Vivre en temps de guerre des deux côtés du rhin 1914 1918

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Vivre en temps de guerre des deux côtés du Rhin 1914-1918

26 €

ISBN 2-086068-065-9

Vivre en temps de guerre des deux côtés du Rhin 1914-1918


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Un champ de bataille extrĂŞme : la principale tranchĂŠe allemande enneigĂŠe sur le Petit Ballon en 1915-1916.


L’Êclatement de la guerre et le front des Vosges


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Alsace

L

a proclamation dans toute l’Allemagne de l’état de danger de guerre imminent intervient le 31 juillet 1914. En Alsace, les troupes stationnées à Strasbourg, Colmar et Mulhouse sont chargées de la couverture de la frontière.

dans l’invention d’évènements fantasmagoriques », écrit un officier du IR172 de Neuf-Brisach, au lendemain du 3 août.

En France, où l’on craignait des défections, des insoumis rejoignent leurs corps. En Alsace aussi tout semble aller pour le mieux. A la 39ème division de Colmar, « les gradés sont agréablement surpris de la bonne volonté manifestée par les recrues alsaciennes aussi enthousiastes que leurs camarades des autres régions (...) Les « Welsches » du Val d’Orbey et les hommes du Val de Lièpvre non moins enthousiastes détonent un peu dans cette foule avec leur parler français ». Pourtant, certains se hâtent de rejoindre la France pour s’engager.

Le 6 août 1914, le 7ème corps d’armée de Belfort reçoit l’ordre de passer à l’offensive sur Thann et Mulhouse. Cette initiative dictée tout autant pour des raisons psychologiques et sentimentales que stratégiques, vise à la libération de la province perdue. Le 7 août, Thann est occupé et des avant-gardes lancées sur Cernay par la 41ème division. Le 8, l’enthousiasme prévaut dans Mulhouse où pénètrent les troupes françaises. Cette éphémère libération se termine avec le retour des troupes allemandes.

De l’autre côté, un artilleur effectue un constat identique : « On dit que les Allemands ont passé hier notre De l’autre côté de la frontière, des préparatifs iden- frontière en trois endroits. Mais hier, on disait que tiques se déroulent à Saint-Dié, Gérardmer, Remire- nos soldats, malgré leurs chefs avaient pénétré en mont, Epinal et Belfort. La mobilisation générale qui territoire allemand. On dit... on dit... on dit à la fois les s’ensuit s’effectue dans l’euphorie patriotique. choses les plus sensées et les choses les plus folles ».

Une vision fantasmée de l’Alsace, combinée à la fascination de la guerre, conduit à faire du mois d’août 1914 la période la plus irrationnelle de ce conflit. Personne n’en soupçonne encore ni l’ampleur, ni la durée. La déclaration de guerre donne le signal de l’affrontement. Celui-ci va succéder aux escarmouches des troupes de couverture et aux violations de frontière réciproques. Les premiers morts tombent à cette occasion. En l’absence d’action et d’informations, les rumeurs prolifèrent contribuant à exacerber la tension nerveuse. « La psychose de guerre est inépuisable

Le 142ème régiment d’infanterie entre à Mulhouse par la rue du Sauvage, « joyeusement salué par une partie de la population seulement », précise son historique. Perquisitions, arrestations et couvre-feu entrent en vigueur. Au terme de combats confus les 9 et 10 août, les pertes explosent. Le 133ème régiment d’infanterie estime les siennes à 80 tués, 250 blessés, 170 prisonniers ou disparus. Pourtant le 19 août, son 3ème bataillon entre à nouveau dans Mulhouse : « Le bataillon avait peine, dans la rue du Sauvage, à se frayer un passage au travers


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attentat perpétré à Sarajevo le 28 juin 1914 contre l’archiduc François Ferdinand, héritier au trône autrichien, fut bel et bien perçu par l’opinion publique européenne comme un événement majeur. Il ne semblait toutefois pas y avoir de quoi faire naître l’inquiétude. Les journaux à sensation fustigèrent dûment les auteurs de l’attentat et les supposés commanditaires mais, après seulement quelques

51 jours, on se tourna vers d’autres sujets. La bourse ellemême, sismographe pourtant sensible des tensions politiques, eut une réaction étonnamment impassible. À l’été 1914, rien ne laissait prévoir que la mort de François Ferdinand allait plonger l’Europe et le reste du monde dans un conflit armé. L’action punitive militaire menée par l’Autriche-Hongrie contre la Serbie dans une zone délimitée d’où on pensait être originaires les

La terreur de la guerre moderne : une attaque au gaz par les Français au bas du Molkenrain et du Hartmannswillerkopf le 23 février 1918.


