Présentation du roman : La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan

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« La Maison exige une forme d’attachement mêlé d’anxiété. Du mystère. Du respect et de la vénération. Elle accueille ou elle rejette, gratifie ou dépouille, inspire un conte ou un cauchemar, tue, fait vieillir, donne des ailes… C’est une divinité puissante et capricieuse, et s’il y a bien quelque chose qu’elle n’aime pas, c’est qu’on cherche à la simplifier par des discours. Ce genre de comportements se paie toujours. Voilà, maintenant que je vous ai prévenu, on peut continuer à discuter. » — La Maon dans laquelle


« Le monde de l’adolescence est moins agréable que celui de l’enfance, mais beaucoup plus intense et riche en émotions et en sentiments que celui des adultes. Le monde des adultes est ennuyeux. Les adolescents ont hâte de grandir parce qu’ils croient que l’indépendance va leur apporter la liberté. Alors qu’en vérité, ils vont se retrouver dans une espèce de prison à vie, faite d’obligations et d’interdictions dont ils ne pourront sortir que lorsqu’ils auront atteint la vieillesse, pour les plus chanceux. J’ai voulu construire un monde en dehors de tout ça. » — Mariam Petrosyan


est née en 1969 à Erevan, en Arménie, où elle vit toujours. Après des études d’art, elle va travailler vingt ans dans un studio de films d’animation. À 18 ans, elle dessine les personnages qui deviendront rapidement les héros de La Maison dans laquelle dont elle commence à écrire (en russe) certaines parties. Elle y travaillera une dizaine d’années, réécrivant le livre plusieurs fois, sans pourtant avoir l’intention de le publier. Vers la fin des années 1990, elle laisse le manuscrit à des amis. Quinze ans plus tard, après être passé de lecteurs en lecteurs, il est confié à un éditeur qui y jette un œil par politesse avant de le dévorer en quelques jours. À sa sortie en 2009, le livre est nominé et lauréat de nombreux prix, et devient instantanément un best-seller. Depuis, la communauté de ses fans ne cesse de grandir (250 000 lecteurs russes, et des traductions en italien, polonais, danois, letton, macédonien, norvégien, espagnol et hongrois). La Maison dans laquelle est le seul roman de Mariam Petrosyan ; elle affirme ressentir un grand vide depuis sa parution. MARIAM PETROSYAN

PRIX REÇUS PAR LE LIVRE

Russian Student Booker Award, 2010  Russian Literary Award for the best novel, 2010  NazBest Literary Award nominee, 2010  Russian Booker shortlist, 2010  Big Book Russian National Literary Prize, 2009 3


REVUE DE PRESSE RUSSE ET ITALIENNE La Maison dans laquelle est un livre énorme. Pas en raison de sa taille, de sa signification ou du temps qu’il a fallu à son auteur pour l’écrire. Mais pour autre chose : que faire si tu arrives dans une nouvelle école, en milieu d’année et cherches à comprendre où tu es tombé ? Ce qui t’entoure ? Quelles sont les règles et qui sont les professeurs ? Ce monde étranger, immense, sur ses gardes, assaille de tous les côtés à la fois, et le lecteur de La Maison dans laquelle se remémore rapidement les sensations éprouvées en tant que petit nouveau, les regards des autres braqués sur lui. Le livre abrite un nouveau dans ce genre-là – un personnage répondant au surnom de Fumeur, qui atterrit à dix-sept ans dans un internat en passe de fermer. Un internat pour enfants handicapés, même s’il n’est pas question d’enfants handicapés. Il serait plus exact de dire – des « enfants avec des besoins spéciaux », ou encore mieux : « avec des possibilités spéciales ». Pour les occupants de l’internat (ou comme l’appellent ses élèves, la Maison), l’absence de jambes, de bras ou de vue est perçue comme une sorte d’allergie ou de daltonisme. Mangeriez-vous du miel si vous y étiez allergique ? Eh bien, l’Aveugle ne lira pas de livres. Et Sauterelle le manchot ne se battra qu’avec ses pieds. Lord, en fauteuil roulant, ne pourra jamais courir ; en revanche, il rampe si vite qu’il est impossible à rattraper. La Maison fait penser à un internat pour X-Men, et non pour malheureux invalides. L’un des pensionnaires sait voir les rêves des autres, un autre accomplit des miracles, un troisième « saute » dans un endroit particulier, un monde caché dans l’envers de la Maison, pendant que la réalité banale de son enveloppe corporelle se trouve dans une unité hospitalière. La Maison elle-même est une créature vivante, impitoyable, ayant établi ses propres règles, n’aimant pas laisser « les siens » partir dans le monde extérieur. À tel 4


point que l’année de sortie d’une promotion (qui survient une fois tous les sept ans) s’avère toujours la plus difficile, marquée par de nombreuses souffrances et d’innombrables morts. Tout ce qui se trouve au-delà de la Maison, l’Extérieur, est inerte, souvent dangereux. Il est plus simple de considérer que ça n’existe pas. Mariam Petrosyan a mis une dizaine d’années à écrire ce roman. Cela explique peut-être pourquoi il est si ébouriffé. Peut-être est-ce pour cette raison que son roman semble à ce point bariolé et vivant : on n’y trouve pas d’harmonie littéraire dans la composition, mais plutôt une harmonie théâtrale. Unité de lieu, multiplicité des masques. Sous le dernier (premier) masque se trouve le vrai visage, une plongée dans l’antiquité profonde et la fantaisie pure. La construction de La Maison est complexe – le récit est pris en charge par plusieurs personnages, et le lecteur ne sait que le minimum sur eux. Un enfant, un adolescent, un autre adolescent, un éducateur. Parfois le récit est mené à la première personne, comme dans le journal de Tabaqui. Parfois non. Parfois, quelqu’un narre un conte ou une légende. Ou un rêve. Les événements doivent être reconstitués à partir de bribes de phrases, de souvenirs d’autrui, de graffiti sur les murs. Les murs de la Maison sont d’ailleurs constellés d’inscriptions, de dessins, de citations, d’annonces ; le principal, c’est de savoir les déchiffrer. Le roman est contruit de la même façon : il fourmille de citations et de livres, et chaque allusion est une porte vers un autre monde. Les épigraphes des chapitres vont de Paul Ceylan à Bob Dylan, de La chasse au Snark de Lewis Caroll au Livre des créatures imaginaires de Borges. Les élèves citent Homère et Yeats, bref, tout être qui a vu l’envers du monde sait que « la sagesse, et la beauté, et la force peuvent apparaître à ceux qui meurent chaque jour qui leur a été donné de vivre ». La Maison, c’est l’envers de nombreux mondes, notamment littéraires. On y trouve de nombreux renvois, par exemple à Mowgli, mais à un Mowgli inversé : un homme presque adulte arrivé dans une meute de loups et cherchant à en comprendre les lois. Et puis, peut-être y trouve-t-on aussi une allusion 5


