostratégiques conditionne également l’évolution future de nos économies au travers des modèles qui nous sont proposés. C’est pourquoi je me risquerai aujourd’hui dans le cadre de mon analyse, à en tirer quelques réflexions sur les forces et les failles des « modèles » en présence. Beaucoup posent la question de manière binaire : qui de la Chine ou des Etats-Unis sortira vainqueur de cette épreuve ? Et nombreux sont ceux qui désignent déjà l’Empire du Milieu. La réponse est un peu courte à mon avis. Aucun des deux pays, ni leurs leaders, n’a montré à ce jour un visage assez respectable pour y puiser inspiration et confiance.

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Tombant le masque du capitalisme autoritaire, la dictature chinoise a démontré l’étendue de son emprise à l’intérieur de ses frontières, comme elle a tenté de réécrire une histoire pandémique, tout à son avantage1. La Chine s’est trouvée aussi dépourvue et mal préparée devant la pandémie que d’autres pays. Elle n’a pu compenser ses faiblesses que par l’intensification à l’extrême du contrôle de la population, pendant et après le confinement, s’érigeant par la suite en modèle d’organisation à suivre. Une censure implacable traque toute contestation intérieure ou extérieure – actions policières, campagnes diplomatiques et sur les réseaux sociaux – allant, semble-t-il, jusqu’à bloquer désormais les efforts de coopération de sa propre communauté scientifique. La « diplomatie des masques chirurgicaux », la mise en scène de l’aide médicale et financière, soulèvent scepticisme et agacement. Le modèle économique chinois pâtira de son incapacité à contenir la pandémie.

Le capitalisme américain de M. Trump s’est-il montré plus convaincant ? La Présidente de la Chambre des Représentants n’a pas eu de mots assez durs à l’encontre de Donald Trump, l’accusant d’avoir « causé des morts inutiles et un désastre économique », allant jusqu’à le traiter de « menteur incompétent ». Les derniers jours ont une nouvelle fois montré le talent du Président Trump pour esquiver ses responsabilités, trouver des boucs émissaires, tenter de s’approprier les mérites des bonnes décisions prises par d’autres. Rien que ces derniers jours, ces tendances se sont cristallisées autour d’un conflit d’autorité avec les gouverneurs des Etats, la suspension des financements à l’OMS2, et l’incapacité à faire naître un compromis bipartisan sur un nouveau plan d’aide à l’économie. Pis encore, comment interpréter l’implication personnelle du Président dans un accord de cartel sur les réductions de production de pétrole, et la promesse de soutiens financiers aux producteurs américains, au risque de voir les prix à la pompe pénaliser les consommateurs ? Sur le plan de la coopération internationale, les deux puissances semblent se rejoindre : lors de la dernière réunion du G-20, c’est avec réticence qu’elles ont concédé la suspension des paiements des intérêts dus par les pays africains cette année. Mais si l’une comme l’autre semblent préférer les négociations bilatérales, leur approche des organisations internationales n’en est pas moins aux antipodes. Là où la Chine use de ses moyens financiers pour accroître son influence au sein de ces organisations – au point, on l’a vu, d’en compromettre la crédibilité – les Etats-Unis de Donald Trump choisissent le blocage – OMC3 – ou le retrait des financements – OMS. Le modèle économique chinois pâtira de son incapacité à contenir la pandémie. Les autorités ne pourront faire l’économie d’un recentrage sur les questions essentielles touchant au bien-être de leur population. De plus, elles devront accepter de ne plus soutenir à bout de bras toutes les entreprises du capitalisme d’Etat en perte de vitesse, au risque de voir le chômage augmenter. La volonté de s’affranchir de la domination du dollar se heurte encore au système de contrôle des changes. Certes le pays a mis en place des lignes de crédit en yuan, et l’influence – notamment régionale – de la devise a été amplement démontrée. Mais la méfiance est désormais de mise, et

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pourrait conduire nombre d’entreprises à réduire leur dépendance aux chaînes de production du pays. Entre l’excès technocratique et l’excès médiatique, la crise du COVID-19 amplifie, jusqu’à la caricature, les traits les plus grossiers des deux grandes puissances.

De pirouette en pirouette, jusqu’à quand le Président Trump pourra-t-il continuer à retomber sur ses pieds ? Cette question doit hanter les Démocrates, désormais unis derrière leur candidat Joe Biden, aux épaules politique bien frêles elles aussi. Les choix et les orientations du parti Républicain, derrière son Président, choquent par leur manque de discernement au regard de l’urgence économique. La doctrine noninterventionniste de l’Etat dans l’économie se trouve néanmoins battue en brèche par l’urgence de l’emploi, comme par la capacité de mobilisation des entreprises privées et des puissantes fondations, ainsi que par la gouvernance des Etats fédérés. Aux yeux du monde, la Chine n’effacera pas facilement la tâche de sa défaillance initiale à alerter et à coopérer ouvertement. Son Président risque de s’enfermer dans une propagande nationaliste de plus en plus virulente, assortie d’une diplomatie offensive. L’Amérique de Donald Trump n’est plus le leader du monde libre ; son Président a montré la défaillance de l’Etat fédéral quand celui-ci surfe sur la polarisation extrême de la vie politique de son pays. Entre l’excès technocratique et l’excès médiatique, la crise du COVID-19 amplifie, jusqu’à la caricature, les traits les plus grossiers des deux grandes puissances, comme les failles de leurs systèmes de gouvernance et de « capitalisme de connivence ». Dans les deux cas, le logiciel économique des Etats et de leurs dirigeants est à revoir. Face aux thuriféraires de chacun des camps, l’Europe, certes prise de court par la pandémie, se doit - et peut - constituer un front alternatif qui combine un meilleur équilibre entre Etat providence et Etat de liberté. Le confinement étant propice à la lecture, je conclurai en citant les propos de Raymond Aron : « Il y a des limites aux interventions et à la contrainte de l’Etat. Il y a des conditions sociales et économiques particulières à un régime de liberté. Si l’on veut maintenir un régime de liberté politique, il faut aussi maintenir une certaine liberté économique. Les régimes totalitaires du XXe siècle ont démontré que, s’il y a une idée fausse, c’est celle que l’administration des choses remplace le gouvernement des personnes. Ce qui est apparu en pleine clarté, c’est que, lorsqu’on veut administrer toutes les choses, on est obligé de gouverner en même temps toutes les personnes »4. Et d’ajouter plus loin : « Ce qui est essentiel dans l’idée du régime démocratique, c’est d’abord la légalité : régime où il y a des lois et où le pouvoir n’est pas arbitraire et sans limite ». Voir notre article «Asie, choc en retour» OMS, Organisation Mondiale de la Santé 3 OMC, Organisation Mondiale du Commerce 4 Raymond Aron, «Etats démocratiques et Etats totalitaires», Communication présentée devant la Société de philosophie, le 17 juin 1939; publié dans le bulletin de la Société française de philosophie 40e année, n°2 avril-mai 1946, reproduit in Ed Quarto Gallimard, «penser la liberté, penser la démocratie», p 69-70 1 2

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Ne tirez pas sur l’ambulance 28 avr 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Après un moment de suspens, l’Italie vient de voir sa note confirmée par les agences de crédit. Était-il bien nécessaire d’en arriver à ces extrémités ?

L’Italie, confinée depuis le 9 mars dernier, n’avait pas besoin de cela ! Depuis le début de la crise, elle s’est trouvée en première ligne, tant sur le plan du bilan humain que sur le plan économique et politique. Non content de recenser à ce jour plus de 26'0001 décès, le gouvernement Italien a dû se mobiliser dans des conditions politiques et économiques très tendues. Giuseppe Conte, le Président minoritaire du Conseil, a vu l’économie du pays touchée au cœur de ses bastions industriels. L’Italie connaitra une dure récession. Le poids de sa dette, comme les craintes lancinantes sur la fragilité de son secteur financier, l’ont d’emblée rendue la plus vulnérable aux yeux des marchés. L’écartement des rendements de la dette italienne face à l’Allemagne a reflété ces nouvelles tensions. Le taux de l’emprunt à 10 ans s’est écarté à plus de 100 points de base au-dessus de la référence Bund, soit juste 40 points de base au-dessous de la dette grecque. 101


Après un premier plan de soutien de 25 milliards d’euros, et un programme de garanties de prêts de plus de 25% du PIB, le gouvernement italien s’apprête à lancer un programme d’aide supplémentaire de 55 milliards d’euros, destiné à sauvegarder en priorité la trésorerie des entreprises et l’emploi. Le pays devrait entamer sa sortie progressive du confinement le 4 mai prochain, mais les écoliers devront attendre la rentrée pour retrouver le chemin des classes. Le gouvernement italien peut compter sur la BCE pour le « préfinancement » de ses besoins supplémentaires liés au dérapage économique.

C’est dans ce contexte que l’agence S&P vient de confirmer sa note de crédit pour la dette italienne, à BBB, la maintenant au-dessus de la catégorie dite spéculative, et lui évitant ainsi l’humiliante pression politique et financière qui en aurait résulté. L’Agence Moody’s semble également en passe de maintenir le statu quo. On peut en être légitimement soulagé. On pourrait aussi regretter que la pression se soit accrue ces derniers jours sur l’Italie. Car les déboires économiques actuels du pays sont le lot commun de toute la région – et même du monde – et ses atouts et ses faiblesses tiennent à son appartenance à la zone euro comme aux reliques de son passé. En effet, avant même que ne soit rendue la « sentence » des agences de notation, la Banque Centrale Européenne, qui avait déjà largement étendu ses facilités d’achats d’actifs au profit de l’Italie, a annoncé son intention de continuer d’accepter les dettes dites « Junk » en collatéral des besoins de financement du système financier. Depuis le début de la crise, le gouvernement italien peut ainsi compter sur la BCE pour le « préfinancement » de ses besoins supplémentaires liés au dérapage économique et à ses plans de relance. Les « censeurs » de la dette ne pouvaient que tenir compte de ce soutien, considérant par ailleurs que la crise étant le résultat d’un choc exogène temporaire, l’Italie pourrait, d’ici trois ans, retrouver le chemin de la réduction de son endettement. Et de fait, comme nous l’avons déjà souligné, voilà déjà de nombreuses années que l’Italie s’attache à tenir ses engagements budgétaires européens et contrôle son déficit primaire (hors charge d’intérêt). A ce compte, l’Italie pourrait donc voir le coût moyen de sa dette supplémentaire être inférieur à 1% cette année, contre plus de 2% l’an passé. L’Italie devait pouvoir compter sur la confiance des investisseurs, nationaux pour la plus grande part.

Le fonds de garanties et de soutien européen de 540 milliards d’euros (comprenant des prêts et des financements), devrait également contribuer à soulager la facture du pays. Plus fondamentalement, les agences reconnaissent que l’Italie jouit d’un secteur industriel et commercial dynamique et agile, d’un taux d’épargne élevé et d’un faible endettement du secteur privé, ce qui lui assure une balance courante bénéficiaire. Ses faiblesses ne sont cependant pas moins criantes. Elles alimentent la méfiance de ses voisins du « Nord », disons-le. Ceux-ci craignent notamment les détournements des fonds européens distribués, dans un pays miné par la mafia et où l’économie « grise » cohabite avec un marché du travail jugé trop rigide et une fiscalité d’entreprises trop pénalisante. Ce sont là des maux anciens, qui expliquent le faible taux de participation 102


de la population active, alors que le pays est en butte à son vieillissement rapide, et au manque de dynamisme de ses investissements productifs, sur un tissu industriel constitué d’assez petites entreprises. Alors est-ce beaucoup trop de bruit pour rien ? Giuseppe Conte, le Président du Conseil, sort renforcé de cette épreuve, qu’il a de surcroît remportée sur deux fronts. Face à l’Eurogroupe, en obtenant une aide substantielle, hors des contreparties exigées dans le cadre du MES2. Face à l’opposition des eurosceptiques de la Ligue et du M5S – dont il est issu - qu’il a pu vaincre, tant l’un et l’autre se trouvent discrédités – notamment la Ligue dans son fief Lombard – par l’insupportable légèreté de leurs contradictions. Ainsi, malgré l’encours astronomique de sa dette qui devrait atteindre entre 153% et 156% de son PIB cette année selon les estimations les plus récentes, l’Italie devait pouvoir compter sur la confiance des investisseurs, nationaux pour la plus grande part.