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Alsace

Télégramme chiffré transmis de Berlin par l’émissaire badois Sigismund Comte de Berkheim au gouvernement grand-ducal le 31 juillet 1914 à 21h45 : après la mobilisation russe contre l’Autriche, l’Allemagne lance deux ultimatums à la Russie et la France. L’Angleterre repousse la proposition de neutralité. Le comportement de l’Italie et de la Roumanie reste flou. - La guerre mondiale commence.


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Bade 52 53 commanditaires de l’attentat était acceptée par tous. Vienne obtint l’appui de Berlin qui avait assuré d’apporter son soutien inconditionnel aux plans autrichiens. Le calcul des stratèges diplomatiques et militaires de Berlin était le suivant : tester la volonté de paix de la Russie, puissance protectrice de la Serbie, et son intention de respecter les obligations liées aux alliances existantes afin de l’isoler sur le plan de la politique extérieure en en faisant en fin de compte un agresseur. L’escalade du conflit militaire avec la Russie, considéré de toute façon comme inévitable, était à ce moment-là acceptée de manière consciente car l’avance possédée par l’armée allemande en termes d’effectif et de puissance serait vite rattrapée au cours des années suivantes. Ce scénario stratégique prenait en compte l’intervention de la France, liée à la Russie par un pacte d’assistance mutuelle, comme une éventualité, même si le voisin occidental décadent aux yeux de Berlin ne représentait pas une force militaire très conséquente. Le gouvernement de Londres, dont les intentions semblaient floues, était le dernier facteur d’incertitude des stratèges allemands. Mais à ce niveau-là aussi, les militaires étaient convaincus que la décision serait remportée sur le continent bien avant que l’Angleterre ne puisse peser dans la balance en tant que puissance mondiale. La guerre devait être rapide et courte si l’Allemagne voulait remporter la victoire. L’opinion publique, chauffée à blanc par la presse, accueillit avec enthousiasme l’ultimatum inacceptable adressé par l’Autriche à la Serbie le 23 juillet 1914. Comme le montrent les nouvelles études, ce qui s’imposa par la suite dans le souvenir collectif de l’été 1914 sous le nom d’Esprit de 1914 et qui affirme que le

peuple allemand montrait un enthousiasme collectif envers la guerre avant même la déclaration de guerre n’était que partiel et artificiellement créé. Ce fut surtout le camp bourgeois et nationaliste qui s’enthousiasma pour la guerre, salua très favorablement la rupture par l’Autriche-Hongrie des relations diplomatiques avec la Serbie et la mobilisation partielle autrichienne, et marqua les esprits par ses actions et ses manifestations. Dans les villes universitaires telles qu’Heidelberg ou Fribourg-en-Brisgau, les professeurs et les étudiants de l’élite académique s’enivraient de l’idée d’une guerre triomphale qui devait renouveler la société de classes dessinée par les conflits sociaux et créer la Volksgemeinschaft (collectivité nationale) contre l’ennemi étranger. Les sociaux-démocrates ne partageaient pas cette vision. L’organisation nationale et ses ramifications des deux côtés du Rhin avaient farouchement critiqué l’ultimatum autrichien et mis au pilori la double monarchie en la qualifiant de belliqueuse. Cela correspondait à ses convictions internationalistes et antimilitaristes les plus profondes, convictions qui étaient représentées par les partis ouvriers européens regroupés au sein de l’Internationale Socialiste. La proclamation du SPD contre la guerre le 26 juillet 1914 était par conséquent également en accord avec l’humeur et l’état d’esprit des sociaux-démocrates de l’Oberrhein. Dans le même temps, de plus en plus de voix s’élevaient selon lesquelles les sociaux-démocrates devaient, en partenaires dignes de ce nom, remplir leur devoir patriotique, dans le cas où l’Allemagne était contrainte de se lancer dans un conflit armé malgré tous ses efforts pour maintenir la paix. Le 29 juillet, le célèbre homme politique badois du SPD Ludwig Frank tenait un discours en faveur de la paix dans la Nibelungensaal de


