Martine Lecoq : Danton

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DA NTON

Au récit de la révolution Martine Lecoq demande ce qui aujourd’hui encore peut nous faire grandir, et au commerce avec Danton une leçon de générosité. Pour sa voix singulière, son talent de conteuse, et cette figure de Danton qui est à la fois souffle, élan, désir, ténacité, il faut lire ce livre. Et aussi pour ce qu’il rappelle opportunément aux historiens : que l’histoire n’est pas seulement celle des faits, des événements et des idées. Qu’il faut faire sa place à une histoire concrète et charnelle, où comptent les gestes, les attitudes corporelles, les besoins organiques, les images qui nourrissent l’imagination : une histoire d’incarnation. » extraits de la Préface de Mona Ozouf

M A RTI NE LECOQ

« Rien n‘est plus séduisant que l’intrépidité d’un auteur qui s’attaque à un grand sujet, infiniment glosé, ardemment controversé et qui, d’entrée de jeu, abat ses cartes. […] Fermeté du choix, assurance tranquille, confiance mise dans la sûreté du coup d’œil : tout cela, on le retrouve dans la méditation vibrante que Martine Lecoq consacre à Danton. Donc, elle est du côté de Danton.

Martine Lecoq

Danton Préface de Mona Ozouf

M a r t i n e L E C O Q est Française. Journaliste de presse écrite, notamment à l’hebdomadaire protestant d’actualité Réforme, elle est aussi théologienne luthérienne et critique d’art. Sa mobilisation pour une réflexion en quête de liberté l’a également portée à investir d’autres domaines. Ainsi la Révolution Française à laquelle elle voue une passion de longue date. Elle a également publié Lettres spirituelles, (Théolib, coll. « Écritures », 2010) et Prédications, suivi de Prières, (Théolib, coll. « Écritures », 2013).

En couverture : Pierre Alexandre Wille (dit, Wille Fils). « Georges Danton mené au supplice, dessiné de souvenir le 5 avril 1794 ». Dessin. Paris, musée Carnavalet. © Musée Carnavalet / Roger-Viollet

isbn

978-2-911087-94-3

03/16

prix en france :

20 €

ttc

VAN DIEREN ÉDITEUR


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M A RT I N E L E C O Q

DANTON Préface de Mona O ZOUF

VA N DI E REN ÉD I TE UR, PA RI S 20 1 6 • CO LL ECTIO N « DÉBA TS »


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© 2016. Van Dieren Éditeur, Paris / Martine Lecoq Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction ou traduction sans autorisation écrite préalable de l’éditeur de tout ou partie de ce texte par quelque moyen que ce soit est illicite et pourra faire l’objet de poursuites.


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Rien n‘est plus séduisant que l’intrépidité d’un auteur qui s’attaque à un grand sujet, infiniment glosé, ardemment controversé et qui, d’entrée de jeu, abat ses cartes. Ainsi fait Giono, quand, ouvrant son commentaire de l’Iliade, il annonce tout de go la couleur : « Je suis, dit-il, du côté des Troyens ». Fermeté du choix, assurance tranquille, confiance mise dans la sûreté du coup d’œil : tout cela, on le retrouve dans la méditation vibrante que Martine Lecoq consacre à Danton. Donc, elle est du côté de Danton. Ou, plus exactement, aux côtés de Danton. Tout historien de la Révolution, a dit Valéry, a coutume « de tendre aux autres une tête coupée qui est l’objet de ses préférences ». L’accent sarcastique qu’on peut entendre ici est tout à fait absent du livre de Martine Lecoq. La tête coupée qui a sa préférence, elle se garde d’en faire une déclaration d’agressivité. Accompagner Danton, pour elle, n’est pas devenir procureur dans le procès de ceux qui ont voulu, et consommé, la perte de son héros ; elle répugne à expliquer leur conduite par la jalousie, l’intérêt ou le fanatisme. Certes, elle n’est pas du côté de Robespierre, et le dit. Mais elle a la générosité de supposer chez lui, comme chez Saint-Just, et en dépit de l’infâme réquisitoire qu’ils ont tous deux concocté, une obscure reconnaissance de la grandeur de leur rival. Elle prête à Robespierre, au moment même où il livre Camille Desmoulins à l’échafaud, un trouble devant son vieux camarade de collège. Dans la prose raide de Saint-Just, il lui arrive même de découvrir du « velours ». Et ce qui la préserve d’exercer une quelconque vindicte sur les acteurs de l’immense événement, c’est, recueillie chez Michelet, qu’elle a beaucoup lu, l’espérance que tous ces jeunes hommes, entrés par la mort « dans la lumière de la justice et de la vérité » aient oublié leurs différends pour se reconnaître et se réconcilier enfin.


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Le lecteur de ce Danton comprend vite que l’histoire contée par Martine Lecoq se tiendra loin des pensées de prétoire. Elle connaît tous les attendus du procès qu’à la suite de Mathiez une historiographie jacobine a fait à Danton, en aggravant le réquisitoire de Saint-Just ; mais elle y entre peu. Elle n’entre pas davantage dans les légendes qui font cortège à Danton : celle, issue du positivisme, qui fait de lui l’homme d’une dictature providentielle ; ou encore celle, consacrée par la Troisième République, qui voit exclusivement en lui l’homme de la patrie en danger, le héros du salut public. Martine Lecoq préfère chercher l’inspiration auprès des historiens poètes ou prophètes, des visionnaires comme Michelet, moins préoccupés de juger que de faire entendre une voix singulière. Tel est bien le propos de ce livre dont l’originalité éclate dès les premières pages. On sait que Danton, comme tant de ses contemporains, surgit à l’existence avec la révolution, et grâce à elle. C’est l’événement monstre qui amène à la lumière un homme jusque-là effacé, et le métamorphose : hier encore, au témoignage de son collègue Lavaux, c’était un doux, un discret, un taiseux, et le voici qui bondit tout à coup sur les tréteaux en tonitruant tribun. Avant ce théâtral lever de rideau, il n’y a dans la préhistoire de Danton qu’ombre, silence, faibles traces, et les biographes se résignent habituellement à cette carence. Mais la pauvreté des sources traditionnelles n’est pas de nature à arrêter Martine Lecoq. Peu de textes, en effet, mais l’écrit est-il le tout d’une existence ? Tant de choses parlent déjà, hors de l’univers du papier ! Le corps, d’abord, et celui de Danton ne risque pas de passer inaperçu : formes athlétiques, trogne porcine et tavelée, immense front, yeux perçants, tout ce qui a composé chez lui, selon ses propres termes, « l’âpre physionomie de la liberté ». Le mouvement, ensuite, perceptible jusque dans l’emportement du graphisme. Enfin la voix, le souffle, la force. Bref, pour peu qu’on mise sur l’imagination, qu’on s’attache à restituer autour du personnage les couleurs, les bruits, la lenteur et le poids d’un monde révolu, on peut, même sur de maigres indices, approcher de la vérité. L’imagination peut-elle faire office de méthode ou du moins d’attitude historique ? Martine Lecoq est parfois saisie d’un doute : qu’est-ce au juste que le curieux objet qu’elle construit ? Une biographie ? Sûrement pas, en tout cas pas une de ces bio-


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graphies qui se donnent pour objet de ne rien laisser dans l’ombre et accompagnent leur héros de minute en minute. Une histoire de la Révolution ? Pas davantage, encore qu’elle reconnaisse être happée par la nécessité d’entrer dans le récit des événements révolutionnaires, car comment peindre un de leurs grands acteurs sans le fond sur lequel il se détache ? Alors tout bonnement un essai historique ? Encore faut-il ne pas en attendre le greffe minutieux des circonstances et des entours. Ce n’est pas l’exactitude historique qui est visée ici mais la compréhension du personnage. II y a beaucoup d’intrépidité, une fois encore, à plaider la cause de l’imagination à la face des historiens, et je crois les entendre d’ici grommeler. Martine Lecoq avance, et le sait, sur une ligne de crête. D’un côté, les amateurs de romanesque historique : décors, costumes, draperies et fanfreluches, il n’y a rien chez Danton pour ces gens-là. De l’autre, les historiens professionnels, précautionneux et pointilleux, si affolés de précision qu’ils condamnent ou au mieux ignorent tout recours à l’intuition. On peut imaginer sans peine leur sursaut en écoutant Martine Lecoq soutenir paisiblement « qu’on peut prendre ses aises avec l’histoire » ; leur gêne à la voir développer ce que Danton « a dû sentir confusément », et bâtir sur le silence de Louise, le tendron de seize ans qu’il a épousé en secondes noces, toute une interprétation du quiétisme amoureux qui liait ce couple étrange ; leur incompréhension, enfin, du sort qu’elle réserve à une scène inouïe qu’ils ont pour leur part méconnue. Revenu en toute hâte de Belgique après la mort de sa première femme, mais arrivé trop tard, Danton avait fait déterrer le corps : occasion de faire mouler sur le visage le masque mortuaire qui arracherait Gabrielle à l’oubli : occasion aussi, en dépit de l’état du corps, d’une ultime étreinte. Cette scène extravagante, presque indécente, généralement passée sous silence, comment ne pas voir qu’elle donne à Danton ses proportions hors normes, qu’elle révèle la force de ses impulsions ? Martine Lecoq n’est pas loin de lui donner valeur générale d’absolution. Un homme capable d’un tel geste sublime d’amour désespéré ne saurait, dit-elle, mentir en politique. Et de là, puisque force est de croire à pareil geste, qui ne saurait s’inventer, il est possible « de réhabiliter Danton dans son intégrité générale ».


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Ici, il me semble, son lecteur bronche un peu : il est tenté de lui objecter les contradictions de Danton, ses intermittences, ses nombreux changements de cap. L’homme a pu ainsi demander des lois extraordinaires pour épouvanter les ennemis de la révolution, au mépris des formes juridiques, puis trouver du mérite à ces formes quand il est lui-même, au cours de son procès, privé de parole et mis ignominieusement en dehors des débats. Mais cette chicane, on est immédiatement enclin à l’abandonner. Car Martine Lecoq sait que son héros est double. Elle sait gré à Louis Blanc de l’avoir comparé aux personnages des tableaux de Rembrandt, qui « ruissellent de lumière parce qu’ils sont pleins d’ombre ». Mais elle ne renonce pas pour autant à chercher en lui la note majeure, celle qui rend compte de l’essentiel, et c’est là qu’elle donne la mesure de sa pénétration. À l’égard de la révolution d’abord, dont elle voit à plein ce qu’elle implique : amarres rompues, lâcher tout, frontières qui volent entre le possible et l’impossible, surabondance de vie donnée aux hommes, devant qui elle ouvre le champ de l’inouï et du jamais vu. Et à l’égard de Danton, celui des acteurs révolutionnaires qui en épouse le mieux la vague, en incarne l’emportement, le souffle et l’énergie. À ce foyer brûlant viennent fondre les critiques qu’on a coutume de lui adresser. L’absence de principes, l’incohérence ? Sans doute, mais pour souligner une autre forme de cohérence chez celui qui avait dit qu’on ne peut faire « la révolution géométriquement » et savait qu’une révolution ne se met pas en maximes bien peignées, mais en actes. La vénalité, l’amour de l’argent ? Sans doute a-t-il puisé à pleines mains dans les sommes qui se trouvaient à portée, mais c’était chez lui désir, non de garder mais de répandre : il voulait une « République de Cocagne », non le couvent spartiate de SaintJust. L’inaction devant les massacres de septembre ? Non pas lâcheté, mais difficulté à comprendre la férocité d’un peuple qu’on croyait innocent, et sans doute aussi consentement obscur à la nécessité. La prédication de la Terreur ? Inspirée, non par la cruauté, mais le désir de juguler la violence aveugle des foules que septembre, justement, venait de révéler. L’indulgence prêchée dans ses derniers moments politiques ? On l’a platement expliquée par la pente qui incline les acteurs à mettre en vieillissant (et la révolution les fait tous promptement vieillir) de l’eau dans le vin de leurs convictions. Mais elle est


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plus aisée à comprendre si on la lie, comme Danton l’a fait luimême, à un tempérament imperméable au ressentiment : un homme d’élan et de plein vent sait que le ressentiment est une passion triste, qui intoxique et tire en arrière celui qui en est affecté. Nul en ce sens ne l’a mieux décrit que Condorcet : « Danton a cette qualité si précieuse que n’ont jamais les hommes ordinaires : il ne hait ni les lumières ni les talents ni la vertu ». Ce qui le met toujours en mouvement, et illustre son innocence, c’est une extraordinaire aptitude à la vie et au bonheur. Un bonheur qu’il loge, non dans un lendemain brumeux, mais veut ici, tout de suite, au présent. Voici encore de quoi l’opposer à SaintJust : celui-ci juge pernicieuse toute pensée qui échappe à la Révolution, et recommande d’immoler à la patrie les affections privées. Danton, lui, ne croit pas que la révolution soit le tout de la vie. Ainsi s’expliquent les éclipses du personnage, les blancs de son emploi du temps, les échappées où il lui faut quitter la scène centrale pour une pause à Arcis-sur-Aube : besoin vital de recréer autour de lui un espace de liberté, de reprendre souffle auprès de ceux qu’il aime, et particulièrement des femmes. Cet hédonisme a servi sans surprise comme élément à charge de son procès : l’accusé, dit Saint-Just inspiré par Robespierre, osait dire « qu’il n’y a pas de vertu plus solide que celle qu’il déployait chaque nuit avec sa femme ». Crime pour les deux procureurs, la plaisanterie est pour l’accusé le gage même de son innocence : à l’accusation de complot dont on le tympanisait il avait en effet victorieusement répondu : « Que voulez-vous que conspire un homme qui, chaque nuit, s’acharne à l’amour ? » La Révolution, temps d’emportement extraordinaire, n’est pas pour autant destinée à éteindre chez les hommes les besoins et les désirs ordinaires. Plutôt à les multiplier. Rien donc chez lui d’étroit ni de calculé, des cartes sans cesse rebattues, une vie constamment improvisée. Comparer, comme le fait Martine Lecoq, ses discours à ceux de ses collègues, si corrects, et tout barbelés d’érudition gréco-latine, c’est une fois encore prendre la mesure de cet homme singulier. Les propos de Danton font peu de place à la démonstration argumentée, empruntent leurs images à la nature plus volontiers qu’à l’histoire, fuient la périphrase pour un réalisme cru : ainsi, tout près de l’échafaud, en évoquant la tête coupée, et les vers qui bientôt


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dévoreront le cadavre. Hachés, haletants, portés par l’impatience de convaincre et la volonté de communiquer l’énergie, ce sont des appels à se lever et à combattre. Reste un mystère : pourquoi Martine Lecoq, prédicatrice inspirée a-t-elle élu le personnage de Danton ? Je doute de pouvoir apporter une réponse satisfaisante à cette question : expliquet-on jamais un coup de foudre ? Il s’agit bien en tout cas d’une rencontre personnelle, parfois même racontée dans des termes troublants : « Je lui permets, dit-elle, de parler en moi ». Et encore : « C’est mon style, ma pensée, l’énergie de ma vie, de mon passé, de ma présence au monde, mais c’est lui aussi, comme s’il y avait entre nous une intimité inextricable ». Des mots que pourraient méditer tant de biographes soucieux de garder leurs distances, et d’historiens justiciers du passé. Au récit de la révolution Martine Lecoq demande ce qui aujourd’hui encore peut nous faire grandir, et au commerce avec Danton une leçon de générosité. Pour sa voix singulière, son talent de conteuse, et cette figure de Danton qui est à la fois souffle, élan, désir, ténacité, il faut lire ce livre. Et aussi pour ce qu’il rappelle opportunément aux historiens : que l’histoire n’est pas seulement celle des faits, des événements et des idées. Qu’il faut faire sa place à une histoire concrète et charnelle, où comptent les gestes, les attitudes corporelles, les besoins organiques, les images qui nourrissent l’imagination : une histoire d’incarnation. Il leur chuchote aussi qu’il arrive à l’empathie de fournir, mieux que ne fait la défiance, l’accès à la compréhension. Mona Ozouf octobre 2015


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« Il me serait trop dur de croire que ces grands citoyens, morts si jeunes, et quoi qu’ils aient fait, n’aient pas eu par-delà la mort du temps pour se reconnaître, pour entrer dans la lumière de justice et de vérité, et s’embrasser les uns les autres […] Ils le savent maintenant, combien leurs accusations mutuelles furent injustes, et sans doute, ils se sont réconciliés. » Jules Michelet

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David Lawday, un des derniers biographes de Danton, disait qu’on a peu d’éléments sur lui, qu’il fallait faire preuve d’intuition. En effet : une vie courte, trente-quatre ans, et dont la partie connue couvre seulement cinq années, celles de la Révolution française. Dans ce bref intervalle, il a beaucoup parlé, c’est vrai. Mais les sténographes de l’époque, ceux qui prennent les discours au vol, n’ont pas toujours le temps, la virtuosité de tout garder tel quel. Ils font des choix, des coupes. Parfois maladroites. Des improvisations de Danton, de leur contenu, il nous reste des bribes, des coulées de lave un peu décousues, des blocs de granit tronqué. Danton écrivait peu. On n’a aucune confidence de sa main, seulement quelques autographes, sa signature à plusieurs reprises, une lettre de lui à sa femme, envoyée de Belgique, lettre hâtive, pragmatique, quoique tendre. Également une lettre officielle, écrite un peu plus tard, à l’automne , où il informe la Convention de son désir de repos à Arcis-sur-Aube pour raison de santé. De ces deux lettres (et je m’appuie exclusivement sur celles-là dont l’authenticité est incontestable), des graphologues tireraient des conclusions intéressantes, car l’écriture de Danton, si elle témoigne jusqu’à un certain point des formes graphiques inculquées alors, s’en libère aussi totalement. Certes, il s’y efforce d’être lisible, mais comme un élève plus rebelle


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qu’appliqué, et beaucoup de magnétisme en émane. De l’ampleur dans le mouvement, mais pas de grossissement inconsidéré ; l’écriture reste petite, intérieure. On y sent une sorte de décontraction dans l’intensité. Une impression de grandeur non réductible aussi. Danton ne ressemble qu’à lui-même. À l’examen de cette écriture, impossible de dénier à son auteur une personnalité originale, inventive. Cela jusque dans certains de ses tracés compulsifs qui s’éventrent eux-mêmes, rentrent dans leur propre corps. À première vue, une écriture de ce genre me fait penser à celle de Napoléon. Mais chez ce dernier, elle se promène dans les airs, défiant les lois de la pesanteur. Moins accrochée au sol natal, elle fait des bonds largement au-dessus ou au-dessous de la ligne médiane. On se rappelle la phrase des anciens alchimistes : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut », cela lui conviendrait bien. L’écriture de Danton, au contraire, suit la ligne terrestre, s’enracine par de longs jambages incrustés. Autre héritage de Danton : son physique. À quoi ressemblait Danton ? On a des portraits, des dessins, voire des esquisses caricaturales, comme ces derniers profils informes, croqués à la Convention par le peintre David. Un de ses portraits les plus célèbres est celui de Constance-Marie Charpentier qui épousera le frère de sa première femme. On lui voit un visage plein, qui révèle le souci d’exactitude du peintre dans le détail des traits de la physionomie : les yeux bleus du tribun, l’emplacement des vestiges de variole, la cicatrice de sa lèvre supérieure. Mais nulle âme. Ajoutons que Constance-Marie dont le talent cherchera d’abord sa voie dans le néoclassicisme de l’école de David et le rendu des scènes mythologiques, n’est pas encore une portraitiste achevée. Elle ne l’est qu’occasionnellement, dans le cadre familial. On trouve dans ses portraits la même réduction de l’espace du visage compris entre les yeux et la bouche, ce qui le fait aisément dégénérer jusqu’à la trogne porcine, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Ainsi la femme de Danton sous son pinceau ressemble-t-elle à son mari par le pire, comme s’ils étaient frère et sœur. J’ouvre ici une parenthèse pour imaginer ce que furent les séances de poses du géant devant cette petite artiste de vingt-cinq ans. Probablement, il dut y trouver plaisir. Celui d’être regardé par des yeux féminins qui viennent puiser régulièrement dans leur


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modèle vivant, sérieux et scrutateurs. Je pense au jugement de Condorcet sur Danton : « Il a cette qualité si précieuse que n’ont jamais les hommes ordinaires : il ne hait ou ne craint, ni les lumières, ni les talents, ni la vertu. » Ici, il laisse s’exprimer la liberté d’une femme. Un des portraits de Danton les plus parlants est ce visage dessiné au crayon par Jacques-Louis David pendant la tourmente révolutionnaire.Visage en action, c’est le moins qu’on puisse dire, où s’agitent le grouillement d’un fond ténébreux qui tourne et se retourne sur lui-même en même temps qu’une sorte de jaillissement vers le haut, de sérénité supérieure, grâce au front dégagé, au mouvement des cheveux poudrés de blanc vers l’arrière. Ce qu’on étreint ici, c’est l’être dans sa fulgurance. Une caractéristique, remarquée aussi dans la plupart des peintures, gravures, esquisses du temps, même moins réussies, qui le représentent, c’est cette manière de reculer pour mieux regarder l’autre en face. Une accentuation sinueuse des sourcils dont le froncement met en relief l’acuité pénétrante des yeux légèrement tirés vers les tempes, yeux qui prennent possession de toute la personne comme si elle était une. On sent que, chez Danton, tout passe et repasse par le centre, non pas un centre égoïste mais un centre vivant à l’image d’un feu ou d’un brasier central. L’esprit et le corps communiquent incessamment ; on pense à ce qu’on appelle aujourd’hui parfois les « intellectuels organiques », c’està-dire le contraire des « intellos ». Ce qu’on entrevoit sur le dessin de David se répète, je l’ai dit, sur d’autres œuvres graphiques de moindre valeur. Mais aussi, avec les mêmes constantes, imbroglio des émotions et vastitude de l’esprit, sur la remarquable sanguine de Pierre-Alexandre Ville. Cette œuvre qui s’empare du tribun aux mains liées, dans la charrette qui le mène vers la guillotine, confirme la même vision, celle d’un homme bien axé sur son propre centre, « un » : Danton au meilleur de luimême. De sorte qu’on peut aisément concevoir qu’une fois divisé, le colosse ne peut plus grand-chose, c’est l’infini des fluctuations qui commence. De Danton, on a également des actes, ceux de la période révolutionnaire évidemment, mais ils commencent en réalité plus tôt. Car si on manque de renseignements sur les événements de sa première jeunesse, notamment la décennie qui va de ses vingt à ses trente ans, hormis son mariage avec Antoinette-Gabrielle


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Charpentier en , on en possède certains, et non des moindres, sur l’« avant-Paris » jusqu’à la fin de ses études champenoises. Prenons la petite enfance. Georges-Jacques Danton naît le  octobre  à Arcis-sur-Aube, en Champagne. C’est la campagne alors. Son père, de toute petite bourgeoisie, est procureur du lieu ; il meurt quand son fils a deux ans. Sa veuve assume héroïquement l’intérim avec cinq enfants à charge avant de se remarier à un filateur de coton huit ans plus tard. C’est dire que l’enfance de Danton se déroule sous l’influence unique de la mère. Mère sûrement débordée si l’on en juge les accidents survenus à l’enfant turbulent et qui vont le défigurer à jamais : un taureau le blesse à la lèvre tandis qu’il boit au pis d’une vache, un autre avec lequel il veut lutter lui écrase le nez. Enfin, il manque de se noyer dans la rivière dont on le retire in extremis, et la petite vérole vient taveler le tout de ses scories. Danton cependant aimera sa figure et son corps qu’il associera à son destin : « La nature m’a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté. » Il les mettra d’ailleurs en avant dans les circonstances les plus indues ou les plus étranges. À la tribune ou devant un accusateur qu’il interroge superbement : « Ai-je la face hypocrite ? » Enfin au bourreau : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine. » Physiquement, il est hors-norme, par sa taille, sa corpulence, ce visage qu’il s’est créé pourrait-on dire, inconsciemment, comme un sculpteur. Une chose est sûre : ce physique, il ne peut l’oublier, car personne, en le voyant, ne l’oublie. Sa mère semble avoir eu à cet égard une attitude intelligente, antidiscriminatoire. Danton l’aimera, allant jusqu’à dire, dans ses mélancolies ultimes, en l’enveloppant de ses bras, qu’il souhaiterait demeurer près d’elle. Par « près d’elle », il faut comprendre la femme qu’elle est, bien sûr, mais indissociable de la région natale qui l’a vu naître et à laquelle il voue une affection indéfectible. Mère, terre, pour lui, tout est lié. On pourrait avancer que si Danton aime ainsi sa mère et sa terre, c’est par la liberté qu’il leur a arrachée. Car au fond, c’est une enfance solitaire. Il ne semble pas avoir entretenu de liens avec ses frères ou sœurs, ni avoir partagé leurs jeux. Toutes les images qu’on nous brandit de son enfance le montrent seul, dans le défi d’une liberté risquée. Il est déjà l’enfant de l’audace. Face à un taureau, nageur dans la rivière, c’est toujours seul qu’on le sur -


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 

prend. Et on se doute que cet apprentissage sauvage l’a rendu attentif à la mélodie interne des choses, au rêve qui coule à l’intérieur de soi, quelle qu’ait pu être son exubérance extérieure. L’école est une autre forme d’apprentissage. D’abord une maîtresse d’école qui ne lésine pas sur les coups, phénomène courant alors. Il atterrit au petit séminaire de Troyes où il se sent mal. Puis le Collège des Oratoriens, toujours à Troyes, où il s’y révèle bon élève sans excès. Un de ses camarades d’alors, Jules Paré, donne quelques éclaircissements sur sa scolarité d’adolescent. Et bien que certaines anecdotes relatées paraissent sujettes à caution, comme la présence de Danton à Reims, dans la foule, au moment du sacre de Louis XVI, d’autres sonnent juste. Ainsi je croirais volontiers qu’il ait pu être surnommé « l’anti-supérieur » ou qu’il se soit insurgé à haute voix contre les châtiments corporels à l’école et mobilisé pour leur abolition.

• DANTON

Il est intéressant de noter que la période de l’enfance dont on sait aujourd’hui l’importance dans la vie de chacun était, à la fin du e siècle, peu étudiée, occultée même. C’était un passage obligé, considéré au fond comme peu honorable. Les traités d’éducation suscités par l’ère des Lumières, puis la Révolution, commenceront lentement et sûrement de combler la fracture créée de toutes pièces par les siècles passés entre le monde de l’enfance et le monde adulte. Mais il faudra beaucoup de temps avant qu’elle s’efface dans la pratique. Ses conséquences nuisibles étaient de deux sortes : l’impossible rencontre entre enfant et adulte, considérés d’emblée comme appartenant à deux races étrangères, je viens de le dire, et aussi, inversement, une incapacité de comprendre l’enfant autrement que comme un adulte à naître, une promesse à tenir. Son présent était sacrifié. Ce pont entre deux âges qu’on nomme l’adolescence n’existait pas non plus. On pourrait penser que ce que j’avance ici concernait les classes populaires surpeuplées de naissances. Mais les classes privilégiées n’y échappaient pas davantage. On pouvait, bien sûr, grâce à la richesse, mieux soigner, raffiner l’éducation des fils (les filles, sauf exception, étaient délaissées) ; on ne posait pas pour autant le regard sur l’enfant en lui-même, pour lui-même.


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On pouvait faire d’un enfant un « roi » ; on ne voulait pas d’un « enfant roi ». Charles-Maurice de Talleyrand, descendant d’une vieille famille aristocratique, a souffert de ce manque d’attention. Au premier chapitre de ses Mémoires, il écrit : « Dans les grandes maisons, c’était la famille que l’on aimait, bien plus que les individus, et surtout les jeunes individus que l’on ne connaissait pas encore. Je n’aime point à m’arrêter sur cette idée… Je la quitte. » Même les Lumières qui ont revisité l’éducation, qui l’ont démocratisée sous la plume des philosophes, continuaient d’user de l’enfant comme d’une sorte de cobaye, un sujet d’expériences. On savait qu’on doit enseigner l’enfant, que c’est le devoir des parents, des pères surtout, puis des maîtres ; on ne pensait pas que lui aussi a quelque chose à leur apprendre. Ce que je dis apparaît bien général, sans doute, et l’amour des pères ou des mères a souvent fait éclater ce schéma étriqué, renversé la donne en faveur de la tendresse, de la reconnaissance mutuelle. En ce sens, on peut dire que Danton a eu de la chance. Par contre, on se demande comment certains futurs révolutionnaires ont manifesté assez d’énergie vitale pour survivre aux débris d’une enfance anéantie. Je pense entre autres à JacquesPierre Brissot, le leader girondin, né quatre ans avant Danton, treizième d’une couvée de dix-sept enfants. Une brute de père, une mère qui deviendra folle, le sadisme du principal du collège : « bigot renforcé, froidement cruel, qui, pour les plus légères fautes, martyrisait les enfants à coups de fouet. Avec la barbare méthode qu’on me força à suivre, je ne fus pendant sept années qu’un mannequin auquel on soufflait les pensées et les paroles. » On imagine que ces mauvais souvenirs ne seront pas étrangers à la révolte qui le soulèvera plus tard contre le despotisme. Un autre cas assez incroyable, cité par Claude Manceron dans son livre sur Les Hommes de la liberté est celui de Jacques Roux, chef du parti des Enragés qui se suicidera en . Jacques Roux dont le père prénomme tous ses fils « Jacques ». Manceron note avec humour chez le bonhomme « un manque d’imagination gênant pour les historiens ». Difficile de distinguer notre Jacques Roux des autres ! Mais c’est la même méconnaissance du droit de l’enfant à exister comme être unique, la même indifférence violente qui transparaît dans cette répétition d’un prénom confinant paradoxalement à l’anonymat. Peut-être, là encore, peut-on envisager que ce nivellement obscurantiste a joué son rôle dans


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Je ne peux pas me targuer d’être historienne si l’on entend par ce mot une connaissance très serrée des faits. Je ne les ignore pas, mais je ne peux les embrasser tous. Pour éclairer certains moments d’une vie, je suis contrainte d’en abandonner d’autres à eux-mêmes. Il en est ainsi de toutes mes lectures, je suis incapable de « tout » lire parce que certains fragments accaparent trop longtemps mon regard, suscitant une sorte d’arrêt sur image. Et je rate forcément les fragments suivants. Quand on plonge trop avant, il faut un temps pour remonter à la surface et pendant ce temps, même infime, la vie quotidienne du livre s’est

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l’évolution idéologique de Jacques Roux quand il réclama l’égalité d’êtres humains intégraux. Un mot aussi sur Mirabeau, condamné par la haine viscérale de son père à demeurer en état d’enfance jusqu’à l’âge de quarante ans. Père dont la mort intervient miraculeusement en , à l’aube d’une révolution qui permet au fils de prendre son essor, de se réaliser. Enfin, pour clore ce chapitre, une autre situation enfantine : celle de Maximilien Robespierre, orphelin à six ans d’une mère morte en couches et d’un père qui, tout de suite après le drame, prend la fuite, abandonne ses enfants. D’autres ont su adapter l’interprétation psychanalytique au désarroi du fils victime d’un père instable. Ils ont lié son rejet du père (resté informulé) au vœu profond d’apparaître exemplaire, irréprochable, ne pas donner prise à la critique morale. J’ajoute cependant ceci qui ramène à Danton. Début , Robespierre, alors qu’il commence à douter de ce dernier, lance du haut de la tribune cette phrase étonnante : « Vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges. » Au regard de l’enfance précédemment décrite, cette parole que je crois sincère m’intéresse. On se représente Robespierre dans la famille Danton, curieux, surpris et réchauffé par ce qu’il y voit. Admiratif. Mais qu’y voit-il exactement ? Un veuf qui, comme son père, a perdu sa femme en couches mais qui, remarié à une jeune fille déjà habilitée à s’occuper de ses enfants, ne les a pas abandonnés. Un père qui remplit son devoir de respect et d’affection.


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poursuivie sans que l’on s’en rende compte. Qu’on ne m’en veuille pas de ces pauses, de ces trous, qui laisseront parfois en blanc des éléments que des historiens plus érudits auraient présentés au grand jour. L’histoire est une matière difficile dans le sens où il s’agit de faire revivre un passé. Mais comment faire revivre quelque chose qui a été vécu ? Jusqu’à présent, nul n’a eu deux vies, deux naissances. Or l’histoire, c’est un peu donner une seconde vie à un personnage ancien, celle qu’il aurait s’il naissait de nouveau, s’il ressuscitait, s’il vivait parmi nous aujourd’hui une nouvelle existence qui n’aurait pas oublié la première. Il y a des personnages qui se prêtent très bien à ce genre d’exercice. Et Danton en fait partie. On a la sensation que s’il revenait sur terre en ce début de  e siècle, nous le comprendrions et il nous comprendrait. On pourrait parler avec lui, dialoguer. Cela tient à sa personnalité bien sûr, mais aussi à son époque. Ceux qui se sont engagés à corps perdu dans la Révolution étaient à la charnière de deux mondes. Un vieux monde que nous ne connaissons plus, que nous ne pouvons que décrire sans le comprendre, et un nouveau dont les points de repère nous font toujours signe, comme s’ils étaient tout proches, à portée de main. Ainsi je ne peux comprendre pourquoi Danton devenu avocat au Conseil du roi en  se met à signer « D’Anton », alors je laisse de côté, je n’en pense rien. C’est un élément qui s’explique par son époque, non par la nôtre. Mais quand Danton réclame de l’audace en , nous y reconnaissons notre modernité tout entière. Les deux écueils entre lesquels balance la transmission de l’histoire viennent de notre société française scindée. D’un côté : des intellectuels, des gens sérieux, soucieux d’exactitude, mais sans feu. Leur conviction en faveur de la Révolution n’apparaît que lorsqu’on les attaque. Là ils se défendent, se rebiffent. Mais c’est un feu négatif, si j’ose dire. Lorsqu’ils travaillent dans le calme, leur peur d’entamer l’exactitude scientifique des faits, de sortir des limites de la raison, rogne trop souvent leurs ailes. Ces spécialistes s’adressent à des spécialistes ou à de futurs spécialistes, des étudiants, des universitaires. Leur désir d’objectivité louable, qui a manqué aux siècles précédents, apporte de l’eau au moulin de la connaissance, mais il fait des ravages d’une autre manière. Il sacrifie la passion, il choisit le corps sage, non le corps « intranquille », pour reprendre le beau mot du peintre Gérard Garouste.


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  • DANTON

Au pire, il choisit le corps mort, le cadavre. Mais l’histoire n’est pas la morgue. Il faut savoir, après le décorticage anatomique, rassembler les morceaux, impulser la décharge électrique qui va de nouveau faire bondir le sang dans les artères, remettre un cerveau et un cœur à leur place, à l’intérieur de leur écrin de peau et de chair. Là encore, c’est une résurrection qui s’accomplit. Se pencher sur un personnage, c’est le ressusciter (le re-susciter) de notre vie, mais aussi de la sienne. C’est animer un homme qui s’anime de lui-même, qui prend son suaire, se lève et marche. Et il faut accepter qu’il avance en tous sens, de manière parfois contradictoire, qu’il recule, car toute vie véritable est faite d’avancées et de reculs. De même que les planètes, le mouvement humain est irrégulier. Mais comme les planètes toujours, il avance finalement plus qu’il ne recule, même si c’est d’un millimètre. Faire une biographie, c’est se pencher sur un homme en devenir, qui évolue, se transforme. Et plus sa vérité est indéracinable ou, dit autrement, plus sa personnalité détient de profondes ressources psychiques, plus il se transforme. On le cherche ici, où il était hier, il n’y est plus. On le trouve ailleurs, là où on ne l’attendait pas. C’est entretenir avec lui une relation d’amour lucide, mais d’amour tout de même. Amour primordial sans lequel notre biographie, malgré toute son érudition, demeurera une planète plate, désenchantée. Il ne faut pas oublier que les hommes qui émergent de l’ombre en  sont jeunes. Danton a trente ans en , Robespierre, trente-et-un, Desmoulins, vingt-neuf. Les vétérans sont Mirabeau, quarante ans, Marat, quarante-six. On sait qu’à l’époque, les hommes vieillissent vite, qu’ils atteignent plus rapidement leur maturité, leur zénith, mais de façon générale, la Révolution, la politique, sont alors le fait d’hommes jeunes. La jeunesse qui détient le pouvoir marque les événements de son propre sceau, mais elle se construit simultanément à travers eux. Si elle modèle les circonstances, les circonstances aussi la modèlent. On peut ainsi trouver de grands contresens apparents entre un leader de trente ans et le même, dix ans plus tard. La plupart des révolutionnaires n’auront malheureusement pas dix ans devant eux pour changer à leur rythme, mais je pense à Napoléon, par exemple, consul à trente ans, si différent de l’empereur démocratisé des Cent-Jours, quinze ans après. Quand on fait de l’histoire, il faut tenir compte de ces inégalités.


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On ne peut rien styliser en un marbre unique. Ainsi, on ne peut pas dire, comme on l’entend partout, que Bonaparte consul rétablit l’esclavage à Saint-Domingue en , sans dire également que c’est ce même homme qui, en , décrète l’interdiction de la traite des Noirs. Je ne m’attarde pas ici sur les motifs de ces deux actes contraires. Je dis simplement que ne pas mentionner les deux, c’est manquer au devoir de sincérité. Pourtant, on ne le fait jamais, car il faudrait le faire « bien », en expliquant le pourquoi et le comment, et c’est impossible par manque de temps. En quelques secondes, en effet, à la télévision, à la radio, dans l’article d’un quotidien, comment dire « à la fois » que Napoléon a rétabli l’esclavage et aboli la traite ? La vérité elle-même paraît insensée. Qui la croirait ? On préfère les demi-vérités, c’està-dire les mensonges crédibles. Cette histoire au rabais est triste, bien sûr. Pourquoi donner un seul son de cloche quand l’homme est l’arpège tout entier ? Pourquoi ne montrer qu’un profil ou une face, comme les fiches signalétiques de police, alors qu’un visage est tout un poème, qu’il se compose d’un million de reflets, de nuances ? Je pense à une description de Danton par un témoin,Thibaudeau, qui l’aperçoit en train de présider l’assemblée du district des Cordeliers. Il écrit : Le portrait qu’on m’en avait fait ne m’en avait donné qu’une idée bien imparfaite. Je fus frappé de sa haute stature, de ses formes athlétiques, de l’irrégularité des traits labourés de petite vérole, de sa parole âpre, brusque, retentissante, de son geste dramatique, de la mobilité de sa physionomie, de son regard assuré et pénétrant, de l’énergie et de l’audace dont son attitude et tous ses mouvements étaient empreints. »

Je retiens surtout ceci : « la mobilité de sa physionomie. L’autre écueil auquel se heurte la transmission de l’histoire aujourd’hui est l’inverse du précédent. Tout à l’heure, je citais des auteurs intellectuels, les « trop » sérieux qui, pour ne pas se brûler à la flamme, l’éteignent avec les meilleures intentions du monde. Maintenant, je veux parler de la banalisation, de la vulgarisation de l’histoire par des auteurs moins consciencieux. Il y a actuellement pléthore de romans historiques, de narrations qui mélangent le réel et la fiction, et ne l’avouent pas à haute voix. Les auteurs précédents demandaient un effort de l’esprit pour se


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Quitter sa région natale, ce n’est pas facile à une époque où les fils reprennent vaillamment le travail des pères sans trop se poser de questions. Mais les affaires en bonneterie du sieur Ricordain, le nouveau mari de la mère de Danton, vont mal. Et un enfant qui s’envole vers la capitale, c’est un de moins à charge. La famille l’aide pourtant comme elle peut. Elle fournit l’argent du voyage et de quoi ne pas mourir de faim dans les tout premiers temps. Cela s’arrête là, que pourrait-elle faire de plus ?

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hisser sur une marche parfois inaccessible. Ici, aucun effort à faire. On se laisse rouler dans une vague agréable mais, au fond, assez boueuse. Les gens se jettent sur ce genre d’ouvrages, car la sentimentalité cette fois n’y manque pas. Ils trouvent là une ambiance, une atmosphère de vacances historiques. Une histoire de châteaux de sable. Mais quel rapport avec l’amour lucide que je cautionnais ? Aucun. Tout à l’heure, on travaillait sur le corps réfrigéré, rincé et lavé sur sa table de dissection, on l’étudiait os par os, on était dans le blanc dur sous la lampe cassante. Maintenant, on navigue parmi les fantômes et les revenants. De la fausse chair, de faux corps, des coloris outrés et clinquants. Je ne sais ce qu’il peut sortir de là. Évidemment on peut oublier tout de suite ce qu’on a lu, c’est d’ailleurs ce que réclament ces livres, ces téléfilms, qui n’ont pas l’ambition de la postérité. Mais ils en créent malheureusement une, une postérité de costumes sans rien dedans, et qui appuie toujours un peu plus sur l’ignorance crasse du monde, renforce l’armature de ses clichés, de ses dualismes incompétents. Est-il donc si difficile de s’adresser à un vaste public tout en restant intègre ? N’y a-t-il pas, quelque part, un peuple caché qui a besoin d’authenticité, sans pour autant appartenir à une minorité intellectuelle ? Une poignée de gens honnêtes de toutes classes, tous milieux, toute appartenance, qui examine l’or de son propre fonds pour grandir, se fait assez confiance pour se désencombrer de l’inutile ? Un peuple profond qui ne soit ni une masse ni une élite ? Les révolutionnaires de  y croyaient, eux ! Sommes-nous devenus, en nos Républiques, incapables d’y croire ?


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Quand Danton arrive à Paris, il a vingt-et-un ans. Il lui faut gagner sa vie par lui-même, le plus vite possible. C’est chose faite quand il rencontre le procureur Vinot qui le prend dans son étude comme clerc, séduit par son aplomb.Voilà la subsistance assurée, et le logement. Mais Paris est une grande ville où se perdent les espérances d’une enfance libre et sauvage. Le rêve tourne court. Car après ce début prometteur, on n’entend plus parler de lui. Sans doute se fond-il dans la masse de ceux qui lui ressemblent, des roturiers sans le sou qui s’accrochent, arpentent le Palais de justice dans tous les sens. En tout cas, parallèlement à cette vie invisible, il se forme. Avec sa bonne mémoire, il apprend vite le secret des petites procédures, le langage des affaires juridiques. On imagine qu’il se frotte discrètement aux personnalités du monde du droit, des avocats célèbres que sa modestie l’empêche d’approcher, mais qu’il dévore des yeux. Est-ce l’enlisement dans une routine trop difficile à supporter pour son tempérament irrégulier, l’encroûtement dans une paresse vaguement besogneuse, la sensation du néant de sa condition face à l’ordre établi et ses privilégiés, qui vont lui donner le coup de fouet nécessaire pour de vraies études de droit ? Toujours est-il qu’en , il va cueillir sa licence dans l’université la plus fair-play de France alors, celle de Reims qui distribue les diplômes avec une facilité déconcertante. On aurait tort de lui en vouloir. Beaucoup agiront comme lui, passeront par cette issue de secours pour l’obtention de leurs titres : Brissot, Roland. Mais tout cela reste une petite vie, piétinante, piaffante. Comment tient-il le coup sans émulation ? Il doit se sentir parfois décalé, tout en jouant le jeu d’une sociabilité de bon aloi. Il se rapproche des endroits où on cause : les cafés (différents des nôtres) qui font salon et où on discute ferme de tout, donc de politique ; les parties de dominos, jeu à la mode réservé aux moins nantis, car on n’y mise pas d’argent ; les sports comme l’escrime et surtout la natation dans une Seine encore limpide, délassement qu’il aimera toujours. Puis il recharge ses batteries avec les Champenois de Paris, ou ceux restés au pays qui lui rendent visite. C’est le moment de la décompression, du laisser-aller salvateur où on peut s’ébrouer sans entraves, rire. Il semble avoir entretenu une relation intime avec Françoise-Julie Duhautoir, une parisienne originaire de Troyes. C’est une femme indépendante qui aime les hommes, ne s’en cache pas, mais ne se pro-


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stitue pas. Elle jouit d’un petit bien familial et mène sa vie comme elle l’entend. Sans doute est-elle émue par ce jeune homme un peu perdu mais difficile à ne pas remarquer, un beau spécimen de corps mâle et tentant, de surcroît plein de bonne humeur, jovial. Fut-elle son initiatrice sexuelle ? Cela se pourrait, quand bien même il aurait eu quelques passades avant. Elle avait d’ailleurs là, sous ses caresses, un élève tout disposé à apprendre. En tout cas, ce ne fut pas qu’une aventure sans lendemain, car Françoise-Julie s’avérera, même après la fin de leur relation, une amie solidaire. Sur le plan intellectuel, ces années de formation ont sûrement déterminé les goûts ultérieurs du jeune homme. Il y a le bagage obligatoire, évidemment, qui sert à des plaidoiries rares, lors de causes clairsemées, décevantes. Mais il y a tout le bagage compensatoire, celui des jeunes de son temps en quête d’émancipation qui veulent tuer l’ennui et secouer les barrières sociales. C’est-à-dire Voltaire, Rousseau, Montesquieu, l’Encyclopédie. De manière plus personnelle, on peut ajouter de source sûre Corneille préféré à Racine. On sait qu’il parlera l’anglais couramment. Était-ce aussi fréquent alors qu’aujourd’hui ? Certains disent oui, certains disent non. Que cette langue soit familière à Marat ou Brissot qui ont travaillé en tant que folliculaires de l’autre côté de la Manche, c’est compréhensible. Mais Danton, pourquoi ? C’est sans doute dans ces années-là qu’il l’apprend. Et il le parlera assez bien pour s’adresser spontanément à l’Anglo-Américain Thomas Paine dans sa langue lorsqu’il le rencontrera en prison, juste avant sa décapitation en . L’inventaire de sa bibliothèque, dressé après sa mort, confirme d’ailleurs la présence, chez lui, de livres en anglais. Shakespeare notamment. Si l’anglais parlé est une originalité, que dire de l’anglais écrit, littéraire ? Surtout celui de Shakespeare, à une époque où le grand dramaturge est considéré comme un barbare par le « bon goût » français, et où ne circulent dans le public que de pâles traductions expurgées. Ce même inventaire dont j’ai parlé recèlera également des livres en italien, Dante, Le Tasse, l’Arioste. Là encore, pourquoi ? On sait qu’il aimera converser dans cette langue avec sa belle-mère (la mère de sa première femme) originaire de ce pays. Est-ce là l’explication ? En tout cas, elle se cache quelque part dans l’obscurité de ces années de jeunesse.


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En , Danton se marie. C’est une affaire sentimentale, mais aussi une affaire tout court. Le père de la fiancée est le propriétaire du Café du Parnasse, un café populaire mais d’une certaine classe. Sur la rive droite de la Seine, à deux pas de l’Île de la Cité, il attire à lui tous les gens de la basoche qui s’y rendent en robe et bonnet carré. François-Jérôme Charpentier a des biens et représente pour un jeune affamé comme Danton qui vit dans une insécurité matérielle constante tout le lustre d’une bourgeoisie qui commence à avoir pignon sur rue. Sa fille AntoinetteGabrielle trône dans ce lieu public, avenante avec la clientèle, mais sur la réserve. Une jeune fille sérieuse, d’un an plus jeune que Danton qui devient son prétendant assidu. Elle est belle à sa manière, bien plantée, une femme qu’on peut saisir et étreindre sans avoir peur de la casser en mille morceaux. Surtout elle est sensible à la cour fervente de ce jeune énergumène, si différent des fiancés coincés qu’elle a dû croiser sur sa route. Le père renâcle. Danton n’aura sa fille que s’il achète une charge d’avocat au Conseil du roi. À cette époque, toutes les charges de ce genre s’achètent. Et elles coûtent cher. Mais c’est monter une marche dans l’échelle de la magistrature, car ces avocats-là ne manquent jamais de causes, eux ! Leur prestige inspire confiance aux gens aisés. Qu’on ne s’abuse pas cependant sur l’expression ronflante de « Conseil du roi » ! Louis XVI ne connaît évidemment pas personnellement ces avocats disséminés, et ils n’ont aucune influence sur ses décisions en matière de justice. Pour obtenir sa belle, et la stabilité du cœur, des sens, de l’esprit, de la réputation qu’elle apporte avec elle dans sa corbeille, que ne ferait Danton ? Gabrielle se dresse au carrefour de sa destinée, de ses trente ans qui approchent, comme une immense chance à presser dans ses bras. Il ne faudrait pas en déduire on ne sait quel jeu cynique de sa part. Ce n’est pas qu’un mariage d’intérêt, c’est aussi un mariage d’affinités, de sentiments. Danton est prêt à s’attacher à une femme, il en a besoin. Et elle l’a choisi, lui, contre tous les autres. Comment ne l’aimerait-il pas en retour ? Faut-il conclure ce chapitre en parlant chiffres ? Allons-y !   livres, c’est le prix auquel un avocat au Conseil du nom de Huet de Paizy consent à vendre à Danton l’office dont il cherche à se débarrasser. Et c’est là qu’on retrouve, comme par miracle, notre Françoise-Julie Duhautoir, devenue maîtresse de ce dernier dont elle a maintenant deux enfants. Sans doute


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pousse-t-elle à la roue pour aider son ancien amant. Mais la somme est difficile à réunir. Le futur beau-père Charpentier donne   livres ; Danton, de son côté, n’a presque rien, à peine   livres. Françoise-Julie y va, quant à elle, de la coquette somme de   livres. Il faut qu’elle lui soit demeurée bien attachée, cette femme qui, prétendument, ne s’attache à rien ni personne ! Huet de Paizy acceptera même de faire crédit pour les dernières   livres, échelonnant le remboursement sur plusieurs années. Est-ce encore à Françoise-Julie que Danton doit cette mesure de faveur ? Quoi qu’il en soit, Danton peut respirer, et après les noces, s’installe Cour du Commerce avec Gabrielle, rive gauche cette fois, dans le quartier de l’Odéon actuel, son quartier. Il est sauvé, heureux et perclus de dettes.