à Sa Majesté des mouches, jusque dans les règlements de compte entre les groupes. Ici, un Achab fou chasse le Snark et celui-ci s’échappe dans l’obscurité du Sépulcre. Ici, on trouve tous les « idiots » de Stephen King, tous ses humiliés et ses offensés, dans le genre de l’héroïne de Rose Madder, qui cache son mari dans un monde imaginaire, souffrant de démence ; ou le héros du Talisman, qui a parcouru les terres brûlées d’un monde parallèle ; ou les héros de La Tour sombre, dont les vies tournent en rond dans diverses versions de l’Amérique. Sur les murs de la Maison apparaissent des fantômes de Peter Pan, des crocodiles s’approchent lentement dans un tic-tac assourdissant. Le roman de Petrosyan possède une apparente indifférence du regard, qui semble dire qu’on ne verra rien d’important en regardant directement l’objet, et qu’on n’apprendra rien de nouveau si l’on vous dit tout d’emblée, sans rien vous laisser deviner. Il y a de la sorcellerie dans ce livre. Non pas des philtres hallucinatoires ou des dragons, même si ceux-ci sont présents, eux aussi et saisissent bien davantage que dans Harry Potter – de même que la liqueur de scorpion agit plus efficacement que l’annonce « On vend de la liqueur de scorpion ». Il y a également une sorcellerie littéraire qui force à relire aussitôt ce roman, dès la dernière page tournée. Tout peut, pourrait, pourra, va être complètement différent, si l’on rend un seul personnage heureux. Il faut donc le choisir avec soin. Fumeur se trouve presque dans la même situation que le lecteur : il doit se repérer dans ce qui se passe dans la Maison, accepter ou rejeter ses Lois et comprendre quelque chose sur lui-même. Il se met volontiers à la tâche, puis recule tout à coup. C’est là que réside l’un des principaux “trucs“ du roman : quand le lecteur s’immerge dans la Maison, Fumeur se tait brusquement, cesse d’être l’une des voix importantes. Et le lecteur perd son point d’ancrage et c’est justement ce qu’il lui faut. D’autant que demeure toujours la possibilité de quitter le livre sans perdre la face, réduire La Maison dans laquelle à un conte dans le genre de Jumanji, mais avec des enfants 6


handicapés, ou à un roman d’apprentissage peuplé d’adolescents difficiles, construit selon les règles de la fantasy. Ou dans le meilleur des cas à une étude des règles permettant à un système fermé d’exister. Mais dans ce cas, on ne verra pas le livre sur les substances imaginaires qui se trouvent en tout individu et deviennent parfois plus réelles que n’importe quelle réalité. Ni le roman sur le temps qui ne passe pas, mais fait du surplace tant que l’on ne fera pas soi-même un pas. Ni un livre sur le fait de ne pas rester à la lisière de sa vie, mais de s’y aventurer pour en profiter pleinement. Ksenia Rojdestvenskaïa .

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Les héros – Fumeur, Tabaqui, Lord, Sphinx, l’Aveugle et les autres – se connaissent et se divisent en groupes, engagent des batailles épiques dans divers endroits de la maison, tout à la fois restreints et infinis : le grenier, la Forêt, le toit deviennent le décor de guerres de désirs, d’espoirs et d’imagination, où l’enjeu est de choisir si on retourne dans le monde Extérieur ou si on reste, suspendu pour toujours dans une réalité ou tout est possible : l’amour, la haine et la mort ; la perte, la douleur et la joie. Dans la Maison, les jeunes sont libres, le temps s’arrête et se dilate démesurément. À la fin, quand l’enfance est passée, ils se trouveront face à l’épreuve la plus difficile : croire à la promesse de l’âge adulte et quitter la Maison ou y renoncer et refuser de grandir. Roman de formation choral, à la fois fantastique et réaliste, métaphore puissante de l’adolescence, La Maison dans laquelle est un hymne d’amour à cet âge ingrat et bienheureux, à ses exaltations et ses tragédies, au sentiment de frustration et de toutepuissance qui le traverse. Evidenzia Libri .

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On se trouve vraiment devant un livre rare, un de ceux qui arrivent dans les librairies seulement une fois tous les dix ans. Définir La maison dans laquelle comme un récit extraordinaire et plein d’inventivité est pour le moins réducteur, car à dire vrai je n’avais jamais rien lu de ce genre. Il faut commencer par dire que beaucoup ont rangé ce roman dans le genre « fantastique », mais au-delà des tournures de style on trouve au contraire une histoire crue et réaliste. Les personnages sont des enfants et des adolescents pour ainsi dire « spéciaux », mais en fin de compte les personnages c’est nous, ou du moins cet enfant au fond de nous qui ne veut pas grandir. Ce superbe roman choral, que je n’hésite pas à qualifier de chef-d’œuvre, parle de l’enfance, mais aussi de ce territoire caché au fond de nous qui refuse de grandir et d’affronter la brutalité d’un monde que tous appellent la réalité. Mario Bello .

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La Maison dans laquelle est une œuvre remarquable et fort probablement une porte sur la nouvelle littérature que nous attendions tous. Petrosyan est particulièrement remarquable par le fait que les principales valeurs de son univers gothique, moyennâgeux, affreusement complexe, baroque par endroits, qui évoque tantôt l’internat de Poudlard, tantôt l’affreuse école de Vita Nostra de Marina et Sergueï Diatchenko, soient justement on ne peut plus traditionnelles : le plus important de tout ici s’avère la compréhension et la compassion. Dans ce roman de 900 pages, on ne rencontre nulle part le moindre détail trivial et misérabiliste, pas la moindre considération physiologique en dessous de la ceinture, aucune fatuité si caractéristique des drames nouveau genre. Et il s’agit presque de l’intuition la plus fine de Petrosyan concernant le monde dans lequel il nous faudra bientôt vivre. 8


Rendre les relations, les conversations et les rêves d’enfants simples d’esprit plus complexes que les recherches spirituelles les plus fines et les plus profondes d’adultes en bonne santé est une trouvaille en soi si puissante comme mécanisme narratif que critiquer des détails est sans intérêt. La composition de ce livre est aussi peu évidente que l’architecture de la Maison elle-même, antique, décrépite, mais assez puissante pour transformer toute personne qui pénétrera dans son champ d’action. Dmitri Bykov, GZT.RU .