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Alsace de la foule sans cesse grossissante ; il défila au milieu des applaudissements, des acclamations, des mouchoirs de gens dont les effusions ne connaissaient pas de limite ». L’évacuation de la cité, le 24 août, laisse une partie de la population en proie à l’amertume et livrée à la répression des autorités allemandes. Les Allemands ont repris l’initiative. Le retrait français s’impose. L’aventure alsacienne a coûté cher en vies humaines et précarisé les éléments francophiles de la population. L’historique du 133ème RI raconte : « En passant le col de la Schlucht, nos soldats jetèrent tristement un dernier regard sur l’immense plaine d’Alsace dont ils avaient pu, un instant, se croire les libérateurs. Il leur semblait qu’ils laissaient derrière eux, avec elle et avec leurs camarades tombés, de grandes espérances qui ne pourraient plus renaître ». Pendant les trois premières semaines du conflit tout semblait possible. Dégrisées, les autorités militaires vont devoir se faire à l’idée d’une guerre longue, statique, dont tout romantisme est exclu. Cette période de combats s’est déroulée dans un espace considéré différemment par les deux belligérants. Les Allemands le voient effectivement comme partie intégrante du Reich. Néanmoins, pour certains chefs cette province recélait trop d’éléments ou de communautés potentiellement hostiles. Henri Schlund incorporé au IR170 badois, relate, à la date du 6 août, les faits suivants : . « Le général von Deimling, (...), nous passa en revue, se tenant à cheval à l’entrée de Chalampé. Il ordonna : “Chargez vos fusils ! Nous entrons en pays ennemi” ». Cette défiance envers une population allemande est également partagée, par la

suite, par des unités bavaroises notamment. La suspicion génère des arrestations et des exécutions infondées, des incendies comme à Bourtzwiller, le 15 août, et à Saint-Maurice au soir du 18. Dans l’un et l’autre cas, la nervosité des soldats, leur méconnaissance des lieux et des habitants, la psychose d’une attaque ennemie expliquent ces exactions. Du côté français, la perception des habitants de la province à libérer est tout aussi ambiguë. Comment déterminer quels sont les « bons » Alsaciens ? Le docteur Bussi-Taillefer, pointe des variations notables. « L’accueil se montre très différent suivant les bourgades de la vallée. » Par la suite, les localités sous administration françaises vont connaître, l’arrestation des fonctionnaires prussiens et la déportation de suspects. Lors des batailles de Mulhouse, la prévôté du 7ème corps se livre à Thann à l’arrestation de 103 otages et suspects dont 32 fonctionnaires publics. Le 19 août, elle procède à la perquisition du couvent d’Oelenberg, puis à l’arrestation du maire de Mulhouse le 24. Les premières semaines de la guerre ont constitué pour la population d’Alsace un traumatisme. Epuisés à l’automne 1914, les belligérants commencent à s’enterrer sur des positions acquises chèrement. De la plaine d’Alsace, les combats se transportent sur les crêtes des Vosges. La guerre de montagne oblige les états –majors à s’adapter à un type de champ de bataille imprévu. Des opérations sont menées pour s’assurer la possession ou la conservation des points hauts. Elles relèvent plus de la guerre de siège que du


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Bade 54 55 Mannheim devant 6 000 personnes. Il approuva toutefois par la suite les crédits de guerre au Reichstag et s’engagea volontairement dans l’armée. Il mourut dès le 3 septembre 1914 au cours d’une bataille à Lunéville, en Lorraine.