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26'384 personnes décédées recensées au 25 avril 2020.

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MES, Mecanisme Européen de Stabilité.

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Banques, le retour en grâce 5 mai 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Les banques, vecteurs de la création monétaire, sont en première ligne dans la crise du COVID-19. L’occasion de solder les comptes de 2008.

Avec des taux au-dessous de zéro, la Banque Centrale Européenne a trouvé le moyen d’intensifier son soutien aux banques de la zone en leur offrant des facilités de crédit allant jusqu’à -1% pour des prêts à 3 ans1. Ces nouvelles largesses viennent renforcer un dispositif mis en œuvre depuis 2014 et visant à accroître les capacités de prêt du système bancaire en direction notamment des entreprises de la zone. Et de fait, les prêts aux entreprises non financières se sont constamment accrus depuis cette date, accompagnant la reprise de l’activité et de l’investissement de la région. Avec la crise du COVID -19, le système bancaire européen retrouve ainsi sa place centrale dans les dispositifs de soutien aux économies en détresse. Le taux élevé de bancarisation, la remontée des coûts du crédit financier – quand il n’a pas disparu – ont renforcé ce rôle, mis à mal depuis la crise des subprimes. S’y sont ajoutés de larges programmes publics de garanties de prêts, tandis que la BCE, et à sa suite la

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Commission Européenne, assouplissaient un certain nombre de règles prudentielles qui tendaient à pousser les banques à rechercher et conserver toujours plus de cash. Avec plus de 45% des encours distribués, le crédit bancaire reste en Europe le principal levier de financement des entreprises. Ceci le différencie depuis longtemps du système bancaire américain, dont la part dans le financement des entreprises n’atteint pas 20% de l’ensemble des crédits. Les banques européennes se sont donc naturellement retrouvées au cœur du dispositif de soutien financier aux entreprises. Ce fut d’autant plus évident que l’important maillage bancaire a permis d’atteindre les entreprises petites et moyennes qui constituent plus de 90% du tissu entrepreneurial de nos régions. La volatilité des marchés et leur accès réservé aux grands, voire très grands groupes, laissent une place importante à la transformation bancaire.

Rappelons que les banques sont des établissements de crédit, que se sont-elles qui créent la monnaie – et non la Banque Centrale2 – suivant l’axiome bien connu mais trop souvent oublié, « les crédits font les dépôts ». Cette formule retrouve toute son importance dans la « vascularisation » de l’économie. La volatilité des marchés et leur accès réservé aux grands, voire très grands groupes, laissent une place importante à la transformation bancaire. Contrastant avec cette mobilisation européenne, il semble que le système bancaire américain ait moins bien répondu aux attentes des plus menacés. La presse outre-Atlantique s’est largement faite l’écho de la captation – considérée comme indue – par les très grands groupes de la première campagne de prêts garantis par l’Etat, soulevant une vague générale de protestations. Mais même dans ce contexte, les défis qui attendent les banques sont considérables. Tout d’abord à court terme, nombre d’entre elles vont devoir faire face à des pertes sur certaines de leurs activités et à une augmentation probable des nonremboursements de prêts, ce qui pèsera durement sur leurs bilans. De plus, le maintien de taux d’intérêt à des niveaux très bas et l’aplatissement des courbes de rendements, compromettront leur rentabilité. Certes, les néo-banques sont restées à l’écart de cette campagne de prêts, car la plupart d’entre elles ne sont pas des établissements de crédit. Elles n’en constituent pas moins de sérieux concurrents sur nombre de segments d’activité. Et le moins que l’on puisse dire est que la crise actuelle n’a fait que renforcer la demande de services à distance. Ainsi la question de la refondation du système bancaire se pose toujours avec autant d’acuité. La crise actuelle – qui n’est pas une crise financière comme celle de 2008 – a certainement mis en lumière les failles des systèmes de contrôle et d’organisation qui ont émergé ces dix dernières années. Cela ne veut pas dire pour autant qu’un simple retour en arrière s’amorce. Au contraire, stress test grandeur nature, la pandémie pourrait bien accélérer la refonte du secteur, tant au niveau européen que national. Dans cette perspective, il n’est pas certain que le modèle de banque-assurance, universelle soit le plus adapté aux contraintes prudentielles et concurrentielles actuelles. Certaines maisons s’engagent sur la voie des multi services non bancaires. D’autres semblent retrouver le chemin de la séparation stricte des activités pour ne se 105


concentrer que sur un segment spécifique de marché. Le retour en grâce de la banque ne signe pas la fin de ses difficultés, ni ne lève toutes les méfiances. Le chantier de l’union bancaire européenne reste à parachever.

Dans le cadre des programmes dits TLTRO de -0,5% à -1% pour des facilités de crédit à 3 ans, ou dans le cadre PELTRO à -0,25% pour les prêts de 8 à 16 mois. 1

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Voir notre précédent article «Inondées de cash» du 24 mars 2020.

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Ménage à trois 19 mai 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

2 minutes de lecture

Plus que jamais en position de force au sortir de la première phase de la crise de la COVID-19, Angela Merkel pourra-t-elle en colmater les fissures.

Elle n’est pas la seule, mais Angela Merkel a été exemplaire à bien des égards. Sa gestion de la crise et de la pandémie du COVID-19 en Allemagne force l’admiration. Discours précis et transparent, sang-froid, coordination, moyens sanitaires et financiers importants et adaptés, et par-dessus tout, une société civile au rendez-vous et à l’initiative. Que demander de plus ? La Chancelière sort grandie de l’épreuve, et l’Allemagne moins atteinte que nombre de ses voisins. Moins de 8000 décès à ce jour, le pays n’a pas échappé à la récession, mais elle est deux fois moins sévère que chez ses voisins les plus proches. Sortie du déconfinement, elle affiche pour le moment un taux de reproduction du virus - l’indicateur de la pandémie le plus suivi dans le pays encore inférieur à 1. L’Allemagne s’est même payé le luxe de reprendre sa compétition de football (bien qu’à huis clos).

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En France, la crise a mis en lumière d’anciens travers.

L’Allemagne sort de la crise plus forte et plus puissante que jamais. Le Brexit met sur la touche un Royaume-Uni encore en confinement, et désormais impuissant à peser face à l’ascension de la puissance continentale. De quoi donner de l’urticaire au Foreign Office. De l’autre côté du Rhin, la France d’Emmanuel Macron émerge difficilement d’une crise qui l’a fragilisée. Le nombre de victimes, le strict confinement de 55 jours (une coïncidence de durée qui rappelle d’autres temps), le sentiment d’une gestion chaotique – au moins au début de la crise – laissent le Président aux portes de ses réformes, et face à un déficit et à une dette publique tels qu’il a perdu les faibles marges de manœuvre dont il disposait à son avènement. L’héritage était lourd, les difficultés et les oppositions se sont accumulées à l’intérieur comme à l’extérieur. En France, la crise a mis en lumière d’anciens travers. Les appels à un renforcement de l’Union, de son budget et même à la mutualisation des dettes, sont restés lettre morte. Au Sud, l’Italie est encore plus meurtrie, mais la faiblesse du pays contraste avec la fermeté de son Président du Conseil. Giuseppe Conte, à la tête d’une coalition minoritaire, a su faire taire ses adversaires et prévaloir ses arguments auprès de ses partenaires européens1. Au point de susciter l’attention bienveillante de son partenaire du nord ? Car tout n’est pas au beau fixe pour Madame Merkel, loin de là, et elle fort à faire. D’abord, parce que le temps risque de lui manquer. Partante en 2021, elle ne semble pas avoir trouvé de successeur. Son récent regain de popularité pourrait faire de l’ombre à bien des candidats. De plus, l’émergence –impensable il y a quelques années – d’une extrême droite de plus en plus affirmée et conquérante électoralement est une tache sur son « règne » et montre la fracture croissante entre l’Allemagne prospère et celle qui se sent laissée pour compte. La Chancelière se trouve aussi embarrassée par la décision récente de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe. En demandant des comptes à la Banque Centrale Européenne, la plus haute juridiction du pays, porteuse de sa propre vision de l’Union, se fait également le porte-parole d’une partie de l’opinion eurosceptique et peu encline à se montrer solidaire. Bref Angela Merkel doit composer avec une Allemagne qui craint de perdre sa souveraineté2, son épargne et sa prospérité. En Italie aussi, les blessures sont à vif.

Peut-être est-ce dans cette inquiétude commune face à la montée des euroscepticismes, qu’Angela Merkel pourrait trouver des raisons de se rapprocher de Giuseppe Conte. Car en Italie aussi, les blessures sont à vif et le ressentiment gagne à l’encontre d’une « Europe du Nord », jugée méprisante et qui, une fois de plus a abandonné le pays à ses maux. L’Italie du Nord est un partenaire industriel important. Cela se complique aussi par la crainte de voir la botte se transformer en « Cheval de Troie » de la Chine au sein de l’Europe. Car le gouvernement Conte a hérité de la précédente coalition d’un accord commercial qui fait du pays une étape sur la Route de la Soie chinoise, une tête de pont dans la zone euro. Et le gouvernement chinois 108


s’est empressé d’apporter, à grand renfort de publicité, son aide à une population qui s’était sentie mise au ban de l’Union. Le « couple » franco-allemand, se transformera-t-il en « ménage à trois » ? Angela Merkel y aurait tout intérêt, comme elle pourrait bien être aujourd’hui la seule à disposer de l’autorité suffisante pour recimenter l’Union à partir de ce socle.

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Voir notre article «Ne tirez pas sur l’ambulance»

Retrouvez l’article de Hélène Miard-Delacroix, «Peurs allemandes, peurs en Allemagne», paru dans le Rapport Schuman 2020 sur l’Europe (p52, disponible en version numérique), ed Marie B/collection Lignes de repères 2

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La monnaie magique 2 juin 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

3 minutes de lecture

La crise du COVID aiguise les appétits les plus extrêmes en faveur de la création monétaire. Mais rappelons qu’il n’y pas de « déjeuner gratuit ».

De « la monnaie hélicoptère » à l’annulation de la dette, les propositions de résolution de la crise économique actuelle par des expédients ne manquent pas. Ces recettes sont loin d’être nouvelles. Passons-les rapidement en revue. La crise est un formidable choc simultané d’offre et de demande. Les restrictions imposées à l’activité ont conduit les Etats à compenser ces pertes par des mesures budgétaires d’une ampleur sans précédent. Les mesures initiales de sauvegarde des revenus et des trésoreries des entreprises sont désormais relayées par des plans d’investissements et de soutien à la reprise économique. La montée brutale du chômage, l’intuition largement partagée que l’économie – toujours sous la menace de la pandémie – ne retrouvera pas rapidement son niveau d’avant-crise, inquiètent à juste titre, et suscitent l’activation de mesures contracycliques. Ces initiatives semblent d’autant plus nécessaires qu’elles s’inscrivent dans la perspective d’un réajustement plus large de l’économie. Il s’agit de 110


tenir compte des impératifs de souveraineté et de sécurité des approvisionnements et de préservation de l’environnement et du climat. Or, face à ces besoins supplémentaires, l’augmentation brutale des déficits publics et des dettes s’ajoute, à de rares exceptions près, à des encours déjà très élevés. Alors que faire ? Pour certains, la réponse est aussi simple que radicale : annuler les dettes ou les rendre perpétuelles. Cette tentation est forte puisque les banques centrales ont déjà franchi de nombreuses « lignes rouges » avant et depuis la crise[1]. Sans plus d’horizon de remboursement, cela revient donc à monétiser la dette et à faire peser sur la collectivité le poids de ces annulations. La perte de confiance dans la monnaie qui en résulterait serait particulièrement désastreuse, et le coût de la dette ne ferait que croître. A cela s’ajoutent les propositions visant à stimuler la consommation et ainsi « couper court » aux fluctuations du cycle. Nous retrouvons les tenants de « la monnaie hélicoptère » et de la gestion directe par la Banque Centrale de l’épargne des ménages. En effet, dans un monde où la dématérialisation de la monnaie s’accélère – comme le montre l’exemple suédois dès avant la crise du COVID-19, et la nécessité sanitaire de ne plus manipuler du cash depuis – pourquoi ne pas la faire disparaître complètement au profit de la seule monnaie-banque-centrale virtuelle ? Ainsi pourraiton à loisir, soit infliger des taux très négatifs sur les rémunérations des comptes courants et d’épargne des ménages, soit leur distribuer directement des revenus supplémentaires – un moyen de libérer l’épargne et d’encourager la consommation, affirment ses promoteurs. Que valent les cas du Zimbabwe, du Venezuela ou de l’Argentine, quand le Japon n’en finit pas d’accroître sa dette ?