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Épopée de l’âge tendre Le roman fourmille d’allusions à la mythologie globale de la Maison, précieusement conservée par ses habitants. Imprégnée de cette mythologie, la Maison se transforme petit à petit en un Valhalla inaccessible et attirant, et paraît d’autant plus vivante que le roman s’abstient très consciemment de tout nous dire et nous expliquer à son sujet. Comme toute épopée, il progresse à la force de la métaphore. Ce que l’on baptise devient plus réel que ce que c’était avant ; après avoir reçu un surnom, par exemple, les habitants évoluent jusqu’à l’image qu’on leur a attribuée : si tu es l’Aveugle, c’est avec un flair surnaturel ; si tu es Loup, tôt ou tard, tu montreras tes crocs. La mythologie de la Maison crée ses habitants, ou bien se crée spontanément à partir d’eux, ils se donnent mutuellement des surnoms et s’attribuent à eux-mêmes des biographies de héros épiques. Ce qui ne les empêchent pas de rester les garçons les plus normaux, dotés de l’imagination débordante des héros de Kippling ou de Twain ; la leur est tout simplement plus orageuse, étant donné leur sensation d’infériorité physique, et, tout comme le reste de la Maison, cette imagination leur permet de se cacher d’un monde hostile et inhospitalier. Même le système des opppositions sur lequel est construit le roman est tout à fait sorti de l’enfance. Les habitants de la Maison s’opposent aux éducateurs dont même les meilleurs d’entre eux ne comprennent rien. La Maison elle-même est 9


hostile à l’Extérieur, d’où l’on revient parfois souillé et blessé. Le monde extérieur, c’est le mal, et la Maison est si repliée sur elle-même que les deux pages du final abolissent complètement des lois du temps et de l’espace. En définitive, elle devient un lieu idéal pour jouer à cache-cache. Si l’on envisage le roman comme la possibilité du donquichottisme, la possibilité de fuir et de se dissimuler dans un monde imaginaire, celui de Mariam Petrosyan s’y conforme de manière idéale. Petrosyan a réussi le coup du déplacement, puisqu’au lieu d’histoire, le lecteur est attiré par une foule d’individualités. Le fait qu’il s’agisse d’adolescents est indéniable – l’un des protagonistes, un gars boutonneux, après avoir joué avec ses camarades un morceau de jazz d’une incroyable beauté, se rend aux toilettes pour presser ses boutons. Mais Petrosyan voit des surhommes dans ces adolescents. Ceci explique sans doute la popularité du roman, surtout sur Internet, dont les habitants goûtent tout particulièrement la possibilité de se faire passer pour quelqu’un d’autre afin de combattre la solitude. N’importe quel réseau social est au fond une petite maison, qui, ici, a atteint les dimensions d’une grande. Elizaveta Birger, Kommersant.


ENTRETIEN AVEC MARIAM PETROSYAN (Galina Youzéphovitch/Le Correspondant, avril 2010)

Vous avez écrit votre livre pendant de nombreuses années ; comment vivez-vous le destin qui est le sien, désormais ? Quand je dis que je ne me sens pas très heureuse en ce moment, j’ai toujours peur que ce soit pris pour une coquetterie maladroite. Comment pourraisje me plaindre, alors que j’ai obtenu tout ce dont je pouvais rêver ? On m’a souvent suggéré d’écrire un autre livre. Mais le problème, c’est que je n’ai pas écrit celui-ci : j’y ai vécu. Pour moi, c’était un endroit où je pouvais entrer et séjourner. Je ne connais aucun endroit semblable. Je n’en ai pas d’autres, tout simplement. Alors bien sûr, ça me fait plaisir quand on couvre mon livre d’éloges, c’est agréable de lire des critiques et de savoir qu’il a plu à tellement de gens. Mais c’est comme ces louanges qu’on adresse à l’un de tes enfants qui a grandi et a quitté le nid familial. Tu es fier de lui et de toi-même, mais il n’empêche qu’il n’est plus là. Donc, oui, la question est douloureuse.

Si on lit attentivement votre livre, on a l’impression que de nombreux éléments restent en suspens, que des lignes d’intrigue ont été volontairement rompues. Est-ce effectivement le cas ? Sans doute était-il impossible que ces lignes rompues ne le soient pas. En janvier 2007, quand je me suis mise d’accord avec l’éditeur pour le terminer en septembre, je pensais sincèrement pouvoir y parvenir. Mais je n’avais pas prévu que les personnages allaient résister ! Quand on écrit pour soi, sans être limitée ni par le volume, ni par le temps, ni par l’opinion de son entourage, on obtient un écrit presque impossible à achever. Mais quand il faut rassembler ce matériau en un tout cohérent, il faut jeter le superflu tout en conservant ce qu’on ne peut tout simplement pas écarter. D’où les inévitables trous et les lignes d’intrigues interrompues. Le fait que certains personnages ne veuillent pas participer au final a joué son rôle.

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En effet, de très nombreuses questions restent en suspens à la fin… Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce qu’est devenu le Macédonien par exemple. Il s’est tout simplement évaporé. Pour moi, tout le charme du travail sur ce livre a résidé dans le fait de créer des conditions particulières pour les personnages, et ensuite de les y lâcher et de les observer. La plupart du temps, cela ne donne rien d’intéressant, mais parfois, ils s’animent – et c’est justement pour ces moments-là qu’on écrit. Quand ils le font, ils sont imprévisibles et il est impossible de les faire entrer dans des cadres narratifs. Même si ces cadres sont nécessaires pour achever le livre. J’ai une chemise entière pleine de versions alternatives du chapitre final, notamment de la conversation entre Sphinx et l’Aveugle. J’aurais pu encore en écrire une vingtaine avant de comprendre que mes héros s’en fichaient, de cette discussion. Que c’était moi qu’elle intéressait, pas eux, qu’ils n’en avaient pas plus envie qu’ils ne désiraient prendre part à cette fin. S’il n’y avait pas eu Fumeur, le plus normal et le plus ordinaire de mes héros, le final n’aurait sans doute pas été écrit. Tous les autres personnages sans exception s’y seraient opposés, comme cela s’est produit avec Sphinx.