magne. Dans ces circonstances, il est facile pour tous les pays impliqués dans cette guerre de se positionner comme agressé. Du point de vue de l’Allemagne, c’est surtout la Russie tsariste qui, en tant qu’agresseur, est responsable de l’éclatement de la guerre. Il n’en faut pas davantage à la social-démocratie pour accorder les crédits de guerre le 4 août 1914, conclure le Burgfrieden et prouver ainsi au niveau national qu‘elle est digne de confiance ; elle espère que cette position lui vaudra une reconnaissance au plan politique et permettra une plus grande démocratisation de l’empire une fois la guerre terminée. L’empereur Guillaume II déclara en conséquence dans son discours du trône : « Je ne connais plus de partis, je ne connais que des Allemands ! »

Lorsque la Russie ordonne le 30 juillet 1914 la mobilisation générale après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, le système des alliances s’enclenche, contrairement aux prévisions des adversaires. À la mobilisation générale autrichienne suivent les ultimatums adressés par l’Allemagne à la Russie et à la France, puis la mobilisation de l’armée allemande le 1er août et la déclaration de guerre contre la Russie, qui sera suivie le 3 août par celle contre la France. Suite à l’invasion par les troupes allemandes de la Belgique, restée neutre, Plus le risque de guerre devint concret, plus l’ivresse la Grande-Bretagne déclare à son tour la guerre à l’Alle- de l’enthousiasme des jours passés laissa place à une

Le lieutenant allemand Albert Mayer (né le 24 avril 1892) et le caporal français Jules-André Peugeot (né le 11 juin 1893) tombent lors d’un combat de reconnaissance le 2 août 1914 entre Delle et Joncherey, à l’est de Montbéliard. Ils sont considérés comme les premiers morts de la Première Guerre Mondiale.


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Alsace combat d’infanterie. La guerre se fait, dès lors, plus technique. Tenir des arêtes, des pitons rocheux, des positions à contre-pente à des altitudes avoisinant souvent 1000 mètres nécessite de s’y fortifier. Pour acheminer matériaux, munitions, pièces d’artillerie, vivres, le mulet ne suffit plus. De part et d’autre du massif, on travaille à relier ce front inédit avec les voies de communication de l’arrière. Funiculaires, téléphé-

riques, chemins de fer à voies étroites sont installés dans le courant de la première année du conflit. Parmi les réalisations techniques françaises les plus remarquables, un câble aérien met en relation Retournemer et Mittlach par le Hohneck, le lac de Schiessroth et la vallée de la Wormsa. Il permet d’alimenter les troupes occupant la haute vallée de la Fecht. Quant aux Allemands, quelques mois plus tard, ils réalisent une

Le colonel Wilhelm von Beczwarzowski et la 8ème compagnie du 109ème régiment de grenadiers enlèvent le drapeau du régiment du château de Karlsruhe le 7 août 1914 et l’emmènent au combat le lendemain. Les spectateurs ne se réjouissent pas.


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Bade 56 57 humeur plus grave. Les plus prudents commencèrent à s’approvisionner en produits nécessaires au quotidien et à fermer leurs comptes bancaires, les touristes quittèrent leurs lieux de vacances, les hommes en âge de se battre rentrèrent dans les casernes, on commença déjà à poursuivre les espions potentiels. « L‘inquiétude, l’appréhension et la peur » étaient les sentiments dominants de « l’ambiance de ces jours de mobilisation », comme le mentionne par exemple un rapport d‘Emmendingen. En Bade, mais naturellement surtout dans le sud du pays, la population était pleinement consciente de la proximité de l’ennemi, les troupes françaises ayant par le passé souvent franchi le Rhin.

de la France, en Champagne et aux abords de Verdun, dans la Somme et en Flandre, mais eurent également à intervenir à maintes reprises sur les champs de bataille de l’Est. La défense du territoire impérial d’Alsace-Lorraine sur le front allant de Strasbourg à Metz fut confiée au général de corps d’armée Ludwig von Falkenhausen (division d’armée A). Le général Hans Gaede (division d’armée B) obtint le commandement en chef de la zone de combat en Haute-Alsace. Par la suite, des troupes bavaroises et du Wurtemberg, parmi lesquelles de nombreuses unités de réserve et territoriales, vinrent renforcer les troupes badoises sur ce secteur relativement calme.