Les années de baisse de l’inflation, la perception d’une reprise économique médiocre, peu productive et porteuse d’inégalités, ne peuvent laisser indifférent, et les raisons de considérer un rééquilibrage de la croissance n’ont fait que s’accentuer avec la crise. Ainsi l’idée qu’il y aurait un seuil de dette, a priori infranchissable (la « règle » des 90% énoncée en son temps par les économistes Carmen Reinhardt et Kenneth Rogoff), serait depuis longtemps infirmée. Il est d’autant plus aisé de rejeter ces arguments qu’aucun exemple récent ne semble « recevable » aux yeux des experts. Que valent les cas du Zimbabwe, du Venezuela ou de l’Argentine, quand le Japon n’en finit pas d’accroître sa dette ? Je persiste à penser que « l’inflation est partout et toujours un phénomène monétaire », et la confiance des agents économiques, un bien aussi impalpable que fragile. Cela reste une donnée essentielle de la stabilité de nos systèmes économiques et financiers. Ce qui n’empêche pas les banques centrales de faire preuve d’adaptabilité et d’innovation. Certains y voient d’ores et déjà la fin de leur indépendance. C’est un risque qu’elles courent en effet. Mais s’en prendre avec autant de légèreté à la confiance dans la monnaie est un pari d’autant plus risqué que ce mouvement s’inscrit dans une tendance plus large du retrait américain de la scène mondiale[2] et des contestations internes à l’euro. 111


Repenser les politiques budgétaires et revoir le poids de la dépense publique dans nos économies est un chemin ardu.

Alors, osons parler d’austérité. Le mot fait peur… Pire, il génère colère et invectives. Il est incongru aux yeux de nombre d’analystes et sonne comme une menace insupportable à tant de gouvernements quand la crise a révélé les failles de certains de nos systèmes de santé et les manquements à la population. Et pourtant. La question du réalignement de nos finances publiques, au regard du poids de celles-ci sur l’économie est devenue cruciale. Les décisions dans ce domaine n’affectent pas seulement la demande – suivant l’équation simpliste : austérité = récession ; elles changent les données de l’offre, tant du point du vue de la disponibilité du travail que de celle du capital. C’est l’occasion de rendre hommage au travail mené de longue date par l’économiste récemment disparu Alberto Alesina [3], que nous avons déjà cité dans ces colonnes, et qui a défendu avec constance la raison et non la fuite financière. Repenser les politiques budgétaires et revoir le poids de la dépense publique dans nos économies est un chemin ardu. Mais comme le montre l’auteur, il n’est pas toujours celui de la défaite politique ou de la récession permanente. L’Europe a plus que jamais de bonnes raisons de s’en tenir à une approche collective qui tienne compte de sa propre culture… Et de se méfier des illusionnistes.

[1] Voir notre article du 24 mars dernier «Inondés de cash» https://www.allnews.ch/content/points-de-vue/inond%C3%A9s-de-cash [2] Voir notre article du 11 février dernier «La douleur du dollar» https://www.allnews.ch/content/points-de-vue/la-douleur-du-dollar [3] Roberto Alesina, Carlo Favero, Francesco Giavazzi «Austerity, when it works and when it doesn’t» 2019, Princeton University Press

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A contre-courant 9 juin 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

2 minutes de lecture

Alberto Alesina prônait une austérité bien comprise et bien menée. A contre-courant aujourd’hui, sera-t-il bientôt dans le vent ?

Y aura-t-il un « moment Alesina » comme il y eut un « moment Minsky1 » lors de la crise de 2008 ? On peut le craindre, car la lutte contre la pandémie COVID-19 et ses conséquences économiques ont fait exploser les dépenses publiques dans bon nombre de nos pays qui connaissaient déjà des niveaux de dette alarmants. Certains vont se trouver confrontés désormais au problème de la soutenabilité de leur dette. Stabilisateurs automatiques, mesures de soutien aux plus fragiles, aux systèmes de santé et aux secteurs touchés, ont été les priorités de tous les pays concernés. A cela se sont ajoutées des mesures bienvenues de solidarités internationales. L’urgence commande, certes, mais qui en avait les moyens ?

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Alors que se dessine une reprise pour le moins progressive et erratique, le spectre de l’austérité budgétaire se profile à l’horizon. Une perspective tellement « hideuse » que tant de voix s’élèvent déjà pour proposer toutes sortes de remèdes aussi simples que dangereux2. C’est l’occasion pour nous de revenir sur les travaux de l’économiste Alberto Alesina3, à qui nous voulons rendre hommage. Spécialiste de finances publiques, le professeur Alesina, titulaire entre autres, de la chaire d’économie politique, Nathaniel Ropes, de l’Université de Harvard, s’inscrit depuis bien des années à contre-courant des théories dominantes dans ce domaine. Les réductions de dépenses publiques causent moins de dégâts et s’avèrent plus durables et efficaces que les hausses d’impôts.

Pourquoi l’austérité ? Premier constat, s’ils agissaient toujours comme ils le devraient, les Etats n’auraient guère à y recourir, affirme d’emblée l’auteur. Car une saine gestion publique consiste à ménager – à contrecycle – des marges de manœuvres budgétaires lorsque l’économie se porte bien pour faire face et soutenir l’économie en période de crise. La dette qui s’accumule résulte alors de mauvais choix de politique économique. Comment ne pas évoquer l’étonnante baisse d’impôts de 2017 décidée par la Président Trump alors que l’économie était au plein emploi ? Et puis il y a les circonstances exceptionnelles qui s’imposent à tous. Hier les Etats s’endettaient pour faire la guerre, aujourd’hui c’est pour lutter contre la pandémie. Quelle austérité alors ? Certainement pas n’importe laquelle. En étudiant les implications macroéconomiques de la consolidation budgétaire, Alberto Alesina et ses collègues concluent que les réductions de dépenses publiques causent moins de dégâts et s’avèrent plus durables et efficaces pour l’économie que les hausses d’impôts. La principale conclusion de ces recherches, qui portent sur un éventail large de données sur plus de 30 années pour les pays membres de l’OCDE, est que les politiques d’ajustement des dépenses et de contrôle des transferts publics ont un impact économique négatif bien moindre que les politiques d’augmentation de la fiscalité, qui tendent à réduire durablement les capacités de production d’un pays. L’austérité budgétaire bien comprise et cohérente ne compromet pas forcément les chances de réélection.

A l’appui de sa thèse, il avance plusieurs raisons : les effets de richesse induits par la réduction des dépenses publiques compensent leurs effets négatifs immédiats et souvent de court terme. Leur ciblage plus fin les rend plus efficace et évite les rentes de situations ou les accaparements indus. La progression permanente des hausses d’impôt crée des distorsions d’offre, dans un contexte de rigidité des prix. Il en résulte alors une augmentation constante du chômage. Le gonflement de la dette, la crainte d’un recours permanent à l’impôt pour pallier ces défaillances, ne fait que renforcer le comportement Ricardian des ménages, prompts à épargner et non à consommer ou investir. Enfin, et cela en surprendra plus d’un, les études des auteurs montrent que loin de condamner les gouvernants à la défaite électorale, l’austérité budgétaire bien comprise et cohérente ne compromet pas forcément leurs chances de réélection. 114


Force est de constater que la spirale budgétaire qui s’est installée dans beaucoup de nos économies développées, et ce depuis de nombreuses années, n’a pas généré plus de croissance, ni soutenu l’investissement. Alors que le gouvernement de Shinzo Abe lance un énième et gigantesque plan de relance (au moins sur le papier) et dont la Banque Centrale est devenue le financier, on ne voit pas pourquoi celui-ci fonctionnerait mieux que les précédents, qui sont loin d’avoir redynamisé le Japon ces dernières années. Le professeur en convenait, ses conclusions portent sur les quelques années qui suivent la mise en œuvre de telles politiques et ne peuvent évaluer l’avenir plus lointain. De même, il savait bien que sa seule démonstration ne mettrait pas un terme au débat. Le terme d’austérité n’était-il pas d’ailleurs une provocation de sa part ? Face à ceux qui affirment qu’il y a une « bonne et une mauvaise dette », Alberto Alesina prônait, quant à lui, la bonne face à la mauvaise austérité. Le temps n’est-il pas venu de s’y employer ?

Du nom de Hyman Minsky, économiste, spécialiste des crises financières. Le moment Minsky marque le point de retournement où les investisseurs surendettés passent de l’euphorie à la panique. 1

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Notre précédent article «La monnaie magique» 2 juin

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Alberto Alesina, 1957 – 2020 https://scholar.harvard.edu/alesina/biocv

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La ville à la campagne 16 juin 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Pandémie, confinement… La grande ville n’a plus la cote, et la technologie pourrait fournir à certains le moyen d’y échapper.

« Il faudrait mettre les villes à la campagne, l’air y est plus sain », disait déjà un humoriste au milieu du XIXe siècle1. Au sortir du confinement, l’aspiration vient de trouver un nouvel élan. Finis les appartements exigus, les métros bondés, les bureaux en open space, les grandes tours et les quartiers d’affaires ! Vive le travail à distance, l’équilibre de vie, le grand air et les routes ouvertes. Les sondages montrent que le risque de pandémie s’est ajouté à la liste déjà longue des désagréments de la ville et concourt avec la pollution, le prix des logements et le coût de la vie, à pousser les citadins hors des grandes agglomérations, à la recherche d’une maison avec son coin de verdure. Cela sonne-t-il le glas des grandes métropoles ? Certains craignent déjà le début d’une nouvelle décadence, marquée par la fuite des activités économiques, des classes moyennes et une fragmentation sociale encore plus marquée entre des zones délaissées et les « beaux quartiers ». En attendant, le risque est de voir les sièges des 116


grands groupes quitter les villes ou du moins y réduire leurs surfaces d’activité ; une menace directe sur les finances locales. On pense ainsi au New York des années 1970, avant sa renaissance 20 ans plus tard. Si l’on est prêt à déménager, ce n’est pas tout à fait n’importe où.