  • DANTON

La Révolution française commence en mai , quand s’ouvre à Versailles la réunion des États généraux. Des députés venus de tous les coins de la France sont appelés par Louis XVI à débattre des questions financières du royaume. Un royaume qui va mal depuis longtemps et répugne aux réformes nécessaires. La situation du trésor royal est catastrophique ; le déficit, un gouffre. Ces députés appartiennent à des niveaux différents de la société, ils se divisent en trois classes, deux classes privilégiées, la noblesse et le clergé qui se solidarisent, et le Tiers État, c’est-à-dire la bourgeoisie, la roture. Les choses vont peu à peu s’envenimer entre les deux camps jusqu’à ce que le Tiers État décide de faire bande à part et s’auto-déclare « Assemblée nationale » le  juin, toujours aux cris de « Vive le roi ! » bien sûr, un roi qui ne ratifie nullement sa décision. C’est un point de non-retour, un coup fatal porté à l’absolutisme royal dont le peuple de Paris commence à ressentir dans ses tréfonds le sursaut électrique. D’autres éléments ajoutent à sa surexcitation, la cherté d’un pain immangeable, le renvoi de Necker, seul ministre vers qui convergent les dernières espérances, la sourde militarisation de la ville. Ce qu’on nomme « prise de la Bastille » s’organise spontanément les ,  et  juillet dans une sorte d’unanimité insurrectionnelle qui, en quête de fusils et de poudre, met à bas le symbole haï d’une justice féodale, cette


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prison forteresse qui ne contient plus guère de prisonniers, mais sue le passé. Les députés de la nouvelle Assemblée devenue Constituante, retenus à Versailles, ne participent pas à la manifestation qu’ils n’ont ni prévue ni programmée. Eux qui représentent la « tête pensante » de la nation doivent compter avec son grand corps, comprendre que ce dernier bouge, remue sans cesse, n’est pas toujours contrôlable. À partir du  juillet  jusqu’au  août , date de l’abolition de la royauté, va ainsi se jouer entre cette tête et ce corps une sorte de danse nuptiale qui cherche sa fusion, son osmose organique. Un peu comme si chaque initiative innovante de l’Assemblée avait tout de suite son écho souterrain, agrandi et déformé dans le peuple, un peuple qui s’élargit à la France entière. La Révolution de cette époque évoque un peu une ellipse à deux foyers. D’un côté, une tête qui cherche son corps, son peuple, mais qui a encore bien du rêve fumeux, de la théorie en elle ; de l’autre, un peuple, c’est-à-dire un corps qui cherche sa tête, des hommes capables de défendre ses besoins vitaux, de leur insuffler une conscience. Mais il y a de la rancœur en lui, de la haine sous-jacente. Puis, toujours bien sûr, derrière les beaux élans unanimes, festifs ou guerriers, qui n’ont pas dérogé à leurs codes d’honneur, le courant malsain des profiteurs du désordre, des pilleurs d’épaves, même s’ils sont une minorité. Les députés célèbres de l’Assemblée constituante sont de grands bourgeois riches ou des seigneurs libéraux : les frères Lameth, Adrien Duport, Barnave, Sieyès, Lafayette et surtout Mirabeau que son ordre, la noblesse, a rejeté. Nul doute qu’il incarne, aux yeux de tous, ce premier âge constitutionnel, cette révolution vagissante, encore monarchiste. Mais derrière les figures de premier plan, brillantes et limitées, se profilent des nouveaux venus plus modestes, comme Maximilien Robespierre, jeune élu d’Arras qui cherche parfois à prendre la parole, non sans mal d’ailleurs, compte tenu de ses fragiles moyens vocaux et de l’assurance d’interlocuteurs mieux rôdés. Mirabeau lui-même finira par le remarquer, admirer la ténacité de ce piètre orateur qui suscite beaucoup de quolibets, ce « chat qui a bu du vinaigre » selon l’image qu’il lui inspire, mais qui « croit tout ce qu’il dit ». D’autres viennent à la Révolution par le « grand corps ». Camille Desmoulins, pourtant affligé d’un léger bégaiement, se sent des ailes lui pousser au Palais-Royal quand il incite les Parisiens aux


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armes, propose de dénuder les arbres de leurs feuilles en guise de cocardes. On sait qu’il exagère un peu son rôle personnel au  juillet, mais il est présent. Danton n’y est pas. Tout au moins, c’est probable. Sinon nous le saurions. Il ne demeure pourtant pas en reste. Lui aussi, c’est par le peuple qu’il naît à lui-même. Le  juillet, dans le district des Cordeliers, son collègue Lavaux, avocat au Conseil du roi, s’étonne de voir « l’homme doux, modeste et silencieux » qu’il a côtoyé se métamorphoser en « énergumène », grimper sur une table et « déclamer d’un ton frénétique ». Quand il vient l’interroger sur ses raisons, Danton lui résume la situation par un aphorisme lapidaire : « Le peuple souverain s’est levé contre le despotisme. » Parmi les révolutionnaires, certains ont déjà un vrai vécu derrière eux. Ils arrivent en  prêts pour une seconde chance qui n’est pas loin de ressembler à une revanche. On peut dire qu’ils apportent avec eux la poussière de leurs souliers. Mirabeau, par exemple, a connu une succession de déboires qui l’ont mené en prison ou en exil, et il donne déjà des signes de fatigue. Marat a tenté sa chance en vain un peu partout, comme chercheur scientifique ou écrivain politique. Brissot, plus jeune, a porté ses illusions jusqu’en Amérique, via une transition anglaise. Il y en a d’autres, évidemment. Pour ce type d’hommes, la Révolution est une terre promise après leur longue traversée du désert. Un aboutissement plus qu’une naissance. Mais d’autres sont tout neufs. Ils ne se connaissent pas encore euxmêmes, ignorent la portée de leurs forces de même que la ligne de leurs limites nerveuses. Robespierre, Saint-Just, Desmoulins, Vergniaud (le grand orateur girondin), Madame Roland, Danton bien sûr, font partie de ces vocations révolutionnaires subites. Sont-elles si subites d’ailleurs ? Si l’on ne suit pas toujours très bien leur parcours antérieur, leurs traces de pas, s’ils se sont tenus jusque-là dans une semi-immobilité, ils n’ont sans doute été qu’une immense attente. Ils ont vécu, eux aussi, à leur manière, l’impasse de leur génération, son ennui mortel. Dans la citation de Lavaux sur Danton que j’ai faite, cette dichotomie, ce « deux en un » saute aux yeux. « Doux, modeste, silencieux », voici l’apparence, mais aussi déchaîné, révolté en dedans. D’Anton et Danton. Or on ne peut être les deux à la fois. Le Danton qui bondit sur une table est le seul qui englobe la totalité de ce qu’il est. C’est d’ailleurs le seul dont on se souvient.


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On peut tenter de comprendre l’enthousiasme de ces hommes, ou plutôt toucher de quel enthousiasme il s’agit. On aurait tort de le croire égoïste, cupide, comme l’ont laissé entendre des détracteurs. Sûrement, il y eut des escrocs, des charlatans. Ou des affamés qui virent seulement en elle le pain manquant et le moyen de l’acquérir enfin, de gré ou de force. Mais il y eut aussi tous ceux, beaucoup plus nombreux, pour qui l’homme ne vit pas que de pain. Depuis , comme on sait, Danton a le pain à disposition : un emploi stable, un ménage heureux. Pourtant, il y a bonheur et bonheur. Celui qu’il tient déjà n’est pas suffisant pour le combler, il pressent un bonheur d’un autre ordre, supérieur et inconnu. Peut-on parler de bonheur en temps de révolution ? Oui ! Je pense fondamentalement que la perspective du bonheur est la motivation première, indélébile, de ces hommes. Mais quel bonheur ? Ce n’est déjà plus le bonheur tel que le concevaient les philosophes, celui de la raison triomphante, maîtresse d’elle-même en toutes circonstances. C’est autre chose. Qui s’adresse cette fois à toute la personne. La Révolution née du siècle des Lumières est aussi ce qui le poignarde ; l’âge d’entrailles se scelle sur l’âge de raison comme une main en recouvre une autre. La tête pensante de l’Assemblée constituante va tenter de remodeler le monde sur ses acquis philosophiques, mais elle n’y parvient que jusqu’à un certain point. Elle se heurte au grand corps dont j’ai parlé, ce corps de peuple indomptable qui a souffert et réclame de ses représentants une forme plus viscérale d’empathie. Aussi serat-elle condamnée à fixer la philosophie sur le chevalet de sa critique, à la trouver brusquement froide, prétentieuse, incapable de s’attacher par peur de souffrir. Le romantisme commence là, dans la réhabilitation des émotions fortes, profondes (bien audelà de la sensibilité civilisée remise à la mode par Rousseau). L’impossibilité d’oublier le grand bonheur au profit d’un bonheur trop sage, trop content de lui, le besoin de lui redonner sa place dans les désirs légitimes de l’homme, quitte à en accepter le complément imparable, la grande souffrance, vont faire évoluer la Révolution vers ses retrouvailles avec l’irrationnel humain, l’humain subconscient. Le grand bonheur selon la Révolution est indissociable de la grande souffrance acceptée, de la grande mort. Il va être le lot assumé de ceux qui, en , lâchent tout ce qu’ils possèdent, leur bagage atavique, leurs


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S’il est égoïste de vouloir vivre à sa propre dimension, cet égoïsme-là est vraiment, lui, de droit divin. J’ai mis en relief, je crois, l’inadéquation de l’Assemblée constituante avec les exigences populaires. Mais je voudrais maintenant rendre un hommage au travail de ces intellectuels sincères qui se sont attaqués au monceau de lois aberrantes qui tenaient la France dans leurs filets. Je voudrais citer les belles réformes qu’ils ont accomplies, d’un commun accord, dans la Constitution à laquelle ils ont donné jour, la première du pays, sans doute la plus ouverte des constitutions européennes d’alors, et qui va encore s’ouvrir davantage jusqu’à la chute de la royauté. Il n’est que d’en citer ici certaines des plus méritoires pour se rendre compte à quel point elles ont influé et influent encore sur notre modernité, à quel point nous nous situons toujours dans leur héritage. Pour ce qui est des finances : l’égalité devant l’impôt et la suppression de tous les impôts indirects ; pour la justice : l’abolition de la

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Danton ne voulait rien de plus qu’être Danton, exercer la grande force qui était en lui.

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chances de carrière, leurs bénéfices, pour vivre libres, même s’ils ne savent pas exactement encore ce que cela signifie. Le bond de Danton sur cette table change sa destinée. Insinuer alors qu’il ne penserait qu’à lui, à ses intérêts ou à une réalisation profitable, ne tient pas, car que pourrait-il calculer dans un moment pareil ? De la route à peine tracée qu’il prend, il ignore le but. Il ne peut voir que le pas qu’il fait, et mettre dans ce pas tout son espoir. Comment pourrait-on l’accuser d’avoir un plan, une stratégie ? Il n’en a pas. Il se contente de suivre la violence du courant qu’il fait sienne. Bien sûr, remuer le sang et la sueur du monde demande de l’ambition et, en ce sens, on peut dire que oui, il pense aussi à lui, il ne se laisse pas de côté. Il n’est pas si bêtement altruiste. Mais le fond même de sa générosité est désintéressé, car s’il ne sait pas ce qui l’attend (qui pourrait le prévoir ?), il est bien conscient qu’il engage là sa vie entière, qu’il ne pourra plus jamais faire marche arrière. Contre l’enchaînement monotone des jours et des nuits, il a plongé dans une autre conception du temps : se sentir vivre importe plus que vivre longtemps. Les forces ne sont plus faites pour être économisées, mais dépensées, c’est ainsi qu’elles se renouvellent. Michelet qui l’aime et le compare, dans ses livres, à un ange de lumière et de ténèbres, écrit :


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torture déjà votée à plusieurs reprises dans les années qui précèdent la Révolution mais qui trouve ici sa confirmation définitive, l’élection des juges et la fin de la vénalité de leurs charges, la suppression du Parlement. Cette dernière réforme demande une petite parenthèse : le Parlement souvent malmené, renvoyé, rappelé, renvoyé à nouveau par Louis XV puis par Louis XVI, entretenait avec la monarchie absolue un rapport plus que tendu. Mais on aurait tort de voir dans les parlementaires français des réformistes ou des révolutionnaires en herbe. Ils sont les héritiers d’une noblesse frondeuse, très attachée à sa caste. Quand ils s’opposent au roi, c’est parce qu’ils continuent de vouloir jouer un rôle de premier plan dans la politique du royaume, nullement pour des motifs humanistes, encore moins démocratiques. L’Assemblée constituante ne se situe donc absolument pas dans la filiation du Parlement, elle ne lui succède pas comme le ferait un second parlement plus grand ou plus approprié. Ce dernier était un rempart pour les privilégiés, leur dernier bastion, tandis que les députés de l’Assemblée représentent la nation, élus et choisis en elle, par elle. Je reviens à ma liste : l’abolition du droit d’aînesse, la remise de l’état-civil aux municipalités, la laïcisation du mariage civil, la loi autorisant le divorce. Pour ce qui est de la religion : la suppression de la dîme (impôt payé au clergé), la liberté accordée sans restriction aux protestants, la citoyenneté accordée aux juifs. Quand Danton disait à ses amis, juste avant la Révolution : Ne sentez-vous pas venir l’avalanche ?,

il a trouvé le mot juste. Le monde d’hier s’écroule sur ceux qui n’ont pas tenu leur promesse de le changer. Je ne m’attarderai pas ici sur d’autres décisions de l’Assemblée, plus malheureuses. Ce que les députés déconstruisent, ils ne savent encore comment le reconstruire. Mais ils n’ont rien à perdre, ce qui leur donne l’héroïsme d’essayer. Il est sûr que la monnaie papier des assignats, la vente des biens de l’Église, la Constitution civile du clergé vont s’avérer pour les gouvernements successifs d’affreux guêpiers. Mais la faille de cette constitution consiste surtout dans la personne du roi. Elle lui dédie le pouvoir exécutif et le choix de ses ministres. Or Louis XVI, en qui l’Assemblée veut continuer de voir un bon père, soucieux du sort de ses sujets, n’agit que sous la contrainte. Son cœur est


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complètement absent de cette nouvelle donne qui le prive de son droit héréditaire, de tout ce qu’il a appris et reçu de ses ancêtres. Les problèmes partagés par les députés de la nouvelle Assemblée, de la nouvelle France, ne sont pas les siens, ils ne le concernent pas. Ce peuple qui l’honore encore n’est pas le sien, il ne peut s’y reconnaître. Les manifestants des journées du  et  octobre  qui vont le chercher à Versailles pour le ramener à Paris, pensant naïvement combler le gouffre qui sépare deux mondes, ne font que renforcer sa détermination de faire appel aux puissances étrangères pour être rétabli dans sa souveraineté. Sa présence aux Tuileries le rend d’ailleurs vulnérable aux atteintes toujours possibles de la foule, et le voisinage de l’Assemblée qui s’installe dans la toute proche Salle du Manège ne le rassure pas non plus.

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La Révolution, pour Danton, ne résume pas la vie entière, elle n’a de sens que si elle en fait partie sans prendre sa place. Bien sûr, elle est une raison de vivre, un immense champ de possibilités nouvelles à explorer dans lequel chacun s’engouffre sans restriction. Il sait aussi, car il en a fait le serment avec d’autres, qu’elle engage l’être entier à la servir, qu’il ne peut s’en retirer sans faillir à son rôle.Vivre sans la Révolution aurait été une absurdité pour Danton, mais englober toute la vie en elle en aurait été une aussi. Pour lui, la Vie est plus grande que la Révolution. Il existe un espace personnel au-dedans duquel elle n’a plus sa place ou, dit autrement, un espace personnel au-dedans duquel une autre révolution, celle-là intérieure, s’accomplit en vue d’une autre sorte de maturité. Ce que je dis là, sans doute Danton, au début de la Révolution, ne le sait-il pas encore. Il se fait « un » avec elle, au point de ne plus voir de différence entre elle et lui. Tandis qu’elle évolue, et elle évolue vite, il l’incarne le plus naturellement du monde, à un rythme vital qui est exactement celui de son propre pouls. Elle le précède et précède la connaissance qu’il a de lui, l’obligeant du même coup à devenir dans un temps record ce qu’il pressent être, et qu’il est effectivement. Cela se passe sans effort, souffle pour souffle, sans qu’il doive se contraindre ou courir pour la rattraper.


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Il se crée alors une heureuse symbiose entre une situation sans précédent qui fait ce qu’elle veut, devance toute prévision, et un homme qui pose sa confiance en elle sans avoir peur, s’en remet à elle, à sa légitimité instinctive, s’éveille ou dort en elle, comme sur un bon oreiller. On ne peut donc pas parler d’ascension ni de réussite sociale dans son cas. Ces mots ne lui conviennent pas. Sa célébrité qui augmente au fur et à mesure que le trouble grandit n’évoque pas celle d’un politicien ambitieux qui gravit des échelons, mais le rebondissement d’une voix lancée sur l’eau comme une pierre et dont les cercles concentrés s’élargissent d’autant plus que les échelons tombent un à un, sans qu’elle y soit pour quelque chose. Il n’y a pas de course au pouvoir chez Danton, ce n’est pas sa nature, seulement un parfait ajustement à la vague qui l’entraîne dans son sillage, de plus en plus impétueuse et déchaînée. Une vague dont il attend quelque chose bien sûr, pour les autres et pour lui aussi, car il aime jouir de la vie, mais sans jamais tenter pourtant de la kidnapper à son seul service. De  à , Danton passe dans la lumière publique grâce aux clubs révolutionnaires. Celui des Jacobins, mais surtout celui des Cordeliers, à deux pas de chez lui, un des plus animés, dont les membres le réélisent Président avec une constance, une tendresse fraternelle sans faille. On y trouve des individualités marquées, Desmoulins et Marat comme journalistes, d’autres dont on parlera plus tard de manières diverses, Fabre d’Églantine, Anacharsis Cloots,Théroigne de Méricourt, etc. Danton s’attaque au modéré Bailly, devenu maire de Paris, poste tout nouveau qui s’est substitué à l’antique prévôt des marchands. Il s’attaque à Lafayette, chef de la Garde nationale, protège Marat contre les poursuites dont il fait l’objet. Sans apparaître physiquement dans les grandes manifestations populaires qui secouent la France et en boostent le gouvernail, il se mêle à leur élaboration. Il en est l’un des metteurs en scène, de ceux qui, la dernière répétition achevée, demeurent dissimulés dans l’ombre, permettant aux acteurs de jouer leur rôle et à l’histoire de conclure. Ainsi en a-t-il été le  juillet , puis au début du mois d’octobre de la même année, avant les journées des  et . En juillet , il se fera le porte-drapeau des pétitionnaires jacobins qui veulent la déchéance du roi après sa fuite, peu de temps avant que la Garde nationale ne tire sur eux, laissant une cinquantaine de morts sur le Champ-de-Mars. Menacé, il se


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réfugiera à Arcis-sur-Aube, passera en Angleterre, reviendra vite, reprendra ses activités. Enfin, il aidera à la préparation du  août , la mieux organisée des rébellions qui, en abolissant la royauté, lui donnera tout pouvoir au milieu des ruines. Mais on n’en est pas encore là ! J’ai comparé Danton à un metteur en scène de théâtre ou de cinéma qui se dérobe derrière son rideau de velours rouge ou derrière sa caméra quand le spectacle commence. C’est intéressant, je crois. Danton n’est pas seulement un homme d’action, il veille au feu de l’action. Sans l’imagination qui l’enfante, l’action ne pourrait avoir lieu, ou elle n’atteindrait pas son but. Il dira dans un de ses discours postérieurs que la Convention n’est pas un corps constitué, qu’elle peut donc tout constituer ellemême. C’est toucher du doigt l’immense liberté que la brèche de la Révolution a ouverte, et qui réclame moins des politiques, des « hommes d’État » comme dira ironiquement Marat, que des créateurs. Danton se situe parmi ces derniers. Ce n’est pas gouverner qui le motive, c’est créer. Si ses paroles deviendront des mots d’ordre, ce n’est pas parce qu’il veut exercer le pouvoir à tout prix, mais parce qu’il concrétise l’urgence de donner une forme viable au nouveau. Il ne parle pas par directives, même s’il en a l’air, il lance des initiatives, et si elles se transforment en décrets ou en lois, c’est qu’il les fait surgir à la conscience de tous, qu’il les rend non seulement intelligibles, mais réalisables, palpables. Cela est souvent annoncé par l’espèce de leitmotiv de ses débuts de phrases : « Est-ce que vous ne sentez pas que… », « Comment ne sentez-vous pas que… » Mais je reviendrai plus tard sur ses discours et ce qu’il nous en reste. Une chose est sûre, il se situe à la source de l’action, l’action proprement dite ne vient qu’après, comme une simple conséquence. Tout porté par la vague qu’il soit, il n’est pas que son instrument passif, il la travaille par l’intérieur. Cela ne l’empêche pas de vouloir accéder à une reconnaissance plus officielle. Fin , il devient second substitut du procureur de la Commune, un titre qui ne signifie pas grand-chose, sauf qu’il a maintenant un pied à la municipalité. Bien sûr, c’est maire qu’il voulait être, à la place de bailly démissionnaire, mais c’est raté. Les fonctions qu’il assume sont donc encore, à cette époque, très modestes. Nul poste vraiment décisionnaire sur le plan gouvernemental ne lui est confié. Il n’était pas, on le sait, député à l’Assemblée constituante.


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Quand ses membres se séparent après avoir rempli leur mission, celle de donner naissance à une constitution, il ne fait pas davantage partie de l’Assemblée législative, pourtant composée de talents neufs dont l’aile gauche deviendra le parti « girondin » (Brissot, Vergniaud, Buzot, Isnard, etc.) À chaque fois que Danton vise à s’insérer dans une hiérarchie déjà existante, il échoue, ramené de force à une position subalterne. Aller plus vite que le courant, ou plus vite que le temps lui-même, cela ne peut lui réussir, c’est une aberration en ce qui le concerne. Si l’on considère la marche des événements, cette fragile monarchie constitutionnelle qui cherche sa voie, on comprend que Danton ne peut y trouver sa place. On comprend qu’il ne pourra se frayer un passage qu’une fois toute monarchie détruite. Déjà connu pourtant, les gouvernants du jour le considèrent comme un agitateur sorti du ruisseau, un extrémiste violent. Il leur fait peur.

Qu’en est-il de la France vue d’ailleurs ? Un petit tour d’horizon s’impose. En , les aristocraties étrangères ne se sentent pas très menacées dans leurs fondements, elles ont d’autres chats à fouetter. Le courant des Lumières s’étant propagé dans toute l’Europe au cours du e siècle, l’idée de monarchie constitutionnelle ne paraît plus en soi si effrayante. C’est Louis XVI qui, au mois de juin, met le feu aux poudres quand il décide, poussé par la reine, de fuir son pays. Secrètement, il implore secours et protection auprès de l’archiduc autrichien Léopold , un des frères de Marie-Antoinette, maintenant à la tête du Saint Empire romain de la nation allemande. Voici ce dernier impliqué de force dans un conflit qu’il n’a pas voulu. La déclaration de Pillnitz, signée par Léopold en août , suit de peu la fuite du roi de France et de sa famille, stoppée à Varennes. Dans ses grandes lignes, elle demeure une tentative d’intimidation en même temps qu’elle se solidarise avec les royalistes de France au pouvoir et les premiers émigrés. Elle s’essaie seulement à dessiner avec les autres princes européens le contour d’une entente tacite « au cas où ». Mais c’est comme si, de cet instant, tous tournaient, dans un même mouvement de tête


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concerté, leur face vers la France, une France qui jusqu’alors ne retenait pas leurs regards. Lorsque l’Assemblée législative prend ses fonctions en septembre , elle est déchirée. D’un côté, les partisans d’une monarchie constitutionnelle qui pensent la révolution terminée ; de l’autre, de nouveaux venus, pour un grand nombre avocats de Bordeaux ou du Midi, les « Girondins ». De plus en plus convaincus de l’insincérité du roi, ils penchent vers la démocratie, voire la république. Avec Brissot en tête, ces derniers entraînent la France dans la guerre contre l’Autriche le  avril . Tous, d’ailleurs, députés ou clubistes, convergent en ce sens (hors Robespierre et quelques isolés) : les uns, comme Brissot lui-même, dans l’enthousiasme d’une croisade de foi révolutionnaire ; d’autres, par indignation contre la prétention des forces étrangères à s’ingérer dans la politique nationale ; d’autres poursuivent leur double jeu, notamment la famille royale qui espère son salut d’une défaite française. Petite parenthèse sur Brissot : il y a en lui quelque chose de pulsionnel qui le pousse sans cesse hors des frontières. Avant la Révolution déjà, ce journaliste nomade, ce sympathique saltimbanque de la plume tente sa chance un peu partout, de préférence là où remuent les mondes. On a l’impression qu’il ne peut accéder à lui-même que dans un ailleurs, géographique ou intérieur. C’est toujours au lointain qu’il se retrouve. Ce qu’il laissera de plus fort à la postérité tient d’ailleurs dans ce désir de communion planétaire : ainsi l’égalité entre Blancs et Hommes de couleur. Fondateur de la première société des Amis des Noirs en , il continuera généreusement de plaider leur cause jusque dans les entrailles de sa propre prison. Mais revenons au conflit avec l’Autriche. La guerre est vite catastrophique, tous les assauts au Nord-Est finissent en débandades. La mort imprévue de l’empereur Léopold  donne le pouvoir à François er, beaucoup moins libéral que son prédécesseur. Et l’Assemblée dont on escomptait l’unité face à l’ennemi se fracture de plus en plus. Le parti girondin qui s’est fait l’apprenti-sorcier de cette guerre aux débuts malheureux opère une diversion en se retournant contre les « traîtres » de l’intérieur, suppôts de la Cour, de l’aristocratie, prêtres réfractaires au serment d’allégeance à la Constitution qui, par leur refus, déstabilisent les masses catholiques.


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Le roi n’est pas en reste. Utilisant son droit de veto, il renvoie le ministère girondin qui lui a été imposé. Et il conteste le décret demandant la déportation des prêtres rebelles. La foule des Sansculottes parisiens qui envahit les Tuileries le  juin ne le fait pas changer d’avis. Entre un roi qui résiste et les excès inquiétants d’un peuple en armes, l’Assemblée use comme elle peut de ce qui lui reste de pouvoir légal. Dans les mêmes temps, la Prusse a joint ses armées à celles de l’Autriche. La patrie est déclarée en danger d’invasion fin juillet , après réception du Manifeste de Brunswick (Brunswick est chef de l’armée prussienne) concocté par les forces contre-révolutionnaires étrangères, tandis que de l’intérieur du pays bouleversé commence à se préparer l’insurrection qui déposera la royauté. La plus grande partie des députés de la Législative restent royalistes. Même les députés girondins, qui ne le sont pas, renâclent devant l’imminence d’un coup de main populaire généralisé. Le  août , la royauté dégringole définitivement de son dernier piédestal sous les révolutionnaires conjugués, venus à pied, pour beaucoup, de nombreuses régions de France. Mais c’est Paris qui donne le la. Louis XVI et sa famille sont emprisonnés dans la forteresse du Temple. L’Assemblée législative aux abois, convaincue d’incompétence par une nouvelle Commune insurrectionnelle qui s’installe souverainement à l’Hôtel de Ville et la double de vitesse, a juste le temps, avant de plier bagage, de décréter, au moins sur le papier, la mise en place d’une nouvelle Constitution et d’une nouvelle Assemblée : la Convention. Le roi déchu laissait derrière lui des lambeaux de ministères démantelés ; aussitôt leur succède un Comité exécutif provisoire : Lebrun aux Affaires étrangères, Monge à la Marine, puis trois rescapés du ministère girondin précédent, Roland pour l’Intérieur, Servan pour la Guerre, Clavière pour les Finances. Enfin, grande innovation : Danton est nommé ministre de la Justice par  voix sur , dernier acte concédé par l’Assemblée avant sa dissolution et qui confirme le triomphe de la puissance populaire parisienne. Par la suite, le tribun se verra toujours, à tort ou à raison, l’homme du  août, un peu comme Desmoulins s’était vu celui du  juillet, et dira qu’un coup de canon l’a porté au ministère.Toujours est-il que dès ce moment, le charisme de sa personnalité et son sens des réalités politiques


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vont s’imposer à tel point qu’il attire à lui le pouvoir décisionnaire des autres ministères comme s’il les cumulait, et devient le maître d’une France en guerre, qui n’a plus ni roi ni assemblée.

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Me voici aux prises avec une difficulté : comment continuer de parler d’un personnage que j’aime, que je crois comprendre, sans faire sans cesse parallèlement une petite histoire résumée de la Révolution ? Je crains que cela ne devienne, à la longue, fastidieux. Car la Révolution, en se développant, va devenir de moins en moins facile à résumer, même à traits hâtifs. J’ai un peu honte de faire ainsi quand des historiens mieux au fait de sa complexité événementielle vivent avec elle des années et des années, connaissent par cœur ses tours et ses détours dans leurs moindres tressaillements. Moi aussi bien sûr, j’ai vécu avec la Révolution française des années durant. Mon intérêt pour elle ne date pas d’hier, il ne tombe pas du ciel non plus. Mais c’est surtout avec ses grands personnages que j’ai vécu, des personnages qui formaient une constellation, une sorte d’arborescence étoilée dont Danton m’apparaissait le centre. Mon expérience de la Révolution est donc profonde à sa manière, elle vient de loin. Elle aussi réclame une bonne connaissance des faits, des dates, mais elle s’oriente dès le départ dans un sens qui n’est pas, ne peut pas être celui de l’histoire classique. Dans la Révolution, c’est l’être humain qui me passionne, les ressources psychiques qui le poussent contre lui-même à se noyer, descendre au-dessous du niveau médian des choses, là où on ne peut plus respirer, puis à crever l’écran de la surface en remontant. Ce mouvement plongeant puis ascendant, les temps d’insécurité, les sociétés qui tremblent sur leurs bases, le favorisent chez certains hommes, certaines femmes qui n’attendaient que son feu vert. Après s’être appuyés sur l’événement, ils réussissent à le lâcher tout à coup, à l’oublier pour mieux pouvoir le maîtriser. La Révolution s’est perdue quand il lui a été impossible de s’oublier pour être. Elle s’est asphyxiée, elle est devenue dépendante de son propre mouvement, incapable de s’immobiliser dans les airs pour se donner le temps de l’auto-examen, de la contemplation. Les hommes se sont réduits à leur fonction, ils


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ont disparu dans leur idéologie. Si aujourd’hui nous continuons de grandir grâce à l’exemple de la Révolution française et de son héritage, la révolution humaine dont elle a effleuré l’abîme avec volupté est, quant à elle, toujours à venir. C’est l’héritage qu’elle nous doit encore, le plus lent à naître, la démocratie suprême si j’ose dire. La révolution humaine est en filigrane dans la Révolution française, parfois elle s’en décale doucement, parfois elle rentre dans le rang, attend des jours meilleurs. C’est cela que je voudrais continuer de montrer, ces brèves apparitions d’un autre monde dans le monde, ce haut de montagne qui crève parfois la brume. On peut écrire une biographie de diverses manières. On peut suivre la chronologie, on est toujours plus ou moins obligé de le faire si l’on veut être compris, car on n’écrit pas pour des spécialistes uniquement. Mais on peut quand même se permettre de brusques plongées dans l’avenir, ou encore de majestueux flashbacks. On peut prendre ses aises avec l’histoire, car, au fond, les temps n’en forment qu’un seul, et l’immense seconde dans laquelle les acteurs de la Révolution vivaient est toujours celle que nous vivons. Le temps n’a pas de bords. Une biographie consiste à déduire un être humain des faits, des actes, des paroles ou des écrits qu’il nous laisse. Cela ne peut avoir lieu que dans le temps sans bords. C’est pourquoi une interprétation ne ressemblera jamais à une autre. L’inter prétation que je donne de Danton est la mienne, et en ce sens elle est contestable comme toute interprétation, mais elle n’est pas fausse, dans la mesure où elle naît du seul « réel » qui nous reste de lui. Les interprétations fausses, à mon avis, seraient celles qui ne tiennent pas compte du réel à notre portée, ces fictions qui ignorent volontairement ce que tout le monde sait de source sûre, ou inversement, ces partialités qui usent d’un réel pour le tourner au bénéfice de leur thèse sans laisser de place au doute ou au vide. Au fur et à mesure que j’écris cet ouvrage, je sens en moi deux mouvements qui se séparent, se rejoignent, se séparent à nouveau. L’un part du personnage lui-même, et là je m’y retrouve ; l’autre, du monde extérieur qui se fendille de toutes parts autour de lui. Et là, je sens mon insuffisance. Bien sûr, je pourrais ne m’occuper que du personnage, ne voir le contexte qu’à travers lui, mais j’ai peur de n’être entendue que des initiés. Ou de som-


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brer dans le ressenti seul, un ressenti que la clarté de la pensée ne guide plus. Sans doute je n’aurais pas eu cette difficulté si j’avais voulu tracer le portrait d’un écrivain ou d’un philosophe ; ils se meuvent dans une sphère qui tient l’événement à distance même lorsqu’ils en nourrissent leur réflexion. Un homme politique n’a pas ce recul. Mais c’est ce qui le rend intéressant, car il en sent le besoin et le cherche. Il réussit à l’arracher parfois à la pression des circonstances. Surtout en des temps où, comme je l’ai déjà dit, il ne peut se contenter d’être un politicien, il se doit d’être aussi un créateur d’actes, un accoucheur de lois, une pythonisse. Plus je m’y adonne, plus je conçois cet ouvrage comme une spirale qui tourne souplement sur elle-même, et non comme une terre plate sur laquelle les chapitres se dessineraient horizontalement. Je le conçois comme une grande volute qui reçoit parfois le soleil parfois l’ombre, parfois la dureté du rayon parfois l’enveloppement de la nuit. En même temps, cette image n’est pas volontaire, elle gît tout au fond de moi. Et quand j’y puise, ce n’est jamais dans la tension, mais dans la détente. Je m’assois devant mon ordinateur et je ne sais pas ce que je vais écrire. Je sais seulement si la force est là ou non. La force, c’est-à-dire la vision et la sève. Le faîte de l’arbre et la racine. Si je sens en moi ces deux extrémités, il n’y a rien à craindre, la main remplira son rôle, et elle le remplira bien. Bien sûr, j’ai une petite idée avant de me mettre au travail du chemin qui reste à parcourir, de l’endroit où je dois bon gré mal gré aller, mais je veux m’autoriser tous les détours. Le plan gêne l’improvisation de la rencontre humaine entre le personnage et l’auteur, entre l’auteur et le lecteur. Je ne peux m’accommoder que d’une structure fragile, volante, qu’un rien déconstruit. Lorsque j’écris cette biographie qui n’en est peut-être pas une, je deviens le médium éveillé de mon modèle, je lui permets de parler en moi. Je ne peux faire autrement. C’est mon style, ma pensée, l’énergie de ma vie, de mon passé, de ma présence au monde, mais c’est lui aussi, comme s’il y avait entre nous une intimité inextricable. Je ne veux pas la sonder, je la sens. Je ne veux que répondre à son appel mystérieux, en ignorant tout de sa finalité comme de sa raison d’être. D’autres biographes sans doute ne feront pas ainsi, surtout s’agissant d’un personnage historique. Ils mettront au contraire un point d’honneur à


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demeurer identiques à eux-mêmes, à ne pas se laisser égarer. Ils y verront la justification même de leur travail, tandis que la mienne tend subrepticement à devenir l’autre pour accéder à moi-même. Il n’y a pas tant de biographies que cela sur Danton, je veux dire de biographies sérieuses. Dans le siècle qui suit sa mort, ce que l’on dit de mieux à son propos, ce sont les historiens de la Révolution tout entière qui le disent, non des biographes. Jules Michelet en tête, dont il est le grand homme. On sait qu’il ne s’agit pas encore, en plein cœur du  e siècle, d’une étude à proprement parler scientifique, l’exactitude n’est pas le fort de l’historien. De grandes ombres du personnage sont passées sous silence ou hâtivement réhabilitées sans preuves. Mais il dira des choses merveilleusement pénétrantes sur Danton, toujours d’actualité d’un point de vue psychologique, car la poésie a des antennes qui la rendent immortelle malgré ses lacunes, ses lacs d’ignorance. Louis Blanc, dans les mêmes temps, fait paraître une Révolution plus robespierriste, quoique nullement discriminatoire envers Danton. Ainsi cette belle image où il le compare aux tableaux de Rembrandt qui « ruissellent de lumière parce qu’ils sont pleins d’ombre ». Dans les premières années du e siècle, Jean Jaurès reprend à son tour le flambeau, celui d’une histoire socialiste qui s’élève loin au-dessus de l’esprit de parti et des querelles fratricides, parfois jusqu’aux limites de l’abstraction. Et je pense là, tout de suite, à ce magnifique fragment sur Robespierre qu’il décrit à la Convention au matin du  thermidor an II, veille de sa mort. On sait que l’Incorruptible essoufflé, haletant, bute sur les bancs de l’Assemblée sans pouvoir se défendre et qu’il s’entend dire de la bouche de Garnier de l’Aube : « Le sang de Danton t’étouffe. » « C’est Danton que vous voulez venger ? » s’écrie Robespierre, « Lâches, pourquoi ne l’avez-vous pas défendu ? » Et Jaurès de reprendre aussitôt cette réponse pour y déceler l’expression d’un regret éperdu. D’autres, dans la foulée de la Troisième République, donnent leur coup de pouce à l’élaboration d’une histoire scientifique, positiviste dans le cas d’Alphonse Aulard qui fonde en  la première chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne. Cet esprit remarquable honore Danton comme son héros, lui confère une auréole de saint laïque, de Jeanne d’Arc du patriotisme. On sait que sous les coups de boutoir d’Albert Mathiez,


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un de ses élèves, ardent robespierriste et anti-dantoniste notoire, il changera quelque peu de credo par la suite, refusant même de se rendre à la fête inaugurale qui consacre la statue de Danton, au carrefour actuel de l’Odéon. Quant à Mathiez, épluchant avec une rigueur semi-maniaque, insurpassée depuis, les comptes de Danton, ses obscurités financières, l’inventaire de ses biens post mortem, il ne voit en lui qu’un escroc, un voleur. Sans doute l’intervalle de temps qui sépare le sien de la Révolution n’est-il pas encore assez grand pour que les cerveaux se soient refroidis et qu’un point de vue non dualiste prévale : par exemple celui d’un Danton prodigue de biens qui ne lui appartiennent pas mais sauveur de la France en , ou encore celui d’un Danton que l’on n’oppose pas systématiquement à Robespierre. Aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, la Révolution occupe moins la première place dans les urgences historiques du public, elle s’est, dirai-je, un peu figée dans son costume. La raison en est que nous avons déjà fort à faire avec les séismes du e siècle dont le gouffre n’en finit pas de se rouvrir, après qu’il a été prématurément refermé. Deux guerres mondiales qui abolissent l’idée d’une humanité en ligne droite, strictement « progressive », des épreuves nées de moyens techniques toujours plus barbares et plus raffinés, des déplacements constants d’ethnies, de frontières, de peuples perdus, suscitent une prise de conscience complètement à rebrousse-poil du siècle des Lumières. Et paradoxalement, on renvoie dos à dos la Cour de Versailles et la Révolution comme s’il s’agissait du même monde, se mouvant sous les mêmes perruques poudrées. Cette image d’Épinal est très forte, l’idéal de la récupération par excellence. Le XXe siècle a pourtant eu sa part de révolutions. Les idéologies marxistes-léninistes, puis maoïstes, ont redoré la Révolution française en la désignant autrement à l’attention. Dans les années , les jeunes contestataires la citaient encore beaucoup, avec une prédilection pour ses personnages extrêmes, comme Marat, ou ses penseurs systématiques comme Robespierre, Saint-Just, Babeuf. L’extrême-gauche de l’époque acceptait aisément, vue de loin bien sûr, la cruauté des moyens qui sacrifie un homme à une cause. Cette idée ne la choquait pas outre mesure, ce qui ne peut plus être le cas actuellement. Dans cette optique, la réputation de Danton tombait tout de suite


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directement aux oubliettes. Le plaidoyer humain dont il fut l’acteur courageux en pleine Terreur, contre la Terreur ellemême, ne pouvait toucher, il apparaissait un retournement de veste méprisable. Mais on sait maintenant ce que sont devenues les révolutions russe et chinoise, les gouvernements qui leur ont succédé, comme ils ont menti aux populations, non dans leurs débuts (personne ne ment au début, on s’aime sans se connaître). Les terreurs sourdes, calculées, les déportations, les parodies de justice, les assassinats, la confusion religieuse dans l’idolâtrie du chef, l’enflure conquérante et militaire, le capitalisme triomphant sous le communisme brandi ont mis à bas ces enthousiasmes éphémères, et la gloire de Danton en resurgit. Il est intéressant de constater à quel point, malgré l’accusation de vénalité qui pèse sur sa mémoire, cette gloire ne meurt pas, ne peut mourir. À cet égard, un petit paragraphe de l’historien Gérard Walter s’impose : Que demandons-nous à Danton ? Est-ce de savoir combien d’argent il a gagné au cours de sa carrière politique, et comment ? Ou quels sont les services qu’il a rendus à la Révolution ? Si l’on entend le juger sous ce dernier rapport, ce n’est pas le bilan de sa fortune qu’il y a lieu de dresser, mais celui de ses actes. Si celui-ci, en fin de compte, est en mesure d’établir que l’activité de Danton a contribué effectivement au triomphe de la Révolution, peu importe s’il a reçu de la Cour ou ailleurs,   livres, ou  , ou même  millions. Par contre, s’il avait été démontré qu’il n’eût jamais touché un sol de personne, mais qu’il ne fût pas le sauveur de la France révolutionnaire à l’époque où les Allemands et les émigrés marchaient sur Paris, on aurait bien le devoir de le proclamer “grand honnête homme”, mais aussi celui de le rayer définitivement du nombre des grands révolutionnaires.

Peut-être cette manière de voir, si étrange au fond, si « révolutionnaire », sera-t-elle le terreau des historiens à naître ? Une histoire ni orientée d’emblée ou partisane, ni seulement objective ou froidement scientifique, cherchant sa voie au-delà des dualismes qui ont généré tant de moralismes de droite ou de gauche. Une histoire psychologique, spirituelle sans doute, dans le sens d’une spiritualité pure, croyante ou non croyante, réconciliée avec son mystère. Elle est d’ailleurs déjà en marche, bien que timidement.


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On en trouve les prémices chez les trois grands dont j’ai parlé, Michelet, Blanc, Jaurès, on les trouve chez Claude Manceron, tellement chaleureux, chez Max Gallo, on les trouve même parfois dans le socialisme désenchanté de François Furet. Enfin on les trouve chez Mona Ozouf qui remarque laconiquement que les services rendus à la contre-révolution par Danton en échange de l’argent reçu sont imperceptibles.

  • DANTON

Désormais « logé au Palais des Maupeou et Lamoignon » par l’accession de Danton au pouvoir en août , Camille Desmoulins écrit à son père : « Malgré toutes vos prophéties que je ne ferai jamais rien, je me vois élevé à ce qui était le dernier échelon de l’élévation d’un homme de notre robe. » Père devant lequel il a toujours besoin de se faire « mousser », se présenter dans la posture la plus avantageuse. Il lui avait déjà écrit dans les mêmes termes trois ans auparavant, après le  juillet, quand il se vantait, à partir d’un fait vrai mais très exagéré, d’avoir mobilisé   hommes sur la place du Palais-Royal. Outre le fidèle et sincère Desmoulins, Danton fait appel, pour fournir son comité judiciaire, à Fabre d’Églantine, un comédien de théâtre qui se révélera un escroc, à son ancien camarade d’école Paré, à Barère, à Collot d’Herbois, autre comédien et plus tard l’un des premiers à demander sa tête. Du côté de la Justice, puisque c’est là l’objet de son ministère, Danton envoie pour commencer une circulaire aux tribunaux. C’est une note d’intention dans laquelle il s’engage personnellement. Insistant sur ce fait que, tout ministre qu’il soit devenu, il demeure selon ses mots « constamment et invariablement le même », c’est-à-dire l’homme des Cordeliers, celui du peuple révolutionnaire. On sent dans ses propos qu’il teste son propre équilibre. Et aussi qu’il a besoin d’en situer la source. Une source qu’il ne cherche pas dans la continuité des Assemblées récentes, mais dans les remous de la vague populaire. C’est en elle seule qu’il trouve sa justification. À un des moments les plus dangereux de l’histoire de France, alors qu’un pan de civilisation se mord mortellement dans un autre qui s’élève, qu’un nouvel ordre de choses naît des


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cendres encore brûlantes de l’ancien, Danton doit choisir son point d’appui. Et tout de suite, il sent qu’il ne peut s’appuyer sur l’élite des gouvernements qui l’ont précédé, c’est-à-dire sur quelques-uns seulement. Il ne peut s’appuyer que sur tous. Ce positionnement le distingue nettement de ses cinq collègues ministres qui se veulent, eux, les détenteurs d’un autre héritage : celui de la légalité politique, du pouvoir institutionnel. On est alors dans un trou de l’histoire, une béance. L’ennemi coalisé sur les frontières, les armées autrichienne et prussienne, le flot des émigrés royalistes ont la route libre devant eux jusqu’à Paris. Ce Paris, enjeu principal ou, selon l’expression de Condorcet, vraie frontière de la France. Et il n’y a personne, en apparence, pour les repousser efficacement. Lafayette a rejoint les émigrés. Une armée de métier sans vivres ni munitions suffisants, de nouveaux chefs militaires, Dumouriez, Kellermann, se voient sans cesse contraints de lâcher du terrain. Danton s’occupe d’abord, comme il se doit, de son secteur. Il propose une réforme des tribunaux, une mise en place plus opérationnelle de l’élection des juges (intéressant, en passant, de noter qu’il fixe l’âge de leur candidature possible à vingt-cinq ans, c’està-dire très tôt, qu’il met toute sa confiance dans leur jeunesse). Mais il est vrai que, très vite, il déborde de son domaine et empiète sans scrupules par l’urgence de ses initiatives sur les domaines des autres ministères, les plus importants, nommant, imposant ses hommes. Roland, ministre de l’Intérieur, serait d’après sa femme en qui s’incarne le système nerveux du couple, le seul à lui résister. Une chose est sûre, et c’est toujours Madame Roland qui témoigne, Danton passe les trois-quarts de son temps dans les bureaux du ministère de la Guerre, celui de Servan, dont il se veut l’adjudant-général, sans que ce dernier ait manifesté le moindre souhait en ce sens. Danton va faire des merveilles. C’est l’âge qui le consacre dans la mémoire des hommes, celui de la défense nationale face à la contre-révolution étrangère. Il se présente comme un « de Gaulle » de la situation, l’esprit même de la résistance. Et comme ce dernier, il se présente seul, à découvert, tandis que les autres ministres et bon nombre de députés tergiversent, parlent de se replier sous la Loire. Roland le premier d’ailleurs qu’il apostrophe rudement : « Garde-toi de parler de fuite, crains que le peuple ne t’écoute ! » Cette expression d’une volonté une, persé-


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Le pouvoir exécutif va nommer des commissaires pour aller exercer dans les départements l’influence de l’opinion. Il a pensé que vous deviez en nommer aussi pour les accompagner, afin que

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vérante, tendue dans son combat pour la liberté, cette absence de crainte face à l’avenir tandis que les Prussiens progressent, ne peuvent s’expliquer que par sa conviction profonde (comme de Gaulle toujours et avant lui !) qu’un peuple entier le suit. Un peuple éveillé qui n’est pas une populace, un vrai peuple qui pense ou qui a tous les instincts de l’intelligence véritable. Un vrai peuple dont les ressources humaines sont immenses, tout invisibles qu’elles soient, et prêtes à être utilisées. Cette confiance dans des ressources qu’on ne voit pas, c’est tout Danton, l’intuition médiumnique juste, l’action qui en découle. Comme on l’a dit : l’action pour lui commence dans l’invisible. C’est là où se concentre le nœud de l’énergie, et s’il est bien noué, l’action extérieure ira son chemin, elle renversera tous les obstacles. Ainsi quand Danton, dans son discours du  août, à la tombée du soir, s’adresse du haut de la tribune à l’Assemblée nationale, ce n’est pas à l’énergie extérieure qu’il fait appel, ni à la bravoure démonstrative ou à la virilité des muscles, comme le ferait un fasciste ou un nationaliste. Non, c’est tout le contraire. C’est au courage de l’esprit qui habite le corps et le meut, un courage fondé sur la foi révolutionnaire, celle capable de transporter les montagnes, et sur sa légitimité. Pour reprendre une phrase de Jaurès : « Il n’y a pas de plus fortes paroles dans l’histoire des peuples libres menacés. » On y trouve celle-ci par exemple qui tient lieu de vérité par son aspect resserré, concis : « L’ennemi menace le royaume, mais l’ennemi n’a pris que Longwy. » On pense de nouveau à l’appel du  juin , au fameux : « La France a perdu une bataille, mais la France n’a pas perdu la guerre. » Il y a là le même argument. Réaliste, même s’il semble défier le bon sens, parce qu’il coupe l’inflation imaginaire de la peur. Si la peur est réelle, ses motifs, eux, ne le sont pas toujours. Dans la pensée de Danton, ce qui importe, c’est reprendre la réalité en mains et, à cet effet, une solution unique s’impose : oublier le passé et l’avenir, revenir au présent, tout limité, tout étriqué qu’il apparaisse, car il contient tous les temps en lui. Pour ce qui est des mesures pratiques envisagées, voici un extrait du même discours aux députés :


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la réunion des représentants des deux pouvoirs produise un effet plus salutaire et plus prompt. Nous vous proposons de déclarer que chaque municipalité sera autorisée à prendre l’élite des hommes bien équipés qu’elle possède

Plus loin, il demande à l’Assemblée l’autorisation de visites domiciliaires qui devraient, selon lui, apporter à la défense du territoire   fusils de plus. Il conclut par un aphorisme : Tout appartient à la patrie, quand la patrie est en danger.