L’énorme mobilisation se déroula sans aucun encombre, en obéissant à sa propre logique. L’armée avait préparé minutieusement cette guerre pendant des années. Le plan Schlieffen, cette célèbre stratégie visant à vaincre rapidement l’ennemi héréditaire, avait même prévu, dans sa forme modifiée, de faire de l’Alsace et d’une grande partie de la Lorraine un glacis, sur lequel une aile gauche volontairement affaiblie devait permettre d’opposer une résistance retardant l’ennemi dans sa tentative de pénétration et ainsi capter son attention, tandis que les forces allemandes principales encerclaient, sur l’aile droite, l’armée française dans un grand mouvement de tenaille et pouvaient cerner le front défensif adverse par l’arrière. Ce plan servit également de base aux troupes allemandes pour envahir la zone de l’Oberrhein. Karlsruhe, Strasbourg et Fribourgen-Brisgau étaient des carrefours importants dans le déploiement des soldats se précipitant vers le front Ouest. Les soldats badois du XIVe Corps d’Armée combattirent durant la guerre principalement dans le nord

L’objectif initial semblait être atteint. Au cours de la première semaine du conflit, un corps français parvint à franchir la frontière alsacienne à Altkirch et à avancer jusqu’à Mulhouse mais fut repoussé par les troupes allemandes, avec le concours du sous-officier Paul Gläser et du premier-lieutenant de réserve Georg Scherer, tombé lors de ces événements. Cette entreprise servit toutefois plutôt à légitimer la guerre en France, comme l’exigeaient les motifs stratégiques. Une deuxième tentative d’offensive connut un succès tout aussi bref. L’armée française put cependant s’établir dans le sud des Vosges et placer une partie du territoire impérial, dont le chef-lieu était Thann, sous administration française. Au cours des années qui suivirent, de violents combats enflammèrent les Hautes-Vosges afin d’obtenir le contrôle stratégiquement important des sommets du Vieil-Armand et du Linge. Ces combats n’égalaient certes pas les batailles monumentales du nord de la France mais reflétaient, comme dans un microcosme, le caractère de ce conflit mondial avec ses guerres de


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Alsace double jonction par voies de 60 grâce à la Sulzerbahn et à la Lauchbahn avec les stations de téléfériques alimentant le Hartmannswillerkopf. Lieu d’affrontement emblématique, ce sommet se retrouve l’enjeu de rudes et sanglantes attaques et contre-attaques en 1915 au même titre que le Linge, le Violu ou la Tête des Faux. Les combats sous-bois y revêtent une intensité toute particulière. L’action de l’artillerie, en l’absence de pièces adaptées, est quasiment nulle. Progressivement l’acheminement de crapouillots, de Minenwerfer et le réglage efficace d’obusiers et canons lourds imprime à l’action un tout autre visage. Par la suite, le recours de l’artillerie va se révéler indispensable à toute opération. Les obus détruisent et façonnent sans cesse un nouveau paysage. Les combats autour du Hartmannswillerkopf causent la destruction des villages situés à ses pieds par l’artillerie française et sont vidés de leurs habitants. Les populations civiles ne sont pas que de simples spectateurs. On s’achemine vers une guerre totale nécessitant la participation de tous. Soumises aux restrictions et aux réquisitions, elles doivent aussi participer physiquement à l’effort de guerre. Le service civil auxiliaire (Hilfsdienst) enrôle hommes et femmes. L’aménagement du front en profondeur, entrepris dès 1916, requiert de la main d’œuvre. Des prisonniers de guerre russes, puis, en 1917 roumains sont exploités pour d’astreignants travaux de force. Sous-alimentés, ces derniers subissent une véritable extermination. Au camp de Schaeferthal du 6 mars au 8 mai 1917, 120 d’entre eux périssent d’inanition.