Le sort n’en est pas tout à fait jeté pour autant. L’expérience du confinement a également servi de révélateur : l’hyper centre reste un point d’attraction et de ralliement essentiel. La jeune génération ultra-connectée apprécie de s’y retrouver tant pour le travail que pour ses loisirs. Il est possible que le monde de la finance, qui occupait jusqu’ici le haut du pavé mais qui a appris à s’organiser à distance, se délocalise et soit remplacé par la nouvelle économie. Ainsi une industrie chasserait l’autre, comme ce fut le cas auparavant avec le monde des usines et les ateliers. Pour la ville, l’enjeu est de taille car il s’agit de réinventer les mobilités. Aux transports publics surchargés, les voyageurs préfèreront espacer leurs déplacements, ou choisir d’autres moyens de locomotion… La tendance était déjà bien avancée en Europe, les centres historiques se ferment aux automobiles, au profit de l’aménagement de pistes cyclables. Les une ou deux roues – de préférence électriques – sont en train de prendre l’ascendant. De ce point de vue, les villes doivent relever le défi d’une nouvelle attractivité, et un programme d’investissement en équipements et infrastructures de communication. L’enjeu n’est pas moindre pour la « province ». Car si l’on est prêt à déménager, ce n’est pas tout à fait n’importe où. Prenons l’exemple de la France. Hormis peut-être les collapsologues, les candidats au « retour à la terre », ne sont pas pour autant prêts à abandonner leur mode de vie. Les destinations en vue cette fois-ci seraient plutôt des agglomérations petites ou moyennes, loin des côtes déjà surpeuplées, dans la périphérie de certaines métropoles régionales ou encore très bien reliées à Paris par la route ou le TGV. A côté des déjà populaires Orléans et Tours, on trouve ainsi Montauban, Limoges, Le Mans, Arras, Quimper ou encore Poitiers et Angoulême. Bref, des villes suffisamment grandes pour disposer des équipements et services publics nécessaires (écoles, hôpitaux) et j’oserais dire plus encore d’internet haut débit ! Ces cités, dont la population stagnait ou presque depuis de nombreuses années, pourraient donc connaitre un nouvel essor, leur défi restant celui de l’aménagement de leur territoire et des investissements en équipements adéquats. La France vient d’annoncer le lancement en septembre d’une nouvelle tranche d’enchères pour l’attribution des blocs de fréquence de la 5G, avec engagements de couverture du territoire. Si la ville se met à la campagne, la campagne viendra-t-elle en ville ?

La campagne elle, accueillera-t-elle ces nouveaux venus à bras ouverts ? Ce n’est pas si sûr. Les exemples de cohabitations difficiles se multiplient, des procès contre des coqs ou des clochers aux exigences de mise en retrait des épandages pour cause de proximité avec de nouveaux lotissements, les griefs ne manquent pas du côté de la campagne, qui a vu son territoire rogné par l’expansion des grandes métropoles.

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De leur côté, les grandes villes se réinventent : des ruches sur les toits et le miel de l’Opéra de Paris vous attendent, des champignonnières retrouvent les sous-sols et des jardins collectifs poussent sur les terrassent, tandis que les murs se végétalisent. Si la ville se met à la campagne, la campagne viendra-t-elle en ville ? Les images de nos centres urbains désertés, rendus involontairement aux animaux parfois les plus inattendus, pourrait nous le ferait croire. Ces exemples éminemment français trouveront leur sens aussi ailleurs en Europe. Mons « centralisés », les pays comme l’Allemagne, la Suisse ou l’Italie risquent fort de suivre des tendances similaires. Il est moins facile de se prononcer pour les Etats-Unis ou l’Asie où d’autres paramètres sont à prendre en considération. La pandémie et le « grand enfermement » devraient en tout cas rebattre les cartes d’un marché immobilier dont les envolées spéculatives ont peut-être été brisées.

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Attribuée à Alphonse Allais, l’expression est de Jean Louis Auguste Commerson, dans son encyclopédie bouffonne parue en 1860.

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L’élan vert 23 juin 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Plus que jamais, le changement climatique est à l’ordre du jour. Les investisseurs entendent y contribuer. Auront-ils une influence décisive ?

Le confinement a fait reculer de trois semaines le « jour de dépassement de la terre ». Mais comme le soulignent les experts, cette baisse forcée des émissions de gaz à effet de serre n’est ni structurelle au plan écologique, ni tenable économiquement. Dans le même temps, la période nous a mis face à nos propres contradictions, car pour les défenseurs du climat, sont apparues de nouvelles « provocations » : augmentation de la production de plastiques jetables, de masques contenant des matières non biodégradables, report de mesures de restrictions d’émissions etc. Révélatrice des enjeux à relever, cette période n’a fait que renforcer la nécessité de tenir les 119


engagements environnementaux et de préservation de la biodiversité, afin de contenir les risques sanitaires et climatiques à venir. La Commission Européenne a placé son plan de relance sous ce double objectif de l’environnement et de la cohésion sociale. Tenir les engagements de la COP21, reste donc encore un défi collectif. Les gouvernements s’y emploient notamment en Europe, où les plans de relance s’articuleront autour des stratégies bas carbone, de protection de l’environnement, tout en favorisant l’activité et l’emploi. On devrait voir se déployer des politiques de transport, d’aménagement du territoire et de rénovation des habitats allant dans le sens de ces engagements. La Commission Européenne a également placé son plan de relance sous ce double objectif de l’environnement et de la cohésion sociale. Du côté des investisseurs, la participation à l’effort commun s’organise elle aussi. Elle répond à une aspiration de plus en plus partagée par les épargnants de voir leurs fonds utilisés « à bon escient ». La montée en puissance des thématiques ESG1 en est le témoin. Ainsi, sous l’égide de l’ONU, s’est formée une alliance d’investisseurs institutionnels « net zero asset owner alliance » qui s’est donnée pour objectif d’aligner ses portefeuilles d’investissement en vue de contenir la hausse de température à 1,5° au-dessus des moyennes de référence d’ici 2050, comme stipulé par les Accords de Paris. Les fonds concernés représentent environ 4700 milliards de dollars et ses initiateurs sont essentiellement des assureurs et réassureurs, fonds de pensions et de retraite, privés, publics et semi-publics, pour la plupart européens et canadiens. Il s’agit de mener une politique d’investissements dits responsables et durables ayant pour objectif de « décarboner » les portefeuilles, en sélectionnant les entreprises ayant adopté de telles stratégies ou en influençant par leurs prises de participations les secteurs qu’elles visent. Sortir de l’équation climat contre décroissance demandera certainement de fournir un nouvel élan.

Cette puissance initiale aura-t-elle un effet d’entraînement suffisant ? Certains en doutent encore. Les montants énoncés ne représentent en fait qu’une partie infime de l’encours total de l’épargne mondiale. De même, comment engager les pays les plus influents – et les plus pollueurs – quand les Etats-Unis se sont retirés de la COP21 et que nombres de pays émergents sont confrontés à des urgences économiques que la pandémie n’a fait qu’aggraver ? Du point de vue des investisseurs, de grands groupes privés se rapprochent de ces démarches. C’est le cas du gestionnaire BlackRock, qui a annoncé en janvier dernier s’engager dans l’investissement durable. Le 26 mars, le Parlement et le Conseil Européen se sont accordés sur la création d’un premier système de référence et de classification des activités économiques durables dit taxonomie. En élaborant des critères reconnus et fiables, les autorités mettent les moyens de sélection plus transparents à la disposition des investisseurs et des épargnants. 120


Il reste qu’au sortir de la crise du COVID-19, les moyens publics se sont raréfiés et la coordination internationale s’est amoindrie. Sortir de l’équation climat contre décroissance demandera certainement de fournir un nouvel élan. 1

ESG, Environmental, Societal, Governance

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La contagion protectionniste 30 juin 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Reconquête de la souveraineté économique, protection de l’emploi… le virus du protectionnisme à doses de moins en moins homéopathiques.

Comment ne pas être frappés par cette évidence : à bien des égards, la crise du Covid19 n’a fait qu’accélérer les tendances déjà à l’œuvre antérieurement. Parmi celles-ci, la contagion protectionniste a encore gagné du terrain. Nous l’avions déjà évoqué, le Covid-19 n’est que «la prolongation de la guerre commerciale sino-américaine par d’autres moyens1». Donald Trump, en mauvaise posture dans tous les sondages pour sa gestion désastreuse de la pandémie, accentue les pressions sur la Chine, mais aussi sur l’Europe. Nouvelles mises à l’index de sociétés chinoises considérées comme étant sous l’emprise de l’armée, retrait des discussions sur la taxation internationale des GAFA etc. Pour le président américain en campagne, le thème est assez porteur pour qu’il aille jusqu’à suspendre les visas H1-B de travail temporaires pour les personnes qualifiées, cette fois-ci au nom de la protection de l’emploi et des travailleurs nationaux.

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Ce que les Etats semblaient avoir évité au lendemain de la crise de 2008, risque cette fois-ci de progresser à grands pas. La pandémie et le confinement ont provoqué une contraction majeure des échanges mondiaux. L’OMC estime que le trafic de marchandises pourrait s’effondrer de 13% à 32% cette année. La reprise des échanges sera cruciale pour soutenir l’activité mondiale. Nombre de nos gouvernements entendent promouvoir le rapatriement de certaines productions.

Le rapport de la Commission Européenne pour l’année 20192, faisait déjà état de la montée générale des protectionnismes. Sans surprise, la Chine tient la première place parmi les pays les plus fermés, tandis que les Etats-Unis se montrent de plus en plus intransigeants. Les efforts de l’UE en faveur de l’ouverture des marchés tiers produisent quelques résultats qui peuvent se mesurer en milliards d’euros. Ils n’en restent pas moins modestes au regard des enjeux. De plus, ses objectifs toujours plus affirmés, manquent encore de points d’appuis et d’alliés : promotion du multilatéralisme, transition climatique et numérique, sécurité technologique et protection de la propriété intellectuelle. Face à ces défis, l’Europe va devoir naviguer entre pressions extérieures grandissantes et complaisances internes. Ainsi, dès le début de la crise, l’Union a-telle été prompte à renforcer les mesures de protection des entreprises vulnérables contre les investisseurs « vautours » de pays tiers. De même, à l’intérieur de l’Union, les autorités de la concurrence se sont empressées d’assouplir les règles en matière de contrôle des aides d’Etat. Elles ont également facilité les coopérations dites « licites » entre entreprises européennes, sans encourir le risque d’être condamnées pour ententes ou abus. Mais ces mesures d’urgence, au caractère théoriquement temporaire, ne risquent-elles pas de remettre en cause durablement les principes qui régissent l’organisation et la régulation de la concurrence au sein de l’Union ? Même après la réouverture de Schengen, la hausse attendue du chômage renforce la tentation de remettre en cause les principes de libre circulation des biens et des personnes. La question de la souveraineté sanitaire s’est posée avec plus d’acuité, c’est une évidence. Pris de court, nombre de nos gouvernements entendent désormais promouvoir le rapatriement de certaines productions, et sécuriser les chaînes d’approvisionnement considérées comme essentielles. On ne saurait les en blâmer. Mais comment vont-ils s’y prendre ? Au sortir de la crise, qu’adviendra-t-il des mesures exceptionnelles mises en œuvre et si coûteuses ? Au nom de la protection des consommateurs et des emplois, qu’exigera-t-on en contrepartie des aides publiques d’urgence ? Conditions d’opération, contraintes sur les politiques de recrutement, exigences sur la localisation ? A l’extérieur l’Europe doit se préserver et lutter pour la réciprocité commerciale, ce qu’on nomme le « level playing field », mais ne risque-telle pas de se fragmenter de l’intérieur par le recours à des réflexes aussi anciens qu’inefficaces de rejet de la concurrence et de repli sur soi ? Cela a été montré et démontré : l’absence de concurrence et la fermeture des frontières, comme la

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dévaluation, raréfient l’offre, augmentent les prix pour les consommateurs et font perdre des emplois. Le « made in my country » fait florès un peu partout. Les publicistes ont bien saisi la tendance qui, à longueur d’annonce, nous font avaler du « local » et du « produit de chez nous ». C’est tant mieux si cela résulte d’une plus grande efficacité concurrentielle de la part de nos producteurs. C’est bien plus dommageable si c’est le fruit de monopoles à l’abri de nouvelles barrières. A privilégier la protection à court terme, nous risquons de faire les mauvais choix et de sacrifier la liberté d’entreprendre sur l’autel de la relance.