Le discours du  septembre , le plus célèbre, continue dans la même veine. Il s’adresse de nouveau à l’Assemblée, du haut de la même tribune, le matin cette fois : « Il est bien satisfaisant pour les ministres d’un peuple libre d’avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. » On vient pourtant d’apprendre qu’après la capitulation de Longwy, Verdun est menacé. Comme ce « Il est bien satisfaisant » détone ! Rien ne va plus, mais pour Danton, un beau jour se lève. Un si beau jour qu’il a dit récemment, alors qu’il s’opposait aux velléités de fuite de l’Assemblée et des ministres : « J’ai fait venir ma mère qui a soixante-dix ans, j’ai fait venir mes deux enfants, ils sont arrivés hier. » Comme s’il les voulait au balcon du plus grand spectacle qu’il leur soit donné de voir dans toute leur vie.Voilà le don qu’il fait à ses proches. Celui de la liberté et non celui de la protection, celui du risque assumé ensemble, non celui de la sécurité tremblante. Pour d’aucuns, cela paraîtra irresponsable. Pour lui, c’est la générosité même, la confiance accordée à l’intelligence des êtres humains issus de tous niveaux sociaux, confiance dans leur expérience de souffrance ou de joie solidaires, dans leur faculté de comprendre sans le secours d’une voix intermédiaire paternelle ou maternelle, d’une main posée sur l’épaule. Sa mère, ses enfants, sa femme, c’est sa famille, mais ce n’est pas un clan, elle fait partie d’une famille plus vaste. Elle n’est pas un peuple à part dans le peuple, c’est le même. Sa famille n’est pas le nombril du monde, elle est une goutte de sang parmi d’autres, un nerf du faisceau de tous les nerfs de la France. Comme il a été dit plus haut, malgré ses formes d’athlète, Danton croit davantage dans le nerf que dans le muscle. On sent ce grand nerf parcourir tous ces discours. Dans un précédent déjà, il parlait « d’une grande convulsion nationale ». Ce grand nerf occasionnera par la suite chez lui


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des défaillances, mais lorsqu’il se tend, il va bien au-delà de l’exubérance des muscles seuls. En fait, à ce moment de son existence, oui, la Révolution et lui ne font qu’un. C’est de son point de vue une seule et même personne, l’incarnation est complète. Mais reprenons le fil de ce discours si célèbre, à nouveau un extrait : Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l’intérieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. Les commissaires de la Commune vont proclamer, d’une manière solennelle, l’invitation aux citoyens de s’armer et de marcher pour la défense de la patrie.

Cela d’après le compte rendu du Moniteur auquel un autre média du temps, le Journal des débats et des décrets, apporte quelques variantes. On ne connaîtra jamais l’exactitude des termes employés, Danton improvise. En tout cas, il n’y a pas de doute sur la conclusion et le mot « audace » répété trois fois. La réception du discours de Danton fut extraordinaire, sans doute ce qui nous en reste est bien minuscule puisque le député Choudieu dira : « Jamais il ne m’a paru plus beau, quoique la nature ne l’eût pas favorisé sous ce rapport […]. Je voudrais transcrire ici tout ce qu’il a dit pour exciter l’enthousiasme. » Ce « tout » n’implique pas la si brève harangue parvenue jusqu’à nous, nous devrons pourtant nous en contenter, imaginer le reste. Danton, comme ses collègues, s’appuie, on l’a dit, sur le peuple, c’est-à-dire une entité ineffable, impossible à cerner précisément,

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Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger le mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne, ou de remettre ses armes, sera puni de mort. Nous demandons qu’il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements. Nous demandons qu’il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour avertir des décrets que vous aurez rendus. Le tocsin qu’on va sonner n’est point un signal d’alarme, c’est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée.

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Et un peu plus loin :

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mais qui se meut. À vrai dire, chaque homme de la Révolution possède alors sa définition du « peuple », et le peuple de l’un n’est pas celui de l’autre. Pour Danton, il n’est pas un concept, plutôt une force évolutive, capable d’énergie consciente, une énergie qui pousse en avant mais sait ce qu’elle fait, sans le secours de la pensée rationnelle. C’est sur ce peuple-là, on l’a vu, qu’il compte, pose sa confiance, celui de l’effort désintéressé, de la levée en masse, et l’histoire lui donne raison, puisque la victoire française de Valmy, le  du même mois, sous le commandement du général Dumouriez, va couronner tant d’ardeur collective. Ce que Danton n’a pas prévu, par contre, c’est la folie meurtrière, le peuple comme ruée sauvage. Or parallèlement à la mobilisation des forces nationales contre l’ennemi du dehors, une frénésie de tueries s’empare de Paris (et, de façon moins spectaculaire, de quelques autres villes), pendant la première semaine de septembre. Cette masse de population entre par effraction dans toutes les prisons parisiennes et exécute ceux qu’elle y trouve. On a parlé de psychose collective, d’une peur panique contagieuse qui, ne sachant où donner de la tête, se précipite sur les victimes les plus accessibles, ici les prisonniers. Les causes les plus probables de ce carnage spontané sont d’abord la guerre, la menace de l’invasion étrangère, mais aussi le bruit, la rumeur qui monte, venue d’on ne sait où, d’un pseudo-complot des royalistes du fond de leurs prisons. La presse, elle aussi, a joué son rôle dans cette montée de fièvre, bien qu’elle n’en ait pas été le moteur. On pense à certaines feuilles très lues, au journal de Marat, L’Ami du peuple, qui prophétise la violence depuis longtemps et incite de manière très répétitive à la punition sommaire des « traîtres », à l’effusion de sang. Pour la plupart des historiens actuels, les massacres de septembre n’ont pas eu de commanditaires. Chaque révolutionnaire se renverra plus tard la balle de l’accusation, en essayant de la chasser de son camp. Mais en réalité, ils ne semblent pas avoir eu d’auteurs concertés. Cela fait partie de ces journées malheureusement inévitables, comme toutes les nations en connaissent, qui submergent les gouvernements incapables de les contrôler ou les freiner. On imagine aisément le trouble embarrassé de Danton, ministre de la Justice. Et son attitude de laisser-aller, de laisser-faire, le confirme. Car c’est ce qu’il décide : ne pas agir, attendre. Sans doute se rend-il compte de la vanité de l’action en


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nulle puissance humaine n’avait pu arrêter les effets de cette rage qui embrasait tout un grand peuple. Peut-être que quelques

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pareille circonstance. Mais ce qui intéresse davantage le biographe, ici, ce sont ses fluctuations psychologiques. Doit-il considérer ce peuple qui tue à tort et à travers comme celui dans lequel il a mis sa confiance ? Est-ce le même ? On sent qu’il hésite. Doit-il revendiquer ce qui se passe, considérer cette violence comme une nécessité incontournable, la prendre à son compte, la digérer ? Nul doute qu’il penche en faveur de cette solution. À Brissot venu le supplier de tenter quelque chose, il répond que « le peuple ne se trompe pas… Vox populi, vox Dei. » Prendre la défense des septembriseurs, se vanter d’avoir organisé leurs massacres, de les avoir « faits », si l’on en croit les Mémoires du futur Louis-Philippe, ce serait pour lui la solution de facilité. Mais la vérité est qu’il n’a pas fait ces massacres, il a été dépassé par eux. Impuissance qui a dû secouer son orgueil, et surtout le plonger dans le malaise. Car comment retrouver en lui, désormais, cette belle cohérence mentale qui était sienne et maintenant se dérobe, prise en défaut ? Celle d’un même peuple, d’un peuple « un ». Il laisse son secrétaire général, Fabre d’Églantine, rédiger un placard incendiaire, Compte rendu du peuple souverain, qui porte à la perpétration des crimes. On ne sait trop le degré de sa participation à cette affiche, mais il l’a autorisée. Enfin, il appose sa signature sur une circulaire de Marat qui vise à la généralisation de la violence. Au fond de lui, pourtant, ce n’est pas si simple. Non, les massacres de septembre, il ne pourra pas les digérer si aisément. Dans un premier temps, il fuit les questions, soit en se refermant dans le silence, soit par l’agressivité provocante dont il sait user à plaisir, comme ce « Je me fous bien des prisonniers, qu’ils deviennent ce qu’ils pourront ! » répondu à Grandpré, surveillant de la prison de l’Abbaye, selon le témoignage de Madame Roland. Plus tard, cependant, les Girondins ligués contre lui à la Convention n’hésiteront pas à lui rappeler ce septembre sanglant. Et il ne pourra plus ni se targuer d’en être l’auteur (qu’il n’est pas), ni se réfugier dans un oubli consensuel. Sa protestation prendra alors toujours la même forme, séance après séance, la plus convaincante, car son cœur s’y ouvre enfin. La forme d’une plainte, d’un regret, le constat que


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membres de la Commission extraordinaire, instruits de ces événements déplorables, auraient pu vous rappeler aussi que ces actes terribles, sur lesquels nous gémissons tous, étaient l’effet d’une révolution.

Ou presque dans les mêmes termes : Je dirai, et j’aurai l’assentiment de tous ceux qui ont été les témoins de ces événements, que nulle puissance humaine n’était dans le cas d’arrêter le débordement de la vengeance nationale.

La nouvelle Assemblée, la Convention, s’ouvre en cette fin d’été , là où la royauté finit. Elle sonne l’avènement de l’an I de la Première République, un grand lever du jour aux projections inconnues. Car où puiser des exemples ? La philosophie des Lumières qui a marqué la génération au pouvoir l’abandonne ici dans un chaos qu’elle n’a ni prévu ni voulu. Les interrègnes survenus en Europe dans les siècles passés ne peuvent guère non plus servir de modèles. La Révolution anglaise est vieille ; un siècle et demi de distance, c’est beaucoup ! Et elle n’a abouti qu’à un tour de passe-passe dynastique. La Révolution américaine est jeune, mais loin géographiquement. Et elle n’a pas à s’arracher du corps huit siècles de féodalité. Son absence de racines l’aide à manœuvrer sans trop d’excès. C’est une séparation, un divorce d’avec l’Angleterre, et une guerre car le divorce tourne mal, tandis qu’en France, c’est une véritable rupture de civilisation, une rotation complète. En fait, c’est dans l’Antiquité grécoromaine que les révolutionnaires français vont pêcher leurs exemples. On dira que c’est encore plus vieux, mais leur éducation latine leur remonte à la gorge, une éducation farcie de références antiques. À chaque occasion, ils se les lancent à la figure. Et ils se comprennent entre eux à demi-mot. Pas besoin d’expliquer les citations, tout le monde les connaît. Pourtant, là encore, les grandes figures héroïques, la grande Rome ancienne, ne suffisent pas à combler les béances du présent. Le stress nerveux n’est pas le même. Il nous ressemble davantage, à nous habitants du  e siècle, il nous prophétise. La situation reste sans précédent, et tous le sentent. Il va falloir innover.


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À l’extérieur, c’est la guerre, encore et toujours. Toutes les frontières sont attaquées, mais les armées de la Révolution ne se laissent plus démonter, ni intimider. Elles se défendent pied à pied grâce à des hommes qui n’appartiennent pas forcément au métier, se battent avec ce qu’ils ont, et surtout avec ce qu’ils sont. Leur sang. Leurs chants. La Marseillaise, à l’origine Chant de guerre pour l’armée du Rhin naît de cette confluence circulante d’énergies patriotiques. On en parle parfois aujourd’hui, en France, avec dégoût, comme d’un hymne arriéré aux paroles choquantes, repoussantes. Mais c’est méconnaître un contexte historique comparable à nul autre. Le sang impur qui abreuve les sillons à la fin du refrain n’est pas celui d’une race ou d’une fratrie, d’un peuple ou d’un pays, c’est celui de la tyrannie, et par extension, de ceux qui la servent. Qui veut changer les paroles oublie ce contexte, c’est-à-dire le danger, le danger réel et mortel qui existe à vouloir se libérer, vivre sans entraves. Changer les paroles équivaudrait d’ailleurs à changer la musique, car comment les séparer ? Et où trouver un hymne qui frémisse et fasse frémir autant ? Théodore Monod proposait à leur place un poème de Lamartine, plat comme une limande, et l’abbé Pierre renchérissait. Mais ces vieux hommes, ces vieux chrétiens, tout honorables qu’ils soient, ont oublié qu’ils se battaient eux-mêmes dans des temps plus actifs, et de tout leur poids, contre l’ignorance, l’indifférence, la bêtise, qu’ils n’avaient pas d’autre recours pour se faire entendre, pour faire accéder les pauvres au Royaume. Pourquoi vouloir remplacer un torrent déchaîné par un lac tranquille ? La France est-elle un pays tranquille ? Sans doute pas plus aujourd’hui qu’hier. Il est aisé, lors d’entretiens en fauteuil, de prôner la paix. Qui ne la prône pas ? Mais la paix ne règne pas dans le monde, il suffit de le regarder pour s’en convaincre. On sait bien qu’il n’y a pas de guerre sainte ou juste, que c’est un leurre, mais des peuples opprimés se voient dans la nécessité de se défendre. Et cela, c’est une réalité. Le « Aux armes ! » de La Marseillaise est le cri d’alarme de qui veut sortir de sa détresse, fort de sa légitimité. D’ailleurs, le mot « citoyens » qui le suit en donne la vraie teneur. Il s’agit moins de tuer que d’avancer ensemble, quel que soit le risque. Il me vient subitement à l’esprit ce magnifique passage du film Napoléon d’Abel Gance (son vrai titre est d’ailleurs Bonaparte et la Révolution). On y chante La Marseillaise dans l’arène de la


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Convention. Et on n’y entend ni paroles ni musique puisque le film est muet. Cela ne paraît-il pas complètement superflu de faire chanter La Marseillaise aux acteurs ou aux figurants d’un film muet (ici les grévistes de chez Renault embauchés au pied levé par le cinéaste) ? Pourtant non, c’est très fort, car on l’entend. On l’entend en la voyant sur les bouches comme lirait un sourd, et aussi dans les yeux, sur les visages, dans les corps. On l’entend dans la fureur, et la tendresse de la fureur. C’est une manière de signifier que La Marseillaise est davantage que ses paroles et sa musique, qu’elle est le grand « vivre libre ou mourir » de tout un peuple en mouvement. Celui qui intervient quand les amarres sont rompues avec ce qui précède, quand on ne voit plus la terre ferme, ni derrière soi, ni devant soi. Les gens qui ont vu le film se souviennent peut-être également du jeu de bascule des écrans qui fait passer sans cesse le spectateur du paysage d’écume sur lequel vogue le frêle esquif de Bonaparte au flot de l’assemblée houleuse. Contre la guerre en dentelles des monarchies européennes coalisées, les soldats de la Révolution vont opposer une guerre psychologique, celle de Napoléon plus tard, qui leur rendra hommage : « Les guerres de la Révolution ont anobli toute la nation française. » Comment triompher d’un ennemi mieux armé et supérieur en nombre ? Ils y parviennent. Ils gagnent. Pas toujours tout de suite, mais dans l’élan d’après. Et ce qu’ils gagnent, ils ne le perdent plus. Il y aura évidemment quelques défections, Dumouriez passé à l’ennemi, lui le vainqueur de Valmy et Jemmapes ! Mais d’autres viendront, non des moindres. C’est l’heure des Kléber, des Marceau, bientôt des Hoche, l’heure de généraux dévoués qui se font remarquer par leur talent stratégique et leur courage, sans vouloir voler la vedette à la Révolution.

La Convention est le lieu de fusion de tous les matériaux humains réunis. Et aussi celui de leur confrontation. On y trouve brusquement côté à côte des réputations établies, des gloires montantes, d’autres qui s’effacent, d’anciens députés de la Législative, parfois de la Constituante, des membres des clubs parisiens qui parviennent ici pour la première fois à un statut officiel. Dès les pre-


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mières réunions, Danton lâche volontairement son ministère pour n’être plus, selon ses mots, que « mandataire du peuple ». À l’intérieur de son enceinte, la nouvelle Assemblée se sépare tout de suite en deux ailes distinctes, toutes deux républicaines, désaccordées sur certains points qui vont vite devenir cruciaux. Les bancs de la droite reviennent aux Girondins (ou Brissotins) qui s’asseyaient pourtant à gauche sur les bancs de la Législative quand ils se mesuraient aux monarchistes constitutionnels, aujourd’hui disparus ou enfuis. À droite, d’accord, mais attention ! Cette droite ne ressemble pas forcément à nos droites actuelles. Ici, elle est la droite d’une assemblée révolutionnaire. Les Girondins s’appuient sur la bourgeoisie de province, grande, moyenne ou petite, celle du commerce et du négoce. Ils craignent et détestent la Commune de Paris qu’ils ont du mal à dissocier de la ville elle-même ; ils craignent et détestent les sections de patriotes qui en dépendent, ceux qu’on appelle les Sans-culottes, leurs « coups de main » imprévisibles. Attachés aux droits des individus, ils luttent, et c’est sans doute leur combat le plus noble, le plus juste, contre la massification idéologique qu’ils pressentent dans un temps à venir. Par contre, ils rechignent à la construction d’une démocratie dans laquelle l’égalité entre citoyens s’étendrait, s’élargirait à tous sans exception. Brissot fait figure de leader, l’est-il vraiment ? Difficile à dire ! Il paraît quelque peu en perte de vitesse. Dans son sillage : Pétion, Gensonné, Buzot, Roland (ce dernier, soutenu par sa femme, constituant un peu une mouvance girondine à part, un parti dans le parti), etc. De nouveaux orateurs brillants et mordants comme Guadet, Isnard, se distinguent. Louvet aussi, parfois léger, parfois frondeur. Cependant, le plus authentiquement éloquent de tous demeure Vergniaud, un nonchalant solidaire, moins contaminé que les autres par l’esprit de clan. La nouvelle gauche de l’Assemblée réunit les Montagnards, rapport à leur position élevée dans les rangs de l’amphithéâtre. Robespierre, Danton bien sûr, Marat, Desmoulins, Saint-Just, beaucoup d’autres. Ceux-là s’appuient sur Paris, « centre de la Révolution » dit Danton. Ils veulent une révolution totale en accord profond avec les couches populaires. L’égalité plus complète aussi, à partir de la base inférieure de la société, c’est-à-dire les plus pauvres, les plus défavorisés. Ils assument en conséquence la nécessité d’une violence occasionnelle qui n’est pas encore


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une Terreur et par laquelle ils tendent à éviter le démembrement de l’unité nationale toute fraîche. Ils sentent avec un réalisme supérieur à celui des Girondins qu’une concentration des organes du pouvoir peut seule venir à bout de la guerre extérieure déployée sur tous les fronts et de la guerre intérieure, la guerre civile qui s’amorce. Tels quels, les Montagnards ne pouvaient pas ne pas triompher à la longue. Plus en phase avec l’événement, ils savent mieux surfer sur la vague. En comparaison, les Girondins forment une espèce d’entre-deux trop cérébral, trop légaliste, trop théorique. Antimonarchistes, ils ne peuvent guère compter sur les débris d’une ancienne droite éclairée qui les rejette avec horreur ; modérés, ils ne peuvent davantage s’appuyer sur un peuple révolutionnaire qui se radicalise de plus en plus. Mais avant que la balance ne décide de la victoire définitive de l’un sur l’autre, les deux partis vont s’entre-déchirer durant de longs mois, au cours d’une lutte fratricide autant féroce qu’épuisante. Il est intéressant de constater qu’à cette époque, la coexistence de deux partis dans une même assemblée est considérée comme une forme d’échec. D’ailleurs, on ne dit pas « parti », on dit « faction », ce qui en désigne la teneur péjorative. Pour les députés, il ne peut y avoir qu’un seul parti légitime. L’idée d’une majorité qui gouverne sans exclure la voix d’une minorité importante, qui a elle aussi son mot à dire, semble impossible à considérer autrement qu’une hérésie. Elle heurte de front la notion de souveraineté populaire selon Rousseau et qui se fonde sur une sorte d’unanimité virtuelle. Là-dessus, tous sont d’accord. Pour gouverner, il faut être « un » ; le « deux », issu d’une opposition officialisée, permise, à la fois critique et enrichissante, viendrait tout déranger. À aucun moment, l’ensemble des députés, sauf peutêtre Danton et il paiera cher cette utopie, n’imagine une unité transcendante de tous. Tous qui ne font plus « un » au singulier, comme un seul parti, mais seraient « uns » au pluriel. Et on aurait tort de confondre cette illusion généreuse du tribun avec les souhaits voilés des députés les plus neutres, ceux de la Plaine ou du Marais comme on dit, du Centre si l’on préfère. Un centre mou, d’abord acquis aux Girondins, puis au fur et à mesure de leur dégringolade, de plus en plus muet. Le premier grand sujet de conflit qui agite la Convention fin , c’est le procès de Loui XVI. Les Girondins, au début, n’en veulent


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pas. Mais quand sont mises à jour, dans l’armoire de fer des Tuileries, les lettres secrètes du roi, preuves de son double jeu, le procès devient inévitable. Les Girondins qui ne peuvent faire autrement, cette fois, que l’accepter, souhaitent le soumettre au vote du peuple entier, non à celui de la Convention seule. Ils n’obtiennent pas gain de cause. Pour les Montagnards, il en va tout autrement. Un roi en prison, il l’est depuis le  août, équivaut déjà à un roi mort. Mi janvier, le débat sur la culpabilité du roi s’ouvre, tempétueux. C’est la Convention qui doit la déterminer. Le vote se fait par personne, chacune venant s’en expliquer à la tribune. Nul secret. Ce qui intimide sans doute certains. Pourtant, beaucoup expriment franchement ce qu’ils pensent, les raisons de leur indécision lorsqu’ils s’abstiennent, et personne ne semble leur en tenir rigueur. Le crime de lèse-nation est retenu par un nombre considérable de voix des deux partis. Il est évident que douter du crime royal revient à suspecter le bien-fondé de la République elle-même, fille de la Révolution. Reste la sentence. Devant celle-ci, les Girondins brissotins et rolandins dévoilent leur manque de cohésion. Ils s’éparpillent pour ou contre la mort, pour ou contre la déportation ou le sursis. Tandis que les Montagnards, même lorsqu’ils diffèrent, restent soudés. Danton, au milieu d’eux, vote la mort sans sursis. On s’est interrogé sur ses motivations. Mais pourquoi compliquer à plaisir ? Peut-être aurait-il préféré la déportation du roi. C’est ce que laisse entendre Robespierre plus tard : « Il voulait qu’on se contentât de le bannir. » Si c’est le cas, la raison est politique. Et même, tout à son honneur. Elle confirme sa prescience, car l’histoire du XIXe siècle lui donne raison. Les révolutions de , de , la déroute de , exileront les souverains vaincus sans les tuer, un moyen plus sûr de les désacraliser dans les mentalités. Pourquoi n’est-ce pas possible en  ? Sans doute à cause de la pression étrangère à laquelle il faut répondre par des actes forts, irréparables. Puis, la mort de la royauté ne paraît pas encore bien réelle, tuer la personne royale la crédibilise. Les députés sont-ils alors si conscients d’eux-mêmes, de leur bon droit ? La terreur extérieure qu’ils instaureront bientôt, ils la ressentent déjà au plus profond d’eux-mêmes. Et c’est parce qu’ils la ressentent qu’ils l’instaureront. En la plantant au-dehors, dans leurs lois, ils l’évacuent de leur cœur. Ils s’en débarrassent intimement. Déstabiliser


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une histoire qui n’avait pas tremblé sur ses bases depuis si longtemps est une responsabilité immense. Pour échapper au passé, il faut se projeter à corps perdu dans l’avenir. S’arrêter, c’est reculer. C’est se donner le temps inopportun de la peur. Danton le conçoit-il ainsi ? On ne sait. Comme les autres, il est la proie d’allées et venues intérieures. Mais quelle que soit son opinion, il s’aligne sur celle de son parti. « La force de l’opinion détermina la sienne » continue Robespierre qui lui en fait grief. Ce serait plutôt une preuve de sa solidarité. De sa capacité à dépasser son propre point de vue pour ne pas entamer l’unité du corps législatif auquel il appartient. Sans doute lui paraît-il plus important de resserrer les liens entre révolutionnaires que de laisser apparaître la division de cas de conscience personnels. Théodore de Lameth, venu de Londres à Paris pour tenter de sauver le roi, aurait reçu de Danton la promesse de faire tout ce qu’il pourrait en ce sens : Je m’exposerai si je vois une chance de succès, mais si je perds toute espérance, ne voulant pas faire tomber ma tête avec la sienne, je serai parmi ceux qui le condamneront.

Il aurait ajouté : Peut-on sauver un roi mis en jugement ? Il est mort quand il paraît devant ses juges.

Le propos a sûrement quelque fond de vérité. Mais Lameth écrit longtemps après la Révolution, et Danton n’est pas de ses amis. Probablement, les termes rapportés ne sont pas exactement ceux employés. Comment se souvenir des parfaites paroles de quelqu’un ? À l’époque, on n’a pas de matériel enregistreur et il est si facile d’interpréter après coup. Lameth, ne voyant les choses que de son point de vue, en déforme probablement le sens au profit de sa cause. D’ailleurs, la fin du propos laisse entendre que Danton a déjà décidé, et ce en faveur de la mort. Imaginer que cela lui déchire le cœur, qu’il se trahit lui-même, non, je n’y crois pas du tout. Pourquoi le ferait-il ? Par peur de mourir comme son hypothétique réponse le laisse supposer ? C’est peu probable. À l’époque, les têtes ne tombent pas encore à tout va. Peu sont tombées. Si l’on était en pleine Terreur, ce serait plus compréhensible. Et encore, pas tant que cela ! Car c’est justement en pleine Terreur que Danton, s’opposant ouvertement, démontrera qu’il ne craint pas la mort.


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Non, Danton n’est pas du côté des sauveurs de Louis XVI. Qu’il soit sans haine ni colère envers l’homme royal, sans doute. Qu’il ne l’estime pas, le croit capable du pire, sans doute. Qu’il ait reçu, écouté calmement la demande d’un Lameth, pourquoi pas ? Mais envisager qu’il y ait répondu favorablement paraît ridicule au regard de certaines de ses paroles qui en sont l’exact contrepoint. Ainsi le  janvier  :

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Que certains députés plus sentimentaux que d’autres ressentent secrètement comme une tristesse de leur utopie déçue, celle d’un bon roi, d’un roi-père, protecteur de la patrie, cela peut éventuellement se concevoir ! Même s’ils assument héroïquement la rupture, la blessure de la déception continue peut-être de saigner dans l’ombre, qu’en sait-on ? Et elle exige, pour cicatriser, une rapidité affective, émotionnelle, qu’on ne commande pas. Mais ce ne peut être le cas de Danton qui tient son épanouissement public, sa subite émergence, de la chute même du roi. Aucun pont n’existe entre les deux hommes. Mirabeau, le noble, pouvait, lui, regarder en arrière, être ébloui par les grands de ce monde, s’attendrir sur leur malheur, à plus forte raison lorsqu’il se proposait à eux comme leur sauveur, quitte à renier ses serments. Danton ne le peut pas. Pour trancher, ne dit-il pas, dans le bref discours qui accompagne son « oui » à la question de la mort, qu’on ne frappe les rois qu’à la tête ! Rien n’est plus clair. Il n’y a pas de désacralisation interne à accomplir parce qu’il n’y a jamais eu d’idéalisation préalable. Non, voter la mort du roi ne lui a pas tant coûté ! Il en sera de même d’ailleurs pour celle de Marie-Antoinette au mois d’octobre . L’une comme l’autre le plongent dans une relative indifférence. Il ne s’en réjouit pas, il n’est pas cruel. Il ne s’en désole pas non plus.

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Défiez-vous, citoyens, des machinations qu’on ne va cesser d’employer pour vous faire changer de détermination ; on ne négligera aucun moyen ; tantôt pour obtenir des délais, on prétextera des motifs politiques ; tantôt une négociation importante ou à entreprendre ou prête à terminer. Rejetez, rejetez, citoyens, toute proposition honteuse, point de transaction avec la tyrannie, soyez dignes du peuple qui vous a donné sa confiance.


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À la fin de l’année  et durant les premiers mois , Danton fait de constantes navettes entre la Belgique (il y est envoyé comme missionnaire aux armées) et Paris. Cet épisode belge n’est pas le plus glorieux de sa carrière. Il y est flanqué en permanence de Delacroix (rien à voir avec la famille du futur peintre), on dit aussi Lacroix, un colosse comme lui, à qui manquerait toute sa dimension spirituelle. Une sorte de brute matérielle. Ce ne sera pas une bonne influence, mais Danton a-t-il besoin d’être influencé pour sombrer ? Au nom de ce qu’on appelle alors les frontières naturelles, plein d’optimisme depuis la victoire de Jemmapes, il demande l’annexion de la Belgique. La Convention qui, dans les mêmes temps, décrète avec succès le rattachement à la France de la Savoie, puis du comté de Nice, l’encourage dans ce projet. Petite parenthèse : à cette époque, la Révolution comme Danton est conquérante, elle changera, et lui-même aussi, puisque c’est sous l’influence de son propre Comité de salut public que la Convention nationale approuvera en avril  le décret stipulant « qu’elle ne s’immiscera en aucune manière dans le gouvernement des autres puissances ». Que fait Danton là-bas entre Namur, Liège et Aix-la-Chapelle ? Il a souhaité y aller. Besoin d’évasion, de sortir du cadre trop serré des assemblées, des bureaux ? Besoin de grand air, de voir le terrain de plus près, lui qui a tant contribué à donner l’impulsion nécessaire ? Sans doute un peu de tout cela. Peut-être aussi l’envie de mettre une distance entre son foyer et lui, entre sa femme et lui. Avec Gabrielle qui l’aime passionnément mais qui, désormais, se meurt d’anxiété, il manque d’espace, il a du mal à respirer. Il ne peut pas tout lui expliquer, et malgré les efforts sans doute héroïques qu’elle fait pour le suivre, elle ne comprend pas tout non plus. Assez cependant pour s’en rendre malade. Femme entièrement construite, éduquée en vue de la stabilité familiale, elle ne peut arriver à se rassurer. Cela apparaît dans le journal que tient Lucile Desmoulins lors de l’insurrection du  août  et on imagine que cela ne s’est pas arrangé depuis.Trop sérieuse peut-être, trop sage, pas assez armée contre l’insondable. Encore enceinte, déjà mère de deux petits garçons, elle doit se demander parfois qui elle a épousé. Ce qui ressort du peu que l’on sait d’elle est son amour inconditionnel pour un homme qui lui est tout autant connu qu’in-


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connu. Son grand mérite est de l’avoir découvert avant qu’il fasse ses preuves, d’avoir cru en lui, senti avant tout le monde son originalité, sa différence. Cela prouve son intelligence, mais elle ne peut aller plus loin. Car ce qu’elle a pressenti alors se trouve largement dépassé, submergé par la réalité. Danton l’aime profondément et elle le sait, il la trompe sans cesse en Belgique et sans doute le sait-elle aussi. Mais elle n’ignore pas qu’elle lui est indispensable, même quand lui ne le sait pas ou plus, ou qu’il l’oublie. En Belgique, des témoins impossibles à mettre tous en doute évoquent le relâchement des deux représentants en mission. Ils s’y pavanent comme en pays moins libéré que conquis. Danton abuse tant soit peu de son rôle, sème les paroles violentes, ce qui lui confère une sorte d’auréole effrayante. Si Lacroix, son collègue d’alors, détourne à son profit des fonds publics destinés à l’effort de guerre ou s’arroge des bénéfices conséquents sur le marché des fournitures militaires, on se doute bien que Danton n’est pas en reste. Mais le mal est plus interne. Plus profond. Il tourne autour de la déperdition en lui de la foi révolutionnaire au profit d’un scepticisme qui vire au cynisme. L’accusation de débauche, elle aussi, semble justifiée. Un autre missionnaire aux armées, Merlin de Douai, le désigne en compagnie de Lacroix presque uniquement occupé de ses plaisirs, et un autre témoin le voit « toujours à table ou avec des filles ». Le besoin de jouissances de toutes sortes, sexuelles en particulier, cette possible réalisation de tous ses désirs grâce à son pouvoir, cela lui monte à la tête en ce début . Sans doute a-t-il du mal à se ressaisir dans sa destinée, sans doute lui apparaît-elle folle, sans limites. Il était en phase avec l’événement et n’avait guère le temps de penser à autre chose. Maintenant il s’est décalé, et de la situation et de lui-même. Côté argent, son point sombre, suite à un décret de  qui abolit les anciennes charges royales (comme sa charge d’avocat) et en conséquence ses dettes, il a pu dédommager tous ceux qui l’avaient aidé à l’acquérir. Est-ce avec le montant de cette somme retrouvée qu’il fait l’acquisition de biens nationaux, restaure sa maison de naissance à Arcis-sur-Aube, en Champagne, l’agrandit ? Il n’affiche pas un luxe inouï, plutôt une simplicité très confortable. Ce train de vie paraît-il au-dessus de ses moyens ou de ceux d’un député mal payé (en pleine


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Révolution, les salaires des députés sont misérables) ? En ce cas, comment fait-il ? On dit, mais c’est un « on-dit », qu’il reçoit de la cour et des émigrés, des cours étrangères, de toutes mains. On dit qu’il se propose lui-même à des prix insensés, qu’il a raflé les fonds secrets de l’État quand il était ministre. Les Girondins n’arrêteront plus de le harceler afin qu’il rende des comptes ! En supposant ces bruits fondés en partie (notamment le rapt des fonds secrets au moment de son ministère, à des fins politiques mais aussi personnelles, puis le détournement d’autres ressources en Belgique, on vient de le voir), en supposant, dis-je, qu’il prenne ce qui se présente à lui sur un plateau d’or, il ne semble jamais se sentir redevable. C’est intéressant. S’il est vénal (ce que rien ne prouve), il ne témoigne en échange nulle gratitude. L’ennemi reste l’ennemi. Le voler équivaut à continuer d’une manière plus privée, clandestine, la guerre contre lui. Il promet à l’ennemi, mais ne tient pas sa promesse. S’il se laisse acheter, il se sent libre de toute dépendance, il ne culpabilise pas. Il n’est pas lié, ne l’a jamais été. Il ne rend aucun service. Cette constance de comportement le démarque des escrocs communs. Il est un escroc désintéressé, insouciant. Au fond, je ne suis pas sûre qu’il aime tant l’argent, il n’en a que pour mieux le faire circuler, et c’est toujours à la cause révolutionnaire qu’il le destine d’abord, même s’il se sert au passage. C’est vers elle qu’il le jette à profusion, afin qu’elle pénètre partout, qu’elle illumine la moindre nervure du corps national. Qu’il y subtilise sa commission, cela lui paraît presque naturel. N’est-il pas une des incarnations de la Révolution, une de ses figures mythiques ? N’en est-il pas indissociable ? Je pense au propos qu’il laisse échapper un jour au sujet de Saint-Just : « Je n’aime point cet extravagant. Il veut apporter à la France une république de Sparte, et c’est une république de Cocagne qu’il nous faut. » C’est-à-dire une république qui enfante et s’enfante elle-même sans cesse de l’abondance. Personnellement, cela n’engage que moi, la lecture approfondie de sa vie me laisse à penser qu’il a surtout empoigné (sans scrupules jusqu’au printemps ) ce qui lui passait à portée de main. La vénalité est autre chose. Qu’il ait reçu des propositions de la part de royalistes ou de contre-révolutionnaires de tous poils, sans doute. Qu’il ne les ait pas dissuadés pour mieux pénétrer leurs vues, pour avoir toujours un œil en terre ennemie, cela paraît concevable si l’on considère son talent inné à jouer les diplo-


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mates occultes, les espions. A-t-il fait plus ? Pourquoi en aurait-il eu besoin puisqu’il se servait ailleurs ? C’eut été imprudent. Il est donc important de répéter ici que malgré les interrogations en suspens, les doutes, on n’a encore aujourd’hui nulle preuve tangible de la vénalité de Danton. Ce seul constat n’est-il pas d’ailleurs extraordinaire ? Généralement, les actions souterraines de cette sorte finissent toujours par remonter à la surface. Elles ne peuvent demeurer cachées sous la loupe des siècles qui se succèdent. À un moment ou à un autre, elles apparaissent au grand jour comme un noyé qui flotte. Or, rien ne remonte, et ce n’est pas faute d’avoir cherché ! Que penser ? Que l’argent pris à l’ennemi n’aurait pas d’odeur ? Je pense à cet autre propos, celuilà tiré d’un de ses discours et qui éclaire sa conception du renversement de l’idée de dette : les riches (ici les nobles, les aristocrates) ont contracté une dette vis-à-vis des pauvres (le peuple), et tous les moyens sont bons pour les faire payer : « Le peuple n’a que du sang, il le prodigue. Allons, misérables, prodiguez vos richesses ! » Cela peut abonder éventuellement dans le sens de ceux qui croient en sa vénalité. Mais pas forcément. De même, à son procès, dans un de ses accès de colère théâtrale, il dira que l’on donne facilement telle ou telle somme pour un homme comme lui, mais que l’on n’a pas un homme comme lui pour cette même somme. Là encore, le propos est à double sens. Soit il refuse le don en question, soit il l’accepte sans se sentir enchaîné par lui. Il n’en éprouve pas de remords. Pour lui qui n’est pas matérialiste, ou qui est un faux matérialiste, ce n’est pas important. Cela ne vient gêner en rien son innocence fondamentale. Côté sexualité, Danton a épousé, je l’ai dit, une femme trop sérieuse. Comme les jeunes filles de son temps, elle s’est gardée exclusivement pour l’homme de sa vie. Elle l’a trouvé, et il a dû tout lui apprendre. On se souvient qu’il avait fréquenté avant elle une femme émancipée qui s’y connaissait sûrement davantage en hommes. Là où Gabrielle ne peut se donner qu’avec son cœur, Danton se sent sûrement frustré de sensations plus audacieuses, plus extrêmes. Qu’il les cherche en Belgique, là où elle ne peut le voir vivre, cela paraît logique, compréhensible. Je crois même qu’elle l’accepte les yeux fermés, car elle n’est ni sotte ni naïve, elle n’est pas pudibonde non plus et ne peut s’abuser sur son comportement loin d’elle.


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Si Danton est porté sur la chose comme on dit de façon presque obsédante, ce n’est pas seulement une question de tempérament. Comme par exemple le délassement normal d’un corps d’athlète. C’est aussi une provocation, et il est essentiel pour lui qu’elle en demeure une. Sans le piment du fruit défendu, celui qu’on dérobe subversivement à l’arbre de la connaissance, la sexualité susciterait chez lui beaucoup moins d’intérêt. Cela ressort de ses nombreuses allusions verbales au domaine sexuel. Elles envahissent son vocabulaire courant. Elles lui permettent d’attaquer, d’étonner ou déboussoler l’adversaire. Et en même temps, elles ne sont jamais vraiment basses ou triviales. Leur grossièreté voulue n’est pas sans recherche, elle a même quelque chose de créatif, ce qui lui confère une originalité particulière. Elle mêle tout à la fois l’insolent, le suggestif et le barbare. Le saugrenu parfois, voire l’étrange. En tout cas, elle est très personnelle. Que représente donc la sexualité pour Danton pour qu’il y revienne tant et tant ? Sans doute un endroit privilégié, celui où l’on ne peut mentir ni à l’autre ni à soi-même. Celui où l’on prend la mesure d’une évolution, d’un changement, et aussi la mesure de ce qui ne peut changer, de ce qui demeure fixe, inaliénable. Robespierre écrit dans ses notes : « Le mot de vertu faisait rire Danton. Il n’y avait pas de vertu plus solide disait-il plaisamment, que celle qu’il déployait toutes les nuits avec sa femme. » Bien sûr, il rit. On l’imagine guetter sur le visage décontenancé de l’autre la réaction désapprobatrice. Mais ce n’est pas qu’une boutade. La morale pour lui n’est pas codifiable, elle ne se résume pas à un catalogue de valeurs. En ce sens, non, elle n’existe pas vraiment. La seule vérité qui tienne, qui lui donne le frisson d’un absolu imparable, il la trouve dans ce coït qui oblige à un don de soi sans retenue. Qui oblige chaque être humain à demeurer à la fois stoïque et vivant sous le regard, à se laisser percer, pénétrer, homme ou femme, au plus nu de soi-même. On se doute qu’auprès des prostituées des armées, Danton se soit livré sans entraves à sa curiosité insatiable. Mais le regard de ces femmes-là, anonyme, multiple, n’équivaut pas à s’abandonner à la jouissance sexuelle sous les yeux de l’amour. Il ne pouvait que se lasser à la longue de ces orgies compensatoires. Car s’il a les pulsions carnivores que l’on sait, il a aussi, comme le dit justement Victor Hugo à son propos, l’instinct du juste, du vrai, du tendre.


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  • DANTON

Le bouleversement du cœur va exploser avec toute sa crudité dramatique à la mort de Gabrielle. Elle survient en février  dans les transes de l’accouchement d’un enfant mort-né. Ce qu’on sait de ses moments ultimes semble confirmer qu’elle se soit inquiétée jusqu’au bout. Pour son mari, ses enfants. Pour leur avenir. Davantage que pour elle. Une adolescente de seize ans, Louise Gély, une jeune voisine devenue son amie et qui l’aide en tout, reçoit ses dernières confidences. On ne sait pas exactement lesquelles, mais elles se sont parlées. Il est probable que Gabrielle, dans son anxiété, lui ait confié Danton avec tout son amour et que Louise l’ait secrètement reçu. Il est probable que l’une ait mendié, mais comme une mourante mendie, impérieusement, et que l’autre ait prêté serment, juré. Toujours est-il que Louise deviendra sa seconde femme. Danton est alors en Belgique, comme on sait. Lorsqu’il apprend la nouvelle, quelques jours plus tard, c’est le foudroiement. Comme s’il revenait à lui d’une très longue distance. Il se mouvait à des années-lumière de Gabrielle, elle retrouve subitement sa place dans son cœur et il ne pourra plus la déloger. C’est la course pour Paris, mais les trajets sont lents. Il n’arrive à destination que longtemps après l’enterrement. Dans son désespoir, il lui vient une idée extraordinaire : la revoir une dernière fois. Il paye un fossoyeur et un sculpteur sourd-muet, Deseine, s’introduit de nuit avec eux dans le cimetière où elle repose. Et la fait exhumer. Des jours ont passé depuis la mise en terre, qu’a-t-il donc bien pu voir ? Qu’a-t-il pressé dans ses bras qui ne tombe aussitôt en loques de chair ou en poussière ? Il s’en moque. À ce moment-là, il ne voit pas les choses comme d’autres les verraient. Il les voit de l’autre côté de la mort, là où elle est, là où ils sont tous deux, ensemble. Sans doute, regardés de l’extérieur, cette étreinte, ce baiser, ce spectacle d’adieu qui implore pardon paraissent abjects, immondes. Mais de l’intérieur, c’est autre chose. C’est unique. À l’extérieur, c’est de la boue, de la terre et de la pourriture. À l’intérieur, l’irruption hors des ténèbres, le passage du pur noir au blanc pur. Sur le visage de la morte, il fait couler par Deseine le masque mortuaire qui en ravit les traits pour toujours. La dimension de cet acte donne celle du personnage. J’ai toujours été étonnée que les historiens n’y prêtent pas davantage attention. Ils le mentionnent en passant sans s’y attarder. Ils séparent consciencieusement la vie privée de la vie publique, et ne voient


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ou ne veulent pas voir les affinités qui se nouent obligatoirement entre les deux. Or pour Danton, il n’y a qu’une vie, une seule, celle où tout se meut. Les orages de l’amour, les battements du cœur de la Révolution, c’est du pareil au même. Il y a dans cette exhumation nocturne bien plus qu’un égarement. Bien plus qu’une excentricité du désespoir. Tout le registre de sa sensibilité s’y déroule, toute sa tessiture interne, dans un sens puis dans l’autre, à toute vitesse, du médian au plus grave, au plus caverneux, puis du plus caverneux au plus aigu, au contre-ut inaudible d’un dernier orgasme de mort. J’ai dit au début de cet ouvrage qu’on a peu d’éléments sur Danton, sur sa vie, mais au moins, on a celui-là. Celui-là est sûr. Incontestable. Bien davantage que sa vénalité présumée. Tant qu’on l’ignore, on peut encore fourrer l’homme dans la peau d’un voleur banal, d’un assassin corrompu, d’un politique opportuniste. Mais quand on le connaît, le peut-on toujours ? N’y a-t-il pas là une contradiction flagrante, une incohérence ? Quel opportuniste ordinaire aurait pareille force de désespoir ? Quand bien même on ne connaîtrait de Danton que la folie de cet acte hors norme, on aurait envie de savoir qui il est, on serait honoré d’être son ami. L’intégrité de l’amour et le mensonge en politique ne font pas bon ménage, on ne peut être intègre en l’un, faussaire en l’autre. Cela n’existe pas. Il nous faut donc réhabiliter Danton dans son intégrité générale. À sa manière, qui n’est évidemment pas un moralisme (on l’a vu), même pas une morale, lui aussi est incorruptible. Ou plutôt il est corruptible comme tous les êtres humains sans exception, promis à la mort. Et incor ruptible comme tous ceux qui croient pouvoir la déloger sans cesse de la vie. Ses contemporains ont tous compris, d’un même élan solidaire, l’importance que cette mort allait revêtir pour lui. Pourtant, les morts de femmes en couches devaient être nombreuses alors. Et les veufs comme les veuves, nombreux aussi. Collot d’Herbois, à la tribune, dans son style emphatique, joue les pleureuses à ce propos, un peu ridiculement. Plus forts, plus étonnants, sont les mots de Robespierre. On trouve dans sa lettre à Danton des expressions comme celles-ci : Si, dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme telle que la tienne, la certitude d’avoir un ami tendre et dévoué peut t’offrir quelque consolation, je te la présente. Je t’aime plus que jamais et jusqu’à la mort. Dans ce moment je suis toi-même. »


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Et pour finir : Mon ami, je t’avais adressé ce langage de mon cœur dans la Belgique. J’aurais déjà été te voir si je n’avais respecté les premiers moments de ta juste affliction. Embrasse ton ami.