Les firmes allemandes mettent à la disposition des autorités militaires leurs personnels comme, par exemple, la maison Sager et Woerner. Les hommes en guerre n’ont pas été que Français ou Allemands. Les services de santé français ont intégré, durant l’hiver 1915-1916, cinquante skieurs norvégiens. A la fin de l’automne 1916, les sections sanitaires américaines III et IX quittent les Vosges après vingt mois de présence. Six autres ambulances Ford viennent les remplacer, dans le secteur de Mittlach, Thann et HWK jusqu’en août 1917. Tirailleurs indochinois et sénégalais fréquentent également les Hautes-Vosges en 1917 et 1918. Quant aux Sammies, ils s’y aguerrissent aux côtés des poilus à la même période. Les Allemands bénéficient de l’appoint d’artilleurs autrichiens dans le secteur de Sainte-Marie-auxMines. Le caractère mondial de la Grande Guerre s’est affirmé dans les montagnes vosgiennes. Les populations civiles, pour leur part ont eu à affronter l’incompréhension d’une situation qui a fait de leur espace de vie en enjeu politique et, finalement, un champ de bataille. Jean-Claude Fombaron


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Le terrain difficile nécessite l’intervention de troupes d’élite : les chasseurs alpins, ou Diables Bleus, dans les Vosges.

tranchées et de positions, ses batailles de matériel et ses nombreuses pertes humaines, pour parvenir à gagner des territoires la plupart du temps insignifiants et très vite reperdus. L’aumônier militaire catholique Benedict Kreutz rapporte cette situation dans son journal de guerre. Le prix à payer pour ces affrontements belliqueux en Haute-Alsace fut très élevé. Les seuls combats sur le Vieil-Armand et le Linge coûtèrent la vie à 30 000 soldats dans les deux camps. Hormis en Prusse orientale, le front et l’arrière du front allemands ne furent nulle part aussi proches l’un de l’autre qu’à

l‘ouest et à l‘est du Rhin, ni la population aussi directement confrontée aux horreurs, mais aussi à l’absurdité de la guerre. Dans de larges parties du Haut-Rhin, on pouvait entendre et voir la guerre, voire l’approcher de près ; des milliers de blessés en provenance des champs de bataille d’Alsace et de Lorraine arrivaient dans les hôpitaux militaires érigés à la hâte. Kurt Hochstuhl



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La famille est abandonnée Georg Scherer

Premier-lieutenant de réserve 16.12.1869 – 19.08.1914 « Peut-être la pensée que votre époux a été le premier homme à perdre la vie pour une bonne cause vous aidera-t-elle vous, qui êtes la plus durement touchée, et vos enfants, à supporter un peu mieux ce coup du sort. » (Mulhouse, le 1er septembre 1914)

L’officier de réserve Georg Scherer rejoint le 40ème Landwehr-Infanterie-Regiment (LIR) lorsque la guerre éclate et il est le premier soldat de sa compagnie à tomber le 19 août 1914, au cours de la première bataille de Dornach.

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Le 5 août 1914, Georg Scherer, ingénieur en chef dans la vie civile, rejoint la 9ème compagnie du 40ème LRI en tant que chef suppléant. Le baron Göler von Ravensburg, capitaine et chef de la compagnie, fait une chute de cheval le 10 août, l’instruction des hommes de la cavalerie n’ayant pas été suffisante. Scherer reprend alors le commandement de l’unité. Il meurt dès le 19 août lors de la bataille de Dornach, qui dura six heures et constitua le baptême du feu du régime. Son régiment perd 829 soldats et Scherer est le seul officier dont le bataillon ait à déplorer la perte. Les conditions de la bataille étant confuses, le journal de marche du régiment indique que Scherer est blessé et

captif ; sa femme et ses deux enfants, Hellmuth et Gertrud, n’ont pas connaissance à ce moment-là de son décès. Le 27 août, Sophie Scherer adresse une demande au régiment pour que des recherches soient effectuées concernant son mari, et reçoit le 1er septembre la triste certitude de sa mort. Le triste destin de Scherer ne fut pas une exception. Sur les 23 soldats enterrés avec lui dans une fosse commune, tous portaient une alliance, sauf un : Scherer avait retiré la sienne avant de partir à la guerre. PE

Le père de famille ne revient pas : première tombe (fosse commune) de Scherer à la sortie de Dornach, fin août 1914.

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Les enfants restent seuls : Hellmuth et Gertrud perdent leur père à respectivement 16 et 14 ans.