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Le dictateur et le pantin, 21 avril 2020

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Report from the Commission to the Parliament and the Council on Trade and Investment Barriers

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Le Winston de l’Europe 7 juil 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

2 minutes de lecture

Ce n’est certes pas la débâcle mais l’Europe est éprouvée. 80 ans après, trouvera-t-elle son nouveau Churchill avec Angela Merkel ?

L’Allemagne d’Angela Merkel vient de prendre pour six mois la Présidence de l’Union Européenne, ce qui ne pouvait mieux tomber, pour elle, comme pour l’Europe. La Chancelière allemande, déjà célébrée à maintes reprises comme la femme la plus puissante du monde, arbore tous les attributs d’un leader exemplaire et inspirant. Au sortir de la crise du confinement, elle pourrait bien les mettre au service d’une Europe convalescente. Sur le plan domestique, l’Allemagne affiche un bilan sanitaire remarquable. Le pays ne sera certes pas épargné par la crise économique, mais il devrait s’en tirer moins mal que d’autres, d’autant que, depuis des années, son gouvernement s’est ménagé les moyens économiques et financiers de faire face à un tel choc. Il serait plus juste de parler d’un sens aigu de l’adaptation, et d’une capacité à se remettre en question après réflexion, sans déroger à ses principes. 125


Ainsi, Angela Merkel retrouve-t-elle son leadership tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, après un « trou d’air » qui arborait les stigmates d’une triste fin de règne. A la tête du pays depuis 2005, « Mutti», ne pourrait être plus éloignée de l’image d’une mère abusive et infantilisante. Les qualités dont elle fait preuve, d’autres les ont déjà énumérées et je n’en retiendrai qu’une : sa formidable capacité à construire un consensus, sans pour autant y sacrifier son autorité. N’oublions pas qu’Angela Merkel a dû exercer ses trois mandats dans le cadre de coalitions pour le moins changeantes et fragiles. Cela a beau être une « tradition » politique allemande, elle a dû et doit encore arbitrer entre des formations dont les intérêts se contredisent souvent, tout en restant attentive aux aspirations de la population. Cela s’est manifesté par des décisions politiques fortes, et parfois même abruptes, comme le retrait du nucléaire après l’accident de Fukushima en 2011, la décision d’ouvrir les frontières du pays aux migrants à l’été 2015, l’adoption d’un salaire minimum en 2015 et tout récemment, l’initiative d’un plan budgétaire européen. Rien de cela n’allait de soi, et beaucoup ont reproché à la Chancelière ces virages sans précaution. Il serait plus juste de parler d’un sens aigu de l’adaptation, et d’une capacité à se remettre en question après réflexion, sans déroger à ses principes. A l’approche de la fin de son mandat, Angela Merkel semble bien avoir pris la mesure des nouveaux défis qui attendent son pays, et la nécessité de se réinventer. A l’intérieur, elle n’a pu enrayer la montée des extrêmes, ni le sentiment du creusement des inégalités et de l’insécurité. A l’extérieur, l’Allemagne globalisée s’est retrouvée plus dépendante qu’influente. Sur le plan militaire, le parapluie nucléaire américain s’est un peu décousu mais pèse encore sur la politique du pays. Au plan économique, la Chine est devenue la première destination de ses exportations, mais aussi son premier fournisseur. La Russie lui fournit une grande partie de son gaz et de son pétrole. Son modèle économique fondé sur le commerce extérieur et sur l’automobile (respectivement 45% et 20% du PIB), s’est avéré vulnérable. La Chancelière a repris à son compte et selon des termes acceptables pour elle, l’idée d’un financement commun.

Aussi est-ce du côté de l’Union Européenne que l’Allemagne pourrait trouver le moyen de se refonder et de se projeter en devenant le trait de (ré-)union entre l’Europe du Nord et du Sud, entre celle de l’Ouest et celle de l’Est. Son économie le lui permet et le Brexit lui laisse le champ libre sur le continent. Se recentrer et contribuer activement au rebond de l’Union Européenne constituerait pour l’Allemagne une double opportunité : peser de tout son poids sur les orientations économiques et institutionnelles de l’Union ; porter et faire prévaloir les principes et les objectifs européens à l’international, face aux très grandes puissances. Par son expérience et sa stature, Angela Merkel semble bien la seule à pouvoir fédérer toutes les parties en présence. Ainsi, le Parlement allemand vient de légiférer pour autoriser la Bundesbank à poursuivre ses achats d’obligations d’Etat pour le compte de la BCE, coupant court à 126


la polémique suscitée par la décision de la cour de Karlsruhe. De même, en présentant avec la France le plan budgétaire européen, la Chancelière a repris à son compte et selon des termes acceptables pour elle, l’idée d’un financement commun. Mais la gageure sera à la hauteur de l’ambition, car Angela Merkel ne manquera pas de critiques ni de contradicteurs en Europe. Il y a eu la crise grecque, les « malentendus » franco-allemands, les relations avec la Turquie etc… Sa fermeté récente à l’égard du Royaume-Uni, pourrait lui valoir encore d’autres attaques. Reconnue ou contestée, Angela Merkel est respectée partout. Difficile de penser qu’un destin de plus grande envergure ne s’offrira pas à elle au sortir de la Chancellerie.

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Hong Kong, les masques tombent 16 juil 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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L’entrée en vigueur de la loi de sécurité nationale à Hong Kong cristallise les ambitions de la Chine. Une nouvelle étape dans une nouvelle guerre froide.

Le Printemps de Hong Kong résonnera-t-il comme le Printemps de Prague en son temps ? Les chars n’ont pas fait irruption dans la cité, la Bourse ne semble pas avoir été affectée. Pourtant, la main de Pékin vient de s’abattre, et les implications de la mise en œuvre de la loi de sécurité nationale vont durement, bien que progressivement, se faire sentir sur le territoire et au-delà.

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Le projet était muri de longue date, les circonstances ont fourni l’occasion d’agir. Les élections à Taïwan ont reporté tout espoir de rattachement rapide des deux entités. Européens et Américains sont entièrement préoccupés par la propagation de la pandémie et les conséquences économiques du confinement. La promulgation de la loi a bien suscité des protestations générales et même de nouvelles sanctions. Mais celles-ci risquent de coûter plus cher à Hong Kong qu’à la Chine, en isolant le territoire du reste du monde, pour le laisser un peu plus à la merci politique et économique du continent. Sans compter que l’Amérique isolationniste de Donald Trump n’est plus vraiment capable de mobiliser un front uni1. La bourse de Tokyo rêve de sortir de sa léthargie pour redevenir le hub de la région.

La loi de sécurité met fin de facto à l’état de droit dans le territoire. Son énoncé comme son champ d’application constituent une menace majeure sur les personnes et les activités. Les atteintes susceptibles de sanctions sont formulées de façon assez vague pour être appliquées arbitrairement. De plus la loi s’étendra à toutes les personnes, physiques et morales, présentes sur le territoire, qui pourraient ainsi se trouver sanctionnées, extradées et jugées en Chine même. Pékin vient donc de s’arroger un pouvoir d’extraterritorialité sur l’ensemble des activités et des individus présents à Hong Kong à quelque titre que ce soit. Prises entre le marteau des restrictions d’approvisionnements et l’enclume des risques de sanctions arbitraires – voire de disparitions - les entreprises étrangères risquent vite de se décourager. Face à la censure, les principaux réseaux sociaux américains ont choisi de se retirer. Cela les honore. Ce faisant ils laissent le champ libre à l’internet d’Etat. Car la Chine d’aujourd’hui n’est pas l’Union Soviétique d’hier. Est-il besoin de rappeler son poids économique et l’ampleur des interdépendances qui nous lient à elle. Débouché économique et financier du continent-atelier, Hong Kong n’est plus aussi importante, ne pesant désormais que près de 3% du PIB de la Chine contre plus de 16% en 1997. En perpétuelle reconversion, le territoire dynamique ne serait-il d’ailleurs pas devenu au fil du temps un concurrent gênant face au développement dirigé de grandes villes comme Shenzhen et Shanghai ? Du côté occidental, on donne l’impression d’être prêt à se « partager les dépouilles », et tenter d’attirer à soi capitaux et cerveaux en mal de sécurité. Boris Johnson a offert l’asile économico-politique et la nationalité britannique aux Hongkongais nés avant 1997. La bourse de Tokyo rêve de sortir de sa léthargie pour redevenir le hub de la région. Ainsi la charnière de Hong Kong vient de céder à la bipolarisation accrue du monde. Dans cette passe, la Chine semble avoir toutes les bonnes cartes en main et prendre un risque économique minime. Les Etats-Unis et l’Europe ne peuvent que constater l’échec de leur ambition de démocratisation de l’Empire du Milieu, qui aurait dû suivre l’ouverture économique du pays. Pour les démocraties le réveil est amer. Ce n’en est pas moins un réveil. En tombant le masque, alors qu’elle est sous le feu de critiques croissantes pour sa gestion de la pandémie comme pour l’oppression des communautés Ouïghours, la 129


Chine se risque à entrer en confrontation directe avec les Etats et les organisations démocratiques et multilatérales qu’elle juge affaiblies et contrôlables. Même si c’est au prix de quelques sacrifices commerciaux, pour elle le jeu en vaut sûrement la chandelle. N’est-ce pas l’erreur que d’autres dictatures ont commis avant elle ? 1

Voir notre précédent éditorial «Le dictateur et la pantin» 20 avril 2020.

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Cartographie de la rentrée : la démocratie menacée 20 aoû 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Le COVID-19 accélère les tensions politiques autant qu’il en constitue un prétexte commode. Un investisseur responsable peut-il s’y retrouver ?

Plus que jamais, la trêve estivale sur nos plages s’avère une illusion. Les tensions internationales et les violences politiques, comme en témoignent les assassinats récents de personnels humanitaires, n’ont jamais pris de vacances. Pire encore, elles profitent des nôtres. La pandémie du COVID-19 de son côté autoriserait plutôt les abus de pouvoir. Certains refusent d’y céder, parfois même alors que leur survie économique voire même alimentaire est en jeu. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous tenterons de faire le point autour de quelques thèmes de cette actualité. Rappelons tout d’abord que la lutte pour contenir la pandémie n’est ni terminée ni gagnée. Celle-ci pèse déjà durement sur nos sociétés tout entières. Facteur d’aggravation des inégalités jusqu’à la précarité extrême, la pandémie attaque le tissu 131


social. Même en Europe, où il semblait maîtrisé, le COVID-19 continue d’entraver nos activités. La reprise – encore modérée - de foyers infectieux au cours de l’été exacerbe un peu plus les relations au sein de la société et entre les pays. Ces tensions se manifestent dans des faits divers violents individuels ou collectifs (agressions autour du port du masque, rassemblements sauvages, manifestations), comme dans les décisions abruptes des autorités (quarantaines ou fermetures unilatérales de frontières quasiment sans préavis, couvre-feux etc.…). La course au vaccin attise les rivalités nationales.