  • DANTON

Là encore, ceux qui relatent l’histoire en voulant coûte que coûte opposer les deux hommes passent outre. Qui n’aime pas Robespierre interprète cette lettre comme une preuve de son hypocrisie ; qui l’aime ne s’y attarde guère. D’une façon générale, on a tendance à ne s’occuper de la relation Danton/ Robespierre qu’un peu plus tard, c’est-à-dire en , l’année qui les sépare ouvertement. Mais comment expliquer le présent sans la moindre référence à leur passé commun, surtout un passé si récent ? Les vues de l’esprit changent, les désaccords se déclarent l’un après l’autre. Mais le cœur peut-il aller si vite, aimer et désaimer si rapidement ? On verra ultérieurement que la mort de Danton a donné bien du fil à retordre à Robespierre. Puis, pourquoi ne pas croire simplement ce qui est écrit ? Robespierre aimait Danton. Il le côtoyait presque journellement, dans les clubs, à l’Assemblée ; il pouvait l’apprécier à sa juste valeur. À l’époque, son esprit épuisé ne s’était pas encore raidi dans une intransigeance déformante. Évidemment, il n’était pas un intime, comme Fabre ou Desmoulins. Mais justement, il se situait exactement à la bonne distance. Ni trop loin ni trop près. La distance idéale pour une amitié admirative qui s’éprouve sans se dire et ne se lasse pas. Pour Robespierre, Danton se dressait à l’image d’un sauveur national, à l’image de ses idées dont on faisait si volontiers des lois, de ses prouesses d’éloquence si capables de renverser l’auditoire et l’émouvoir. Robespierre n’était pas de glace. Sous sa réserve, dont il savait sortir parfois avec impulsivité, il brûlait lui aussi. Pourquoi n’aurait-il pas été ému par Danton ? Jusqu’à la mort de sa femme, Danton ne regardera guère Robespierre. On l’imagine allant, venant, pris dans le tourbillon de son propre mouvement, mais lorsqu’il le regarde occasionnellement, c’est toujours avec une bienveillance respectueuse. Ils sont camarades de lutte, cela suffit. Par contre, au su et vu de cette lettre de condoléances peu banale, on sent que Robespierre, lui, regarde Danton depuis longtemps. Sans esprit critique particulier, au contraire dans une grande liberté contemplative. Il se laisse porter par lui, aspirer par lui.


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Le deuil de Danton va tout changer. Il n’est pas besoin d’avoir des talents divinatoires pour imaginer que la lettre de Robespierre le touche au cœur, car elle vise juste. Il la gardera toujours, lui si habituellement insoucieux, et c’est grâce à lui qu’on la conserve aujourd’hui. Elle l’atteint d’autant plus qu’il ne s’y attend sûrement pas, et il lève maintenant sur Robespierre des yeux à la fois inquisiteurs et étonnés qui ne se fermeront plus.

Suite à l’exécution de Louis XVI, l’Espagne et le Portugal rejoignent la coalition armée, et en février, c’est au tour de la Hollande et de l’Angleterre. Pour ce qui est de cette dernière, la déception est immense ! L’Angleterre, avec son gouvernement pseudo-libéral, avait longtemps servi de modèle à la révolution naissante, à l’époque déjà lointaine du monarchisme constitutionnel. Cela fait donc beaucoup de pays qui, subitement, convoitent et rognent les frontières de la France. Il ne faut pas croire, en effet, qu’ils soient délivrés d’esprit de conquête, ou qu’ils aient seulement en vue le rétablissement de la royauté et le retour des émigrés. Non. Sinon pourquoi ne viendraient-ils pas en aide aux Vendéens catholiques et royalistes soulevés au même moment contre la République ? Cela ne les intéresse pas, il n’y a aucun bénéfice territorial à tirer de ces hobereaux et paysans mutinés. Danton repart en Belgique, revient, repart, finit par n’y plus retourner. Les Français en sont d’ailleurs chassés, le projet d’annexion tombe à l’eau. On n’en parlera bientôt plus. L’épisode du revirement de Dumouriez qui passe à l’ennemi en mars  après la défaite de Neerwinden donne un coup à son moral, et à sa réputation, car les deux hommes avaient fraternisé ouvertement. Dans les mois qui suivent son veuvage, il reprend donc sa place au sein de l’Assemblée. Il donne de la voix en tout, sur tout. Les questions de gouvernement intérieur, et dont les conséquences à l’extérieur sont grandes, trouvent chez lui une âpre et prompte réponse. Il a retrouvé sa forme des grands jours, son génie inventif creuse un sillon de lumière devant lui et la Convention s’y engouffre, subjuguée par le bien-fondé de la plupart de ses initiatives. Avec une espèce de frénésie, il suscite ainsi décret sur


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  • DANTON

décret. Il y va pour lui de la vie de la Révolution bien sûr, mais on a l’impression qu’il y va aussi de la sienne. Le temps perdu à errer lui fait maintenant horreur. Chaque parole, chaque acte comptent. Aussi n’est-il pas inutile de le suivre un peu dans le dédale de ses discours les plus mémorables. Je répète qu’on n’en détient pas la totalité, mais on dispose de morceaux cohérents, de blocs d’éloquence, grâce auxquels on peut suivre aisément le fil de sa pensée. Une pensée tenace et hachée qui se prolonge d’heure en heure, de jour en jour. Car il convient, lorsqu’on lit ses discours, de ne pas s’en tenir à un seul. À l’évidence, ils forment un même souffle. Ce que l’on remarque d’abord, c’est que Danton privilégie l’important, il ne parle pas pour ne rien dire. Tout orateur qu’il soit d’instinct, et superbement, il n’est pas bavard à la tribune. Les phases intermédiaires du langage dans lesquelles de nombreux députés s’attardent, s’enlisent, sont par lui gommées, effacées. Comme s’il voulait toujours s’emparer des choses à leur point culminant, et les lâcher à leur point culminant. Le reste ne le captive pas, il s’en désintéresse. Il se peut aussi que sa nature profonde soit davantage portée vers l’effort de synthèse, qu’il navigue moins à l’aise dans tout ce qui relève de l’argumentation critique méticuleuse. Cela ne signifie pas qu’il n’en sente pas les finesses ; il les sent parfaitement. Mais la phase de l’analyse, chez lui, demeure cachée. Elle s’accomplit au-dedans de lui-même, comme à son insu. Dans le silence. Il y a chez Danton quelque chose qui pense en-deçà ou au-delà des mots et réduit à néant cette idée, d’ailleurs sujette à caution, que tout peut ou pourrait se dire. S’il improvise, il a médité avant d’improviser ; s’il sait parler, il sait aussi se taire. Il sait retenir, dans une sorte d’antichambre de sa conscience, toute une part de pensée en ébullition. Il la laisse travailler en lui plus qu’il ne travaille lui-même, il se contente d’en surveiller la gestation sans l’orienter dans un sens ou l’autre. Il ne s’exprime que lorsqu’il est prêt. C’est le bond impeccable du fauve, d’autant plus élastique qu’il s’est tapi plus longtemps dans une perplexité attentive où les subtilités luttaient dramatiquement entre elles. Une fois à la tribune, il oublie tout. Il se repose sur la bataille intérieure accomplie. Il se laisse pousser par le vent qui roule à lui des deux côtés de l’Assemblée, le rejette ou l’emporte. De sorte que s’il a mûri en silence, ce qu’il va dire est encore « autre


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chose ». Autre chose qu’il n’a sans doute pas prévu lui-même, mais qui ne l’égare pas. Quand il change d’opinion, ce qui arrive forcément de temps à autre, quand il évolue en lâchant certaines idées au profit d’autres, il le fait simplement, sans cérémonie. Quand il se trompe et qu’on le rappelle à la vérité, il fait son mea culpa sans complexe. Il abandonne. Il ne tient pas à avoir raison coûte que coûte. Par contre, il s’accroche durablement lorsqu’il s’agit de se faire « un » avec la situation, de ne pas s’en laisser éloigner, distancer, et aussi d’en rapprocher le peuple le plus possible, afin qu’il ne s’en éloigne pas non plus. Il prononce ainsi, le  mars , ces belles paroles à la Convention : Vous dites que le peuple est égaré mais pourquoi vous éloignezvous de ce peuple ? Rapprochez-vous de lui, il entendra la voix de la raison. La Révolution ne peut marcher, ne peut être consolidée qu’avec le peuple […]. Une nation en révolution est comme l’airain qui bout et se régénère dans le creuset.

Puis, pour mieux appuyer sur ce que ce lien a de fondamental, il en simplifie les termes dans un raccourci encore plus saisissant : Montrez-vous révolutionnaires ; montrez-vous peuple.

Quinze jours avant, il avait dit : Il faut que la Convention nationale soit un corps révolutionnaire, il faut qu’elle soit peuple.

Peuple devient un adjectif qui qualifie la Convention, non qu’il les mélange ou ne les distingue plus, mais il abolit purement et simplement ce qui les sépare. De la même manière, le  mars, il insiste sur le lien qui doit exister entre le pouvoir exécutif et le législatif, les ministres et l’Assemblée : Je vous somme tous, citoyens, de descendre dans le fond de votre conscience. Quel est celui d’entre vous qui ne sent pas la nécessité d’une plus grande cohésion, de rapports plus directs, d’un rapprochement plus immédiat, plus quotidien, entre les agents du pouvoir exécutif révolutionnaire, chargés de défendre la liberté contre toute l’Europe, et vous qui êtes chargés de la direction suprême de la législation civile ?


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Pour servir cet idéal de cohésion qui doit voir converger en lui les lignes parallèles des trois grands torrents de forces potentielles, le peuple, les ministres, les députés, il est à l’origine de certaines lois que la nécessité impose, même si elles deviendront plus tard fatales à beaucoup. Et à lui-même. Ainsi, l’institution du Tribunal révolutionnaire ( mars) :

N’est-il pas nécessaire que des lois extraordinaires, prises hors du corps social, épouvantent les rebelles et atteignent les coupables ? […] Et puisqu’on a osé, dans cette Assemblée, rappeler ces journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût alors existé, le peuple auquel on a si souvent, si cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées […]. Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être ; organisons un tribunal, non pas bien, cela est impossible, mais le moins mal qu’il se pourra.

Il revient à la charge le  mars pour sa mise en activité rapide, ce qui est décrété dès le lendemain. Dans la même veine, très peu de temps après, il appuie le projet de création d’un Comité de salut public de neuf membres qui remplacera l’ancien Conseil exécutif : Nous sentons que telle est la nature des circonstances, telle est la grandeur du péril qui nous menace, qu’il nous faut un développement extraordinaire de forces et de mesures de salut public […].

• DANTON

Ce tribunal, il le voit alors comme un garde-fou. Par lui, de son point de vue, il n’y aura plus de massacres de septembre, il n’y aura plus de démence populaire. Mais cela exige (toujours cette même obsession du rapprochement) que la justice légale se vive au plus près de la justice du peuple, l’écoute, marche du même pas, désencombré des ligatures procédurières qui la gênent :

 

Je sens à quel point il est important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires ; car c’est pour eux que ce tribunal est nécessaire […]. Les ennemis de la liberté lèvent un front audacieux ; partout confondus, ils sont partout provocateurs. En voyant le citoyen honnête occupé dans ses foyers, l’artisan dans ses ateliers, ils ont la stupidité de se croire en majorité : eh bien arrachez-les vous-mêmes à la vengeance populaire, l’humanité vous l’ordonne.


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Nous sentons que, pour créer des armées, trouver de nouveaux chefs, il faut un pouvoir nouveau, toujours dans la main de la Convention, et qu’elle puisse anéantir à volonté.

Deux jours après, le  avril, un an jour pour jour avant sa mort, c’est chose faite. De ce premier comité, il sera évidemment le membre le plus en vue. Mais Danton ne parle pas toujours dans la tension agressive de l’urgence, il se penche aussi plus tranquillement, mais avec la même conviction, sur d’autres sujets qui font partie du grand œuvre révolutionnaire, ceux-là d’ordre social ou éthique. Par exemple quand il réclame la libération des prisonniers pour dettes, mesure adoptée à l’unanimité après son discours : Je viens vous demander […] l’abolition d’une erreur funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la misère. […] Il est une classe d’hommes qu’aucun crime n’a souillés, qui a des bras, mais qui n’a pas de liberté, c’est celle des malheureux détenus pour dettes ; c’est une honte pour l’humanité, pour la philosophie, qu’un homme en recevant de l’argent puisse hypothéquer et sa personne et sa sûreté. »

Dans le même ton, il demande un peu plus tard l’abaissement du prix du pain : Il faut que, dans toute la France, le prix du pain soit dans une juste proportion avec le salaire du pauvre : ce qui excédera sera payé par le riche.

Proposition elle aussi mise aux voix et acceptée sous les applaudissements. Enfin, il ajoute sa voix au concert de celles qui confirment la tolérance en matière de religion et de culte. Sans doute tient-il à le faire, non que cette question le touche particulièrement, mais pour appuyer sur ce consensus général qui, au moins momentanément, fait taire les dissensions : Nous avons paru divisés entre nous, mais au moment où nous nous occupons du bonheur des hommes, nous sommes d’accord.


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À d’autres moments, il use de métaphores plus réussies, encore que maladroites :

• DANTON

Je me suis retranché dans la citadelle de la raison, j’en sortirai avec le canon de la vérité.

 

Pendant la Révolution, on parle énormément. Chaque homme, à la tribune, dans les clubs, dans la rue même, est un orateur potentiel. Le mot, et la voix qui le porte, sont une des caractéristiques essentielles de l’époque. Il ne faut pas oublier que nombre de députés sont avocats de formation. Non pas tous évidemment, mais tous se sentent une mission ou une vocation de parler. Si je devais résumer cette période dans le coup de poing d’une seule image, ce n’est pas la guillotine que je verrai. Ni la place de la Concorde en sang. Non, je verrai un homme en train de parler du haut d’une tribune. La Révolution française est une révolution de la parole. Ensuite, les distinctions individuelles apparaissent, on parle bien ou on parle mal, on parle brièvement ou longuement. L’emphase est de rigueur, les citations tirées de la Grèce ou de la Rome antique fusent, les emprunts à Jean-Jacques Rousseau aussi, bien avant Voltaire ou les Encyclopédistes reflués dans l’ombre. Le mélange de circonlocutions antiques et rousseauistes façonne un étrange magma de langage. Compliqué, déclamatoire, amphigourique et surtout, il faut le dire, terriblement ennuyeux. Souvent illisible aujourd’hui, même chez les révolutionnaires les plus célèbres dont on possède les textes. Même chez Robespierre, même chez Saint-Just. Si l’action, à l’époque, bondit vers un avenir qui nous ressemble déjà, le langage tourne en rond dans la roue du passé sans pouvoir en sortir. Corseté dans sa rhétorique, il ne peut s’extraire de sa chrysalide pour s’envoler. Au milieu des orateurs académiques, Danton détone. Je relève peu de citations dans ses discours, peu d’allusions à des temps révolus, aucun mot tiré de Rousseau. Les éléments de son éloquence jaillissent comme une eau vive d’un tout autre puits de force. Ils s’emparent des circonstances présentes comme d’un levier en même temps qu’ils s’appuient sur une connaissance subtile de l’humain, de ses mouvances intérieures éternelles. Cette spontanéité est très exceptionnelle. Ce qui n’empêche pas Danton de chuter parfois à la manière des autres, car il est de son temps malgré tout et ne peut y échapper complètement. Ainsi la fameuse conclusion de son discours du er avril  :


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La statue de la liberté n’est pas fondue. Ce métal bouillonne ; si vous n’en surveillez le fourneau, vous serez tous brûlés.

Ou celle-ci, peut-être la plus profonde et la plus personnelle : Quand l’édifice est en feu, je ne m’attache pas aux fripons qui enlèvent les meubles, j’éteins l’incendie.

Mais dans l’ensemble, les métaphores ne sont pas ce qui donne la valeur des discours de Danton. Il faut la chercher dans sa capacité à saisir les lignes de l’action comme on saisit les rênes d’un cheval emballé, et à leur insuffler une direction innovante. Cette façon de tirer l’énergie du chaos même, de faire jaillir la clarté de la confusion, est une constante de ses discours : Lorsqu’un peuple brise sa monarchie pour arriver à la République, il dépasse son but par la force de projection qu’il s’est donnée. Que doit faire la représentation nationale ? Profiter de ces excès même.

Les dons oratoires de Danton témoignent toujours en faveur de sa générosité, une générosité indéniable dont la priorité est de rendre à ceux qui l’écoutent la confiance qui leur manque, les stabiliser dans l’acceptation d’une situation telle qu’elle est, non déguisée ni embellie, tout en rouvrant devant eux de grands horizons, de larges fenêtres optimistes. Je ne vois personne à l’époque, hors lui, qui incarne cette faculté. S’il part du drame, un drame partagé par tous, car tous vivent alors dans le frôlement constant de la mort, soit qu’ils la donnent, soit qu’elle les touche de très près avant de les toucher eux-mêmes directement, ce n’est pas pour y rester. Sa trajectoire intérieure l’en éloigne, il s’en évade en entraînant ou en voulant entraîner les autres à sa suite : Vous avez la nation à votre disposition, vous êtes une Convention nationale, vous n’êtes pas un corps constitué, mais un corps chargé de fonder tous les principes de notre République ; vous n’en violerez donc aucun, rien ne sera renversé, si exerçant toute la latitude de vos pouvoirs, vous prenez le talent partout où il existe pour le placer partout où il peut être utile.

Je pense ici à l’épisode nocturne déjà relaté et dans lequel il déterrait sa femme, car au fond, c’est exactement le même voyage


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Mais Saint-Just se trompe ici. Il ne comprend pas que Danton n’est pas à ce point intentionnel, et qu’il ne peut faire autrement que ce que la nature lui dicte. Ce n’est pas faiblesse que vouloir la fraternité, c’est au contraire la douceur de celui qui a usé de la force, et à la fin de son discours la dépose parce qu’il n’en a plus besoin. Je pense à un vers de Rimbaud dans son poème sur la prise de la Bastille où, se solidarisant avec ses émeutiers pacifiques, il exprime magnifiquement cette idée : « Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux. » Les discours, à la Convention ou dans les assemblées populaires, et là, je ne parle pas de ceux de Danton mais de tous, se fractionnent ou se décomposent la plupart du temps en trois mouvements.

• DANTON

Tous tes exordes à la tribune commençaient comme le tonnerre et tu finissais par faire transiger la vérité et le mensonge.

 

interne qui se produit et se reproduit à chaque fois qu’il parle. Ce voyage du désespoir crucifiant à la sublime liberté, mais ce voyage qu’il faisait seul au cimetière ou avec l’être aimé perdu, il veut, à la tribune, le faire avec d’autres. On remarque son insistance particulière à redonner des forces, les décoincer de la toile d’araignée où l’angoisse les tient, les déployer. Jamais il ne cherche à donner à quelqu’un, fut-il ennemi, le sentiment de son impuissance. Il dira qu’il est « sans fiel, non par vertu mais par tempérament », que la haine est étrangère à son caractère. Mais je ne suis pas sûre que ce soit cela. Plutôt en lui l’horreur, l’horreur absolue de ce qui est petit, mesquin, médiocre, de ce qui nuit à la vitalité foncière de l’homme, et à sa vitalité dans la dignité. Danton était une force de la nature. En disant cela, je ne pense pas à son physique. Je pense au trajet de son inspiration quasiment impossible à remodeler, à dévier comme à influencer. Les images qui en rendent compte efficacement, on peut toutes les tirer de la nature. On peut comparer ses débuts de discours à des coups de foudre, à un ciel strié d’orage, puis au fur et à mesure du développement de ses phrases, à la lente remontée de la lumière jusqu’à ce qu’elle triomphe ou finisse en cantique d’amour réconciliateur. Danton ne peut être autrement, car la nature fonctionne ainsi. Lorsqu’il a laissé exprimer sa colère et sa folle violence, il s’en est libéré. Il n’éprouve plus qu’un immense besoin d’unité et de fraternité universelle. Dans son réquisitoire ultérieur, SaintJust dira en s’adressant à Danton :


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Trois mouvements qui se succèdent ou se chevauchent au fil des mots dans un ordre aléatoire. Il y a d’abord le vrai contenu : on donne son avis sur une situation, soit pour l’encourager, soit pour la critiquer, la changer, soit pour promouvoir du nouveau. Puis autour de ce centre, ce tronc du discours, sa partie solide, deux branches d’arbre contradictoires battent au vent, ouvrent et referment sans arrêt leurs feuillages, font presque plus de bruit que la situation elle-même au point parfois de la recouvrir complètement : c’est l’autojustification (l’orateur est attaqué et il se confesse publiquement), puis son retournement en agression (l’orateur, après s’être défendu, attaque à son tour). Je pense qu’on retrouve en petit ces figures rhétoriques dans les discours de nos députés modernes, mais on passe de l’une à l’autre assez rapidement. Les propos acides, désagréables, voire injurieux, finissent par se perdre dans le brouhaha des voix, les voix des pairs exclusivement (les débats, même médiatisés, télévisés, ne sont pas publics). On passe vite à l’ordre du jour. Il arrive, on l’a déjà vu, qu’un député, un ministre soit plus longtemps qu’un autre mis sur la sellette, qu’il se forme un blocus d’unanimité contre lui. Mais enfin, il n’y a pas mort d’homme. Seulement celle d’une réputation. Et l’on sait que cette dernière aura peut-être sa revanche, qu’elle pourra se refaire une beauté en temps opportun. Il est rare que sa victime se suicide, et quand c’est le cas, seule l’incompréhension générale lui répond. La politique est un jeu qui peut tuer des populations, mais atteint rarement les figures au pouvoir, même lorsqu’elles doivent le quitter. Un suicidé du pouvoir sera dédaigné comme un mauvais joueur. À la Convention, par contre, la mort plane. Être attaqué n’équivaut pas encore dans la première partie de  à être condamné à mort, mais on n’en est plus très loin. En se défendant, les orateurs ne défendent pas seulement leurs opinions, mais leur vie. Et dans ce jeu-là, devenu quasi quotidien, les Girondins prétendus modérés se montrent aussi cruels et impitoyables que leurs ennemis. Quand Robespierre est l’objet de leurs attaques, par exemple, et il l’est régulièrement en , ce n’est pas seulement la fin de son influence qu’ils veulent, mais sa fin tout court. Ils ne veulent pas seulement qu’il se taise ; ils veulent qu’il cesse de respirer. En conséquence, le retour de violence des Montagnards, de Robespierre lui-même, est proportionné. Lorsque Danton avec amertume constate que l’Assemblée est


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• DANTON

À partir de mars , la mésentente entre Girondins et Montagnards connaît un crescendo dramatique. Elle est en passe de devenir invivable. Aujourd’hui, cette terrible empoignade d’hommes, où chacun brandit ses opinions comme autant de poignards, nous surprend. Non pas que nous soyons devenus moins capables de hargne ou de haine. Mais nous savons mieux, peut-être, nous exterminer en douceur. En y mettant les formes. Des tueurs ou des tueuses, des serial killers de la politique, des finances, de la vie privée même, nous en connaissons tous. Nous en rencontrons dans toutes les sphères de la société où nous

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devenue « une arène de gladiateurs », il a raison. Ce combat de l’esprit contre l’esprit, applaudi par les tribunes publiques qui en scandent les coups, est aussi abrupt et sauvage dans sa sophistication apparente que le corps à corps d’esclaves antiques dans leurs arènes. Il s’y révèle une sorte de frénésie de sang caché, et on se doute bien qu’à un moment ou à un autre, un des partis va lâcher, craquer, c’est-à-dire que les membres qui le composent, ses membres de chair, vont mourir. Ce contexte général explique la surabondance des « moi, je » en pleine assemblée. Une surabondance passée par la sensibilité rousseauiste. En effet, toutes ces confessions qui défilent à la tribune, ces justifications prolixes, interminables, sont sentimentales dans leurs formes, même lorsqu’elles réclament la guillotine en guise de conclusion. Comme les autres, à de très nombreuses reprises, Danton se voit obligé de se justifier. Lui a la sensation d’un temps précieux perdu, et s’il le pouvait, il sacrifierait volontiers sa réputation, car à plusieurs reprises, il laisse échapper des bribes de paroles en ce sens : « Eh que m’importe ma réputation ! Que la France soit libre et que mon nom soit flétri ! Que m’importe d’être appelé buveur de sang ! » Mais contraint et forcé, il s’exécute dans son style à lui qui fait fi des détails. De sorte que ses explications qui n’en sont pas ne font que réitérer les attaques à l’infini. Alors, comme les autres de nouveau, il attaque aussi, et il est terrible dans l’attaque, car il répond sous les banderilles, c’est-à-dire dans le déchaînement de la colère. Mais il se désole en secret.


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naviguons, même les plus intimes. Nous savons les repérer grâce à un je ne sais quoi d’extrêmement arrogant, d’impitoyable, un je ne sais quoi savamment distillé dans la carcasse qui leur sert de peau, dans la glace de leur épiderme. Or, pendant la Révolution, il y a très peu de prédateurs de cette sorte. Ou s’il y en a, ce n’est pas à la Convention qu’on les trouve. Ces députés qui s’entredévorent comme des araignées dans un pot ne méritent pas le qualificatif d’assassins. Ils se battent en valeureux soldats parce qu’ils sont persuadés de la culpabilité de leurs adversaires. Mais comment se fait-il que Girondins et Montagnards en soient arrivés à ce point ? Comment se fait-il qu’ils se soient convaincus à ce point de leur culpabilité respective ? Est-ce dû au frisson de la fièvre générale, à la montée de la température en France et en Europe ? Si l’on peut parler de « réchauffement climatique », il a commencé là, dans les têtes bouillantes, comme si Paris venait subitement de dégringoler sous l’Équateur. Quand on examine les griefs dont tous ces hommes s’accablent réciproquement, on s’aperçoit qu’ils se mélangent de vrai et de faux. Les Girondins, triomphants en septembre , au moment de l’éclosion de la République, perdent désormais tous les jours du terrain ; ils glissent vers leur chute inexorable. Et plus ils glissent, plus ils s’accrochent, plus ils deviennent hystériques. Ils ont pour leur défense à la tribune des orateurs brillants, tel Guadet par exemple, un des plus agressifs, ou Vergniaud, un des plus visionnaires. Ce qu’ils craignent, c’est le pouvoir de la Commune insurrectionnelle de Paris et ses sections de Sansculottes, un pouvoir violent qu’ils confondent avec Paris même. Ils sont accusés en retour, par le parti adverse, de fédéralisme, ce qui n’est pas complètement erroné puisqu’un de leurs porteparole, Isnard, réclamera l’anéantissement de la capitale, allant jusqu’à dire, dans le style emphatique du temps, qu’on cherchera un jour sur les rives de la Seine si Paris a existé. Déjà, six mois auparavant, le député Lasource avait proposé de réduire Paris à /e de la France (son quadrillage en départements date de la Révolution, et il y en a alors quatre-vingt-trois). Ceci dit, tous les Girondins ne les suivent pas dans cette radicalité. Ainsi Vergniaud : « Je suis bien loin d’accuser la population de Paris. » Mais ils commencent à craindre pour leur sécurité personnelle. Les tribunes publiques où se masse compulsivement une partie du peuple parisien lors des séances de la Convention ne les rassu-


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rent pas, car elles sont acquises à la gauche de l’Assemblée. Ils émettent le souhait d’une Garde départementale qui entourerait la Convention pour la protéger, une Convention qu’ils ne croient plus inviolable et qu’ils craignent de voir subitement envahie. Elle ne verra jamais le jour. Ils réussissent par contre à imposer une nouvelle Commission dite des douze, chargée d’enquêter dans les coulisses de la Commune de Paris pour y contenir les excités, les « furieux » comme on dit alors, qui les attaquent. Cette Commission tentera sans succès de faire emprisonner Jacques-René Hébert, substitut du procureur de la Commune, avant de tomber elle-même aux oubliettes ; Danton d’ailleurs en demandera la suppression pure et simple. Parallèlement, en dernier recours, les Girondins coalisés réclameront et obtiendront l’arrestation de Marat, une victoire qui se soldera bientôt par un échec, puisqu’il sera acquitté. La tendance fédéraliste des Girondins paraît extrêmement suspecte aux Montagnards. Au lieu de s’en tenir à ce qu’elle est, ou à ce qu’elle avoue être, ils subodorent des intentions plus secrètes, malveillantes envers la République, un vœu de démembrement général qui ramènerait la royauté. À part quelques-uns, très clairsemés, dont Danton indubitablement, qui ne doutent pas du républicanisme girondin, ils admettent sans sourciller l’idée de cette vaste conspiration imaginaire. À commencer par Robespierre, si apte à se laisser gagner par la méfiance, et que des attaques répétées, continuelles, ont profondément atteint. De leur côté, les Girondins accusent les Montagnards de vouloir transformer la Révolution en dictature. L’argument n’est pas sans fondement pour qui connaît la suite des choses, la manière dont le gouvernement, en se centralisant de plus en plus, réalisera par la Terreur une dictature de fait. Là où ils se trompent, c’est en présupposant que cette aspiration à la dictature serait le fait de certains individus, et forcément des Montagnards les plus en vue, Danton et Robespierre. Or ni l’un ni l’autre n’y songe. Ce qu’ils pensent intimement, c’est ce que pensent alors tous les Montagnards convaincus, la nécessité d’une unité nationale forte qui fasse converger les organes du pouvoir de manière à répondre efficacement à l’urgence des situations extérieures, à la guerre étrangère, à la guerre civile vendéenne, au déracinement incomplet du germe contre-révolutionnaire interne. Pour eux, la Révolution n’est pas achevée, elle n’est pas parvenue à sa maturité


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rayonnante, celle d’un remaniement plus total, plus bouleversant, moins étagé, moins hiérarchique de la société, et qui prenne en considération le sort des « damnés de la terre » comme on dira cent ans plus tard. Une Révolution où, pour reprendre cette fois une expression évangélique, les derniers seront véritablement les premiers. Le seul qui ose parler ouvertement de dictature, c’est Marat, peu à la tribune (il n’est pas un orateur), mais dans sa feuille quotidienne, L’Ami du Peuple, sans doute la plus lue par les couches populaires parisiennes. Une de ces feuilles qui, comme toutes celles de l’époque, sont de grands journaux intimes dévoilés, car il n’y court qu’une seule plume, celle de l’auteur. Il y revient avec beaucoup d’acharnement sur un projet de dictature du prolétariat avant l’heure, en plus vague, plus nébuleux, une forme de triumvirat qui se composerait de Danton, Robespierre et lui-même. Mais il est seul de son avis, les deux personnages concernés repoussent cette idée avec horreur. Ils ne se sentent d’ailleurs, ni l’un ni l’autre, aucune affinité personnelle avec Marat, tiennent à garder leurs distances vis-à-vis de lui, leur liberté aussi. Et également leur liberté l’un envers l’autre. Il n’y aura pas plus de triumvirat maratiste que de tandem Danton/Robespierre. Les deux hommes, s’ils diffèrent, s’apprécient, on l’a dit. Mais ils se complètent mieux en s’alternant qu’en fusionnant. Ce faux bruit sera cependant colporté et repris en écho par les Girondins. Dans ce chaos conflictuel, où se situe Danton ? Certes, il ne voit pas sans effroi la Convention se déchirer, se scinder en deux. Il souffre, et le mot n’est pas trop fort, de ce gouffre en train de s’agrandir démesurément entre les deux partis en présence. On rapporte qu’il s’assied souvent tout en haut des gradins, au sommet mais au centre. Non parce qu’il est centriste, mais parce qu’il se veut, tout Montagnard de conviction qu’il se reconnaisse, une main (sans doute la seule) tendue vers la Gironde. Ainsi surplombant, il personnifie admirablement ce message politique fort que la République, pour vivre, doit se maintenir au-dessus des partis, qu’elle est avant tout une République d’hommes, non d’idées. Mais peut-on en pleine Révolution échapper à la tyrannie des factions ? Dans son souhait réconciliateur, Danton émet une intuition juste, celle qu’une fois « entamée » (c’est le terme qu’il emploie), la République n’en finira plus de s’autodétruire. Il s’y mêle cependant une sorte de relent utopique qui la déforme,


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l’espérance que les Girondins vont consentir à s’aligner sur la Montagne en passe de devenir majoritaire, ou la respecter. Or, sa main tendue, ils n’en voudront jamais ! Soit qu’ils ne veulent pas comprendre, soit qu’ils ne peuvent pas. Danton finira par pencher tristement vers cette dernière option et il ne leur jettera pas la pierre ; Robespierre a déjà conclu de son côté, et depuis longtemps, qu’ils ne « veulent » pas, et il en déduit leur trahison. Danton n’est pas girondin, il faut le redire, il n’est ni modéré ni modérateur. Ce qu’il veut modérer, ce n’est pas l’action révolutionnaire, c’est le déchirement des contradictions qui la compromettent. Il pense encore, et il pensera le plus longtemps possible que, devant la grande tâche d’urgence nationale qui incombe aux membres d’un gouvernement, les voix contraires doivent cesser leur solo perturbateur, rentrer dans l’orchestre, donner leur note individuelle sans empiéter sur celle du voisin, sans compromettre la symphonie générale dont le seul maestro est la nature des choses. Mais il est montagnard d’emblée, d’instinct pourrait-on dire, fondamentalement, par son désir d’unité serrée, de concentration des pouvoirs, par son réalisme politique, on pourrait dire sa foi dans la nécessité. Les Girondins lui paraissent pourtant très utiles, indispensables, parce qu’ils représentent face aux Montagnards une sorte de protection, un rempart contre la déviance dictatoriale qui pourrait surgir de leur sectarisme et de leur fanatisme, contre la violence systématisée qu’il repousse et qui finira par le recouvrir, et les recouvrir tous. Si sa pensée politique, quasi organique, sourd de la source populaire, de ses tumultes souterrains, il se distingue de beaucoup de Montagnards radicaux par une prise en considération des différences individuelles, de leur diversité, un refus de l’uniformité militante, des têtes moutonnantes qui n’en forment plus qu’une. La forme d’énergie dont il se sent pétri induit obligatoirement la conscience des subtilités psychologiques, elle n’est ni un bloc ni un monolithe. Le nerf et non le muscle, ai-je dit auparavant. Malgré son physique herculéen, Danton est nerveux. Il ne peut accepter le « tout blanc ou tout noir » des musculaires sans états d’âme, ni les monochromes inhumains des intellectuels austères qui font taire de force les fluctuations internes au nom d’une raison d’État présumée supérieure. Il sait bien que le plus sage d’entre eux est fluctuant, que lorsqu’il ne l’est plus, la vérité, la vérité dans la liberté, est perdue.


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Il va pourtant lui falloir trancher. D’abord parce qu’il ne peut rester ainsi suspendu, dans une position aussi inconfortable, en prônant l’union générale impossible. Ensuite parce qu’il commence à susciter la méfiance de son propre camp. Enfin parce que la Gironde rejette toutes ses avances, l’accuse avec une animosité grandissante : accusation d’être un corrompu et un corrupteur, accusation d’être un trublion de l’ordre public, un agitateur de foire qui veut se faire couronner roi ou dictateur. Les Girondins pensent-ils vraiment ce qu’ils disent ? On ne saura jamais dans leurs exagérations quelle est la part de la comédie politique et celle de l’aveuglement réel. Et ici me revient tout à coup une confidence de Danton sur lui-même, telle qu’il l’avait rédigée en  quand il naissait tout juste à la vie publique : Paris, ainsi que la France entière, se compose de trois classes : l’une ennemie de toute liberté, […] celle-là, je ne veux point lui parler […] ; la seconde est l’élite des amis ardents, des coopérateurs, des plus fermes soutiens de notre sainte Révolution, […] je ne dois non plus rien dire, elle m’a jugé, je ne la tromperai jamais dans son attente ; la troisième […] veut également la liberté mais elle en craint les orages, […] c’est à cette classe de citoyens que je respecte, lors même qu’elle prête une oreille trop facile aux insinuations perfides […], c’est, dis-je, à ces citoyens que je dois, comme magistrat du peuple, me faire bien connaître.

Dans le cas des Girondins, Danton fera en effet mille et mille détours, tous inutiles, pour s’en faire comprendre, et cela avec une obstination inlassable. Il veut s’expliquer, il s’explique, en public ou en privé, par le discours public ou la diplomatie, cela n’arrange rien. Au contraire. Plus il s’explique, plus il est contraint de s’expliquer encore.Toujours en vain. L’idéalisme optimiste de Danton connaît là sa limite incontournable : on ne peut être compris de tout le monde. C’est sans doute sa faiblesse, sa fragilité, d’avoir pu le croire. Et il est vrai aussi, pour en revenir à une autre partie de sa confidence, qu’il eut tort de ne pas s’expliquer davantage auprès de ses amis. Car il s’apercevra vite que l’amitié, elle non plus, n’est pas acquise une fois pour toutes, que ceux qui vous aiment peuvent se perdre dans les malentendus du silence, que ceux qui comprennent spontanément peuvent cesser de comprendre ou de vouloir comprendre quand cela réclame de leur part un trop gros effort, enfin qu’ils peuvent se laisser gagner par les bouches ennemies.


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L’explosion décisive a lieu le er avril . La trahison du général Dumouriez qu’il a si souvent côtoyé, soutenu, les aléas passablement obscurs de sa dernière mission en Belgique en font brusquement une cible vivante pour tout le côté droit de l’Assemblée. Après de simples critiques, apparemment objectives, c’est Lasource qui, prenant le relais, s’engouffre frontalement dans un réquisitoire en règle, n’hésitant pas d’ailleurs à s’engager très loin sur la pente de la calomnie. Danton, après un premier plaidoyer pour sa défense, encore relativement modéré, veut regagner sa place sur les bancs de l’Assemblée, mais un concert de protestations amies le force à retourner immédiatement à la tribune. Cette fois, il y bondit : le saut impeccable du fauve dont j’ai déjà parlé. La dernière illusion d’une entente avec la Gironde meurt ici, pour lui, tout d’un coup, portant un point final à de longues tergiversations. Quoi qu’en diront nombre d’historiens par la suite, il ne reviendra plus sur cette rupture. Comment pourrait-il revenir dessus ? Elle lui a trop coûté. Le voilà maintenant soulagé d’une mission impossible. On imagine ce que fut ce discours imparfaitement connu dans ses détails, pourtant saisi jusqu’à nos jours dans ses jaillissements essentiels, tels que le compte rendu du Moniteur les relate. Sans cesse interrompu par les exclamations de révolte de la droite girondine et les applaudissements frénétiques de la gauche montagnarde et des tribunes. On sent bien la dureté parfaite de la flèche, sa précision absolue, car, après une telle rétroaction, le mouvement une fois lancé ne pouvait rater son but. Il y a une grande différence en effet entre un actif simple qui va de l’avant sans recul, et un actif compliqué, complexe, comme Danton l’est. Sa force communicative tient à ses arguments, à sa pensée, bien sûr, mais aussi sans doute, et peut-être davantage, à ce mystère de l’ombre qui le précède partout, pour se déchirer ensuite à haute voix, par intervalles à la fois réguliers et imprévisibles. S’il ne reculait d’abord, il saurait peut-être avancer, marcher, mais il ne saurait pas conduire les hommes avec lui dans sa marche, les emporter, les enlever, les soulever de terre. Ce discours réunit en lui seul toutes ses capacités oratoires, désordonnées et sublimées, notamment celle de savoir extraire une vérité de son puits le plus profond, la poser ensuite clairement, intelligiblement sous le regard, sans rien perdre de sa vitesse. Déchaîné par les insultes reçues, et aussi par les ovations scandées de la Montagne qui le soutiennent à bras le


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corps, il donne ainsi libre cours au torrent de feu trop longtemps comprimé dans sa poitrine. Si je prends ce discours en vrac, comme il a été prononcé, ce que je retiens d’abord, ce sont des cris du cœur dont on ne peut sousestimer la sincérité indignée, comme celui-ci : Aujourd’hui, parce que j’ai été trop sage et trop circonspect, […] parce que je n’ai pas voulu, en répondant à mes adversaires, produire de trop rudes combats, occasionner des déchirements dans cette Assemblée, on m’accuse de mépriser et d’avilir la Convention. Avilir la Convention ! Et qui plus que moi a constamment cherché à relever sa dignité […] ? N’ai-je pas parlé de mes ennemis même avec une sorte de respect ?

Puis d’autres cris, moins personnels, ou qui le sont tout autant, mais venus d’un autre « moi », celui qui se ressaisit à travers l’effort collectif. Cette fois, les Girondins sont pris dans la tourmente de sa voix qui ne ménage plus rien, coupe sans plus de formalités avec eux : Les plus grandes vérités, les plus grandes probabilités morales restent seules pour les nations. Il n’y a que ceux qui ont eu la stupidité, la lâcheté de vouloir ménager un roi, qui peuvent être soupçonnés de vouloir rétablir un trône ; […] il n’y a que ceux qui ont présenté notre empressement à venir demander des secours pour une armée délabrée comme une pusillanimité ; il n’y a que ceux qui ont manifestement voulu punir Paris de son civisme, armer contre lui les départements…

Délire d’enthousiasme du côté gauche qui, en indiquant le côté droit, confirme aussitôt : « Oui, oui, ils l’ont voulu ! » Piqûres de rappel aussi de Marat qui s’insinue pour combler les oublis de l’orateur : « Et leurs petits soupers ! » Et Danton de reprendre tout de suite : « Il n’y a que ceux qui ont fait des soupers clandestins avec Dumouriez quand il était à Paris. » Ceci dit, les petites phrases de Marat, toutes stimulantes qu’elles soient, ne trouvent pas toujours Danton preneur. Ainsi quand Marat s’exclame en parlant de Danton : « Il a vu les lettres de Gensonné… C’est Gensonné qui était en relation intime avec Dumour iez » et que Gensonné réplique : « Danton, j’interpelle votre bonne foi. Vous avez dit avoir vu la minute de mes lettres ; dites ce qu’elles contenaient », Danton, cela est à mettre sur le compte de


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son indépendance naturelle qui veut démarquer sa propre inspiration de celle de son souffleur, lui répond, agacé : « Je ne parle pas textuellement de vos lettres, je n’ai point parlé de vous ; je reviens à ce qui me concerne. » C’est bien Danton qui parle, non Marat déguisé en Danton. Puis il porte le coup fatal : « Voulezvous que je dise quels sont ceux que je désigne ? » Un grand nombre de voix : « Oui, oui ! » Danton : « Écoutez ! » Marat (se tournant vers la partie droite) : « Écoutez ! » Danton : « Voulezvous entendre un mot qui paie pour tous ? » Les mêmes cris s’élèvent : « Oui, oui ! » Danton :

• DANTON

C’est la fin, mais ce n’est pas la fin du discours. C’est en tout cas la fin de la tentative de réconciliation avec les Girondins. « Plus de composition avec eux ! » dit-il. Lâché à toute allure, il continue encore de défouler à la tribune son trop-plein, amertume, colère : « Qui pourrait se dispenser de proférer ces vérités quand vous représentez ceux qui ont le plus de sang-froid et de courage comme des ambitieux ; quand beaucoup d’hommes, qui me rendent justice individuellement, me présentent à la France entière dans leur correspondance comme voulant ruiner la liberté de mon pays ? » De belles échappées sauvages, comme cette défense de Paris : « Eh bien ! Quand Paris périra, il n’y aura plus de République. Paris est le centre constitué et naturel de la France libre. » Cette phrase encore : « Nous avons déroulé notre vie devant la nation ». Cela finit enfin, et réellement cette fois, dans les bras des députés de la Montagne qui se précipitent sur lui pour l’embrasser. Et puis après ? Deux jours plus tard, le  avril, Danton, à la tribune, dit : « Rapprochons-nous, rapprochons-nous fraternellement. » Certains en déduisent qu’il est revenu sur ses paroles de l’avantveille, qu’il recommence à osciller, soit qu’on lui en fasse un reproche, soit qu’on l’en loue. Personnellement, je ne crois pas qu’il le puisse, ni même qu’il en ressente l’envie. Il doit marquer après-coup une fatigue compréhensible, voire un épuisement. Mais il a bien conscience d’avoir commis quelque chose d’irrévocable. Il est trop fin, trop perspicace pour ne pas l’avoir compris. À quoi bon s’en repentir inutilement ? Il lui faut au

 

Eh bien ! Je crois qu’il n’est plus de trêve entre la Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France.


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contraire l’assumer. Ne pas l’assumer serait renier son propre cœur, car c’est son cœur qui a parlé, même dans la fureur, et son cœur appartient davantage à la Révolution qu’aux Girondins. Pour Danton, la Gironde est devenue néfaste, nuisible au bon déroulement de l’Histoire, il la laisse en arrière, il l’abandonne. On peut supposer qu’il souhaite maintenant qu’elle se retire d’elle-même de l’Assemblée ou qu’elle en soit exclue, qu’elle disparaisse une bonne fois pour toutes de l’enceinte publique. Par contre, il ne souhaite pas la mort de ses représentants, ni qu’il leur soit fait violence. Il sait bien, car il ne peut s’abuser làdessus, qu’il s’agit de faux coupables, d’innocents présomptueux mais injustement accusés, et il ne veut pas les enfoncer. Seulement les empêcher de nuire par leur politique inadaptée. Je crois que, tout au fond de lui, il commence à se préparer à la journée insurrectionnelle qui aura lieu deux mois plus tard et les mettra à bas. Ainsi quand il demande un rapprochement fraternel, ce n’est pas particulièrement à eux qu’il s’adresse. Il ne faut pas oublier qu’entre les leaders des partis, entre les partis eux-mêmes, existe une masse hétérogène de députés qui, parfois penchent à droite, parfois à gauche. Chaque orateur, de la tribune, s’adresse à elle pour la conquérir. La Convention est un tout de sept cent cinquante hommes environ, et cette masse mouvante en constitue les deux tiers.

Le  mai  et les deux jours suivants, les Girondins sont expulsés définitivement de l’Assemblée. Et de la vie politique française. L’invasion populaire qui unit dans un même mouvement insurrectionnel les Jacobins, les Sans-culottes de Paris, les activistes de la Commune va tourner cette page de l’histoire. Cela ne se fait pas cependant sans remous au cœur de la Convention. Les Girondins désignés prouvent face à l’adversité leur courage, leur élévation d’esprit ; le malheur les cimente tous ensemble dans une solidarité fraternelle qu’ils n’avaient guère connue jusqu’alors entre eux. Pierre-VicturnienVergniaud, avant de les rejoindre, puis de disparaître de la scène publique (on ne l’entendra plus ensuite qu’à son procès cinq mois plus tard, et encore ! Avec beaucoup de retenue et de dédain !) invite une dernière fois à l’union :


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Que tous ceux qui veulent sauver la République se rallient ; je ne suis ni de Marat ni de Brissot, je suis à ma conscience. Que tous ceux qui ne sont que du parti de la liberté se réunissent.

Trop tard. Dans le courant du même mois, ce grand orateur avait déjà lancé son chant du cygne dont certains accents résonnent jusqu’à nous :

Citoyens, n’hésitez pas entre quelques hommes et la chose publique : jetez-nous dans le gouffre et sauvez la patrie.

Tous sont-ils ainsi prêts à se sacrifier ? Je n’en suis pas sûre. Vergniaud puise d’abord en lui-même avant de consulter ses camarades et il n’est jamais plus éloquent que dans les fins de parcours, les liquidations. C’était lui déjà qui disait, en , le jour où l’Assemblée législative dut se suicider : Périsse l’Assemblée nationale et sa mémoire si, sur nos cendres, nos successeurs plus heureux peuvent établir l’édifice d’une Constitution qui assure le bonheur de la France.

Il est l’homme de ces terminaisons, de ces renoncements ultimes, l’opposé en cela d’un Brissot dont toute la fougue s’exprime dans les commencements, les premières étincelles. À chacun des deux, il manque ce qui existe en l’autre. À Vergniaud fait défaut le dynamisme initial ; à Brissot l’esprit de continuité. Une trentaine de Girondins seront mis en état d’arrestation. Les uns se laissent facilement appréhender, Brissot, Vergniaud, Gensonné… Il ne s’agit pas encore d’ailleurs de les tuer, cela ne viendra que plus tard. Madame Roland elle aussi est arrêtée et emprisonnée. D’autres s’échappent, Roland, Buzot, Guadet,

• DANTON

Il avait prononcé aussi cette belle parole :

 

Quelques hommes ont paru faire consister leur patriotisme à tourmenter, à faire verser des larmes. J’aurais voulu qu’il ne fît que des heureux. […] On a cherché à consommer la Révolution par la terreur, j’aurais voulu la consommer par l’amour. Je n’ai pas pensé que, semblables aux prêtres et aux farouches ministres de l’Inquisition, qui ne parlent de leur Dieu de miséricorde qu’au milieu des bûchers, nous dussions parler de liberté au milieu des poignards et des bourreaux. Nous, des modérés ! Ah ! Qu’on nous rende grâce de cette modération dont on nous fait un crime.