64 Croquis du cimetière de Dornach, avec la tombe de Scherer après le transfert de la sépulture, le 10 mai 1915. Seules les sépultures restent : commémoration au cimetière de Dornach à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Dornach du 19 août 1915, avec le lieutenant général chef de brigade August Mathy. Sophie Scherer déposa ce jour-là « une des couronnes de branches de sapin des belles montagnes vosgiennes fraîchement coupées que les équipes du régiment de son défunt mari avaient tressées elles-mêmes ».

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Dans le Sundgau Pierre Jaminet 18.02.1887-1945 Capitaine

« L’Etat-Major signale la contre-attaque : tirez ! Et les 120 tirent. Je file vers les capitaines, ou plutôt aux batteries au-dessus de Soppe-le-Bas. Allô, où êtes-vous, vers Burnhaupt ? Non, malgré l’ordre formel ? Les balles sifflent ? Voyons, vous êtes là pour soutenir, vous ne pouvez voir la contre-attaque ? Oui tirez... boum ! ... boum ! » (Pierre Jaminet dans son journal, le 10 janvier 1915)

Le capitaine Jaminet et sa chienne Soloun en 1916.

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Visite du général Joffre à Masevaux en juin 1915.

Pierre Jaminet est né à Luxembourg et a opté pour la nationalité française en 1904, il poursuit de brillantes études d’ingénieur à l’Ecole centrale des arts et manufacture à Paris. Engagé volontaire dans l’artillerie, il devient sous-lieutenant de réserve à la fin de son service en 1912. Le 2 août 1914, il est rappelé au 5ème régiment d’artillerie de campagne à Besançon. Présent jusqu’en 1915 en Alsace avant d’être envoyé dans les Balkans, il réalise de nombreuses photographies des soldats et de leur environne-

ment, offrant ainsi la vision française des combats dans le Sundgau. Après l’armistice, il s’installe dans le Territoire de Belfort et devient co-directeur de la brasserie Grisez. Il est élu conseiller général du canton de Fontaine de 1932 à 1937. Déporté pour faits de résistance, il trouve la mort dans le camp de concentration de Mittelbau-Dora (Buchenwald) en 1945. LBW


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Les dommages du viaduc de Dannemarie, en 1915. Visite d’Albert Thomas, sous-secrétaire d’État à l’artillerie et à l’équipement militaire, à l’observatoire d’ Aspach-le Haut en juin 1915.

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Prisonniers allemands à Traubach-le-Haut. Passage de la batterie de 100 devant la brasserie Grisez à Lachapelle-sous-Rougemont en juillet 1915. L’église de Balschwiller détruite en avril 1915. Abri d’une batterie de 75 du 49ème Régiment d’artillerie, sur la cote 376.



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Dans les Vosges Paul Gläser

Sous-officier 22.04.1883 – 14.06.1942 « Le 22 mai, je patrouillais au sommet du Ebeneck (859 m) où se trouvait le poste d’observation des Bavarois. Grâce aux jumelles périscopiques, j’ai pu avoir une vue inoubliable sur la zone des combats sanglants dans cette partie très convoitée des Hautes-Vosges. » (Rimbach, le 22 mai 1915)

Paul Gläser ne se plia pas à l’ordre publié en mai 1915 et qui interdisait aux officiers et soldats de la division d’armée Gaede de tenir un journal. Malheureusement, il brûla par la suite les quelque 800 lettres et cartes postales que sa femme Suzanne et lui avaient écrites pendant les quatre années de guerre.

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Traces de vie d’un simple soldat : nom de Paul Gläser sur le registre des soldats.


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Depuis 1905, Paul Gläser, né à Olbernhau dans les environs de Chemnitz, vit à Mannheim où il exerce la fonction de secrétaire de la Altertumsverein qui vise à la construction d’un musée de la ville. Il quitte Mannheim le 5 août 1914 avec le 40ème Landwehr-Infanterie-Regiment, sous les acclamations enthousiastes de la population de Mannheim, en direction du sud de l’Alsace. Il prend part 14 jours plus tard à la bataille de Dornach. Son unité y subit de lourdes pertes, surprise par les tirs des civils postés dans leurs habitations. Gläser et ses hommes font prisonniers quatre hommes et une femme pris les armes à la main et les exécutent immédiatement de façon sommaire. En homme intéressé par l’histoire de l’art, Gläser note consciencieusement les ravages dans les localités de la zone de combat, et en particulier les destructions des églises dont les tours sont souvent utilisées