Par ailleurs, les rivalités entre grandes puissances ne se sont pas non plus mises en congé. La « guerre commerciale » entre la Chine et les Etats-Unis bat son plein, dorénavant sur le terrain de la technologie où les deux pays se barrent la route et montent le ton. Dans ce domaine, le rapport de force encore en faveur de l’Amérique lui permet de marquer des points face à la Chine qui fait le dos rond en attendant l’issue de l’élection présidentielle du 3 novembre. La rivalité des deux puissances est également montée d’un cran sur le plan diplomatico-militaire (fermetures de consulats et renvois des personnels diplomatiques, interventions en Mer de Chine, pressions sur les alliés et les « obligés »). De plus, la course au vaccin attise les rivalités nationales. La Russie se dit quasiment prête, les autres puissances sponsorisent également tels ou tels laboratoires. A leur seul avantage ? De son côté, la Turquie avance en Méditerranée et défie ses voisins grecs et ses alliés de l’OTAN. Au même moment, l’Amérique de Donald Trump rue dans les brancards de l’Organisation et accroît la défiance de ses alliés les plus fidèles par ses initiatives (déplacement de contingents d’Allemagne vers la Pologne, tournée du Secrétaire d’Etat Mike Pompeo en Europe Orientale uniquement). Enfin, si les gouvernements dits populistes ont à peu près partout fait la preuve de leur incurie durant la pandémie, peu ont été sanctionnés à ce jour. Il aura fallu la terrible explosion du port de Beyrouth pour pousser le premier ministre à la démission dans un pays déjà ravagé par la crise économique, la corruption et la maladie. Au contraire même, certains en ont profité pour renforcer leur emprise sur leur pays. Le premier ministre hongrois a usé de la pandémie pour se faire attribuer des pouvoirs exceptionnels, et ce pour une durée indéterminée. Le cas le plus emblématique est celui de Hong Kong où la mise au pas des opposants s’intensifie, alors que les élections législatives prévues en septembre ont été reportées officiellement d’un an. Cette fois-ci l’élection présidentielle en Biélorussie a suscité une vague de protestations malgré les répressions. Ce fut le cas également aux confins de la Russie après l’arrestation du gouverneur de la région de Khabarovsk. Aux Etats-Unis, la convention du parti Démocrate, organisée à distance, lance la campagne présidentielle sur fond de polémique quant à la tenue même du scrutin alors que le Congrès reprend en urgence sa session pour tenter de s’accorder sur un plan de soutien économique. La difficulté réside dans la volonté d’aider les peuples et de soutenir l’économie sans pour autant renforcer les pouvoirs discrédités. 132


Dans ce contexte, les investisseurs peuvent-ils influencer le cours des évènements ? La difficulté réside souvent dans la volonté d’aider les peuples et de soutenir l’activité économique sans pour autant renforcer les pouvoirs discrédités. Le dilemme n’est pas nouveau. Certains trouveront cette question totalement utopique. D’autres nous renverront cyniquement aux professionnels des grandes causes… Cependant les investissements ISR (investissement socialement responsable), qui intègrent dans leur charte d’engagement le respect des Droits de l’Homme et la lutte contre la corruption, pèsent de plus en plus dans les flux de capitaux mondiaux. La rentrée politique et géopolitique, sous le joug de la pandémie, sera d’autant plus tendue que l’activité économique reste morose. Un autre vaccin, vite !

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Cartographie de la rentrée : du rebond à l’essoufflement 27 aoû 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Le rebond de l’économie donne des signes d’essoufflement, la pandémie pas encore. Plus important, les deux sont en train de muter.

Avec la parution des statistiques des PIB, l’été a apporté la confirmation des effets dévastateurs sur l’économie de l’interruption de l’activité au deuxième trimestre, et cela à peu près partout dans le monde. Simultanément, les indicateurs plus avancés signalent son rebond depuis. Seules varient d’un pays à l’autre l’amplitude relative du choc comme la vigueur de la reprise. Nous pouvons retenir des dernières enquêtes de conjoncture que le rebond a bien pris la forme d’un « V » dont nous avons touché la pointe. Reste à en évaluer la pérennité. La suite s’annonce en effet plus incertaine. Tout d’abord, la pandémie est toujours présente. Elle progresse encore dramatiquement dans de nombreuses régions du monde, elle continue de se manifester en Europe et aux Etats-Unis. Aussi l’économie s’en trouve-t-elle affectée. Certains secteurs d’activité tels que le tourisme, l’aviation et leurs filières au sens le 134


plus large, sont encore en état de choc. De plus, la hausse brutale du chômage n’est qu’en faible partie effacée. L’investissement est toujours en repli. On peut s’attendre à de nouvelles défaillances d’entreprises dès l’automne, et plus encore en fin d’année – à la clôture des comptes. L’inflation a fortement reculé, tirée en partie par la baisse des prix de l’énergie. Mais elle ne suffit pas à compenser les pertes de pouvoir d’achat. L’épargne forcément accumulée pendant le confinement risque de se transformer en épargne de précaution. Les partisans d’une relance par la demande n’en seront que plus dépités. L’évolution actuelle de l’économie, comme celle de la pandémie, laisse également entrevoir quelques paradoxes.

Ces constats forcent à reporter « le retour à la normale » au-delà de cette année, peutêtre même après 2021. Ainsi, passe-t-on à nouveau en revue l’alphabet de la reprise, en y ajoutant le symbole de la « racine carrée » (√), qui pour le moment se dessine le plus nettement. L’évolution actuelle de l’économie, comme celle de la pandémie, laisse également entrevoir quelques paradoxes. Du côté du virus, de nouveaux foyers d’infection se déclarent un peu partout. Cependant, le nombre d’admissions en réanimation ne progresse que très faiblement, voire pas du tout. Pour certains, les populations infectées cet été sont en général plus jeunes et plus robustes, les mesures d’isolement plus efficaces. Pour d’autres, c’est le virus lui-même qui a muté, perdant en virulence ce qu’il aurait gagné en capacité de propagation. Sur le plan économique, on continue de s’étonner de la relative déconnexion entre performances boursières et activité économique. Rapportée au début de 2018, la pandémie apparaît en effet comme un accident dans l’ascension continue des principaux marchés boursiers du monde (au travers des indices MSCI). Si l’on zoome sur l’année 2020, le constat est plus nuancé, et l’on voit que les bourses chinoises et américaines affichent les meilleures performances, ayant dépassé leur niveau de janvier. La reprise des politiques monétaires accommodantes et la baisse des rendements ont largement contribué à soutenir ces tendances. De son côté, la Chine profite de son avance dans le cycle de la reprise et son marché intérieur s’avère plus porteur qu’on ne l’avait considéré. La bourse américaine s’appuie largement sur ses GAFAM et autres techs. Le retard des bourses européennes et japonaises semble plus conforme à la forme de la reprise, comme à la composition sectorielle des indices de ces régions. Certaines valorisations, comme un nouvel engouement pour la bourse, font cependant craindre la formation de bulles prêtes à éclater. L’automne apportera son lot des plans de relance, notamment en Europe et aux Etats-Unis.

Plus largement, la crise met en lumière quelques dures réalités. Les écarts se creusent : entre les pays, au travers des pertes subies (humaines et économiques) et par l’inégalité des moyens financiers dont ils disposent pour soutenir leur économie et leur population. Au sein même de celles-ci ensuite, du fait de la montée du chômage et multiples précarités qui en découlent. Au plan international, la guerre commerciale et technologique entre les Etats-Unis et la Chine, la défiance grandissante que suscite 135


cette dernière, pèsent sur le commerce mondial et font craindre une « balkanisation » industrielle et technologique du monde. Enfin, les problèmes économiques de plus long terme sont apparus plus clairement au grand jour. La transition énergétique a pris en nouvel élan, mais la lutte pour l’accès aux énergies fossiles s’est également intensifiée, en Méditerranée notamment. La préservation de l’eau, l’accès aux ressources alimentaires préoccupent aussi les Etats et les investisseurs, alors que d’importants projets d’infrastructures pourraient être reportés ou abandonnés faute de moyens. L’automne apportera son lot des plans de relance, notamment en Europe et aux EtatsUnis. Ces derniers, paralysés par l’échéance présidentielle, devraient néanmoins prendre des mesures économiques d’urgence principalement en faveur du pouvoir d’achat. L’Union européenne est tombée d’accord sur un plan d’aide commun, qui pourrait s’activer d’ici l’an prochain, parallèlement à de nombre d’initiatives nationales prises par ses Etats-membres. Un vaccin pour la santé, une perfusion bien dosée pour l’économie !

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La Réserve Fédérale à hue et à dia 31 aoû 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Comme attendu, Jérôme Powell a livré à Jackson Hole la nouvelle stratégie monétaire de long terme de la Fed. Elle laisse un goût d’inachevé.

Le symposium de Jackson Hole (cette année à distance) est un moment de réflexion plus que de décision. Au fil des années, les investisseurs et les marchés se sont pris à attendre de ce rendez-vous de rentrée, des annonces et des directions fortes. Jérôme Powell n’a pas dérogé à cette « tradition », profitant de ce moment pour présenter sa nouvelle stratégie monétaire. Et même si le secret avait été largement éventé, les marchés ne manqueront pas de saluer le maintien au plancher des taux directeurs de la Fed pour une très longue période. Ce changement de paradigme somme toute assez technique méritait-il tant de solennité ? En quelques mots, il ressort de son discours que d’une part, la Fed redoute de voir s’installer une spirale déflationniste enkystée dans les anticipations des agents économiques ; d’autre part, sa priorité est désormais du côté du maintien durable du 137


plein emploi. Elle veut en cela permettre aux plus modestes un accès plus sûr et plus constant au marché du travail. On peut lire derrière ces propos la préoccupation grandissante portée aux inégalités croissantes au sein de la société américaine. La Banque Centrale ne veut pas compromettre l’amélioration encore trop récente de la condition économique des minorités ethniques, alors même que la pandémie menace ses efforts. Par la mise en œuvre du « quantitative easing », la Réserve Fédérale est devenue acteur des tendances, autant qu’elle tente d’en limiter les effets.

Jay Powell inscrit son action dans la continuité de celle de ses prédécesseurs et dans l’histoire de la Banque Centrale. C’est un fait, l’inflation à nettement décru ces dernières années, les rendements aussi. Les raisons économiques fondamentales explorées (vieillissement de la population, excès d’épargne, ralentissement de la productivité etc.), n’apportent pas pour autant d’explication ni de perspectives parfaitement concluantes. De plus, la baisse substantielle et durable du chômage, comme le frémissement tant attendu du taux de participation, ne raniment pas l’inflation. Il ressort de ces tendances que la Réserve Fédérale dispose de moins en moins de leviers d’action au travers de la seule orientation de ses taux directeurs. Car l’environnement économique a profondément changé. Aux cycles de croissance et d’inflation, celle-ci désormais domptée, ont succédé des périodes de croissance allongées, mais qui se terminent par des « épisodes d’instabilité financière » nous rappelle le patron de la Fed. Au regard de l’ampleur de la crise de 2008, l’expression employée semble un doux euphémisme. D’autant que par la mise en œuvre du « quantitative easing », la Réserve Fédérale est devenue acteur de ces tendances, autant qu’elle tente d’en limiter les effets. Gardienne de l’inflation comme d’un temple en ruine, la voilà prise au piège du gonflement de son bilan par l’accumulation de dettes. Au regard de ce constat, passer d’un objectif d’inflation unique à une estimation moyenne peut paraître assez dérisoire. La Fed – comme toutes les autres banques centrales d’ailleurs – a déjà fait bien plus qu’un simple ajustement d’objectif. De plus, le comportement des marchés et du système financier continue de lui échapper sans qu’elle ne semble s’en préoccuper. En s’en tenant au cadre strict de ses missions, jamais discours de la Fed n’a semblé plus éloigné de ses actions.

Coincée dans ses missions statutaires, fixées par le Congrès, la Fed donne de plus en plus l’impression de déborder d’un corset bien trop serré. Ne serait-il pas temps de revoir plus largement sa structure et ses missions ? Il y a près de 40 ans, la loi Humphrey Hawkins a permis à son Président de prendre à bras le corps la maîtrise de l’inflation. Aujourd’hui, son organisation, ses objectifs, la laissent centrée sur un arbitrage prix/plein emploi, qui, s’il garde toute sa validité, ne suffit pas à prendre en compte les risques posés par l’augmentation des dettes publiques et privées, les leviers de transmission de la politique monétaire et les risques d’éclatement de bulles d’actifs et leurs conséquences. 138


Prise entre les attentes des marchés, l’endettement croissant de l’état et l’appétit du reste du monde pour le dollar, la capacité d’action indépendante de la Banque Centrale s’étiole et les pressions politiques et économiques s’intensifient. D’un côté les rangs des partisans de l’abandon de la dette qu’elle détient se gonflent. De l’autre, les tenants de « l’helicopter money », appellent à étendre encore son action vers le pilotage direct de la demande finale et la gouvernance des cycles de demande. L’apparition de la monnaie virtuelle en serait le vecteur, comme le fut en son temps la monnaie fiduciaire. La pandémie n’a fait qu’accentuer ces tendances. En s’en tenant au cadre strict de ses missions, jamais discours de la Fed n’a semblé plus éloigné de ses actions.