Vous avez passé votre vie en Arménie, mais ni l’Arménie ni aucun autre pays n’apparaît dans votre livre. C’est intentionnel ? Il n’y a dans ce livre ni l’Arménie, ni la Russie, ni aucun autre pays précis. Je me suis efforcée d’éliminer non seulement les références géographiques, mais également temporelles, bien qu’avec ces dernières, ça ait été, bien sûr, plus compliqué. Des lecteurs attentifs les ont plus ou moins répertoriées, en s’appuyant sur toutes sortes d’éléments de la vie quotidienne.

Et comment se fait-il que vous écriviez en russe et pas en arménien ? J’écris en russe parce que j’ai étudié dans une école russe et que je lis en russe. Ma grand-mère était russe, et ma mère elle aussi est plutôt russophone.

Chaque lecteur dresse la liste des allusions littéraires qu’il repère dans votre roman. Mais vous, qui nommeriez-vous ? Ce sont surtout des œuvres qui m’ont influencée, plus que des auteurs. Substance Mort de Philip K. Dick, Et quelquefois j'ai comme une grande idée de 12


Ken Kesey, Le Messie récalcitrant de Bach. Élan, le gentil éducateur et précepteur est né de Doc de la Rue de la Sardine de Steinbeck – et il a entraîné avec lui un autre personnage, le petit Frankie – devenu Beauté, chez moi. Éléphant, mon gros empoté plein de force, vient lui aussi de Steinbeck, Des souris et des hommes. La description de la petite enfance de l’Aveugle dans le premier intermède est un renvoi presque direct à Lumière d’août de Faulkner. À ce propos, je n’ai jamais aimé le Goéland de Bach, qui est important pour l’intrigue. Ni Le petit Prince d’ailleurs. Mon mari et moi, on a lu et relu les Strougatski, mais je n’ai découvert Krapivine qu’assez récemment… Peut-être que ça suffit, non ?

Vous avez écrit un roman qui peut tout à fait prétendre au statut de livre culte. Avez-vous l’impression d’être devenue une star ? Non, je n’ai pas cette impression. Plutôt celle d’être Cendrillon qui, après avoir fait un petit tour au bal, est revenue récurer ses casseroles. Ce bal, ça a été les dix jours passés à Moscou, bien sûr. Mais là, je ne me suis jamais départie de la sensation d’être une usurpatrice et qu’on n’allait pas tarder à s’en apercevoir et à me demander : « Mais qu’est-ce que vous fichez là ? »

Comment voyez-vous le futur pour votre livre ? Je ne vais pas me hasarder à prédire l’avenir de mon livre, même si j’espère qu’on le traduira et publiera encore quelque part. Il est déjà pleinement autonome et vit de sa vie propre, indépendante de moi.

J’ai l’impression que pour votre roman, le fait qu’il s’agisse d’adolescents et que ces adolescents soient des handicapés n’a aucune importance. Pourquoi avoir justement choisi ce matériau ? Votre impression est tout à fait juste. Le handicap des héros n’est qu’un moyen supplémentaire de renforcer leur isolement du monde. Leur adolescence est relative. Et la Maison s’est inventée toute seule.


EXTRAITS F U M EU R J’avais encore en ma possession le dépliant sur lequel on pouvait lire : Les

élèves l’appellent tout simplement « la Maison ». Ce mot révèle tout ce que notre école représente pour eux : une famille, le confort, la compréhension mutuelle, l’attention bienveillante. J’avais bien l’intention de le faire encadrer et de le

fixer dans ma future chambre, une fois que j’aurais quitté cet endroit. Peut-être même que j’y rajouterais des fioritures dorées. Il était incroyable, ce truc. Pas un mot qui ne soit ni vrai ni faux. J’ignore qui en était l’auteur mais, dans son genre, c’était un génie. On appelait effectivement cet endroit « la Maison », avec tous les sous-entendus que cela pouvait comporter. Il n’y avait guère que les Faisans pour y être à l’aise et peut-être même s’y sentir en famille, au milieu de leurs semblables. Une chose était sûre, s’il y avait des Faisans à l’extérieur, ils ne chercheraient qu’une chose : se réfugier ici. À la réflexion, il n’y avait sûrement pas de Faisans dehors… Non, c’était la Maison qui les avait créés. Autrement dit, avant d’échouer ici, c’étaient des enfants ordinaires. Et cette pensée n’avait absolument rien de réjouissant. Mais trêve de digressions. À la page 3 du dépliant étaient mises en avant l’« histoire plus que centenaire » et les « traditions soigneusement préservées » du lieu. Tout ceci était vrai. Il suffisait de jeter un œil à la Maison pour comprendre ce dont il était question quand on évoquait son « histoire centenaire » : elle tombait déjà en ruine au siècle précédent. Les cheminées murées et le réseau complexe des conduits de fumée étaient là pour en témoigner. Quand le vent soufflait, les murs mugissaient aussi bruyamment que ceux d’un château du Moyen Âge ; un vrai bond dans le temps. Quant aux traditions, elles étaient effectivement « soigneusement préservées » : l’apathie générale qui régnait ici n’avait pu être instaurée que par plusieurs générations de souffreteux, chaque promotion apportant son lot de léthargie désespérée. 14