comme poste de tir par les deux camps. Sa rencontre avec un médecin français à l’occasion de la récupération des corps des défunts sur le champ de bataille est pour lui un moment solennel. Après avoir combattu à Ammertzwiller, Burnhaupt-le-Haut et sur le Hohrodberg, Gläser s’occupe de septembre 1915 à la fin de la guerre de l’administration des biens et colis d’étape à Guebwiller, Colmar et Fribourg-en-Brisgau. En juin 1916, il obtient la Croix de fer 2ème classe pour son action en première ligne. Dès octobre 1916, il ne prend plus de notes sténographiques dans son journal car il considère que plus rien de ce qui lui arrive ne mérite d’être raconté. Une fois la guerre finie, il retourne à Mannheim dont il verra la destruction au cours de la Seconde Guerre mondiale. RB

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Le massif des Vosges, très disputé, depuis le poste d’observation du commando d’artillerie à Lutterbach, près de Mulhouse, au printemps 1915. Parmi les sommets est indiqué l’Ebeneck (voir page précédente) depuis lequel Paul Gläser observait le champ de bataille.

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Avec l’aide de Dieu Benedict Kreutz

Aumônier militaire catholique 15.01.1879 – 25.07.1949 « Un pilonnage si intense que l’on croyait venue la fin du monde. » (Vieil-Armand, le 21 décembre 1915)

Benedict Kreutz en uniforme d’aumônier militaire catholique. Il vécut les combats en première ligne.

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Aumônier militaire courageux en première ligne du front, nationaliste fidèle à l’autorité et directeur de conscience compatissant envers les idées sociales. Le journal de guerre du prêtre Benedict Kreutz, originaire de Sankt-Peter, en Forêt Noire, explique de manière claire les multiples facettes du rôle de l’aumônier militaire catholique au cours de la Première Guerre mondiale. En tant que prêtre de la 12ème Landwehrdivision en Alsace de 1915 à 1917, Kreutz rendit visite aux soldats, en particulier au Vieil-Armand, là où ils étaient postés, afin de célébrer la messe et de dispenser les sacrements. A partir de mai 1917, il intervient en Galicie. A compter de février 1918, l’aumônier militaire prodigue ses services à la division de la mer Baltique, en Finlande. Pour son engagement courageux, Kreutz a reçu entre autres la Croix de fer 1ère classe. En tant que prêtre, il n’était toutefois pas en charge uniquement des soldats allemands : au printemps 1917, Kreutz ne cesse

d’inhumer des détenus roumains du camp de travail pour prisonniers de guerre du Val du Pâtre, à l’évidence victimes de dénutrition et d’un mauvais état de santé général. Kreutz ne restait pas sourd à la détresse de la population alsacienne, notamment des civils internés, en dépit de tous les préjugés nationaux caractéristiques de l’époque. On peut lire, dans le journal officiel relatif à sa fonction, le 10 juillet 1915 très sobrement : « office religieux avec possibilité pour les femmes détenues politiques de se confesser », et il inscrivait dans son journal privé à propos du même événement : « Reçu la confession de 26 femmes civiles détenues dans la prison ; cette guerre a engendré d’affreuses tragédies familiales ». Après la Première Guerre Mondiale, Kreutz est reçu docteur en sciences de l’État et est élu en 1921 deuxième président de Caritas Allemagne, fonction qu’il exercera jusqu’à sa mort en 1949. CS

Un prisonnier de guerre roumain sous-alimenté et malade dans le camp de Gauchmatt, dans le Val du Pâtre (Alsace) en avril 1917 ; Kreutz dut inhumer bon nombre de ces prisonniers.


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Transport de personnes par le funiculaire jusqu’au Vieil-Armand au printemps 1915. Six mois plus tard, Kreutz se retrouve pris sous le feu d’une grande offensive française et parvient à sauver sa vie dans des circonstances dramatiques.

La description de l’incident au Vieil-Armand du 21 décembre 1915 dans le journal officiel de Kreutz.


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