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Europe - Japon, le temps du rapprochement 8 sep 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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L’Europe et le Japon ont trop en commun pour ne pas poursuivre leur rapprochement et, plus encore, fédérer les « soft powers ».

En ces temps de distanciation, il est bon de penser à de possibles et fructueux rapprochements. L’Europe et le Japon offrent de telles opportunités. Souvent considérés comme trop éloignés pour se comprendre, ils ont en fait beaucoup en commun. Et les circonstances politiques et économiques présentes se prêtent au renforcement des liens qui les unissent déjà.

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Cumulées, les deux régions forment, et de loin, la première puissance économique mondiale. Un peu trop vite relégués au rang de la vieille économie, l’Europe comme le Japon se distinguent par le niveau de vie élevé de leurs habitants, des systèmes sociaux et de santé plus avancés et plus distributifs que bien d’autres, ainsi que des régimes politiques libéraux. Marqués par la guerre froide, puis l’effondrement du mur de Berlin, témoins de première ligne de l’ouverture à l’Est et de la montée en puissance de la Chine, Européens et Japonais sont les alliés indéfectibles des Etats-Unis. Pourtant ils ressentent désormais, chacun pour leur part, la fragilité de l’amitié américaine mise à mal par la politique de l’Administration Trump. L’Europe et le Japon se situent aux marches des puissances russe et chinoise. Ces partenaires commerciaux indispensables mais difficiles, font l’objet d’une méfiance croissante, du fait de la menace militaire et territoriale qu’elles incarnent et qui se manifeste notamment par leur volonté de se constituer en glacis impénétrable (la Crimée, l’Ukraine d’un côté, la mer de Chine de l’autre). L’offensive commerciale des Etats-Unis à l’encontre de la Chine n’épargne pas ses alliés.

La pandémie du COVID-19 n’a fait qu’accroître les tensions alors que chacun affirmait ses prétentions. La gestion chinoise de la pandémie, sa « diplomatie des masques chirurgicaux1» ont avivé les ressentiments et les craintes de la voir accentuer sa politique d’influence. La mainmise sur Hong Kong2, les tensions en mer de Chine, les tournées commerciales en Europe, sont autant d’alarmes qui se sont récemment activées. De son côté, l’offensive commerciale des Etats-Unis à l’encontre de la Chine, n’épargne pas ses alliés. Les menaces de retrait des forces américaines du sol européen, l’obligation de choisir les Etats-Unis comme partenaire exclusif, des « sanctions » commerciales unilatérales, sont autant de sujets de malentendus. De son côté, le premier ministre japonais sortant, Shinzo Abe, peut se féliciter d’avoir porté le Traité Transpacifique avec les pays d’Asie du Sud Est, malgré la défection américaine. Sur le plan politique, il laisse une armée nationale (les forces d’autodéfense) aux capacités d’intervention élargies. L’entrée en vigueur de l’accord commercial UE-Japon, le 1er février 2019, renforçant les axes de coopération et les liens commerciaux entre les deux régions, devrait fournir l’occasion de réduire leur dépendance au marché chinois notamment. A plus long terme, l’Europe et le Japon partagent une vision et une ambition communes : architectes et signataires des traités de Tokyo et de Paris, ils entendent faire aboutir les objectifs de limitation du réchauffement climatique. Promoteurs et défenseurs du multilatéralisme, ils restent attachés à ses principes et entendent les préserver.

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Même semés d’embuches, les liens politiques, industriels et commerciaux qui unissent ces deux zones, sont historiques. Coincés entre le « vortex » chinois et le repli américain, les temps sont propices à la recomposition d’alliances politiques et économiques qui permettront des alignements d’intérêts sur tous les fronts. Les « soft powers » de l’Atlantique et du Pacifique, ont aujourd’hui l’occasion de se fédérer autour d’objectifs communs. Le Japon a besoin de sang neuf, l’Europe serait bien avisée de profiter de cette porte ouverte sur l’Asie.

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Voir article «Asie, choc en retour»

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Voir l’article «Hong Kong les masques tombent»

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Le retour de l’Etat stratège 15 sep 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives 2 minutes de lecture

La crise du COVID signe le retour de l’Etat et même de l’Europe stratège. Est-ce une bonne nouvelle pour les investisseurs ?

Il y a eu l’Airbus des airs, bienvenue à l’Airbus des batteries. L’Etat et l’Europe stratèges ne sont pas nés de la crise de la COVID. Elle va néanmoins leur donner un nouvel élan. La période s’y prête d’autant plus que l’intervention publique a déjà été considérable pour contrer les effets de la récession provoquée par le confinement. De ce point de vue, l’Europe de « l’Etat-providence » a plus que tenu ses promesses, même si l’on a bien constaté des écarts de performances entre pays-membres, et qu’il faudra y remédier chacun chez soi. Au-delà de l’urgence, la période conjugue la nécessité d’assurer ses sources d’approvisionnement et de retrouver une certaine indépendance, avec la volonté de favoriser le redéploiement industriel européen vers la transformation digitale et l’économie – en l’occurrence la mobilité – verte, pour lui insuffler sa nouvelle dynamique.

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Nous avons salué l’initiative budgétaire européenne qui a abouti au vote en juillet dernier d’un plan de relance européen de plus de 500 milliards d’euros, et qui pourrait même être financé par des revenus propres. De plus, les lignes de forces qui s’en dégagent rejoignent à plus d’un titre les préoccupations des investisseurs, qui y trouveront sûrement matière à accompagner et même démultiplier les efforts entrepris. De l’amorçage en quelque sorte, où tout le monde – états, épargnants, investisseurs, travailleurs – trouvera son compte. L’Europe a su progresser et s’unifier au fil de ses élargissements, grâce à l’adoption d’une gouvernance commune.

Mais ces ambitions sont aussi louables que difficiles à équilibrer. Elles ne manqueront pas de faire ressurgir le débat entre économie « planifiée » et économie de marché. Pour l’économiste Hayek, l’état stratège n’est pas en mesure de découvrir ni de développer les activités d’avenir ; d’autant moins que l’information pertinente pour guider sa stratégie est issue du marché et des prix. A l’appui de sa thèse, on avancerait volontiers le modèle de développement de la Silicon Valley aux Etats-Unis et à l’autre bout du monde, le développement des grands conglomérats dans l’électronique, l’automobile ou encore les batteries au silicium. En fait, ces développements sont loin d’avoir été obtenus en dehors de toute intervention ou de tout soutien public (concentrations industrielles et commandes publiques y ont eu leur part). De son côté, l’Europe a su progresser et s’unifier au fil de ses élargissements, grâce à l’adoption d’une gouvernance commune et d’importants financements d’infrastructures dans les pays membres. La question est donc celle d’un juste équilibre et d’une combinaison optimale entre initiative privée et orientation publique. Ainsi, la Commission européenne encadrera les projets nationaux autour de trois axes essentiels : tout d’abord les plans de développement iront vers la transformation digitale et l’économie verte. Elle veillera ensuite à ce que ces nouveaux moyens publics respectent les règles de concurrence équitable (level playing field) entre partenaires, membres de l’UE comme avec le reste du monde. Enfin, ces initiatives permettront de naviguer entre les deux écueils du « capitalisme sauvage » comme du « capitalisme dirigiste », deux modèles dont elle entend bien continuer de se démarquer. Pour l’UE il s’agit donc de promouvoir une croissance inclusive, protectrice de la vie privée, compétitive et durable1. La crise du COVID a permis de mesurer combien la Commission avait joué un rôle capital dans la dynamique collective.

Les objectifs sont désormais clairement énoncés, les moyens promis, l’effet d’entraînement possible. Pour cela il faudra également compter sur les Etats membres. C’est peut-être à ce niveau que s’annoncent les plus grandes difficultés. L’Etat n’est-il pas par définition monopolistique et protectionniste ? Et au sein de l’Union, les tenants de tous les modèles se côtoient.

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La crise du COVID a permis de mesurer combien la Commission, en transcendant les réflexes nationaux et territoriaux, et en préservant la circulation des biens et des services à l’intérieur de l’Union, avait joué un rôle capital dans la dynamique collective. Son souci sera désormais d’éviter que la stratégie ne se transforme en gabegie. Ces projets et ces annonces étaient au cœur des interventions et des débats menés lors de la Conférence Economique Annuelle de la Commission Européenne : Brussels Economic Forum 2020 (replay) 1

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La prime aux pirates 22 sep 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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La stratégie du pirate, dans laquelle Boris Johnson semble vouloir entraîner le Royaume-Uni, vaut-elle la peine d’être suivie ?

Les relations internationales et commerciales n’ont jamais été «un dîner de gala1», c’est un fait. Mais le projet de loi, voté par la Chambre des Communes la semaine passée, a retenti comme un coup de semonce au Royaume-Uni, en Europe et au-delà. Tout en présentant son texte comme une garantie pour la préservation de la paix en Irlande, le gouvernement Britannique revient en fait sur les accords de sortie signés il y a moins d’un an. Il révèle ainsi sa ferme intention de s’affranchir de toute contrainte européenne, notamment en matière d’aides publiques. 146


Poussé par les plus radicaux des « Brexiters », adeptes du « no-deal » qui leur laisserait les mains totalement libres, Boris Johnson n’hésite pas à pratiquer la menace et le chantage. Le calcul tactique est assez clair : obtenir de l’Union Européenne les concessions et les aménagements désirés dans la négociation en cours, tout en se débarrassant de tout contrôle de la part de Bruxelles sur le maintien de conditions de concurrence équitables. Avec la crise de la Covid, il n’est pas absurde de penser que cette doctrine et cette volonté se sont muées en nécessité urgente pour les dirigeants Britanniques. Le bilan sanitaire et économique, pour le moins désastreux du gouvernement, impose de mettre en œuvre au plus vite une politique d’attractivité, en se permettant toutes les mesures de subventions – sous forme de baisses d’impôts, de modifications du code du travail etc. – propres à séduire les plus audacieux… ou les moins scrupuleux. Le gouvernement Johnson ne renonce pas à donner l’exemple à l’extérieur, et espère bien rallier certains à sa cause.

Dans cette partie de billard à plusieurs bandes, comment résister à la tentation d’opposer la « liberté et l’appel du grand large » de l’Angleterre, modèle du libreéchange, à la rigidité injuste, technocratique et arbitraire de l’Union Européenne ? Sir Francis Drake, corsaire de la Reine, ne fut-il pas en son temps le vainqueur de l’Invincible Armada ? La tentation doit être grande de masquer cette fuite en avant sous des dehors romantiques d’aventurier au grand cœur. Ce faisant, le gouvernement Johnson ne renonce pas à donner l’exemple à l’extérieur, et espère bien rallier certains à sa cause. Risquer la rupture pour obtenir des concessions, ou gagner la nation et de futurs partenaires commerciaux à ses vues, n’est-ce pas le meilleur pari pour un Premier Ministre en perte de vitesse dans l’opinion ? Cette proposition n’en est pas moins à double, et même à multiples tranchants. Sur le plan intérieur, le détachement de facto de l’Irlande du Nord de l’UE, le risque de voir l’Ecosse se rebiffer contre les contraintes de Londres et le démantèlement de la protection sociale, pourraient aboutir à plus de divisions, sinon de partitions. Substituer aux liens continentaux l’implantation massive d’investissements étrangers et des coopérations plus ou moins forcées, garantira-t-il l’indépendance et la souveraineté recherchés ? Sur le plan extérieur, en se permettant de passer outre la prééminence du droit et de la parole donnée, le gouvernement Britannique ne peut qu’accroître la méfiance de ses partenaires potentiels ou pire même, les inciter à user des mêmes méthodes à son encontre. Car en agissant ainsi, Boris Johnson, Premier Ministre de la Nation symbole de la défense de la primauté du Droit, contribue à éloigner un peu plus les relations commerciales internationales du mode coopératif, pour les placer exclusivement sur le plan du rapport de force.