« Une vaste bibliothèque ». Certes, il y en avait une. De même qu’il y avait une salle de billard, une piscine, un cinéma… Tout était bien là. Sauf qu’en pratique, en ce qui concernait ces équipements, il y avait toujours un mais… Il y avait bien un billard, mais c’était le territoire des Bandar-Log ; les Faisans n’y avaient donc pas accès. La bibliothèque existait bel et bien, mais les filles y travaillaient ; impossible de s’y rendre la semaine, et le week-end, des tournois de cartes y étaient organisés – ce qui était encore pire. Par contre, on pouvait aller à la piscine, mais pas s’y baigner car elle était en travaux depuis déjà plusieurs années. « Et c’est pas près d’être terminé, parce qu’il y a le toit qui fuit », m’avaient aimablement informé les trois petits cochons. Car au début, ces derniers s’étaient montrés très avenants, ils répondaient à mes questions, me faisaient tout visiter et m’expliquaient les règles à suivre, convaincus qu’ils étaient de mener une vie digne d’être vécue dans un endroit aussi étonnant qu’exceptionnel. Leur enthousiasme me déprimait, mais je n’aurais sans doute pas dû chercher à le refréner. Nous aurions peut-être pu devenir amis. Au lieu de quoi, leurs trois signatures quasiment identiques figuraient désormais, elles aussi, au bas de la lettre demandant mon transfert. Avant de me prendre en grippe, ils m’avaient tout de même appris pas mal de choses ; tout ce que je savais de la Maison, ou presque, je le tenais d’eux. Heureusement que je les avais croisés, car la vie de Faisan n’était guère propice à vous instruire. Elle n’était d’ailleurs pas propice à grand-chose : l’emploi du temps du premier groupe était réglé comme une horloge suisse. [deuxième extrait]

LA M A IS O N Intermède La Maison appartenait aux grands. C’était la leur. Les éducateurs y venaient pour maintenir un semblant d’ordre, les professeurs, pour que les grands ne s’ennuient pas, et le directeur, pour que les professeurs ne s’enfuient pas. Les grands pouvaient bien allumer des feux en plein milieu de leurs chambres et faire pousser des champignons hallucinogènes dans les salles de bain, personne n’était en mesure de le leur interdire. Ils utilisaient des expressions comme : « Rayon de mes roues… » ; 15


« Inclinaison stagnante dans les os… » ; « Se donner des airs de liturgie… » Ils étaient hirsutes, bariolés et jouaient de leurs coudes pointus en arborant un air glaçant. Les vitres tremblaient sous l’effet de leur énergie négative qu’accumulaient les chats blottis sous le rebord des fenêtres. Les grands se mariaient entre eux, s’adoptaient les uns les autres. Il n’y avait pas le moindre espoir de pénétrer ce monde, car ils l’avaient imaginé. C’était leur monde, leurs vies. Et leur guerre. Personne ne se rappelait au juste qui avait déclenché les hostilités, mais au final, il y avait eu le camp de Maure et celui de Crâne, les noirs contre les blancs, comme autant de pièces d’un jeu d’échecs. Quand une bataille était sur le point d’éclater, la Maison se figeait et semblait retenir son souffle. Les petits étaient enfermés à double tour dans leurs chambres, si bien que pour eux, les combats se nimbaient de mystère et devenaient un événement majeur qui exigeait d’eux qu’ils grandissent encore. Ils attendaient l’issue des affrontements en trifouillant désespérément les serrures et en tendant l’oreille. Cela se terminait toujours de la même façon, les grands oubliaient de rouvrir les portes des petits qui restaient alors prisonniers jusqu’au matin et au retour des éducateurs. Dès qu’on les libérait, ils filaient ventre à terre renifler le champ de bataille, en quête de traces déjà effacées. Plus tard, au hasard des conversations, ils glaneraient quelques détails. Dans la cour, leurs jeux reproduiraient alors les combats des grands et ils ne les laisseraient en paix tant qu’ils ne les auraient pas poussé à bout, à force de les singer. Aussi furtif qu’un éclaireur, Sauterelle s’approcha sur la pointe des pieds de la porte de la chambre de Maure. De l’intérieur, des voix résonnaient puis soudain se taisaient, comme obéissant à un ordre invisible, pour ne plus laisser entendre qu’un léger sifflement. Sauterelle jeta un coup d’œil par l’entrebaillement. À proximité, Maure, la peau violacée, était de dos. Comme hypnotisé, Sauterelle fixait sa nuque. Si l’on avait recouvert quelqu’un de suffisamment de tatouages pour qu’ils se confondent et empiètent les uns sur les autres, on aurait certainement obtenu la même couleur que celle de ce cou étrange. Les oreilles qui le surplombaient avaient l’air d’avoir été collées là au petit bonheur la chance. De sa voix sifflante, Maure éructa des mots piquants comme des épines, et sa tête tremblota tandis que ses oreilles, petites et roses, semblables à celles d’un rat, remuaient comme 16


mues par une volonté propre. Sauterelle l’observa, puis le dossier de son fauteuil roulant où pendaient un porte-parapluie et un crochet, ainsi que de nombreux autres accessoires non identifiables mais qu’on ne trouvait pas sur les autres fauteuils. Il écouta une voix sifflante mais ne parvint pas à distinguer quoi que ce soit. C’était un roulant à lunettes, déjà en pyjama et qui était en train de répondre à Maure, se couvrant respectueusement la bouche de la paume, il remarqua soudain la présence de Sauterelle. Ses yeux s’arrondirent et il lança un : « Dégage ! » La tête bouclée de Maure amorça une rotation. Sauterelle s’écarta prestement avant de filer dans le couloir, plus rapide que le vent. Il était le seul des petits marcheurs à se voir refuser l’entrée des trois chambres dirigées par Maure. Les autres pouvaient y pénétrer, pas lui. Dans ces pièces, on pouvait devenir serviteur, bouilleur d’eau, cireur de chaussures ou encore laveur de vaisselle. On pouvait aussi être coupeur de saucisson, pour garnir les sandwiches que le Violacé ingurgitait en quantité industrielle. Tel était le prix à payer pour avoir le droit de fréquenter les grands. Pour punir ceux qui ne s’acquittaient pas correctement de leurs tâches, Maure conservait un ceinturon à portée de main. Cette arme hantait les nuits des petits. Ce ceinturon, mais aussi Maure lui-même, ainsi que sa voix – la voix grinçante du Monstre Lilas. En revenant de ces chambres, les petits maudissaient le Violacé et exhibaient les marques rouges que ce satané truc avait laissées sur leurs paumes meurtries. Secrètement, Sauterelle les jalousait. Il enviait leurs blessures, leurs histoires et leurs lamentations – tout ce qui les unissait dans la haine de Maure. C’étaient leurs aventures, leurs émotions, et il en était tenu à l’écart. Il ralentit le pas. Ici commençait le territoire de Crâne. Trois chambres également, où il était cette fois sur un pied d’égalité avec les autres petits : ni lui ni eux n’avaient le droit d’y pénétrer. C’étaient des chambres devant lesquelles on passait sur la pointe des pieds. Bien qu’ils n’y fussent jamais entrés, les petits connaissaient les lieux par cœur. Ils savaient que dans la première il n’y avait pas de lit, seulement des matelas que l’on empilait au matin pour former deux énormes montagnes. Installés au sommet, des roulants s’affrontaient aux dames. Le plancher y était poisseux ; sur les assises des fenêtres s’alignaient des rangées de bouteilles vides ; on s’asseyait sur de fines nattes de paille rouge. Et surtout, c’était là qu’habitait Crâne. Un rapace à l’œil étroit, doté d’un surnom à vous glacer 17


