Pierre Soulages

Page 15

« Je n’ai jamais pensé que la peinture pouvait se réduire à sa matérialité. La réalité d’une œuvre, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde. Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète. Cette position du spectateur dépend et répond de son attitude générale dans le monde et ceci avec d’autant plus de force qu’il n’est pas pris à parti à travers cette peinture qui ne renvoie pas à quelque chose d’extérieur à elle-même. C’est non seulement le peintre entier qu’elle engage mais aussi le spectateur, et le plus fortement qu’il soit possible. » Triple rapport C’était la fin du mois d’octobre 1958, dans le Paris triste de la guerre d’Algérie, voûté de souci, je remontais le trottoir gauche de la rue Soufflot. Brutalement, du présentoir tournant de la librairie, une carte postale bleue et noire m’a happé le regard. Avant de l’avoir retournée, je savais que c’était Soulages qui m’y faisait signe. L’automne précédent, apercevant une affiche avec ce nom, j’avais su immédiatement que cette peinture était mienne – ou que j’étais sien. Lycéen, ignorant des galeries, ne sachant comment aller vers elle, je ne doutais pas qu’elle saurait me retrouver. Nous y étions. J’acquis pour 25 centimes ce Soulages de 10 x 14 cm bordés de blanc qui portait au dos : Peinture 1957 – 195 x 130 cm – Collection Galerie Kootz, New York. Je ne me suis pas séparé de cette carte postale pendant des années. Eussé-je eu le choix, j’aurais certainement préféré sa possession à celle de l’original, qui n’aurait pas été à ma taille, en tous les sens du terme. Mon Soulages en poche, je marchais redressé, Paris changeait de couleur ; la guerre finirait. Je sais bien que la reproduction n’est pas l’œuvre, qu’elle la trahit dans ses dimensions, sa matière, ses couleurs, et qu’il n’est de rencontre véritable qu’avec l’objet même. Pourtant, cette toile qui ne sera pas à Toulouse, je serai comblé de la retrouver en photographie, dans les dimensions mêmes où elle s’est emparée de moi, jointe à ce texte que je n’ai peutêtre écrit qu’à cette fin... Soulages a raison : la réalité d’une œuvre comprend l’ensemble des rapports que chacun de ceux qui la regardent entretient avec elle, et avec lui à travers elle, fût-ce par l’intermédiaire d’un petit carton. Lui-même raconte qu’il a fait connaissance de Rembrandt par un opuscule de la radio scolaire, et de Mondrian, Ernst et Léger, chez son coiffeur, durant la guerre, dans un article de Signal consacré à

« l’art dégénéré ». Peinture 195 x 130 cm, 30 octobre 1957 – tel est son titre exact –, ayant pris, aussitôt peinte, le chemin de la galerie new-yorkaise de Soulages, sans avoir été montrée à Paris, je l’ai rencontrée sous la seule forme où elle fût présente à Paris, et cette présence-là suffisait à me bouleverser. A me laisser croire qu’elle attendait mon regard pour prendre toute sa réalité, comme je l’attendais pour prendre toute la mienne. Trente ans plus tard, je lui ai rendu visite à Washington, dans la new wing de la National Gallery, dont elle est la propriété. C’était l’œuvre avec laquelle j’avais vécu : incomparablement plus belle de sa présence réelle, mais c’était bien cette force interne, là devant moi, qui m’avait requis jadis rue Soufflot, et qui, réunissant muettement des éléments épars ou égarés de moi-même, avait réveillé en moi le désir d’être je. « Toute œuvre exige qu’on lui réponde » affirmait Valéry. Ni image (représentation) ni langage (expression, signification), la toile de Soulages, qui ne renvoie à rien, me renvoie à moi, et n’appelant aucun déchiffrement de sens m’appelle à me constituer moi-même comme sens. « Ce que je rêve, écrivait Matisse au début du siècle, c’est d’un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l’homme d’affaires mais aussi bien que pour l’artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques. ». Il n’y aura pas de fauteuils aux Abattoirs. Soulages ne partage pas ce rêve. Par l’intermédiaire des peintures exposées, le regardeur entre en rapport avec le peintre posé en sujet dans l’acte même de peindre et qui, comme tel, propose à ce regardeur de se poser lui-même en sujet.


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.