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Et les investisseurs ? Beaucoup seront tentés de trouver dans une nouvelle « zone franche » d’intéressantes opportunités. Mais à quel prix, et pour quelles garanties ? Le monde des capitaux flottants est par définition volatil. Transformer le « Singapour sur Tamise » en Ile de la Tortue, n’est sûrement pas le meilleur moyen d’assurer la prospérité à long terme d’une nation.

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En référence à «La diplomatie n’est pas un dîner de gala, mémoires d’un ambassadeur» Claude Martin ed L’aube

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Yoshihide Suga, de l’ombre à la lumière 29 sep 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Désormais sous le feu des projecteurs, saura-t-il s’affirmer comme le réformateur qu’il ambitionne d’être ?

Depuis son précédent poste de Chef de Cabinet, jusqu’à sa nomination à l’issue de tractations internes au Parti Libéral Démocrate (PLD), en passant par la composition de son gouvernement et ses premières déclarations publiques, absolument tout place le nouveau Premier Ministre japonais Yoshihide Suga dans la stricte continuité de Shinzo Abe. Contrairement à son ancien patron, il ne descend pas d’une des grandes dynasties politiques du pays. Administrateur avant tout, il n’est pas non plus un cacique du PLD. En retrait sur les questions de politique étrangère, il s’est même adjoint le frère cadet de Shinzo Abe comme Ministre de la Défense – au grand déplaisir de la Chine semblet-il. A croire qu’il n’occupe ce poste que pour « expédier les affaires courantes », en 149


attendant que les factions du Parti s’accordent sur leur nouveau champion – et donc futur Premier Ministre – dans un an. Mais ce « pape de transition » pourrait bien s’avérer plus ambitieux et volontaire qu’il n’y paraît. Ses marges de manœuvre sur le plan extérieur restent limitées. Sa première visite à l’étranger sera pour le Président américain, tandis qu’il devra naviguer entre coopération et tension avec les autorités chinoises, tout comme avec la Corée du Sud et l’ensemble de l’Asie. C’est sur le plan intérieur qu’il pourrait faire bouger les lignes. Signal de cette ambition, le Ministre du METI, le puissant Ministère de l’Economie et de l’Industrie, n’a pas été renouvelé. Le Premier Ministre entend systématiser la digitalisation de l’Administration - une agence spéciale devrait voir le jour d’ici la fin de l’année -, casser le monopole de la médecine de ville par le recours à la téléconsultation, augmenter le salaire minimum, et réintroduire la concurrence dans la téléphonie mobile afin de faire baisser les prix. Le redressement ne pourra s’opérer que si le gouvernement lui donne une nouvelle impulsion, plus qualitative que quantitative.

Déjà en tant que Chef de Cabinet, Suga s’était déjà illustré auprès de l’Administration Centrale. Il est à l’origine de certaines réformes comme la loi assouplissant les conditions d’entrée des travailleurs étrangers au Japon, ou encore la promotion du tourisme. La pandémie a mis à mal ces deux projets. Mais elle pourrait aussi lui fournir l’occasion d’accélérer certaines transformations. Fort de sa popularité nouvelle, il entend bien mettre aujourd’hui son autorité de Premier Ministre au service de l’habileté et des connaissances du technocrate d’hier. Ira-t-il jusqu’à provoquer des élections anticipées pour asseoir son pouvoir et pérenniser son action ? Certains y pensent déjà. Il reste que les plaies et les pesanteurs du pays sont immenses. Et à certains égards, la photo de son gouvernement en est le reflet : moyenne d’âge supérieure à 60 ans, deux femmes sur 21 ministres : le chemin vers le renouveau semble interminable. Le Banque du Japon, qui a bourse déliée depuis 2013, continuera à soutenir la politique économique du gouvernement. Mais on en connaît déjà les effets pervers : survivance d’entreprises zombies et thésaurisation. En plongeant le pays dans la récession, la crise de la COVID n’a fait qu’aggraver la situation. Le redressement ne pourra s’opérer que si le gouvernement lui donne une nouvelle impulsion, plus qualitative que quantitative. Car la troisième flèche des Abenomics est restée dans son carquois. Si le taux d’activité des femmes au Japon est un des plus élevé au monde, leur présence aux postes de décision et de responsabilité reste marginale. Le Premier Ministre Suga entend bien « faciliter » la vie des femmes dans la société japonaise. Mais cette approche pragmatique – la marque du Japon et son grand mérite – suffira-t-elle à changer les mentalités et les organisations ?

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En 2019, Yoshihide Suga présentait à la télévision les idéogrammes de Reiwa1, la nouvelle ère impériale. Il lui revient désormais d’en prendre la direction. 1

Voir l’édito du 29 avril 2019 «Reiwa, la promesse d’une nouvelle ère»

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Etats-Unis : l’économie en arbitre 6 oct 2020 Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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La bataille pour la présidentielle se recentrera sur le bilan et les promesses économiques des candidats. Que peuvent en attendre les investisseurs ?

De pugilats télévisés en craintes sur le bon déroulement du scrutin jusqu’à la contamination présidentielle, à moins d’un mois de l’élection les rebondissements se succèdent et la tension monte entre les deux camps, laissant un sentiment de confusion et de délitement de la vie politique américaine, qui pourraient bien finir par inquiéter les marchés. Nombreux sont ceux qui considèrent que cette fois-ci « it’s the pandemic stupid ! ». Le moins qu’on puisse dire est que la gestion de la pandémie ne plaide pas en faveur du Président sortant, désormais atteint lui-même, tant par le nombre de victimes parmi ses concitoyens que par ses déclarations et ses promesses en matière de remèdes et de vaccins. Depuis son lit d’hôpital, Donald Trump peut voir l’avance de Joe Biden creuser le fossé dans les sondages. 152


L’économie sera-t-elle absente de cette campagne ? Ce serait un comble ! Et dans ce cas, que retiendront les électeurs ? Les années de croissance, le choc actuel, les promesses à venir ? Donald Trump a pour lui la croissance et l’emploi. C’est bien sous sa présidence que l’Amérique tournait la page de la crise de 2008, que le moral des entreprises – notamment les petites et moyennes – (re) montait en flèche et que la bourse s’est envolée. Fin 2019, le taux de chômage était tombé au niveau record de 3,5%. Après le violent choc du printemps dernier, l’emploi rebondit massivement. Mais à quel prix, et grâce à qui vraiment ? Certains diront que ces performances sont le résultat des efforts de la présidence précédente, et qu’elles doivent tout à la politique monétaire menée par la Réserve Fédérale. Jérôme Powell, dans son discours de Jackson Hole, n’a-t-il pas lui-même promis d’orienter plus directement la politique monétaire en faveur de la préservation de l’emploi ? Notons également que ces dernières années, le taux d’activité des personnes est toujours resté inférieur à celui du début des années 2010. La baisse de l’épargne domestique combinée à la hausse des déficits ne fait qu’aggraver le solde extérieur.

Le Président sortant laisse aussi une « ardoise » conséquente : c’est en 2019 que le déficit budgétaire a dépassé les 1000 milliards de dollars1, soit 4,6% du PIB. Le coût de la dette avait fortement augmenté, tandis que les recettes tirées de l’impôt sur les sociétés, les plus basses depuis 2009, s’établissaient sous la moyenne des 50 dernières années. La crise actuelle menace de propulser le déficit public à près de 16% du PIB, et la dette publique à plus de 130% cette année même2. Et la guerre commerciale alors ? Le déficit bilatéral entre la Chine et les Etats-Unis s’est réduit. Cependant les négociations sont au point mort, les concessions chinoises minimes, l’animosité et la méfiance désormais générales. Avec la pandémie, la balance courante du pays se détériore à nouveau. Outre que les flux commerciaux entrants ont pu emprunter d’autres routes, la baisse de l’épargne domestique combinée à la hausse des déficits ne fait qu’aggraver le solde extérieur. C’est le retour des « twin deficits » et la crainte de voir le statut du dollar se détériorer3. De son côté, Joe Biden se fait le champion de l’héritage des années Obama, en protecteur de l’ACA (Affordable Care Act, ou Obamacare), qui fait désormais consensus dans le pays. Candidat de l’apaisement, il se retrouve pris entre deux feux. Trop timoré aux yeux de l’aile gauche de son parti, il sera toujours trop menaçant pour Wall Street. Il promet bien un plan de relance économique massif, mais ira-t-il jusqu’à mettre en œuvre le grand projet d’infrastructures que tous lui réclament ? Poussera-til en direction d’une plus large couverture sociale ? Et avec quel argent ? S’il est élu il trouvera une situation économique financière si dégradée que ses partisans craignent qu’il ne devienne le Président de l’austérité. De toute façon, il lui faudra bien prendre dans la poche des plus riches. On l’a vu la marge d’augmentation de la fiscalité est du côté de « Corporate America ». Les accusations du candidat Trump rencontreront un réel écho sur ce terrain, n’en doutons pas. 153


Face au Président sortant, Joe Biden se montre également plus libéral et plus amical en matière de commerce, mais la majorité du pays n’est-elle pas désormais protectionniste ? Convaincre son électorat qu’il peut changer les choses sans effrayer les indécis, ne sera pas si simple. Le contexte exceptionnel de l’élection laisse à penser qu’elle ne se fera pas qu’« à la corbeille ». Elle ne sera pas loin non plus.

1

Voir mon édito du 5 novembre 2019, «Mille milliards de dollars»

2

L’année fiscale américaine est close le 30 septembre

3

Voir notre édito du 11 février 2020, «La douleur du dollar»

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Administratrice indépendante, Valérie Plagnol conseille les institutions financières dans leur stratégie macro-économique et financière. Précédemment Directeur des Etudes Economiques pour d’importants établissements financiers en France et à l’étranger, elle préside le Cercle des Epargnants, regroupant 470 000 adhérents, souscripteurs de contrats de prévoyance et de retraite auprès de Generali. Administrateur du Conservateur Finance, elle en est aussi le conseiller économique.

Nommée en 2015 par le Président du Sénat, Valérie Plagnol a siégé au Haut Conseil des Finances Publiques jusqu’en septembre 2020. Elle a par ailleurs été membre du Conseil d’Analyse Economique auprès du Premier Ministre de 2006 à 2010.

Après avoir débuté sa carrière chez Nomura Securities à Tokyo en 1990, elle a rejoint Credit Suisse First Boston à Londres en 1994 comme Économiste Senior, puis HSBC France (CCF) en tant que Stratégiste en Chef. En 2001, Crédit Mutuel-CIC lui confie la Direction de la Recherche et de la Stratégie, et la responsabilité de l’ensemble des analyses sur les principaux marchés financiers. Entre 2010 et 2014, elle occupe les fonctions de Directeur de la Recherche Internationale au sein de la Banque Privée du Crédit Suisse. Professeure associée à l’EDHEC Business School, elle a fondé et préside le cabinet de conseil Vision & Perspectives. www.vision-perspectives.com

Membre du Conference of Business Economists à Washington, Valérie Plagnol a présidé la Société d’Economie Politique de 2012 à 2016.

Ancienne élève de Sciences-Po Paris, de Langues-O, de l'Université de Keio à Tokyo et d’HEC, Valérie Plagnol est bilingue en anglais et parle couramment le japonais.

Editorialiste pour Allnews.ch depuis 2018, chroniqueuse sur BFM business, elle contribue régulièrement au débat public, lors de conférences et d’auditions publiques ainsi que par la publication de tribunes et de commentaires dans les médias.

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