le sang. Un guerrier, un chef, la légende vivante de la Maison. C’était l’idole de tous les petits, le héros de leurs jeux, un idéal inatteignable. À l’intérieur de la chambre suivante, il y avait une véritable hutte en bambous où l’on pouvait trouver le narghilé de Boiteux et où vivait Bébé, un perroquet – un vieux cacatoès qui pouvait jurer en trois langues. Les petits savaient à quelle heure il fallait passer devant la porte ouverte de cette chambre pour apercevoir Boiteux, le bossu, fumer en faisant des bulles dans la cruche transparente et pansue de sa pipe orientale. La porte suivante était recouverte de toutes sortes d’inscriptions. C’était celle de Chenu, avec son coffret rempli d’amulettes et son aquarium aux poissons triangulaires. Cette pièce était bien plus mystérieuse que les deux autres, car elle restait toujours fermée – Chenu n’aimait pas la lumière vive. Cependant, alors qu’il passait devant, Sauterelle fut capable de se représenter la pièce aussi bien que s’il l’avait habitée. En effet, depuis qu’il y avait effectivement pénétré et tout vu de ses propres yeux, ça ne lui posait plus aucun problème. Il appuya son menton sur l’amulette dissimulée sous son t-shirt et regretta de ne pouvoir raconter cette histoire à personne. Le don que lui avait fait Chenu le rapprochait des grands. Mais sa force, cette immense force, vraisemblablement équivalente à celle de Crâne, il devait la porter en secret, cachée aux yeux de tous. Tant et si bien que plus les jours passaient, plus la confiance qu’il plaçait en elle s’amenuisait. Il continuait à errer, transportant avec lui son secret, sa fierté et ses doutes, qu’il prenait garde de taire avec d’infinies précautions. Dans la Maison vivaient également deux bandes de petits marcheurs. Ils avaient leurs chambres, que Sauterelle prenait toujours soin d’éviter. Entre elles, celle des Chanteurs et celle du Dépotoir, c’était la « guerre froide », memê s’ils n’en venaient que rarement aux mains, les uns comme les autres veillaient scrupuleusement à ce que leurs ennemis n’empiètent pas sur leur partie de couloir. Ce genre de broutilles était complètement égal aux occupants de la chambre Maudite. Cette pièce, la seule de l’étage à donner sur la rue, était considérée comme la pire de toutes. C’est là qu’échouaient les rebuts de la Maison, ceux qui ne s’étaient intégrés nulle part. Pour le moment, ils étaient quatre. Sauterelle s’était d’ailleurs dit plusieurs fois que Sportif 18


manœuvrait pour le faire passer dans la catégorie des « maudits ». Aussi ne s’approchait-il jamais de leur chambre, s’il devenait l’un d’eux, la meilleure amulette au monde serait impuissante à faire de lui le nouveau Crâne. Pour Sauterelle, la Maison était comme une ruche géante. Dans chaque alvéole, il y avait une chambre ; dans chaque chambre, un monde. Il y avait bien d’autres alvéoles : les salles de classe et de jeux, la cantine et les vestiaires. Cependant la nuit, vides et sombres, elles ne comptaient pas. Parfois, il restait dans la cour jusque tard le soir pour compter les alvéoles qui s’éveillaient dans l’obscurité grandissante ; chaque fois, ce spectacle le laissait étrangement amer. Parce que sur cette façade où brillait une multitude de fenêtres ambrées, seules quatre existaient pour lui – les quatre petits mondes auxquels il avait accès. La chambre d’Élan, celle de Chenu et les deux du Dépotoir. Ce constat assombrissait toujours son humeur. Il avait bien compris que le Dépotoir n’était pas son foyer. Il n’avait pas envie d’y retourner une fois l’obscurité revenue, ni de s’y reposer après les cours, personne ne l’y attendait s’il tardait trop. Le Dépotoir était pourtant un foyer, car un grand nombre de ses camarades s’y sentaient chez eux. Ils isolaient leurs lits, les décoraient à grand renfort d’effets personnels, comme des chiens marquant leur territoire. Ils punaisaient des images au-dessus de leur chevet, construisaient des étagères avec de vieilles boîtes pour y ranger leurs affaires. Chacun concevait son lit comme une véritable forteresse, dont la décoration était le blason. Mais pas Sauterelle. Son lit à lui était nu et anonyme. Il ne s’y sentait jamais en sécurité, ni couché ni assis. Derrière chaque fenêtre, il y a une chambre habitée par quelqu’un. Pour chacun d’entre eux, cette pièce est un foyer ; pour tout le monde, sauf pour moi. Moi, je ne considère pas ma chambre comme un refuge : trop

d’étrangers y vivent. Des gens qui ne m’aiment pas, qui se fichent pas mal de savoir si je suis là ou pas. Mais la Maison est grande… N’y aurait-il pas un endroit à l’abri des bagarres ? Un endroit pour deux…

Soudain, sa tristesse s’envola ; il venait d’avoir une illumination, de trouver une issue. Au fond, tout ce dont il avait besoin, c’était d’une chambre à lui, où il n’y aurait ni Sportif, ni Casse-Pieds, ni Pleurnichard, ni les Siamois, ni les autres ! Bien entendu, il y aurait d’autres personnes en plus de l’Aveugle et de lui, car non seulement toutes les pièces à vivre 19