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Pétion, Barbaroux… Ils nourrissent l’espoir de trouver du soutien dans les provinces, de soulever les départements. Ce qu’ils tenteront en vain. Le plus souvent, ils seront voués à une mort rapide comme tous les proscrits qui doivent se cacher pour survivre. Certains se suicideront, la loi en rattrapera d’autres une fois le régime de la grande Terreur établie. Quelques-uns cependant parviendront à vieillir : Louvet, Isnard qui deviendra baron de l’Empire. Mais ils demeurent des cas assez isolés. Le seul choc en retour de la dissolution girondine sera le poignard résolument enfoncé dans la poitrine de Marat par Charlotte Corday au mois de juillet. La jeune Normande intrépide, on le sait, fréquentait à Caen, sa ville natale, le milieu des réfugiés girondins. Sans doute les entendit-elle tous unanimement tracer de la situation générale un tableau effroyable et brandir Marat comme un épouvantail. Ce dernier avait échappé victorieusement aux juges du tribunal devant lequel les Girondins l’avaient fait comparaître. Pour lui, cette fois, ce sera la mort sans jugement. Les principaux leaders montagnards sortent donc vainqueurs des affres du combat mené. Marat, on vient de le voir, ne pourra guère s’en réjouir longtemps. À peine un mois et demi. Mais qu’en est-il de Danton et de Robespierre ? On a généralement coutume de scinder en deux le mouvement insurrectionnel qui causa la chute des Girondins : un premier jet le  mai, il ne s’agit alors que de chasser, d’éjecter hors de la Convention les leaders girondins, leur ôter tout pouvoir politique ; un deuxième jet, plus brûlant, plus dévastateur, le  juin, consiste à les arrêter sur le champ, vingt-neuf députés en tout, plus deux ministres et dix membres de la Commission des douze. Il semble que Danton se soit rattaché spontanément au premier mouvement, non au deuxième. Ainsi l’accusation tardive de Robespierre qui dira : « Danton vit avec horreur la révolution du  mai » paraît entachée de partialité. Il n’en fut pas un adversaire, il en fut même un des acteurs, de son aveu. Et cet aveu fait à haute voix aurait été irrecevable si ceux qui l’ont entendu ne le tenaient pour vrai par quelque côté. Peu de temps avant les événements, un témoin qu’il n’y a pas lieu de suspecter avait entendu Danton s’écrier : « Qu’ils s’en aillent et nous laissent travailler ! » Cela résume bien, à mon avis, sa pensée en ce moment. En revanche, il est facile d’envisager la déconvenue profonde, le malaise et tout simplement la peine que la journée du  juin lui inspire. Garat,


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alors ministre de l’Intérieur, racontera plus tard dans ses Mémoires qu’il lui rendit visite, et là encore, nulle raison de douter de la scène : Il était malade ; je ne fus pas deux minutes avec lui sans voir que sa maladie était surtout une profonde douleur […]. “Je ne pourrai pas les sauver” furent les premiers mots qui sortirent de sa bouche et, en les prononçant, toutes les forces de cet homme qu’on a comparé à un athlète étaient abattues, de grosses larmes tombaient le long de ce visage dont les formes auraient pu servir à représenter celui d’un Tartare.

Les historiens qui lui sont favorables arguent que les vues, les objectifs de la faction girondine auraient entravé, paralysé le mouvement de la défense nationale, perdu la France révolutionnaire. Danton pense de même. Mais le dérapage de Robespierre qui associe l’aveuglement politique des Girondins à leur trahison lui appartient en propre. Il est sincère, « croit tout ce qu’il dit » pour rappeler le propos de Mirabeau déjà cité, mais sa curiosité du monde, des hommes, si aiguë, et au départ si généreuse, est en train de virer à la défiance maladive. Ajoutons chez lui la certitude d’incarner, d’abord avec d’autres puis seul, la pureté révolutionnaire ;

• DANTON

Je suis incapable de prescrire au peuple les moyens de se sauver. Cela n’est pas donné à un seul homme, […] à moi qui suis épuisé par quatre ans de révolution, […] qui suis consumé par une fièvre lente, et surtout par la fièvre du patriotisme.

 

Pour ce qui est de Robespierre, il en va autrement. Ses luttes verbales du dernier mois avec Brissot d’abord, Vergniaud ensuite, luttes qui ne font que prolonger l’animosité des précédentes, l’ont blessé, saigné à blanc, et convaincu, s’il ne l’était pas déjà complètement, de leurs « crimes ». S’il s’écroule durant ce mois de mai, ce n’est pas par peur de l’insurrection qui se prépare. C’est plutôt par peur qu’elle n’ait pas lieu. Car il l’attend de toutes ses forces, il n’espère plus qu’en elle. Et il était temps qu’elle arrive. Ainsi le  mai, quand on lui refuse la parole à la Convention, il ne peut trouer le tumulte de sa voix affaiblie et « s’assied à la tribune en se penchant douloureusement contre le bureau », d’après un témoignage direct, de visu. C’est même Danton qui vole à sa défense. Le lendemain, de nouveau, aux Jacobins cette fois, Robespierre se désespère publiquement :


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ainsi c’est par la vertu (et par la sienne d’abord !) qu’il se mettra en tête de justifier la Terreur, et la justifier à ses yeux pour pouvoir dormir tranquillement. Cette exclusivité d’un cœur par ailleurs authentique rend le verdict sur lui bien difficile. On ne peut laver Robespierre de tout ce qui est, de tout ce qui sera. C’est insensé. Mais les historiens qui le haïssent et renchérissent dans l’autre sens semblent tout autant dans l’erreur. Selon eux, seules la jalousie (par exemple celle des talents oratoires de Mirabeau, de Vergniaud, de Danton), la rancune, la déification de soi-même définissent ses agissements. Pour les uns, Robespierre était l’intégrité même, capable de s’oublier dans sa cause avec on ne sait quelle magnificence altruiste ; pour les autres, il est un dictateur en herbe qui ne peut s’oublier une minute, ne se résume qu’à une somme d’affronts subis. Cela paraît bien caricatural. Maintenant la question se pose, et elle n’est pas sans importance : peut-on être homme politique sans que la force de conviction interne ne soit influencée, plus ou moins consciemment, par les blessures reçues ? Non sans doute, elles jouent leur rôle. Elles vont se nicher dans les profondeurs de l’être où elles ne se laissent pas si aisément oublier ; à un moment ou à un autre, elles refont surface, apportent leur eau au moulin de la critique, viennent consolider un jugement. Elles pardonnent ou elles stigmatisent. Si ce n’était le cas, nos hommes politiques ne seraient, au fond, que des pantins. Comme je l’ai dit, cette dualité hypothétique, mise en avant par les bien-pensants du pouvoir, entre vie publique et vie privée, est une hypocrisie. Les hommes ne se dédoublent pas ainsi, ou s’ils le font ou croient le faire, le mouvement de leur sensibilité personnelle les pétrit, les étreint à leur insu, quand bien même ils se conçoivent comme les acteurs les plus objectifs du monde. Il va sans dire qu’ils ne le sont pas. Non, Robespierre n’obéit pas à la seule mémoire des affronts, ni à la soif de tyrannie personnelle, sa politique n’est pas si subjective, si égotiste. Elle serait alors un fanatisme, et elle n’en est pas encore un. D’ailleurs, le fanatisme ne l’a jamais recouvert tout entier, même plus tard. Il y a quelque chose en lui de sain, qui le demeure jusqu’au dernier moment de sa vie, le rappelle à sa vérité alors même qu’il essaie de se convaincre que la vérité est ailleurs qu’en lui-même. Maintenant on ne peut nier que ses aléas personnels, ses souffrances, ses exaltations, ont pesé dans ses décisions, non comme ses ennemis le laissent supposer, mais parce


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qu’il est simplement un esprit dans un corps, un être humain. Quoi qu’il en soit, en ce printemps , la chute des Girondins est « sa » victoire, elle l’affirme à la fois dans ses qualités et ses tares. Sa popularité au zénith le fait « un » pour le meilleur et pour le pire, tandis que Danton est partagé.

  • DANTON

« Saoul des hommes » dira Danton de lui-même plus tard. L’est-il déjà ? Sans doute pas. La racine qui le tient en vie est tenace, et elle ne tourne pas encore le dos à la Révolution. Mais elle a au même moment une autre affaire à régler. On l’avait laissé veuf au mois de février, on le retrouve marié le er juillet à LouiseSébastienne Gély, une jeune fille de seize ans que j’ai déjà citée. Elle se tenait en effet au chevet de la première Madame Danton mourante dans les douleurs de son dernier accouchement. Il n’était pas inhabituel qu’elle se trouve là, aux premières loges de cette histoire familiale qui n’était pas la sienne mais dont elle savait tout. Elle connaissait bien également les deux petits garçons du couple, elle s’en occupait déjà. Pourquoi cette discrète et fidèle présence chez les Danton ? Les Gély étaient des voisins de quartier, de la Cour du Commerce où Danton habitait. Le père, huissier au Parlement de Paris, lui devait son recyclage en  comme commis au ministère de la Marine, mais il ne semble pas lui en avoir été particulièrement reconnaissant. Car ni lui ni sa femme ne vont lui confier leur fille facilement. Croient-ils même en la Révolution ces petits bourgeois prudents ? Non. Ils n’ont aucun point de ressemblance avec les premiers beaux-parents de Danton, les Charpentier ; ils n’en ont ni les coudées franches ni la générosité. S’ils surnagent comme ils peuvent sur le flot, ils gardent tous leurs a priori conservateurs. Ils demandent par exemple, condition au mariage qu’ils pensent peut-être dissuasive, que Danton se confesse auprès d’un prêtre réfractaire, c’est-à-dire un de ces prêtres qui n’a pas prêté serment à la Constitution et se cache donc quelque part, passible de mort si on le découvre. Cela ne gêne pas Danton. Pour avoir Louise, il ferait n’importe quoi, il s’exécute. La vie privée de Danton entre alors dans une nouvelle ère ; de toute façon, on ne l’imaginait pas rester seul. Il lui faut quelqu’un chez


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lui, à la maison, dans ses deux maisons de Paris et d’Arcis, quelqu’un qui s’en occupe et surtout s’occupe de ses enfants orphelins de mère. Louise est toute trouvée, elle est là, sur le terrain de son intimité. Déjà attachée à Antoine aussi, le fils aîné qui a trois ans. Qu’éprouve-t-elle donc ? Elle obéit, se conforme au vœu de tous. Il ne semble pas, d’ailleurs, qu’on lui ait demandé son avis. À l’époque, c’est souvent ainsi que les choses se passent. Toute jeune, toute mignonne et désirable si l’on en croie les portraits qui demeurent d’elle, fine, délicate, on est en droit de penser qu’elle eut préféré un autre fiancé. Plus adapté à son physique ou à son éducation. Mais ce n’est pas non plus comme si elle voyait Danton pour la première fois, elle a eu le temps de s’habituer à lui, de se familiariser avec tout ce qui le touche, le concerne. Elle a dû également recevoir les confidences sentimentales et les peurs de Gabrielle, la première femme. Peut-être cette dernière a-t-elle su l’intéresser par l’intérieur au sort de son grand homme ? Louise est intelligente. Danton ne serait pas tombé amoureux d’un beau corps seulement, tout séduisant qu’il soit ; lui non plus n’est pas dépourvu de délicatesse. Quoique souriante, sa nouvelle compagne semble protégée par une sorte de quant-à-soi personnel qui la rend attachante, solitaire même dans son énigme. Car il est en effet difficile de trouver plus énigmatique ! Son énigme perdurera d’ailleurs sa vie durant, une longue vie pour l’époque qui se terminera en , à quatrevingts ans. Elle aura connu la Révolution, le Directoire, le Consulat et l’Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, et même les débuts du Second Empire.Témoin muet de son temps, elle n’exprimera rien à haute voix de ce qu’on aurait voulu savoir, elle ne reverra pas davantage les petits Danton grandis. La mort de Danton qui surviendra au bout d’un an de mariage la traumatisera-t-elle ? Ou la soulagera-t-elle ? Peut-être les deux. Ce qu’elle sentira sûrement, c’est l’insécurité affective et matérielle dans laquelle son veuvage prématuré la laisse, une situation alors bien pénible, nuisible pour une jeune femme. Aussi quand un nouveau prétendant paraîtra à l’horizon, avec la sécurité à la clef, elle ne se le fera pas dire deux fois et enfouira ses souvenirs au plus profond d’elle-même. Souvenirs heureux, malheureux ? Un an de mariage, c’est très court ! On aimerait savoir pourtant si, plus tard, bien plus tard, à l’aube de sa vieillesse, veuve de nouveau, elle reviendra en pensée sur ce début


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• DANTON

Une fois les Girondins disparus, la Convention meurtrie et calmée reprend ses travaux. Une période bénéfique commence, d’efforts unitaires concentrés sans troubles à l’intérieur de l’Assemblée, de bond en avant du progrès humain. Cette fertilité créatrice qui va de soi se manifeste clairement en deux œuvres parallèles, deux œuvres écrites qui dialoguent entre elles, se complètent et se

 

étrange, sur cet homme du chaos qu’elle a connu charnellement, dont elle a côtoyé momentanément toutes les émotions avec leurs montagnes russes, leurs montées et leurs descentes, leurs sommets et leurs abîmes. Hospitalier, exubérant en groupe, Danton devait être assez silencieux dans la vie à deux. On n’envisage donc pas qu’ils se parlaient beaucoup, mais que le silence de la jeune fille raffermissait le sien, que sa réserve lui faisait du bien, l’apaisait. Et puis la fusion des corps suppléait à tout ! C’est là sans doute, dans le lit conjugal, que la communication s’accomplissait le mieux, de son côté à lui tout au moins. Il dira quand on l’accusera de conspirer contre la République : « Que voulez-vous que conspire un homme qui, chaque nuit, s’acharne à l’amour ? » Et elle ? Était-elle froide, insensible, seulement dévouée ? Il est possible, et même probable, qu’elle ait ressenti un mélange de crainte et de compassion, d’admiration aussi parfois, par éclairs. La compassion m’apparaît le plus plausible, car elle prend le tribun à un moment où sa route vacille, où il n’est plus si sûr de lui. Et elle doit sentir ce rôle de déesse protectrice qu’il lui confère, elle doit sentir son pouvoir sur lui, même si elle n’en abuse pas. Il a des vulnérabilités qu’il cache au regard extérieur, mais qu’il ne peut lui cacher à elle. Cela l’émeut sans doute. Je ne pense pas qu’elle le haïssait, cela paraît incongru. Malgré l’ardeur de son tempérament, son désir frénétique de s’oublier, s’évanouir dans cette jeune chair, Danton n’était pas une brute, il voyait à travers les cœurs, on l’a compris. Il avait l’intuition de l’autre. Sans doute ne demandait-il pas à Louise de l’aimer d’amour comme sa première femme l’avait aimé, mais simplement qu’elle soit là, à son côté. Avec elle, il réussira brièvement à inscrire dans le sol ferme son bonheur terrestre, une espèce d’éden régénérateur, de petit âge d’or.


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répondent, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, déjà née en , revue ici avec l’esprit plus complètement démocratique de , et la nouvelle Constitution dite de l’an I, tout empreinte du même esprit démocratique. Une constitution qui ne se contente pas comme la précédente de faire tomber des barrières poussiéreuses et périmées, de vieilles lois caduques, va plus loin, beaucoup plus loin, mais veut se situer cependant dans sa continuité, reprendre le travail là où elle l’a laissée. Cette Constitution de , officiellement présentée, lue à la Convention le  juin, est le fruit commun des membres du Comité de salut public dans lequel viennent d’entrer Saint-Just, ami de Robespierre, et Hérault de Séchelles, ami de Danton. Et il semble en effet qu’elle se soit essentiellement nourrie de la pensée conjointe de ces deux hommes, de ces deux plumes, le maintien des libertés individuelles selon Hérault venant se superposer gracieusement au propos rectiligne et égalitaire de Saint-Just. On pense à la « sainte harmonie » dont parle Danton dans un de ses discours. Oui, dans cette constitution, une sainte harmonie règne, et on y trouve, par-delà Saint-Just et Hérault, comme une fusion des voix de Robespierre et de Danton en une. Le problème est qu’elle se produit dans une sorte de lieu de l’âme intemporel, supraterrestre. Inaccessible au commun des mortels. En fait, c’est une harmonie qui n’est pas de ce monde. D’ailleurs, elle se passe de la présence des deux leaders. Car si l’on est toujours dans un comité Danton, celui qu’il a contribué à faire naître trois mois plus tôt, il ne s’y montre presque plus. Il le quitte le  juillet. Dans son réquisitoire contre lui, Saint-Just, plus tard, dira qu’il en a été expulsé. Il semble que ce soit faux, et qu’au moment de son renouvellement, de la réélection de ses membres, Danton lui-même ait demandé à en être écarté. Cela apparaît nettement quand, suite à l’un de ses discours les plus énergiques à l’Assemblée, un dénommé Gaston, député de l’Ariège, traduit la sensation générale en s’écriant enthousiasmé : « Danton a la tête révolutionnaire. Lui seul peut exécuter son idée. Je demande que, malgré lui, il soit adjoint au Comité de salut public. » La Convention en décide aussitôt ainsi. Danton redonne sa démission. La Convention la refuse, veut le retenir de force, puis finit par céder devant son obstination. L’historien François Furet met en relief le danger de cette attitude : « Un ministrable puissant qui refuse le pouvoir risque d’être demain le


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  • DANTON

pôle autour duquel se cristallisera l’opposition. » De son côté, Robespierre n’entre au comité que fin juillet, quinze jours après le départ officiel de son collègue et encore « ami ». La Constitution de  marque bien cet entre-deux, cette vacance du pouvoir où les rênes se donnent le temps (un temps très court) de flotter. La société se rêve à haute voix, car si le projet de souveraineté populaire qu’elle décrit inspirera par la suite de nombreux gouvernements jusqu’au e siècle compris, il ne se réalisera jamais. Les mots qu’il charrie généreusement, gratuitement, ne pourront s’appliquer à l’exigence du moment. C’est une belle œuvre de l’imagination humaine et, sans cesse, le grand Comité de salut public, celui de Robespierre et de l’an II, qui mettra la Terreur à l’ordre du jour, décidera de l’ajourner, la remettre à plus tard. Un peu comme un pansement mirage, brandi au loin pour la foule des spectateurs assoiffés et affamés, une oasis de fraîcheur réparatrice à venir, impossible à dater précisément. Il y a un certain fonds de malhonnêteté à favoriser un idéal inaccessible pour mieux faire accepter l’arbitraire du présent. Pendant des siècles, la civilisation née du christianisme a agi ainsi, en agitant sous les yeux des crédules une nouvelle Jérusalem, non sur terre mais au ciel. Un paradis compensatoire pour les faibles et les opprimés, qui les aide à supporter passivement leur actualité précaire, les console mais les bâillonne, leur ôte les moyens intellectuels de prendre leur destin en mains, se dresser ensemble contre l’injustice de leur condition. C’est sur cette dichotomie, dichotomie entre un « maintenant » et un « après », c’est sur ce déséquilibre des forces, que va se fonder la profonde hypocrisie de la Terreur. Que Robespierre ait cru sincèrement qu’elle pourrait un jour s’arrêter (une fois son ouvrage accompli), ou qu’il pourrait lui-même l’arrêter pour permettre la naissance des idéaux formulés dans la constitution, je le pense. Et d’autres l’ont cru à sa suite. Mais comment la Terreur, lancée à toute vitesse sur sa cible, aurait-elle pu s’arrêter d’elle-même, ralentir subitement sa course ? Comment une ligne droite pourrait-elle se transformer en courbe ? Peut-on imaginer sérieusement que ceux-là même qui répandent la mort uniformément, à foison, redeviendraient les artisans de la vie, qu’ils la sèmeraient de nouveau sur le terrain qu’ils ont contribué à rendre désert, fumant de ruines ? Danton voyait nettement en quoi ce projet manquait de lucidité. Il avait été le chantre d’un


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gouvernement révolutionnaire fort qui n’hésite pas à utiliser la violence. Mais que la violence se systématise, qu’elle devienne un étendard, que la vertu au sens robespierriste du terme se croie pareil droit de vie et de mort sous prétexte qu’elle touche au couperet avec des mains propres et pures, cela ne pouvait que lui paraître puéril, répugnant. Je ne sais s’il avait mieux à proposer, je n’en suis pas sûre, car ce n’est jamais du cerveau d’un seul qu’une vérité utile à tous naît. Surtout en politique. Elle est généralement un concours de circonstances collectives qui tresse un certain nombre de vérités individuelles les unes sur les autres. Danton seul ne pouvait rien, pas plus que Robespierre, ni Saint-Just, ni personne. Ils ne pouvaient donner la mesure d’euxmêmes que dans la vérité partagée. Danton redevient donc simple député. C’est ce qu’il souhaite. Pourquoi ? Lassitude comme on l’a dit ? Distraction due à sa vie privée renaissante, au temps qu’elle lui réclame et qu’il a désormais envie de lui accorder ? Ce jugement hâtif semble sujet à caution si l’on considère que sa carrière à la Convention se poursuit activement, qu’il s’y montre toujours aussi passionné. Rien n’indique que l’énergie qu’il y déploie soit inférieure à celle qu’il y déployait. Il continue de donner son avis sur tous les grands sujets, il soutient l’effort du nouveau Comité de salut public dont il ne fait plus partie. Il l’encourage, insiste afin qu’il obtienne le plus de pouvoir possible, qu’il s’en serve au mieux. Mais sans lui. Il affirme : Je le déclare, je n’entrerai dans aucun comité responsable. Je conserverai ma pensée tout entière.

Et encore : Je ne serai d’aucun parti, mais l’éperon de tous.

Est-il sincère ? Rien n’indique qu’il ne le soit pas. Il l’est d’autant plus que, délivré d’une charge qui l’étouffait, il peut faire résonner à nouveau une voix d’airain, libre. Est-ce cette indépendance retrouvée qui suscite chez quelques extrémistes interrogations et méfiances ? Un début de conspiration contre lui commence à nouer souterrainement ses fils, cherche à attirer Robespierre. Sans succès. Tout au moins pour l’instant. Comme le prouve ce témoignage a posteriori de Billaud-Varenne, terroriste et anti-dantoniste de la première heure : « La première fois que je dénonçai Danton au comité,


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Robespierre se leva comme un furieux en disant qu’il voyait mes intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes. » Ou également cette confidence chaleureuse de Robespierre luimême aux Jacobins le  août  : Je cite pour exemple Danton, qu’on calomnie ; Danton, sur lequel personne n’a le droit d’élever le plus léger reproche ; Danton qu’on ne discréditera qu’après avoir prouvé qu’on a plus d’énergie, de talents ou d’amour pour la patrie.

  • DANTON

À ce stade, il ne s’agit donc que de l’hostilité de quelques-uns. Danton demeure un orateur très écouté, populaire. On aime l’entendre, autant qu’autrefois. On estime et on respecte ce qu’il dit, les idées qui fusent de sa bouche sont recueillies avec la même ferveur. En fait, on pourrait même dire qu’à ce moment de son existence, il redevient « un ». Ou croit l’être redevenu. Cela ne va pas durer longtemps, rien ne dure en temps de révolution. Mais les mois qui suivent la chute des Girondins le trouvent rasséréné, tranquillisé. Jusqu’à la fin de l’été, il rend la même note égale, brillante, souvent magnifique. Après son départ du comité, ou dans la période qui le précède de peu, je ne sens aucun calcul défini de sa part. Seulement un besoin vital de retrouver sa liberté. Il lui faut de l’espace, tant extérieur qu’intérieur, pour respirer, et respirer pour donner le meilleur de lui-même. J’ai déjà dit que l’action chez lui ne se déliait pas de l’imagination qui l’enfante et l’agrandit. Il lui faut pouvoir rêver pour suivre les grandes lignes de l’action, il lui faut pouvoir se retirer en lui-même pour la surplomber, la comprendre et l’exprimer. Dans la mêlée, il dégénère, il ne vaut plus rien. Le besoin de liberté intérieure est le dénominateur commun des phases successives, des étapes heureuses ou malheureuses que Danton traverse. D’abord désir, conquête de la liberté, puis maintien de la liberté acquise, enfin besoin impérieux de la retrouver quand elle est compromise ou n’est plus. Il ne peut se concevoir que libre, libre d’agir à sa guise, suivant ses méthodes, souvent inavouables alors même qu’elles servent une cause avouable. Quand il gouverne (ainsi en ), il lui faut n’avoir de comptes à rendre à personne, sauf d’une manière très générale. Quelque part en lui, il est toujours cet « anti-supérieur » qu’il était dans son enfance au dire de ses camarades. Sans doute, au Comité de salut public, devait-il se savoir de plus en plus


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observé, surveillé. Serré de trop près par les nouveaux membres, les derniers élus, Saint-Just, Couthon, Jean Bon Saint-André. Parmi eux, il a dû commencer de se sentir mal à l’aise. Non parce qu’il a quelque chose à cacher, non parce qu’il veut dominer coûte que coûte, mais parce qu’il ne peut se permettre les va-etvient nécessaires à sa nature et dont on lui aurait fait un crime. Plein de lumière parce que plein d’ombre, avait dit Louis Blanc dans une phrase déjà citée. Aussi c’est avec une sérénité indéniable qu’il reprend sa place au milieu de la Convention ellemême assagie. Un endroit d’où il peut partir à loisir, où il peut revenir à loisir, parce qu’il peut partir. Ses interventions à la tribune en juin  reviennent sur les récents événements. Il revendique l’insurrection du  mai qui a rejeté et exilé les Girondins. Il est convaincu de son bien-fondé, sans doute grâce à la paix bienfaitrice qui recouvre de nouveau l’Assemblée. Cette paix dont il avait si soif lui fait parler un langage qui n’est pas véritablement le sien, mais que sans doute il croit sien. Il y a toujours chez Danton cette tendance à prendre en lui, sur lui, les événements incontournables, ceux qu’il ne peut modifier. Ici, la réalité lui paraît avoir eu raison contre lui, contre ses tiraillements précédents, et il ne veut pas paraître à la traîne. Il avait fait ainsi déjà au moment des massacres de septembre ; il les avait pris sur lui sans en être l’auteur. Mais Danton avale plus qu’il ne digère. On verra que, dans très peu de temps, il sera contraint par sa nature même à recracher les durs morceaux trop précipitamment absorbés. Brissot emprisonné devient pour lui un traître, le « coryphée d’une secte impie » (on sait qu’il ne le pense pas fondamentalement), il prend sans sourciller le langage dominant, celui des robespierristes, et l’agitation que les Girondins fugitifs cherchent à susciter dans les départements confirme son jugement en déclenchant chez lui une indignation non jouée. Danton veut coûte que coûte se tenir à la barre du présent. Il se fait donc le plus « montagnard » possible. De belles phrases inspirées jaillissent cependant de sa bouche, et celles-là, on n’imagine guère qu’elles puissent mentir : C’est au moment d’une grande production que les corps politiques comme les corps physiques paraissent toujours menacés d’une destruction prochaine.


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Il parle toujours au nom du drame national, et toujours dans le sens de la naissance, de la vie qui s’en arrache triomphalement. Mais on dirait qu’il parle aussi de lui, car cette phrase lui ressemble. Cette autre du même discours : Il semble qu’il n’y ait de périls que pour ceux qui ont créé la liberté.

Il faut donc, en attendant que la constitution soit en activité et pour qu’elle puisse l’être, que votre Comité de salut public soit érigé en gouvernement provisoire ; que les ministres ne soient que les premiers agents de ce comité de gouvernement.

Troisième rappel au cours de la même improvisation :

• DANTON

Plusieurs discours importants de Danton marquent cette période qui couvre l’été . L’un d’eux nous apparaît redoutable rétrospectivement, car on sait quelles en seront les conséquences. Les voit-il ? Pour lui, il s’agit moins alors de décrypter l’avenir, même proche, que de savoir adapter une politique de rigueur efficace à la réalité présente : « Pourquoi n’établissons-nous pas un gouvernement provisoire qui seconde, par de puissantes mesures, l’énergie nationale ? » Puis, plus clairement :

 

« Créer la liberté » est une très belle expression, très forte, être simplement libre ne suffit pas. Si Danton est la voix du drame et du salut par le drame, il n’y en a plus au sein même de l’Assemblée, et pour lui, c’est un soulagement immense. Suffisant pour le rendre reconnaissant envers la majorité, au point de lui donner des gages de soumission. On peut maintenant parler sans être calomnié à tout bout de champ, n’estce pas une bénédiction ? Et l’on s’aperçoit dans ce qui lui reste d’animosité contre la faction vaincue que les calomnies dont elle l’avait abreuvé, l’ont plus meurtri qu’il n’y paraît ou qu’il ne l’a cru lui-même lorsqu’il essayait de se maintenir au-delà d’elles, d’en mépriser silencieusement la blessure au nom du bien public. Il peut désormais se croire au milieu de ses amis. On sait qu’il a de nouveaux ennemis, mais ils se taisent, et la majorité, le nombre, est pour lui.


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Je demande que la Convention érige en gouvernement provisoire son Comité de salut public […]. Soyons donc grands et politiques partout. Nous avons dans la France une foule de traîtres à découvrir et à déjouer. Eh bien, un gouvernement adroit aurait une foule d’agents. Ajoutez à la force des armes, au développement de la force nationale, tous les moyens additionnels que les bons esprits peuvent vous suggérer. Je le demande au nom de la postérité, car si vous ne tenez pas d’une main ferme les rênes du gouvernement, vous affaiblissez plusieurs générations par l’épuisement de la population ; enfin vous les condamneriez à la servitude et à la misère.

C’est prendre le taureau par les cornes, et on ne peut être plus net. Lui va son chemin, calme, vers ce qui lui paraît la solution idéale pour circonvenir l’instant. Comprend-il qu’il ouvre la porte à tous les excès ? Sans doute pense-t-il la refermer grâce à ce moyen. Mais a-t-il à ce point confiance dans les hommes qui gouvernent ou vont gouverner pour leur remettre ainsi les armes à même la main ? Oui, il a confiance en eux. Surtout confiance en Robespierre plus que dans tous les autres. Il l’honore respectueusement comme l’incarnation des principes moraux qui soustendent la révolution, l’étaient d’une base solide. Sans doute Robespierre a-t-il été ainsi, en effet. Sans doute l’est-il encore à ce moment. Mais c’est ne pas tenir compte de la fatigue harassante qui ploie les esprits, les transforme à son gré, souvent dans le sens du pire. C’est ne pas tenir compte du fait que les hommes, tous les hommes, sont brindilles au vent qui les casse, les fige dans une verticalité creuse qui n’a plus rien à voir avec l’intégrité courageuse des débuts. Robespierre ne se rendra pas compte qu’il change, qu’il a changé. Il pensera toujours parler et agir comme un gardien du temple, au nom des principes qui l’ont façonné, modelé tout vivant, alors même qu’il sera en train de les fouler aux pieds. Cela, Danton ne l’a pas prévu. Les réactions au discours de Danton sont vives, contrastées. Même Robespierre paraît un peu affolé. Danton conclut : Je déclare que, puisqu’on a laissé à moi seul le poids de la proposition que je n’ai faite qu’après avoir eu l’avis de plusieurs de mes collègues, même des membres du Comité de salut public, je déclare, comme étant un de ceux qui ont toujours été les plus calomniés, que je n’accepterai jamais de fonctions dans ce comité ; j’en jure par la liberté de ma patrie.


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  • DANTON

Un autre de ses discours nous fait du bien et ouvre toute grande de larges fenêtres sur l’avenir. Il avait parlé sur un ton grave et noir dans le discours plus haut cité, c’est le bleu d’un été éternel qui se lève ici, peut-être accordé au mois d’août pendant lequel il le prononce. Il s’agit d’une réponse enthousiaste à la lecture d’un plan d’éducation nationale tel que l’avait pensé et rédigé Lepeletier de Saint-Fargeau, assassiné au début de la même année, le  janvier, jour de l’exécution de Louis XVI. Un aparté rapide s’impose ici à propos de ces révolutionnaires poignardés dans le feu de l’action et qui deviennent ensuite les symboles heureux, bienvenus pourrait-on dire, d’une république foudroyée par ses ennemis, royalistes ou girondins. Lepeletier, comme Marat peu après, seront en effet des fantômes familiers de l’Assemblée. On les brandira haut et fort comme apôtres et martyrs, on les pleurera avec beaucoup d’ostentation, on les citera à la moindre occasion à titre d’exemple, on s’en revêtira comme d’une bonne couverture pour prouver sa volonté patriotique ou redresser sa réputation défaillante. Ils auront valeur de mot de passe, de talisman protecteur. Tous deux auront leur buste érigé en pleine Convention, et le peintre David sera chargé de représenter Marat mort dans son bain comme le devoir de propagande l’exige. On se passe alors facilement de Dieu ou de dieux au pluriel, mais non de héros, pour ne pas dire d’idoles, car il y a manifestement dans l’hommage excessif rendu à leur mémoire un encouragement à l’idolâtrie, une direction volontaire ordonnée à la pensée. On parle beaucoup aujourd’hui d’image subliminale, un procédé très utilisé dans le monde de la publicité qui consiste à inscrire une intention dans un logo et la sérier pour la transmettre, en encombrer les consciences qui s’en persuadent malgré elles sans s’apercevoir qu’elles ont été manipulées. C’est le cas ici. Le plan d’éducation de Lepeletier était très méritoire, il visait la prise en charge matérielle de l’instruction primaire par la République, c’est-à-dire alors celle des enfants à partir de cinq ans jusqu’à douze ans pour les garçons, onze ans pour les filles. Ce beau projet ne sera pas conservé tel quel, il subira encore bien des modifications pour un début de réalisation effective à la fin de l’année, en décembre. On sait qu’il disparaîtra ensuite complètement sous l’Empire, puis sous les Restaurations successives, et ne redeviendra un sujet d’actualité qu’avec les lois Jules


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Ferry, donc un siècle après sa conception. La statue de Danton dressée au carrefour de l’Odéon dans les mêmes temps rappellera sa participation à ce grand ouvrage. Car on lit, inscrite dans la pierre, la phrase devenue célèbre (moins pourtant que celle qui a trait à l’« audace » !) : « Après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple. » Mais d’autres phrases moins connues, moins sentencieuses, jalonnent ce puissant moment d’éloquence dantonienne. J’en livre un vaste extrait, on ne m’en voudra pas, j’espère, de sa longueur, mais son texte, d’une grande clarté, coule de source et se passe de commentaires : Que doit faire le législateur ? Il doit concilier ce qui convient aux principes et ce qui convient aux circonstances. On a dit contre ce plan que l’amour paternel s’oppose à son exécution. Sans doute il faut respecter la nature, même dans ses écarts. Mais, si nous ne décrétons pas l’éducation impérative, nous ne devons pas priver les enfants du pauvre de l’éducation. La plus grande objection est celle de la finance ; mais j’ai déjà dit qu’il n’y a point de dépense réelle là où est le bon emploi pour l’intérêt public, et j’ajoute ce principe que l’enfant du peuple sera élevé aux dépens du superflu des hommes à fortunes scandaleuses. […] Quand vous semez dans le vaste champ de la République, vous ne devez pas compter le prix de la semence. […] Tout se rétrécit dans l’éducation domestique, tout s’agrandit dans l’éducation commune. On a fait une objection en présentant le tableau des affections paternelles ; et moi aussi, je suis père […]. Eh bien, quand je considère ma personne relativement au bien général, je me sens élevé ; mon fils ne m’appartient pas, il est à la République ; c’est à elle à lui dicter ses devoirs pour qu’il la serve bien. On a dit qu’il répugnerait aux cœurs des cultivateurs de faire le sacrifice de leurs enfants. Eh bien, ne les contraignez pas, laissezleur-en la faculté seulement. Qu’il y ait des classes où il n’enverra ses enfants que le dimanche seulement, s’il le veut. Il faut que les institutions forment les mœurs. Si vous attendiez pour l’État une régénération absolue, vous n’auriez jamais d’instruction. Il est nécessaire que chaque homme puisse développer les moyens moraux qu’il a reçus de la nature.Vous devez avoir pour cela des maisons communes, facultatives, et ne point vous arrêter à toutes les considérations secondaires. […] Je demande que, sauf les modi-


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fications nécessaires, vous décrétiez qu’il y aura des établissements nationaux où les enfants seront instruits, nourris et logés gratuitement, et des classes où les citoyens qui voudront garder leurs enfants chez eux pourront les envoyer s’instruire.

On voit qu’il ne s’agit pas encore de scolarité obligatoire, elle le deviendra à la fin de la même année pour cesser de l’être un an plus tard. Dans un autre discours sur le même thème, Danton ajoute ce beau post-scriptum :

• DANTON

Et puis, brusquement, disparition, cataclysme, comme une sorte de coup de cymbales intérieur. Danton cesse de venir à la Convention, il est malade. Pendant deux mois, on ne le verra plus nulle part, sauf à Arcis-sur-Aube, dans sa maison, avec sa famille reconstituée. Qu’en est-il de cette maladie que lui-même dit grave et qui se passe de symptômes connus ou reconnaissables pour l’époque, au point qu’on insinuera qu’elle n’existe pas, qu’elle est feinte ? On l’appellerait aujourd’hui burn out, dépression. La période révolutionnaire innove là encore, elle crée de nouvelles maladies, des maladies du stress encore non répertoriées. On les percevait déjà pourtant, elles n’étaient pas complètement inconnues. Mais elles n’avaient pas de nom. On savait que de grandes douleurs peuvent abattre et même tuer, qu’une fois le ressort de l’énergie cassé, il est difficile au corps de remonter la pente de sa vitalité perdue. Comment ne l’aurait-on pas su ? Mais on en avait une vision un peu simpliste dans laquelle la médecine n’intervenait pas. Le domaine des nerfs n’était pas son lot. Elle s’occupait du corps à l’exclusion d’eux, comme s’ils n’en faisaient pas partie.

 

Les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents. Personne plus que moi ne respecte la nature. Mais l’intérêt social exige que là seulement doivent se réunir les affections. Qui me répondra que les enfants, travaillés par l’égoïsme des pères, ne deviennent dangereux pour la République ? Nous avons assez fait pour les affections, nous devons dire aux parents : nous ne vous arrachons pas vos enfants ; mais vous ne pouvez les soustraire à l’influence nationale.


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Danton sombre dans un marasme qui le cloue à son lit au fond duquel il avoue, dans un souffle de confidence, vouloir se laisser mourir de faim. Sa souffrance est multipliée par sa compassion qui, subitement, déferle, envahit tout. Il a dépassé une limite, il a trop hurlé avec les loups. Sans doute comprend-il qu’il n’était pas aussi sincère qu’il l’a cru. Le fond, ou plutôt tous les fonds de son être se soulèvent contre sa trop facile complaisance envers un régime qui commence à renier l’humanité qu’il prétend servir. Lui ne peut s’illusionner à ce point. Il en a la nausée, il le vomit. De cette dépression, et surtout de la convalescence qui suit, surgit un nouvel homme, un nouvel Adam, à la fois mieux portant, plus sain, plus heureux en son for intérieur, et aussi plus malheureux lorsqu’il regarde la réalité telle qu’elle est. Et quand je dis « homme » plutôt que personnage, orateur, politicien, il s’agit bien de cela. À trente-quatre ans, il se détache de l’image qu’il avait de lui et surtout de celle que l’on avait de lui. Il naît à sa propre conscience, avec tout ce que cela implique de fragilité mortelle, mais également de mains tendues, de compréhension vivante, d’ouverture à la beauté, à la bonté, à la vérité sentie. Cette seconde vie dans sa vie (pourtant si courte), cette seconde incarnation, le mènera comme on sait à l’échafaud. Sa maladie avec le retrait obligatoire qu’elle occasionne est aussi une préparation à la mort. L’année , la résistance aux fières aristocraties d’Europe, à leurs armées, l’avaient vu émerger, de toute sa stature, sur le devant de la scène historique. Là avait été son premier sommet, un sommet en action, celui de l’audace. Le second commence à pointer durant cet automne-là, celui de , mais sa pointe est en profondeur. C’est un sommet existentiel sans témoins qui ne demande pas moins d’audace que le premier, ou plutôt qui demande cette fois plus de courage que d’audace. Celui du face à face avec soi-même. Cela couvait à vrai dire, on l’a vu. Continuer de témoigner de son engagement révolutionnaire tout en refusant d’avoir les mains liées, semer les paroles et les idées sur sa route comme autant de cailloux précieux à la condition de garder sa liberté, cela était déjà le signe d’une révolte interne et sourde. Danton lui-même n’en entendait pas le cri, il n’en avait pas vraiment conscience. Ou il ne voulait pas en avoir conscience, trop heureux de la paix revenue après la chute des Girondins. Trop désireux de se sentir


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  • DANTON

entouré, « entre amis ». Et puis, il aime être acclamé, il aime les applaudissements de la foule, le halo d’apparente invincibilité dont ils l’enveloppent, le sécurisent. Il tient à se croire toujours dans la ligne de ce qu’il a été, de ce qu’il a voulu, de ce qu’on attend de lui. Cette croyance naïve va le protéger, un temps tout au moins, elle va faire qu’il ne sera pas tout de suite réellement, sérieusement suspecté. Pour beaucoup, son attitude étrange sera mise sur le compte de son indolence, de sa cyclothymie, de son irrégularité. Du retour de bâton de la fatigue. Nul n’y devine de prime abord une crise aiguë. Nul n’en soupçonne la profondeur, le relent de gouffre qu’elle véhicule avec elle, pour la raison qu’il l’ignore lui-même ou veut l’ignorer. On minimise parce qu’il minimise. On diagnostique un besoin de vacances, au pire un caprice d’enfant qui cherche à se faire désirer. Maintenant, il n’y a plus d’échappatoire. Il ne peut pas faire l’impasse sur ce qu’il éprouve. Sa nature bien organisée le rappelle à l’ordre, comme souvent lors de nos maladies cruciales. Quand on laisse l’esprit s’imposer au corps, il va toujours de l’avant, il pense pouvoir poursuivre comme si de rien n’était, comme si la guillotine ne fonctionnait pas de plus en plus. Rien n’est impossible pour l’esprit seul, mais le corps qui le ramène à la terre le contraint de voir que c’est faux, qu’il ne peut pactiser avec la Terreur imminente. C’est à Arcis d’ailleurs qu’il apprend sa mise à l’ordre du jour ; elle est officiellement décrétée en ce mois d’octobre  alors que tombent les têtes des Girondins incarcérés. Ses deux fils, cinquante ans plus tard, relateront une anecdote dont ils ne peuvent se souvenir personnellement mais qu’ils tiennent d’un témoin du temps. Tandis que Danton se promène dans son jardin avec un ami, arrive vers eux un homme agité qui brandit à la main son journal : « Bonne nouvelle ! Bonne nouvelle ! » s’écrie-t-il. « Quelle nouvelle ? » demande Danton. « Tiens, lis ! », lui répond l’autre, « les Girondins ont été condamnés et exécutés. » « Et tu appelles cela une bonne nouvelle, malheureux ? » s’indigne Danton dont les yeux s’emplissent de larmes, « la mort des Girondins une bonne nouvelle ? Misérable ! » « Sans doute » répond son interlocuteur étonné, « n’étaient-ils pas des factieux ? » « Des factieux » dit Danton, « est-ce que nous ne sommes pas tous des factieux ? Nous méritons tous la mort autant que les Girondins ; nous subirons tous, les uns après les autres, le même sort qu’eux. »


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Impossible de mettre en doute de pareilles sorties verbales. Ni ces larmes. Ici, il s’agit des Girondins, mais ce ne sont pas particulièrement eux qui l’obsèdent, ils ne sont qu’une poignée d’individus parmi d’autres. Ce qui l’émeut, ce sont tous ces autres avec eux, tous les anonymes aux positionnements incertains, malléables, ou sans positionnement du tout, qui vont être fauchés dans la tourmente, parce qu’ils ne pourront pas se défendre devant un tribunal dévoué à la suspicion davantage qu’à la justice. On verra qu’à la fin de la même année, dans ses derniers discours, ou même dans ses brèves exhortations, le mot justice revient sans arrêt sur ses lèvres. Camille Desmoulins, de son côté, dit « clémence ». Au fond, tous deux disent, avec leurs mots, la même chose. Camille est un ami de Danton, et un proche. Leurs deux familles se côtoient régulièrement. Mais on aurait tort de penser qu’ils s’influencent mutuellement, que Camille serait la plume de Danton. Ils sont tous deux « en phase », comme on dit aujourd’hui, ils n’ont pas besoin de s’influencer. Cela se passe de mots, de plan, de stratégie, c’est le cri du même cœur. Ainsi, tandis que Danton laisse échapper des larmes à Arcis, Camille Desmoulins, à Paris, spectateur du procès des Girondins, éclate en gesticulant comme un fou : « Ah, c’est moi qui les tue ! C’est mon “Brissot dévoilé”, c’est là ce qui les tue ! » Non, personne ne l’a influencé ici, ce sont ses viscères qui parlent pour lui, et comment revenir sur ce qu’ils disent ? Le journal du Vieux Cordelier qu’il lance à la fin de l’année et dans lequel il laisse exploser son désir de fraternité est la conséquence directe de sa prise de conscience. Et Danton ne lui a rien soufflé, il ne fait que l’encourager sur cette voie qui est aussi la sienne. Il n’est pas facile d’entrer dans la vie quotidienne d’hommes et de femmes d’un temps révolu. Un temps où il n’y a pas d’images filmées, pas d’archives photographiques ou cinématographiques. Bien sûr, nous avons des ouvrages bien documentés sur les mœurs de la fin du  e siècle, mais ils sont généralement séparés de ceux qui commentent la grande Histoire, la politique, la vie des idées. Ce sont deux mondes parallèles qui glissent l’un à côté de l’autre sans vouloir ou pouvoir se rencontrer. Il serait intéressant de faire un léger effort d’imagination. Parler d’un homme qui appartient à une autre époque, c’est aussi parfois lâcher ce que l’on sait de lui ou croit savoir, faire une pause


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  • DANTON

dans le récit. Essayer de retrouver ce que l’on pourrait appeler la peau de son époque, le grain de cette peau. Tenter de se rendre proche en esprit d’une ambiance, d’une atmosphère. D’une odeur. Si la nature humaine se révèle à nous par-delà les siècles avec une constance imperturbable, si elle donne l’impression d’être toujours identique à elle-même pour le meilleur et pour le pire, si les éléments, l’air, l’eau, la chaleur du soleil, ne changent ni de consistance ni d’intensité, les générations qui se succèdent se meuvent, elles, dans des univers quotidiens toujours différents. Elles n’en dépendent que jusqu’à un certain point, et c’est leur grandeur justement de n’en pas dépendre complètement, de ne pas se laisser entièrement expliquer par eux. Mais elles n’en sont pas indemnes non plus. L’immuable, l’intemporel, l’imperdable, le « sans âge », ce que nous partageons tous unanimement, vient frapper de son rayon des conditions d’existence changeantes, d’autres organisations de la journée ou de la nuit, d’autres fractionnements de l’existence ordinaire. La lumière vient éclairer d’autres objets, utiles ou décoratifs, d’autres constructions architecturales, d’autres matières, d’autres paysages, d’autres rues. Le vent en soufflant soulève d’autres vêtements, d’autres robes et voiles, d’autres chapeaux et manteaux. Les bruits familiers, les sons, ne sont pas exactement les mêmes ; certains que nous connaissons n’étaient pas connus deux siècles auparavant, et d’autres que les contemporains de cette période connaissaient se sont perdus, évanouis peu à peu. Les cinéastes qui réalisent aujourd’hui des films historiques, avec leurs reconstitutions obligatoires, le savent. Ce n’est pas l’air du temps qui les captive, bien sûr, ce sont les êtres humains qui s’y meuvent. Mais pour les comprendre et les faire comprendre, ils sont contraints de les y replacer. S’ils cherchent l’authenticité, ils iront parfois jusqu’à se passer des moyens artificiels dont l’époque ancienne se passait, ils feront leur travail à la lumière naturelle ou celle des bougies. Ils recréeront un monde qui ne sera pas exactement celui d’autrefois, mais voudra s’en approcher au plus près. Et ce monde conditionnera suffisamment les interprètes pour qu’ils se coulent plus heureusement dans leurs personnages. Leur point de vue sur eux cessera d’être strictement intellectuel, il s’épanouira autrement dans un univers moins peuplé, moins désherbé, plus chargé de beauté primitive.