étaient attribuées depuis longtemps, mais, les grands s’étaient déjà emparés du moindre recoin un tant soit peu tranquile. Peu importait, il lui fallait un dortoir, même si ce genre d’endroit logeait au moins dix personnes. S’ils étaient plus de deux, ne serait-ce que quatre, ils pourraient occuper la deuxième chambre de la Meute, celle où Lapin, Crochet et Bulle avaient leur lit… Ils ne faisaient qu’y dormir après tout, le Q.G. de la Meute restait le Dépotoir. Du coup, ils pourraient permuter avec eux, et ils seraient enfin libérés ! Comme ce serait chouette ! Sauterelle soupira. C’était un rêve irréalisable. Même s’ils arrivaient, l’Aveugle et lui, à occuper cette chambre à moitié vide, elle resterait quand même une extension du Dépotoir. Du coup, si quelqu’un voulait les rejoindre (Bossu, par exemple), Sportif ne le permettrait pas. Un endroit où dorment trois membres de la Meute appartient au Dépotoir, tout comme ces dormeurs appartiennent à la Meute. Il y avait fort à parier que Sportif ne les autoriserait même pas, l’Aveugle et lui, à déménager. Alors que faire ? [troisième extrait]

J O U RN AL D E TA BA Q U I Si les histoires m’ennuient, les instants m’éblouissent. Je préfère sans hésiter la nuit au matin, la lune au soleil, et mille fois mieux ce qui se passe ici et maintenant que ce qui aura lieu, ou a déjà eu lieu, ailleurs. J’aime aussi les oiseaux, les champignons, le blues, les plumes de paon, les chats noirs, les gens aux yeux bleus, l’héraldique, l’astrologie, les polars sanglants et les épopées antiques où des têtes coupées tombent en riant dans le fracas des armes. J’aime manger et beaucoup boire, me prélasser dans un bain brûlant pour me rouler ensuite dans la neige. J’aime porter tous les habits que je possède en même temps et avoir sous la main tout ce dont je pourrais avoir besoin. La vitesse m’enivre et sentir mon ventre se tordre quand j’ai pris tellement d’élan que je ne peux plus m’arrêter est une sensation incomparable. J’aime faire peur et être effrayé, amuser et déconcerter. J’aime me cacher derrière les phrases sibyllines que je trace un peu partout, et dessiner de façon si abstraite qu’on ne puisse deviner mon sujet. J’aime gribouiller sur les murs, perché en haut d’un escabeau 20


ou par terre, avec une bombe ou à l’acrylique. J’aime utiliser une brosse de peintre, une éponge ou bien mon doigt. J’aime d’abord tracer le contour, puis remplir entièrement mon œuvre, sans laisser le moindre blanc. J’aime que les lettres soient aussi grandes que moi, mais j’aime aussi les tout petits caractères. J’aime orienter les lecteurs vers d’autres endroits – là où j’ai également écrit quelque chose –, avec des flèches ici où là, j’aime brouiller les cartes et multiplier les fausses pistes. J’aime prédire l’avenir dans les runes, les os, les fèves, les lentilles et d’après le Yi Jing. Dans les films et les livres, j’aime les pays chauds, alors que dans la vie, j’aime la pluie et le vent. D’ailleurs, j’aime la pluie plus que tout. Celle du printemps, de l’été, de l’automne. N’importe laquelle et en toutes circonstances. J’aime relire cent fois ce que j’ai déjà lu. J’aime la sonorité de l’harmonica quand c’est moi qui en joue. J’aime avoir plein de poches, j’aime que mes vêtements soient chargés au point de devenir une seconde peau impossible à ôter. J’aime les talismans protecteurs qui chacun s’appliquent à un cas particulier, plutôt que les grigris qui servent à tout. J’aime faire sécher des orties et de l’ail, pour ensuite en cacher un peu partout. J’aime enduire mes mains de colle, attendre qu’elle sèche pour ensuite arracher cette nouvelle peau devant tout le monde. J’aime les lunettes de soleil, les masques, les parapluies, les meubles anciens gravés d’arabesques, les bassines en cuivre, les nappes à carreaux, les coquilles de noix, les noix elles-mêmes, les chaises cannées, les vieilles cartes postales, les gramophones, les colliers de perles, les museaux de tricératops, les pissenlits jaunes au cœur orangé, les bonhommes de neige en train de fondre qui ont déjà laissé tomber leur nez de carotte, les portes dérobées, les schémas d’évacuation d’un bâtiment en cas d’alarme incendie ; j’aime retrouver une chose perdue depuis si longtemps que j’ai oublié à quoi elle me servait, j’aime faire la queue, nerveux, pour la visite médicale, j’aime parfois me mettre à hurler si fort que tout le monde est mal à l’aise, j’aime, pendant mon sommeil, rejeter un bras ou une jambe sur la personne allongée à côté de moi, j’aime gratter mes piqures de moustique et prévoir la météo, coincer de petits objets derrière mes oreilles, recevoir des lettres, faire des réussites, fumer les cigarettes des autres, farfouiller dans de vieux papiers et d’anciennes photos, j’aime être aimé passionnément et représenter l’ultime espoir de mon entourage, j’aime mes mains – elles sont belles –, j’aime aller quelque part dans 21


l’obscurité avec une torche, j’aime transformer une chose en une autre, coller et assembler un morceau à un autre, puis m’étonner que le résultat fonctionne. J’aime cuisiner des plats comestibles et d’autres qui le sont moins, mélanger différents breuvages, goûts et odeurs, j’aime guérir mes amis du hoquet en les effrayant. J’aime énormément de choses, je pourrais les énumérer à l’infini. Mais je n’aime pas les horloges. Je hais les horloges. Je les hais. Et ce, pour des raisons qu’il serait épuisant de recenser. Voilà pourquoi je vais m’en dispenser. [quatrième extrait]

DANS LA FORÊT L’Aveugle avançait, enfoncé jusqu’à la ceinture dans l’herbe rêche. Ses chaussures faisaient un bruit de ventouse, quelque part en chemin, elles avaient dû prendre l’eau. Sa peau collait au plastique humide de ses semelles et il se demanda s’il ne valait pas mieux continuer pieds nus. Mais il se ravisa. L’herbe était coupante, pleine d’épines et peuplée d’ignobles limaces qui se fixaient entre les orteils pour s’y installer en bavant. Ces bêtes répugnantes évoluaient entre des sortes de pelotes de cheveux emmêlés et quelque chose qui ressemblait à de la ouate humide. Toute cette faune et cette flore rampait entre les feuilles de datura, le mangeait, s’enivrait de son odeur, naissait et mourait, avant de se métamorphoser en boue sale. Et tout cela, à bien y penser, c’était de l’herbe et rien de plus. L’Aveugle ôta délicatement la coquille d’un escargot perché sur une haute tige qui lui avait fouetté la main. Les escargots se collaient à l’extrémité des brins d’herbe et s’entrechoquaient comme des noix creuses. Il glissa la coquille dans sa poche, sachant pourtant que celle-ci serait vide quand il rentrerait, comme à chaque fois. Pourtant comme à chaque fois, il ne pouvait s’empêcher d’essayer de ramener quelque chose. Il releva la tête et la lune éclaira son visage d’une lueur blafarde. La Forêt n’était pas loin. L’Aveugle accéléra, même s’il savait pertinemment qu’il valait mieux ne pas se presser car la Forêt n’aimait pas les impatients, et elle pouvait très bien reculer. Plus d’une fois, il lui était arrivé de la chercher 22


sans pour autant la trouver, de la sentir toute proche sans pourtant pouvoir y pénétrer. La Forêt était capricieuse, craintive ; elle était aussi capable d’étirer et de multiplier les chemins qui menaient jusqu’à elle. On pouvait la rejoindre à travers le marais, ou par le champ de datura. Un jour, il l’avait retrouvée à partir d’un terrain vague dont le sol était jonché d’ordures, recouvert de montagnes de pneus, de monceaux de fer et de vaisselle brisée. La terre disparaissait sous les mégots et les tessons de bouteille – un objet en fer lui avait d’ailleurs entaillé la paume et ce jour-là, il avait aussi perdu son bracelet fétiche. C’était la Forêt qui, cette fois-là, l’avait attrapé. Ses branches, véritables pattes velues, l’avaient agrippé pour l’attirer vers ses profondeurs, dans le fourré étouffant de ses entrailles humides. La Forêt était magnifique. Mystérieuse et hirsute, elle abritait de profondes tanières et leurs étranges habitants, elle ignorait le soleil et était imperméable au vent. On y trouvait des cynocéphales et des oiseaux siffleurs, de gigantesques champignons aux chapeaux noirs et des fleurs vampires. Quelque part – où exactement, l’Aveugle était incapable de s’en souvenir avec précision – il y avait un lac. Une rivière s’y jetait, peut-être même plusieurs. L’un des multiples sentiers qui conduisaient à la Forêt démarrait dans le couloir, depuis les portes des chambres derrière lesquelles on soupirait, ronflait et chuchotait, là où le parquet abîmé gémissait, là où les rats irrités d’être ainsi dérangés s’enfuyaient à vos pieds en couinant. À présent, l’Aveugle était prêt à y entrer. Il avait quitté le champ de datura et ralenti l’allure pour humer l’odeur de feuilles mouillées, quand il entendit des pas. La Forêt se retira aussitôt, emportant ses odeurs avec elle. Loin devant, quelqu’un faisait crisser l’herbe. Les pas se rapprochèrent, claudicants. Il sentait l’acétone et le chewing-gum à la menthe. L’Aveugle sourit et alla à sa rencontre. Aussitôt, la Forêt surgit à nouveau. Elle lui tomba dessus, souffla son haleine dans ses oreilles, et il s’enfouit dans sa mousse et ses feuilles mortes, camouflé et bercé par les chants paisibles des oiseaux siffleurs. L’Aveugle était son préféré. La Forêt allait même jusqu’à lui sourire, il le savait. Il pouvait le percevoir. Des sourires brûlants, visqueux, remplis de crocs acérés, des sourires doux et duveteux. Lui qui ne pouvait ni les toucher ni les entendre, leur évanescence le tourmentait. Impossible d’attraper un 23


sourire, de le presser contre ses paumes, de l’étudier, millimètre par millimètre, de l’imprimer dans sa mémoire… Ils sont éphémères, on ne peut que les deviner. Un jour, alors qu’il était encore petit, Élan lui avait demandé de sourire. Il n’avait pas compris, à ce moment-là, ce qu’on attendait de lui. « Un sourire, mon petit, avait expliqué Élan, c’est ce qu’il y a de meilleur chez l’homme. Tu n’es pas vraiment un homme tant que tu ne sais pas sourire. — Montre-moi », lui avait demandé l’Aveugle. Élan s’était penché, offrant son visage à ses doigts. Au contact de ses lèvres humides, l’Aveugle avait retiré la main. « Ça fait peur, avait-il déclaré. Je suis obligé de le faire ? » Pour toute réponse, Élan avait soupiré. Beaucoup de temps avait passé depuis, et l’Aveugle avait appris à sourire ; mais il savait qu’à la différence des autres, ce n’était chez lui qu’un rictus qui n’embellissait pas son visage. Il avait eu beau étudier les lèvres distendues des images en relief dans ses livres d’enfants, ou encore les visages de certains de ses jouets, il n’arrivait pas à déterminer comment ce phénomène pouvait se détecter dans une voix. Ce ne fut qu’en prêtant une grande attention aux conversations auxquelles il prenait part qu’il comprit enfin. Un sourire, c’était une lumière. Pas chez tout le monde, mais chez la plupart des gens. À présent, il savait ce que ressentait Alice quand le sourire du chat de Cheshire planait au-dessus d’elle, sournois et dentu. Ainsi souriait la Forêt, avec dédain, d’une façon ineffable et moqueuse. L’Aveugle se redressa et se mit à marcher en trébuchant sur des racines. Son pied glissa dans un terrier. Aussitôt, un siffleur, effrayé, se tut. L’Aveugle se pencha, fouilla dans l’herbe et le découvrit : un tout petit, tendrement velouté, qui sentait le chiot. Il le prit et l’approcha de son visage. Le siffleur respirait calmement, son petit cœur palpitait sous ses doigts. Dix pas plus loin, un sifflement angoissé s’éleva dans les airs. Le petit répondit par un couinement. L’Aveugle rit et le reposa sur le sol. Bruissements dans l’herbe. Piaulant, le siffleur courut vers sa mère et leur chant à l’unisson se perdit bientôt dans le lointain. L’Aveugle renifla sa paume pour se rappeler le parfum du petit – un siffleur adulte n’avait pas la même odeur –, et continua son chemin.


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