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Je veux essayer de repenser la vie de Danton dans ce contexte d’habitudes disparues. Je veux peser ce poids des choses tel qu’il le respirait jour après jour. Ce poids oublié par notre civilisation occidentale dans laquelle tout est devenu si facilement accessible, dans laquelle un confort tout de suite acquis paraît la moindre des choses. Il y a deux cents ans, il n’en est rien. Cela paraît une lapalissade de le dire, une de ces évidences que l’on pourrait se passer d’évoquer. Cependant, sans doute à cause de l’évidence même, nous n’y pensons pas réellement. Nous n’osons plus nous représenter, tout au moins dans la mesure du possible, un temps qui s’écoule extrêmement lentement, goutte à goutte. À l’époque où Danton vit, tout est lent. Il est lent de se vêtir, de se nourrir, tout exige une longue anticipation, une longue attente. Il est lent de procéder à une toilette même rudimentaire, de se laver. Il est lent de recueillir l’eau, de la réchauffer, ou se réchauffer soi-même, entouré de sa famille, auprès d’un âtre, d’un feu de cheminée. Il est lent de tisonner, de bassiner les lits, d’allumer les chandeliers, d’entretenir les sols ou les parquets, les vaisselles riches ou pauvres. Il est lent de se déplacer, même pour une courte distance, même pour rendre visite à un voisin ou à un habitant de la même ville, et à plus forte raison d’aller d’une ville à l’autre, d’un pays à un autre. Il est lent d’écrire une lettre, de tremper sa plume dans l’encre, la sécher, il est lent d’envoyer, de recevoir. Danton ne pouvait faire autrement que vivre au milieu de ces menus actes indispensables qui déroulaient le temps d’une tout autre manière que le nôtre, et comme ses contemporains, il était contraint à une plus grande solidarité, une plus grande communion charnelle avec eux. Car là où un acte demande davantage d’efforts ou de patience, il est plus difficile de s’en séparer, et il est aussi plus difficile de s’y adonner. Quelqu’un qui écrit en sachant que sa lettre arrivera une semaine plus tard à destination choisit ses mots avec circonspection. Il a moins le droit à l’erreur que nous, avec nos courriers informatiques. Quelqu’un qui prépare un repas ou attend qu’il soit préparé, a davantage conscience de la saveur des mets, du vin bu. Davantage conscience que les aliments sont arrachés à la vie de la nature et à celle des animaux. Autrefois, à table, avant le repas proprement dit, des gens priaient, remerciaient Dieu de manger à leur faim. Ils n’avaient pas la conviction que toute nourriture leur était due, mais


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qu’elle était un cadeau. On devrait y penser de nouveau aujourd’hui, que l’on soit croyant ou non. Si je ne veux pas remercier Dieu, je peux, par exemple, remercier l’animal de sa vie qu’il me donne, de son bonheur sacrifié au mien. Ainsi faisaient les Indiens d’Amérique. Mais il est difficile en nos contrées actuelles où l’on accumule compulsivement les provisions de bouche, de consommer à un rythme différent de celui où l’on achète. Difficile aussi de récréer les liens entre ce qui meurt et ce qui vit, à cause des phases intermédiaires manquantes. Si, à l’époque de Danton, la vie quotidienne est lente, les hommes, quant à eux, sont pressés. Ils grandissent vite, ils galopent. Ils atteignent leur maturité précocement.Trente ans pour eux équivalent pour nous à quarante. Une des raisons de cette promptitude tient à ce que la mort frappe plus tôt. Il existe des cas de longévité, et même de longévité extrême, mais ils sont rares. La vie est proportionnée à la résistance naturelle ; aucune médecine n’est capable de combattre efficacement les maladies, même les plus simples. La chirurgie progresse plus vite que la médecine, et à plus forte raison dans l’époque suivante, celle des guerres napoléoniennes. On s’en remet, en temps ordinaire, à la capacité de survie de chacun. Pour anesthésier la douleur, on n’a guère que les grains d’opium à disposition. Les enfants meurent à la naissance (entraînant assez souvent leur mère avec eux) ou en bas âge. Ou bien, quand ils échappent aux contagions, aux épidémies, ils voient mourir leurs frères et sœurs, leurs parents. La mort est concrète. Terriblement concrète. Et imprévue. On est obligé de la prendre telle quelle, elle n’a pas prévenu avant d’entrer. Mais on sait qu’elle peut venir, de sorte que la porte est toujours légèrement ouverte pour elle, entrebâillée. D’une façon générale, chez les uns et les autres, chez les riches et les pauvres, elle est impossible à cacher, chez soi ou dehors, dans les rues. On s’y soumet. On sait qu’on ne peut garder les êtres chers, qu’ils s’en vont. On sait qu’on est fétu de paille, roseau au vent. On sait que la mort assainit la vie. Elle n’en est pas moins triste, elle ne brise pas moins les cœurs. Mais on l’accepte plus intimement qu’aujourd’hui, on lui rend un hommage plus continu, car on ne peut jamais l’oublier tout à fait. Souvent, lorsqu’on examine les mœurs des périodes passées, on les juge barbares, cruelles. À cause de la mort si facilement donnée, reçue. Mais ce jugement est hâtif, car la conscience que l’on avait


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de la mort est différente de celle que nous en avons. Aujourd’hui, nous vivons longtemps, et tout notre effort, appuyé par les moyens médiatiques du capitalisme dominant, consiste à vouloir vivre le plus longtemps possible. Nous ne nous intéressons guère à l’éternité potentielle de ce que nous sommes, nous ne nous intéressons guère à ce qui peut survivre de nous autrement que par le biais de notre postérité terrestre. Mais l’obsession qui découle de cette faillite d’une éternité selon l’Esprit, l’obsession de nous résumer à une vie, une seule, fait que nous briguons l’immortalité tout de suite, l’immortalité ici-bas. La durée au lieu de l’éternité. Comme si la durée infinie, cette utopie de notre siècle scientiste, pouvait remplacer l’éternité, comme si l’une et l’autre ne formaient qu’un même mot. Cela, les hommes et les femmes du temps de Danton ne l’envisageaient nullement. Ils en auraient ri, sans doute. Aujourd’hui, peu nous importe de vivre après notre mort, ou même revivre, nous réincarner, ressusciter. Ce qui importe, c’est de n’avoir plus à mourir du tout. Quand on lit les nombreux manuels de bien-être qui sont légion dans nos librairies et empruntent à l’éventail de toutes les religions confondues leurs citations intempestives, force est de convenir, vu leur succès, qu’ils flattent dans l’homme contemporain cette espérance d’allonger ses jours au maximum. Prolonger la vie est le défi de notre époque. Un beau défi, bien sûr, si la qualité est au diapason de sa longueur. Mais vivre longtemps coûte que coûte dans n’importe quelles conditions, parfois les plus insalubres, les plus dégénérées, est-ce un idéal ? Notre conception de l’humanité s’est modifiée avec sa longévité. Comme plus personne ne consent à mourir, à moins d’être fanatique intégriste, « être humain » signifie « ne pas ôter à quelqu’un d’autre sa vie physique », ou « ne pas la compromettre, la mettre en danger ». C’est le fondement de la morale occidentale actuelle. Tuer est le pire des crimes. L’humanité s’en trouve mieux, elle se détend. Elle respecte davantage les âges, les enfants, les vieux. Elle les entoure de plus de soins. Ces progrès immenses, incommensurables même, toutes ces magnifiques découvertes qui vont par exemple rendre la santé à un enfant qui, sans elles, serait mort-né ou mort prématurément, accompagner les fins de vie, manier avec douceur les membres paralysés, écouter avec patience les délires de la sénilité, tout cela est le fruit d’une longue évolution dans le


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sens de la considération envers la personne. Mais il y a un revers de médaille. La discontinuité de la vie avec ses arêtes saillantes n’apparaît plus, on remet en cause la souffrance qui la fait émerger, qui ne peut l’occulter, comme si elle était le produit de nos fautes. L’amour, avec son exaltation gratuite, est considéré comme une morbidité passagère, irresponsable. Il doit céder la place aux liaisons mécaniques, aux dépendances concrètes. Au temps de Danton, se sentir vivre, quitte à mourir jeune, était une chose beaucoup plus simple à envisager. Tomber à vingt ans sur un champ de bataille était une belle mort. La vie consistait à se dépasser soi-même héroïquement, avec le risque de se perdre. Se sacrifier pour une grande cause allait presque de soi. Quiconque voyait les choses autrement était un lâche, un couard qui ne vit pas vraiment, qui a renié sa propre vie pour la garder. On a vu que les deuils n’étaient pas moins dramatiquement vécus, il était tout aussi dur de mourir, ou voir mourir qui on aime. Les douleurs des ruptures, des séparations, n’étaient pas moins intenses, on ne s’en remettait pas mieux, ni plus vite. Mais elles étaient offertes à l’univers, elles ne lapidaient pas le ciel de leurs cris d’indignation, elles s’ouvraient généreusement. Il y avait de la place pour tout, pleurer, rire, s’embrasser, se quitter, toutes les émotions contradictoires en un temps record. On ne fuyait pas les extrêmes. Danton, à Arcis, se remet, se repose. Il reprend des forces. Il va pêcher, seul dans sa barque. Des voisins le distinguent au loin, immobile, de longues heures durant. On se représente assez bien cette tranquillité au fil de l’eau, dans un de ces paysages calmes et plats de Champagne. Il est livré à lui-même, la mélodie intérieure reprend. On suppose qu’il doit rêver, se détacher de tout ce qui l’encombre, le dérange. Il y a toujours eu en lui une forte capacité de bonheur. Ne plus rien voir devant soi ni derrière, se payer ce luxe de l’oubli régénérateur, c’est ce qui fait le charme des convalescences. L’existence tout entière se concentre dans le moment qui fuit. Et elle redevient subitement douce, normale. Restructuré dans sa nouvelle vie familiale, dans sa maison avec sa jeune femme, ses enfants, sa mère non loin, tout converge pour créer chez lui ce moment carrefour apaisé. Bien sûr, il n’est pas dupe. Il sait que cette paix est momentanée, qu’il faudra retourner dans l’arène. À plusieurs reprises, dans les mois qui suivront, tandis que son arrestation se fera de plus en plus menaçante, on l’incitera à


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fuir. Il refusera par cette phrase si connue : « On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers. » Je pense que cette décision d’accepter son sort, quel qu’il soit, est prise ici, à Arcis, tout au fond de cette solitude heureuse. Revenir à Paris comme il est parti, impossible ! Il a changé. Il sait qu’il va décevoir ses pseudoamis qui se cachent derrière la muraille de son corps et de sa popularité, il sait que d’autres vont se muer en ennemis, vouloir, obtenir sa perte. Je ne peux concevoir chez Danton le moindre manque d’intuition lucide à cet égard. Quand il quitte Arcis, c’est pour le dernier round.

Danton revient à Paris le  novembre , et ce qu’il voit ne doit pas lui remonter le moral. Le Comité de salut public, devenu dans ses grandes lignes un comité Robespierre/Saint-Just/ Couthon, a comme on sait instauré et « justifié » la Terreur, mais il se trouve sans arrêt débordé sur sa gauche par plus extrémiste que lui. Cette excroissance effervescente, cette surenchère de violence, une faction la revendique alors ouvertement. Une faction qui ne date pas d’hier, mais dont la popularité grandit vite et menace d’entraîner à sa suite de nombreux patriotes. C’est celle des Exagérés qu’on appellera plus tard un peu sommairement « hébertistes » (du nom de Jacques-René Hébert, un de ses leaders). Le tableau de la France en cette fin  est grandement tragique. Elle est, d’une part, mordue de partout par les armées étrangères qui la grignotent, contrainte de lâcher Valenciennes, Mayence, Toulon. D’autre part, elle sent çà et là ses propres provinces se soulever, un peu à l’invitation des derniers Girondins éparpillés, mais surtout à celle des Vendéens royalistes et catholiques qui, jusqu’à la fin novembre, cumulent victoire sur victoire. Pire que cela : la disette, la faim. Les prix grimpent à des plafonds jamais atteints, les denrées de première nécessité manquent. Le groupe des Enragés, à Paris, animé entre autres par Jacques Roux, JeanFrançois Varlet, Pauline Léon, Claire Lacombe, groupe distinct des hébertistes, veut contrecarrer la misère (au moins en pensée, car il n’a pas le pouvoir) par des moyens simples, directs : le « maximum » (c’est-à-dire le blocage des prix), la lutte à outrance contre les « accapareurs » (les spéculateurs), la réquisi-


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  • DANTON

tion par la force du blé dans les campagnes, la recherche de tout suspect jusque dans les organes du pouvoir administratif. Leur programme ose mettre en doute la légitimité de la propriété, jusque-là respectée, épargnée par les autorités ; il annonce celui de Babeuf en  ainsi que la notion de socialisme intégral qui verra le jour au e siècle. Les Enragés demeurent cependant des penseurs marginaux et idéalistes, leur influence ne s’étend qu’à un petit cercle. Tous les meneurs célèbres d’alors les tournent plus ou moins en dérision. C’est le cas de Marat, puis, après sa mort, des hébertistes. Ces derniers vont pourtant reprendre point par point leurs revendications, les en déposséder à leur profit. Sans doute ne veulent-ils pas se laisser concurrencer, dépasser par eux. Mais leur sincérité laisse davantage à désirer, bien qu’ils soient plus populaires. Une popularité sans cesse réchauffée, lubrifiée par la parution régulière du Père Duchesne, le journal d’Hébert. Démagogique s’il en est, Le Père Duchesne parle aux masses à grands renforts de « foutre » et de « bougre », les jurons grossiers de l’époque. Et il en est aimé ! Son langage cru, volontairement vulgaire, obscène si on veut, encore qu’assez sage et peu varié, séduit. Hébert est une plume talentueuse, il sait y faire. Il se dit dans la continuité de Marat disparu, vise à récupérer son public. Mais Marat aurait-il continué de réclamer des têtes en pleine Terreur ? Nul ne sait. Il appelait au meurtre mais avait parfois, dans certains de ses élans, des mots touchants, pleins de pitié. Hébert ne s’attendrit pas, lui. Sa mentalité semble plutôt celle d’un opportuniste, d’un ambitieux. Vêtu comme un dandy, coquet, « propre sur lui » pour employer une expression contemporaine, ce joli garçon n’a rien en commun avec le personnage qu’il fait vivre sur le papier. On sait qu’il a, lors du procès de Marie-Antoinette, imaginé cette ridicule fable d’un rapport incestueux entre la reine et son fils. À vrai dire, ses amis Pache, Chaumette, le peintre David ne sont pas plus blancs que lui dans cet acte de diffamation hideux. Là où Marat jouait les Cassandre avec souvent un réel sens prophétique, le journal d’Hébert dénonce à tort et à travers les hommes qui lui déplaisent, les traîne dans la boue, sans présenter ni même chercher à présenter la moindre preuve, traîne dans la boue le Comité de salut public, ce comité « d’endormeurs ». Qu’est-ce qui motive son auteur ? Malgré son allure de petit maître, il tient un peu du loup affamé. Cette avidité lui vient-elle d’une jeunesse


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manquée ? Né dans la bourgeoisie, une querelle sans grande importance avec un pharmacien d’Alençon contre lequel il déploie ses premières flèches de libelliste le fait poursuivre par la justice. Ne pouvant payer l’amende due, la prison le guette. Il fuit à Paris où il mène alors une existence de déclassé. Sans emploi, sans argent, il était temps pour lui que la Révolution commence. Là encore, il piétine. Seul rayon de soleil : la rencontre à la Société fraternelle des patriotes de l’un et l’autre sexe dont l’originalité consiste à s’ouvrir largement aux femmes, de Françoise Goupil, ancienne religieuse toujours croyante mais patriote passionnée. Il l’épouse. « Elle a conservé beaucoup de piété » écrit Hébert à sa sœur, « et comme je l’aime tendrement, je ne la contrarie point sur cet article et me borne simplement à quelques plaisanteries. » Étrange dichotomie d’un mari heureux, doux en ménage, qui, simultanément, entraîne à la persécution effrénée des prêtres ! Hébert aurait voulu être député, il n’est pas élu. Il travaille pour la mairie où il se sent lésé, frustré. Le journalisme lui apporte la renommée tant espérée tandis que ses amis sont parvenus fin , bien mieux que lui-même, aux postes clefs. Ils tiennent la Commune de Paris, avec Pache devenu maire, Chaumette procureur syndic ; ils tiennent le ministère de la Guerre avec Bouchotte, son adjoint Vincent, l’Armée révolutionnaire de Paris avec Ronsin, la Garde nationale avec Hanriot. Ils ont retourné en leur faveur les grands clubs, notamment les Cordeliers, et sont en passe d’ôter la vedette aux robespierristes des Jacobins. Enfin, ils viennent de faire entrer deux des leurs au Comité de salut public, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois, arrondissant le nombre de ses membres à quinze. Sous leur pression, leur capacité à provoquer des émeutes stratégiques, la mécanique de la Terreur passe à la vitesse supérieure dans tous ses rouages, avec la loi du maximum, celle des suspects, la déchristianisation intensive. Tous ces hommes cependant sont divers. Hébert est bourgeois dans l’âme ; Ronsin, sans doute intègre dans son radicalisme. Collot d’Herbois, tempérament d’excité, commettra à Lyon de grandes cruautés avec son collègue Fouché, futur ministre de la Police de Napoléon. BillaudVarenne, « patriote rectiligne » selon le mot ironique de Desmoulins, est limité dans ses vues mais intimement convaincu.


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  • DANTON

Quand il le faut pourtant, ils savent frayer ensemble, constituer une force unie, homogène. Ce qui n’est certes pas le cas des dantonistes ! Existe-t-il d’ailleurs des dantonistes, hors Danton luimême qui ne semble pas du tout vouloir jouer les chefs de parti ? Et qu’est-ce que le dantonisme ? Seulement un anti-hébertisme ? Danton devient le point de ralliement de ceux qui rejettent la Terreur comme système de gouvernement. Mais il ne semble pas chercher à réunir des fidèles autour de lui. Camille Desmoulins lui est proche, ils partagent les mêmes espérances, on l’a dit, mais c’est une entente tacite, à peine déclarée à haute voix. Ses autres amis se dénombrent en hommes honnêtes comme Hérault de Séchelles, Thuriot, Philippeaux, etc., et en hommes compromis par des malversations financières comme Fabre d’Églantine qu’il ne défendra guère ou Lacroix, son ancien compagnon de débauche en Belgique. Mais même les « intègres » ne reçoivent guère ses confidences. Au fond, il ne veut pas d’amis, je veux dire d’amis particuliers, personnels. Ou bien il veut l’amitié désintéressée de tous. L’amitié masculine, celle où l’on ouvre son cœur d’homme à homme, n’est pas son domaine. Il n’en ressent pas le besoin. Il est hospitalier, généreux. Il parle à chacun d’égal à égal. Il s’émeut, compatit. Mais il ne veut pas être serré de plus près. Quand il se confie, c’est aux femmes, à Gabrielle, à Louise, aux prostituées rencontrées en Belgique. C’est à elles qu’il dédie la part secrète de lui-même. C’est elles qui reçoivent les prémices de ses réflexions, sa poésie de la vie, sa mélancolie. S’il brigue une amitié entre hommes, peut-être la seule, c’est celle de Robespierre. Qu’il considère un peu comme un mutant (ni homme ni femme). Mais ils se rateront. De peu. Danton se trouve au carrefour. À la croisée des routes. Il sait très bien celle qu’il doit prendre. C’est celle de l’humanité. Une humanité authentique, non un humanisme simpliste, sentimental ou nostalgique. Sa foi, ici, est forte, et elle ne le rend pas moins révolutionnaire. Mais il le sait aussi : elle est à contre-courant. Sans cesse, dans les mois qui viennent, à la charnière de ces deux fatales années  et , il va s’exprimer à double sens. Comment intégrer dans le torrent des événements et face aux ultra-révolutionnaires un idéal de révolution humaine sans qu’il donne l’impression de vouloir retenir son flot ou le rejeter vers l’arrière ? Ou bien si l’insertion, l’inoculation de ce germe idéal dans la Révolution à ce stade de son évolution est impossible,


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comment faire pour qu’elle ne sombre pas définitivement dans l’inhumanité ? Et comment s’expliquer là-dessus sans être tout de suite pris à la gorge par les partisans d’une violence immédiate, inconsidérée ? Comment expliquer qu’on veuille, non pas la cessation des hostilités ni la rupture du nerf révolutionnaire comme il le dit lui-même, mais la justice ? Une justice qui ne soit pas orientée de prime abord. Qui conserve sa marge de liberté. Cela revient dans ses discours de fin de carrière : « Je demande que la Convention soit juste envers ceux qui ne sont pas signalés comme les ennemis du peuple » ; « Soyez grands comme le peuple : au milieu de sa fureur vengeresse, il ne s’écarte jamais de la justice » ; « Notre révolution est fondée sur la justice, elle doit être consolidée par les lumières. » Avec d’autres termes parfois, c’est le même refrain. Il demande que la Terreur soit assignée à son vrai but, « c’est-à-dire contre les aristocrates, contre les égoïstes, contre les conspirateurs, contre les traîtres amis de l’étranger ». Au nom du peuple, il se veut du côté du fragile, du mouvant, du maillon individuel, faible ou démuni, de celui qui « n’a pas reçu de la nature une grande force d’énergie, mais sert la patrie de tous ses moyens ». Non, celui-là, « le peuple ne veut pas qu’il tremble ». « Il faut nous convaincre d’une vérité politique » dit-il encore, « c’est que, parmi les personnes arrêtées, il en est de trois classes, les unes qui méritent la mort, un grand nombre dont la République doit s’assurer, et quelques-unes sans doute qu’on peut relaxer sans danger pour elle ». Il va même jusqu’à justifier en apparence à son tour la Terreur, mais on sait bien qu’il ne donne pas à ce mot le sens que ses partisans acharnés lui donnent : « Je veux des peines plus fortes, des châtiments plus effrayants contre les ennemis de la liberté, mais je veux qu’ils ne portent que sur eux seuls. » Il défend, début , Vincent et Ronsin arrêtés, tous deux hébertistes, parce que l’accusation dont ils sont victimes manque de preuves pour se soutenir. Il estime leurs services rendus, et sans doute, pense-t-il un peu à lui-même, à son propre cas, quand il dit pour les défendre : Ce devrait être un principe incontestable parmi les patriotes que, par provision, on ne traitât pas comme suspects des vétérans révolutionnaires qui, de l’aveu public, ont rendu des services constants à la liberté. […] Mon plus cruel ennemi, s’il avait été


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utile à la République, trouverait en moi un défenseur ardent, parce que je me défierais d’autant plus de mes préventions qu’il aurait été plus patriote.

  • DANTON

Il pense aussi sans doute que s’il fait preuve de générosité envers ses adversaires, il pourra dans la même foulée réclamer plus de magnanimité envers ses camarades de combat menacés, attaqués ou incarcérés. Mais, au-delà de ces arrière-pensées tactiques, Danton refuse de toutes ses forces, et il le refusera tant qu’il pourra, le dualisme dont j’ai parlé plus haut : hébertistes contre dantonistes. Ce « contre » lui fait horreur, car il le rejette du côté des modérés, des modérantistes comme on dit alors, desquels il ne se sent pas faire partie. L’humanité de laquelle il se recommande n’a rien à voir avec un « pour » ou un « contre », elle n’est le pendant de rien, elle est. C’est tout. Si Danton est le centre d’une rébellion, c’est un centre occulte, car celle-ci se meut d’elle-même, il ne l’agite pas. J’ai parlé des camarades de longue date, les purs et les impurs. Mais il en a d’autres qui le toucheraient davantage s’il les connaissait mieux. Ainsi, certains hommes penchent vers lui, moins familiers, plus lointains, pourtant plus ouvertement et courageusement solidaires comme le remarquable Robert Lindet, membre du Comité de salut public, qui s’attelle avec autant de dévouement que de compétence à la lourde question des subsistances. Refusant de signer l’acte d’arrestation de Danton, il dira : « Je suis ici pour secourir les citoyens, non pour tuer les patriotes », puis s’arrangera pour le faire prévenir. Danton le sait-il, le saura-t-il ? Peut-on également inscrire Cambon, le spécialiste des finances à la Convention et proche de Lindet, sur la liste de ses partisans inavoués ? C’est moins sûr, mais non improbable. Peut-être l’est-il ? Peut-être le deviendra-t-il ? On sait qu’il sera le premier aux alentours du  thermidor, malgré sa nature habituellement retenue, à accuser Robespierre frontalement : « Il est temps de dire la vérité tout entière : un seul homme paralyse la Convention ; cet homme c’est Robespierre. » On peut supposer enfin qu’il y a, dans l’Assemblée et hors d’elle, dans chaque foyer, beaucoup de dantonistes qui s’ignorent ou s’ignorent encore, et à qui le raidissement du régime répugne. Ceux-là ont peur. Comment compter sur eux ? Danton est député de la Convention, il doit s’y rendre. Il est trop connu, trop attendu pour faire faux bond ou n’y pas parler. L’axe


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sur lequel il s’appuie est celui de la justice, on l’a vu, plus que celui de la clémence dont il ne fait jamais l’éloge. Il ne revendique pas l’indulgence, même si la masse de ses partisans réels ou faux va bientôt recevoir le dénominatif d’Indulgents. Ce n’est pas de son fait. Il ne peut se retrouver dans ce mot qui ne fait pas partie de son vocabulaire. Ce qu’il réclame, lui, c’est l’honnêteté législative, celle qui examine le fondement des accusations, ne se laisse pas emporter par la précipitation de l’esprit de clan, le préjugé non vérifié, non étayé par des preuves de culpabilité. Son rôle est difficile. D’une part, il ne veut pas affaiblir le gouvernement, il l’encourage à une sévérité légitime, et d’autre part, il demande qu’on économise le sang des hommes inutilement versé. Ce n’est pas diplomatie de sa part. Il est sincère. D’une certaine manière, il est cohérent avec lui-même ou cherche la cohérence avec le Danton passé qu’il n’est plus véritablement mais qu’il n’a pas oublié, encore moins renié. C’est lui qui avait réclamé, on s’en souvient, que le Comité de salut public ait tout pouvoir, il ne revient pas là-dessus. Il entérine la chose comme allant de soi. Que le gouvernement révolutionnaire éclate, et c’en serait fini de la Révolution elle-même. Comment ne pourrait-il pas le savoir ? Il ne demande pas non plus la fin de la guerre déjà enclenchée ; à aucun moment, à ma connaissance, il ne soutient la cause d’une paix bâclée. Comme tous ses collègues bien intentionnés pour la France, il préfère la paix victorieuse. Sur tous ces points, je ne vois pas, au moment de son retour de convalescence, qu’il soit bien différent en pensée ou en intention de Robespierre lui-même. Sans doute cherche-t-il son appui. Il lui lance à distance des signes complices, je ne crois pas qu’il se force. Ainsi, il s’allie à lui pour ne pas envenimer la persécution des prêtres qui ont refusé de prêter serment à la Constitution. Il repousse l’idée des mascarades antireligieuses fomentées par les hébertistes et leur culte d’une déesse Raison. Cela lui paraît ridicule et vain. Là où il sort de lui-même, s’avance trop vers Robespierre, c’est quand il soutient avec lui l’institution de nouvelles fêtes nationales républicaines. Cela ne doit pas lui paraître si essentiel. Surtout si l’on pense que Robespierre a sans doute déjà en tête la célébration d’un culte de l’Être suprême. Quand je me réfère aux derniers discours de Danton, des morceaux là encore, clairsemés, j’y trouve jusqu’au bout la même élévation d’esprit, moins concrètement définie peut-être. Plus


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hiératique presque. De beaux textes entrecoupés dans lesquels il ne ment pas sciemment, même s’il ne livre pas toute sa pensée. Sans arrêt, à travers ses paroles, interviennent aussi les bribes d’une auto-justification de plus en plus pathétique, impuissante devant les travestissements de ses ennemis. Par exemple : Je demande à relever un fait. Il est faux que j’aie dit qu’il fallait que le peuple se portât à l’indulgence ; je ne conçois pas qu’on puisse ainsi dénaturer mes idées.

Ou bien aux Jacobins :

• DANTON

Il faut qu’il soit bien atteint, bien déprimé, pour se réclamer ici, dans sa détresse, de Marat mort. Car jusqu’à présent, il a été le premier à trouver cela risible chez d’autres. Ainsi, lors d’une séance de la Convention, lorsqu’un citoyen venu à la barre commence à lire une apologie rimée de Marat, Danton l’interrompt agacé : « Et moi aussi j’ai défendu Marat contre ses ennemis, et moi aussi j’ai apprécié les vertus de ce républicain ; mais, après avoir fait son apothéose patriotique, il est inutile d’entendre tous les jours son éloge funèbre. » Je reviens sur cette séance du  décembre  au club des Jacobins au cours de laquelle, désemparé, mal préparé, il sent tomber sur lui comme une chape de plomb la sourde hostilité de ses membres, acquis aux hébertistes et aux robespierristes. On sait quelques-unes des paroles qu’il prononce et que je viens de citer. Mais il semble qu’il se soit débattu beaucoup plus longtemps

 

J’ai entendu des rumeurs. Déjà des dénonciations graves ont été dirigées contre moi ; je demande enfin à me justifier aux yeux du peuple, auquel il ne sera pas difficile de faire reconnaître mon innocence et mon amour pour la liberté. Je somme tous ceux qui ont pu concevoir contre moi des motifs de défiance, de préciser leurs accusations, car je veux y répondre en public. J’ai éprouvé une forte défaveur en paraissant à la tribune. Ai-je donc perdu ces traits qui caractérisent la figure d’un homme libre ? Ne suis-je plus ce même homme qui s’est trouvé à vos côtés dans les moments de crise ? Ne suis-je pas celui que vous avez souvent embrassé comme votre ami et qui doit mourir avec vous ? Ne suis-je pas l’homme qui a été accablé de persécutions ? J’ai été un des plus intrépides défenseurs de Marat. J’évoquerai l’ombre de l’Ami du peuple pour ma justification.


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puisque les scribes du temps, chargés de la transcription des discours, avouent n’avoir pu le suivre tant il parla en abondance. On imagine qu’il fit feu de tout bois en rappelant le souvenir de ses actions passées, et aussi en tentant d’exciter la compréhension fraternelle, voire la compassion. Peine perdue devant un tel auditoire ! Camille Desmoulins, présent, en témoigne dans le numéro  de son nouveau journal Le Vieux Cordelier paru deux jours plus tard : Le parti dominateur, insolent, de la Société, au milieu des endroits les plus touchants, les plus convaincants de la justification de Danton, dans les tribunes huait, et dans le sein de l’assemblée secouait la tête et souriait de pitié, comme au discours d’un homme condamné par tous les suffrages.

Pourtant, quand il se tait : des applaudissements tout de même. C’est Robespierre qui vient à son secours, mais ses paroles sont moins réconfortantes qu’il n’y paraît. Comme si, en le défendant, il n’était plus très sûr lui-même de ce qu’il affirme. Le travail de sape, destructeur de confiance, mené sur Robespierre par les ennemis de Danton, commence à faire son effet : Danton, ne sais-tu pas que plus un homme a de courage et de patriotisme, plus les ennemis de la chose publique s’attachent à sa perte ? Si le défenseur de la liberté n’était pas calomnié, ce serait une preuve que nous n’aurions plus ni prêtres, ni nobles à combattre […]. La cause des patriotes est une, comme celle de la tyrannie ; ils sont tous solidaires.

Mais aussitôt après la véhémence chaleureuse, la perplexité. Il ajoute : Je me trompe peut-être sur Danton […]. Sous les rapports politiques, je l’ai observé : une différence d’opinion entre lui et moi me le faisait épier avec soin, quelquefois avec colère.

Puis à nouveau, retour de chaleur : S’il n’a pas toujours été de mon avis, conclurai-je qu’il trahissait la patrie ? Non, je la lui ai toujours vu servir avec zèle… Il est évident que Danton a été calomnié.

Enfin, il demande que chacun dise franchement ce qu’il pense. Merlin de Thionville réagit :


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Au  août, Danton sauva la patrie avec ces paroles : “De l’audace, encore de l’audace, et puis encore de l’audace”, voilà Danton !

Cela suffit pour l’instant, même si personne d’autre ne se présente pour ou contre. Les Jacobins ovationnent alors Danton, remis en selle. Pour combien de temps ?

• DANTON

Bientôt les extensions n’eurent plus de bornes. Dès que les propos furent devenus des crimes d’État, de là il n’y eut qu’un pas pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même.

 

Le numéro  du Vieux Cordelier est une condamnation du gouvernement de la Terreur, et les numéros qui suivent ne font qu’accentuer le gouffre qu’il creuse entre elle et lui. Il suit son inspiration, à la fois dramatique et légère, aérienne, celle d’un papillon noir qui butine de ci de là. Mais ce n’est plus dans la grande nature qu’il poursuit sa route apparemment hasardeuse. C’est dans un ordre présent où la nature, justement, s’asphyxie, où il n’y a plus de place pour la spontanéité et l’envol. Les deux premiers numéros avaient été lus par Robespierre qui n’y avait rien vu de mal, au contraire. Camille le flattait, le citait avec force éloges, comme une référence constante. D’autre part, sa plume fine et acérée n’était pas de trop pour extirper cette mauvaise herbe de l’hébertisme qui poussait partout. Et Robespierre ne pouvait que saluer avec reconnaissance cet allié imprévu. À première vue donc, tout allait bien. Robespierre connaissait Camille de longue date, depuis le collège. Il éprouvait de l’affection à son égard, même s’il en usait souvent avec lui comme un grand frère avec un plus jeune ou plus turbulent. Tout change avec les numéros  et . Camille y parle du sang qui coule depuis six mois « pour l’éternel affranchissement d’un peuple de vingt-cinq millions d’hommes », un sang que rien ne lave, ni la liberté, dit-il, ni le bonheur public. Sous prétexte de dresser le portrait des empereurs romains successeurs d’Auguste, il esquisse, à mots cachés et pourtant parfaitement clairs, une comparaison entre leur dictature et celle des temps présents.


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Puis, dans un morceau de bravoure : Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l’on ne voulait s’exposer à périr soi-même. […] Il fallait avoir un air de contentement, un air ouvert et calme. On avait peur que la peur même ne rendît coupable. Un citoyen avait-il de la popularité ; c’était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Suspect. Fuyait-on au contraire la popularité et se tenait-on au coin de son feu, cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait donné de la considération. Suspect. Étiez-vous riche ? Il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Suspect. Étiez-vous pauvre ? Il fallait vous surveiller de plus près ; il n’y a personne d’entreprenant comme celui qui n’a rien. Suspect. […] Enfin, s’était-on acquis de la réputation à la guerre ; on n’en était que plus dangereux par son talent. Il y a de la ressource avec un général inepte.

Plus loin, encore : Tels accusateurs, tels juges. Les tribunaux, protecteurs de la vie et des propriétés, étaient devenus des boucheries où ce qui portait le nom de supplice et de confiscation n’était que vol et assassinat.

C’est de la dynamite. Et de la dynamite encore, la déflagration du numéro suivant en faveur d’un Comité de clémence. Ces écrits virulents contre le camp des Exagérés, et surtout des proches d’Hébert, se succéderont début  tandis que la masse de peuple entraîné à leur suite commence peu à peu à leur retirer sa confiance. La loi du maximum décrétée l’automne précédent, revigorée en février, et qui fixe un prix maximal pour la vente de denrées alimentaires de première nécessité, sera loin de répondre à l’attente des populations pauvres qu’elle devait soulager. Ne voulant pas vendre à perte, les paysans gardent leurs récoltes par devers eux, refusent de les mettre à disposition. Et en ville, tous ceux qui le peuvent se ruent pour vider les magasins des produits qu’ils contiennent, au détriment du plus grand nombre. Même déception chez les soldats, dirigés par les chefs surexcités et incompétents désignés par Bouchotte et Vincent, au ministère de la Guerre, afin d’arrêter en France de l’ouest et du nord-ouest la progression de la croisade royaliste vendéenne. Il faudra attendre que Kléber remplace le déplorable général Rossignol et que le


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Toujours l’accusation de vénalité, aussi folle dans un sens que dans l’autre. Réponse de Camille : Y a-t-il rien de plus dégoûtant, de plus ordurier que la plupart de tes feuilles ? Ne sais-tu donc pas, Hébert, que quand les tyrans d’Europe veulent avilir la République, quand ils veulent faire croire à leurs esclaves que la France est couverte des ténèbres de la barbarie, […] ne sais-tu pas que ce sont des lambeaux de tes feuilles qu’ils insèrent dans leurs gazettes comme si le peuple était

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un misérable intrigailleur, un viédase à mener à la guillotine, un conspirateur qui veut qu’on ouvre toutes les prisons […], un endormeur payé par Pitt, un bourriquet à longues oreilles…

 

jeune Marceau, parmi d’autres, se démène sur le terrain pour que la situation tourne en faveur de la République. Déception enfin, répulsion plutôt chez les politiques face aux abus de pouvoir commis par des représentants envoyés en mission aux armées, comme Carrier à Nantes, un déséquilibré qui perpétue fusillades et noyades, soit environ dix mille victimes massacrées, avant que la nouvelle de ces horreurs parvienne aux oreilles des membres des Comités de salut public et de sûreté générale qui le rappellent aussitôt.Trop tard. Desmoulins dénonce les ultra-révolutionnaires comme des contre-révolutionnaires masqués qui font sciemment le jeu de la politique étrangère, celle de Pitt, le ministre tout-puissant de l’Angleterre. Cette vénalité sur laquelle Desmoulins appuie ressemble à toutes celles dont les uns et les autres se bombardent alors, c’est-à-dire qu’elle est non démontrable, fausse dans le cas de beaucoup, dans celui d’Anacharsis Cloots par exemple, un banquier prussien qui a épousé la Révolution française et se proclame « l’orateur du genre humain » en même temps que l’apôtre de la déchristianisation. Fausse aussi dans le cas de Vincent, de Ronsin ou d’Hébert lui-même, malgré son avidité de reconnaissance matérielle et sociale. Mais c’est de bonne guerre. Commence alors entre les deux journalistes un pugilat à l’encre de sang. Hébert dénonce Camille dans une lettre directe où il l’accuse d’écrire « au grand contentement des royalistes et des aristocrates » tandis qu’il l’invective avec cette fois le ton familier, féroce et gouailleur du Père Duchesne comme


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aussi bête, aussi ignorant que tu voudrais le faire croire […], comme si tes saletés étaient celles de la nation, comme si un égout de Paris était la Seine ?

Ils s’envoient aussi à la figure leurs femmes respectives, Hébert ayant accusé Camille d’avoir épousé une femme « riche », et il est intéressant autant qu’émouvant de savoir qu’après leurs morts, Françoise Hébert et Lucile Desmoulins se tiendront ensemble sur la même charrette en route pour l’échafaud. Comme on l’a dit, ce n’est pas seulement Hébert et l’hébertisme que Desmoulins attaque dans ces fameux numéros  et , c’est la Terreur et l’orientation du gouvernement tout entier qui l’a mise en vigueur et refuse en bloc la clémence, au moins dans l’immédiat. Altercation violente entre Robespierre et Desmoulins, le  janvier, aux Jacobins. L’Incorruptible essaie cependant de contenir comme il peut la colère des Jacobins contre le journaliste. Il cherche à minimiser sa « faute », comme si elle était due à sa distraction, à son étourderie, davantage qu’à sa culpabilité : Camille Desmoulins est un bon enfant gâté qui avait d’heureuses dispositions et que de mauvaises compagnies ont égaré. […] Je demande pour l’exemple que les numéros de Camille soient brûlés.

Dans son esprit, brûler ces numéros permettra d’ajourner l’expulsion de Camille hors du club ; il jette l’anathème sur les œuvres pour sauver l’auteur. Réaction au quart de tour de Camille blessé, sous forme de citation de Rousseau : « Brûler n’est pas répondre. » Robespierre éclate alors : Apprends, Camille, que, si tu n’étais pas Camille, on ne pourrait avoir pour toi tant d’indulgence ! […] Hé bien, qu’on ne brûle pas, qu’on réponde ! L’homme qui tient aussi fortement à des écrits perfides est peut-être plus qu’égaré !

Brève intervention de Danton : Camille ne doit pas s’effrayer des leçons un peu sévères que l’amitié de Robespierre vient de lui faire. Citoyens, […] en jugeant Desmoulins, prenez garde de porter un coup funeste à la liberté de la presse.


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Robespierre se calme, le ton est plus léger quand il revient à Desmoulins, selon lui « composé bizarre de vérités et de mensonges, de politique et d’absurdités, d’idées saines et de projets chimériques ». Il parvient à ce qu’il souhaite depuis le début, que Desmoulins ne soit pas rayé du club, ce type d’exclusion servant généralement de prélude à la guillotine. Il ajoute pour finir ce qui résume sans doute le fond de sa pensée : « Camille et Hébert ont également tort à mes yeux. » Dans les mêmes temps, Lucile envoie une lettre révélatrice à l’ami Fréron absent :

• DANTON

Témoignage involontaire à mettre sur le compte de l’humanité de Robespierre, de son dédoublement intérieur à ce moment, de son désarroi impuissant. Et pulvérise l’image du tyran au pouvoir illimité dans laquelle la postérité l’a enfermé. Et Danton ? Jamais attaqué frontalement, il se trouve sans arrêt visé indirectement par la démolition systématique de la réputation de ses familiers ou ses proches. Le coup de grâce vient avec l’arrestation de Fabre d’Églantine compromis dans un certain nombre de tripatouillages financiers, et qu’il soutient mollement, le sachant sans doute indéfendable. Il garde le silence quand Billaud-Varenne lance vers lui : « Malheur à celui qui a siégé à côté de Fabre d’Églantine et qui est encore sa dupe ! » De façon générale, il s’en tient à sa ligne d’action. C’est-à-dire qu’il se refuse à tenter de blanchir tel ou tel, demande que la justice fasse son travail. Car tant qu’elle ne le fait pas au moyen de preuves irréfutables, la présomption d’innocence demeure. Il parle ainsi pour Fabre, bien sûr, qu’il ne peut abandonner, mais aussi en faveur de principes objectifs valables pour tous, même pour ses adversaires les plus acharnés qui peuvent avoir été eux aussi injustement accusés. Sortir de cette ligne de conduite serait pour Danton admettre qu’il est réellement un chef de faction. Or c’est justement le plaisir qu’il refuse à ses ennemis, il est trop

 

Revenez, Fréron, revenez bien vite […]. Vous ne pouvez avoir idée de tout ce qui se fait ici […]. Nous sommes calomniés, persécutés par des ignorants, des intrigants et même des patriotes. Robespierre a dénoncé Camille aux Jacobins […]. À la troisième séance, on avait rayé Camille. Par une bizarrerie bien singulière, il a fait des efforts inconcevables pour obtenir que sa radiation fût rapportée.


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intelligent pour cela, malgré les coups de bélier des hébertistes qui cherchent à le pousser dans ce sens. Oui, il est contre la Terreur. Il n’y croit pas. Il croit dans un gouvernement révolutionnaire fort, oui. Il ne croit pas dans la loi des suspects. Tout le monde le sent, le sait. Quand bien même il n’ouvre pas la bouche. Mais être réduit à un discours unilatéral qui serait seulement le contraire de celui des ultra-révolutionnaires, cela non, il ne peut le tolérer. Trop conscient de la grandeur de l’homme, ce n’est pas aux côtés des seuls Indulgents qu’il s’engage, même si ces derniers attendent qu’il les couvre. Il veut continuer de prendre position pour tous ceux qu’il estime, à quelque parti qu’ils appartiennent, même quand ils pensent différemment de lui. Cette attitude qui, au fond, a toujours été sienne, cette soif de dépasser les frontières des opinions, non pas dans l’uniformité d’un parti unique, mais dans un vaste rassemblement de talents individuels concertés, est inséparable de la révolution qu’il a faite et aimée. L’ennemi irrécupérable, c’est l’aristocrate. C’est l’Autrichien, le Prussien, l’Anglais, non en tant que personne, ni en tant que peuple, mais comme suppôt de la contre-révolution européenne. À l’intérieur d’une assemblée révolutionnaire, il ne peut pas penser à des désaccords irrémédiables. Il continue d’affirmer que les oppositions marquées entre ses membres peuvent être salutaires, qu’elles doivent donner la vie, non la mort. A-t-il tort, a-t-il raison ? La Terreur était-elle incontournable ? Le débat est toujours ouvert. Certains robespierristes assurent encore aujourd’hui qu’elle était nécessaire, malgré les exemples des révolutions ultérieures, russe, chinoise, cubaine. On sait bien pourtant que ces dictatures collectives, menées au départ à plusieurs pour la bonne cause et fondées sur des circonstances exceptionnelles, mènent droit à la dictature d’un seul qui récupère la république à son profit. L’ascension de Bonaparte naît du marasme postrévolutionnaire, sans doute, mais ce marasme lui-même naît de la Terreur qui le précède. Je ne suis nullement contre Robespierre, on l’a compris. Mais je ne suis pas une inconditionnelle de sa politique, et je crois qu’en politique comme en tout, il est vivement conseillé de n’être l’inconditionnel de personne. Pas même de Dieu ! Robespierre s’est trompé du haut de sa sincérité, et je pense qu’il a flotté, douté, dans le mois qui a précédé sa chute, alors qu’il quitte de son plein gré le gouvernement, se replie chez lui,


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  • DANTON

ne se montre plus. En réalité, la toute dernière époque de la Révolution française est sans issue. Que ce soit par la Terreur (Robespierre) ou sans elle (Danton). Elle a brûlé ses dernières cartouches, elle s’est « glacée » pour reprendre le mot de SaintJust. Peut-être aurait-il fallu qu’elle s’arrête avant, mais peut-on arrêter une révolution en marche ? Les monarchistes constitutionnels voulaient l’arrêter avant la déposition du roi ; Danton voulait l’arrêter en septembre , après l’avènement de la République ; et Robespierre sans doute, au fond de lui, après la chute des Girondins. Si elle a suivi son cours tumultueux, c’est parce qu’elle était attaquée de toutes parts, bien sûr, mais aussi parce qu’elle dépassait les hommes eux-mêmes, leurs forces, leurs capacités de lucidité, de résistance. Le plus longtemps possible, Robespierre continuera de croire qu’il travaille pour l’avenir proche, c’est-à-dire que la récolte de la liberté, de la paix, de la démocratie véritable, suivra immédiatement la semaison, qu’il assistera à cet âge d’or de son vivant et du vivant de ses contemporains. Comme si la Terreur n’était qu’un accouchement douloureux. Il ne se rend pas compte que de la Terreur même, rien ne peut s’accoucher qui soit durable, qu’elle ne peut donner naissance qu’à des enfants mort-nés ou des monstres. Qu’elle ne peut durer que le temps de sa grossesse difficile. C’est seulement un mois avant sa mort, dans le repli dont je viens de parler, dépressif et salutaire, qu’il lâche prise, qu’il laisse le temps s’engouffrer en lui, ouvrir les voiles d’un avenir plus large auquel il ne participera pas. Si Danton refuse la Terreur, comment lui en vouloir ? Et qu’auraitil dit s’il avait connu la suite, une connaissance que sa propre mort lui épargnera ? Par exemple, les déplacements incessants de la guillotine d’un endroit à l’autre, le temps d’éponger l’inondation de sang qu’elle laisse derrière elle, incommodent les habitants jusqu’à la nausée. Ou la loi de Prairial qui va ôter au suspect dès lors qu’il est reconnu « conspirateur » (comment et par qui ?) tout moyen de se défendre : plus de débat, plus d’avocat, plus de témoins. Il sent l’accélération qui se prépare, déjà bien engagée, même s’il ne la connaîtra pas à son summum. Et pour lui, elle n’est pas justifiable, c’est une tache indélébile. Quelques chiffres, ici, s’imposent. La Terreur, si on la fait commencer après la chute des Girondins, donc juste après les émeutes du  mai et du


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 juin , et s’achever au  thermidor an II, c’est-à-dire fin juillet , fera approximativement   victimes. Il est difficile de préciser. On sait par contre que les trois-quarts appartiennent au Tiers État. Ces   se dénombrent en guillotinés,   à peu près en France,   à Paris seul, sur un demimillion de personnes arrêtées en tout, souvent dans des conditions d’emprisonnement très dures, voire mortelles. L’autre grosse somme de victimes vient des massacres, surtout dans l’Ouest vendéen et dans la vallée du Rhône fédéraliste, commis sous l’impulsion de certains commissaires et représentants en mission aux armées ou certains chefs militaires. Parmi ces atrocités, les plus connues sont, pour faire court, les noyades de Nantes, les colonnes infernales du général Turreau en Vendée, les mitraillades de Lyon, mais d’autres régions ne sont pas complètement épargnées, il suffit d’un fou sans entraves, comme Lebon à Arras, que le Comité de salut public hésitera à limoger parce qu’il s’est conduit héroïquement lors de la bataille de Fleurus. Tant de sang versé cimente-t-il une République ? Non. La Terreur est une course à rebours comme si la Révolution sentait sa fin approcher et ne voulait pas encore l’accepter. Ce n’est pas sa fin militaire, les armées de la Révolution vont alors voler de victoire en victoire, ensuite enfourchées triomphalement par Bonaparte. Mais c’est la fin de sa conscience démocratique, la fin de son grand œuvre commencé en , la fin de la promesse tenue qu’elle ne peut tenir, celle de la Constitution de , celle des droits de l’homme et du citoyen. Quand Robespierre au  thermidor dit : « La République, elle est perdue, car les brigands triomphent », il ne comprend pas qu’elle est déjà perdue depuis plus de six mois dans son idéal sacré, sa liberté sacrée. Danton, homme de liberté par excellence, on l’a dit, ne pouvait la remettre à plus tard. Il pensait qu’il n’y a pas de lendemain qui soit libre si le germe de la liberté ne peut se vivre au présent, à la seconde même. En cela, il confirmait ces magnifiques phrases de Desmoulins auxquelles il a peut-être ajouté quelque chose de son propre esprit : La liberté n’a ni vieillesse, ni enfance, elle n’a qu’un âge, celui de la force et de la vigueur. Autrement ceux qui se font tuer pour la République seraient donc aussi stupides que ces fanatiques de la Vendée qui se font tuer pour des délices de paradis dont ils ne


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jouiront point. […] Non, cette liberté que j’adore n’est point le Dieu inconnu. Nous combattons pour défendre des biens dont elle met sur le champ en possession ceux qui l’invoquent.

  • DANTON

Que répondre à cette évidence ? Est-ce vraiment lui, Desmoulins, ce composé bizarre d’idées saines et de projets chimériques comme dit Robespierre ? Non, ce qui est chimérique, c’est la situation, ce qu’elle est devenue, ce qu’elle devient. Une situation dont la folie consiste à faire passer les sages pour des fous. Au mois de mars , les hébertistes sont arrêtés, tout au moins une vingtaine, puis guillotinés. Hébert est rattrapé par sa peur de mourir. Au cachot puis sur la charrette qui le mène vers le lieu de son exécution, il offre aux spectateurs insensibles qui l’accompagnent un tableau lamentable, celui d’un tout petit homme perdu, sans masque cette fois, définitivement sorti de son personnage. Il pleure comme un enfant, supplie, appelle au secours. Curieuse, cette imprévoyance ! N’a-t-il jamais pensé, lui qui voulait faire couper tant de têtes, que la sienne pouvait tomber ? Avait-il la naïveté de se croire intouchable, inatteignable ? Si la parenthèse des hébertistes se referme ici, l’esprit des Exagérés proprement dit est loin d’être déraciné, il se perpétue d’une autre manière. Il s’insère, il entre dans les rouages internes du pouvoir. Et les robespierristes devront souvent composer avec lui, parfois au détriment de leurs convictions. Robespierre luimême se battra pour sauver quelques innocents injustement condamnés par eux. Et il n’y parviendra pas toujours ! La sœur de Louis XVI, Élisabeth, sera guillotinée malgré lui. De même, il essaiera de couvrir de sa protection ceux des Girondins qui avaient été graciés lors de l’insurrection du  mai  et que les extrémistes voudront lui arracher. Il ne réussira qu’en partie. Une fois les hébertistes terrassés, la parenthèse des dantonistes, quant à elle, reste ouverte. Que pense Danton ? Plus conscient qu’Hébert, il ne peut se réjouir longtemps de la nouvelle de sa mort. Il sait que l’étau se resserre autour de lui, qu’il ne peut lui échapper. Et il ne veut pas lui échapper ! Le dernier acte arrive pour lui, il le sait. Et il sait qu’il va falloir improviser une dernière fois. Il sait qu’il va lui falloir faire de sa mort sa création, superbement. Et il est seul dans sa résolution. Ses amis, vrais ou parasites, viennent sans arrêt le relancer afin qu’il bouge, réagisse. Ont-ils peur pour eux ? Pour lui ? On ne sait trop. Ils mêlent leur


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cas au sien, hâtivement, sans bien distinguer. La plupart du temps, ils lui conseillent de fuir. Lui n’y songe pas. À chaque fois, il leur assène en réponse des phrases toutes faites auxquelles il ne croit pas trop lui-même et qui se passent de commentaires. Il les rassure momentanément, et surtout, il s’en débarrasse : « On ne me touche pas, moi, je suis l’Arche. » Ou à plusieurs reprises : « Ils n’oseront pas. » Sans doute est-il curieux, justement, de savoir s’ils oseront ! Devant d’autres encore, il laisse échapper des bribes de confidences simples, fortes : « Je suis saoul des hommes », « Mieux vaut être un pauvre pêcheur que gouverner les hommes », « Plutôt être guillotiné que guillotineur »… À ceux qui disent que Robespierre conspire contre lui, il répond : « Si je pensais qu’il en eût seulement la pensée, je lui mangerai les entrailles » ; à ceux qui lui rapportent le mot de Vadier, membre du Comité de sûreté générale, toujours ricanant : « Nous viderons ce gros turbot farci », il rétorque « qu’il lui chiera dans le crâne ». Son obscénité sauvage continue de ne se rallier à aucun cliché !

Parmi les dernières manifestations de Danton à la Convention, l’une s’est bien implantée dans la mémoire collective. Elle a même maintenant plus de notoriété qu’elle n’en a eue alors ou au début du siècle suivant. Il s’agit de la question de l’esclavage dans les colonies. Elle est brusquement amenée sur le tapis par l’irruption en pleine séance de trois députés de Saint-Domingue et de leurs familles. Louis-Pierre Dufay, seul Blanc de la petite délégation, en fait partie. La tragédie de son île qu’il relate devant l’Assemblée émue, il l’a vue, comme ses compatriotes, de ses yeux. Ce qui lui donne autorité intérieure pour en parler. Il ne faut pas oublier que Saint-Domingue, pour les Français, c’est loin, très loin. Beaucoup plus loin qu’aujourd’hui, si j’ose dire, compte tenu du décalage de temps qui sépare chaque événement de sa réception dans la vieille Europe. L’aperçu sur le vif qu’en livre Dufay est celui d’un autre monde qui appartient pourtant bien à celui de tous, subit les mêmes sévices, emploie les mêmes termes quand il s’agit de la reconnaissance des droits humains les plus légitimes. Il rompt des lances contre ces colons


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et ces officiers qui, pour éviter la confiscation de leurs biens, demandent protection à l’Espagne et à l’Angleterre, ces insensés qui se regardaient comme une race privilégiée, et prétendaient que les citoyens de couleur étaient placés au-dessous d’eux par la nature.

Il replace les Noirs, les Nègres comme on dit alors sans intention péjorative particulière, dans le cercle de la République française :

Législateurs, on calomnie les Noirs, on envenime toutes leurs actions, parce qu’on ne peut plus les opprimer. Nous les mettons sous votre sauvegarde.Vous saurez démêler les causes de toutes ces

• DANTON

À cette époque, il s’agit de débattre de l’esclavage, non de l’indépendance des colonies. Ce sont deux questions absolument distinctes. Les députés de Saint-Domingue sont honorés ici comme vrais Français. Ils se sont libérés de l’esclavage, non de la France. Chaque chose en son temps. Aucun pouvoir, aucun pays, à la fin du e siècle, n’admettrait l’abandon volontaire de ses colonies. Cette autre question interviendra plus tard, pour la première fois sous Bonaparte consul, quand Saint-Domingue deviendra Haïti, et il est probable que si elle s’était posée pendant la période révolutionnaire, elle n’aurait guère été mieux reçue qu’elle le fut ensuite. Par contre, l’abolition de l’esclavage, l’égalité des peuples et des races, cela va tout seul pour les hommes de la Révolution issus des Lumières. Maintenant, se représentent-ils nettement les horreurs commises par les colons dans les temps précédents ? La conception qu’ils en ont est encore un peu théorique, abstraite. On imagine donc à quel point l’apparition en chair et en os de députés de couleur à la Convention rapproche soudainement les continents. Au début de la Révolution, l’Assemblée constituante était encore divisée sur le sujet, elle ne l’est plus début . Au contraire, elle est prête à recevoir la semence des temps nouveaux, son message, sa supplication. Dufay :

 

Les citoyens de couleur, qui sont le peuple, les véritables Sansculottes dans les colonies, n’oublièrent pas que le pouvoir militaire était soumis impérieusement à l’autorité civile ; ils se rallièrent sur-le-champ autour de vos commissaires […]. Ils ont défendu vos collègues avec le plus grand courage, ils se sont battus comme des héros.


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accusations. Il ne faut attribuer les écarts de la liberté qu’à ceux qui voudraient la détruire.

À cette croisée des chemins qui propulse en avant l’avenir des races, la venue de cette délégation noire à Paris est une innovation magnifique. L’éloigné se fait tout proche. Bien sûr, des Noirs, on en a déjà vus. On en voit, même s’ils ne courent pas les rues. Mais toujours en position d’infériorité sociale. Ici, subitement, des Blancs et des Noirs parlent entre eux sur un total pied d’égalité. C’est si puissant, si vertigineux, qu’une femme métissée des tribunes s’évanouit de bonheur. Je pense que Danton qui ne s’est pas fait connaître autrefois sur ce sujet loin de ses préoccupations, a dû être saisi par l’image générale de cette fusion humaine, non plus écrite sur le papier cette fois, mais visuelle, charnelle. Je pense qu’il a dû sentir confusément en lui la montée d’adrénaline d’une situation si nouvelle et si forte. On sait qu’elle sera malheureusement éphémère, qu’elle ne se reproduira plus avant . Mais il en aura été un des premiers témoins. Aussi, en montant ce jour-là à la tribune, va-t-il donner à cet événement les mots qui l’accompagneront pour toujours et l’immortaliseront. Le texte qui nous est resté est court, sans doute fut-il plus long. On le connaît bien aujourd’hui, mais séparé du contexte de mort dans lequel Danton se débat lui-même alors. Et on peut imaginer à quel point ce rayon de soleil forme, pour lui, à ce moment-là, un contraste avec les ténèbres extérieures et intérieures dans lesquelles il commence à se sentir pris, à s’ensevelir. On peut imaginer l’évasion salvatrice qu’il lui apporte une dernière fois, la fenêtre qu’il ouvre en grand sur le monde avant qu’elle ne se referme pour lui. C’est presque son dernier souffle hors du drame : Représentants du peuple français, jusqu’ici nous n’avons décrété la liberté qu’en égoïstes et pour nous seuls. Mais aujourd’hui nous proclamons à la face de l’univers, et les générations futures trouveront leur gloire dans ce décret, nous proclamons la liberté universelle. Hier, lorsque le président donna le baiser fraternel aux députés de couleur, je vis le moment où la Convention devait décréter la liberté de nos frères. La séance était trop peu nombreuse. La Convention vient de faire son devoir. Mais, après avoir accordé le bienfait de la liberté, il faut que nous en soyons pour ainsi dire les modérateurs. […]


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Nous avions déshonoré notre gloire en tronquant nos travaux. […] Nous travaillons pour les générations futures, lançons la liberté dans les colonies ; c’est aujourd’hui que l’Anglais est mort. En jetant la liberté dans le Nouveau Monde, elle y portera des fruits abondants, elle y poussera des racines profondes. […] La France va reprendre le rang et l’influence que lui assurent son énergie, son sol et sa population. Nous jouirons nous-mêmes de notre générosité, mais nous ne l’étendrons point au-delà des bornes de la sagesse. […] Ne perdons point notre énergie ; lançons nos frégates ; soyons sûrs des bénédictions de l’univers et de la postérité, et décrétons le renvoi des mesures à l’examen des comités.

Enfin le tout dernier discours de Danton semble avoir été celui du  mars . Hébert n’est pas encore guillotiné, il le sera le , et Danton lui-même arrêté dans la nuit du  au . On est donc bien au bord du précipice. Dans ses dernières paroles à la Convention, l’orateur renouvelle son estime à la Commune de Paris, pourtant le fief des Exagérés, et émet un léger reproche à l’encontre de Philippe Rühl qui préside ce jour-là l’Assemblée. À vrai dire, ce n’est pas un discours d’une grande importance politique, c’est pourquoi il n’est pas nécessaire ici de rentrer dans le détail du reproche en question. Par contre, sur un plan humain, il est intéressant. Car le bon Rühl, ému par la critique de Danton, spontanément, répond : « Viens, mon cher collègue, occupe toi-même le fauteuil. » Et Danton de répliquer : Président, ne demande pas que je monte au fauteuil, tu l’occupes dignement. Ma pensée est pure. Si mes expressions l’ont mal rendue, pardonne-moi une inconséquence involontaire. Je te

• DANTON

La Convention nationale déclare aboli l’esclavage des Nègres dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français, et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution.

 

Dans le style du temps où la paix et la guerre s’entremêlent, s’ajoute à l’idéal de fraternité la croisade révolutionnaire contre l’Angleterre ennemie, maîtresse des mers et toujours convoiteuse de terres nouvelles. La formulation décisive du décret sera trouvée par Lacroix, homme de Danton comme on sait :


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pardonnerai moi-même une pareille erreur. Vois en moi un frère qui a exprimé librement son opinion.

Rühl se jette alors dans les bras de Danton, ce qui suscite l’enthousiasme général. Ces paroles échangées sont frappantes du Danton dernière manière. J’y relève ce besoin qu’il a désormais en toutes circonstances de vouloir manifester de la grandeur, de la magnanimité, de la générosité. On a l’impression qu’il meure déjà de ne pas pouvoir pardonner plus, ou manifester davantage le respect qu’il se sent pour les êtres humains dès qu’ils sont à la mesure de la vraie dignité de l’amour. Il n’y a rien de petit dans cette dernière explosion publique de sentiment. Rien de faible, rien de lassé. Une page noire va maintenant s’ouvrir, elle va tuer Danton et ses amis, beaucoup d’autres, et aussi la Révolution elle-même, celle qu’il a vu naître et qu’il a contribué à faire naître, celle dont la foi soulevait des montagnes, marchait sur la mer. Celle qui ne voulait, qui ne pouvait pas se laisser emprisonner dans l’esprit de parti. Ce qui suit est l’échec de la Révolution proprement dite, ce qui la conduit immédiatement à sa fin. Mais les hommes qui tiennent les rênes ne le savent pas. Ils suivent leur pente sanglante sans pouvoir s’arrêter. Et parce qu’ils ne le peuvent pas, ils disent qu’ils ne le veulent pas, ou que la situation ne le permet pas. Balayant ainsi leurs doutes comme s’ils étaient quantité négligeable, ils se réfugient parmi les abstractions, les sommets de hautes montagnes inatteignables, les neiges éternelles de l’esprit. Saint-Just, un des piliers de cette ultime phase, jeune homme de vingt-six ans qui ne s’est pas encore épuisé, résume bien dans une de ses phrases la tendance fanatique du moment : Il y a quelque chose de terrible dans l’amour sacré de la patrie. Il est tellement exclusif qu’il immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain, à l’intérêt public; […] il immole ses affections privées…

Bref : l’anti-Danton par excellence. Cette transcendance noire qui se sépare peu à peu de l’être humain, qui ne fait plus confiance à ses pulsions fondamentales, elle égare également Robespierre durant les trois mois qui vont suivre. Maintenant qu’il a décidé de livrer Danton, ses derniers scrupules tombent.Très vite, il se persuade par des arguments aussi vains que contestables qu’il vient de débusquer un grand criminel. Cela ne s’est pas fait en un jour, c’est vrai. On l’a vu hésiter, s’émouvoir, se


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C’est-à-dire qu’il parle exactement comme Saint-Just. Être fraternel ne compte plus, car la fraternité implique la liberté des affinités. Non, ce qui compte désormais, ce qui paraît élevé, dans ce renversement de valeurs, c’est de sacrifier un frère à plus grand que lui, à plus grand que « moi ». Cela sans comprendre que, dans cet héroïsme inutile, le « moi » triomphe. Il ne faut pas croire pour autant que les mots « liberté », « humanité », disparaissent du langage et du vocabulaire de leurs assassins. Ils continuent de les employer avec une constance qui ferait sourire si ce n’était si tragique. Par contre, le mot « amitié » remplace peu à peu celui de « fraternité » jusqu’à signifier paradoxalement son contraire. Ainsi Saint-Just parle sans arrêt, c’est une litanie chez lui, des « amis ». Il prend modèle sur les républiques antiques qu’il réactualise à sa guise et rêve debout une patrie intemporelle dont l’espace est contenu dans sa seule tête : Tout homme âgé de vingt-et-un ans est tenu de déclarer dans le temple quels sont ses amis. Cette déclaration doit être renouvelée tous les ans […]. Si un homme quitte un ami, il est tenu d’en expliquer

• DANTON

Il s’agit de savoir si quelques hommes aujourd’hui doivent l’emporter sur la patrie.

 

reprendre. Peu de temps avant les événements qui envoient les hébertistes et les dantonistes à la mort, il tombe malade. Il est coutumier de ces chutes. Il lui était arrivé la même chose avant l’arrestation des Girondins. Mais du temps s’est écoulé depuis, et les sacrifices auxquels il se croit obligé de consentir sont de plus en plus douloureux. Que se passe-t-il dans ces moments d’abattement nerveux qui le clouent chez lui, le retirent à l’attention des yeux fixés sur lui ? Un dernier dialogue avec soi-même ? Le duel de ses émotions déchirées et de sa logique inflexible ? Sans doute. Mais dans ce dilemme crucial, ce n’est pas le cœur qui l’emporte. C’est au contraire de lui dont Robespierre se méfie tandis que le fanatisme lui paraît sûr, solide, incontestable. Ainsi, quand il reparaît sur la scène publique, les jeux sont faits. Il a délibéré dans l’ombre, il s’est arrangé avec sa conscience qui ne lui reproche plus rien. Il a réussi à se blinder contre sa sensibilité au nom d’une sensibilité égoïste qui lui paraît plus haute, car elle exige un sacrifice plus grand. Devant la Convention étonnée et attristée de l’arrestation de Danton, il dit :


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les motifs devant le peuple dans les temples, sur l’appel d’un citoyen ou du plus vieux ; s’il le refuse, il est banni. […] Les amis sont placés les uns près des autres dans les combats. Ceux qui sont restés unis toute leur vie sont renfermés dans le même tombeau. Les amis porteront le deuil l’un de l’autre. […] Si un homme commet un crime, ses amis sont bannis. Les amis creusent la tombe, préparent les obsèques l’un de l’autre ; ils sèment les fleurs avec les enfants sur la sépulture. Celui qui dit qu’il ne croit pas à l’amitié, ou qui n’a point d’amis, est banni.

Le psychanalyste Jacques André dans sa remarquable étude sur La Révolution fratricide met en relief cette définition de l’amitié qui ne peut exister qu’entre sosies, entre clones, ce qu’il appelle avec justesse « l’amour des Mêmes » : Les amis de Saint-Just sont plus que jamais des hommes, de façon exclusive. L’amitié, pas plus que le lien social, ne concerne les femmes. L’écart entre les sexes est maximum lorsque l’amitié se rapproche de son modèle archaïque : la fraternité d’armes […]. Sur fond d’un égalitarisme accentué, quelles que soient les distorsions entre les discours et les faits, les amis et les frères dessinent un monde Un où seraient abolies toutes les différences.

Au nom de cet idéal d’amitié platonique qui se différencie à peine d’un effet miroir, Saint-Just livre sans répulsion à la guillotine ses collègues de la veille dès lors qu’ils n’entrent pas dans cette image schématique. Il dénonce Hérault de Séchelles avec lequel, un an auparavant, il formait pourtant un si fructueux tandem, quand ils se penchaient tous deux sur la mise en mots de la Constitution de . Il est difficile de pénétrer ses vraies raisons. Susceptibilités qui ont tourmenté son orgueil pendant cette collaboration où il fallait vivre à deux et non tout seul, où il fallait se laisser compléter par un « différent de soi » ? Toujours est-il que lui incombe la mise en accusation de ce « frère », beau comme lui (trop beau ? Ou trop amoureux des femmes ?) qui n’a pas voulu jouer les doublures. C’est aussi à Saint-Just que revient la tâche de rédiger le texte qui anéantira les Indulgents. À partir des notes de Robespierre qui cherche désespérément à se convaincre de la culpabilité de Danton et y parvient, il dresse contre le colosse un réquisitoire où alternent la grandeur et la puérilité. On y retrouve bien son


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style, son esprit. Un esprit capable d’ouvrir des ailes souveraines et, simultanément, celui d’un tout jeune homme. Il est même si convaincu de son rôle, de sa mission de pourfendeur du vice et du crime, qu’il voudrait le lire face à Danton, en pleine Convention. Mais les membres des comités sont plus sages que lui. Ils se doutent que dans l’arène de l’Assemblée, le tribun à la voix de stentor risque de pulvériser le jeune présomptueux. La nouvelle de l’arrestation de Danton a plongé, je l’ai dit, la Convention dans une surprise consternée. Legendre, ami du tribun, demande timidement que ce dernier soit entendu au milieu de l’Assemblée pour sa défense, et non moins timidement, il se rétracte après que Robespierre s’est exprimé en sens inverse, et avec quels mots foudroyants :

Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable.

Danton pense, lui, qu’un innocent peut trembler, que la peur n’est pas une preuve de culpabilité. Ce sont les Comités de salut public et de sûreté générale qui ont établi l’acte d’arrestation de Danton, de Desmoulins, de Philippeaux et de Lacroix, dans la séance nocturne du  germinal ( mars). On n’y trouve pas la signature de Lindet, on a déjà dit pourquoi, ni celle de Rühl fidèle à Danton. Carnot, l’ingénieur militaire de la Révolution, a signé avec réticence de sa belle écriture verticale en disant : Songez-y bien, une tête comme celle-là en entraîne beaucoup d’autres.

Danton, de son côté, n’a pas émis de résistance quand on est venu le chercher chez lui. Peut-être voit-il là l’occasion de poser le fardeau ? Peut-être se sent-il soulagé ? Cela fait trop de nuits qu’il passe à tisonner violemment le feu de son âtre, à parler seul, à laisser échapper par bribes des phrases inachevées, entre-

• DANTON

« L’idole pourrie » est une trouvaille qui, sans le vouloir, conserve à Danton son éclat magnétique, son mystère. Il ajoute :



Legendre a parlé de Danton parce qu’il croit, sans doute, qu’à ce nom est attaché un privilège. Non, nous ne voulons point de privilèges, nous ne voulons point d’idoles. Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une prétendue idole, pourrie depuis longtemps.




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coupées, qui marquent l’agitation monomaniaque de son esprit obsédé. Il a été écroué à la prison du Luxembourg avec ses trois amis, il en retrouvera d’autres comme Hérault déjà en prison et Fabre. À ces proches s’ajouteront au tribunal et dans les charrettes finales des hommes de moralité douteuse que Danton a côtoyés sans plus, le général Westermann, les affairistes véreux Chabot, Basire, quelques autres. C’est la tactique des comités : noyer les « bons » au milieu des « mauvais » pour les discréditer par leur contact, faire croire à une vaste conspiration. Lacroix ne se doutait pas du coup qui le frappe. Danton lui dit : « Je le savais, on m’avait prévenu. » Et Lacroix de s’écrier : « Tu le savais, et tu n’as rien fait ! C’est ta paresse qui nous perd. » Qu’a dû penser Danton devant tant d’inconscience, devant tant de naïveté simpliste ? Sans doute a-t-il intérieurement haussé les épaules. Pour lui, c’est fini. Et tout commence. C’est triste, et ce n’est pas que triste. Il ne peut pas se lamenter comme se lamente Camille au même instant dans sa cellule, Camille que l’on vient d’arracher tout frémissant à Lucile désespérée et qui trempe de ses larmes les dernières lettres qu’il est en train de lui écrire. Lui ne peut se permettre de donner libre cours à son auto-attendrissement. C’est trop tard. Quand il a voulu s’attendrir, personne ne l’a écouté. Quand il a voulu exciter la pitié, non pour lui, mais pour tant de victimes, on l’a accusé de faiblesse. Puisqu’on veut de la force, on va en avoir ! Il va leur en donner à tous ! Si sa tête doit être tranchée, il va s’en servir une dernière fois avant, contre ses ennemis et au-delà d’eux, pour toutes les générations d’hommes potentiellement libres qui se succéderont jusqu’à nous. Contre la Révolution et pour elle. L’enjeu est grand. Et il en sent toute la dimension posthume. Cet homme qui, dans un mouvement d’énervement cynique, avait dit un jour à Robespierre qui lui en fait maintenant reproche que « l’opinion publique est une putain, la postérité une sottise », va s’adresser, plus que jamais, à la postérité. D’elle seule il attend encore quelque chose. Bien sûr, il aurait préféré vivre. Bien sûr, il est toujours dur de mourir. Bien sûr, il n’est pas exclu qu’au cours du procès qui va suivre il n’ait pas eu le fol espoir, parfois, d’être acquitté. Gracié et miraculé. De s’échapper de tout cela comme s’il venait de faire un cauchemar dont on se réveille, de regagner la quiétude du foyer qu’il avait si bien su renouveler par sa seule volonté de bonheur, embrasser Louise à peine connue déjà perdue, ses enfants. À


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trente-quatre ans, quelle maturité féconde n’aurait-il pas eu devant lui ? On ne consent pas de gaîté de cœur à perdre la lumière retrouvée. Mais il n’est plus temps d’y penser. C’est à une autre lumière, plus dure et plus rayonnante, qu’il est voué, celle qui passe par la pire épreuve. Il va lui falloir remplir son destin. Le sien propre. Il va lui falloir s’incarner dans sa mort.

  • DANTON

Le procès de Danton, de ses amis et comparses ajoutés va se dérouler sur plusieurs jours en ce début avril . Camille Desmoulins s’étonne d’être confondu dans le box des accusés avec des hommes d’affaires sans scrupules qu’il connaît à peine, voire pas du tout. Fabre d’Églantine, fantoche assez insignifiant au fond, hérite du fauteuil du principal accusé comme s’il avait été le deus ex machina de l’illusoire conjuration en cours.Tactique des comités qui veulent escamoter Danton, le chasser du centre de l’action, lui voler la vedette en le banalisant, en le minimisant, comme s’il n’était qu’un parmi d’autres. Lui se tait, se réserve pour plus tard. Il a confiance en lui. À Fouquier-Tinville, l’Accusateur public, qui lui demande s’il veut un avocat, il dit : « Je me suffis à moi-même. » On lui en désigne un d’office, un certain La Fleutrie, au moins pour respecter le protocole. On ne le verra jamais, ou bien il n’ouvrira pas la bouche. En tout cas, on n’en entendra plus parler. Les jurés sont au nombre de sept, ils devraient être douze, c’est la règle. Mais on a amputé le jury de tous ceux qui auraient pu manifester de la sympathie envers les prévenus. Il est intéressant aussi de noter que FouquierTinville lui-même doit son poste à Danton et à Desmoulins, et on imagine que les allées et venues incessantes qu’il va devoir entreprendre entre le tribunal et les comités vont être pour lui une épreuve d’endurance, car il est observé, espionné par les « sbires » de la Sûreté générale avec la plus grande attention. Le  avril, jour de la première audience, est dévolu à l’interrogatoire par Hermann, président du tribunal, de Fabre, de Chabot, de l’abbé d’Espagnac, compromis dans la sombre affaire d’escroquerie de la Compagnie des Indes sur laquelle je ne m’étendrai pas ici. Ces malversations n’intéressent personne. La foule venue au tribunal repart bredouille, elle attend son grand homme. Jusqu’à présent, il


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s’est contenté de décliner son identité et son adresse selon la procédure. Mais déjà, sa réponse indique dans quel sens il veut infléchir la marche des événements : « Ma demeure ? Bientôt dans le néant. Et mon nom au Panthéon de l’histoire. » Emphatique, comme tout ce qu’on dit alors, mais noble et encore retenu. Pas de débordement, seulement de la fierté dédaigneuse. De son côté, Desmoulins, en donnant son âge, fait sensation : « J’ai trente-trois ans, l’âge du sans-culotte Jésus quand il mourut. » En réalité, il en a tout juste trente-quatre. Un mot à ce propos : à une époque de déchristianisation intense où l’Église catholique est très déconsidérée, le personnage de Jésus demeure un exemple d’innocence, de vérité, de compassion humaine. Il est toujours l’agneau vivant, et s’il n’efface plus les péchés du monde, il est là, symboliquement, pour en mettre la noirceur à vif comme il l’avait déjà fait sur la croix. En le brandissant à haute voix, Camille l’extirpe d’une institution religieuse figée et rétrograde, il le restitue dans sa teneur de missionnaire et d’orateur subversifs, il le fait pencher purement et simplement du côté de la Révolution. Ceux qui ont aboli l’absolutisme royal et, du même coup, les privilèges d’une Église qui frayait avec lui, main dans la main si j’ose dire, n’ont pas aboli Jésus lui-même, même s’ils l’ont aboli comme Christ sauveur. Et il leur arrive tout simplement de le revendiquer à leur côté, comme une présence amie. Desmoulins n’est pas seul à faire ainsi. Hébert lui-même, pourtant féroce adepte de la persécution des prêtres, de la profanation des lieux de culte, avait plusieurs fois dans son journal cité l’homme Jésus, voire le bonhomme Jésus, avec bienveillance. Et d’autres. Cela indique à quel point le fossé entre l’Église et son message chrétien primitif, originel, s’est creusé. Avec la Révocation de l’Édit de Nantes un siècle plus tôt, le vieux Louis XIV, le soleil fané de Versailles, en décimant les protestants, a asservi, aliéné les catholiques auprès de lui comme il a aliéné les nobles en les transformant en courtisans. Dès lors, le catholicisme français, couvert d’honneurs mais privé de vraie puissance spirituelle, a cessé de représenter la population misérable et opprimée. Il s’est détourné des pauvres, des malheureux, sauf en apparence, sauf en onctions et bénédictions, sauf en gestes, en simagrées extérieures. Synonyme de caste, avec l’instinct de conservation hiérarchique qui s’y attache, soumis à un pape et à un roi qu’il doit se forcer d’honorer comme un Dieu, il a


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  • DANTON

perdu pour beaucoup sa crédibilité. Mais Jésus, quant à lui, n’a pas perdu la sienne. Il a seulement rompu avec la religion, il s’en est échappé comme d’une caverne de voleurs. La première audience du procès de Danton se passe presque de sa voix. Elle le remet à la suivante, non sans quelque appréhension. Lui, hors les mots cités plus haut, rue tout de même deux fois dans les brancards. Une première quand il réclame la parution à la barre de quatre témoins, dont ses amis Fréron et Panis ; une seconde lors d’une attaque directe, alors qu’il aperçoit l’infirme Couthon en fauteuil roulant, membre du Comité de salut public, et aussi Amar et Voulland, du Comité de sûreté générale, faire de brèves apparitions dans la salle. Dégoûté mais toujours digne, coupant la parole à Fabricius Pâris, le greffier d’Hermann, en train de lire l’interminable acte d’accusation, il demande haut et fort qu’une commission soit nommée afin de recevoir sa dénonciation ainsi que celle de Desmoulins et de Philippeaux contre le système de dictature exercé par les comités. Aussitôt protestation des juges, sidération voluptueuse puis ovation de la foule. C’est déjà donner le ton de ce qui va suivre. Hermann suspend la séance, déstabilisé. Reprise le lendemain :  avril. Un nouveau venu, un accusé de plus, le général Westermann, réclame avec insistance d’être interrogé. Hermann lui répond vaguement que c’est une formalité inutile, et Danton de relever aussitôt la phrase avec le piment de son ironie : « Mais nous sommes tous là pour la forme ! » Rires. Westermann est finalement emporté dans une salle à part pour y être jugé. Commence alors une joute oratoire, savoureuse du point de vue du public entre Hermann et Danton. Hermann, vexé par l’interruption moqueuse de Danton et sa réception favorable, s’écrie rageusement : « Je vous rappelle au devoir ! » « Et moi », répond Danton, « je te rappelle à la pudeur ! Nous avons le droit de parler ici. C’est moi qui ai créé ce tribunal, ainsi je dois m’y connaître. » On sait qu’il n’a pas créé ce tribunal seul, qu’il en a partagé la naissance avec d’autres, dans un commun accord de la Convention. Mais on se rappelle effectivement qu’il a insisté pour sa mise en vigueur immédiate, et d’une certaine manière, oui, il s’en est approprié l’idée, il en est devenu comme le recréateur. Vacarme déclenché par l’incident. Hermann agite sa clochette de président pour rétablir un calme qui le fuit toujours, Danton continue de lancer les mille dards de son esprit acéré au


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milieu de la confusion générale. Hermann lui crie : « N’entendstu pas ma sonnette ? » Danton : Un homme qui défend sa vie et son honneur se moque du bruit de ta sonnette et hurle.

Cambon, l’expert financier de la Convention, s’avance à la barre. Toujours parfait, sobre et pointilleux. Il est cité comme témoin à charge contre les agioteurs de la Compagnie des Indes ici présents et dont il démontre, preuves à l’appui, la malhonnêteté évidente. Cela ne concerne pas Danton personnellement. Mais il sent bien ou il sait bien que Cambon ne le hait pas, n’est pas son ennemi, c’est pourquoi, subitement, il l’interpelle : « Cambon, nous crois-tu des conspirateurs ? » Cambon, sentant la pointe sarcastique de la demande, ne peut alors s’empêcher d’esquisser un sourire que Danton saisit tout de suite au vol : « Voyez, il rit ! Il ne le croit pas ! Greffier, écrivez qu’il a ri ! » Exit Cambon hors du tribunal. C’est maintenant le moment fatal. On lit le grand réquisitoire de SaintJust contre les dantonistes dits Indulgents, l’une de ces factions qui « nées avec la Révolution, l’ont suivie dans son cours, comme les reptiles suivent le cours des torrents ». Au fil de son rapport, SaintJust va puiser ainsi ses comparaisons littéraires soit dans une sorte de bestiaire humain, soit dans les exemples antiques à perte de vue.Vient le morceau d’implacable bravoure : Danton, tu répondras à la justice inévitable, inflexible.Voyons ta conduite passée, et montrons que depuis le premier jour, complice de tous les attentats, tu fus toujours contraire au parti de la liberté […]. Danton, tu as servi la tyrannie: tu fus, il est vrai, opposé à Lafayette; mais Mirabeau, d’Orléans, Dumouriez lui furent opposés de même. Oserais-tu nier avoir été vendu à ces trois hommes[…]? Que dirai-je de ton lâche et constant abandon de la cause publique au milieu des crises, où tu prenais toujours le parti de la retraite? […] L’esprit a des erreurs ; les erreurs de la conscience sont des crimes. […] Tu te fis publiquement un mérite de n’avoir jamais dénoncé Gensonné, Guadet et Brissot, tu leur tendais sans cesse l’olivier, gage de ton alliance avec eux contre le peuple et les républicains sévères. La Gironde te fit une guerre feinte. Pour te forcer à te prononcer, elle te demanda des comptes ; elle t’accusa d’ambition. […] Dans les débats orageux, on s’indignait de ton absence et de ton silence, toi, tu parlais de la campagne, des délices de la solitude et


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• DANTON

Pour ce réquisitoire où s’imbriquent étroitement l’une dans l’autre la verve tranchante et la folie fanatique, où les degrés de gravité sont confondus dans la même définition du mal, Saint-Just s’est inspiré, parfois au mot près, de notes écrites que Robespierre lui a transmises. Mais il les a redorées à sa manière de l’emphase tragique qui lui est propre. Le tout : une sorte de magma qui plane, semble sourdre d’une nuit préhistorique oubliée et dans laquelle les espèces vivantes peuvent à peine se reconnaître entre elles. Parfum d’une terre ténébreuse et inconnue qui fait soudainement éclater les murs du tribunal sous sa voix d’apocalypse mais sans illumination à la clef, une voix qui ne peut dialoguer avec aucune autre que la sienne, totalement orientée vers une sorte de perdition poétique générale. Bien sûr, toute cette liste de griefs assénés méthodiquement l’un après l’autre, de diffamations à la fois

 

de la paresse, mais tu savais sortir de ton engourdissement pour défendre Dumouriez, Westermann, sa créature vantée, et les généraux, ses complices. […] Tu t’associas dans tes crimes Lacroix, conspirateur […]. Danton, tu eus, après le  août, une conférence avec Dumouriez, où vous vous jurâtes une amitié à toute épreuve et où vous unites votre fortune. Tu as justifié depuis cet affreux concordat, et tu es encore son ami au moment où je parle. […] Voilà ton indignation contre ces ennemis de la patrie! […] Quelle proposition vigoureuse as-tu jamais faite contre Brissot et son parti dans la représentation nationale où je t’accuse ? […] Tu t’accommodais à tout: Brissot et ses complices sortaient toujours contents d’avec toi. […] Éclateras-tu maintenant devant la justice du peuple, toi qui n’éclatas jamais lorsqu’on attaqua la patrie? Nous t’avions cru de bonne foi, quand nous accusâmes le parti de Brissot, mais depuis, des flots de lumière sont tombés sur ta politique.Tu es l’ami de Fabre, tu l’as défendu, tu n’es pas homme à te compromettre, tu n’as donc pu que te défendre toi-même dans ton complice. […] Ainsi, défenseur de tous les criminels, tu n’en as jamais fait autant pour un patriote. […] Mauvais citoyen, tu as conspiré; faux ami, tu disais, il y a deux jours, du mal de Desmoulins, […] méchant homme, tu as comparé l’opinion publique à une femme de mauvaise vie, tu as dit que l’honneur était ridicule, que la gloire et la postérité étaient une sottise : ces maximes devaient te concilier l’aristocratie ; elles étaient celles de Catilina. Si Fabre est innocent, si d’Orléans, si Dumouriez furent innocents, tu l’es sans doute. J’en ai trop dit: tu répondras à la justice.


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claires et obscures, d’insultes tutoyées, ont dû indigner Danton, mais on imagine aussi, surtout, combien ce ton a pu le surprendre, lui paraître étrange, encore plus insensé que les accusations formulées ! Qu’est-ce qui pousse ainsi Saint-Just contre Danton ? Est-ce Danton lui-même, sa personne, qui l’inspire à ce point contre lui ? A-t-il été autrefois blessé, rudoyé par lui ? Par exemple dans le temps très bref où ils se sont croisés au Comité de salut public ? A-t-il une sorte de revanche personnelle à prendre sur lui ? Ou bien ne le regarde-t-il même pas, seulement comme un tableau abstrait dont toute sensibilité personnelle a été gommée ? Il l’a sûrement souvent entendu dans le remous des assemblées alors que Danton, sans doute, ne faisait guère attention à lui. Il l’a entendu sous toutes les formes de la parole, il l’a entendu chuchoter et rugir. L’a-t-il admiré, méprisé, ou les deux à la fois ou alternativement ? Il a assisté, comme tous les spectateurs encore silencieux d’alors, à ses combats successifs, à ses renversements d’opinions, à ses sueurs, à ses triomphes aussi. Il sait qu’à son nom est attaché une popularité sans précédent, aussi grande que celle de Robespierre, qu’il est déjà une institution à lui seul, une légende vivante de la République. Le jeune homme inflexible et orgueilleux éprouve-t-il un frisson de volupté à se mesurer au monstre sacré ? Sans doute. Le défi est de taille, à la mesure de la reconnaissance qu’il recherche pour lui-même. S’il est ambitieux, et il l’est indiscutablement, il n’en demeure pas moins vrai qu’il croit Danton coupable. Déjà coupable par sa seule manière d’être, de vivre, de respirer. Croyant cela, et ce en quoi d’ailleurs il se distingue de Robespierre, il n’a pas peur de mentir. Quand le greffier Pâris a terminé sa longue lecture, il plane probablement dans l’air, dans l’atmosphère muette, je ne sais quel sentiment de consternation unanime. Danton est resté stoïque. Il n’a pas bronché. On suppose que l’arc noir et sinueux de ses sourcils s’est froncé, que ses yeux de « tartare » légèrement relevés vers ses tempes, de bleus qu’ils sont, ont viré au sombre, se sont laissés envahir de colère. Il attend cependant la fin du discours patiemment, se lève pour répondre. « Tout le temps que tu voudras » concède Hermann avec une magnanimité hypocrite. Ma voix qui tant de fois s’est fait entendre pour la cause du peuple, pour appuyer et défendre ses intérêts n’aura pas de peine à


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repousser la calomnie. Les lâches qui me poursuivent oseraient-ils m’attaquer en face ? Qu’ils se montrent et bientôt je les couvrirai de l’ignominie, de l’opprobre qui les caractérisent. […] Oui, moi Danton, je dévoilerai la dictature qui se montre entièrement à découvert !

Hermann casse son élan : « L’audace est le propre du crime, le calme est celui de l’innocence. » Danton répond aussitôt :

• DANTON

On sent bien d’après ses premiers mots qu’il songe moins à se défendre qu’à attaquer. Il s’est déjà tant défendu ! Comme cela lui doit paraître affreusement lassant et inutile de recommencer ! Puis maintenant, il doit se dire, tout au fond de lui, que sa vie parle d’elle-même. Il n’est plus à la tribune, il n’a plus besoin de se faire comprendre de ceux qui le rejettent. Il s’est délivré de tout désir de justification. Revenir sur le passé ? À quoi bon ? Il n’est déjà plus dans ce passé, il l’a quitté. C’est pour lui une terre lointaine qui fructifie de sa vie propre, de sa gloire éternelle, qui va son chemin dorénavant sans lui. Pourtant, puisqu’il le faut, il va obéir, jouer le jeu, quitte à répéter encore et encore les mêmes choses. Il va réclamer, comme il se doit, les preuves introuvables de sa vénalité. S’il fut acheté par la Cour, par Mirabeau, par la faction des Orléans, que ses accusateurs en dévoilent les documents probants ! Oui, il a dépensé les fonds secrets dont il était dépositaire lors de son ministère, mais c’était « pour donner l’impulsion à la Révolution ». S’il a été partisan des Girondins, leur aversion à son égard a bien prouvé le contraire ! On lui reproche de n’avoir pas prévu la trahison de Dumouriez ? Mais il n’est pas extralucide, on ne peut pas tout pressentir par avance, les événements prennent parfois des directions inattendues. On lui reproche de s’être réfugié quelque temps en Angleterre après le massacre du Champ-de-Mars ? Et alors ? Marat que tout le monde honore comme un héros a fait

 

L’audace individuelle est sans doute condamnable, mais l’audace nationale dont j’ai tant de fois servi la chose publique, oui, ce genre d’audace est permis ! Et c’est de celle-là dont je m’honore ! Lorsque je me vois si grièvement, si injustement inculpé, suis-je le maître de commander au sentiment d’indignation qui me soulève ? Est-ce d’un révolutionnaire comme moi, si fortement prononcé, qu’il faut attendre une défense froide ?


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de même sans qu’on lui en fasse grief. Son rôle au  août ? Tout le monde sait qu’il est l’homme même du  août, qu’il lui doit tout. Et il réclame l’audition de témoins qui rétabliraient la vérité de son action autour de ce jour décisif. Ainsi de suite… Plus intéressants que sa défense qui foule souvent les détails aux pieds, renâcle à perdre son temps en stérile monologue, jaillissent les nombreux et sulfureux écarts digressifs : Toi, Saint-Just, tu répondras à la postérité de la diffamation lancée contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ardent défenseur ! En parcourant cette liste d’horreurs, je sens toute mon existence frémir.

Au-delà de Saint-Just, c’est le dépeçage des deux comités coalisés qu’il vise, c’est le gouvernement révolutionnaire entier qui devient sa cible, cette Révolution qui n’est plus la sienne, qui n’est même plus une révolution pour lui, et il ne se lasse pas de lui envoyer à la fois des coups de corne d’une extrême violence en même temps que les piques ironiques de son humour, de son sourire aux aguets. Ainsi, pour les coups de corne : « J’ai des choses essentielles à révéler sur les trois coquins qui ont perdu Robespierre. » Intéressant de noter qu’il traite Robespierre différemment des autres, à un moment pourtant où, n’ayant plus rien à perdre, il pourrait l’écraser en paroles sans scrupule. Quant aux coquins, de qui s’agit-il ? Billaud, Collot ? Saint-Just ? Barère ? Enfin, pour l’ironie magnifique, ce trait, quand il voit justement l’ambigu Barère, membre du Comité de salut public, passer furtivement dans la salle du tribunal : C’est Barère qui est patriote à présent et Danton aristocrate, la France ne croira pas cela longtemps ! Quelle profondeur dans cette réflexion ! Qui se souvient de Barère aujourd’hui ? Parmi ces interjections incessantes qui semblent ruisseler toutes seules de sa bouche en fusion, certaines atterrissent comme les feux mal éteints d’une gerbe d’étincelles dans les oreilles de témoins consciencieux, occupés à les rassembler précieusement dans leur mémoire. C’est grâce à eux que nous les connaissons, mais dans quel ordre ? Quel jour, quelle heure ? Dans quelle circonstance précise ? Difficile à éclaircir. Au début, à la fin d’une séance, on ne sait plus trop. Mais il y a un « vrai » incontestable


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dans ce pêle-mêle de propos qu’on est bien obligé de recevoir en bloc sans faire le compte du détail. Certaines de ces phrases dans lesquelles alternent au gré de l’improvisation la plus grande assurance et la mélancolie la plus amère sont d’ailleurs devenues « historiques » après coup : Un accusé comme moi, qui connaît les mots et les choses, répond devant le jury, mais ne lui parle pas… La vie m’est à charge, il me tarde d’en être délivré… Mon nom est accolé à toutes les institutions révolutionnaires, comités, armées, tribunal révolutionnaire, c’est moi qui les ai voulus…

Puis celle-ci, remarquable, qui pourrait tenir lieu d’argument suprême devant des juges au cerveau moins lavé, encore capables de rentrer en eux-mêmes et s’écouter : C’est une chose bien étrange que l’aveuglement de la Convention nationale sur mon compte, et c’est une chose vraiment miraculeuse que son illumination subite.

Quand il reprend sa respiration, s’éponge le front, le président Hermann reprend : « Votre ironie ne détruit pas le reproche de vous être servi du masque du patriotisme pour favoriser secrètement la royauté. » Toujours le style ampoulé du temps, on ne peut y couper. Danton rétorque avec une ironie redoublée : Je me souviens effectivement d’avoir provoqué le rétablissement de la royauté, d’avoir protégé la fuite du tyran, en m’opposant de toutes mes forces à son voyage à Saint-Cloud, en faisant hérisser de piques et de baïonnettes son passage. Si c’est là se déclarer le partisan de la royauté, s’en montrer l’ami, si à ces traits on peut reconnaître l’homme favorisant la tyrannie, dans cette hypothèse, j’avoue être coupable de ce crime.

Le public de plus en plus dense s’enfièvre en l’écoutant. Il est fasciné, ému. Il sympathise ouvertement avec lui par des acclamations répétées. Danton se tourne alors orgueilleusement vers lui :

• DANTON

Je me suis donné la mort, et je suis un modéré, un conspirateur !



Moi vendu ! Un homme de ma trempe est impayable…




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Peuple, vous me jugerez quand j’aurai tout dit. Ma voix ne doit pas être entendue de vous seuls, mais de toute la France !

Qui est cette foule dans la salle qui déborde, ne peut la contenir ? Comment se dénombre-t-elle ? S’agit-il de mécontents du système ? De timides, d’effacés sans importance qui relèvent soudainement la tête ? D’hommes, de femmes qui souffrent dans leur vie de tous les jours et trouvent subitement là un exutoire qui les grandit, les réhabilite à leurs propres yeux ? D’hommes, de femmes qui, brusquement, reprennent courage, se sentent momentanément maîtres ou maîtresses de leurs destins asservis ? Ou bien s’agit-il de curieux, de badauds amateurs de bons spectacles ? Il y a sans doute de tout. Quoi qu’il en soit, l’animation, pendant la journée du  avril, atteint au comble. De tous les quartiers de Paris, des gens de toutes sortes qui n’ont pu trouver place à l’intérieur de la salle s’agglutinent contre ses portes, se serrent les uns contre les autres pour tenter de voir, entrevoir. Entendre, c’est déjà plus facile, compte tenu de la voix retentissante de l’orateur qui traverse les barrières matérielles. Les escaliers qui mènent au tribunal sont également encombrés, et en bas, la rue, toutes les rues alentour. On se répète d’écho en écho les bons mots du tribun, on se réjouit de sa bonne humeur. N’a-t-il pas dit : « On m’envoie à l’échafaud ? Hé bien, mes amis, j’irai gaiement ! » Mais on frémit aussi de sa colère, on se révolte et s’indigne avec lui, on est parcouru de sa flamme. L’excitation cependant ne dérive pas en émeute, elle reste surtout attentive, accrochée à sa bouche. C’est peut-être plus fort d’ailleurs, car les cœurs sont touchés ! Hermann, le président, commence à craquer de toutes parts, c’est trop pour lui, pour sa compétence étriquée. Vers quatre heures de l’après-midi, il fait passer en douce ce message à Fouquier-Tinville : « Dans une demi-heure, je ferai suspendre la défense de Danton. » Quant à Fouquier luimême qui vient de demander au Comité de salut public s’il peut faire comparaître les témoins réclamés par les accusés, il se heurte à un mur : c’est non, catégoriquement non. Pas de témoins. Le seul qui a comparu, on s’en souvient, c’est Cambon. Mais il est trop mesuré à l’égard de Danton, on ne le revoit plus. Un autre paraîtra encore, un certain Lullier, soucieux sans doute de plaire aux pouvoirs en place pour faire oublier ses anciennes amitiés hébertistes, témoin à charge donc.


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Danton et ses amis ont quitté la prison du Luxembourg pour celle de la Conciergerie voisine du Palais de justice. Ils ne sont donc pour rien, tout au moins de manière directe, dans l’éclosion d’un soulèvement des prisonniers au Luxembourg contre leurs geôliers après leur départ. Un soulèvement animé par deux détenus, le général Dillon et le député Simon (cité vainement comme

• DANTON

Un orage terrible gronde depuis que la séance est commencée : les accusés, en forcenés, réclament l’audition des témoins à décharge [les noms suivent] ; ils en appellent au peuple des refus qu’ils prétendent éprouver [Hermann avait rayé la phrase de Fouquier-Tinville : « il est impossible de vous tracer l’état d’agitation des esprits », pourtant encore lisible sous sa rature]. Malgré la fermeté du président du tribunal et du tribunal entier, leurs réclamations multipliées troublent la séance et ils annoncent à haute voix qu’ils ne se tairont pas que leurs témoins ne soient entendus et sans un décret : nous vous invitons à nous tracer définitivement notre conduite sur cette réclamation, l’ordre judiciaire ne nous fournissant aucun moyen de motiver ce refus.

 

Le  avril, dès le matin, Danton demande de nouveau la parole, Hermann refuse sous prétexte d’interroger équitablement tous les prévenus, Danton proteste avec véhémence. Car le président lui a promis la veille de le laisser poursuivre sa défense. Avec Desmoulins et Philippeaux, il réclame la citation d’une liste de témoins choisis comme la loi les y autorise. Mais FouquierTinville leur répond qu’il lui faut prendre à cet effet l’avis des comités. Que les comités soient décisionnaires en la matière, voilà qui fait bondir Danton, car la loi est la loi, la justice est la justice, elles ne peuvent être court-circuitées par une loi et une justice arbitraires de comités presque entièrement intéressés à sa perte. Il se plaint au peuple présent du refus illégal qui lui est fait ainsi qu’à ses amis, et le peuple commence à réclamer des témoins avec lui. Fouquier et Hermann cèdent à leur propre peur qu’ils parvenaient jusqu’alors à tenir en bride. Ils écrivent à deux un billet destiné au Comité de salut public. Le voici en entier, il est typique du trouble qu’ils traversent :


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témoin par le tribun). Pétard mouillé d’ailleurs. Ce complot bâclé dans lequel trempe la malheureuse Lucile Desmoulins prête à tout pour sauver son Camille, tout de suite intercepté par les deux comités, va leur permettre d’éteindre une fois pour toutes l’incendie du procès. C’est Saint-Just qui trouve la solution. Amplifiant démesurément et travestissant devant l’Assemblée le sens de la colère de Danton et des dantonistes au tribunal, il déclare : L’Accusateur public du Tribunal révolutionnaire nous a mandé que la révolte des coupables avait fait suspendre le cours de la justice jusqu’à ce que la Convention ait pris des mesures.Vous venez d’échapper au danger le plus grand qui ait jamais menacé la liberté. Mais tous les complices sont maintenant découverts ; et la révolte des criminels, aux pieds de la justice même, explique le secret de leur conscience. […] Quel innocent s’est jamais révolté devant la loi ? Il ne faut plus d’autre preuve de leurs attentats que leur audace. […] S’il est des hommes véritablement amis de la liberté, si l’énergie qui convient à ceux qui ont entrepris d’affranchir leur pays est dans vos cœurs, vous verrez qu’il n’y a plus de conspirateurs cachés à punir mais des conspirateurs à front découvert […]. Il était sans exemple que la Justice eût été insultée ; et si elle le fut, ce n’a jamais été que par des émigrés insensés, prophétisant la tyrannie. Eh bien, les nouveaux conspirateurs ont accusé la conscience publique ; que faut-il de plus pour achever de nous convaincre de leurs attentats ?. Les malheureux ! Ils avouent leur crime en résistant aux lois : il n’y a que les criminels que l’équité terrible épouvante.

Et devant l’assemblée muette, mouvante et presque invisible dans l’ombre (c’est le soir), il noue sans état d’âme l’indécence supposée des dantonistes à leur procès au complot de Dillon et de « la femme Desmoulins ». Et obtient, pour finir, des députés timorés ou terrifiés l’assentiment à la plus grande fourberie de sa courte vie, ce décret qui ternit encore aujourd’hui sa mémoire : le droit de mise hors des débats, sur le champ, des prévenus dès lors qu’ils se révoltent contre leurs juges. Sans état d’âme, ai-je dit ? C’est à voir. Bien sûr, il ne s’agit pas de douter de leur culpabilité ; douter pour lui, c’est mourir. Il a trouvé « ses » coupables idéaux, il ne va pas les lâcher. Mais il ne s’attendait pas à leur rébellion, elle le surprend de plein fouet,


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Elle arrivait à pas très lents. Elle entra, l’embrassa, lui pressa la main. Il lui reprocha doucement sa longue absence et son silence. Elle ne répondit rien. Il la conduisit par la main, et arrivé dans son appartement, il lui prodigua les plus tendres caresses. Elle souriait et ne proférait pas une parole. Ils se reposèrent tous les deux sur un lit, elle ne goûta point de plaisir, mais prit beaucoup de part à celui de son ami. Elle passa ses mains sur sa peau, autour de son corps, elle croisa ses jambes sur les siennes. [Il lui demande si elle l’aime, elle dit que oui, il répond :] Eh bien, il faut s’oublier, nous séparer et ne nous plus revoir. [Elle pleure. Retour probable sur le lit, s’ils l’avaient quitté, puisque : ] Il ne tarda

 

comme une gifle. Il n’avait pas prévu non plus qu’elle lui ferait peur. Cette peur irrationnelle, incontrôlable, il croyait sans doute l’avoir déjà dépassée, sublimée. Or cette nuit, elle déferle en lui, désordonnée. Elle le parcourt tout entier. Sinon, comment pourrait-il prononcer ces paroles ? On objectera que le fanatisme n’a jamais peur, qu’il fonce en toutes circonstances. Cela est vrai d’un certain type de fanatiques, en effet, cela est vrai pour un criminel nazi, un fou du Führer, du Duce ou pour un fou de Dieu, mais Saint-Just ne leur ressemble qu’apparemment. Tout fanatique qu’il est – et il l’est incontestablement – il a encore de la substance émotionnelle en lui, du velours. Il n’est pas tout roc ni tout fer. Cela se voit dans son style même qui demeure inspiré, qui a du corps, qui ne s’est pas encore desséché. Au fond, je l’ai déjà dit, quelque chose d’un enfant malheureux persiste en lui, ratiocine de manière lancinante sous sa croûte de réserve hautaine. Celui-là même qu’à l’aube de ses vingt ans, sa bien-aimée, Louise-Thérèse Gellé, contrainte par sa famille, a abandonné pour se marier à un autre. De cette blessure sentimentale, de cette défaite de la virilité, il ne s’est pas tout à fait remis. La Révolution l’a relevé. Elle lui a permis de se débarrasser du spectre de l’échec, de se mirer complaisamment de nouveau dans le miroir de sa propre conscience, d’accéder à la marche supérieure, se dévouer à une grande cause qui ne déçoit pas, en faveur d’hommes et de femmes hypothétiques, abstraits et parfaits. Mais la blessure reste. Elle se rouvre parfois tandis que la solitude creuse en lui son abîme. Ainsi l’on retrouvera après sa mort ce papier de sa main, souvenir de retrouvailles amoureuses (à moins qu’il s’agisse d’un rêve de retrouvailles ?) :


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pas à lui montrer qu’il l’aimait toujours de même. Il lui fit promettre de revenir le surlendemain. Elle emporta le secret de sa tristesse.

Texte de l’impossible communication, émouvant d’ailleurs, de l’amour qui se cherche sans pouvoir se trouver. Est-ce LouiseThérèse ? Probable. Il semble qu’elle ait assez vite quitté son mari pour rejoindre Saint-Just à Paris. On imagine le pointillé de ces rencontres ponctuelles, le narcissisme consolé de l’amant autrefois éconduit, le désespoir de la jeune femme face à l’impénétrabilité égotiste de l’autre. Au fond, une sorte d’anti-dantonisme inconscient se poursuit jusque dans le secret de l’alcôve amère, car rien n’est moins « dantonien » ou « dantonesque » que cette narration juvénile au centre de laquelle le désir entraîne si peu de joie à sa suite. Mais que doit-on préférer en temps de troubles ? Celui qui, tout à la Révolution, refuse de s’engager dans une vie de couple ou celui qui, comme Danton et tant d’autres, laisse derrière lui une veuve et des orphelins ? Revenons à notre procès. La rigueur mentale de Saint-Just, sa sévérité morale, tout implacables qu’elles soient, lui avaient jusqu’à présent interdit les bassesses. Et il faut qu’il soit bien secoué en ce début avril , bien bousculé intérieurement, pour commettre contre Danton et ses amis ce décret de son invention, le brandir comme un drapeau. Il a peur, et avec lui, tous les membres décisionnaires des comités, portés comme ils le sont à l’hystérie d’une paranoïa généralisée, ont peur. Le ricanant Vadier, les Amar,Voulland, David, du Comité de sûreté générale, ont peur. Barère, Robespierre, du Comité de salut public, ont peur. Ce n’est pas la même peur que celle, plus simple, des députés de l’Assemblée qui craignent pour leur vie ou celle de leurs proches. Non, un Robespierre n’a pas peur pour sa vie, ni un SaintJust. Leur peur est d’une autre teneur, plus savante. Celle de voir s’effondrer ce qu’ils placent au dessus de tout et leur paraît la pierre philosophale de la Révolution, alors que les insurgés du tribunal prétendent, eux, que la Révolution proprement dite n’est déjà plus, qu’elle est déjà entrée dans sa réaction. Si Saint-Just avait dédaigné jusque-là d’observer Danton comme personne, s’il s’était contenté de l’amalgamer, de manière générale et lointaine, à la figure du « vice » et du « mal » qu’il dénonce, comme il doit le regarder maintenant, s’il est possible de


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Je n’ai point insulté le tribunal. J’en prends le peuple à témoin. Ce décret, c’est une machination infernale pour nous perdre. Je

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regarder un absent ! Comme cet absent omniprésent doit l’obséder ! Ce sera un des derniers triomphes de Danton, triomphe dont il se serait moqué s’il l’avait su : avoir forcé un jeune homme qui s’est cru infaillible à se servir contre lui d’un procédé inique. Danton en mourra, mais Saint-Just en subira lui aussi la déflagration. Car il semble peu probable qu’il n’ait pas repensé par la suite à l’humiliation de cette peur ressentie, à cet acte fatal qu’elle lui a arraché, l’a fait tomber du côté du crime dont il s’était voulu le justicier aux « mains pures ». Ce qui l’atteste le mieux, c’est qu’en ce discours nocturne dont j’ai livré un extrait, il ne le cite pas. Il n’emploie jamais son nom. Il suit la ligne stratégique, mot d’ordre des comités, qui consiste à néantiser Danton, le réduire à rien du tout, à une poussière méprisable. Mais qui cela peut-il abuser ? Lorsqu’il est question de l’orage soulevé au tribunal, qui ignore que Danton en est à la fois le souffle et la foudre ? Personne ! Comme cette absence volontaire de nom, l’omission de ses deux syllabes simples et sonores, devenues aussi imprononçables que celles du Dieu hébreu dans les premières épopées de la Bible, indique l’importance primordiale que ce nom continue de recouvrir dans son esprit ! Et dans l’esprit de chacun ! Comme elle atteint le contraire de son but ! Comme elle rend à l’accusé trop célèbre toute sa gloire, comme elle en fait le centre secret des préoccupations ! Désormais, les séances du tribunal seront courtes, spasmodiques. Hermann, qui avait promis à Danton de le laisser poursuivre sa plaidoirie, s’y refuse. Tandis que dure leur désaccord, FouquierTinville reçoit, en privé, des mains de Voulland et d’Amar, le papier tant attendu. Il s’agit, bien sûr, du décret proposé la nuit précédente par Saint-Just et ratifié par l’Assemblée. « Voilà ce que tu as demandé » lui disent les deux émissaires du gouvernement, et Fouquier, soulagé, de s’écrier : « Ma foi, nous en avions bien besoin ! » Il rentre aussitôt dans la salle d’audience, demande la parole au président (parole que lui obtient sans peine), dit : « Je vais lire la réponse de la Convention au vœu des accusés. » Silence attentif. Et déception immense, car c’est la lecture du décret de mise hors des débats. Danton se dresse de toute sa taille :


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somme les juges, les jurés, j’adjure le public de déclarer si nous nous sommes révoltés !

De son côté, sur un autre registre sensible, mais tout aussi prenant, Camille Desmoulins, désespéré, laisse échapper sa plainte indignée quant au nouveau coup qui le frappe : « Non contents de m’assassiner, ils veulent encore assassiner ma femme ! » Hermann s’adresse aux membres du jury en se tournant vers eux : « Êtes-vous suffisamment éclairés ? » Les jurés sortis se concerter quelques instants dans une pièce écartée reviennent pour affirmer qu’ils le sont. « Les débats sont clos » lance Hermann, triomphant. Chaos sur le banc des prévenus. « Clos ? », bondit Danton, « Comment cela ? Ils n’ont pas encore commencé ! » « Allez-vous nous juger sans nous avoir entendus ? » renchérit Desmoulins en criant. Il froisse la feuille qu’il tient entre ses mains, sa plaidoirie sans doute, la transforme en boulette qu’il jette compulsivement à la figure du président, tandis que les autres accusés se déchaînent eux aussi. Moment idéal que choisit Fouquier pour sortir de sa boîte de Pandore le décret assassin : « Je requiers que les prévenus soient mis hors des débats. » Hermann opine. La scène se transforme en ring sur lequel les accusés crient, tendent le poing, donnent des coups avant d’être emportés, enlevés de leurs bancs pour regagner leurs cellules. Danton, digne, se contente d’afficher son dédain. Camille, volubile et agité, se cramponne à son siège, il faudra trois gendarmes pour l’en arracher. Le jury délibère donc. On l’a dit, nul ne peut accuser ses sept membres d’être trop favorables aux accusés, ce serait plutôt le contraire. Ils ont d’ailleurs été nommés pour cette raison. Cependant, le rendu de leur sentence semble moins rapide qu’on pouvait le supposer. Hésitent-ils ? Sont-ils troublés, effrayés ? On le serait à moins. Pour couper court à leurs tergiversations, le Comité de sûreté générale veille. Il envoie ses vautours à la buvette du tribunal sur laquelle s’ouvre la salle du jury, il n’a pas besoin de les envoyer d’ailleurs, ils y courent d’eux-mêmes. Impossibles donc à éviter. Ces consommateurs debout ou attablés, faussement indifférents, attendent les jurés au tournant,Vadier, Amar, toujours les mêmes, le peintre David dans sa période terroriste ou opportuniste à défaut d’être rose ou bleue, et qui aurait laissé échapper (on suppose qu’il parle de Danton) : « Comment pas coupable ? Est-ce que l’opinion publique ne l’a pas déjà jugé ? » À chaque fois que


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À la Conciergerie, pour lui-même cette fois, il s’exclame : « C’est à pareil jour que j’ai fait instituer le Tribunal révolutionnaire. J’en demande pardon à Dieu et aux hommes, ce n’était pas pour qu’il soit le fléau de l’humanité, c’était pour éviter de nouveaux massacres de septembre. » Et encore dans la même veine : Je laisse tout dans un gâchis épouvantable, ce sont tous des frères Caïn, il n’y en a pas un qui s’entende à gouverner.

• DANTON

Ce que vous avez fait pour le bonheur et la liberté de votre pays, j’ai essayé en vain de le faire pour le mien. J’ai été moins chanceux mais pas moins innocent.

 

les jurés émettent un doute légitime, les voilà vite remis sur les rails. Un document pour le moins énigmatique, trouvé chez Danton, va achever de les convaincre. De quoi s’agit-il ? D’une lettre du Foreign Office qui n’est sans doute pas un faux, parle d’argent, de corruption et d’espionnage, ne cite aucun nom, seulement des initiales indéchiffrables. Rien qui incrimine Danton personnellement. Sans date, sans année, sans mois, elle ne lui est d’ailleurs pas destinée mais à un certain Perrégaux, inatteignable en Suisse. En quoi concernait-elle Danton si on la retrouva dans son secrétaire ? Et surtout, fut-elle vraiment retrouvée dans son secrétaire ? Pourquoi n’en a-t-il pas été fait mention avant ? D’une perquisition prétendument accomplie le er avril, pourquoi des résultats si tardifs ? En tout cas, on imagine aisément comment les membres de la Sûreté générale sauront interpréter ce chiffon de papier qui ne signifie rien. D’une prison à l’autre, de celle du Luxembourg à la Conciergerie, dans ces allées et venues incessantes, Danton a parlé, parlé toujours, à voix haute, à voix basse. Il a affirmé orgueilleusement, il s’est radouci, il a murmuré. Parfois ce sont de grandes orgues vocales ou le grand orchestre ; parfois c’est la mélodie, la cantilène. Parfois c’est l’unisson, parfois la voix solitaire. Les mots semblent couler de sa bouche comme un flot intarissable, en filets, en cataractes. Rarement un prévenu, bientôt un condamné, aura tant parlé. Au Luxembourg, il a rencontré l’AngloAméricain Thomas Paine qui, emprisonné avec les Girondins dans la foulée de leur débandade en  mais non guillotiné avec eux, attend le feu vert du président Washington pour pouvoir de nouveau traverser l’Atlantique. Danton lui dit en anglais :


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Ces paroles grandes, nobles ou simplement mélancoliques, sont elles-mêmes entrecoupées d’autres plus cocasses, nées d’un humour jamais pris au dépourvu : Si je laissais mes jambes à Couthon (Couthon l’infirme) et mes couilles à Robespierre, cela irait encore quelque temps au Comité de salut public.

Autre phrase étonnante, trop originale pour n’être pas rapportée ici (on ne sait d’ailleurs trop à qui elle s’adresse, Lacroix peutêtre ?) : Mon ami, s’il se faisait une révolution dans l’autre monde, ne nous en mêlons pas.

L’avant-greffe de la Conciergerie. Les captifs ne se font plus guère d’illusions sur ce qui les attend, si tout au moins ils en avaient encore. Le juge Ducray vient leur lire la sentence officielle de leur condamnation à mort, immédiatement interrompu par Danton : Ton jugement, je m’en fous ! Je ne veux pas l’écouter !

Et tandis que l’autre, imperturbable, remplit sa mission, Danton bavarde sur ses paroles au point de les rendre presque inaudibles. C’est ensuite le passage obligé à ce qu’on appelle traditionnellement la « toilette du condamné » ; un manieur de ciseaux se charge de couper les chevelures au ras des nuques ou un peu audessus de manière à ce que le couteau de la guillotine remplisse convenablement son office. En prévision de cette opération, Lacroix aurait dit qu’il se couperait lui-même les cheveux afin qu’on n’y touche pas, et Danton lui aurait répondu : Ce sera bien autre chose quand Samson nous démantibulera les vertèbres du cou.

C’est assez son genre, et j’y crois volontiers. Je remarque d’ailleurs chez lui, au gré des témoignages qui ont accompagné, en live si j’ose dire, sa longue et surtout lente marche funèbre en charrette (une heure et demie, pleine d’arrêts, de pauses, de stalles, pour aller de la Conciergerie à la place de la Concorde, alors place de la Révolution, au milieu des embouteillages de la foule), ce besoin, toujours, d’appuyer en paroles sur la cruauté physique de la mort, sur son obscénité visuelle profonde. Comme s’il cherchait à se vacciner contre elle. Il anticipe sur le cadavre, sa


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  • DANTON

décomposition future. Il tient à se le représenter absolument. Il se voit mort, je veux dire comme un corps mort. Il voit sa tête coupée. Je ne sais si la plupart des condamnés vont si loin dans cette espèce d’exploration spontanée du processus dissolvant de la matière. Je ne sais surtout s’ils en éprouvent l’envie. On pense évidemment chez Danton à cette même pulsion irrésistible qui, un an auparavant, lui avait fait sonder la terre pour en extraire sa femme morte, l’embrasser une dernière fois dans son cercueil alors que, sans doute, le corps avait déjà commencé son autodestruction impitoyable. Cela, on s’en souvient, ne l’avait pas arrêté. Il avait traversé l’horreur, il avait rejailli du côté de la beauté. Les expressions orales qu’il utilise maintenant, à chaque tour et détour de son dernier périple, celui qui le conduit au supplice avec ses cheveux coupés, son col échancré, ses mains liées derrière le dos, sont actives dans le même sens. Elles ne s’en tiennent jamais au fait déjà douloureux de mourir, elles ne s’élèvent pas non plus vers le haut, en gerbe idéaliste, comme chez les Girondins par exemple qui, dans leur charrette, chantaient en chœur leur ultime hymne à la liberté. Ainsi quand Fabre d’Églantine dit : « Je meurs sans avoir terminé ma pièce en vers », il réplique : « Des vers ! Avant huit jours, tu en auras fait des milliers ! » Un peu plus tard, au pied même de l’échafaud, quand son ami Hérault de Séchelles qui doit être exécuté en premier se tourne vers lui pour l’embrasser et que l’aide du bourreau cherche à les séparer, il s’attire cette réponse, accompagnée, paraît-il, d’un sourire affreux : « Es-tu plus cruel que la mort ? Empêcheras-tu nos têtes de se baiser dans le panier ? [en réalité un sac de cuir] » Il pourrait se contenter de la première phrase de sa répartie, mais non, il a besoin d’appuyer davantage, ajouter la seconde. Et lorsqu’il monte lui-même, le dernier de tous, sur l’estrade fatale submergée du sang de ses compagnons, alors que le soleil de l’après-midi se couche, le rendant comparable d’après un témoin oculaire à une « ombre de Dante », il lance au bourreau ce cri célèbre déjà cité : « Samson, tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine ! » Ou encore selon une autre source : « Elle est bonne à voir ! » Danton manifesta dans les moments qui précédèrent sa mort un grand courage. Ce courage force encore l’admiration aujourd’hui. De même, en son temps, a-t-il dû forcer l’admiration de tous, ses ennemis compris, tout au moins ceux qui n’étaient pas réfractaires


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à toute grandeur. Saint-Just l’admira-t-il ? Même s’il ne le vit pas mourir de ses yeux (qui sait où il se trouvait à ce moment-là ?), il dut apprendre tous les détails de cette fin héroïque. Cela le remuat-il ? Cela l’écrasa-t-il momentanément ? Peut-être. Après cette mort, il change. Dès la fin avril, il disparaît de l’arène publique pour rejoindre l’armée du Nord comme représentant en mission. Il ne réapparaît à la Convention et au Comité que juste à temps pour mourir en compagnie de Robespierre. Faut-il voir dans ce départ une fuite ? Ou le besoin de marquer une fracture ? Tourner une page comme celle-ci, une page de plomb qui ne se laisse pas si aisément tourner, n’a pas dû se faire en un jour. Surtout si elle lui renvoya une image plus confuse de lui-même. Le courage stoïque des condamnés à mort ne manquait généralement pas lors des exécutions publiques. Le roi, la reine étaient morts avec courage. Les Girondins, Madame Roland, Charlotte Corday étaient également morts avec courage. Les morts lâches, tout au moins celles de personnages connus, de célébrités, étaient plus rares que les stoïques. Hébert avait surpris par ses atermoiements, son apitoiement sur lui-même. Mais la mort courageuse de Danton est d’un héroïsme particulier qui ne ressemble pas à un courage seulement stoïque. C’est pourquoi il a marqué les consciences, même celles qui lui étaient hostiles. C’est pourquoi il marque encore les nôtres aujourd’hui. Bien sûr, il y a de la dignité dans le stoïcisme, mais aussi de la passivité. Danton, lui, anime sa mort à venir. Il en fait une œuvre de vie. La mort, il ne sera tout à elle qu’à la dernière seconde, quand il sera couché sur la bascule. Seulement à ce moment-là, pas avant. Avant, c’est ici et maintenant. Avant, c’est encore et toujours la vie.Tant qu’il le peut, tant qu’il se sent vivant (et il se sent intensément vivant, c’est un homme jeune, en pleine forme), il ne mettra pas de mort dans la vie, il ne se laissera pas contaminer par elle. Ce n’est pas inconscience ni irresponsabilité de sa part. Au contraire. On l’a vu, plus que tout autre, il se contraint à regarder la mort en face, même si elle n’est pas belle à regarder. En fait, il puise sa force en elle, et elle lui en est reconnaissante. Elle lui offre en retour cette ultime sensation de mourir parce qu’il le veut bien.


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Camille, dans la même charrette, a perdu tout contrôle sur luimême. Il gesticule tant dans ses liens qu’il arrivera à demi nu devant le bourreau. En attendant, il crie, pleure, les deux en même temps, il se débat comme un fou. Se tournant vers cette foule de brutes, il hurle : « Peuple, on tue tes amis ! Qui t’a appelé à la Bastille ? Qui te donna la cocarde ? Je suis Camille Desmoulins ! » Danton cherche à le calmer sans y parvenir : « Tiens-toi donc tranquille ! Espères-tu attendrir cette vile canaille ? » Tandis que Camille déraille, Hérault de Séchelles demeure, lui, très calme, égal à lui-même. L’un et l’autre sont sûrement, parmi ceux qui meurent avec Danton, ses deux amis chers, ses deux anges gardiens, l’ange dramatique et l’ange serein, le « noir » et le « blanc ». La charrette de Danton passe devant le Café du Commerce, théâtre de sa rencontre sept ans auparavant avec Gabrielle, il prononce son prénom. À d’autres moments, c’est à Louise, sa jeune seconde femme qu’il pense : « Ma chérie, je ne te verrai

• DANTON

Les foutues bêtes [dit Danton en toisant ces têtes qui acquiescent à tout et à n’importe quoi,] ils vont crier : “Vive la République !” en nous voyant passer. Dans deux heures, la République n’aura plus de tête.

 

Nous étions arrivés au terme du parcours de notre personnage, sur le plateau sanglant où finit sa destinée, mais nous allons revenir un peu en arrière. Nous allons refaire ce chemin en trois charrettes, cinq condamnés dans chacune. Un chemin qui part de la prison de la Conciergerie, traverse la Seine vers la rive droite, emprunte le quai de la Mégisserie, la rue Saint Honoré, la rue Royale (alors débaptisée évidemment !) jusqu’à la place de la Révolution sur laquelle se dresse le triangle de la guillotine. Une heure et demie pour si peu de distance ! On se représente ce rythme de corbillard qui a un faux air de funérailles nationales tant la foule se presse nombreuse, qu’elle donne de la voix ou se taise. Nous nous glisserons dans la peau d’un de ces anonymes qui accompagnent Danton en silence pour la dernière fois, dans l’attitude de recueillement. Car dans cette foule, il ne se peut pas qu’il n’ait pas eu d’amis, connus ou inconnus, même s’il ne les voit pas, ne les entend pas, cachés qu’ils sont par l’autre foule, la mauvaise, curieuse et malsaine, celle qui s’érige d’elle-même au premier rang.


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donc plus. » Le plus souvent pourtant, ce n’est pas à mi-voix qu’il parle, ce n’est pas pour lui-même ni pour ses compagnons. Pour qui alors ? Au procès, il s’adressait au peuple présent qui l’écoutait avec enthousiasme, mais il ne s’agit plus du même peuple ici, ni du même enthousiasme. Parle-t-il pour la postérité ? Il avait dit qu’il s’en moquait, sans doute par esprit de provocation contre ces intellectuels idéalistes qui se projetaient sans arrêt dans l’avenir au détriment du présent. En fait, c’est bien pour les générations futures qu’il parle, avec une conscience vraiment prophétique de la survie de son nom par-delà le temps. Car lorsqu’on pense « Révolution française » aujourd’hui, comment ne pas penser à lui, comment l’oublier ? Danton et Robespierre sont les deux noms, deux très beaux noms d’ailleurs, qui se sont immortalisés avec elle, qui se sont gravés en elle à jamais, qu’on le veuille ou non. Et de même qu’ils en sont devenus tous deux indissociables, ils sont également devenus indissociables l’un de l’autre. Le nom de Robespierre appelle sans arrêt dans la conscience de chacun, même du plus ignorant, celui de Danton comme réponse, c’est automatique. Et inversement. On a donc là un formidable trio de mots, une entité à trois foyers : Révolution, Danton, Robespierre, qui continue de vibrer inlassablement en nous de siècle en siècle. On connaît bien aussi quelques autres ; si le grand public a oublié les Girondins, il connaît les noms de Marat, de Desmoulins, de Saint-Just, mais sûrement pas avec cette ténacité d’amour, même si c’est un amour contrarié, contesté. Évidemment, une révolution n’est pas l’affaire de quelques hommes dont on retient les noms, elle n’est pas seulement une histoire d’amour manquée, mais celle d’une multitude en marche dans laquelle des anonymes pleins de courage jouent un rôle vigoureux, capital. Une révolution est l’affaire du nombre, mais des noms ont surnagé, on n’y peut rien, et ces deux là ont surnagé plus que les autres, ils en ont incarné avec délectation les âges successifs, et simultanément ils en ont incarné l’esprit hors temps, l’intemporalité profonde. Car la Révolution, si elle est un pont gigantesque jeté entre deux rives de l’histoire, entre féodalité et modernité, entre esclavage et terre promise, est aussi une sorte d’arche de Noé complètement entourée d’eau, une île à part qui tourne en boucle, peut se suffire à elle-même parce qu’elle résume toutes les espèces vivantes.


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  • DANTON

Danton aimait à dire : « On ne me touche pas, moi, je suis l’Arche. » Pensait-il au pont gigantesque ? Pensait-il à l’arche de Noé ? Pensait-il à l’arche d’alliance entre les hommes et leur Dieu inconnu ? On ne sait exactement, mais ses mots entraînent à penser qu’il avait une vive sensation du sacré, du sacré irréligieux, de sa mission sur terre. Danton était un athée d’une espèce particulière. Façonné par l’esprit des Lumières, le christianisme lui demeurait sans doute fondamentalement étranger (on sait que le catholicisme français avait en quelque sorte trucidé ce dernier en se fondant dans la monarchie absolue et dans ses intérêts). Et les autres religions, hormis la juive, étaient alors très peu représentées en Europe. Je ne pense pas non plus qu’il ait été tenté par l’image d’un Dieu philosophique ni qu’il en ait eu besoin, ou qu’il ait invoqué comme Robespierre un Être suprême rousseauiste. Ce ne sont pas ses références, elles le touchent peu. Pourtant, il communie en profondeur avec la nature, il se retrouve en elle, c’est un leitmotiv de sa sensibilité dans les derniers temps au dire de Garat : « Il ne pouvait plus parler que de la campagne, il étouffait ». Une manière de renouer avec son enfance, mais aussi de baigner et consoler la peine des choses présentes. Il aurait dit aussi : « Heureux celui qui n’a jamais calomnié la vie ! » Si Danton a une religion, c’est celle de la vie, et je crois qu’on peut, sans erreur, l’écrire avec un V majuscule. La Vie est sa foi, et c’est une foi supérieure, car si elle était sans transcendance, il ne serait pas mort ainsi, il ne se serait pas « donné la mort » ainsi, comme il dit si bien lui-même. Il y a certainement du suicide dans sa mort, c’est une mort sacrifice, et au risque de contrarier, choquer à la fois les religieux et les incroyants, une mort christique. Lors de son procès, il dit, dans le même sens, qu’il donne son corps à dévorer. Mais il ne se sacrifie pas pour rien, ce n’est pas par faiblesse ou par épuisement qu’il se sacrifie de cette manière (et c’est en cela d’ailleurs que c’est une mort christique). C’est le seul moyen qu’il a désormais en son pouvoir, après avoir en vain expérimenté tous les autres, de faire triompher la Vie majuscule. Aussi, quand Louis Blanc s’étonne et regrette que Danton lors de son procès n’ait pas profité du temps de paroles qui lui était imparti, même parcimonieusement, pour communiquer son message, il se trompe sur le personnage, il le juge mal. Le message de Danton, c’est lui-même, c’est son corps qu’il donne à dévorer. Louis Blanc ne


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semble pas se rendre compte à quel point l’exemple, le tableau d’un « révolutionnaire si convaincu », pour reprendre l’expression même du tribun, d’un homme si impliqué dans la Révolution depuis ses débuts, et qui se retourne contre ce qu’elle est devenue, qui lui dit « non », est fort ! Bien davantage que si ce « non » émanait d’un sage qui se serait toujours tenu prudemment éloigné des lignes de l’action. Danton a compris combien la crédibilité d’un tel renversement du sens de la violence venant de lui était puissante, convaincante, de lui si irrémédiablement engagé, par ses entrailles, dans l’histoire de la Révolution. S’il avait fui comme ses peureux camarades le lui suggéraient, il n’aurait été rien de plus qu’un contrerévolutionnaire. Or il n’en est pas un, il n’en a jamais été un. S’il s’oppose par son procès et sa mort à la Terreur, s’il lui fait une barrière, une barricade pourrait-on dire, de son corps, c’est afin que la Révolution accède à elle-même dans sa plus noble expression, qu’elle ne puisse être confondue avec un bain de sang. Ce n’est pas pour la verrouiller, c’est pour la tenir ouverte. Danton a besoin, absolument besoin, de se désolidariser nettement d’une révolution déviée au profit de l’autre : la grande, la vraie. Pour rien au monde, il ne peut, ne veut avoir quoi que ce soit à démêler avec son ersatz inhumain. Il est parvenu à cette conclusion après avoir épuisé tout ce qu’il lui était possible de faire pour continuer de vivre, et continuer de vivre compris, car on ne peut vivre à moitié. Cela a échoué. La mort lui rend la crédibilité à laquelle il aspirait si intensément, et cette crédibilité qui est la sienne est aussi celle de toute la Révolution ellemême. Il arrive aujourd’hui qu’on entende de la bouche de critiques sceptiques cet argument que le retour de Danton à l’humanité est bien tardif, qu’il n’a pas hésité à l’époque de sa gloire à produire, émettre des décrets violents, soutenir un gouvernement révolutionnaire de fer. Mais il y a violence et violence. Ces violences-là qu’on lui reproche, qu’il a commises (j’en excepte les massacres de septembre qui ne sont pas de lui), je ne crois pas qu’il les ait regrettées. Elles font partie de lui, elles lui appartiennent. On les comprend mal aujourd’hui, mais l’humanisme tel que nous le connaissons, tout au moins en théorie, n’existait pas dans la définition que nous en donnons maintenant, ni le pacifisme. Que le sang coule n’était pas forcément répréhensible, condamnable, c’était la rançon d’un corps


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  • DANTON

qui se révolte pour naître, affirme la suprématie de la vie. Par contre, et c’est ce qui rend sa figure si essentielle, il est sûrement l’un des premiers à avoir vu, touché, la ligne de démarcation qui sépare deux violences antinomiques, deux violences qui n’ont entre elles aucun point commun. Celle qui assume la fureur de l’individu, parce qu’elle accepte l’individu lui-même, dans sa totalité, et celle du pouvoir qui ne veut plus d’individus du tout. Je viens de dire qu’il a été l’un des premiers à constater cette discontinuité atroce, mais je dirai plus : il est le premier et le seul à vouloir offrir ce constat à l’avenir sous la forme de sa mort. Rue Saint Honoré (devenue rue Honoré), les charrettes des condamnés vont bientôt longer la maison du menuisier Duplay chez lequel habite Robespierre. De la rue, on aperçoit les fenêtres volontairement closes du petit logement de l’Incorruptible. Que se passe-t-il derrière elles ? On ne sait.Y a-t-il quelqu’un ou personne ? Danton, à l’instant du croisement, le harponne de ses mots prophétiques : « Robespierre, tu me suis ! » À un autre moment (ou celui-là je ne sais), il avait précisé la date : « dans trois mois ». Et se trompait de peu. Robespierre meurt sur l’échafaud quatre mois après lui, fin juillet, ainsi que Saint-Just, Couthon et d’autres robespierristes. Mais une dépression nerveuse, du même type sans doute que celle traversée par Danton à l’automne , l’a déjà poussé à quitter le gouvernail de la Révolution un mois avant. De sorte que la prédiction de Danton s’avère juste. Comment Robespierre a-t-il vécu les aléas du procès du tribun ? Il a dû en ressentir comme les autres un vent de panique, même s’il s’est moins investi que Saint-Just dans le rebond illégal qui y met fin. Et comment a-t-il vécu sa marche au supplice (qui est aussi celle de Desmoulins) ? Sans doute s’est-il senti cloué sur place lorsque Danton a lâché sur lui ou vers lui, de sa voix de tonnerre, son « Tu me suis ! » Sans doute s’est-il senti la proie d’une sorte de commotion physique, d’un tremblement incoercible. Robespierre était impressionnable, bien plus que Saint-Just sur un plan corporel, moins sûr de lui. Menu, tiré à quatre épingles, moins par prétention à l’élégance que par souci de dignité méticuleuse, la force colossale du géant devait à la fois le fasciner et le repousser. Et même à supposer qu’il ne se soit pas trouvé chez lui au moment où Danton lui envoie son adieu retentissant, ou plutôt son au revoir, il en a forcément reçu sur lui l’éclaboussure


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de violence en l’apprenant après-coup (car il ne pouvait pas ne pas l’apprendre). Il semble que Robespierre et Danton se soient rencontrés à plusieurs reprises avant l’arrestation de ce dernier, je veux dire d’une manière plus privée. L’Incorruptible fait allusion dans ses notes à une entrevue chez lui, en présence d’une tierce personne. Il semble aussi qu’il n’ait pas cherché cette rencontre, qu’il y ait été poussé par des proches du tribun, soucieux de réconcilier les adversaires à des fins plus ou moins égoïstes : « Les amis de Danton m’ont fait parvenir des lettres, m’ont obsédé de leurs discours. » Il semble enfin que Danton n’ait été, quant à lui, pour rien dans le harcèlement de ces proches inquiets, qu’il ne les ait nullement encouragés, qu’il leur ait cédé lui-même de guerre lasse.Toujours est-il que le rendez-vous a eu lieu. Robespierre se plaindra que Danton, durant cet entretien, ait voulu noircir Desmoulins : Il attribua ses écarts à un vice privé et honteux, mais absolument étranger à la Révolution. Cet homme a pour principe de briser lui-même les instruments dont il s’est servi.

De son côté, Danton en prison confiera : Ce qui prouve que Robespierre est un tartuffe, c’est qu’il n’a jamais parlé avec autant d’amitié à Desmoulins que la veille de son arrestation.

Ce chassé-croisé concernant Camille est intéressant, chacun le tirant à soi. Il est peut-être plus innocent qu’il n’y paraît, ou tout au moins plus explicable. Danton était coutumier de boutades provocantes, obscènes. Aussi n’accordons pas trop de valeur littérale à ce qu’il a dit ou pu dire en cette circonstance ! Il est même probable qu’il ait cédé à un mouvement d’humeur, non pas contre Desmoulins mais contre Robespierre lui-même, qu’il ait voulu le choquer pour le ramener à « l’ici et maintenant » de leur rencontre, c’est-à-dire à lui-même. Inversement, Danton ne semble pas avoir compris la dernière manifestation de tendresse fraternelle de Robespierre à l’égard de Camille, d’autant plus sincère qu’il vient de consentir à sa mort, une mort dont on sait qu’il avait tout fait pour l’éluder. Est-ce le dernier rendez-vous qui unit les deux hommes ? En tout cas, sûrement pas le seul. Billaud-Varenne mentionne une autre


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Et aussi : Danton qui souriait de pitié aux mots de vertu, de gloire, de postérité, Danton dont le système était d’avilir ce qui peut élever l’âme.

Pendant son procès, on s’en souvient, nul n’osait prononcer son nom à haute voix, de peur de lui donner trop d’importance. Maintenant qu’il est mort, on a l’impression que tous ses adversaires rassurés s’en gargarisent. Robespierre, pour sa part, le lie toujours au nom de ceux qu’il a sacrifiés avant lui, à Hébert, aux Girondins, comme s’il cherchait à nouer une chaîne cohérente, bien qu’elle ne le soit nullement, sans doute afin de se convaincre lui-même et aussi de convaincre son public (qui, probablement, a du mal à suivre ce slalom subjectif). Il se met même

• DANTON

Danton, le plus dangereux des ennemis de la patrie s’il n’en avait été le plus lâche, Danton, ménageant tous les crimes, lié à tous les complots, promettant aux scélérats sa protection, aux patriotes sa fidélité.

 

rencontre sur laquelle Danton comme Robespierre sont demeurés discrets, rencontre énigmatique, hors de chez eux cette fois, et dont on ne sait rien, sauf qu’ils seraient rentrés ensuite ensemble à l’intérieur de la même voiture. Peut-être le plus essentiel de leur relation s’est-il noué là, sans témoin ? Je ne pense pas que Danton ait jamais véritablement considéré Robespierre comme un ennemi. Cela probablement pour la raison plus haut suggérée qu’il y a eu du suicide dans sa mort, et qu’il n’a donc vu dans Robespierre qu’un bourreau apparent, non réel. Puis, on le sait, il était capable de se hisser au-dessus du « temporel » de sa vie, ou bien il était assez « fou », si l’on préfère, dans son désir de compréhension universelle pour ne pas tenir rigueur à celui-là même qui le tue ou s’apprête à le tuer. Et on ne peut s’empêcher d’imaginer entre les deux êtres on ne sait quel dialogue ultime et secret où ils se seraient confiés l’un à l’autre, du fond du cœur, alors même que la mort plane et que Danton ne peut se méprendre à ce sujet. Une chose reste sûre : Robespierre a renié dans la période suivante le sens des derniers instants partagés, si tant est qu’ils aient existé. Un reniement radical qui conserve quelque chose de passionnel. C’est le Robespierre des trois mois qui vont suivre, le pire, qui parle :


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à attaquer assez bassement des morts dont le mérite indéniable s’était fait brillamment remarquer. Ainsi « l’académicien Condorcet, jadis grand géomètre dit-on, au jugement des littérateurs, et grand littérateur au dire des géomètres, depuis conspirateur timide, méprisé de tous les partis ». Que Robespierre en soit arrivé là, qu’il se soit réduit à ce point, c’est malheureusement la triste réalité ! Celui d’un cerveau harassé qui ne veut ou ne peut plus faire l’effort de traverser le cercle de feu d’un dilemme pour trouver l’autre, l’autre différent de soi, et qui rejoint implicitement cet amour narcissique du double dont j’ai déjà parlé à propos de Saint-Just. On en cerne tout de suite la conséquence : la personnalité décapitée au profit de la médiocrité. Jusqu’à la fête de l’Être suprême, le  prairial an II ( juin ), fruit de sa volonté surtendue, de la sienne seule, car elle suscite chez ses collègues athées de mordantes critiques, Robespierre quitte le sens commun de la politique. Il ne trouve plus d’issue que par une sublimation forcée qui lui permet d’échapper à la déception causée par les manquements réels ou apparents des hommes. Et n’est plus capable de la moindre autocritique. Comment le pourrait-il d’ailleurs sans qu’elle soit, pour lui, un drame total ? De cette hauteur où il s’est juché, le sort des êtres humains présents, leur peur et leur malheur pèsent peu dans la balance de son regard en comparaison d’un homme théorique vainement et désespérément attendu. Dans son dernier discours, il dit : Je sens que partout où on rencontre un homme de bien, en quelque lieu qu’il soit assis, il faut lui tendre la main et le serrer contre son cœur.

Mais on sent bien que, si cet homme-là existait, surviendraient après l’étreinte toutes les difficultés habituelles, l’apparition incontournable de l’ombre de l’autre, du négatif de l’autre, dont il ne pourrait se débarrasser qu’en le rejetant à nouveau du côté des traîtres et des ennemis. La fête de l’Être suprême marque à la fois le triomphe de Robespierre, le zénith de sa dictature morale et sa fin. Il le sent, car il rentre de cette fête qu’il a tant voulue absolument terrassé : « Vous ne me verrez plus longtemps » dit-il aux Duplay. Quand la guerre à outrance des membres du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale contre lui, parfois sourde parfois déclarée, se déchaîne (les mêmes ou


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  • DANTON

presque qui avaient assassiné Danton), il se retire de la marche du gouvernement pendant quarante jours. Et il est juste d’avouer contre les partisans de sa légende noire que la Terreur enclenchée est loin de cesser pour autant, et même qu’elle atteint un sommet durant cette période. Dans trois mois, avait dit Danton. Nous y sommes. Que se passet-il donc pendant cette retraite ? Ce qui se passe dans toute retraite : une décompression de la sensibilité, une décompression heureuse. La respiration de la vie normale, ce qui permet toujours d’évaluer jusqu’à quel point la vie, justement, avait cessé de l’être. Et dans une boucle semblable de temps, toutes les vraies pensées conjointes aux vraies émotions reprennent cours. C’est forcément ce qui a eu lieu ici. Une pause en forme d’ouverture par laquelle l’humanité comprimée s’engouffre de nouveau, arrache le captif à son obsession. Danton lui est-il revenu alors en pleine conscience, comme un boomerang ? A-t-il entendu de nouveau sa voix en lui, remonter du plus fort de l’inconnu ? Et cette voix, s’il l’a entendue, l’a-t-il aussi écoutée ? Si oui, je veux imaginer qu’elle lui a fait du bien, qu’elle l’a conforté. Peut-être s’est-il rappelé alors la grandeur, la dimension du personnage ? Peut-être a-t-il compris quelque chose, ou plutôt a-t-il cessé de douter de ce qu’il avait compris depuis toujours ? Au-delà des mots qui sont toujours des barrières entre les êtres trop dissemblables, peut-être s’est-il reposé dans la confiance d’un pacte plus profond, plus ineffable, qui les unissait tous deux en silence et les dépassait. La consolation illusoire d’une immortalité frelatée, brandie comme un étendard, a-t-elle fait place, dans sa mémoire, au Dieu vivant de la rencontre ? Je l’espère pour lui, pour les deux, et je le crois. Un dernier mot avant de refermer ce livre. Je pense à ces deux journées du  et du  thermidor ( et  juillet ) qui abattent Robespierre et les robespierristes. Il n’est pas anodin de remarquer qu’elles se produisent dans l’extinction de la voix humaine. Le  thermidor, en effet, à la Convention, les ennemis de Robespierre se sont concertés pour ne jamais le laisser parler. Il s’essouffle, s’époumone en vain. On ne l’entend plus, et on ne l’entendra plus, car le lendemain,  thermidor, il se tire ou reçoit (on ne sait trop, suicide ou agression ?) une balle qui lui fracasse la mâchoire. Ses amis sont, au jour de leur exécution, dans un état tout aussi piteux que le sien, hormis Saint-Just


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intact, mais qui n’ouvre plus la bouche. Couthon a été arraché de son fauteuil d’infirme, Augustin Robespierre (Robespierre jeune) s'est défenestré sans réussir à se tuer, Hanriot a le crâne ouvert. Au milieu de la foule en liesse, c’est une troupe d’estropiés et de blessés, de sans-voix surtout, qui roule vers la guillotine. Il y a là comme une revanche de l’histoire. Et aussi une nécessité absolue. Personne, en mourant, ne pouvait plus parler après Danton. Incarner la mort, lui donner une voix, c’était lui, lui seul. On ne peut imaginer aucun remake de même type après lui. Non, l’histoire ne se répète pas ainsi. Danton a exigé pour lui l’exclusivité de la mort. La « star » de la mort, c’est lui, et il a rendu celle de ses ennemis inexorablement muette. Lui qui partageait si facilement, cette gloire-là, il n’a pas voulu la partager.


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 

(XXe siècle) Louis BARTHOU, Danton Robert CHRISTOPHE, Danton Claude MANCERON, Les Hommes de la liberté Gérard WALTER, Actes du tribunal révolutionnaire Mona OZOUF/François FURET, Dictionnaire critique de la Révolution française Jacques ANDRÉ, La Révolution fratricide David LAWDAY, Danton, le géant de la Révolution

• DANTON

(XIXe siècle) Antoine et François DANTON, Mémoire pour la défense de notre père Philippe BUCHEZ/Prosper-Charles ROUX, Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales, depuis  jusqu’en  Jules MICHELET, Histoire de la Révolution française Louis BLANC, Histoire de la Révolution française Jean JAURÈS, Histoire socialiste de la Révolution française

 

(XVIII e siècle) Georges-Jacques DANTON, Discours Maximilien ROBESPIERRE, Discours, Notes Antoine DE SAINT-JUST, Discours et rapports Pierre-Victurnien VERGNIAUD, Discours Louis-Pierre DUFAY, Discours Camille DESMOULINS, Le Vieux Cordelier Lucile DESMOULINS, Journal intime Jacques-René HÉBERT, Le Père Duchesne Jacques-Pierre BRISSOT, Mémoires Manon ROLAND, Mémoires Nicolas DE CONDORCET, Fragments de justification Dominique GARAT, Mémoires Charles-Maurice DE TALLEYRAND-PÉRIGORD, Mémoires Louis-Philippe D’ORLÉANS, Mémoires Théodore DE LAMETH, Mémoires


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Ce livre, le dix-huitième de la collection « Débats », a été achevé d’imprimer dans l’Union européenne à La-Plaine-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis, France) sur les presses de l’Imprimerie ISI.:print pour le compte de        .

 ---- •  ⁄  IIe tirage : Décembre 


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